Czeslaw Milosz, poète
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Czeslaw Milosz, poète
PO ÉSIE LaRevueDurable N°15 LRD Czeslaw Milosz, poète lituanien polonais très respecté L’un des poètes et hommes de lettres les plus respectés du XXe siècle, Czeslaw Milosz, s’est éteint le 14 août 2004. En janvier, une soirée de lecture de ses poèmes est organisée dans les locaux de l’Université de Fribourg. Elle permet à une centaine de personnes d’entendre une vingtaine de poèmes, dont quatre dans des traductions inédites ou revues en association entre un professeur de l’Université, Rolf Fieguth, et un poète fribourgeois, Frédéric Wandelère, dont « Campo dei Fiori » et « Maturité tardive », ici illustrés par le peintre polono-fribourgeois Michel Gorski. Avant d’évoquer le premier de ces deux poèmes – le second a une histoire moins longue –, il est utile de dire quelques mots de Czeslaw Milosz, peu connu du grand public. Né en 1911 en Lituanie, à l’époque en territoire russe, il étudie le droit à l’Université de Wilno, redevenue polonaise après la Première Guerre mondiale. Après des voyages en France et en Italie, le jeune Milosz publie ses premiers poèmes en 1933. Un célèbre critique littéraire polonais considère son recueil « Trois hivers », paru en 1936, comme l’œuvre la plus représentative du courant catastrophiste de l’entre-deux-guerres1. Il est vrai que Czeslaw Milosz assume notamment les fortes influences de son cousin Oscar V. de L. Milosz2 et de Stanislas Ignacy Witkiewicz, dont le pessimisme appuyé le « fascine »3. son exil, les Polonais de Pologne ont pu le lire dans la clandestinité. L’obtention du Prix Nobel en 1980 lui permet un bref retour au pays (mais pas dans sa Lituanie natale) après trente ans d’absence, et ses ouvrages y sont enfin publiés de façon officielle. Dans les années 1990, les autorités de Cracovie lui offrent une clef de la ville et un appartement, où il réside en partie jusqu’à son décès. dimension morale ayant pour fonction de le libérer d’une lourde charge émotionnelle. « Les articles de journaux sont souvent le résultat d’une telle réaction, ajoute-t-il. Le journalisme est alors une protestation, le fruit d’une indignation. « Campo dei Fiori » m’agace un peu aujourd’hui. Il a eu maintes traductions. Il met l’horreur du nazisme en évidence et, parallèlement, l’indifférence de la rue, à Varsovie. Etait-ce bien ainsi ? Oui et non. Oui, parce qu’à côté du ghetto tournaient des carrousels. Non, parce qu’en d’autres endroits et à d’autres moments, les comportements étaient différents. Je ne veux donc pas en faire un poème accusateur : il traduit simplement un réflexe d’humanité, au début de 1943. » Soixante ans après la libération des camps de la mort en Pologne, moins d’un an après le décès du poète, cette métaphore « journalistique » trouve toute sa place dans LaRevueDurable, qui assume son parti pris émotionnel face au désastre du monde non durable en devenir. Ayant survécu à la guerre à Varsovie, il devient diplomate pour le compte du nouveau régime polonais. En 1951, il demande l’asile politique à la France. Il vit près de dix ans à Paris, où il publie plusieurs ouvrages majeurs en prose : « La pensée captive » (1953), « Sur les bords de l’Issa » (1955) et « Une autre Europe » (1958). En 1960, il obtient un poste à l’Université de Californie à Berkeley, aux Etats-Unis, où il enseigne plus de vingt ans et poursuit la rédaction de poèmes, dont « Gugusse métamorphosé » (1965) et « Là où le soleil se couche et où il se lève » (1974), d’essais et de traductions, notamment de la Bible. Czeslaw Milosz écrit « Campo dei Fiori » à Varsovie en 1943. « Les Polonais aiment à penser que ce poème sauve la conscience de la littérature polonaise de la Seconde Guerre mondiale [vis-à-vis des Juifs] », estime Malgorzata Anna Packalén, professeur de polonais à l’Université d’Uppsala, en Suède, dans une interview avec le poète de décembre 2003 5. A ces propos, le poète répond : « Certains disent que c’est là juste une métaphore littéraire. Mais en fait, je suis passé le long du ghetto en tramway et j’ai vu toute cette horreur de mes propres yeux… Le thème principal du poème est la vulnérabilité et la solitude de celui qui meurt. Pour cette raison, la comparaison avec Giordano Bruno était appropriée. La mort de chaque individu est comparable avec cette scène. Le poème est venu d’une sorte d’obligation morale, lorsque l’on ressent que l’on doit réagir. » « J’ai travaillé assidûment, énonce Milosz, avec l’obstination qui est une vertu proverbiale des Lituaniens, à rendre ma région natale présente dans tous mes écrits. »4 Bien que ses travaux aient été bannis en Pologne durant Dans un entretien paru vingt ans plus tôt avec Ewa Czarnecka6, le poète juge « Campo dei Fiori » non représentatif de son travail poétique, car trop « journalistique ». Czeslaw Milosz qualifie ainsi tous ses poèmes à forte 1 Czeslaw Milosz. Histoire de la littérature polonaise, traduit de l’anglais par André Kozimor, Fayard, 1986. 2 Czeslaw Milosz. Témoignage de la poésie, Presses Universitaires de France, Paris, 1987. 3 Czeslaw Milosz : porte-parole de la deuxième Europe. Propos recueillis par Sophie Foltz et Frédéric de Towarnicki, Le Magazine littéraire, octobre 1987 (246) : 96-101. 4 Czeslaw Milosz. Préface in Les confins de l’ancienne Pologne. Ukraine, Lituanie, Biélorussie. XVIe-XXe siècles, Beauvois D. éditeur, Presses Universitaires de Lille, 1988. 5 http://nobelprize.org/literature/laureates/1980/milosz-interview.html. 6 Milosz par Milosz. Entretiens avec Ewa Czarnecka et Aleksander Fiut, traduit du polonais par Daniel Beauvois, Fayard, 1986. 67 P O ÉS I E LaRevueDurable N°15 68 Czeslaw Milosz Maturité tardive Rolf Fieguth, né 1941 à Berlin, est depuis 1983 professeur de slavistique à l’Université de Fribourg, en Suisse, et étroitement lié avec les centres de slavistique en Allemagne, Pologne, France et Russie. Ses recherches récentes portent surtout sur la poésie. Il a publié un livre sur Adam Mickiewicz en 1998 (en allemand), un recueil d’études « La poésie en phase critique » (en polonais) et l’œuvre collective multilingue « L’architecture des nuages » sur la poésie européenne en 2005 (en allemand). Rolf Fieguth est traducteur de Witold Gombrowicz et de plusieurs poètes en allemand : Cyprian Norwid, Joseph Brodsky et Tomas Venclova. Né en 1949 à Fribourg, en Suisse, Frédéric Wandelère a publié plusieurs recueils de poèmes, dont « Leçons de simplicité » (La Dogana, 1988), « Le Dilettante » (CIPM, 1991) et « Quatre Tombeaux de vent » (Feu de nuict, 1991). Il a consacré dernièrement un essai à Hugo Wolf, accompagné de traductions de poèmes de Goethe, Eichendorff, Mörike et Keller dans « Hugo Wolf. Le Tombeau d’Anacréon » (La Dogana, 2004). Très tard, à l’approche de ma quatre-vingt-dixième année, une porte s’est ouverte en moi et je suis entré dans la clarté de l’aube. Mes vies antérieures avec leurs soucis s’éloignaient de moi, l’une après l’autre, comme des bateaux. Et les pays, les villes, les jardins, les baies maritimes assignés à mon pinceau se présentaient pour que je les décrive mieux qu’avant. Je n’étais pas séparé des gens, le deuil et la pitié nous liaient, et je disais : nous avons oublié que nous sommes tous des enfants de Roi. Car on ne distingue pas encore, d’où nous venons, le Oui du Non, le présent ni le passé de l’avenir. Nous sommes infortunés nous qui ne profitons que d’une centième partie du don que nous avons reçu pour notre long voyage. Moments d’hier et d’il y a des siècles : un coup d’épée, un maquillage de cils devant un miroir de métal poli, la balle mortelle d’un mousquet, le choc d’une caravelle contre un récif – tout cela nous habite et attend son complément. J’ai toujours su que je travaillerais à la vigne, comme tous ceux qui vivent en même temps avec moi, conscients ou inconscients. Né de parents polonais à Kinshasa dans l’ex-Zaïre en 1969, Michel Gorski a grandi à Fribourg, en Suisse. Il a étudié la peinture à l’Académie des arts de Varsovie, en Pologne, puis à celle de Münster, en Allemagne. Il vit à Fribourg et à Varsovie et expose ses toiles régulièrement en Suisse et en Pologne. Du volume « Druga przestrzen » (Deuxième espace), Cracovie, 2002. Version française de Frédéric Wandelère en coopération avec Rolf Fieguth. g PO ÉSIE LaRevueDurable N°15 Czeslaw Milosz Campo dei Fiori A Rome au Campo dei Fiori Paniers d’olives et citrons, Le pavé est arrosé de vin, Couvert de débris de fleurs. A l’étal, les marchands versent Des fruits de mer roses ; Des poignées de raisins sombres Tombent sur le duvet des pêches. Et moi je pensais A la solitude des victimes, Au fait que Giordano, Monté sur le bûcher, Ne trouva aucun mot En aucune langue humaine Pour prendre congé de l’humanité, Cette humanité qui dure. C’est ici, sur cette place, Qu’on a brûlé Giordano Bruno, Qu’entouré d’une foule curieuse Le bourreau alluma la flamme. A peine fut-elle éteinte Que les tavernes étaient pleines, Que les marchands portaient sur leurs têtes Les paniers d’olives et de citrons. Et l’on courait verser le vin, Vendre de blanches étoiles de mer, Pendant qu’on portait dans la rumeur joyeuse Des paniers d’olives et de citrons. Et lui n’était pas loin, comme Si les siècles avaient déjà passé, Tandis qu’ils avaient à peine attendu Un moment, eux, son envol dans le feu. J’ai repensé au Campo dei Fiori A Varsovie près d’un manège Par un beau soir de printemps Aux sons d’une musique joyeuse. Venant du ghetto, le bruit des salves Se perdait dans les rythmes allègres. Et sur le manège les couples S’envolaient dans un ciel serein. Notre langue s’est faite étrangère Comme d’une planète morte Pour ceux qui mouraient solitaires Promptement oubliés du monde. Enfin tout deviendra légende Et après bien des années Sur un nouveau Campo dei Fiori La révolte s’enflammera au verbe du poète. Le vent portait les sombres lambeaux Des maisons incendiées ; Ceux qui allaient au manège Touchaient des cendres dans l’air Et les robes des filles volaient Au vent des maisons en feu, Et les gens riaient, heureux, Ce beau dimanche à Varsovie. L’un en tirera la morale Que les gens d’ici ou de Rome S’affairent, s’amusent et aiment En passant près des bûchers. Un autre y lira peut-être La fuite des choses humaines, L’oubli qui recouvre les flammes Avant même qu’elles ne s’éteignent. Varsovie, Pâques 1943. Version française de Frédéric Wandelère en coopération avec Rolf Fieguth. g 69