L`influence des mythes platoniciens dans l`œuvre de JRR Tolkien.

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L`influence des mythes platoniciens dans l`œuvre de JRR Tolkien.
Bertrand MONNIER
L’influence des mythes platoniciens dans l’œuvre de
JRR Tolkien.
INTRODUCTION
Tolkien est un écrivain anglais du vingtième siècle qui a entrepris un travail de sous-création,
c'est-à-dire la création d’un monde imaginaire doté d’une histoire et d’une géographie propre. Pour
avoir une idée de ce travail, à l’échelle de toute une vie, on peut dire que l’histoire de ce monde,
appelé la Terre du Milieu, dure trente-sept mille ans, depuis le récit de la création jusqu’à la fin du
troisième âge de la Terre du Milieu. La fin de ce troisième âge est le sommet de son œuvre raconté
dans le roman Le Seigneur des Anneaux.
Il est intéressant de noter que ce professeur de philologie à l’université d’Oxford fut avant tout
un passionné des langues anciennes. De fait, c’est dans le but de faire évoluer des systèmes
langagiers de sa propre création (qu’il avait d’ailleurs commencé à créer dès l’âge de treize ans) qu’il
a conçu la Terre du Milieu et son histoire. Mais ce n’est pas là le seul but de Tolkien. En bon chrétien
catholique anglais, il se désolait que son pays n’ait pas de mythologie digne de ce nom. En créant
l’histoire de la Terre du Milieu, dans son principal roman Le Silmarillon, complété par Les Contes et
Légendes Inachevés et Le Livre des Contes Perdus, il ne cachait pas sa volonté de donner à
l’Angleterre une mythologie digne des grandes sagas nordiques dont il s’est beaucoup inspiré.
Le mythe est en effet capital chez Tolkien. Pour lui, il a beaucoup d’utilités : l’évasion, la
consolation, mais aussi une capacité médiatrice pour appréhender le réel qui nous entoure. Il s’est
donc principalement inspiré des grandes sagas nordiques pour créer sa mythologie, mais aussi des
mythes bibliques et platoniciens. En bon élève de Platon, Tolkien ne pouvait faire autrement que de
reprendre quelques uns des grands mythes platoniciens pour en faire un ingrédient à cette grande
cuisine mythique personnelle. Nous verrons ici comment il fait de l’hypertexte à partir des hypotextes
platoniciens à partir de quatre grands exemples : le récit de la création, la destruction de Nùmenor,
l’anneau de pouvoir et le retour à Valinor.
I. LE RECIT DE LA CREATION
1
L’œuvre de Tolkien commence chronologiquement par un magnifique texte qui raconte
comment Illùvatar, l’unique, créa la Terre du Milieu. Ici, plusieurs éléments sont à prendre en compte
avant d’étudier ce texte.
Tout d’abord, Tolkien était un perfectionniste. Il passait son temps à réécrire ses textes, afin
qu’ils soient parfaits. C’est pourquoi la plupart de son œuvre est fragmentée, et comporte plusieurs
versions. Le texte de l’Aïnulidalë, par exemple, se trouve actuellement selon deux versions : celle du
Silmarillon et celle du Livre des Contes Perdus.
Ensuite, la traduction implique la distillation de l’herméneutique du traducteur. Pour le
Silmarillon, c’est Francis Ledoux qui s’en est chargé, de manière simple et professionnelle, mais sans
aucun goût pour le texte. C’est pourquoi le style en est quelque peu appauvri. En revanche, le Livre
des Contes Perdus est l’un des rares ouvrages traduits par le petit fils de Tolkien en personne. Il va
donc sans dire que l’esprit et le style purement tolkieniens se retrouvent plus naturellement dans cet
ouvrage. Ceci dit, le Silmarillon, sorte de compilation recueillie par son fils Christopher, reste l’ouvrage
de référence principal, puisque les textes les plus récents et les plus remaniés y sont repris. Le Livre
des Contes Perdus est comme une grande annexe, plus précise mais plus ancienne. C’est dans le
Silmarillon que l’inspiration platonicienne se remarque le plus.
L’Aïnulindalë est un texte qui raconte comment Illùvatar, l’unique, l’incréé, façonna la Terre du
Milieu. Pour cela, il commença à créer les Ainur, dont chacun est unique et possède des dons
propres, et il leur enseigna la musique. Ainsi, chaque Ainur, selon sa capacité, joue d’un instrument
pour la grande harmonie de la musique de la création (Aïnulindalë signifie simplement « musique des
1
Cf annexe : Le récit de la Création, selon les deux versions, texte intégral.
1
Ainur » dans l’une des hautes langues tolkieniennes). C’est cette musique qui comble le vide et fait
2
que ce n’est plus le vide . Cette musique est la musique de la création, et le fait que Melko joue son
propre thème, créant ainsi une dissonance, aboutit à la présence du mal dans la création. Trois
thèmes furent joués, qui marquent les trois principales époques de l’histoire de la Terre du Milieu. La
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musique de la création englobe toute l’histoire . Mais tout reste pourtant à faire. Avec la musique, on a
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l’idée, il reste maintenant à tout construire .
C’est dans ces quelques pages du Silmarillon que l’on peut voir l’inspiration de Platon. Dans
l’harmonie musicale, on trouve une excellente analogie du monde des idées. Illùvatar prend alors la
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figure du souverain Bien qui domine tout être dans l’ontologie platonicienne. En effet, l’ontologie
platonicienne reprend la création selon trois étapes : le Bien, qui est aussi l’Un, puis le monde des
idées, puis le monde réel et tangible. L’analogie correspond dans le Silmarillon, puisque Illùvatar est
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nommé l’unique car il demeurait seul et incréé avant la création . Ensuite, la musique, de par sa
dimension intangible et éthérée correspond bien au monde des idées. Platon était surtout marqué par
la dimension de beauté et d’harmonie qui était pour lui un véritable idéal. Enfin, la Terre du Milieu qui
reprend notre monde. Mais ce dernier point se vérifie dans l’analogie à tous les points de vue
(théologique, mythologique, médiatique…), et pas seulement philosophique.
C’est donc un grand principe de la philosophie platonicienne qui est retrouvé ici, de manière
analogique, dans un mythe : le monde des idées, beau et harmonieux, est le monde de la musique
d’où procède toute création.
II. LA CHUTE D’UN CONTINENT
Nùmenor est un continent en forme d’étoile à cinq branches pointée vers le nord. Notons que
l’on retrouve ici un symbole particulièrement cher à la mythologie juive : le pentacle pointé vers le haut
est le symbole du royaume de David. Sur la Terre du Milieu, Nùmenor est le royaume des hommes
dans toute sa splendeur.
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Le texte de l’Akallabêth raconte l’histoire de ce continent magnifique, offert aux hommes de
l’ouest (les Dùnedain dans l’une des langues de Tolkien) par les Ainur pour les remercier de l’aide
apportée dans le combat contre les forces obscures, dirigées par Melkor, lui-même assisté par
Sauron. Melkor enchaîné, il ne reste que Sauron qui répand le mal sur les Terres du Milieu. On
assiste donc à une cosmologie horizontale, basée sur l’axe est-ouest. A l’est, les Terres du Milieu,
dominées par Sauron. A l’ouest, le continent des Ainur, les Terres Immortelles, et entre ces deux
continents, celui de Nùmenor. Nùmenor est donc un continent humain, pris entre les deux grands
pôles du bien et du mal. Au départ, et pendant longtemps, le continent de l’Etoile grandit en sagesse
et en puissance. Le peuple était ami des Elfes, à l’instar de leurs Rois. Et s’ils ne pouvaient se rendre
sur le continent de Valinor, à cause de l’Interdit des Ainur, ils pouvaient en revanche se rendre sur les
Terres du Milieu pour combattre Sauron, ou à tout le moins aider les populations asservies par lui.
Mais la grande puissance de ce peuple fit germer l’orgueil, et les Rois commencèrent à se détourner
de l’amitié des Immortels, se croyant plus puissants, et surtout, ayant peur de la mort. Cette puissante
combinaison de peur et d’orgueil grandit, et les ruses de Sauron prirent le plus grand Roi, ArPharazôn le Vermeil (appelé dans d’autres textes Ar-Pharazôn le Maudit) dans ses filets. D’abord
Sauron provoque le Roi, puis il le reconnaît comme le plus fort et s’humilie comme un vassal afin de
pouvoir rester auprès de lui et le conseiller. La peur et l’orgueil ont déjà bien labouré le terrain, il lui est
facile de détourner le Roi et la grande partie de son peuple vers l’adoration du mal et de celui que ce
peuple a combattu jadis. La peur de la mort et l’orgueil firent que le Roi et son peuple décidèrent
d’attaquer les Terres Immortelles, tant pour satisfaire leur soif de puissance toujours grandissante que
pour obtenir la vie éternelle. Mais Sauron est un menteur, et l’attaque impie s’est soldé en un désastre
cosmique qui bouleverse l’ordre du monde. Le continent de Nùmenor est englouti, et les Terres du
Milieu se referment sur elles-mêmes, pour former une sphère, tandis que le continent éternel reste
2
Annexe : Silmarillon p.1
Annexe : Silmarillon p. 2 et 3
4
Annexe : Silmarillon p. 4
5
Cf Platon, La République, 509b
6
Annexe : Livre des Contes Perdus p. 6
7
Annexe : Akallabêth, texte intégral
3
2
dans les cieux : la cosmologie passe alors à un axe vertical haut-bas avec Valinor en haut, les Terres
du Milieu au mileu (d’où leur nom qui est resté) et sous la terre, les forces maléfiques englouties.
Ce texte de l’Akallabêth, ou la chute de Nùmenor, n’est pas sans nous rappeler le célèbre
mythe platonicien de l’Atlantide. Selon le Timée et le Critias, l’Atlantide serait un continent perdu qui
se situerait dans la mer Méditerranée, dont le peuple (les Atlantes) seraient parvenus à un degré de
civilisation dépassant tout ce qui existait déjà. On retrouve l’idée de grandes richesses et de
constructions :
Avec toutes ces richesses qu’ils tiraient de la terre, les habitants construisirent les temples, les
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palais des rois, les ports, les chantiers maritimes, et ils embellirent tout le reste du pays.
Plusieurs éléments se retrouvent dans l’Akallabêth : l’élément marin : les Nùmenoréens sont
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d’excellents marins et de fiers armateurs. Un autre élément est celui de la construction. Les
constructions prennent des formes géométriques avec des chiffres ronds, afin de donner une idée de
beauté et d’harmonie. Le continent de l’Atlantide est rond, avec un anneau intérieur où habitent
Poséidon et Clito, celui de Nùmenor est en forme d’étoile avec une grande montagne au centre où
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l’on construit un temple sacré pour adorer Eru (le Meneltarma ). Le dernier élément est celui des
richesses énormes qui garantissent splendeur et perennité. Mais ce dernier élément est, pour les
Atlantes comme pour les Nùmenoréens, la cause de leur déclin à cause de l’orgueil. De fait, l’orgueil
est à l’origine d’une soif de pouvoir toujours plus grande et d’un désir de conquête qui relève de
l’hybris, ce concept grec de la démesure. Cette démesure pousse ainsi les hommes à l’acte impie de
vouloir combattre les dieux. Ces derniers, tant pour se défendre que pour apprendre aux humains le
sens des réalités divines, décident d’engloutir le continent et de châtier ces humains impies.
Alors le dieu des dieux, Zeus, qui règne suivant les lois et qui peut discerner ces sortes de
choses, s'apercevant du malheureux état d'une race qui avait été vertueuse, résolut de les
châtier pour les rendre plus modérés et plus sages. A cet effet, il réunit tous les dieux dans
leur demeure, la plus précieuse, celle qui, située au centre de tout l'univers, voit tout ce qui
participe à la génération, et, les ayant rassemblés, il leur dit : ...
11
(le manuscrit de Platon s’arrête ici)
La réaction des Ainur dans l’Akallabêth est similaire : ils lâchent les rênes d’Arda (la création) pour
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laisser Illùvatar, le Dieu suprême, porter un coup qui sera un véritable renversement cosmique. La
description qu’en fait Platon est tout aussi spectaculaire :
Un terrible tremblement de terre joint à un déluge procuré par une pluie continuelle d'un jour et
13
d'une nuit entrouvrit la terre (...) et l'Atlantide disparût sous la mer.
L’intertextualité entre l’Akallabêth et l’Atlantide est donc fort évidente. Tolkien ne l’a même pas
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caché, puisqu’à la fin de son texte, il appelle le continent de Nùmenor « Atalantë » dans la langue
des Eldar, une des plus hautes langues de sa sous-création.
Ce palimpseste, énorme pour qui connaît les deux textes, démontre bien que Tolkien implique une
philosophie platonicienne dans son œuvre de sous-création. Le fait est que pour les chrétiens,
l’humilité est une valeur capitale. On retrouve cela tout particulièrement dans le texte du Magnificat :
15
« …le Seigneur élève les humbles » . C’est un thème cher à Tolkien que le refus du pouvoir comme
signe de bonté d’un personnage, et la soif de pouvoir comme source de chute même des meilleurs et
des plus sages. C’est cela que veut illustrer Platon dans ses mythes, et c’est cela que reprend Tolkien
dans le corpus de ses idées. Dans le Seigneur des Anneaux, ce sont d’ailleurs les hobbits, petites
créatures que l’on peut assimiler à des enfants par analogie, qui sont les véritables héros qui sauvent
le monde.
III. L’ANNEAU MALEFIQUE
8
Cf Platon : Critias
Annexe : Akallabêth, p.3.
10
Annexe : Akallabêth, p.2.
11
Cf Platon : Critias
12
Annexe : Akallabêth, p.12.
13
Cf Platon : Timée
14
Annexe : Akallabêth, p.14.
15
Cf Evangile selon saint Luc 1, 52.
9
3
- Hier soir, vous avez commencé à me dire d’étranges choses sur mon anneau, Gandalf, dit
Frodon. Et puis vous vous êtes arrêté parce que, m’avez-vous dit, mieux valait laisser ces
choses là pour le plein jour. Ne croyez-vous pas le moment venu d’achever ? Vous dites que
l’anneau est dangereux, beaucoup plus dangereux que je puis le croire. En quoi ?
- De bien des façons, répondit le magicien. Il a une puissance bien plus grande que je n’aurais
osé le rêver au début, une puissance telle qu’en fin de compte, il asservirait totalement tout
mortel qui e serait possesseur. C’est lui qui le possèderait.
« En Eregion, il y a bien longtemps, étaient fabriqués de nombreux anneaux elfiques, des
anneaux magiques comme vous les appelez, et ils étaient, bien sûr, de diverses sortes : plus
ou moins puissants. Les moindres n’étaient que des essais dans cet art avant qu’il eut atteint
sa maturité, et pour les Elfes orfèvres ce n’étaient que des babioles, néanmoins, à mon idée,
dangereuses pour les mortels. Mais les Grands Anneaux, les Anneaux de puissance, eux,
étaient périlleux.
« Un mortel qui conserve un des Grands Anneaux ne meurt point, mais il ne croît pas, ni
n’obtient un supplément de vie, il continue simplement jusqu’à ce qu’enfin chaque minute lui
devienne lassitude. Et s’il se sert souvent de l’anneau pour se rendre invisible, il s’évanouit, il
finit par devenir invisible en permanence, il se promène dans le crépuscule sous l’œil du
pouvoir ténébreux qui régit les Anneaux. Oui, tôt ou tard – tard s’il est fort ou si ses intentions
sont pures au début, mais jamais la force ou les bonnes intentions ne dureront – tôt ou tard le
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pouvoir ténébreux le dévorera.
Ce passage au début du Seigneur des Anneaux montre bien toute l’intrigue de l’œuvre. Il
s’agit de Sauron, que l’on retrouve après l’Akallabêth, qui a un Grand Anneau par lequel il peut
asservir le monde. Mais Sauron a été vaincu par Elendil et son fils Isildur. Ce dernier, fasciné par le
pouvoir de l’Anneau, n’a pu se résoudre à le détruire, et l’esprit de Sauron reste dans cet Anneau,
avec toute la puissance de sa haine et de sa volonté de destruction. C’est à Frodon, aidé du mage
Gandalf et d’une petite communauté très disparate (un elfe, un nain, un humain, un roi, trois hobbits
de ses amis et le mage Gandalf), qu’incombe la rude tâche de détruire cet anneau de pouvoir.
Pourtant, cet anneau de pouvoir semble très pratique au début : il permet de se rendre
invisible. Mais cette invisibilité confère un pouvoir d’immunité sous lequel il est impossible de ne pas
succomber à la tentation d’utiliser. D’ailleurs, il est bien précisé que si l’utilisateur de l’anneau est
invisible, c’est parce qu’il passe dans le monde des ombres, dans le monde des ténèbres, régi par les
forces maléfiques représentées en la personne de Sauron. Le mécanisme est donc simple : par la
séduction de l’invisibilité, le possesseur de l’anneau peut faire tout ce qu’il veut en tout impunité,
même les actions mauvaises. C’est ainsi que l’on succombe à la soif de pouvoir, et que l’on devient
l’ombre se soi même. C’est ce qui est arrivé à Gollum : il ressemblait à un hobbit, il a possédé
l’anneau pendant près de six cents ans, et il est devenu une misérable créature famélique et
arachnéenne, fuyant la lumière et la chaleur, obsédé par l’anneau au point qu’il n’a même plus
souvenir de son nom (Sméagol) mais est appelé par un borborygme qui sort de sa gorge : le Gollum.
La même chose est arrivée à neuf seigneurs chez les humains : Sauron leur a promis le pouvoir en
leur donnant un anneau à chacun. Aussi, chacun est devenu l’ombre de lui-même, à savoir un
spectre, ni vivant, ni mort, inspirant terreur et tristesse sur son passage, esclaves de la volonté de
Sauron et eux aussi obsédés par la puissance de l’Anneau Unique.
Ici, l’intertextualité platonicienne se fait avec le mythe de Gygès. Platon raconte l’histoire de
Gygès, le berger devenu roi, pour illustrer le fait que le pouvoir est source de corruption, même si l’on
est juste : très vite, on recherche la justice personnelle qui devient le bien personnel, au détriment des
autres.
Cet homme était berger au service du roi qui gouvernait alors la Lydie. Un jour, au cours d'un
violent orage accompagné d'un séisme, le sol se fendit et il se forma une ouverture béante
près de l'endroit où il faisait paître son troupeau. Plein d'étonnement, il y descendit, et, entre
autres merveilles que la fable énumère, il vit un cheval d'airain creux, percé de petites portes ;
s'étant penché vers l'intérieur, il y aperçut un cadavre de taille plus grande, semblait-il, que
celle d'un homme, et qui avait à la main un anneau d'or, dont il s'empara ; puis il partit sans
prendre autre chose. Or, à l'assemblée habituelle des bergers qui se tenait chaque mois pour
informer le roi de l'état de ses troupeaux, il se rendit portant au doigt cet anneau. Ayant pris
place au milieu des autres, il tourna par hasard le chaton de la bague vers l'intérieur de sa
16
Cf Le Seigneur des Anneaux, livre 1, chapitre 2
4
main ; aussitôt il devint invisible à ses voisins qui parlèrent de lui comme s'il était parti.
Etonné, il mania de nouveau la bague en tâtonnant, tourna le chaton en dehors et, ce faisant,
redevint visible. S'étant rendu compte de cela, il répéta l'expérience pour voir si l'anneau avait
bien ce pouvoir ; le même prodige se reproduisit : en tournant le chaton en dedans il devenait
invisible, en dehors visible. Dès qu'il fut sûr de son fait, il fit en sorte d'être au nombre des
messagers qui se rendaient auprès du roi. Arrivé au palais, il séduisit la reine, complota avec
elle la mort du roi, le tua, et obtint ainsi le pouvoir. Si donc il existait deux anneaux de cette
sorte, et que le juste reçût l'un, l'injuste l'autre, aucun, pense-t-on, ne serait de nature assez
adamantine pour persévérer dans la justice et pour avoir le courage de ne pas toucher au bien
d'autrui, alors qu'il pourrait prendre sans crainte ce qu'il voudrait sur l'agora, s'introduire dans
les maisons pour s'unir à qui lui plairait, tuer les uns, briser les fers des autres et faire tout à
son gré, devenu l'égal d'un dieu parmi les hommes. En agissant ainsi, rien ne le distinguerait
du méchant : ils tendraient tous les deux vers le même but. Et l'on citerait cela comme une
grande preuve que personne n'est juste volontairement, mais par contrainte, la justice n'étant
pas un bien individuel, puisque celui qui se croit capable de commettre l'injustice la commet.
Tout homme, en effet, pense que l'injustice est individuellement plus profitable que la justice,
et le pense avec raison d'après le partisan de cette doctrine. Car si quelqu'un recevait cette
licence dont j'ai parlé, et ne consentait jamais à commettre l'injustice, ni à toucher au bien
d'autrui, il paraîtrait le plus malheureux des hommes, et le plus insensé, à ceux qui auraient
connaissance de sa conduite ; se trouvant mutuellement en présence ils le loueraient, mais
pour se tromper les uns les autres, et à cause de leur crainte d'être eux-mêmes victimes de
17
l'injustice. Voilà ce que j'avais à dire sur ce point.
Cette idée de justice faussée par un pouvoir personnel trop grand est bien présente ici. Gygès, qui
était un homme simple, un berger, devient un dieu pour les hommes grâce à cette immunité de
l’invisibilité qui lui permet de faire ce qu’il veut. On retrouve donc l’argument du pouvoir corrupteur et le
fait qu’il est difficile, voire impossible, pour quelqu’un ayant beaucoup de pouvoirs, de ne pas céder à
la tentation.
Là encore, Tolkien reprend des thèmes platoniciens qu’il mêle avec la mythologie nordique
(l’anneau des Nibelungen), dans le but d’instaurer une réflexion chrétienne sur le bien et le mal.
IV. VERS L’INFINI ET AU DELA
L’œuvre de Tolkien comporte un discours eschatologique important, surtout dans les images
décrites du continent de Valinor, les Terres Immortelles. Il s’agit pour l’homme de sortir de sa condition
humaine terrestre pour aller vers une condition meilleure, dépourvue de mal, de souffrance, et surtout
de mort. Il y a mieux, beaucoup mieux à vivre ailleurs, et c’est ce désir qui est bien développé dans
18
l’Akallabêth, où les rois cherchent à aller à Valinor pour sortir de leur condition mortelle.
Les descriptions du continent divin sont nombreuses dans l’œuvre de Tolkien, et esquissent
un paysage d’accomplissement et de joie, car c’est là un autre aspect important du corpus tolkienien.
Ce dernier parle d’ailleurs dans ses essais d’eucatastrophe, c'est-à-dire de fin heureuse, où le « eu »
19
est le même que celui de eu-angelon qui a donné le mot « évangile » . La joie, le bonheur profond,
sont des signes même de l’accomplissement de l’homme au sein de la création. C’est pourquoi on ne
peut pas se contenter du monde dans lequel nous vivons, il s’agit de le construire. Mais là, il y a
justement le problème du mal : nous sommes sur la Terre, au Milieu du bien et du mal, et ce que nous
construisons prend le risque de l’échec, de la destruction, ne fut-ce que par l’usure du temps. C’est là
que les Terres Immortelles apparaissent, brillantes, hors de la logique temporelle, comme l’image
d’une fleur qui n’en finit pas de s’ouvrir. C’est un continent en pleine expansion, qui n’en finit pas de se
développer et où tout ce qui est construit le reste éternellement, sans risque de brisure, d’usure ou de
quoi que ce soit qui puisse porter la moindre altération au créé. Les châteaux sont plus beaux d’année
en année, et cela va jusqu’aux plages, constellées de pierres précieuses de toutes les couleurs,
façonnées par des orfèvres au sommet de leur art.
17
Cf Platon, La République, 359, 360
Annexe : Akallabêth, p.4.
19
Cf Tolkien, Faërie
18
5
Il y a autant de différences entre la Terre du Milieu et Valinor qu’entre la caverne de Platon et
le pays véritable. En effet, dans le mythe de la caverne de Platon, on voit très bien comment les
hommes sont prisonniers de leur propre condition, alors qu’il existe un monde meilleur, pour lequel ils
sont faits.
Figure toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute
sa largeur une entrée ouverte à la lumière; ces hommes sont là depuis leur enfance, les
jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne peuvent ni bouger ni voir ailleurs que devant
eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête; la lumière leur vient d'un feu allumé sur une
hauteur, au loin derrière eux; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine
que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de
marionnettes dressent devant eux et au dessus desquelles ils font voir leurs merveilles. Figure
toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui
dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et d'animaux, en pierre en bois et en toute
20
espèce de matière; naturellement parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.
Cette analogie platonicienne correspond tout à fait aux analogies que propose Tolkien. Le continent
de Valinor, où habitent les dieux, est l’image même du bonheur et de la construction éternels à quoi
l’homme aspire. On retrouve cette aspiration dans l’Alallabêth, avec les hommes qui regardent vers
21
l’ouest où toute chose dure.
De même que les humains, mortels, sont prisonniers de leur caverne, au point souvent de
l’accepter et de refuser toute libération, de même les Humains dans l’œuvre de Tolkien aspirent à une
condition meilleure, mais souvent se retrouvent prisonniers de leurs propres ombres. La thématique
de l’ombre et de la lumière est d’ailleurs très présente dans l’œuvre de Tolkien. Le bien est assimilé à
la lumière, à la blancheur, à l’éclat, tout comme dans le mythe platonicien il est assimilé au soleil, à la
couleur, à une intensité plus vive de tout ce qui est. Le mal est assimilé à l’ombre, à la noirceur, au
ternissement, tout comme dans le mythe platonicien il est assimilé aux ombres qui défilent sur le mur
dans la pénombre chtonienne.
On retrouve une fois de plus les idées de Platon au travers l’hypertexte de Tolkien : l’être
humain est fait pour une condition meilleure, pour évoluer. Sa condition actuelle, mortelle, ignorante,
n’est que passagère s’il se donne la peine de faire quelques efforts de travail sur lui-même pour en
sortir.
CONCLUSION
Tolkien, en bon professeur de philologie, connaissait bien Platon. Il devait même le connaître
en original dans le texte. C’est pourquoi dans son œuvre de sous-création, il a repris plusieurs grands
thèmes platoniciens, tout particulièrement les mythes, puisque c’est bel et bien une mythologie qu’il a
construite dans son histoire de la Terre du Milieu.
Les cas majeurs d’intertextualité sont au niveau de la création, avec le monde des idées et la
musique, de la chute du continent de Nùmenor, écho de l’Atlantide, du Seigneur des Anneaux, qui
rappelle celui de Gygès, et enfin de l’évolution de sa propre condition avec Valinor, qui prend des
teintes de jardin hors de la Caverne platonicienne. Il doit bien évidemment exister d’autres cas, moins
flagrants et plus isolés.
Mais il est intéressant de constater combien Tolkien était un grand maître dans la
connaissance des textes anciens, puisqu’il arrive à faire une création propre qui arrive à combiner à la
fois les mythes nordiques, la philosophie platonicienne, l’Ancien et le Nouveau Testament. Le plus
extraordinaire est que tout cela forme un ensemble cohérent, et donc la richesse des idées et de
l’enseignement dépasse largement la simple morale d’un conte. Certains disent aujourd’hui que John
Ronald Reuel Tolkien était l’un des plus grands esprits littéraire de son siècle. L’étude poussée de son
œuvre et des nombreuses couches intertextuelles de ses textes montre que cette opinion est fondée.
Car pour arriver à combiner dans un seul texte toute une culture philosophique, mythologique et
théologique, il faut bien le travail de toute une vie. C’est ce qui a été fait.
20
21
Cf Platon, La République, livre 7
Annexe, Akallabêth, p.3.
6
Note : sont joints en annexe différents textes (recopiés en intégral)
- Ainulindalë (les deux versions du Silmarillon et du Livre des Contes Perdus)
- Akalabêth (du Silmarillon)
Diffusé par http://www.tolkienfrance.net
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