d`a 178-Edouard François

Transcription

d`a 178-Edouard François
R É A L I S AT I O N S
Favela chic
Cent logements sociaux,
rue des Vignoles, Paris XXe
© Photos David Boureau
Architecte : Édouard François - Texte : Richard Scoffier
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Vue depuis la rue des Vignoles. Le projet s’inscrit parfaitement dans la logique du tissu ancien : deux passages délimitent la barre centrale et les alignements de petites maisons de hauteurs diverses.
^ Vue de l’impasse des Crins, depuis la rue de Terre-Neuve vers la rue des Vignoles. Limite entre deux typologies : la maison de ville et la barre de logements collectifs.
V Depuis l’entrée de la rue de Terre-Neuve, la parcelle est totalement investie, alors que ses limites sur rue sont laissées en jachère, à l’inverse du système néo-haussmannien…
Rue de Terre-Neuve
Dans un quartier autrefois réservé à l’agriculture, dont seule témoigne encore la toponymie – rue des Vignoles, de la Plaine, des
Grands Champs, des Haies –, Édouard François
réalise une opération à la fois locale et globale. Elle réactive les typologies singulières
de cet ancien faubourg de Paris, tout en
convoquant d’autres manières plus génériques d’être ensemble et d’habiter la ville.
Entre deux allées passantes pavées, contrôlées
par des digicodes, s’élance une barre de trois
étages reliant la rue de Terre-Neuve à celle des
Vignoles. Elle se fonde sur un niveau de parking enterré, accessible au nord par une
rampe, et s’étaie d’un dispositif d’épais
tuteurs en attente d’une vraie masse végétale.
Des alignements de petites maisons de hauteurs diverses l’observent de part et d’autre.
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Avec leurs pignons recouverts de luxueux bardages ou de simples peaux de béton, elles
assurent l’articulation avec les constructions
voisines, préservées ou réhabilitées.
Le projet s’inscrit parfaitement dans la
logique du tissu ancien, comme s’il cherchait
à développer le réseau des villas existantes, ces
ruelles étroites en impasses qui permettent de
desservir les habitations en bande occupant
les cœurs des vastes îlots du secteur. La parcelle est ainsi totalement investie, alors que
ses limites sur rue sont laissées en jachère, à
l’inverse du système néo-haussmannien qui
densifie la périphérie pour libérer le centre et
oppose frontalement l’espace public aux
espaces privés. Ici, les hiérarchies urbaines
semblent chavirer au profit d’un milieu où la
limite entre le plein et le vide, le dedans et le
dehors, serait plus floue, plus indécise.
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> C E N T L O G E M E N T S S O C I A U X , R U E D E S V I G N O L E S , PA R I S X X E
MATIÈRES
PUISSANCE
Les trois-pièces de la partie centrale sont d’une
banalité déconcertante : d’un côté, séjour et
cuisine s’ouvrent sur les escaliers qui serpentent librement devant les façades ; de l’autre,
se pressent les sanitaires et les chambres. La
seule gaine, au milieu, permet aisément la permutation de la partie jour et de la partie nuit,
en fonction de l’arrivée de la distribution, tandis que les murs séparatifs se plombent irrésistiblement sur la trame du parking.
Mais ce n’est pas dans le plan, uniquement
pensé pour répondre aux contraintes réglementaires et constructives, qu’il faut chercher
la véritable innovation architecturale.
Contrairement à ce que pourrait laisser sup-
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La terre cuite et le zinc
sur les « maisons visages »
assurent la transition avec
les constructions voisines.
La barre de trois étages traversant le site. Les escaliers posés
comme des escaliers de secours devant les fenêtres permettent
d'habiter la façade plus encore que le plan : un entre-deux
qui devient extension du séjour et de la cuisine.
© Photos David Boureau
Comme dans la plupart des réalisations antérieures de l’architecte, le projet convoque
deux types distincts de matières : les matières
mortes et les matières vives.
Matières mortes : le cuivre ou le zinc, les couvertures en terre cuite qui se poursuivent
librement en bardage sur les « maisons
visages » qui, comme autant de dessins d’enfant, hantent la profondeur de la parcelle. Ou
les bastaings en pin brut qui semblent seulement condescendre à servir de garde-corps,
tandis que le béton, par sa proximité avec des
matériaux appartenant à d’autres castes,
retrouve une nouvelle fierté. Pesanteur contre
légèreté, grain contre texture : ces matériaux
s’affirment en eux-mêmes et pour eux-mêmes,
dans leur masse, leur inertie, leur stupidité,
comme libérés de l’emprise jalouse de la
forme. Ils paraissent relever à la fois du brutalisme de Le Corbusier, de l’Arte Povera de
Giovanni Anselmo ou d’un jeu libre et
déculpabilisé sur les matières que l’on
retrouve souvent dans la mode contemporaine. Ainsi un vulgaire volet roulant en PVC
se permet-il de tutoyer un aristocratique bardage en cuivre, tandis que, plus loin, une clôture rustique en ganivelle de châtaignier
bavarde avec une laborieuse tuile mécanique.
Matières vives : les plantes, qui s’enfonceront
dans le sol et grimperont à l’assaut des toits en
espalier de l’improbable construction centrale,
pour servir de refuge à une véritable faune
d’insectes et d’oiseaux, à leurs bruissements et
leurs chants. Une nature comme puissance de
germination permanente, ailleurs parfaitement explorée par un Giuseppe Penone, qui
témoigne d’un monde où la vue est destituée
au profit des sens plus archaïques du toucher,
de l’odorat, jusqu’à rendre l’œil plus tactile.
poser le label écologiste ou développement
durable dont s’affuble l’opération, c’est dans
le traitement de l’enveloppe, dans son paquetage, qu’elle reste résolument contemporaine,
qu’elle nous interpelle et nous affecte. Les
escaliers posés comme des escaliers de secours
devant les fenêtres des logements permettent
d’habiter la façade plus encore que le plan.
Cette enveloppe est composée en effet de plusieurs couches programmatiques qui entrent
en tension, en friction. D’abord, la clôture en
ganivelle, qui délimite un espace planté plus
privé, scandé par la succession des volées ;
ensuite, les tuteurs, qui promettent une peau
végétale dense et perméable, squattée par une
population d’insectes et d’oiseaux ; enfin, les
fenêtres des chambres ou les baies des séjours,
creusées parfois en loggias dans la masse du
bâtiment. Les volets roulants apparents, montés aléatoirement à l’endroit et à l’envers,
témoignent du statut ambivalent de cet espace,
ni vraiment dehors, ni vraiment dedans. C’est
un entre-deux qui détermine l’escalier
commun comme une extension du séjour et
de la cuisine, et le séjour et la cuisine comme
procédant du passage. Un lieu où les différentes pratiques de l’habiter se condensent et
se heurtent : un lieu de conflits, sans doute ;
de rencontres, sûrement…
Un dispositif qui permet le déploiement d’un
espace de la puissance, sans commune
mesure avec l’espace du pouvoir dont
témoigne notamment la ville haussmannienne, fondée sur l’utopie d’un contrat passé
définitivement entre les citoyens. À l’instar de
la favela, où l’espace public, l’espace partagé,
n’est pas donné et reste constamment à redéfinir, à renégocier. Où tout passant, traversant
innocemment une rue ou un interstice entre
les habitations, entre toujours soit chez quelqu’un, soit dans sa zone d’influence.
Ici, les modes de vie devront, sans doute
davantage qu’ailleurs, s’adapter, trouver des
compatibilités les uns avec les autres. Une
organisation spatiale qui témoigne d’une
éthique de la responsabilité, très éloignée des
contrats paranoïaques prônés par les
Rousseau ou les Hobbes, et qui induit une
négociation permanente, un dialogue permanent. Elle rappelle notamment le condominium Maria Cândido Pareto, réalisé en 1978
par Sergio Bernardes à Rio de Janeiro, qui
reprend l’organisation de la favela où la promiscuité est constitutive. Chaque habitant se
trouve perpétuellement placé sous la responsabilité de son voisin, ce qui induit en retour
un sentiment communautaire très fort,
presque élitiste. C’est d’ailleurs ce que peut
déjà remarquer quiconque s’aventure entre la
rue des Vignoles et la rue de Terre-Neuve,
cette fierté ostentatoire et enthousiasmante
des occupants des lieux…
Là où très souvent les architectes d’aujourd’hui s’enferment dans les apories des années
soixante-dix en prônant des logements
confortables et lumineux pour une population d’autistes totalement désocialisée, il est
sans doute pertinent d’explorer la voie
inverse, le wild side. D’affronter le vis-à-vis, la
promiscuité, l’interaction des intimités, de
labourer le terreau infâme sur lequel se sont
fondées la ville occidentale et ses utopies
républicaines et démocratiques. <
[ MAÎTRE D’OUVRAGE : PARIS HABITAT – MAÎTRE D’ŒUVRE : ÉDOUARD
FRANÇOIS. ÉQUIPE : JULIEN ODILE, CHRISTEL CULOS, RANDA KAMEL,
MARIKA LEMPER, NICOLA MARCHI, PETRA PFERDMENGES – BET : BETOM
– ÉCONOMISTE : PHILIPPE TALBOT & ASS. – SURFACE : 7 700 M2 – COÛT
MOYEN :
1 300
EUROS/M2
– CALENDRIER :
CONCOURS, JUIN
2003 ;
LIVRAISON, OCTOBRE 2008 ]
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