Bénédicte Ramade - Pauline Bastard

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Bénédicte Ramade - Pauline Bastard
Bénédicte Ramade
Le syndrome de Welles
Dans F for Fake (traduit par Vérités et Mensonges), Orson Welles se plaît à confondre le
spectateur dans un exercice d’emboîtements et de déboîtements féroces d’histoires fictives et
documentaires racontant la vie du faussaire Elmyr de Hory. Somptueux dandy cultivé et polyglotte au panache sans pareil, contrefacteur de tableaux, jet-setteur patenté, il est affublé d’un
biographe, Clifford Irving, pas plus catholique que son sujet. Dès les prémices du film, Orson
Welles nous met en garde : « Ce film traite de tricherie, de fraude, de mensonges... Racontée
chez soi, dans la rue ou au cinéma, toute histoire est presque sûrement un mensonge. Mais pas
celle-ci ! Tout ce que vous verrez dans l’heure qui suit est absolument vrai. » La caresse d’une
vérité excite l’avidité du spectateur, l’avertissement le rassure. C’est bien l’authenticité qui est
au centre de l’œuvre et est révélée ici par un maître du faux et de l’usage de faux. Tordu mais
somptueux, le spectateur, mis dans la confidence, jubile. Le voir et le croire (pour emprunter
la formule à Roland Recht et son ouvrage éponyme) s’entremêlent pour mieux se contredire à
mesure que Welles distille son venin. Alors que le spectateur a baissé sa garde, savourant les
forfanteries du sujet tout aussi délectable que détestable, le tacle ne se fait guère attendre : « En
vérité, veuillez nous pardonner, nous avons contrefait cette histoire. Mon rôle de charlatan fut
de la rendre vraie (...). Nous, menteurs patentés, espérons servir la vérité. Picasso lui-même l’a
dit : « L’art est un mensonge » dégaine le réalisateur, jubilant de son mauvais coup. Et Welles,
de donner le coup de grâce, l’œil goguenard : « Je vous avais promis de ne pas mentir pendant
une heure. Or, depuis dix-sept minutes, l’heure est écoulée. » C’est le coup de bambou. F for
Fake laisse un goût amer, celui de s’être fait berner. D’être un gogo.
Pauline Bastard habite ces fameuses dix-sept minutes, celles où le spectateur se plaît à avoir envie
de croire en ce qu’il voit, à espérer la réalité, à aspirer à l’authenticité de ce qu’il contemple. Un
coucher de soleil (Sunset, 2009) bricolé avec ventilateur, sac et lumière de fortune. On espère
l’équilibre précaire et bas de gamme susceptible de générer ce fameux sublime que des décennies
de critiques et d’artistes ont cherché dans le rebut et le vil, « l’enchantement du cheap »,
la hauteur du plouc. Pauline Bastard manie le tacle aussi bien que ce mentor de Welles. Derrière
le mollet, un petit coup sec et le joli château de cartes s’effondre : le coucher de soleil est une
vidéo ; l’amalgame de matériaux n’y est pour rien. Dix-sept minutes, c’est long. Une éternité qui
permet à Pauline Bastard de retirer sans cesse le tapis sous nos pieds. Dans Desert studio ou
Jungle studio (2009), le spectateur se prend pour un aventurier plongé dans Microcosmos, un
peu inquiet devant la vie grouillant dans les dunes de sable ou la mini forêt tropicale, importées
dans le lieu d’exposition. Caméras pointées sur le théâtre des opérations et écrans de contrôle
conduisent à y croire. Taclé. Encore. Fourmis et autres insectes ont été préenregistrés. Avec ses
hold-up d’objets de proximité et de situations standardisés, Pauline Bastard cultive le plausible,
cette zone intermédiaire qui excite l’envie du visiteur, son désir de spectacle et de résolution.
Son désir d’être plus fin, d’y voir clair. L’artiste a mis au point une politique de la déviation en
passant maître dans l’art du hold-up. L’influence de son maître d’école, Claude Closky ? Ça se
pourrait. Habile, elle manie le dérapage sémantique et extrapole les valeurs avec des méthodes
simples. Elle prend ce qu’elle trouve. Un fond d’écran ? Dans L’homme du fond d’écran, des
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images standard d’endroits exotiques fournies avec les ordinateurs servent de support à la
description en créole de coins de La Réunion. Avec Movie, la mise à mort cannibale d’un rouleau
d’essuie-tout par une déchiqueteuse à papier laisse planer un suspense insoupçonné. Icefield
rassemble des paysages glaciaires : des sacs plastiques photographiés avec un soupçon d’ironie
pour le désir de nature qui confine parfois à l’imbécillité. Souvent au bord de l’autosatisfaction
ou de l’idiotie (on sait depuis le travail de fond de Jean-Yves Jouannais qu’il s’agit là d’une
qualité), les situations qu’anime Pauline Bastard s’avèrent être de féroces révélateurs de notre
condition de spectateur accro au plausible, à la possibilité d’un sauvetage spirituel de la culture
moyenne. Pauline Bastard est sans pitié et ouvre la bonde, engloutissant le spectateur dans
vingt heures de « plaisir » soit neuf-mille images empruntées au stock abyssal de photographies
cultivé sur Internet. Galerie disparate et freak, Global Village (2010) est une illustration de
l’occurrence « fun » entrée en plusieurs langues sur un moteur de recherche. Habituellement,
les artistes qui usent de ce genre de furetage et célébration de l’image amateur « authentique »
se contentent d’une sélection drastique, cherchant à récupérer leur prérogative d’auteur.
Bravache, Bastard en balance 9000 et assomme son auditoire. Rien ne sera facile. Pas même
une vidéo réalisée par un âne qui regarde un autre âne le filmer. Là encore, elle n’est pas la
première à instrumentaliser le regard animal, son innocence. De Jana Sterbak (From Here
to There, 2003) à Sam Easterson (Animal Video Series, 1998-2013), le genre a déjà fait ses
preuves. Mais en prenant un couple d’ânes, Pauline Bastard corse son affaire et démultiplie
l’absurdité de son geste, confondant les rôles de sujet et réalisateur.
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Goût « trublion », ses propositions se chargent doucement d’une acuité critique, consciente de
leur processus. L’éthique du geste ne fait pas long feu. Court-circuitée. « Beautiful Landscapes »,
série commencée en 2006, est symptomatique de cette façon de travailler, en désamorçant
toute velléité morale. Les paysages sont ici composés d’une superposition de pages de livres
d’histoire et géographie obsolètes ou de magazines, pages déchirées avec goût pour constituer un « layering » convaincant. Un procédé pertinent qui renvoie autant à la construction
culturelle d’un paysage (succession de cadrages et de points de vue) et sa constitution géologique par stratification de couches sédimentaires. L’objet de la taille de son support d’origine
exalte le désir fétichiste d’un bel objet produit à partir d’une destruction, de déchirures, d’un
acte de dégradation (qui plus est, d’un livre). Cela pourrait suffire. Mais Pauline Bastard prend
un malin plaisir à scanner le résultat pour donner à voir une reproduction, un aplatissement
qui rappelle le procédé des calques si courant dans Photoshop permettant d’obtenir une image
plate, compressée, parfaitement numérisée à partir de couches. Le romantisme du dépôt, de la
stratification de l’image, de ces sources patiemment compilées est méchamment jeté aux orties.
De même que la bonne conscience du sauvetage d’un matériau jeté au rebus ou abandonné
dérive bien vite afin de ne pas surfer sur la tendance actuelle qui confère à tout objet récupéré
un éthos supérieur. Ainsi, des chaises de différents modèles, loin d’être des canons du design,
forment-elle une assise (Bench) disparate et bancale, quoique pratique, pour regarder les vidéos
de l’artiste. Collage à la façon de paysage, le nouveau meuble déroute par le dérapage visuel qui
le caractérise. Une sorte de mirage pourtant complètement fonctionnel. Les diapositives cassées
qu’elle a récupérées fournissent d’ailleurs un contrepoint ironique aux siècles malhabiles. Si
leur sujet est désormais perdu, l’élégance prismatique de la découpe et de la vacance du contenu
fournit désormais un nouvel attrait en forme d’hommage aux grandes heures de l’art concret.
Form and Matter (2013) se moque de cette tutelle presque aussi affadie que les bribes d’images
qui témoignent encore du passé de l’objet. Glanant l’opportunité à chaque occasion, l’artiste a
généré en 2013, à Los Angeles, une collection inattendue d’objets trouvés qu’elle a confiés, via
une petite annonce parue sur le site communautaire Craigslist, à des volontaires prêts à leurs
tisser une fiction. Vraie-fausse vitrine archéologique, les True Stories déroulent alors leurs fauxsemblants. Pauline Bastard travaille ad libitum ces dix-sept minutes qui font sortir du plausible
ses propositions et ses actes pour aller vers la vérité du mensonge. Mais dans des productions
plus récentes – States of Matter (2013) –, comme pour mieux tromper son monde, elle s’investit
dans l’exercice d’une vérité des systèmes, rendant une maison à la nature dans une série d’actes
démesurés au dénuement touchant. En dix-sept minutes ou une éternité, l’art de Pauline Bastard
creuse une faille tantôt ironique, tantôt, soufflant un chaud et froid que Welles n’aurait pas renié.
Bénédicte Ramade
Welles’ Syndrome
In F for Fake, Orson Welles enjoys confusing the viewer by using a fierce interlocking and
dislocating series of fictitious stories and documentaries telling the story of the forger Elmyr de
Hory. He was a lavish dandy, cultivated and polyglot, with unparalleled panache; he was also an
art forger, a fully-fledged jet-setter and was saddled with a biographer called Clifford Irving who
was as shady as his subject was. From the very beginning of the film, Orson Welles warns the
viewer: “This is a film about trickery, fraud, about lies. Tell it by the fireside or in a marketplace
or in a movie, almost any story is almost certainly some kind of lie. But not this time. This is a
promise. For the next hour, everything you hear from us is really true and based on solid fact.”
The stroke of truth will arouse the viewer’s avidity, while a warning will reassure them. Authenticity is at the heart of the film and is revealed by a master of forgery and the use of trickery. It is
twisted but splendid and the viewer, who is let into the secret, exults. Believing and seeing (like
Roland Recht’s eponymous book) get intertwined in order to gradually and better contradict
each other while Welles distils his venom. Just as the viewer lowers their guard, making the
most of the snobberies of a character who is as delectable as he is detestable, the tackle is immediate: “The truth, please forgive us for it, is that we’ve been forging an art story. As a charlatan of
course, my job was to try and make it real (…). What we, professional liars, hope to serve is the
truth. Picasso himself said it: “Art is a lie” quips the director, exulting after his dirty trick. Then
a jeering Welles gives the knockout blow: “I did promise that for one hour, I’d tell you only the
truth. That hour, ladies and gentlemen, is over. For the past seventeen minutes, I’ve been lying
my head off». This is the final straw. F for Fake leaves the viewer with a bitter taste; the taste of
having been fooled; of being a pigeon.
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Pauline Bastard inhabits these famous seventeen minutes during which the viewer wants to
believe what they are seeing, hopes to see reality, and yearns for the authenticity of they are
contemplating. A sunset (Sunset, 2009) thrown together with a fan, a bag and a makeshift light.
We hope to reach the precarious and lower-end balance that is likely to generate the celebrated
kind of sublime that decades of criticisms and artists have been looking for in waste and vileness, “the enchantment of the cheap”, the haughtiness of the country bumpkin. Pauline Bastard
handles the tackle as well as Welles the mentor. A quick blow on the back of the calf and the
entire card castle collapses: the sunset is a video; the mixture of materials has nothing to do with
it. Seventeen minutes is a long time. It is an eternity that allows Pauline Bastard to repeatedly
pull the rug from under our feet. In Desert studio or Jungle studio (2009), the viewer thinks
she/he is an adventurer immersed in Microcosmos, slightly worried in front of the swarming
life of the sand dunes or the mini tropical forest, both imported to the exhibition space. The
many cameras pointed at the theatre of operations and control monitors lead us to believe so.
Tackled. Again. Ants and other insects have been pre-recorded. With her hold-ups of everyday
objects and standardised situations, Pauline Bastard cultivates the plausible, this intermediary
zone that arouses the visitor’s desire, their desire for a show and for resolution. Their desire to
be more subtle and see more clearly. The artist has developed a method of deviation and has
become a master of the art of hold-ups. Is it the influence of her teacher, Claude Closky? Maybe.
She is skilful; she uses semantic slip-ups and extrapolates values with simple methods. She
takes whatever she finds. Desktop wallpaper? In L’homme du fond d’écran, the standardised
images of exotic places that come with computers are used to illustrate the description in creole
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of places in Reunion Island. With Movie, the cannibal killing of some kitchen roll by a paper
shredder creates an unsuspected suspense. Icefield gathers ice landscapes: plastic bags photographed with a hint of irony towards the desire for nature that sometimes borders on stupidity.
The situations presented by Pauline Bastard are often close to self-satisfaction or idiocy (we
now know since Jean-Yves Jouannais’s background work that this is a quality) and they turn
out to be fierce indicators of us viewers being addicted to the plausible and to the possibility of
a spiritual rescue of standard culture. Pauline Bastard is ruthless and lifts the plug, swallowing
the spectator into twenty hours of “pleasure” or nine thousand pages images borrowed from the
abyssal stock of photographs cultivated on the Internet. Global Village (2010) is a disparate and
freak gallery; it is an illustration of the word “fun” entered in several languages in a search engine. Usually the artists who use this type of rummaging and celebration of “authentic” amateur
images are only satisfied with a drastic selection because they are looking to get their author’s
prerogative back. Bastard is brash, she fires away 9,000 pages and knocks her audience out.
Nothing shall be easy. Not even the video made by a donkey looking at another donkey filming
it. Even then, she is not the first one to use the animal eye and its innocence as a tool. From Jana
Sterbak (From Here to There, 2003) to Sam Easterson (Animal Video Series, 1998-2013), the
genre has already proven itself. But by choosing a couple of donkeys, Pauline Bastard spices up
her work and multiplies the absurdity of her choice, mixing up the roles of subject and director.
Along with a “troublemaker” flavour, her propositions are slowly loading up with critical acuity;
they are aware of their own process. The ethics of the choice will not last. It will be by-passed.
“Beautiful Landscapes” was started in 2006; it is a series that is symptomatic of this way of
working, it neutralises any moral leaning. Here the landscapes are arranged by superimposing
pages of out of date history and geography books and magazines, the pages are tastefully torn to
make up a convincing layering. It is a pertinent method that refers to both the cultural construction of a landscape (a series of compositions and viewpoints) and its geological constitution
with the stratification of sedimentary layers. The size of its original support glorifies the fetishist
desire for a beautiful object based on destruction, tearing and an act of degradation (the destroying of a book). That in itself could be enough. But Pauline Bastard takes perverse pleasure
in scanning the result in order to offer a reproduction, a flattening that resembles the process
of reproduction so common with Photoshop, creating a flat and compressed image, perfectly
digitalised while based on layers. The romanticism of the layering, of the stratification of the
image, of these patiently compiled sources is spitefully discarded. Just in the same way as the
clear conscience that goes with the rescuing of a material that was thrown out or abandoned
will soon drift away in order not to ride the current trend that will bestow superior ethos on any
second-hand object. Thus, different-looking chairs that are far from being models of design will
create a disparate and wonky albeit practical seat (Bench) that will be used to watch the artist’s
videos. The new piece of furniture is a collage just like one of the landscapes and will throw
people off balance with the visual flaw that characterises it. A sort of mirage that is yet completely functional. In fact, the broken slides that she salvaged give an ironic contrast to the clumsy
centuries. Even though their subject is now lost the prismatic elegance of both the cutout and
the emptiness of the content now creates a new appeal in the shape of a tribute to the greatest
moments of Concrete Art. Form and Matter (2013) ignores the guardianship which is almost as
bland as the fragments of images that are still reminders of the object’s past. Gleaning opportunities on each occasion, in 2013, the artist produced an unexpected collection of lost and found
objects in Los Angeles that she entrusted to volunteers, via an ad published on the community
website Craigslist, who would in turn create a story for these objects.
As a true-false archeological vitrine, True Stories now display their sham. Pauline Bastard works
ad libitum on these seventeen minutes that extract her proposals and her acts from the realm
of the plausible to head towards the truth of lying. But in more recent productions—States of
Matter (2013)—, as if to better deceive her audience, she has committed to work on the truth of
systems, giving a house back to nature in a series of disproportionate actions with a touching
outcome. Whether it is seventeen minutes or eternity, the art of Pauline Bastard creates a rift
that is sometimes ironic, and sometimes blowing hot and cold in a way that Welles would not
have denied.
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