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R É A L I S AT I O N S Favela chic Cent logements sociaux, rue des Vignoles, Paris XXe © Photos David Boureau Architecte : Édouard François - Texte : Richard Scoffier ^ Vue depuis la rue des Vignoles. Le projet s’inscrit parfaitement dans la logique du tissu ancien : deux passages délimitent la barre centrale et les alignements de petites maisons de hauteurs diverses. ^ Vue de l’impasse des Crins, depuis la rue de Terre-Neuve vers la rue des Vignoles. Limite entre deux typologies : la maison de ville et la barre de logements collectifs. V Depuis l’entrée de la rue de Terre-Neuve, la parcelle est totalement investie, alors que ses limites sur rue sont laissées en jachère, à l’inverse du système néo-haussmannien… Rue de Terre-Neuve Dans un quartier autrefois réservé à l’agriculture, dont seule témoigne encore la toponymie – rue des Vignoles, de la Plaine, des Grands Champs, des Haies –, Édouard François réalise une opération à la fois locale et globale. Elle réactive les typologies singulières de cet ancien faubourg de Paris, tout en convoquant d’autres manières plus génériques d’être ensemble et d’habiter la ville. Entre deux allées passantes pavées, contrôlées par des digicodes, s’élance une barre de trois étages reliant la rue de Terre-Neuve à celle des Vignoles. Elle se fonde sur un niveau de parking enterré, accessible au nord par une rampe, et s’étaie d’un dispositif d’épais tuteurs en attente d’une vraie masse végétale. Des alignements de petites maisons de hauteurs diverses l’observent de part et d’autre. 66 D’ARCHITECTURES 178 - DÉCEMBRE 08/JANVIER 09 N Rue de s Vigno les Avec leurs pignons recouverts de luxueux bardages ou de simples peaux de béton, elles assurent l’articulation avec les constructions voisines, préservées ou réhabilitées. Le projet s’inscrit parfaitement dans la logique du tissu ancien, comme s’il cherchait à développer le réseau des villas existantes, ces ruelles étroites en impasses qui permettent de desservir les habitations en bande occupant les cœurs des vastes îlots du secteur. La parcelle est ainsi totalement investie, alors que ses limites sur rue sont laissées en jachère, à l’inverse du système néo-haussmannien qui densifie la périphérie pour libérer le centre et oppose frontalement l’espace public aux espaces privés. Ici, les hiérarchies urbaines semblent chavirer au profit d’un milieu où la limite entre le plein et le vide, le dedans et le dehors, serait plus floue, plus indécise. D’ARCHITECTURES 178 - DÉCEMBRE 08/JANVIER 09 67 > R É A L I S AT I O N S > C E N T L O G E M E N T S S O C I A U X , R U E D E S V I G N O L E S , PA R I S X X E MATIÈRES PUISSANCE Les trois-pièces de la partie centrale sont d’une banalité déconcertante : d’un côté, séjour et cuisine s’ouvrent sur les escaliers qui serpentent librement devant les façades ; de l’autre, se pressent les sanitaires et les chambres. La seule gaine, au milieu, permet aisément la permutation de la partie jour et de la partie nuit, en fonction de l’arrivée de la distribution, tandis que les murs séparatifs se plombent irrésistiblement sur la trame du parking. Mais ce n’est pas dans le plan, uniquement pensé pour répondre aux contraintes réglementaires et constructives, qu’il faut chercher la véritable innovation architecturale. Contrairement à ce que pourrait laisser sup- 68 D’ARCHITECTURES 178 - DÉCEMBRE 08/JANVIER 09 La terre cuite et le zinc sur les « maisons visages » assurent la transition avec les constructions voisines. La barre de trois étages traversant le site. Les escaliers posés comme des escaliers de secours devant les fenêtres permettent d'habiter la façade plus encore que le plan : un entre-deux qui devient extension du séjour et de la cuisine. © Photos David Boureau Comme dans la plupart des réalisations antérieures de l’architecte, le projet convoque deux types distincts de matières : les matières mortes et les matières vives. Matières mortes : le cuivre ou le zinc, les couvertures en terre cuite qui se poursuivent librement en bardage sur les « maisons visages » qui, comme autant de dessins d’enfant, hantent la profondeur de la parcelle. Ou les bastaings en pin brut qui semblent seulement condescendre à servir de garde-corps, tandis que le béton, par sa proximité avec des matériaux appartenant à d’autres castes, retrouve une nouvelle fierté. Pesanteur contre légèreté, grain contre texture : ces matériaux s’affirment en eux-mêmes et pour eux-mêmes, dans leur masse, leur inertie, leur stupidité, comme libérés de l’emprise jalouse de la forme. Ils paraissent relever à la fois du brutalisme de Le Corbusier, de l’Arte Povera de Giovanni Anselmo ou d’un jeu libre et déculpabilisé sur les matières que l’on retrouve souvent dans la mode contemporaine. Ainsi un vulgaire volet roulant en PVC se permet-il de tutoyer un aristocratique bardage en cuivre, tandis que, plus loin, une clôture rustique en ganivelle de châtaignier bavarde avec une laborieuse tuile mécanique. Matières vives : les plantes, qui s’enfonceront dans le sol et grimperont à l’assaut des toits en espalier de l’improbable construction centrale, pour servir de refuge à une véritable faune d’insectes et d’oiseaux, à leurs bruissements et leurs chants. Une nature comme puissance de germination permanente, ailleurs parfaitement explorée par un Giuseppe Penone, qui témoigne d’un monde où la vue est destituée au profit des sens plus archaïques du toucher, de l’odorat, jusqu’à rendre l’œil plus tactile. poser le label écologiste ou développement durable dont s’affuble l’opération, c’est dans le traitement de l’enveloppe, dans son paquetage, qu’elle reste résolument contemporaine, qu’elle nous interpelle et nous affecte. Les escaliers posés comme des escaliers de secours devant les fenêtres des logements permettent d’habiter la façade plus encore que le plan. Cette enveloppe est composée en effet de plusieurs couches programmatiques qui entrent en tension, en friction. D’abord, la clôture en ganivelle, qui délimite un espace planté plus privé, scandé par la succession des volées ; ensuite, les tuteurs, qui promettent une peau végétale dense et perméable, squattée par une population d’insectes et d’oiseaux ; enfin, les fenêtres des chambres ou les baies des séjours, creusées parfois en loggias dans la masse du bâtiment. Les volets roulants apparents, montés aléatoirement à l’endroit et à l’envers, témoignent du statut ambivalent de cet espace, ni vraiment dehors, ni vraiment dedans. C’est un entre-deux qui détermine l’escalier commun comme une extension du séjour et de la cuisine, et le séjour et la cuisine comme procédant du passage. Un lieu où les différentes pratiques de l’habiter se condensent et se heurtent : un lieu de conflits, sans doute ; de rencontres, sûrement… Un dispositif qui permet le déploiement d’un espace de la puissance, sans commune mesure avec l’espace du pouvoir dont témoigne notamment la ville haussmannienne, fondée sur l’utopie d’un contrat passé définitivement entre les citoyens. À l’instar de la favela, où l’espace public, l’espace partagé, n’est pas donné et reste constamment à redéfinir, à renégocier. Où tout passant, traversant innocemment une rue ou un interstice entre les habitations, entre toujours soit chez quelqu’un, soit dans sa zone d’influence. Ici, les modes de vie devront, sans doute davantage qu’ailleurs, s’adapter, trouver des compatibilités les uns avec les autres. Une organisation spatiale qui témoigne d’une éthique de la responsabilité, très éloignée des contrats paranoïaques prônés par les Rousseau ou les Hobbes, et qui induit une négociation permanente, un dialogue permanent. Elle rappelle notamment le condominium Maria Cândido Pareto, réalisé en 1978 par Sergio Bernardes à Rio de Janeiro, qui reprend l’organisation de la favela où la promiscuité est constitutive. Chaque habitant se trouve perpétuellement placé sous la responsabilité de son voisin, ce qui induit en retour un sentiment communautaire très fort, presque élitiste. C’est d’ailleurs ce que peut déjà remarquer quiconque s’aventure entre la rue des Vignoles et la rue de Terre-Neuve, cette fierté ostentatoire et enthousiasmante des occupants des lieux… Là où très souvent les architectes d’aujourd’hui s’enferment dans les apories des années soixante-dix en prônant des logements confortables et lumineux pour une population d’autistes totalement désocialisée, il est sans doute pertinent d’explorer la voie inverse, le wild side. D’affronter le vis-à-vis, la promiscuité, l’interaction des intimités, de labourer le terreau infâme sur lequel se sont fondées la ville occidentale et ses utopies républicaines et démocratiques. < [ MAÎTRE D’OUVRAGE : PARIS HABITAT – MAÎTRE D’ŒUVRE : ÉDOUARD FRANÇOIS. ÉQUIPE : JULIEN ODILE, CHRISTEL CULOS, RANDA KAMEL, MARIKA LEMPER, NICOLA MARCHI, PETRA PFERDMENGES – BET : BETOM – ÉCONOMISTE : PHILIPPE TALBOT & ASS. – SURFACE : 7 700 M2 – COÛT MOYEN : 1 300 EUROS/M2 – CALENDRIER : CONCOURS, JUIN 2003 ; LIVRAISON, OCTOBRE 2008 ] D’ARCHITECTURES 178 - DÉCEMBRE 08/JANVIER 09 69