Gérard de Nerval et Charles Nodier : le rêve et la folie

Transcription

Gérard de Nerval et Charles Nodier : le rêve et la folie
ABSTRACT
GÉRARD DE NERVAL ET CHARLES NODIER: LE RÊVE ET LA FOLIE
par Laetitia Gouhier
Charles Nodier et Gérard de Nerval entreprennent dans La Fée aux miettes et Aurélia une
exploration du moi et de la destinée de ce moi à la recherche d’une vérité transcendante qui
est la quête du bonheur à travers une femme aimée irrémédiablement perdue. Pour cela ils
développent un mode d’expression en marge des modes littéraires de l’époque en ayant
recours au mode fantastique. En effet, l’exploration du moi est liée à la perception
surnaturaliste intervenant dans les rêves des protagonistes de ces deux contes. Il s’agit dans
cette étude de voir comment l’irruption de l’irréel chez Nodier et Nerval creuse un espace
dans lequel instaurer le moi et pourquoi l’irréel et le fantastique provoquent l’interrogation
du « moi » en littérature jetant un doute sur sa santé mentale.
GÉRARD DE NERVAL ET CHARLES NODIER : LE RÊVE ET LA FOLIE
A thesis
Submitted to the
Faculty of Miami University
In partial fulfilment of
The requirements of the degree of
Masters of Arts
Department of French and Italian
By
Laetitia Gouhier
Miami University
Oxford, Ohio
2003
Advisor: Jonathan Strauss
Reader: Elisabeth Hodges
Reader: Anna Roberts
TABLE DES MATIÈRES
Introduction: Gérard de Nerval le poète fou et Charles Nodier le conteur
mélancolique................................................................................................................1
Petite histoire de la folie...........................................................................................2
Nerval ou la folie et la mort littéraire.......................................................................4
Le fantastique dans la littérature, vers une définition.................................................10
Aurélia, un récit fantastique ?................................................................................11
Fantastique, rêve, folie et subjectivité........................................................................14
Charles Nodier, le rêveur mélancolique.....................................................................18
Nodier et La Fée aux miettes.................................................................................19
Rêve, folie et société chez Nodier..........................................................................22
Nodier, le conteur désenchanté..............................................................................25
Gérard de Nerval et le récit fantastique......................................................................32
Aurélia ou le Rêve et la Vie...................................................................................33
Aurélia : Une Odyssée Spirituelle..........................................................................34
Nerval : le rêve ou la descente aux enfers..............................................................36
Je est un autre ?......................................................................................................47
Nerval, la folie et l’invention.................................................................................51
Conclusion.................................................................................................................53
Bibliographie :............................................................................................................55
ii
Introduction: Gérard de Nerval le poète fou et
Charles Nodier le conteur mélancolique.
En 1830, les jeunes romantiques et leurs aînés sont déçus par l’échec de la
Révolution de Juillet. Ils pensent alors avoir perdu leurs illusions, et c’est ce que leurs
œuvres vont refléter pendant près d’un demi-siècle. Pour échapper à une inertie
littéraire qui leur semblait indigne de l’aire du temps, les jeunes romantiques
témoignent d’un désir certain de passer pour fou. Mais l’extravagance littéraire dont il
fallait faire preuve pour passer pour fou était difficile à atteindre. Il est en effet
difficile de se faire passer pour fou car tout le monde étant fou, comment distinguer la
folie affectée de la vraie folie ou folie furieuse ?
Nodier et Nerval sont peut-être les seuls qui ont autant laissés percer leur
désespoir dans leur écrits, atteignant ainsi au statut d’écrivain excentriques. En 1830
Nerval publie des poèmes qui révèlent sa déception politique et l’éloignement du
monde réel tandis que Nodier plonge dans la mélancolie la plus noire. Ces deux
auteurs étaient plus portés au rêve qu’à l’action et ils se montrent douloureusement
désespérés de la réalité, et cette douleur est toujours présente dans le rêve où ils se
réfugient. Il est curieux de noter qu’en 1830 Nerval se montre fort hostile au
romantisme chrétien alors que Nodier écrit déjà des contes inspirés des romantiques
anglais et allemands. Pourtant Nerval s’intéresse à la littérature étrangère et à la
poésie allemande. Dès 1827 il traduit le Faust de Goethe et en février 1830, il publie
le recueil de Poésies allemandes qu’il traduit en français. Il ne se désintéresse donc
pas totalement du courant romantique et montre une ouverture littéraire plus large. En
1830 il fait la connaissance de Victor Hugo et participe même à la bataille d’Hernani.
Enfin, autre signe de son attirance pour le romantisme, il abandonne le style
néoclassique pour l’allure plus imagée du romantisme. De 1830 à 1835 il publie alors
plusieurs « Odelettes » sous ce même titre.
Les premiers écrits de Nerval et Nodier font apparaître leur principal souci :
l’exploration de soi-même et de sa destiné, la recherche d’une vérité et d’un salut qui
finiront par devenir leur plus grande obsession. L’esprit de déception est peut-être
1
tenu comme un des caractères du romantisme comme tentation de foi et d’espérance.
Cette tentation triomphe dans la génération de Nerval, où le refus d’espérer s’affirme
par une façon d’être permanente et résolue. Cette situation revêt divers degrés et varie
de Nodier à Musset, à Nerval, à Gautier ou encore à Baudelaire et Flaubert. Mais leur
position par rapport au romantisme reste la même. Cependant, Nodier et surtout
Nerval s’enfoncent plus intimement et plus tragiquement en direction de la mort, du
rêve et de la solitude. La première génération romantique était convaincue de la
mission spirituelle et terrestre du poète. Mais Nerval et Nodier, malgré les
générations qui les séparent, sont les seuls à avoir vraiment chanté la perception
surnaturaliste du monde, la mort, la folie et le refus de se laisser emprisonner dans le
temps. Ainsi Nerval et Nodier entreprenaient-ils, à travers leurs écrits et au-delà, de
se faire passer pour fous.
Mais ce qui distinguait Nerval des autres Jeunes-Frances excentriques, c’est qu’au
lieu de faire semblant d’être fou, il le devenait vraiment. Au dix-neuvième siècle on
distingue toutes sortes d’intentions vis-à vis de la folie. Chez Nodier, par exemple,
elle est complètement affectée et liée au courant positiviste alors que Nerval aborde la
folie sous un angle tout personnel puisqu’il la vit directement. Et s’il en parle
volontiers il essaie d’en cacher l’aspect pathologique qui à l’époque est synonyme
d’exclusion sociale et de mort littéraire. En effet, être véritablement fou au dixneuvième siècle, c’est être insignifiant sur la scène littéraire à Paris. Il est de plus fort
humiliant d’être considéré comme fou à cette époque.
Petite histoire de la folie.
Il est important de bien comprendre l’importance de la folie pour les romantiques
et ce qu’elle représente, et la façon dont on considérait ceux que l’on jugeait fous au
dix-neuvième siècle. Au dix-huitième siècle, l’esprit des Lumières tente de trouver un
compromis entre l’horreur inspirée par le fou et l’horreur que l’enfermement inspire
aux esprits éclairés. On crée ainsi des lieux réservés aux fous, non pour les punir mais
pour leur donner une certaine liberté d’expression. Ils sont donc mis à l’écart car on
juge leur présence gênante en société. Mais il est alors possible de les observer dans
2
ces espaces créés pour eux. On y étudie le comportement du fou qui aboutit à une
véritable recherche scientifique. Le fou n’est plus considéré comme coupable, comme
c’était le cas pendant les siècles précédents, mais comme malade. A ce titre on veut
qu’il prenne conscience de sa maladie et il est invité à se soumettre à l’autorité du
médecin qui représente la voie de la guérison. Les écrivains et philosophes du siècle
accordent une attention toute particulière à ce phénomène. Voltaire consacre
d’ailleurs un article à ce sujet dans son Dictionnaire philosophique :
Nous appelons folie cette maladie des organes du cerveau qui empêche un
homme nécessairement de penser et d’agir comme les autres. Ne pouvant
gérer son bien, on l’interdit ; ne pouvant avoir des idées convenables à la
société, on l’en exclut ; s’il est dangereux, on l’enferme, s’il est furieux on le
lie.
Ce qu’il est important d’observer, c’est que l’homme n’est point privé
d’idées ; il en a comme tous les autres hommes pendant la veille, et souvent
quand il dort. […]
Cette réflexion peut faire soupçonner que la faculté de penser, donnée de
Dieu à l’homme, est sujette au dérangement comme les autres sens. Un fou est
un malade dont le cerveau pâtit, comme le goutteux est un malade qui souffre
aux pieds et aux mains. […]
On a la goutte au cerveau comme aux pieds.1
Voltaire problématise la folie d’un point de vue médical. Etre fou au dix-huitième
siècle était synonyme d’exclusion sociale. Sa définition de la folie est très proche de
l’idée qu’en auront les romantiques un siècle plus tard. Il mentionne les deux
mouvements bipolaires que sont la veille et le rêve qui chez Nerval et Nodier
expriment les différents lieux de la folie. Le statut du fou se précise encore au dixneuvième siècle où il est placé dans un asile qui l’autorise à « vivre » sa folie, espace
que Michel Foucault dans Histoire de la folie à l’âge classique décrit comme étant
propre à la folie, comme si elle ne pouvait s’exprimer nulle part ailleurs. Le fou est
considéré comme aliéné, ce qui veut dire, conformément à l’étymologie, comme un
homme raisonnable devenu autre, étranger à lui-même. Le soigner c’est l’aider à
retrouver la part de lui-même qui est saine. L’étude des maladies mentales se
développe et la folie devient un sujet d’étude de la science positive contre laquelle
Nodier s’insurge dans ces contes. Une loi de 1838 signée par Louis-Philippe organise
l’hospitalisation dans les établissements publiques et privés. Soit le malade guérit et
retrouve la société des gens raisonnables, ou bien il ne guérit pas et reste interné.
1
Voltaire, Dictionnaire philosophique, article Folie, 1764.
3
Dans ce cas, la folie ne peut pas s’exprimer car confinée dans un lieu clos, censurée,
elle est condamnée au silence. Les romans au dix-neuvième siècle vont modifier ce
point de vue. La folie est alors présentée comme un fonctionnement accru et
inhabituel de l’esprit humain d’où son lien avec le rêve.
Nerval ou la folie et la mort littéraire.
Le rapport des Jeunes-Frances à la folie est ambigu. Car s’il y a affectation d’être
fou chez les romantiques, les critiques savent toujours faire la part entre la folie et
l’affectation de celle-ci. Mais la folie est vécue comme un véritable drame pour
Nerval. Tout le monde autour de lui veut passer pour fou alors qu’il l’est réellement.
Pour Nerval être fou c’est être détruit. En témoigne sa réaction à la « biographie
prématurée » que son ami Jules Janin a écrit dans le Journal des Débats et qu’il
appelle lui-même « élégie posthume » qui annonce la mort prématurée du jeune
auteur qu’était alors Nerval. Voici ce que Janin écrivait de lui après sa première crise
de folie en 1841, le condamnant ainsi à une mort littéraire prématurée et en lui
enlevant en même temps toute existence sociale et toute dignité :
Ceux qui l’ont connu pourront dire au besoin toute la grâce et toute
l’innocence de ce gentil esprit qui tenait si bien sa place parmi les beaux
esprits contemporains. Il avait à peine trente ans, et il s’était fait, en silence,
une renommée honnête et loyale, qui ne pouvait que grandir. C’était tout
simplement, mais dans la plus loyale acception de ce mot là : la poésie, un
poète, un rêveur, un de ces jeunes gens sans fiel, sans ambition, sans envie, à
qui pas un bourgeois ne voudrait donner en mariage même sa fille borgne ou
bossue ; en le voyant passer le nez au vent, le sourire sur la lèvre,
l’imagination éveillée, l’œil à demi fermé, l’homme sage, ce qu’on appelle
des hommes sages, se dit à lui-même : « Quel bonheur que je ne sois pas fait
ainsi ! »
Pour Janin il est clair que la crise mentale dont Nerval vient d’être victime
marque la fin de sa carrière littéraire. Ainsi, c’est Janin lui-même qui met
littéralement son ami à mort.
Ironiquement, c’est à partir de ce moment là que l’œuvre de Nerval va prendre
toute son importance dans le paysage littéraire. Ces œuvres les plus célèbres et les
4
plus inspirées ont été écrites à la suite de ses errements mentaux et semblent s’en
nourrir, donnant ainsi la parole à un aspect différent de la psyché de leur auteur.
Foucault écrit d’ailleurs dans l’Histoire de la folie que c’est la folie qui parle d’ellemême à travers les œuvres de Nerval. Nerval lui-même parle volontiers en public de
sa « maladie ». mais pour lui, c’est une voix venue d’ailleurs qui revêt une autorité
légitime car faisant partie intégrante de sa personnalité. En effet, l’histoire de sa folie
qu’il appelle « descente aux Enfers » dans Aurélia « n’a pas été dépourvue de
raisonnement si elle a toujours manqué de raison. »2 Ceci conduit les critiques à voir
un dédoublement dans la psyché de Nerval, où le fou et l’écrivain se côtoient entre
expérience et témoignage de cette expérience. Ainsi la voix de la folie tente de
réintégrer les énoncés irrationnels de cette voix dans une étude compréhensible et
rationnelle de cette maladie par le rêve et le récit de rêves qui s’entremêlent avec la
vie éveillée.
Janin n’est pas le seul à avoir proclamé la mort littéraire de Nerval. Après la
deuxième crise de folie dont Nerval venait d’être la victime, Alexandre Dumas
considérait Aurélia comme un livre infaisable : « C’est un esprit charmant […] chez
lequel, de temps en temps, un certain phénomène se produit […] L’imagination, cette
folle du logis, en chasse momentanément la raison […] et la jette dans les théories
impossibles, dans les livres infaisables. »3 Nerval se défend dans cette même préface
d’avoir jamais été fou et répond à Alexandre Dumas : « Il y a quelques jours, on m’a
cru fou, et vous avez consacré quelques unes de vos lignes les plus charmantes à
l’épitaphe de mon esprit. […] Or, maintenant que je ne suis plus l’hippogriffe et
qu’aux yeux des mortels j’ai recouvré ce qu’on appelle vulgairement la raison, raisonnons. » (p. 449). Pour Nerval, ce que ses amis appellent des crises de folie
serait plutôt comme la visitation de la Muse au poète qui lui permettrait d’avoir accès
à un autre niveau de perception et de langage, de se transcender pour devenir autre et
ainsi créer. C’est ce qu’il explique ironiquement et de manière condescendante à
Dumas :« Je vais essayer de vous expliquer, mon cher Dumas, le phénomène dont
2
3
Préface aux Filles du feu, « A Alexandre Dumas », Bibliothèque de la Pléiade, éd. Gallimard, p. 502.
Préface aux Filles du feu, « A Alexandre Dumas », Bibliothèque de la Pléiade, éd. Gallimard, p. 449-450.
5
vous avez parlé plus haut. Il est, vous le savez, certains conteurs qui ne peuvent
inventer sans s’identifier aux personnages de leur imagination. Vous savez avec
quelle conviction notre vieil ami Nodier racontait comment il avait eu le malheur
d’être guillotiné à l’époque de la Révolution ; on en devenait tellement persuadé que
l’on se demandait comment il était parvenu à se faire recoller la tête… » (p. 450.)
Nerval affirme donc qu’il n’est pas plus fou que Nodier l’était, mais il cherche à
s’incarner dans sa création littéraire, il ne devient pas seulement le personnage de son
œuvre, il devient l’œuvre, la folie lui confère une nouvelle existence. Cette folie ne
serait alors pas un manque de raisonnement mais lui permettrait de vivre une autre vie
dans ses rêves. Le titre original d’Aurélia aurait dû être Le Rêve et la vie. C’était en
1854 et bien avant que Freud n’écrive l’Interprétation des rêves. Ainsi chez Nerval la
Folie serait analysée par la Raison. En effet, il faut garder à l’esprit que dans le cas de
Nerval la Folie et la Raison sont indissociables et font partie intégrante de l’esprit de
l’auteur. L’écriture de Nerval serait alors une tentative de rétablir le langage de la
Raison par celui de la Folie. Proust considérait d’ailleurs Nerval comme le témoin et
archiviste de sa propre folie : « Si un écrivain aux antipodes des claires et faciles
aquarelles a cherché à se définir laborieusement lui-même, à saisir, à éclairer des
nuances troubles, des lois profondes, des impressions presque insaisissables de l’âme
humaine, c’est Gérard de Nerval dans Sylvie. »4 Alors que pour certains critiques la
folie de Nerval est incapable d’avoir son propre discours, pour Proust elle est
indissociable à l’élaboration de son discours littéraire qui aboutit aux témoignages de
l’expérience de la folie. Ce n’est pas malgré sa folie mais à travers elle que Nerval
exprime son génie littéraire. Toujours selon Proust le développement de la folie de
Nerval n’est pas une tentative de trouver un traitement mais plutôt une introspection
personnelle. C’est ce qui permet à Nerval de développer sa propre subjectivité. Il
parle d’ailleurs des crises de Nerval comme d’une sorte de « subjectivisme excessif ».
Ainsi, lorsqu’il parle de sa folie Nerval parle aussi de lui-même.
Foucault lui, situe Nerval hors de la conception disruptive et positive de la folie
imposée de façon externe de la fin du dix-huitième siècle et du dix-neuvième. Il
4
Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, éd. Gallimard, 1954, p. 166.
6
intègre Nerval dans une tradition silencieuse et constamment prolongée de
l’expérience de la folie. Il fait alors référence à la division entre le positivisme
scientifique que Nodier dénonce et une expérience directe et personnelle de la folie
telle que la vit Nerval :
« Le retour de l’immédiat dans les dernières poésies de Hölderlin, la
sacralisation du sensible chez Nerval ne peuvent offrir qu’un sens altéré et
superficiel si on tâche de les comprendre à partir d’une conception positiviste
de la folie : leur sens véritable, il faut le demander à ce moment de la déraison
dans lequel ils sont placés. Car c’est du centre même de cette expérience de la
déraison qui est leur condition concrète de possibilité, qu’on peut comprendre
les deux mouvements de conversion poétique et d’évolution psychologique. »5
Selon Foucault c’est la conception positiviste et pathologique de la folie qui
recouvre l’histoire cachée et silencieuse de la déraison. Il essaie de démontrer
comment les différentes approches scientifiques de la folie ont conduit ses partisans
(à l’instar du Dr Esprit Blanche avec Nerval) à voir en celle-ci une entité positive
avec une logique comparable à une affection physique, et comment ces approches
réduisent la négativité immédiate de la folie de Nerval, ce qui l’exclu du langage de la
communauté, le condamnant alors à l’isolation. Il poursuit que chez les romantiques
le rêve est étroitement relié à la folie. Depuis l’antiquité on pensait que les
mouvements que faisaient naître les rêves étaient également responsables dans l’état
de veille, de l’apparition du délire, lequel correspondait à un rêve diurne.6 Les rêves
rapportés dans Aurélia ont donc pour but de composer le récit d’une maladie mentale
(allant ainsi à l’encontre de la tradition classique de forclusion de la folie), de donner
la parole à la déraison, pour lui permettre enfin de « raisonner ». C’est cette ambition
de rendre la parole au rêve et à la folie qui font d’Aurélia un livre infaisable. Foucault
explique que le langage de la psychiatrie est fondé sur la séparation qui existe entre la
raison et la folie. Le seul discours qui resterait possible serait alors celui de la raison
sur la folie, la folie étant ainsi réduite au silence. Il faudrait alors éviter le langage
psychiatrique pour faire parler le silence auquel la folie est réduite. Nodier et Nerval,
dans leur conception respective de la folie, utilisent justement un langage qui n’est
5
6
Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, éd. Gallimard, 1972, p. 371.
Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961, p.289-291.
7
pas « un monologue unilatéral de la raison sur la folie »7 mais au contraire qui oscille
entre raison et folie sans en définir clairement les limites.
Hegel a une conception toute autre de la folie : parce que « la folie n’est pas une
perte abstraite de la raison…mais seulement un dérèglement » elle a « la conscience
saine et intellectuelle de sa présupposition ». Il la voit comme une simple interruption
d’un autre discours éloquent. Pour cela la folie n’a pas de langage ou de sens propre à
elle-même. Elle ne peut pas non plus exister indépendamment car elle est toujours
reliée d’une façon ou d’une autre avec la raison. Elle est donc perçue comme une
absence de discours. Ainsi on ne peut connaître la folie qu’à travers la raison. C’est
alors la folie qui dicterait à la raison. Le moi fou n’est donc pas un manque de moi,
mais un moi à qui il manque le langage. On ne peut pas en parler et il ne peut pas
parler, il existe ailleurs que dans son expression. Il s’exprime comme un manque ou
une interruption. Mais c’est justement sous le déguisement du fou que Nerval dans
Aurélia et Nodier dans La Fée aux miettes choisissent de s’exprimer. Et leur relation
à la folie à travers leur entreprise respective est bien différente. Là où Nerval se sert
de la création littéraire pour exprimer et peut-être exorciser sa folie, Nodier, par le
truchement de Michel dans La Fée aux miettes la met en scène. Il joue au fou en toute
sécurité à travers Michel alors que Nerval manque de se perdre dans le dédale des
voix narratives multiples d’Aurélia.
Dans cette étude il s’agit d’élucider l’univers littéraire de Nodier et de Nerval à
l’aide des images, symboles et mythes explorés dans La Fée aux miettes et Aurélia.
Leurs œuvres traduisent avant tout une quête de soi. Par cette quête la personnalité de
l’auteur se révèle à nous à travers ses visions intérieures. L’auteur prend conscience
de son moi à mesure qu’il crée et exprime son univers rempli de contes de fées.
Nerval et Nodier trouvent dans les mythes « l’explication poétique du monde. »8
Le mythe que Nerval explore sous l’aspect du temps retrouvé apparaît pour
Nodier comme un masque révélateur de ces deux entités : le mythe tel qu’il le conçoit
est un langage qui trahit les secrets de son âme sous une forme déguisée et dévoile la
7
8
Shoshana Felman, La Folie et la chose littéraire, Editions du Seuil, 1978, p. 63.
M.-J. Durry, Gérard de Nerval et le mythe, Flammarion, 1956, p. 80.
8
dualité de l’univers, le réel et l’irréel. Il lui permet alors de se réapproprier son moi
par l’identification à ses personnages qu’il transforme en type subissant alors leur
destinée. Michel cherche la mandragore qui chante, clé de son bonheur avec la fée,
tout comme l’auteur part en quête de son moi véritable. Pour Nerval comme pour
Nodier, les mythes sont « une vérification, une sorte de preuve que les intuitions de la
folie et du rêve sont le vrai ».9 Ils dévoilent la correspondance entre le monde réel et
un au-delà inaccessible que l’écrivain s’efforce de retrouver. L’univers mythique pour
eux est le royaume de l’absence que leur fantasmagorie essaie de combler. On sait
que tous deux ont été amoureux d’une femme inaccessible qui a ensuite disparu de
leur vie et que cette disparition, moteur de leur création littéraire, a profondément
marqué leur projet d’écriture. Nodier et Nerval remplissent alors graduellement leur
œuvre de leur propre souffrance, rêves et joies, au point que leur vie devient mythe.
Ils font coexister dans notre monde la sagesse et la folie, le réel et le fantastique, le
quotidien et le divin en dépouillant le monde réel de ses apparences pour le revêtir de
sens et atteindre un au-delà méconnu. Leur quête est celle de l’immensité et de
l’infini.
9
Ibid. p.77.
9
Le fantastique dans la littérature, vers une
définition.
L’expression « littérature fantastique » se réfère à un genre littéraire. Examiner
des œuvres dans la perspective du genre fantastique c’est découvrir une règle qui
fonctionne à travers plusieurs textes et nous fait leur appliquer le nom d’ « œuvres
fantastiques ». On se trouve au cœur du fantastique quand dans un monde qui est le
nôtre, que nous connaissons, se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les
lois de ce monde. Donc, celui qui perçoit l’événement doit décider qu’il est soit
victime d’une illusion de ses sens, que tout n’est que produit de son imagination :
alors les lois du monde restent ce qu’elles sont ; ou alors l’événement à bien eu lieu, il
est partie intégrante de la réalité, mais cette réalité est alors régie par des lois qui nous
sont inconnues. Le fantastique occupe alors le temps de cette incertitude.10
L’événement a-t-il eu lieu ou n’est-ce qu’un produit de l’imagination ? Du moment
où on ne peut opter pour l’une ou pour l’autre de ces solutions on quitte le fantastique
pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux. Le fantastique c’est
l’hésitation que le personnage ou le lecteur éprouve face à un événement en
apparence surnaturel. Le concept de fantastique est alors défini par rapport à ceux de
réel et d’imaginaire. Avec le fantastique on ne sait jamais si c’est au lecteur ou au
personnage d’hésiter entre phénomènes naturels ou surnaturels et quelles sont les
nuances de cette hésitation. Le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki, qui
inaugure l’époque du récit fantastique, nous permet une analyse plus approfondie.
Dans ce récit c’est le personnage qui hésite mais le lecteur ne peut pas trancher entre
l’explication naturelle et l’explication surnaturelle. Le fantastique implique donc une
intégration du lecteur dans le monde des personnages. Il se définit par la perception
ambiguë qu’a le lecteur des événements rapportés. L’hésitation du lecteur est donc la
première condition du fantastique.
10
C’est la définition qu’en donne Tzvetan Todorov dans Introduction à la littérature fantastique, éd. du
Seuil, Paris, 1970.
10
Aurélia, un récit fantastique ?
Dans certains ouvrages la folie est utilisée pour créer l’ambiguïté nécessaire.
Aurélia est un exemple parfait. C’est le récit à la première personne des visions qu’a
eues un personnage pendant une période de folie. Mais le je recouvre apparemment
deux personnes distinctes : celle du personnage qui perçoit des mondes inconnus (il
vit dans le passé), et celle du narrateur qui transcrit les impressions du premier, et vit,
lui, dans le présent. Ici, on peut se demander où est le fantastique. Pour le personnage
les visions ne sont pas dues à la folie mais représentent une image plus lucide du
monde (il est donc dans le merveilleux). Et pour le narrateur, qui sait qu’elles relèvent
de la folie ou du rêve, non de la réalité, le récit appartient seulement au domaine de
l’étrange. Nerval recrée l’ambiguïté à un autre niveau et Aurélia reste une histoire
fantastique. D’abord, le personnage n’est pas tout à fait décidé quant à l’interprétation
à donner aux faits : il croit parfois lui aussi à sa folie mais ne va jamais jusqu’à la
certitude : « je compris, en me voyant parmi les aliénés, que tout n’avait été pour moi
qu’illusions jusque-là. Toutefois les promesses que j’attribuais à la déesse Isis me
semblaient se réaliser par une série d’épreuves que j’étais destiné à subir ».11 En
même temps le narrateur n’est pas sûr que tout ce que le personnage a vécu relève de
l’illusion. Il insiste même sur la véracité de certains faits rapportés : « Je m’informais
au dehors, personne n’avait rien entendu. – Et cependant, je suis encore certains que
le cri était réel et que l’air des vivants en avait retenti. » (p. 444). L’ambiguïté vient
aussi de l’emploi de deux procédés d’écriture récurrents dans le texte entier. Ce sont
l’imparfait et la modalisation. Il utilise certaines locutions introductives qui sans
changer le sens de la phrase, modifient la relation entre le sujet de l’énonciation et
l’énoncé :
Il me semblait que je rentrais dans une demeure inconnue…Une vieille
servante que j’appelais Marguerite et qu’il me semblait connaître depuis
l’enfance me dit… Et j’avais l’idée que l’âme de mon aïeul était dans cet
oiseau…Je crus tomber dans un abîme qui traversait le globe. Je me sentais
emporté sans souffrance par un courant de métal fondu…J’eus le sentiment
que ces courants étaient composés d’âmes vivantes, à l’état moléculaire…Il
devenait clair pour moi que les aïeux prenaient la forme de certains animaux
pour nous visiter sur la terre… (p. 422).
11
Aurélia, Le Livre de Poche classique, 1999, p. 465
11
Sans ces locutions nous serions plongés dans le monde du merveilleux, sans
aucune référence à la réalité quotidienne, habituelle. Par elles, nous sommes
maintenus dans les deux mondes à la fois. L’imparfait, de plus, introduit une distance
entre le personnage et le narrateur, de telle sorte que nous ne connaissons que la
position de ce dernier.
Par une série d’incises : « En recouvrant ce que les hommes appellent la raison »
(p.414), « Mais il paraît que c’était une illusion de ma vue » (p.427), « Mes actions
insensées en apparence, étaient soumises à ce que l’on appelle illusion, selon la raison
humaine » (p. 418-419) (cela veut-il dire qu’il ne se considère pas comme un être
humain ?), « Une série de visions insensées peut-être » (p. 419), le narrateur s’éloigne
de la vision que ses amis ont de sa maladie. Cette prise de distance du narrateur par
rapport au commun des mortels le rapproche du personnage de l’histoire et en même
temps Nerval n’est plus tout à fait sûr qu’il s’agisse bien de la folie. Plus tard le
narrateur pensera lui aussi que la folie et le rêve ne sont qu’une raison supérieure
exprimée par le langage : « Les récits de ceux qui m’avaient vu ainsi me causaient
une sorte d’irritation quand je voyais qu’on attribuait à l’aberration d’esprit les
mouvements ou les paroles coïncidant avec les diverses phases de ce qui constituait
pour moi une série d’événements logiques » (p.428). Ou encore : « Avec cette idée
que je m’étais faite sur le rêve comme ouvrant à l’homme une communication avec le
monde des esprits, j’espérais… » (p. 453). Le narrateur quant à lui , évite d’employer
le terme de folie pour décrire ce dont il a souffert :
Je vais essayer… de transcrire les impressions d’une longue maladie qui
s’est passée tout entière dans les mystères de mon esprit ; - et je ne sais
pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais, quant à ce qui est de
moi-même, je ne me suis senti mieux portant. Parfois je croyais ma force et
mon activité doublées ; l’imagination m’apportait des délices infinis (p.
413-414).
Plus loin il continue ainsi : « Quoi qu’il en soit, je crois que l’imagination
humaine n’a rien inventé qui ne soit vrai, dans ce monde ou dans les autres, et je ne
pouvais douter de ce que j’avais vu si distinctement » (p. 440). Le narrateur prétend
donc que les visions qu’il a eues pendant ses phases de folie sont en fait une partie de
la réalité et donc qu’il n’a jamais été malade. On remarque que chacun des passages
12
commence au présent mais l’ambiguïté est introduite dans la dernière proposition qui
est à l’imparfait. On trouve l’exemple inverse dans les dernières lignes d’Aurélia :
« Je pouvais juger plus sainement le monde d’illusions où j’avais quelque temps
vécu. Toutefois je me sens heureux des convictions que j’ai acquises… » (p. 480).La
première proposition renvoie tout ce qu’il a dit précédemment dans le monde de la
folie. Aurélia illustre alors parfaitement l’ambiguïté fantastique puisque ni l’auteur ni
le narrateur ne peuvent trancher avec certitude sur la réalité des événements vécus.
De plus cette ambiguïté tourne autour de la folie. Mais l’hésitation ne porte pas sur le
fait de savoir si le personnage nervalien est vraiment fou ou non. Il s’agit plutôt de
déterminer quelle est la nature de cette folie. Ne serait-elle pas une raison supérieure ?
L’hésitation ne concerne plus la perception mais le langage.
13
Fantastique, rêve, folie et subjectivité.
Le fantastique met en scène des formes issues du romantisme telles que la quête
du moi ou l’incertitude du sujet face aux phénomènes qui l’entourent ; ce qui révèle la
subjectivité c’est le lieu de l’imaginaire et du flou. La subjectivité est la façon dont
l’individu rend compte de son expérience, comment il l’insère dans un discours
cohérent en apparence où il peut s’identifier et où les autres peuvent l’identifier
également. Il s’agit de s’insérer dans le discours, de s’accepter comme discours et de
rendre compte de manière satisfaisante de son expérience, de sa particularité et de son
originalité. Chez Gérard de Nerval et Charles Nodier c’est une « poétique de
l’incertain »12 où il s’agit d’explorer les troubles de la perception. Nodier et Nerval
tentent d’explorer les limites de l’individu et sa faculté d’appréhender ce qu’il y a
autour de lui. Dans La Fée aux miettes et Aurélia, il ne s’agit pas de savoir si les faits
racontés sont réels ou non mais plutôt de déterminer ce que l’être humain est capable
de voir. L’idée principale qui sous-tend ces deux œuvres est qu’il existe un monde
parallèle que le commun des mortels ne comprend pas.
Nerval interroge l’écriture comme un moyen assez pauvre de transmettre ce que
l’on ressent. Pour lui ce que nous vivons n’est qu’une partie de ce que nous pouvons
percevoir. Pour Nodier l’écriture montre les limites de l’individu et de la société qui
n’accepte pas ce qui n’entre pas dans la norme. Nerval et Nodier proposent donc tous
deux le rêve et la folie comme voies d’exploration du moi. Le rêve et l’aliénation que
le moi implique font partie intégrante de la connaissance de soi, ce ne sont pas des
entités qu’il faut réprimer et censurer mais au contraire il faut leur donner libre cours
et les laisser s’exprimer à travers la conscience de l’individu. Cette approche propre à
Nerval et Nodier était tout à fait nouvelle au dix-neuvième siècle où le rêve était
considéré comme un temps mort où tout était au repos. Ceci va à l’encontre des
théories de Descartes qui apparente le rêve à la folie ; le rêve, parce qu’il est flou et
mouvant détruit la certitude du moi. Kant et Hegel vont dans le même sens et ils
comparent l’insensé ou le fou à un rêveur éveillé. Pour Hegel, donc, la folie c’est de
rêver pendant qu’on est éveillé. Dans la Philosophie de l’esprit il explique que la
12
J’emprunte ce terme à Irène Bessière dans son ouvrage du même nom.
14
différence entre la santé mentale et la folie est la même qu’entre l’état de veille et le
rêve.13 La seule différence est que dans le cas de la folie le rêve se produit pendant
l’état de veille. On peut alors apparenter ce type de rêve à des hallucinations de
l’esprit. De ce point de vue on peut dire que les romantiques étaient en avance sur le
courant de pensée de l’époque. D’un point de vue individuel le rêve est une révélation
sur le Moi, il est presque une seconde vie ; grâce au rêve le Moi s’exprime sans
contrainte. La personnalité de l’individu laisse échapper ce qu’elle désire réellement,
ses sentiments et son inspiration poétique. Le rêve est donc un moment important et
crucial de découverte de soi.
D’un point de vue collectif propre aux romantiques, le rêve est, comme le conte
(je pense notamment aux contes de Grimm), révélateur de la structure collective tels
que les tabous et les interdits d’une société. Le rêve exprime donc ce que le groupe
cherche à obtenir. C’est la recherche sur une valeur emblématique, car l’interdit
collectif peut être de l’ordre du sacré ou du religieux. Nerval et Nodier contournent
cet interdit collectif par l’insertion de nombreux mythes faisant références à de non
moins nombreux cultes et religions. Le rêve est un mode de réflexion dont ces deux
auteurs se servent pour proposer au lecteur un pacte de lecture de type merveilleux.
Dans les mythes évoqués par Nerval et Nodier il s’agit de recréer ce que le
personnage a perdu : une femme aimée pour Nerval, l’unité d’une famille pour
Nodier.
Que ce soit chez Nerval ou Nodier le rêve est un lieu de réflexion et d’écriture.
On peut l’apparenter au surnaturel de par ses difficultés à s’exprimer. Nerval, par
exemple, a une approche très personnelle du rêve : il y transfigure ce qu’il a vécu, il
explore le rêve individuel qui prend le pas sur la vie réelle pour comprendre le sens
de ses visions. C’est l’approche thérapeutique qu’il propose qui est bien différente de
celle de Nodier. Mais pour les deux, c’est un mode privilégié d’accès au surnaturel et
au confins de leur conscience. Les interdits sont explorés sans censure et ils peuvent
13
Ce royaume d’image est l’esprit rêvant qui a à faire avec un contenu qui n’a aucune réalité, aucun être là.
Son éveil est le royaume des noms ; ici, il y a en même temps la séparation ; l’esprit est en tant que conscience.
[…] Celui qui rêve se figure bien aussi avoir la vérité, mais ce n’est pas vrai. Celui qui rêve ne peut pas se
distinguer de celui qui est éveillé ; mais ce qui est saisi à l’état de veille se distingue de ce qui l’est dans le rêve
parce que ce qui est pour l’homme éveillé est vrai – c’est vrai – […]. Hegel, La Philosophie de l’esprit, Presses
universitaires de France, 1982, p. 17.
15
s’interroger publiquement sur leurs propres hantises. Le rêve est avant tout un chemin
qui mène à la transcendance. Michel Crouzet, dans son essai « La Rhétorique du rêve
dans Aurélia »14 fait un parallèle entre le rêve et ce qu’il appelle la « folie littéraire ».
Le rêve serait alors l’état où l’inconscient pourrait s’exprimer avec plus de force que
dans l’état de veille. Mais ce qu’il appelle « le surnaturel onirique », qu’il soit un
délire littéraire ou non, est régit par un système de codes. Le rêve est toujours une
fabrication de l’esprit. Le rêve est donc le résultat d’une action de la veille par
laquelle il a perdu sa substance et sa nature. Dans Aurélia, Nerval ne cache même pas
ses intentions de retravailler ses expériences nocturnes. S’il le fait c’est dans le but de
Fixer le rêve et d’en connaître le secret. Pourquoi, me dis-je, ne point enfin
forcer ces portes mystiques, armé de toute ma volonté, et dominer mes
sensations au lieu de les subir ? N’est-il pas possible de dompter cette chimère
attrayante et redoutable, d’imposer une règle à ces esprits des nuits qui se
jouent de notre raison ? (p. 479).
Ainsi rêve et folie se trouvent-ils inextricablement liés.
Dans les deux récits il s’opère un difficile équilibre du fantastique sur la
personnalité du rêveur. Le mode d’expression du rêveur est celui de l’incertitude car
le rêveur est avant tout l’être du doute. Le temps du récit l’amène à rester le plus
longtemps possible entre le monde du réel et le monde surnaturel. Le rêveur se
retrouve alors prisonnier entre deux mondes et ne trouve sa place dans aucun. C’est
justement parce qu’il ne sait plus à quel monde il appartient que le rêveur est menacé
de perdre la raison. Le rêve est un moyen d’accès au surnaturel qui n’est pas donné à
tout le monde car il se mérite. Pour avoir accès au surnaturel, le rêveur doit faire
preuve d’une prédisposition, une aptitude à sublimer ses illusions. Pour Michel sa
prédisposition au rêve est provoquée par son caractère mélancolique.
L’entrée dans le rêve se fait quand le personnage se sent particulièrement seul et
qu’il a atteint son point de rupture. Il ressent alors un grand vide qu’il tente de
combler en ayant recours au rêve et au surnaturel. Dans La fée aux miettes les crises
oniriques de Michel sont déclenchées lorsqu’il tente de combler l’absence d’un être
aimé par la présence d’un être fantastique. Mais le monde du réel s’efface au profit du
monde des illusions. La Fée aux miettes est alors le récit d’une vie rêvée qui explore
14
Michel Crouzet, « La Rhétorique du rêve dans Aurélia », in Nerval : une poétique du rêve, éd. ChampionSlatkine, Paris-Genève, 1989, p. 184-207.
16
toutes les possibilités d’un amour qui n’existe que dans l’esprit du héros. Le héros
nervalien succombe aux mêmes délires oniriques qui se transforment en véritables
crises qui menacent de lui faire perdre la raison. La femme aimée n’existe que dans
les rêves du protagoniste c’est pourquoi elle lui reste toujours inaccessible. Le rêve
s’il apparaît comme une échappatoire peut se révéler être le labyrinthe dans lequel
l’esprit se perd sans cesse.
17
Charles Nodier, le rêveur mélancolique.
Pour Charles Nodier, l’univers fantastique offre un refuge à tous ceux que déçoit
et décourage le début du dix-neuvième siècle. Il veut s’éloigner des contraintes
qu’imposent la raison, les mœurs et les règles de l’art à l’imagination. A ses yeux, les
contes sont la seule compensation aux soucis qui dévorent la vie réelle : « Les
nouvelles que je me raconte avant de les raconter aux autres ont pour mon esprit un
charme qui le console. Elles détournent ma pensée des faits réels pour l’exercer sur
des chimères de mon choix […] c’est pour cela que j’ai fait des contes. »15 En effet,
l’hallucination chronique atteste une désagrégation de la conscience qui ne peut plus
distinguer entre ses perceptions et ses rêves. Cette confusion mentale aussi appelée
folie favorise naturellement les visions extravagantes. Les conteurs l’invoquent plus
ou moins pour rendre compte des aventures où leurs personnages se croient plongés.
La folie apparaît alors comme la muse du conteur. Nodier pense en effet qu’il y a une
communication suprarationnelle entre la conscience de l’individu et le monde
invisible. Il ne faut pas oublier que c’est un rêveur mélancolique, un visionnaire qui
cherche refuge dans les mythes. Pour lui, il s’agit de ménager dans le récit une part
d’indétermination pour que le mythe puisse rendre sensible la présence immanente de
forces obscures qui s’insinuent dans notre monde. Chez Nerval, l’expérience
fantastique rappelle toujours une expérience vécue alors que pour Nodier elle est
plutôt inspirée par la rêverie mélancolique. Mais il ne faut pas perdre de vue que la
liberté d’imagination est le caractère le plus général et le plus important du
romantisme.
Pour Nodier, l’expérience fantastique manifeste l’angoisse fondamentale de l’être
livré à lui-même et momentanément privé de toutes les justifications qui peuvent
donner un sens à sa vie. Nodier cherche justement un sens à sa vie. Il sombre dans la
mélancolie quand la femme qu’il aime meurt puis quand sa fille chérie se marie et
quitte le domicile paternel. La folie chez Nodier serait alors plutôt un avatar de la
mélancolie. Il parle en effet de la folie non comme d’une maladie ou d’une affection
15
Charles Nodier, préface aux Quatre talismans.
18
mais comme le symptôme d’une sensibilité plus accrue.16 En 1821 il continue
d’explorer le domaine du macabre et des rêves avec Smarra ; ou Les Démons de la
nuit. L’obsession de Nodier pour le macabre provient probablement de ses souvenirs
de destruction des statues à Strasbourg et à Besançon, et surtout des souvenirs
d’exécution à la guillotine pendant la Révolution. Cette expérience semble avoir été
traumatisante pour le jeune Charles car dans Smarra il écrit : « ma tête était tombée…
elle avait roulé, rebondi sur le hideux parvis de l’échafaud…Un homme venait de
mourir devant le peuple. » Et il y a une autre exécution publique dans La Fée aux
miettes. Smarra est le récit d’un rêve inspiré par le premier chapitre de L’Ane d’or
d’Apulée. Son troisième roman est d’inspiration écossaise. Trilby ; ou le Lutin
d’Argail est le récit d’un cauchemar à signification mythologique. Nodier devient
alors connu pour le développement du rêve et la création de mythe dans le conte.
Après plusieurs revers émotionnels, l’imagination de Nodier trouve refuge dans La
Fée aux miettes (1832) qui proteste vivement contre le traitement des fous dans l’asile
de Glasgow, ce sur quoi il avait lu un article dans la Revue de Paris en 1829. Dans La
Fée le lecteur est de nouveau confronté à un monde dépourvu de logique et de
rationalité. Le macabre et le grotesque ont fait place au monde des rêves, de la
déraison et de la folie. Nodier est une figure importante dans le développement du
conte. Il a su y explorer les régions cachées où l’esprit enfouit ses terreurs les plus
profondes, ses fantasmes et ses rêves. On peut ainsi dire qu’il fut le chef de fil des
romantiques.
Nodier et La Fée aux miettes.
Lorsqu’il écrit La Fée aux miettes en 1832, Charles Nodier a cinquante-deux ans.
Il jouit d’une réputation certaine dans le monde des lettres depuis sa nomination à la
bibliothèque de l’Arsenal en 1824 et il apparaît comme le chef de fil du romantisme.
Mais à ce moment sa personnalité l’incline à préférer la solitude à la société de ses
semblables. Il se replie sur le monde des songes et des rêves qui a pour lui plus
d’authenticité que la vie réelle. L’écriture est pour lui un palliatif aux désillusions de
16
Voir son premier roman Stella ; ou les proscrits, 1802.
19
la vie et il appelle lui-même ses romans l’outil indispensable de sa vie actuelle. La
Fée aux miettes est plus proche du romantisme allemand et montre la préoccupation
de Nodier d’explorer les voies de l’irrationnel et du rêve et de cultiver le domaine du
fantastique. Cette œuvre fait figure d’acte de foi dans l’imaginaire plus riche que le
réel et dans une autre vie plus satisfaisante que celle que l’homme connaît. Ce conte
n’est pas un conte de fée comme son titre le suggère. Le nom de « Fée aux miettes »
est un surnom donné à une vieille mendiante qui n’a de pouvoirs surnaturels que dans
l’esprit d’un jeune fou, Michel. Mais on peut dire que c’est un conte fantastique dans
la mesure où Nodier nous met en rapport avec un monde qui, par le biais du sommeil,
du rêve et de la folie touche à l’imaginaire et à l’irrationnel. Le contexte dans lequel
se déroulent les événements est réel. Les lieux ne sont pas imaginaires puisqu’il s’agit
de la Normandie et de l’Ecosse. Mais la brusque intrusion de phénomènes auxquels la
raison est incapable de donner d’explications nous plonge dans un voyage dans
l’imaginaire.
Les deux premiers chapitres de ce conte fantastique constituent un prologue au
récit. Il s’ouvre sur une éloge de la fantaisie : « Mère des fables riantes, des génies et
des fées ! Enchanteresse aux brillants mensonges. » Le narrateur trouvant les
élucubrations des fous et des fanatiques dignes d’intérêt, se rend dans une maison de
lunatiques à Glasgow. Là, il rencontre un jeune homme nommé Michel, le héros, qui
lui demande s’il a trouvé la mandragore qui chante. Et Michel commence à lui
raconter son histoire. Il est charpentier de son état : « C’est moi qui fournit les solives
de cèdre […] du palais que Salomon a fait bâtir pour la reine de Saba. » Il prétend
également être l’époux d’une femme âgée de plus de trois mille ans. Fils d’un
négociant parti au loin, il a été élevé à Granville par son oncle. Après avoir reçu un
enseignement classique, il décide d’apprendre le métier de charpentier. Au chapitre
cinq il rencontre la Fée aux miettes, une naine polyglotte surnommée ainsi parce
qu’elle partage sa science avec les écoliers du village en échange des restes de leur
repas. Michel l’aime comme un fils mais elle est éprise de lui. Afin de permettre à la
Fée de retourner dans sa maison de Greenock, Michel lui donne vingt louis qu’elle
n’accepte que s’il pense à leur mariage. Pendant ce temps l’oncle de Michel part à la
recherche de son père, laissant Michel tout seul qui travaille donc pour subvenir à ses
20
besoins. C’est pendant cette période qu’il sauve la Fée aux miettes des sables
mouvants au Mont-saint-Michel et lui donne à nouveau sa fortune. En échange il
s’engage à épouser dans une période de trois ans la Fée qui prétend être Belkiss, la
reine de Saba. Michel reçoit ensuite des nouvelles de son oncle qui dit avoir retrouvé
son père sur une île dont Belkiss est la souveraine. Le jeune homme décide alors de
s’embarquer afin de les rejoindre. Mais le navire sombre et Michel et la Fée, qui
s’était embarquée clandestinement, manquent de se noyer. Pour la deuxième fois
Michel lui sauve la vie et pour la troisième fois lui donne sa fortune. Elle lui confie
alors un médaillon renfermant le portrait de Belkiss qui, selon elle, la représente elle,
la Fée. Le jeune homme tombe immédiatement amoureux de l’image. Il se retrouve
ensuite à Greenock où tout le monde semble le connaître. Logé à l’enseigne de Mrs
Speaker, il assiste alors à un curieux défilé d’êtres zoomorphes. Michel retrouve
ensuite du travail et une jolie jeune fille, Folly Girlfree, tente de le séduire. Comme
on se moque de lui pour sa passion pour Belkiss, Michel veut partir la retrouver à
Arrachieh. La nuit précédant son voyage il rêve qu’un monstre s’attaque à son voisin
de chambre, qui est un homme à tête de chien. Michel chasse le monstre mais il est
accusé du meurtre de son voisin, le bailli de l’île de Mans. Il est doublement
marginalisé car en plus on le prend pour un fou. Lors de son procès les juges
confisquent son médaillon dont la valeur excite leur cupidité et reconnaissent en
Belkiss leur souveraine. Michel est condamné à mort et Folly Girlfree propose de
l’épouser ce qui, conformément à la loi lui sauverait la vie. Mais fidèle à Belkiss
Michel refuse. Finalement la Fée aux miettes innocente Michel et fait valoir ses droits
sur lui. Il connaît enfin le bonheur avec elle dans sa petite maison de Greenock. La
maison de la Fée aux miettes est un espace paradoxal. Vue de l’extérieur elle
ressemble à une maison de poupée mais elle se transforme en un palais fabuleux
quand on y pénètre. Michel passe alors ses nuits « à vivre d’amour avec Belkiss, et
les jours à étudier la sagesse avec la Fée aux miettes ». Mais au bout de six mois de
bonheur Michel apprend que sa compagne mourra s’il ne trouve pas la mandragore
qui chante. Il découvre alors la réversibilité du portrait : au dos de l’image de Belkiss
est représentée la Fée aux miettes. Ses pérégrinations conduisent Michel à
l’établissement de Glasgow où, lui a-t-on dit, se trouve la mandragore qui chante. Le
21
premier narrateur reprend alors la parole dans la conclusion. Il apprend que Michel a
été vu s’élevant dans les airs, une fleur qui chantait à la main. A Venise, il achète un
livre relatant la suite des aventures de Michel et Belkiss mais il se le fait voler. Le
narrateur et le lecteur voient donc le fin mot de l’histoire leur échapper.
La tentation est grande pour le lecteur d’interpréter l’histoire rocambolesque
racontée par Michel comme les élucubrations d’un fou incapable de s’adapter à la
société dans laquelle il vit. Mais cette histoire gentillette nous éclaire sur le point de
vue de Nodier vis-à-vis de la folie. Pour Nodier, la folie est synonyme de mélancolie.
Le fou est quelqu’un de profondément malheureux. Dans Les Proscrits au chapitre
intitulé « Le Fou de Sainte-Marie » (chapitre III) on trouve la description suivante :
Je vis, assis sur un quartier de roc détaché de la montagne, un jeune homme
qui paraissait avoir vingt-cinq ans. ; […] sa figure était intéressante comme sa
voix. Une longue habitude de chagrin l’avait flétrie, sans lui ôter son
expression naturelle de noblesse et de fierté. On voyait à l’altération de ses
traits, qu’ils avaient été autrefois fatigués par la douleur et par les larmes ;
mais sa physionomie exprimait le calme d’une tristesse réfléchie : ce n’était
plus là cette douleur violente et fougueuse qui dévore elle-même ; c’était le
caractère de la mélancolie qui gémit sur le tombeau.
Le fou pour Nodier est un malheureux qui souffre dans son âme et est sur le point
de mourir. Les romantiques eux, ne considèrent pas la folie comme une maladie de
l’esprit mais comme un fonctionnement accru de celui-ci. Elle devient alors
particulièrement susceptible de produire, surtout dans le rapport qu’elle entretient
avec le rêve.
Rêve, folie et société chez Nodier.
Nodier utilise principalement le fantastique, le rêve et la folie pour établir dans
ses contes une critique de la société. Sa hantise principale est celle de l’anti-progrès.
Il décide donc d’entreprendre une véritable reconsidération de la folie et de ses
traitements. Cette reconsidération s’effectue à plusieurs niveaux. Tout comme Nerval
il ne considère pas la folie comme une maladie d’où la remise en cause de ses
traitements. Dans La Fée aux miettes le rêve et la folie sont explorés du point de vue
interne de Michel, le protagoniste du conte. Ce conte se veut avant tout être une
22
attaque contre la société et contre des types humains. A la fin de La Fée aux miettes,
dans la maison des lunatiques de Glasgow où Michel qui passe pour un fou rêve à des
histoires impossibles, Nodier décrit « un médecin venu exprès de Glasgow pour faire
des observations philanthropiques » (p. 243) sur les fous de cet asile. Il est dépeint
comme un homme « roide et sévère, habillé de noir de la tête aux pieds » (p. 240). Ce
soit-disant philanthrope se montre on ne peut plus pédant et despote de par les
traitements qu’il administre aux patients. Ainsi il préconise de leur administrer de
l’eau glaciale sur l’occiput et l’épigastre, il préconise également des sinapismes, ceps,
poucettes et gilet de force. Il retient d’ailleurs le narrateur contre sa volonté pour lui
faire entendre son discours. La réaction du narrateur est de le comparer à un
« bourreau » et un « cannibale » (p. 243). Cet épisode lui a été inspiré par une lettre
publiée dans la Revue de Paris en 1829. L’auteur de la lettre, M. le duc de Lévis,
venait d’accomplir un voyage en Ecosse et il confiait au docteur A…, « psychiatre »
français jouissant d’une certaine réputation, l’admiration qu’il avait éprouvée à la
visite de l’hospice des fous de Glasgow. Cette admiration était provoquée par les
méthodes thérapeutiques qui y étaient pratiquées. L’extrait de la lettre qui suit
ressemble fort au passage de Nodier :
Le mouvement de rotation que lui imprime un mécanisme très simple est si
rapide, qu’au bout de quelques minutes, le patient, complètement étourdi,
éprouve un malaise semblable au mal de mer et qui en a les suites. Ces
évacuations sont très salutaires lorsqu’il se manifeste une exaltation qui
souvent dégénère en fureur. […] On l’assied dans un fauteuil où il est secoué
par un mouvement de trépidation pareil à celui que procure le trot le plus dur
d’un cheval : l’expérience a prouvé que c’est le meilleur stimulant pour
accélérer la circulation des humeurs et dissiper les noires vapeurs qui
conduisent à l’imbécillité.17
Ainsi, le médecin du roman de Nodier qui se veut éclairé est apparenté à
l’obscurantisme de la Révolution et comparé à un païen, non à quelqu’un qui serait
pour le progrès. Cette description semble constituer une des premières caricatures du
psychiatre qui n’hésite pas à torturer au nom d’un dogme. On peut donc dire à juste
titre que Nodier tend à une valorisation philosophique et littéraire de la folie. En
dénonçant le psychiatre, Nodier dénonce par là même la raison. A la place il prône
l’irrationnel comme source de vie et de vérité. Il ne se dit pas explicitement pour la
17
Cité dans La Fée aux miettes, éd. Hachette, p. 263.
23
folie ou contre la psychiatrie, mais il pense qu’il ne faut pas toujours chercher à
réprimer les mouvements de l’imagination, surtout par des actes barbares. L’idée
qu’il soutient à travers la description du médecin est que la vérité est à chercher
ailleurs que dans le discours des gens raisonnables. Nodier et la littérature romantique
en général cherchent à dénoncer le type du bourgeois borné et pontifiant. Ainsi le
psychiatre de Glasgow est dépeint comme l’odieux contretype du doux rêveur qu’est
Michel. Nodier oppose ainsi la forme déraisonnante du rêve à une vie commune
morne et terne.
La conception de la folie chez Nodier serait alors un état mélancolique qui pousse
l’être à chercher ce qui lui manque, à se transcender :
Ce vain besoin de tout savoir et de tout expliquer qui me tourmente ne
serait-il pas une marque de la faiblesse de notre intelligence et de la vanité de
nos ambitions, le seul motif peut-être qui nous empêche de goûter sur terre la
part légitime de félicité qui nous y est dispensée ? […] Funeste instinct qui
ouvrit à Eve les portes de la mort, à pandore la boîte où dormiraient encore
toutes les misères de l’humanité…18
Michel est à la recherche d’une unité intellectuelle pour donner un sens au monde,
mais il se rend compte des dangers qu’il y a à vouloir expliquer tous les mystères. Il
comprend alors qu’il manque à l’homme quelque chose d’essentiel qu’il s’efforce
vainement de trouver par la raison et la science et qui le tourmente sans cesse.
Nodier crée un univers littéraire pour rendre compte de ses expériences, qu’il
transporte à un autre niveau par le truchement de l’imagination. Il établit un monde
invisible : « l’art ne recours au réel que pour l’abolir et lui substituer une nouvelle
réalité. »19 La folie telle que la voit Nodier est l’expérience du monde à travers
l’imagination, elle consiste à essayer de donner un sens au monde et de le décrypter à
travers l’imagination. Il ne faut pas se limiter au concret et à ce que l’être humain
peut immédiatement percevoir.
Par ses œuvres littéraires, Nodier veut universaliser son expérience personnelle :
« les mythes, par lesquels Nodier exorcisa ses démons, n’ont de portée universelle et
18
19
La Fée aux miettes, p ; 183.
Jean Rousset, Forme et signification, Corti, 1964, p. III.
24
d’action ensorcelante que dans la mesure justement où ils sont irréductibles à une
simple expression de l’aventure réelle. »20
Le langage et les mythes aident l’écrivain à atteindre la plénitude de sa
personnalité et permettent à son moi de devenir universel. Il confère au langage une
force magique avec laquelle il peut capter sous une forme intelligible l’ensemble des
images qui peuplent notre monde intérieur. La Fée aux miettes, qui personnifie la
sagesse, parle toutes les langues. Au fur et à mesure que Michel développe sa
personnalité elle lui transmet le don des langues. Il atteint alors l’universalité de son
moi du moment où il peut parler toutes les langues et communiquer avec tous les
peuples. Il peut ainsi accéder aux connaissances premières de l’humanité. La langue,
au même titre que le mythe, est créatrice de tout un univers : dès qu’on peut nommer
une chose, on lui confère son existence.
Nodier, le conteur désenchanté.
On a souvent vu dans Nodier un précurseur du désenchantement. Il était
volontiers mélancolique voire misanthrope ce qui le conduisait à chercher refuge dans
le rêve et la folie. Ils sont en effet les moyens d’atteindre un spiritualisme extrême qui
s’écarterait de la religion, faisant alors du fantastique une profession de foi. A partir
de 1830, Nodier développe sa propre doctrine du fantastique. Mais il veut s’éloigner
de l’aspect fictionnel du fantastique popularisé par Hoffman en le revêtant d’un
aspect philosophique. Lorsque dans la préface de La Fée aux miettes il écrit qu’ « une
histoire fantastique manquait de la meilleure partie de son charme quand elle se
bornait à égayer l’esprit […], que la meilleure partie de son effet était dans l’âme »
(p.10), il affirme que l’imagination d’un monde supranaturel joue un rôle important
pour la société et la quête du bonheur des hommes. Il expose la même idée dans son
essai « Du fantastique en littérature » :
Voilà ce qui a rendu le fantastique si populaire depuis quelques années, et
ce qui en fait la seule littérature essentielle de l’âge de décadence ou de
transition où nous sommes parvenus. Nous devons même reconnaître en cela
un bienfait spontané de notre organisation ; car si l’esprit humain ne se
20
Albert Béguin, L’Ame romantique et le rêve, Corti, 1963, p. 338.
25
complaisait encore dans de vives et brillantes chimères, quand il a touché à nu
toutes les repoussantes réalités du monde vrai, cette époque de désabusement
serait en proie au plus violent désespoir, et la société offrirait la révélation
effrayante d’un besoin unanime de dissolution.21
Le fantastique constitue ainsi pour lui une échappatoire indispensable sans
laquelle le monde qu’il trouve trop rigide serait voué au plus complet désespoir.
Nodier se tourne alors du côté du mythe et de la fable qu’il tente de dépouiller de leur
caractère religieux pour leur conférer un aspect différent. Il analyse donc le
fantastique en termes d’histoire littéraire. Dans la littérature, le fantastique est un
palliatif de la diminution des croyances religieuses et en même temps il constitue une
réaction au rationalisme dominant du dix-huitième siècle. L’aboutissement dans l’audelà auquel il aspire est à chercher par d’autres vecteurs que sont le rêve et la folie.
Les révélations fournies par le rêve et la folie rapprochent l’homme de son destin
éternel. L’aspiration de Nodier vers l’infini (que l’on retrouvera chez Nerval) se
manifeste par la fuite vers le souvenir et vers un avenir promis par la mort. Le rêve et
la folie, tels une descente aux enfers, permettent de descendre dans les régions
inexplorées de l’âme humaine, représentant ainsi des modalités d’évasion du monde
réel. Le rêve devient alors un moyen de découvrir et d’explorer la vérité du monde.
Nodier avant Nerval a exalté les visions du sommeil qui permettent la communication
entre l’homme et l’au-delà :
Il est certain que le sommeil est non seulement l’état le plus puissant, mais
encore le plus lucide de la pensée, sinon dans les illusions passagères dont il
l’enveloppe, du moins dans les perceptions qui en dérivent et qu’il fait surgir
à son gré de la trame des songes. […] Il semble que l’esprit, offusqué des
ténèbres de la vie extérieure, ne s’en affranchit jamais avec plus de facilité
que sous l’empire de cette mort intermittente, où il lui est permis de reposer
dans sa propre essence, et à l’abri de toutes les influences de la personnalité
de convention que la société nous a faite.22
Il est surprenant que Nodier reprenne ici l’idée qu’il attribue aux obscurantistes
selon laquelle le rêve serait une mort temporaire. Mais il expose l’idée inverse en
argumentant que cette mort serait en fait un portail conduisant à une autre vie qui,
celle-là, serait la vraie vie. De plus, Nodier nous fait littéralement part d’une
conception ontologique du rêve puisque pour lui les « perceptions » sont des vues sur
21
22
« Du fantastique en littérature », Œuvres complètes, t. V, p. 78-79.
« De quelques phénomènes du sommeil », Œuvres complètes, t. V, p. 160-161.
26
une réalité supraterrestre inaccessible à l’état de veille. Le rêve et la veille
constitueraient donc une double vie où l’homme qui « contient deux êtres infiniment
disproportionnés l’un à l’autre »23 évolue doublement dans le monde matériel mais
aussi dans un autre.
Il en va de même pour les visions de la folie. Dans La Fée aux miettes, Nodier
tente de prouver l’existence d’un monde spirituel. Dans la préface il fait explicitement
le lien entre le rêve et la folie :
[j’ai] essayé d’y déployer, sans l’expliquer, mais de manière peut-être à
intéresser un physiologiste et un philosophe, le mystère de l’influence des
illusions du sommeil sur la vie solitaire, et celui de quelques monomanies fort
extraordinaires pour nous, qui n’en sont pas moins fort intelligibles, selon
toute apparence, dans le monde des esprits.24
Pour lui les visions des fous contiennent la vérité d’un monde supérieur au nôtre.
Dans l’introduction qui suit la préface le narrateur renforce son idée lorsqu’il parle
des lunatiques de Glasgow. Selon lui, le mot « lunatique » est on ne peut mieux choisi
pour parler de leur condition car les lunatiques sont situés au plus haut de l’échelle
qui sépare la terre de la lune car ils :
communiquent nécessairement de ce degré avec les intelligences d’un
monde qui ne nous est pas connu, il est assez naturel que nous ne les
entendions point, et il est absurde d’en conclure que leurs idées manquent de
sens et de lucidité parce qu’elles appartiennent à un ordre de sensation et de
raisonnements qui est tout à fait inaccessible à notre éducation et nos
habitudes.25
Nodier place les mêmes propos dans la bouche de la Fée :
N’as-tu pas remarqué que les vaines sagesses de l’homme le conduisent
quelquefois à la folie ? Et qui empêche que cet état indéfinissable de l’esprit
que l’ignorance appelle folie, ne le conduise à son tour à la suprême sagesse
de quelque route inconnue qui n’est pas encore marquée dans la carte
grossière de vos sciences imparfaites. (p. 223).
C’est l’enseignement que la Fée aux miettes prodigue à Michel et que l’auteur
nous prodigue indirectement. Nodier avait déjà exprimé cette idée dès 1806 à travers
les interrogations du protagoniste principal des Tristes : « Que sais-je infortuné qu’ils
appellent fou, si cette prétendue infirmité ne serait pas le symptôme d’une sensibilité
23
Id. p. 166.
La Fée aux miettes, p.15.
25
Id. p. 21-22.
24
27
plus énergique, d’une organisation plus complète, et si la nature, en exaltant toutes les
facultés, ne les rendit pas propres à percevoir l’inconnu ? » ( p. 74). Nerval aura
étrangement la même interrogation dans Aurélia.
La Fée aux miettes passe donc pour une recherche sur le fantastique, le songe et la
folie. Le but de Nodier est de proposer une nouvelle forme de croyance pour
réconforter ses semblables.
Michel, le héros de ce récit représente tout à fait ce que l’on appellerait un fou.
Tout le livre tente de valider les divagations de l’imagination du héros. Mais cette
validation pose problème. En effet, tout ce que Michel raconte sort des limites du
croyable et est donc sujet à caution. D’abord il identifie la vieille mendiante du
village, connue sous le sobriquet de Fée aux miettes, à Belkiss, la reine de Saba de la
Bible. Ensuite personne ne croit à l’effroyable mésaventure de la nuit dans la
chambre d’hôtel ou encore le caractère magique du médaillon ou l’aspect merveilleux
de la petite maison de Greenock. Personne à part Michel ne peut donner fois à ces
propos. D’ailleurs, l’enquête que mène Daniel, le domestique du narrateur, confirme
l’hypothèse de la folie de Michel. Nodier raconte donc un délire qu’il ne cherche
même pas à déguiser. Et il ne tente pas non plus de le dissimuler sous le merveilleux
bien que les faits rapportés puissent se révéler comme tel pour peux qu’on y prête foi.
Le merveilleux ici a une toute autre fonction. Il ne domine jamais, ce n’est qu’un
artifice pour embellir un récit qui sans cela pourrait paraître sordide. Mais pour
Nodier il ne s’agit pas seulement d’écrire l’histoire d’un fou. Il s’agit plutôt de mêler
le réel et l’imaginaire pour créer entre le fou et le lecteur un lien de « sympathie
poétique ».26 La formule du roman fantastique est donc claire : il s’agit d’apprécier le
surnaturel en faisant semblant d’y croire.27 Le lecteur est impliqué émotionnellement
dans le récit. L’auteur laisse à ses lecteurs la possibilité de ne voir dans le récit de
Michel que la simple hallucination d’un jeune homme obsédé par des pensées
morbides et incohérentes. C’est au lecteur de prendre position par rapport à l’élément
d’étrangeté du récit. Mais Nodier ne livre pas complètement la clé du récit et laisse le
26
J’emprunte cette expression à Paul Bénichou, L’Ecole du désenchantement, éd. Gallimard, 1992, p.72.
Il faut y voir la même intention que celle de Coleridge lorsque celui-ci parle de « the willing suspension of
disbelief » qui sous-tendrait toute œuvre de fiction.
27
28
lecteur dans le doute par un retournement de situation à la fin du roman. En effet, le
narrateur apprend que Michel a disparu de l’asile dans lequel il était enfermé et que
« ses camarades […] prétendent l’avoir vu se balancer un moment à la hauteur des
tourelles de l’église catholique, avec une fleur à la main, et chantant d’une manière si
douce qu’on ne savait si ces chants provenaient de la fleur ou de lui. » (p. 244). Ce à
quoi Nodier répond par l’intermédiaire de son narrateur « c’était la fleur, Daniel, ne
t’y trompe pas ». Nodier s’obstine à faire perdurer l’illusion jusqu’au bout en sachant
que le lecteur n’est pas dupe. En effet, nous avons vu que Nodier présente la réalité
du point de vue d’un personnage qui raconte l’histoire. Il a le rôle de spectateur
compréhensif mais lucide car détaché des événements du récit que Michel raconte.
Nodier rend les éléments fantastiques vraisemblables au lecteur grâce à un habile jeu
de miroir. Il rend donc le fantastique vraisemblable, parce qu’il est présenté au lecteur
comme la vision du personnage qui donne libre cours à son penchant pour le
merveilleux à travers ce que raconte Michel. L’auteur transfère ainsi la responsabilité
de ce qu’il écrit sur son personnage qui le dédouane. Ce n’est donc pas lui même mais
le personnage-miroir qui reproduit la réalité. Ce ne sont alors pas les objets et les
êtres du conte qui ont des propriétés magiques – comme Michel le raconte à qui veut
l’entendre – mais le lecteur se laisse plus facilement et plus volontairement enchanter
par cette supercherie tout en étant conscient de l’illusion ainsi créée.
La folie telle que la conçoit Nodier serait alors une quête de l’impossible et de
l’immortalité. La Fée, une fois que Michel aura trouvé la mandragore qui chante, se
trouverait rajeunie, deviendrait immortelle et délivrerait Michel de sa condition
humaine : « Enfant ! […] digne créature qu’une méprise de l’intelligence qui préside
à la distinction des espèces a malheureusement laissé tomber pour un petit nombre de
jours dans le limon de l’homme, ne te révolte pas contre l’erreur de ta destinée ! je te
reconduirais à ta place ! » (p. 230). Tout ceci nous permet d’élaborer un début de
définition du fantastique chez Nodier : c’est une croyance en l’imagination pure qui
se manifeste en tant que telle. Pour Nodier la folie a un sens, ce n’est pas l’errance ou
la divagation fortuite de l’esprit humain. Elle manifeste plutôt un élément libérateur
pour l’homme en l’imagination à laquelle il faut donner libre cours sans retenue pour
29
atteindre l’éternité. C’est ainsi que dans l’article « De quelques phénomènes du
sommeil » il oppose le « principe imaginatif » au « principe positif ».28 Le credo dans
le fantastique de Nodier pourrait alors être le suivant : « c’est la foi pour ceux qui
croient, l’idéal pour ceux qui songent, et qui aiment mieux, à tout compenser,
l’illusion que le doute. »29 Il ne faut douter de rien et laisser vagabonder son
imagination, mais en même temps il ne faut rien croire et ne pas se laisser
emprisonner dans le monde des illusions. C’est ce qu’enseigne la Fée aux miettes à
Michel lorsqu’elle lui dit : « Tout est vérité, tout est mensonge » (p. 233). Ainsi,
comme l’apprend la Fée à Michel, le rêve est un vecteur de croyance, en l’impossible
et l’impensable. Dans l’introduction du roman, Nodier nous donne une des règles
fondamentales de la littérature fantastique :
C’est que pour intéresser dans la littérature fantastique, il faut d’abord se
faire croire, et […] une condition indispensable pour se faire croire, c’est de
croire. Cette condition une fois donnée, on peut aller hardiment et dire tout ce
que l’on veut. (p.13).
C’est là que Nodier à recours à la folie par l’intermédiaire de Michel. Pour
pouvoir tout dire il faut que le narrateur, médiateur entre le fou et les lecteurs, soit
« un autre fou moins heureux, un homme sensible et triste […] qu’une expérience
amère des sottes vanités du monde a lentement dégoûté de tout le positif de la vie
réelle et qui se console volontiers de ses illusions perdues dans les illusions de la vie
imaginaire » (p. 214). Ce portrait correspond tout à fait à celui de Nodier l’homme
avant d’être Nodier l’écrivain. C’est ainsi son propre désespoir qu’il met en scène et
la folie et le rêve constituent un refuge idéal à son vague à l’âme.
Nous avons vu plus tôt que le fantastique est un moyen d’exprimer ce qui est
tabou, que ce soit d’ordre sacré ou religieux. Le rêve revêt chez Nodier une
dimension mythique quand il devient révélateur d’une destinée progressive pour
l’humanité : « depuis quatre ans, une idée descendue dans mon esprit à la faveur du
sommeil, qui est le premier des enseigneurs, s’est développé avec tant de puissance
de nuit en nuit qu’elle a finit par se changer en conviction. »30 Nodier affirme alors
28
« De quelques phénomènes du sommeil », Œuvres complètes, t. V , p. 188-189.
« Du fantastique en littérature », Œuvres complètes, t. V, p. 111-112.
30
Lettre du 21 juillet 1832 à Charles Weiss, dans Correspondance, CXVII, p. 255-257.
29
30
être visité par un rêve qui lui promet un monde meilleur. Il attribue cette visitation au
hasard qui
Seul a jeté en [lui] une perception immense, incommensurable, qui a le
caractère le plus évident de la vérité. […] Aucun homme qui pense ne peut la
contredire sans s’accuser dans son cœur de mauvaise foi et de mensonge ; et
cette perception, c’est celle de la création tout entière avec son
commencement et son but.
Contrairement à Nerval qui avait une profonde croyance dans les visions de ces
rêves, on peut légitimement mettre en doute la source onirique de la doctrine de
Nodier. Il est par contre impossible de considérer la Fée aux miettes comme une
simple étude de la folie où le héros aurait perdu son fil d’Ariane qui le relie à la
réalité. Il est vrai que la folie est omniprésente dans le roman de Nodier. Elle est soit
mise en relief de façon explicite comme dans la maison des fous de Glasgow, ou elle
est présente de façon métaphorique. On peut dire que le navire La reine de Saba sur
lequel Michel s’embarque représente sa folie qui flotte au gré de ses songes et qui
manque de le faire sombrer. Son remède au désespoir terrestre est une immortalité
céleste. Brian Rogers, dans son essai « Charles Nodier et la tentation de la folie »
résume le principe de l’œuvre en ces termes : « La fée aux miettes est l’apologie la
plus passionnée que Nodier ait jamais écrite du rêve, de son importance dans la vie, et
de sa supériorité sur la raison. »31 Donc, chez Nodier la folie n’est pas un état de
conscience directement vécu par l’auteur. C’est plus le désir d’un état supérieur
idéalisé, c’est une tentation.
31
Brian Rogers, Charles Nodier et la tentation de la folie, éd. Slatkine, Genève-Paris, 1985, p. 15-16.
31
Gérard de Nerval et le récit fantastique.
Le genre fantastique séduit également très tôt le jeune Nerval, et il écrit son
premier conte du genre, La main de gloire. Ce titre publié la même année que La Fée
aux miettes reprenait une autre appellation de la mandragore dans son titre, à croire
que l’élément florale fascinait ces auteurs. Ce conte fut donc publié en 1832 dans Le
Cabinet de littérature. En 1841 Nerval est frappé de crises de folie qu’il qualifia luimême de « théomaniaques » qui étaient les premières manifestations d’une psychose.
Il s’installe donc à Montmartre dans la clinique du docteur Esprit Blanche. A ce
moment, certains, comme le critique Jules Janin dans le Journal des Débats du
premier mars 1841, n’avaient pas hésité à annoncer sa mort psychique. Nerval leur
répond dans une lettre datée du 24 août 1841 adressée à Jules Janin :
Presque tous avaient suivis votre exemple, et l’on s’était accordé à faire de
moi une sorte de prophète, d’illuminé dont la raison s’était perdue en
Allemagne, dans les épreuves des sociétés secrètes et dans l’étude des
symboles de l’Orient […]. Depuis ce temps, ceux de mes amis qui ne croient
pas à la mort […] continuent à pleurer ma raison perdue […]. Et c’est en vain
que je parle, que je raisonne, que j’écris même.
En 1843 il entreprend un voyage en Orient, peut-être pour oublier la disparition
tragique de Jenny Colon en 1842, une actrice dont il s’était fortement épris. Il erre
ainsi pendant plusieurs années quand la folie le frappe à nouveau en 1849. Il guérit
momentanément mais rechute en 1853 alors qu’il écrit Sylvie, publié dans Les Filles
du feu en 1854. En 1855 paraît dans la Revue de Paris la première partie d’Aurélia.
Aurélia est une descente lucide dans le monde du rêve et de la folie. C’est alors que
Nerval met fin à ses jours le 26 janvier de 1855 en se pendant rue de la VieilleLanterne. La seconde partie d’Aurélia paraît le 15 février de la même année.
L’inspiration de Nerval le rattache au corps romantique mais il est indéniable qu’il a
su faire preuve d’originalité au travers de ses œuvres qui le distinguent des autres
romantiques. Il fut le premier à porter un regard aigu sur sa propre folie et sut
entrelacer dans ses textes rêves, rêverie et vie réelle. Par là ; il se rattache à toute une
lignée de conteurs tels que Apulée, Virgile, Dante, Francesco Colonna, Scève,
Ronsard ou encore Hoffman, Rimbaud, Mallarmé et Huysmans. Tous ont en commun
32
de considérer la poésie comme un moyen de connaissance plus que d’évasion. Tous
lui attribuent un rôle d’initiation mystique, une dimension « supernaturaliste », selon
l’expression employée par Nerval pour parler de ses Chimères. Les récits et les
poèmes de Nerval ont pour but de franchir les « portes d’ivoire ou de corne qui nous
séparent du monde invisible (Aurélia). Il s’agit de retrouver les grands disparus,
écrivains, conquérants ou femmes aimées. Pour Nerval l’imagination n’est pas une
fantaisie gratuite mais une vision assumée : « La mission d’un écrivain est d’analyser
sincèrement ce qu’il éprouve dans les grandes circonstances de sa vie » (Aurélia).
Aurélia ou le Rêve et la Vie.
Ce récit en deux parties et en seize chapitres parut dans la Revue de Paris d’abord
le premier janvier 1855 puis de façon posthume le 15 février de la même année.
Nerval y raconte la crise qu’il a subie en 1841 et ce qui en découla, entraînant le
lecteur dans le cercle de ses hallucinations. Mais il choisit de considérer sa folie
comme un « épanchement du songe dans la vie réelle » (p. 418) et comme une
initiation. Sa propre histoire rencontre celle de l’humanité, dont il reconstitue les
origines mythiques pour mieux expliquer la perte d’Aurélia qui fut pour lui la femme
intercesseur. Aurélia est donc à la fois un témoigne réaliste et une descente au fond
des enfers personnels de son auteur. Il s’inspire de Dante mais il innove dans le
domaine de l’introspection en narrant soigneusement ce que l’on considérait
jusqu’alors comme inexprimable. Dans ce récit Nerval brouille les frontières qui
séparent le passé du présent et le rêve de la réalité : « Le rêve est une seconde vie. Je
n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde
invisible. » (p. 413). Il nous révèle les images de son inconscient, ce qu’il appelle
« les mystères de son esprit » (p. 414) et laisse entendre les motivations secrètes de
ses rêves et de ses délires.
33
Aurélia : Une Odyssée Spirituelle.
Ce récit de forme autobiographique se développe comme une odyssée spirituelle
où l’auteur mettrait à nu l’essence de son moi le plus profond, ses expériences et
perceptions les plus intimes. Nerval, tel un Ulysse qui essaie de revenir à Ithaque, part
en quête de son moi, où réside sa raison. Le point de départ de cette odyssée est
l’histoire d’un amour malheureux pour une actrice. Cet amour est déjà le sujet des
« Lettres à une actrice » datées de 1837 à 1839. Plus tard, dans la « Lettre de
Brisacier », « l’illustre Brisacier » attribue le nom d’Aurélie à la comédienne qu’il
exalte avant de dénoncer sa perfidie dont il se croit la victime : « pauvre Aurélie !
[…] ne m’as-tu pas aimé un instant, froide Etoile ! ».32 Brisacier, bien que ne
désignant pas Nerval explicitement, dit Je et il n’est pas difficile de voir Nerval
transparaître en lui. A la fin de sa préface « A Alexandre Dumas », Nerval s’identifie
d’ailleurs explicitement à son malheureux héros :
Une fois persuadé que j’écrivais ma propre histoire, je me suis attendu à cet
amour pour une étoile fugitive qui m’abandonnait seul dans la nuit de ma
destinée, j’ai pleuré, j’ai frémi des vaines apparitions de mon sommeil. Puis
un rayon divin a lui dans mon enfer ; entouré de monstres contre lesquels je
luttais obscurément, j’ai saisi le fil d’Ariane, et dès lors toutes mes visions
sont devenues célestes. Quelques jours j’écrirais l’histoire de cette « descente
aux enfers », et vous verrez qu’elle n’a pas été entièrement dépourvue de
raisonnement si elle a toujours manqué de raison.33
On peut voir dans cette lettre l’ébauche du projet d’écriture de Nerval. La trame
d’Aurélia se découpe en filigrane. La descente aux enfers dont il est question fait sans
nul doute référence à ses crises de folie. C’est donc à la lumière de ces textes qu’il
nous faut lire Aurélia, où cette histoire d’amour entre Nerval et une cantatrice
insaisissable est résumée. La genèse du personnage d’Aurélia est déjà élaborée dans
Sylvie, dans la « Lettre de Brisacier », ou Pandora. Dans ces récits, Aurélie, la femme
aimée, est une figure féminine rancunière, persécutrice qui rejète ou fuit le héros.
Mais dans Aurélia ce caractère disparaît pour laisser la place à l’évocation d’un
personnage bienveillant et presque céleste. L’amant triomphe alors et il reçoit le
pardon de sa bien-aimée. Le mal qui menace l’auteur ne réside plus dans cette figure
32
33
Préface des Filles du feu, « A Alexandre Dumas », Bibliothèque de la Pléiade, éd. Gallimard, 1993, p. 454.
Id. p. 458.
34
féminine qu’il élève au rang de déité. Les dangers proviennent de puissances
ennemies qui se déchaînent sur elle menaçant ainsi l’amour et l’intégrité du couple.
Le narrateur d’Aurélia se croit coupable de la mort de la femme qu’il aime. Mais
la nature de la faute n’est jamais spécifiée. On ne sait pas pourquoi Aurélia est
« perdue » pour lui, ni quelle est cette faute impardonnable dont il se croit coupable.
Dans ses récits et lettres antérieures, la principale raison est qu’on lui reprochait de ne
pas savoir aimer. Mais ici, la faute qu’il croit impardonnable tient plus de la faute
religieuse que profane. Le pardon accordé par la femme aimée s’apparente alors à une
absolution :
Un jour, me trouvant dans une société dont elle faisait partie, je la vis venir
à moi et me tendre la main. Comment interpréter cette démarche et le regard
profond et triste dont elle accompagna son salut ? J’y cru voir le pardon du
passé ; l’accent divin de la pitié donnait aux simples paroles qu’elle m’adressa
une valeur inexprimable, comme si quelque chose de la religion se mêlait aux
douceurs d’un amour jusque là profane, et lui imprimait le caractère de
l’éternité. (p. 416).
Aurélia devient alors une figure messianique salvatrice pour l’auteur, et
transforme l’amour jusque là profane en une instance religieuse puis intemporelle.
Plus tard dans le récit, la femme aimée prendra explicitement la forme de plusieurs
déités, notamment celle de la Vierge Marie :
Il me semblait que la déesse [Isis] m’apparaissait, me disant : « Je suis la
même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes les
formes tu as toujours aimée. A chacune de tes épreuves j’ai quitté l’un des
masques dont je voile mes traits, et bientôt tu me verras telle que je suis. » (p.
463).
Paul Bénichou compare l’odyssée amoureuse de Nerval à « une fable d’amour
spiritualisée [qui] tend à devenir une quête de salut à deux, elle bientôt morte et
émigrée dans un ciel incertain, lui toujours pénitent d’amour devenu par surcroît
pénitent de salut et de retrouvailles célestes. »34 Il est persuadé qu’Aurélia lui
appartient dans la mort et à la fin il a la conviction d’avoir trouvé le salut et percé le
mystère qui se cache derrière les portes de corne et d’ivoire. On peut se demander si
le suicide de Nerval découle de cette conviction ou de la réalisation que tout n’est
qu’illusion.
34
Paul Bénichou, L’Ecole du désenchantement, éd. Gallimard, 1992, p. 457.
35
Nerval : le rêve ou la descente aux enfers.
Dans la lettre-préface aux Filles du feu, Nerval annonce son ambition de traduire
ses rêves et ses émotions et d’écrire l’histoire d’une descente aux enfers où, suivant
les modèles des récits antiques, l’amour aurait joué un rôle essentiel. Il avait d’abord
l’intention d’intituler son récit Le Rêve et la vie mais il se ravisa finalement pour le
baptiser Aurélia. On se demande alors pourquoi Nerval a choisi de substituer ce
prénom féminin à un titre qui traduisait si bien son projet et quel peut être la
signification de ce simple prénom. C ‘est comme si ce prénom contenait alors toute
l’essence du projet de Nerval. Bien plus qu’un prénom il représente pour Nerval
l’accession à une autre vie par l’intermédiaire du rêve.
L’entrée dans le monde des rêves fascine Nerval autant qu’il fascine Nodier. Avec
les rêves il s’agit de rendre compte de la part des ténèbres contenue dans la
personnalité humaine avec les mots d’une culture classique qui est bâtie sur le rejet
du monde de la nuit et des rêves. Pour exprimer les caractères de l’univers onirique,
Nerval avait donc besoin d’une « clarté nouvelle » ( p. 413) opposée à la pensée
classique. Il fallait donc que Nerval découvre l’écriture où se reflétait le travail de
l’imaginaire fonctionnant dans la plus totale indépendance par rapport aux lois
cartésiennes. Il lui fallait inventer un langage capable d’éclairer le « séjour des
limbes » (p. 413) où siègent les Esprits afin de décrire les manifestations spécifiques
qui ont pour cadre le théâtre des rêves. Que cela soit dans Aurélia ou à travers le
héros des Illuminés Nerval tente, par les rêves, de décrypter le secret de la science,
des nombres et les secrets que cachent le monde invisible :
J’attribuais un sens mystique aux conversations de mes gardiens et à celles
de mes compagnons. Il me semblait qu’ils étaient les représentants de toutes
les races de la terre et qu’il s’agissait entre nous de fixer à nouveau la marche
des astres et de donner un développement plus grand au système. Une erreur
s’était glissée, selon moi, dans la combinaison générale des nombres, et de là
venaient tous les maux de l’humanité. […] Mon rôle me semblait être de
rétablir l’harmonie universelle par art cabalistique et de chercher une solution
en évoquant les forces occultes des diverses religions. (p. 466).
Les thèmes abordés dans ses rêves reflètent bien souvent la situation de Nerval.
Ainsi on rencontre plusieurs fois la figure féminine céleste et la figure du Jéhovah
36
tyran, qui reflètent dans la vie de Nerval sa mère morte quand il avait deux ans et
demi et son père désapprobateur. Dans cette dichotomie du bien et du mal, il assimile
la nature de la femme, notamment à travers la déesse Isis qui apparaît constamment
dans ses rêves. Dans un de ses rêves il s’écrie :
Oh ! ne fuis pas ! […] car la nature meurt avec toi ! […], je me heurtai à un
pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un buste de femme. En le relevant,
j’eus la persuasion que c’était le sien… je reconnus des traits chéris, et portant
les yeux autour de moi, je vis que le jardin avait pris l’aspect d’un cimetière.
[…] Ce rêve si heureux à son début me jeta dans une grande perplexité. Que
signifiait-il ? je ne le sus que plus tard. Aurélia était morte. (p. 431).
Le rêve est une surface mouvante, c’est un monde en marge du réel qui pervertit
toute logique mais où les événements rêvés, bien que flous et instables (à l’instar de
la transformation de la femme en déesse puis en cadavre démembré dans le jardin en
cimetière) trouvent une correspondance dans le monde réel. C’est cette familiarité,
cette impression de déjà-vu et de fatalité qui menace le narrateur de devenir fou. Il
pense donc qu’il y a coïncidence entre les événements du monde terrestre et les
événements du monde surnaturel. Dans Aurélia, le désir de mariage mystique que le
narrateur espère réaliser est symbolisé par sa conviction que l’amour et la religion
sont liés : « J’y crus voir le pardon du passé ; l’accent divin de la pitié donnait aux
simples paroles qu’elle m’adressa une valeur inexprimable, comme si quelque chose
de la religion se mêlait aux douceurs d’un amour jusque-là profane, et lui imprimait le
caractère de l’éternité. » (p. 416). Il pense qu’il peut fusionner la religion et l’amour
au terme d’une initiation isiaque : la femme aimée est morte et cette mort la rend
céleste (il la compare à une étoile). Elle devient alors pour le personnage nervalien ce
qui le relie au Ciel . Cette conviction provient à la suite d’une première crise de folie
elle-même provoquée à la suite d’une conversation avec des amis au cours de laquelle
il mentionne ses observations platoniciennes : « Je dissertais chaleureusement sur des
sujets mystiques ; je les étonnais par une éloquence particulière, il me semblait que je
savais tout, et que les mystères du monde se révélaient à moi dans ses heures
suprêmes. » (p.417). C’est le platonisme qui semble avoir entraîner le narrateur dans
un monde d’illusions qui lui a inspiré ces « idées bizarres » (p. 480) qui, le coupant de
la vie quotidienne l’ont conduit à la folie. L’amour idéal mystique l’a alors rendu
incapable d’aimer une femme dans le monde réel : « Quelle folie, me disais-je,
37
d’aimer ainsi d’un amour platonique une femme qui ne vous aime plus. Ceci est la
faute de mes lectures ; j’ai pris au sérieux les inventions des poètes, et je me sui fait
une Laure ou une Béatrice d’une personne ordinaire de notre siècle. » (p. 414-415).
L’amour idéalisé, mélange de rêve et de réalité résulte à une passion adoratrice qui
annihile la conscience de l’auteur. Selon Théophile Gautier, Nerval en Jenny Colon,
qui a inspiré le personnage d’Aurélia, « croyait avoir trouvé la réalisation de son
idéal ».35 Nerval, tout à sa passion amoureuse, divinise la femme aimée. Dans les
Lettres à Jenny Colon il écrivait : « Ah ! ce n’était pas alors la femme, c’était l’artiste
à qui je rendais hommage. Peut-être aurais-je dû toujours me contenter de ce rôle, et
ne pas chercher à faire descendre de son piédestal cette belle idole que jusque-là
j’avais adorée de si loin. »
Les motifs fantastiques alors dévoilés par les troubles mentaux de Nerval sont
principalement les jeux de miroir et de ressemblances, miroitements, associations,
métamorphoses, dédoublements, substitutions, abolitions des limites temporelles et
spatiales, confusion de la temporalité et de la spatialité. Pour lui comme pour les
héros de l’antiquité qui entreprennent une descente aux enfers, il faut quelque chose à
quoi se raccrocher. Le dormeur a impérativement besoin du fil d’Ariane qui le relie
au monde de la vie éveillée sans quoi il peut se perdre à jamais dans le labyrinthe de
l’inconscient et sombrer dans la folie : « Lorsque l’âme flotte incertaine entre la vie et
le rêve, entre le désordre de l’esprit et le retour de la froide réflexion, c’est dans la
pensée religieuse que l’on doit chercher secours… » (p. 446). Nerval n’appartenant à
aucune religion cherche du secours dans la figure divinisée de la femme aimée : « Je
veux expliquer comment, éloigné longtemps de la vraie route, je m’y suis senti
ramené par le souvenir chéri d’une personne morte, et comment le besoin de croire
qu’elle existait toujours a fait rentré dans mon esprit le sentiment précis des diverses
vérités que je n’avais pas assez fermement recueillies dans mon âme.» (p. 456). L’état
mental où ce phénomène se produit est celui où l’esprit garde ses attaches avec le
monde mais substitue l’introspection rêveuse à la réalité des choses concrètes. Avec
le songe c’est une vie parallèle qui émerge où l’âme découvre des mondes nouveaux
et des créatures dont elle n’imaginait même pas l’existence. Dans La Fée aux miettes,
35
Théophile Gautier, Souvenirs romantiques, Paris, Garnier, 1929, p. 233.
38
Michel le rêveur est guidé par la Fée dans sa descente labyrinthique. Nerval dans
Aurélia, ne bénéficie pas de la présence bénéfique et rédemptrice de la figure
féminine. Au contraire, la figure féminine chez Nerval est précisément l’élément qui
l’entraîne un peu plus au fond de sa folie. Si le rêve chez Nodier est la recherche de
l’idéal féminin, il exprime chez Nerval la douleur de l’avoir perdu.
Chez Nerval, le rêve donne accès à un autre monde, correspondant à la réalité,
mais c’est un monde qu’il juge supérieur : « C’est ainsi que je croyais percevoir les
rapports du monde réel avec le monde des esprits. La terre, ses habitants et leur
histoire étaient le théâtre où venaient s’accomplir les actions physiques qui
préparaient l’existence et la situation des êtres immortels attachés à sa destinée. » (p.
447). Il existe sous la surface consciente et apparaît à l’homme seulement par
l’intermédiaire du rêve, dévoilant le mystère de la destinée des âmes après la mort.
Pour Nerval le rêve semble plus réel que la vie ordinaire. Le nouveau monde qu’il
découvre en songe est différent mais étrangement familier de par les différents lieux
et créatures qui le peuplent. La similarité qui existe entre les créatures qui peuplent le
monde de l’inconscient et celles de la vie réelle montre le rapport étroit qui existe
entre ces deux vies. Comme c’était le cas chez Nodier, c’est la perception obsédante
d’une vie meilleure qui provoque la lutte entre le rêve et la réalité. Cette lutte conduit
Nerval à la folie et Nodier à la mélancolie . S’il était possible de rentrer dans la
logique de la folie du héros de Nodier, il nous est impossible de donner une
quelconque explication à celle de Nerval. L’originalité du récit de Nodier résidait
dans le fait que l’histoire était racontée par un fou à un autre fou. L’originalité du
récit de Nerval tient à ce que l’histoire est une histoire de fou racontée par un fou qui
ne se considère pas comme tel. Mais à l’instar de Nerval qui nous met en garde, il ne
faut pas seulement considérer sa « maladie » comme simple folie dans le sens d’une
aberration de son esprit conduisant à un état hallucinatoire. En effet, Nerval nous fait
entrer dans son inconscient et nous dévoile un monde de mythes et de rêves. Il se sent
alors libre de raconter sa folie qui dès lors cesse d’en être une (à ses yeux) dans la
mesure où elle donne accès à l’immortalité et à des intuitions qui ont valeur
d’enseignement (Nerval dit explicitement se prendre pour le Christ). La folie chez
Nodier était de chercher à concilier à la réalité ordinaire un besoin permanent de
39
s’évader dans un univers correspondant à ses désirs les plus intimes. Chez Nerval la
folie est de croire qu’il puisse vivre de façon permanente dans cet univers sans subir
les conséquences d’un dédoublement de sa personnalité. En s’identifiant à ses
personnages, Nerval se perd dans le labyrinthe de son moi.
A l’instar de Nodier Nerval pose le problème de réconcilier la réalité et le besoin
d’évasion dans un monde qui répondrait à ses aspirations. Dans La Fée aux miettes, le
portait de Belkiss est le symbole pour Michel de son rêve d’une femme idéale,
comme la composition du roman est pour Nodier le moyen de se replonger dans un
autre univers. Pour Nerval, le symbole de la femme idéale est l’apparition dans ses
rêves de la figure féminine qui prend tour à tour l’image de différentes divinités, tout
comme le fait de raconter ses rêves lui permet de les revivre et de s’évader à nouveau
en redonnant corps à ses visions. A la fin des deux récits les deux auteurs sont
capables de concilier leur besoin d’illusion avec la réalité. A moins que ceci ne soit
qu’une illusion de plus. Ils en arrivent à la conclusion que leur caractère transitoire
terrestre annonce un avenir mystique où l’illusion est une promesse de réalité. Michel
est une sorte de frère jumeau de l’auteur qui possède enfin le secret de la perfection :
une mandragore qui chante. Pour Nerval, le caractère supranaturel qui transfigure la
quête amoureuse tient à la valeur de révélation qu’il prête à se rêves et à ses visions.
Cette conviction naquit en 1841 lors de sa première crise de folie. La lettre qu’il écrit
à Alexandre Dumas la même année confirme « la conviction de la vie future et de la
sympathie immortelle des esprits qui se sont choisis ici-bas ».36 Douze ans plus tard il
écrit la même histoire à son médecin : « C’est dans une autre vie qu’elle [la mort] me
rendra celle que j’aime. Ici je n’écoute pas la voix d’un songe, mais la promesse
sacrée de Dieu. »37 Nerval n’a jamais déclaré que Dieu lui a parlé mais il fait plutôt du
rêve une profession de foi : « Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans
frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. » (p.
413). Ce monde invisible lui est révélé par l’expérience du rêve et cette connaissance
du monde extérieur est refusée à la raison : « Parfois, je croyais ma force et mon
activité doublées, il me semblait tout savoir, tout comprendre ; l’imagination
m’apportait des délices infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent la raison,
36
37
Lettre à Madame Alexandre Dumas, 9 novembre 1841.
Lettre au docteur Emile Blanche, 27 novembre 1853.
40
faudra-t-il regretter de les avoir perdues… ? » (p.414). La folie est alors révélatrice de
vérités auxquelles on n’aurait pas accès. La mission de l’écrivain est de décrypter les
visions du sommeil, et la folie et le rêve sont des moyens de connaissance extrarationnelle. Cette irrationalité est la mission de l’écrivain. A l’instar de Nodier,
Nerval se montre très en avance sur le courant romantique qui jusque-là n’avait été
que modérément irrationaliste. Paul Bénichou établit le rapport entre Nodier et Nerval
qui voient tous deux dans le rêve un remède aux limitations du réel et contre la mort :
« La Bien-Aimée survivant dans l’étoile est déjà l’obsession d’un personnage de
Nodier38 ; la triade Amour-Rêve-Immortalité occupe plusieurs de ses derniers
contes. »39 Ainsi cette odyssée spirituelle se présente comme une histoire de la folie
de Nerval qui lui apporte le salut sous la forme d’une « Vita Nuova » (p. 414). Le
récit suit chronologiquement la maladie de Nerval : « Ici, a commencé pour moi ce
que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle. » (p. 418).
Si le rêve chez Nodier tournait autour du personnage de la reine de Saba, chez
Nerval il semble tourner autour de la figure féminine chère au narrateur, Aurélia.
Dans les délires oniriques du narrateur elle se confond avec la figure virgilienne
d’Eurydice. Le narrateur nervalien compare son malheur avec celui d’Orphée. Il fait
d’ailleurs plusieurs fois allusion au mythe d’Orphée, explicitement et implicitement.
Il le fait explicitement avec l’épigraphe de la seconde partie : « Eurydice !
Eurydice ! » qui rappelle l’appel désespéré que lance Orphée à Eurydice quand il la
perd pour la seconde fois dans les Enfers. Comme dans le mythe d’Orphée, Aurélia
est perdue deux fois. La première fois, dans le chapitre sept de la première partie, le
narrateur apprend tardivement la mort de la jeune femme : « Je ne le sus que plus
tard , Aurélia était morte » (p. 431). Plus loin le narrateur croit reconnaître « la voix et
l’accent d’Aurélia » (p. 444). Mais c’est seulement un rêve et à son réveil le narrateur
doit se rendre à l’évidence, Aurélia est définitivement perdue. C’est donc autour du
mythe d’Orphée et du mot « perdu » que s’organise la rêverie de Nerval. Dans le
texte, comme le remarque Pierre Brunel dans son essai « Le mythe d’Orphée dans
38
39
Dans Les Tristes, « Une heure ou la vision », 1808.
Paul Bénichou, L’Ecole du désenchantement, p. 459.
41
Aurélia »40, l’adjectif perdu se substitue au nom d’Eurydice. Cette substitution est
d’abord présente dans le chapitre cinq de la première partie, le chapitre de la
flexibilité par excellence où le rêve est porteur de métamorphoses : « tout changeait
de forme autour de moi. » (p.426). Le narrateur a l’impression que son interlocuteur a
changé d’aspect. Le paysage campagnard de la Flandre se transforme en un paysage
urbain, dédale labyrinthique de rues sans fins et de constructions qui évoquent des
montagnes. Le thème de la métamorphose est crucial car il rappelle le caractère
évanescent de la femme aimée qui reste sans cesse un idéale insaisissable qui
disparaît sous les yeux du héros : « Je la perdais ainsi de vue à mesure qu’elle se
transfigurait, car elle semblait s’évanouir dans sa propre grandeur. ‘Oh ! ne fuis pas !
m’écriais-je… car la nature meurt avec toi !’ » (p. 414). Mais Aurélia est perdue pour
le narrateur bien avant sa mort : « Une dame que j’avais aimée longtemps et que
j’appellerai du nom d’Aurélia, était perdue pour moi » (p.414). Et comme dans le
mythe d’Orphée, elle est perdue à cause d’une faute du narrateur, du moins en est-il
convaincu. Il se dit en effet « coupable d’une faute » (p. 414) qui est à l’origine même
de cette perte. Le pseudonyme « Aurélia », qui devient le titre du roman, symbolise la
perte. De ce point de vue le récit serait avant tout le récit d’une perte. Car si le récit
est construit autour du mythe d’Orphée et d’Eurydice, il est plus le récit sur une
absence que la revisitation d’un mythe. En effet, cette absence est indiquée par le titre
même, qui plus qu’un nom féminin, est celui d’une femme perdue d’abord puis
morte. Mais ici Nerval inverse le mythe d’Orphée. Ce n’est pas lui qui guide Aurélia/
Eurydice en dehors des enfers, mais elle. De plus, Nerval fait part de son désir de
possession de la personne aimée. Il ne s’identifie pas à Orphée explicitement car ce
qu’il cherche à exprimer c’est que la possession d’une personne anéantit cette
personne. Ici ce n’est pas le regard qui provoque la métamorphose et la mort
d’Aurélia mais c’est le désir de possession du héros qui l’anéantit. C’est donc une
allégorie de la disparition et de la mort. Or, la signification de cette figure féminine se
révèle par son absence. En ne cessant jamais de la posséder, elle prend une valeur
absolue. Il fallait donc que telle Eurydice, elle soit absente, morte, insaisissable.
Nerval précise dès le début que son récit est une allégorie de la mort lorsqu’il
40
In Nerval : une poétique du rêve, éd. Champion-Slatkine, Paris-Genève, 1989, p. 175-181.
42
apparente les Enfers Antiques et ses rêves avec la référence au chant VI de l’Enéide
de Virgile où les
« portes d’ivoire et de corne » sont les « deux portes du Sommeil, l’une, de
corne par où une issue facile est donnée aux ombres véritables ; l’autre, d’un
art achevé, resplendit d’un ivoire éblouissant, c’est par-là cependant que les
Mânes envoient vers le ciel l’illusion des songes de la nuit. »41
L’itinéraire onirique est défini comme la descente aux enfers personnelle du
narrateur. Cette descente aux enfers est présentée à la fin de la nouvelle comme une
série d’épreuves que le lecteur doit avoir traversées. Cet itinéraire initiatique était déjà
mentionné dans « El Desdichado », où le narrateur dit avoir « deux fois vainqueur
traversé l’Achéron ». La traversée des Enfers de Virgile correspond chez Nerval à la
maison de santé où le rêveur fou a été temporairement enfermé. C’est au cours de ce
séjour que les visions mythologiques du narrateur sont décuplées. Le narrateur
raconte que dans cet « empire des ombres, les compagnons qui [l]’entouraient
[lui]semblaient endormis et pareils aux spectres du Tartare, jusqu’à l’heure où pour
[lui] se levait le soleil. Alors [il] saluai[t] cet astre par une prière et [sa] vie réelle
commençait » (p. 467). Pour que le rêveur fou retrouve son unité, il faut
nécessairement qu’Aurélia soit deux fois perdue.
On note que dans cette transposition littéraire des phénomènes oniriques, la figure
féminine qui est à l’origine des rêves nervaliens demeure inconnue et insaisissable :
Chaque région [du ciel] peuplée de figures radieuses se colorait, se mouvait
et se fondait tour à tour, et une divinité, toujours la même, rejetait en souriant
les masques furtifs de ses diverses incarnations, et se réfugiait enfin
insaisissable, dans les mystiques splendeurs du ciel d’Asie. (p. 420).
Il est alors impossible pour le rêveur d’ancrer son récit dans le temps, les rêves
qui inspirent son récit sont à la fois intemporels et atemporels. La révélation ainsi
attendue est sans cesse différée et tout le récit tourne autour de cette absence de
révélation. Le personnage d’Aurélia reste mystérieux, pour preuve son nom s’efface
progressivement au fil du récit. Il devient « A*** » (p. 451) puis « *** » (p. 475),
comme si Nerval voulait souligner son caractère mystérieux et insaisissable par une
41
Id. p. 180.
43
autre absence. Du reste, dans ses délires oniriques, Aurélia se confond tour à tour
avec Isis et même avec l’Etoile, que le narrateur aperçoit dans le ciel et vers laquelle
il se sent attiré « magnétiquement » (p. 419). Aurélia serait donc un récit de l’absence
et de la perte. On peut relier ce passage avec le poème « El Desdichado » où Nerval
reprend le symbole de l’étoile pour parler de la femme aimée : « Ma seule étoile est
morte et mon lutte constellé/ Porte le Soleil noir de la Mélancolie ».
Derrière ces figures féminines on devine aisément la figure de la Mère évoquée au
chapitre quatre de la deuxième partie. La mère de Nerval est la première absente, la
morte par excellence que Nerval n’a même pas eu le temps de connaître et dont il ne
peut fixer les traits. Cette disparition constitue le nœud du drame de l’auteur et de la
folie nervalienne. C’est à cause de cette première absente qui se dérobe toujours à la
représentation, que toutes les figures féminines possèdent un caractère
irrémédiablement inaccessible. Dans ses rêves, Nerval glisse de ressemblance en
ressemblance mais ne peut jamais s’arrêter sur un personnage féminin ni lui donner
des contours précis. S’il ne peut fixer son choix sur l’un d’entre eux, c’est parce qu’il
lui manque la figure féminine originelle, celle, irremplaçable, de la mère. Ainsi, le
récit d’Aurélia ne peut pas aboutir.42 C’est une fuite perpétuelle de rêve en rêve. On
pourrait alors voir dans Aurélia une tentative impossible pour recomposer le corps de
la mère à partir de l’activité onirique suscitée par son absence. L’évocation du mythe
d’Eurydice montre ainsi la tentative surhumaine d’Aurélia vouée à l’échec : la mort
enlève une première fois Eurydice à Orphée ; puis Eurydice est « une seconde fois
perdue » (p. 445). Eurydice c’est Aurélia, c’est la mère, c’est toutes les femmes
aimées qui sont restées inaccessibles pour Nerval, qui les a alors placées sur un
piédestal et en a fait son idéal de l’amour et de la beauté.
Si le rêve est « une seconde vie », elle ne peut pas plus que l’autre vaincre la
mort. D’où le cri désespéré que Nerval lance à son médecin : « Je voulais trop faire
en bravant la mort ! C’est dans une autre vie qu’elle me rendra celle que j’aime. »43
Le projet initial d’Aurélia se confond avec la transcription des rêves et des
42
C’est la théorie que Michel Brix met en avant dans son introduction à Aurélia, éd ; Le Livre de Poche,
1999.
43
Lettre du 27 novembre 1853 au Docteur Emile Blanche, NPI III, p. 828.
44
impressions du malade, comme l’atteste une lettre de Nerval à son père Etienne
Labrunie : « J’entreprends d’écrire et de constater toutes les impressions que m’a
laissées ma maladie. »44 Comme Freud le mentionnera plus tard, l’effet visé est
purement cathartique : « J’arrive ainsi à débarrasser ma tête de toutes ces visions qui
l’ont si longtemps peuplée. »45
Il ne faut pas considérer Aurélia comme le résultat d’une sorte d ‘écriture
automatique où l’inconscient s’exprimerait librement. Le projet littéraire de Nerval
est non seulement de transcrire ses rêves mais aussi de montrer quelles sont les
relations complexes qu’ils entretiennent avec la vie réelle46 : « Ici a commencé pour
moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle. A dater de ce
moment, tout prenait parfois un aspect double, - et cela, sans que le raisonnement
manquât jamais de logique, sans que la mémoire perdit les plus légers détails de ce
qui m’arrivait. » (p. 418). Ainsi les comptes rendus d’hallucinations prennent la
forme de commentaires ou d’analyses. Le je du récit représente alors tantôt le rêveur
prisonnier du passé et de sa folie, et tantôt le narrateur qui commente dans le présent
et analyse les divagations du héros comme s’il s’agissait d’un autre moi. Ce
dédoublement de l’instance narrative renforce la complexité d’Aurélia. De plus, le
thème du double se retrouve en abîme à l’intérieur même du récit où le héros
nervalien pense plusieurs fois être en présence de son double maléfique :
Il me semblait que cette voix résonnait dans ma poitrine et que mon âme se
dédoublait pour ainsi dire, - distinctement partagée entre la vision et la réalité.
Un instant j’eus l’idée de me retourner avec un effort vers celui dont il était
question, puis je frémis en me rappelant une tradition bien connue en
Allemagne, qui dit que chaque homme a un double, et que lorsqu’il le voit, la
mort est proche. (p. 420).
La folie, comme le rêve, est la quête de la métaphysique de l’origine, de la vérité,
de tous les systèmes de symboles qui régissent l’expérience humaine. De ce point de
vue, l’amour est comme une expérience religieuse pour Nerval : la femme idéale est
soit absente, inaccessible ou morte. Et elle est toujours accompagnée par le double
maléfique de l’auteur, ce döppelganger de mauvais augure : « On parlait d’un
mariage et de l’époux qui, disait-on, devait arriver pour annoncer le moment de la
44
Lettre à Etienne Labrunie, NPI III, p. 832.
Lettre à Emile Blanche, 3 décembre 1853, NPI, p. 833.
46
D’où le sous-titre de l’œuvre Le Rêve et la Vie, qui dans une première version était le titre original.
45
45
fête. Aussitôt un transport insensé s’empara de moi. J’imaginai que celui qu’on
attendait était mon double qui devait épouser Aurélia… » (p. 443). Nerval présente
alors sa folie comme l’expérience de sa propre mort provoquée par ce double, mais
aussi comme une double vision du monde :
Je fermai les yeux et j’entrai dans un état d’esprit confus où les figures
fantasques ou réelles qui m’entouraient se brisaient en mille apparences
fugitives. (p. 420).
Aurélia représente ainsi une multiplicité de traditions que le fou, dans son
excentricité, observe à distance et qu’il peut manipuler consciemment, transformant
la folie en violence dont la mort est le symbole. La folie est alors la division tragique
de l’ego en forces destructrices (le döppelganger), mais c’est aussi une capacité de
voir un double sens là où d’autres ne voient pas d’ambiguïté. La folie serait alors un
mode de perception différent, une autre façon de faire l’expérience de la vérité :
« dans ce que ces personnes me disaient, il y avait un sens double, bien que toutefois
elles ne s’en rendissent pas compte, puisqu’elles n’étaient pas en esprit comme moi. »
(p. 440). Mais la perception de ce double aspect des choses est dangereuse : « Mais si
ce symbole grotesque était autre chose, --si, comme dans d’autres fables de
l’antiquité, c’était la vérité fatale sous un masque de folie ? » (p. 441). Nerval vit la
séparation de son moi de l’intérieur comme un conflit insoluble :
Il y a en tout homme un spectateur et un acteur, celui qui parle et celui qui
répond. Les Orientaux ont vu là deux ennemis : le bon et le mauvais génie.
Suis-je le bon ? suis-je le mauvais ? me disais-je. En tout cas, l’autre m’est
hostile… Qui sait s’il n’y a pas telle circonstance ou tel âge où ces deux
esprits se séparent ? Attachés au même corps tous deux par une affinité
matérielle, peut-être l’un est-il promis à la gloire et au bonheur, l’autre à
l’anéantissement ou à la souffrance éternelle ? (p. 440).
La nature des rêves dont Nerval fait le récit est donc double. D’une part on peut
lire des récits logiques et cohérents, mais plus souvent les rêves sont des fragments
denses qui résistent à l’interprétation (voir « Les Mémorables »). Ces deux types de
récit rejoignent les deux types de mort qui sont annoncées au début du récit : celle de
Nerval qui explique pourquoi il a décidé de ne pas mettre fin à ses jours, mais
comment il a transformé sa pulsion de mort en mort symbolique, en transformant son
expérience de la folie en récit. Nerval reproche à Dumas de vouloir réduire sa folie au
46
silence en utilisant le vocabulaire médical pour parler de sa maladie. Vouloir réduire
sa folie, qui fait intégralement partie de son être, au silence c’est le faire passer pour
mort socialement et sur le plan artistique. Nerval proteste : « je ne suis pas plus fou
aujourd’hui que je n’ai été mort il y a quelques années ».47 Le déclarer fou c’est le
tuer socialement. La folie au temps de Nerval est alors une mort sociale d’autant plus
cruelle pour l’écrivain, que ses écrits, une fois qu’il s’est décrété fou, ne sont plus pris
au sérieux, il est abolit comme sujet pensant et parlant. Paradoxalement, plus ses
visions se séparent du monde réel et plus le fou se voit comme écrivain. Il nous
montre la similarité qu’il y a entre ses rêves de création et l’histoire de la création
qu’il écrit, basée sur des connaissances ésotériques :
On me donna du papier, et pendant longtemps je m’appliquais à
représenter, par mille figures accompagnées de récits de vers et d’inscriptions
en toutes les langues connues, une sorte d’histoire du monde mêlée de
souvenirs d’étude et de fragments de songes que ma préoccupation rendait
plus sensible ou qui en prolongeait la durée. Je ne m’arrêtais pas aux
traditions modernes de la création. Ma pensée remontait au-delà… (p. 433).
L’écrivain se déclare alors poète révélateur des mystères du monde. Cette
tentative de déchiffrer les mystères du monde et de trouver une structure sous-jacente
universelle peut alors être comprise comme une tentative d’articuler l’écriture et
l’expérience. Le monde est pour lui un langage.
Je est un autre ?
Dans la narration du récit, les deux instances de l’énonciation sont distinctes la
plupart du temps. Par exemple, le narrateur/commentateur ouvre le récit tandis qu’il
laisse la place au personnage nervalien dans les « Mémorables ». Mais à d’autres
endroits il est parfois difficile de les séparer. Il est donc difficile de distinguer entre le
simple compte rendu des rêves et le jugement porté sur ceux-ci : « Comment peindre
l’étrange désespoir où ces idées me réduisirent peu à peu ? Un mauvais génie avait
pris ma place dans le monde des âmes, - pour Aurélia, c’était moi-même, et l’esprit
désolé qui vivifiait mon corps, affaibli, dédaigné, méconnu d’elle, se voyait à jamais
destiné au désespoir ou au néant. » (p. 441). Ce dédoublement narratif installe ainsi
47
Préface aux Filles du Feu.
47
une distance entre le héros et le commentateur. Parfois il réagit comme s’il voulait se
dissocier des propos incohérents tenus par le héros. Cette prise de distance vis-à-vis
du personnage résulte à la partition de la narration en deux pôles et à la partition du je
énonciateur. Ainsi on a l’impression que le narrateur s’observe à l’intérieur de ses
rêves depuis l’extérieur. Il a donc plusieurs fois recours aux verbes réfléchis : « …je
me vis vêtu d’un habit brun de forme ancienne… » (p. 429), « Je me vis dans un petit
parc que prolongeaient des treilles en berceaux… » (p. 430).
L’étude du Moi est centrale dans ce récit. Mais il ne s’agit pas pour autant d’un
récit autobiographique. Nerval y mélange des événements qui remontent à des
internements différents et il associe des souvenirs éloignés dans le temps. En fait
Nerval effectue un travail de recomposition où il restitue selon son propre ordre
événements et souvenirs. Dans les années 1840 il faisait part de sa quête d’une
croyance et de son désir de donner un sens à l’univers. Le salut pour l’écrivain est
possible s’il arrive à vaincre le temps, et la mémoire est selon lui le seul moyen pour
y arriver. C’est dans le souvenir que l’on peut arriver à une expérience d’éternité et
d’immortalité :
Quel bonheur je trouvais d’abord dans cette conviction ! Ainsi ce doute
éternel de l’immortalité de l’âme qui affecte les meilleurs esprits se trouvait
résolu pour moi. Plus de mort, plus de tristesse, plus d’inquiétude. Ceux que
j’aimais, parents, amis, me donnaient des signes certains de leur existence
éternelle, et je n’étais plus séparés d’eux que par les heures du jour. (P . 429).
Le retour aux origines par les rêves est devenu le mouvement de sa pensée qu’il
exprime par le je dans son discours. Il n’est donc pas étonnant que ses rêves le
transportent dans la maison de ses aïeux et que ceux-ci apparaissent dans ses rêves :
« Un rêve que je fis encore me confirma dans cette pensée. Je me trouvais tout à coup
dans une salle qui faisait partie de la demeure de mon aïeul. » (p. 429).
Il ne faut pas non plus voir dans Aurélia une analyse de la folie en soi mais il faut
plutôt plonger dans « les mystères de [son] esprit » (p. 414). On peut noter les
récurrences des formes par lesquelles l’auteur exprime sa subjectivité : « il me
48
semblait » (p. 417), « je croyais », « je me sentais », « je m’étais trompé moi-même »,
« je crus voir » (p. 419). De plus, Nerval ne se veut pas être le porte parole de la
condition humaine. Il n’analyse pas le folie en général, il ne se représente que luimême et tente de partager ses sensations et sa vision personnelle du monde :
Si je ne pensais que la mission d’un écrivain est d’analyser sincèrement ce
qu’il éprouve dans les graves circonstances de la vie, et si je me proposais un
but que je crois utile, je m’arrêterais ici, et je n’essayerais pas de décrire ce
que j’éprouvais ensuite dans une série de visions insensées peut-être, ou
vulgairement maladives… (p. 419).
Aurélia ne décrit donc pas le réel mais un mode d’appréhender la réalité pour
Nerval : « mes actions, insensées en apparence, étaient soumises à ce qu’on appelle
illusion, selon la raison humaine… (p. 418-19). Ce que Nerval cherche à restituer est
ni plus ni moins l’authenticité d’une vision du monde. Il ne s’agit pas comme avec
l’écriture de l’âge classique de chercher à atteindre le général et l’universel mais
plutôt d’explorer le moi dans ce qu’il a de plus singulier. Le but de l’œuvre littéraire
romantique est de rendre les « illusions d’optique dont notre vision première est
faite. »48 L’œuvre littéraire est véritablement le lieu où l’on découvre comment les
autres perçoivent la réalité, comment ils nous perçoivent et comment on se perçoit à
travers leur regard. Le rapport à l’autre est alors un jeu de miroir triangulaire :
« L’intérêt de mes mémoires, des confessions, des autobiographies, des voyages
même, tient à ce que la vie de chaque homme devient ainsi un miroir où chacun peut
s’étudier ».49
Aurélia peut alors être perçu comme une dénonciation des contraintes qui
s’imposent aux individus différents. Cette œuvre relativise les valeurs sur lesquelles
reposent le normes de la folie. Elle constitue une tentative de réhabiliter la folie et les
différentes formes de marginalisation dont souffrent des individus différents, Nerval
le premier. Il s’insurge à plusieurs reprises contre le regard que ses amis portent sur
ses rêves : « …et les récits de ceux qui m’avaient vu ainsi me causaient une sorte
d’irritation quand je voyais qu’on attribuait à l’aberration de mon esprit les
mouvements ou les paroles coïncidant avec les diverses phases de ce qui constituait
48
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, éd. J. Tadié, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1998, t. II, p. 194.
49
Les Illuminés, ‘les confidences de Nicolas’, p. 239.
49
pour moi une série d’événements logiques. » (p. 428). Ceci ne constitue aucunement
un plaidoyer en faveur des fous. En effet, le dédoublement des instances narratives
indique que le narrateur/commentateur ne veut pas qu’on l’identifie au héros fou
(malade serait le terme qu’il emploierait, puisqu’il substitue « maladie » à « folie »)
qu’il désigne comme le moi du passé :
Je vais essayer, […], de transcrire les impressions d’un longue maladie qui
s’est passée tout entière dans les mystères de mon esprit ; - et je ne sais
pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais, quant à ce qui est de moi
même, je ne me suis senti mieux portant. Parfois, je croyais ma force et mon
activité doublées ; il me semblait tout savoir, tout comprendre ; l’imagination
m’apportait des délices infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent la
raison, faudra-t-il regretter de les avoir perdues ?… (p. 413-14).
Nerval accepte sa folie et en fait une partie intégrale de lui-même. Par l’écriture, il
essaie de faire reconnaître sa folie en des termes différents de ceux du discours
raisonnable. Dans son discours il essaie de surmonter le partage linguistique entre
santé et maladie, entre raison et folie. Le dédoublement est l’expression du malaise
ressenti par celui qui parle. Aurélia est alors construit sur deux mouvements discursifs
bipolaires, celui du rêve et le mouvement critique du récit qui rentrent constamment
en contradiction : « La double possibilité du Rêve, porte d’ivoire ou de corne du
langage poétique, est celui qui va déclencher le mouvement critique du récit et le faire
refluer sur son substrat onirique. »50
Nous avons vu que le projet de Nerval est de fixer ses rêves, ce qui constitue un
paradoxe du fait de l’évanescence du rêve. Il est en effet de rendre compte de
l’expérience onirique avec le matériau littéraire. Nerval pense qu’il est pris dans un
système symbolique arbitraire et que l’émergence du langage est un moyen de
métamorphose et de transformation, tout comme les rituels dans ses rêves sont le
décryptage d’un passé mythique. Dans ce système onirique la mémoire permet à
l’auteur de se distancier de lui-même. Lorsqu’il fait le récit de ses rêves, Nerval
essaie de redéfinir son imagination, mais le monde extérieur se divise de lui-même,
donc pour lui c’est la raison même qui est source de folie. C’est ce qu’il développe
avec le mythe de l’identité. Le langage problématise la folie par les signes qui
50
R. Dragonetti, Portes d’ivoire ou de corne dans « Aurélia » de Gérard de Nerval. Tradition et Modernité.
50
constituent un système déterminé qui gouverne l’expérience consciente. Dans Aurélia
il est question de l’individu et de sa relation au monde. Il s’agit pour l’auteur de
rendre compte de son expérience du langage et comment son Moi prend la parole. La
folie serait alors le médiateur entre l’immédiateté de l’expérience et la médiation du
langage. Nerval rejète la dualité du monde métaphysique en suggérant que ce que le
monde appelle folie n’est en fait qu’une forme supérieure de sagesse.
Nerval, la folie et l’invention.
On a déjà montré le rapport entre Aurélia et les crises de folie de Nerval, ce qui
les inscrit alors dans une tradition littéraire. Nerval lui-même nous fait part de son
désir de situer ses crises à l’intérieur de cette tradition : il compare son récit à la Vita
Nuova de Dante et à la Divine Comédie. Il déclare que son expérience de la folie se
situe dans le cadre de la métaphysique occidentale où la folie serait le désir d’être
reconnu par un autre idéal qui représenterait un être transcendant. Tout comme Dante
se définit par rapport à Dieu et à une femme idéale, Nerval voit cet idéal en la femme
qui est sa raison de vivre (ou de mourir)51 : « Chacun peut chercher dans ses souvenirs
l’émotion la plus navrante, le coup le plus terrible frappé sur l’âme par le destin ; il
faut alors se résoudre à mourir ou à vivre : --je dirai plus tard pourquoi je n’ai pas
choisi la mort. » (p. 414).
La folie chez Nerval représente aussi un désir de religion. N’appartenant à
aucune, il cherche la vérité dans plusieurs. Il s’intéresse particulièrement aux
systèmes ésotériques de croyances qui ont été supprimées par les dogmes religieux
officiels. Il est à la recherche du signe à l’origine des différentes vérités qui
constituent le fondement de l’expérience humaine : « L’alphabet magique,
l’hiéroglyphe mystérieux ne nous arrivent qu’incomplets et faussés soit par le temps,
soit par ceux-là mêmes qui ont intérêt à notre ignorance ; retrouvons la lettre perdue
ou le signe effacé, recomposons la gamme dissonante, et nous prendrons force dans le
monde des esprits. » (p. 447). Ces esprits sont les guides initiateurs de ce monde
caché, et ils prennent, selon Nerval, la forme de ses aïeux qui veillent sur lui : « …il
51
C’est l’idée émise par Phyllis Jane Winston dans son essai « Aurélia : the madman as master of
invention », in Nerval’s Magic Alphabet, Peter Lang publishing, Inc., New York, 1989, p. 81-92.
51
devenait clair pour moi que les aïeux prenaient la forme de certains animaux pour
nous visiter sur la terre, et qu’ils assistaient ainsi, muets observateurs, aux phases de
notre existence. » (p. 423). Ce monde des esprits n’est accessible que par le rêve qui
est « une seconde vie » (p. 413). C’est lors du sommeil que le moi se dissocie de
l’être pour explorer des régions inconnues au moi tel qu’il est défini dans la pensée
occidentale : « Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un
engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer
l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. » (p.
413). Nerval croyait en une vie après la mort, et le sommeil à l’image de la mort
donne accès à un monde que les êtres trop terre-à-terre ne soupçonnent même pas
qu’il existe :
C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégage de
l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le
séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait
jouer ces apparitions bizarres ; -- le monde des Esprits s’ouvre pour nous. (p.
413).
Pour Nerval, les rêves, la folie et l’art rassemblent les éléments disparates qui
n’existent pas dans la réalité :
Ce monstre était comme traversé d’un jet de feu qui l’animait peu à peu, de
sorte qu’il se tordait, pénétré par mille filets pourprés, formant les veines et
les artères et fécondant pour ainsi dire l’inerte matière, qui se revêtait d’une
végétation instantanée d’appendices fibreux d’ailerons et de touffes laineuses.
Je m’arrêtai à contempler ce chef-d’œuvre, où l’on semblait avoir surpris les
secrets de la création divine. (p. 442).
Une fois que le rêveur fou assume son rôle d’écrivain, il se perçoit lui-même
comme un monstre enfermé dans l’enfer de sa propre création : « Puis les monstres
changeaient de forme, et dépouillant leurs premières peaux, se dressaient plus
puissants sur des pattes gigantesques ; […] ils se livraient des combats auxquels je
prenais part moi-même, car j’avais un corps aussi étrange que les leurs. » (p. 434). Ce
combat est une métaphore de la lutte qui s’opère à l’intérieur de l’esprit de Nerval qui
se trouve alors absolument aliéné ; d’abord à lui-même et ensuite aux yeux des autres,
car le monstre est ce qui apparaît comme étant autre du point de vue de la raison.
52
Conclusion.
Nodier et Nerval ont tous deux une prédisposition pour écrire des histoires
fantastiques. D’abord, leur incapacité à être en adéquation avec le réel et la société
dans laquelle ils vivent font qu’ils ont souvent maille à partir avec leurs troubles
mentaux qu’ils cultivent et encouragent pour exprimer leur sensibilité. La Fée eux
miettes et Aurélia expriment le sentiment d’insécurité et d’impuissance de leur auteur
face au réel. Dans leurs écrits deux mondes s’affrontent, celui de la réalité et celui des
rêves ou des hallucinations. Ils s’échappent donc grâce aux rêves et le réel s’estompe
peu à peu. Pour Michel comme pour le personnage nervalien le rêve est une seconde
vie qui vient en aide à la première. Ils exploitent le rêve pour une vie réelle plus
équilibrée et mènent deux vies parallèles. Le fantastique surgit dans le récit au
moment où le personnage ne sait plus si son expérience a pour cadre le monde réel ou
le monde du rêve. Il perd progressivement son ancrage dans le réel. Ils cherchent de
l’aide dans le surnaturel mais à mesure que leur récit progresse il devient difficile de
revenir dans le monde de la réalité. Le rapport au rêve semble d’abord salvateur mais
la perte de conscience est de plus en plus grave. Il existe un rapport de force entre la
réalité et le rêve au sein duquel la maîtrise du temps est nécessaire. Il ne faut pas que
le rêveur se laisse envahir par la temporalité du rêve car sinon celui-ci devient
obsession et il n’y a pas de retour possible à la vie éveillée, le personnage se perd
dans le labyrinthe de son esprit et vit perpétuellement un rêve éveillé.
Nerval et Nodier décrivent tous deux des états de conscience. Pour cela ils
s’expriment sur le mode fantastique. Le fantastique se prête particulièrement à leurs
récits car ils évoquent avant tout un trouble de la perception. Le fantastique explore
alors tout ce qui relève du moi, de l’individu et des phénomènes de l’inconscient. Le
fantastique dans les récits de Nodier et Nerval met en scène l’expérience des limites
de l’individu aux prises avec les autres et avec lui-même. Le fantastique est une école
du regard qui nous apprend à voir et à déchiffrer ce qui nous entoure et donc à jeter
un regard nouveau sur le monde dans lequel on évolue. Le rêve représente une
seconde chance de considérer la vie plutôt qu’une vie parallèle. C’est une alternative.
Le fou est celui qui pense pouvoir vivre à la fois dans ce monde-ci et un autre
53
meilleur. Pour le narrateur nervalien le fantastique est une seconde chance d’avoir de
nouveau le même rêve et de revivre ce qu’il a mal vécu. C’est une entreprise poétique
de redécouverte du monde. Chez Nodier mais surtout chez Nerval il ne faut pas
dissocier l’étape mentale de la folie-dédoublement et l’expérience de l’écriture. Le
rêveur oscille entre ces deux mondes et c’est parce qu’il a du mal à trouver sa place
qu’il est menacé de perdre la raison. Le rêve menace de devenir folie lorsque le
monde réel s’efface au profit du monde de l’illusion. Mais le rêve est une étape
nécessaire, c’est le lieu d’une initiation pour Michel et de rédemption pour le
personnage nervalien. Le rêve prend alors véritablement une valeur métaphysique et
heuristique. Chez Nerval, la santé physique du personnage est menacée à l’intérieur
même du rêve et montre à quel point le narrateur se confond avec le personnage qu’il
est dans ses rêves. Il n’arrive plus à faire la différence entre le monde réel et le monde
du rêve. Il essaie d’analyser ses cauchemars en les transfigurant pour les placer à
distance. Le but pour le narrateur est de retrouver l’apaisement au fur et à mesure
qu’il écrit son angoisse et le narrateur peut ainsi donner l’illusion qu’il maîtrise son
récit.
54
Bibliographie :
Sources primaires :
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55
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