Qu`est-ce qu`un corps délibérant ? Philippe Urfalino - cespra

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Qu`est-ce qu`un corps délibérant ? Philippe Urfalino - cespra
[Une version de ce texte est à paraître dans A. Gléonec, E. Adde,
Corporéité et politique, Publications de la Sorbonne, 2014]
Qu’est-ce qu’un corps délibérant ?
Philippe Urfalino
« Tout cela est trop métaphysique dira-t-on, mais on peut répondre que cela
est nécessaire, si l’on souhaite expliquer la nature d’un corps politique sans
avoir recours au langage figuré. Cette expression a servi de prétexte à des
allégories sans fin qui sont devenues elles-mêmes la base d’une multitude de
raisonnements puérils ».
Bentham, Political Tactics, Clarendon Press, 1791-1999, p. 21-22.
Il n’est pas rare que nous puissions lire ou entendre des expressions du type
« L’Assemblée nationale a adopté le projet de loi » ou « L’Académie française n’a
retenu aucun des candidats en lice pour le fauteuil vacant ». Ces expressions ne
suscitent aucune difficulté de compréhension. Pourtant, pour le sens commun savant,
les termes dits collectifs, tels que l’assemblée ou l’académie ne désignent pas une
entité unique réellement existante mais sont des termes commodes pour renvoyer à
une multiplicité d’individus : des députés ou des académiciens. Cet écart entre le
langage et la réalité est réputé être également à l’œuvre pour tout ce que nous pouvons
appeler « entités sociales » : l’Etat, la nation, une entreprise, une administration,
l’Eglise, etc. L’idée que les entités sociales ou collectives ne sont que des fictions ou
des manières de parler a fait l’objet de réflexions et de controverses depuis plusieurs
siècles et ce dans de nombreux domaines du savoir, tels que le droit, la philosophie, les
sciences sociales et politiques. Dans sa formulation la plus simple, le débat récurrent
oppose ceux qui estiment que l’existence propre de ces entités doit être reconnue et
ceux qui estiment que les termes collectifs ne sont que des commodités de langage. Un
autre débat, qui ne recoupe pas exactement le précédent, concerne la pertinence de la
prise en compte des entités collectives, dans le cas où on leur prête existence ou dans
celui où on envisage qu’elles puissent être des fictions utiles.
Le sentiment d’évidence dont bénéficie l’idée que ces entités n’ont une existence que
fictive ou langagière a au moins deux ressorts. Le premier est la tendance à identifier
un être à partir de ses composants. Si l’on suit cette inclination, il parait logique
1 d’identifier une entité sociale à la collection des individus qui la composent. Cette
identification est pourtant fautive, parce que les composants d’une entité, bien que
conditions de son existence, ne fournissent pas nécessairement les critères de son
identité (Wiggins, 2001, p. 34).
Le second ressort est la répugnance à prêter les attributs d’un agent humain à une
entité composite. Une forte affirmation de Raymond Boudon en offre une belle
illustration :
« Seuls les individus humains peuvent être le siège de croyances, de désirs, d’intentions, (…).
C’est seulement métaphoriquement que l’Etat, un parti politique ou une Eglise sont le siège
d’actions, de désirs, d’attitude, de comportement, de croyance, etc. Le parti socialiste ne
pense pas. Seuls pensent X, Y ou Z, membres du parti à tel ou tel niveau de responsabilité.
(…). Si le parti socialiste ne pense pas, il est capable de décisions ; mais c’est parce qu’il est
muni de règles permettant de transformer les opinions individuelles de ses membres en
décisions collectives émises en leur nom. » (Boudon, 2003, p. 19-20)
Cette affirmation suscite d’abord l’approbation. Comment prêter à une entité
collective les capacités les plus sophistiquées des agents humains ? Il faut également
noter que des arguments de ce type ont à juste titre mis à mal la tendance à prêter le
statut d’un acteur rationnel à des groupes nominaux, comme les classes sociales ou les
groupes d’intérêt (Olson, 1978). Mais les entités qu’évoque Boudon ne correspondent
justement pas à des groupes nominaux, c'est-à-dire à des regroupements, opérés de
l’extérieur, d’individus ayant des propriétés communes (situation sociale, intérêt). Et
ses remarques de bon sens négligent le fait qu’une entité peut avoir le statut d’agent
sans être assimilable à un agent humain.
Le propos de ce texte concerne un seul type de ces entités, les corps délibérants, soit
les groupes organisés en vue de prendre des décisions. On se demandera si les corps
délibérants sont des entités réelles, c’est-à-dire des entités non-réductibles à la
collection des individus humains qui les composent, et, si c’est le cas, on se
demandera s’ils peuvent être considérés comme des agents.
Nous examinerons dans une première partie les thèses de l’ouvrage de Bentham sur les
assemblées politiques. Political Tactics (1999) présente d’abord l’intérêt d’être un
livre pionnier, profond et toujours pertinent sur les conditions pratiques du bon
fonctionnement d’une assemblée politique (Elster, 2013 ; Urfalino, 2013) ; ensuite,
Bentham y développe une conception cohérente et rigoureuse du corps politique conçu
comme une collection d’individus ; enfin il y mobilise déjà une théorie sophistiquée
2 des fictions1. Les pages de Bentham ont ainsi tous les titres pour tester la robustesse
d’une conception individualiste du parlement comme corps politique.
Nous proposerons dans les deux parties suivantes une conception réaliste des corps
délibérants, réaliste au sens où elle considère qu’ils ont une réalité propre. A défaut de
pouvoir argumenter ici en faveur de la pertinence de leur prise en compte (Urfalino,
2012), nous préciserons les modes d’être que l’on peut leur attribuer. I. L’assemblée est-elle réductible à une collection d’individus ?
La réflexion de Bentham sur le statut ontologique des assemblées politiques comprend
deux considérations dont il perçoit la possible contradiction. D’un côté, il estime
qu’une assemblée, comme tout collectif, est une entité fictive, seuls les individus
qu’elle rassemble en un agrégat étant réels. D’un autre côté, il souhaite rendre compte
de sa continuité temporelle, identité diachronique qu’il est difficile de ne pas prêter à
un tel corps politique. La conciliation de ces deux considérations conditionne la
réussite de son entreprise.
Dans les deux sections qu’il consacre au corps politique, Bentham souligne
l’inconvénient du caractère figuratif de ce terme, source d’idées fausses et
extravagantes tantôt empruntées à la mécanique tantôt à la physiologie (le corps
politique est une machine ou un organisme). De manière générale, les expressions
figuratives égarent mais sont inévitables : utiles pour abréger le discours, elles sont
nécessaires pour l’expression des idées intellectuelles exigeant l’appel à des images
sensibles. Mais il est possible, selon Bentham, d’en contrôler les effets négatifs, d’une
part en évitant d’en faire les prémisses directes d’une inférence, d’autre part en
traduisant une phrase qui contient une telle expression dans un langage plus simple qui
n’en contient pas (p. 23-24).
Bentham applique ce dernier procédé, qu’il nommera plus tard « paraphrase », au
corps politique que constitue une assemblée comme la Chambre des communes. Ainsi
explique-t-il que la formule : « telle a été la décision de l’assemblée » n’est pas
conforme à la réalité : elle induit l’idée d’une identité diachronique de l’assemblée,
1
Political Tactics écrit en 1789-90 pour conseiller les constituants français ne fut pas achevé et n’a été
publié en anglais qu’en 1999, mais une traduction/adaptation en français avait été publiée en 1824 par
Etienne Dumont. Bentham rédige sa théorie des fictions beaucoup plus tardivement à partir de 1813,
mais il en avait les concepts dès 1770 (Cléro et Laval, 1997).
3 mais en fait « avec une assemblée dont la composition numérique varie
continuellement, la seule identité qui existe est l’effet légal de ses décisions » (p. 23).
L’expression la plus conforme à la réalité serait donc : une collection d’individus a
pris telle décision. Mais il y a de bonnes chances pour que, au gré des absences et des
présences, deux décisions successives ne soient pas produites par la même collection
de parlementaires. Ne prêtant une existence qu’aux individus qui la composent,
Bentham estime que l’assemblée est une collection ; mais, rigoureux, il admet qu’une
telle collection ne peut être le support de la continuité temporelle de l’assemblée. En
effet, si l’on définit un agrégat par le seul fait du rassemblement des éléments qui le
composent, en ne prêtant l’existence qu’à eux seuls, alors l’agrégat n’est plus le même
dès qu’un élément lui est ôté ou ajouté. L’identité du corps politique doit donc être
cherchée ailleurs que dans les listes des participants aux décisions. C’est l’acte même
ou plus exactement l’acte déclaratif vers lequel concourent les parlementaires qui
constitue selon lui l’identité du corps politique : « Ce qui constitue un corps politique, c’est le concours de nombreux membres dans le même
acte. Il est donc clair que l’acte d’une assemblée, ne peut être qu’un acte déclaratif – un acte
annonçant une opinion ou une volonté.
Chaque acte d’une assemblée doit commencer par être celui d’un seul individu. Mais chaque
acte déclaratif, […] commençant par être celui d’un individu, peut finir par être celui du
corps. « Cela, dit Titius, est ce qui me vient à l’esprit ». « C’est précisément ce qui est venu
au mien » peut également dire Sempronius. C’est donc le pouvoir de s’accorder sur le même
acte intellectuel qui constitue le principe d’unité d’un corps. » (p. 21)
Ainsi l’identité du corps politique ne tient pas à sa composition, changeante, mais au
fait que ses membres accomplissent le même acte intellectuel. Bentham en trouve une
illustration empirique avec la pétition, pratique dont il mentionne le caractère commun
dans l’Angleterre de son époque2. Il considère en effet que la constitution d’un corps
politique n’exige pas nécessairement le rassemblement de ses membres en un même
lieu, comme dans le cas d’une assemblée. Il se trouve que la métaphysique du corps
politique que propose Bentham est parfaitement conforme à la pétition mais pas à
l’objet principal de sa réflexion, l’assemblée politique.
Voyons d’abord ce qui distingue la pétition de toute autre pratique politique
d’expression d’une opinion ou d’une revendication. Une pétition est la diffusion
publique d’un texte associé à la liste des noms de ceux qui soutiennent publiquement
2
Sur l’importance des pétitions au XVIIIe siècle en Grande-Bretagne et leur concurrence avec le
Parlement pour représenter la population, voir Knights (2009).
4 les vues qui y sont exprimées. La publicité de la liste des signataires permet
d’apprécier par leur nombre et leurs qualités l’ampleur de la prévalence de cette
opinion dans une population donnée. Voyons ensuite ce qui distingue une pétition
d’une autre pétition. Il n’est pas rare qu’une pétition soit diffusée initialement avec une
première liste de signataires et qu’elle fasse quelques jours plus tard l’objet d’une
nouvelle publicité avec un nombre supérieur de signataires. On aura donc affaire
successivement à deux listes différentes de noms, les premiers signataires figurant
dans les deux. On estimera pourtant qu’il s’agit de la même pétition, bien que la liste
des signataires ait changé dans le laps de temps. En revanche, si les mêmes personnes
signent deux textes différents, on considérera qu’elles ont participé à deux pétitions
différentes. L’existence d’une pétition suppose à la fois un texte énonçant quelque
revendication ou prise de position publique et des signataires, mais ce qui permet de
distinguer une pétition d’une autre, c’est son texte. Ainsi, conformément à sa
conception du corps politique, la pétition associe une collection d’individus,
changeante par nature, et un texte qui détermine son identité. Le lien entre la collection
et le texte est la convergence des signataires : chacun soutient publiquement la même
opinion.
En va-t-il de même avec un corps délibérant ? La question ne semble pas se poser pour
Bentham. Pétition et assemblée sont pour lui deux espèces du même genre, celui des
corps politiques. Ceux-ci ne différent entre eux que par leur caractère permanent ou
temporaire, le nombre fixe ou indéterminé de leurs membres ou encore leur attribution
ou non de droits ou de privilèges dont les autres citoyens sont dépourvus (p. 21).
Pourtant, la description minutieuse et ingénieuse que propose Bentham des exigences
que doit respecter une assemblée pour remplir correctement sa fonction contredit sa
conception du corps politique. Tout le propos de son ouvrage est d’envisager de
manière exhaustive les nuisances susceptibles d’empêcher le bon fonctionnement de
l’assemblée et de proposer les règles qui les évitent ou les corrigent. Bentham
revendique le caractère négatif de son objectif, soit préserver un ordre en luttant contre
les sources multiples de désordre. Il s’agit de faciliter « pour tous les co-opérateurs
l’exercice de leur intelligence et le plein usage de leur liberté. C’est par ces moyens
qu’ils accompliront tout ce qui est en leur pouvoir, au lieu de s’embarrasser les uns les
autres par leur nombre, qu’ils s’apporteront mutuelle assistance, qu’ils seront capables
5 d’agir sans confusion et ils avanceront selon une progression régulière vers un objet
déterminé » (p. 20). Dans cette présentation de son fonctionnement idéal, le corps
délibérant est vu sous le seul angle de la pluralité de membres qui le composent. Le
bon ordonnancement des activités doit garantir la qualité du travail de chaque
parlementaire. Il en va autrement quand Bentham envisage, par contraste, les effets
négatifs d’une mauvaise organisation des travaux de l’assemblée :
« Chaque cause de désordre est une source de profit pour une influence indue et prépare, à
long terme, la venue de la tyrannie ou de l’anarchie. … Alors, (l’assemblée) n’est plus à
proprement parler un corps politique : toutes ses délibérations seront préparées en secret par
un petit nombre d’individus, qui deviendront d’autant plus dangereux que, parlant au nom de
l’assemblée, ils n’auront aucune responsabilité à craindre. » (p. 20)
On comprend cette fois que le bon fonctionnement de l’assemblée suppose que ses
décisions soient celles du corps entier et non d’une faction. Intervient ici l’idée d’une
intégrité de l’assemblée à préserver qui ne cadre ni avec la définition de l’assemblée
comme collection ni avec la détermination de son identité par la similarité des actes
déclaratifs de chacun de ses membres.
Observons d’abord que l’absence d’une partie des membres, aussi fréquente
qu’irrégulière, et leurs désaccords mettent à mal l’assimilation de l’identité du corps
politique à l’identité de l’acte intellectuel de chacun de ses membres. Bentham estime
que les absences et la tolérance des absences sont source de nombreux maux
(corruption, négligence, tolérance de l’incompétence, inaction, risques de surprises,
perte de crédit de l’assemblée), aussi propose-t-il des mesures pour les décourager (p.
57-62), parmi lesquelles l’exigence d’un quorum pour qu’une décision puisse être
prise. Par ailleurs, il reprend l’argument classique selon lequel l’unanimité des
opinions se rencontre trop rarement pour être exigée ; en conséquence l’obtention
d’une majorité simple des suffrages est la seule règle raisonnable pour déterminer la
décision. Bentham fait comme si le quorum et la règle majoritaire n’étaient que des
procédures commodes, des artifices utilisés par défaut ; mais tous deux affectent
pourtant ce qui était censé assurer l’identité du corps politique, à savoir la similarité de
l’acte déclaratif des différents membres. Si Titius n’a pas la même opinion que
Sempronius, que devient l’identité du corps politique ? Et qu’en est-il si Titius est
absent quand Sempronius est présent et inversement ?
Dans les deux cas, la solution consiste à admettre qu’une proportion des membres de
l’assemblée ait le droit d’agir (le quorum) et de déterminer la décision (la majorité des
6 présents) au nom de l’ensemble : « Mieux vaut ne pas avoir de décision plutôt qu’en
avoir une qui n’est pas unie à une certaine proportion des suffrages du corps entier
(whole body) » (p. 23). Ainsi voit-on que dans le même temps où il transige avec le
principe de l’identité de l’assemblée qu’il avait posé, Bentham introduit une polarité
entre la totalité du corps et certaines de ses parties. Pour éviter qu’une faction décide
illégitimement au nom de l’assemblée considérée comme un tout, il faut définir des
proportions, des seuils, établissant quelles parties peuvent faire la même chose que la
faction, mais de manière explicite et légitime. Notons que cette articulation entre
totalité et parties est étrangère à la notion de collection. En effet, une liste énumérant
les éléments de la collection ne suppose pas la distinction et l’articulation entre un tout
et des parties. La seule relation que les éléments ont entre eux est leur commune
appartenance à cette liste.
Parfaitement adaptée à la pétition, la métaphysique des corps politiques élaborée par
Bentham échoue à saisir la nature d’un corps délibérant. Cet échec tient à ce qu’il a
défini l’assemblée à partir de ses composants.
II. L’identité fonctionnelle et organisationnelle des corps délibérants
Dans son dernier livre, Vincent Descombes (2013) s’emploie à dénouer les confusions
qu’a apportées l’usage du concept élargi d’identité, devenu fréquent depuis les années
1960. L’originalité et la fécondité de son entreprise tiennent notamment à ce qu’il
aborde ces confusions comme la conséquence d’un piège sophistique dans lequel nous
tombons de nous-mêmes en empruntant des formulations qui nous empêchent de dire
sans équivoque ce que nous souhaitons dire, tout en nous faisant alléguer ce que nous
ne songions pas affirmer. Les pièges du concept d’identité sont en fait aussi anciens
que la sophistique et la philosophie. Descombes souligne que la meilleure et la plus
ancienne illustration de ces pièges est à chercher dans les poèmes comiques
d’Epicharme. Le plus éclairant est sans doute celui où un débiteur explique à son
créancier qu’il ne lui doit rien parce qu’il n’est plus le même homme que celui à qui il
avait prêté de l’argent, la composition de son corps ayant été entre-temps modifiée.
Furieux, le créancier fait rosser le débiteur puis oppose aux protestations de ce dernier
le même argument : il n’est déjà plus celui qui a commandité les coups reçus par le
débiteur, la composition de son corps ayant également évolué depuis (Epicharme,
1988, p. 197).
7 Il n’est pas difficile de voir que la saisie individualiste des entités collectives – et des
corps délibérants en particulier – a été victime d’un sophisme semblable à celui mis en
évidence par Epicharme. De la même façon que l’individu qui a contracté une dette
n’est pas un ensemble de molécules mais un être humain ayant une biographie, un état
civil et une identité qui ne dépendent pas de l’ensemble, constamment changeant, des
molécules composant son corps, l’assemblée politique qui a pris une décision n’est pas
une collection de membres mais une institution dont la nature et l’identité sont à
rapporter d’une part à l’histoire et à la structure politique d’une société, d’autre part à
son organisation interne.
La portée de ces observations pour saisir la nature d’une assemblée politique nous
apparaîtra plus nettement si nous nous tournons maintenant vers l’avant-dernière pièce
de Corneille, Tite et Bérénice. Tite, Empereur de Rome, a renoncé à celle qu’il aime,
Bérénice, Reine des Juifs, pour un mariage avec Domitie, issue d’une grande famille
romaine, plus conforme à la consolidation de son trône et à la stabilité politique de
Rome. Le retour imprévu de Bérénice à Rome ébranle la détermination de l’Empereur
à sacrifier son amour à la raison d’Etat. Il apparaît bientôt que le Sénat pourrait avoir à
se prononcer sur la pertinence d’un éventuel mariage de l’Empereur avec une
étrangère, Reine d’un autre peuple. Dès lors, les quatre principaux personnages, Tite,
Bérénice, Domitie et Domitian, frère de l’Empereur et amoureux de Domitie,
attendent du Sénat une décision devant apporter la dernière touche à une situation qui
exige d’eux des choix difficiles.
Domitie, qui perçoit la mise en péril d’un mariage dont elle attend la gloire, compte
mobiliser ses alliés au sein du Sénat pour obtenir une décision favorable à son dessein.
De son côté, Tite doute que son éventuel projet de mariage avec Bérénice puisse être
contrarié. Lors d’un ultime dialogue, Domitie entend ébranler la confiance de Tite par
une mise en garde, qui voile à peine la menace :
« Ce grand corps tous les ans change d’âme et de cœurs,
C’est le même sénat, et d’autres sénateurs.
[…]
Vous êtes son amour, craignez d’être sa haine
Après l’indignité d’épouser une Reine. » (Acte V, Scène II)
On voit ici que l’usage d’un langage figuré peut suivre un découpage conceptuel
pertinent. Avec ses membres (les cœurs), son orientation politique (l’âme) peut
changer voire s’inverser, mais le sénat (le corps) reste le même. Il semble aller de soi
8 pour Corneille, que l’identité du Sénat romain n’est pas affectée par le changement de
ses membres. De fait, elle ne dépend pas de ces derniers. Plus exactement, il est de la
nature du Sénat que ses membres et sa politique puissent changer, comme il est de la
nature du fleuve, selon Aristote, que les eaux qu’il charrie soient constamment
différentes3. Le Sénat comme le fleuve restent les mêmes malgré le changement de
leurs composants. Mais quel est, pour une assemblée politique, l’équivalent du lit du
fleuve et de sa trajectoire ?
Une première réponse est suggérée par la comédie héroïque de Corneille. Le Sénat
romain y est vu de l’extérieur : les protagonistes cherchent à prévoir si l’institution
osera contrarier la volonté de l’Empereur. L’identité du sénat est alors indexée sur sa
fonction politique, c’est-à-dire sur son rôle dans un système politique, sa place dans
une répartition des compétences et des pouvoirs. Les variations susceptibles de faire
que le sénat à un moment t2 n’est plus le même que le sénat à t1 ne sont pas celles qui
affectent sa composition, mais sont plutôt celles qui affectent ses fonctions au sein
d’un ensemble plus large d’institutions. Si l’on songe au sénat romain réel, celui
qu’ont étudié les historiens, il est licite d’affirmer que celui qui était à l’œuvre à
l’époque de la République avait disparu à l’époque de l’Empire, quand il n’a plus eu la
capacité de s’opposer.
Mais ce n’est là qu’une partie de la réponse. La place dans un système politique ne
suffit pas à identifier un parlement, d’autres instances peuvent y figurer, un roi, deux
consuls, un empereur. Le point de vue extérieur n’est pas suffisant. Il faut saisir aussi
l’assemblée de l’intérieur. Or que voit-on à l’intérieur d’une telle assemblée ? Pour
éviter l’épouvantail de l’organicisme la tentation est forte de ne considérer que les
individus. Un corps délibérant n’est certes ni un organisme ni un automate. Mais, il est
peut-être tout simplement … une organisation.
Peut-on dire que les corps délibérants sont des organisations ? Au premier abord, la
réponse est négative, tant une assemblée ressemble à un simple rassemblement, à une
collection. La simplicité de la structure de base des corps délibérants est attestée par
l’analyse comparative. En introduction d’un ouvrage sur des assemblées aussi
3
« Nous sommes habitués à dire que fleuves et sources sont les mêmes, malgré l’écoulement continuel
des eaux qui viennent et s’en vont », Aristote, Politique, L. III, 1276 a6.
9 différentes que le Parlement britannique, les conseils municipaux en Angleterre et au
Ghana, et divers conseils ou comités dans quatre autres pays africains,
l’anthropologue Audrey Richards a proposé un ensemble de trois traits pour distinguer
les corps délibérants de tout autre rassemblement ou institution : 1) il s’agit d’un
rassemblement d’individus dont le statut de membre est accordé par des règles
spécifiques ; 2) ce rassemblement se tient généralement dans un lieu propre, qu’il
s’agisse d’un édifice ou autour d’un arbre particulier ; 3) une série de conventions
régit le comportement des membres, leur place, l’ordre des prises de parole, la manière
de parler, etc. (Richards, 1971).
Essayons de caractériser cette structure de base par contraste avec la division
fonctionnelle et l’ordre hiérarchique des organisations traditionnelles. Dans celles-ci,
la segmentation est imposée par la multiplicité des activités, tandis que la hiérarchie
assure l’articulation de ces activités par la subordination des objectifs secondaires aux
objectifs premiers : plus un rang est élevé, plus il est censé intégrer les différentes
fonctions à l’œuvre dans l’organisation. Dans un corps délibérant, il n’y a que deux
activités principales et chaque membre est censé les accomplir : 1) délibérer, soit
réfléchir, proposer, parler et écouter ; 2) décider, soit trancher en faveur d’une option,
par quelque forme d’expression. Aussi, la seule division du travail parfois observable
consiste-t-elle à distribuer inégalement ces deux activités : un comité issu de
l’assemblée se charge de la formulation des options et de leur discussion approfondie ;
l’assemblée plénière discute plus rapidement et tranche en faveur d’une des options
proposées par le comité.
Ce qui distingue donc un corps délibérant des organisations qui nous sont familières
c’est, d’une part, la concentration de l’activité sur seulement deux actes fortement
articulés et, d’autre part, le fait que tous les membres actifs ont la même tâche et
contribuent par leur propre délibération et décision individuelles à la délibération et à
la décision collectives.
En conséquence, l’intégration qu’une assemblée doit effectuer est moins celle des
fonctions que celle des contributions individuelles à la décision collective. Au sein
d’une assemblée, la subordination des parties au tout ne s’exerce pas par le biais d’une
relation d’autorité entre personnes de rangs différents, mais par la prévalence de la
10 décision collective sur les opinions individuelles dont elle est issue : cette décision
vaut comme celle du tout (l’assemblée considérée comme totalité) et s’impose à tous
(à la pluralité des membres).
Ainsi, pour répondre à la question posée plus haut, il est possible de dire qu’un corps
délibérant est une organisation, parce que l’on y observe la coordination réglée et
stabilisée des activités et la subordination des parties au tout. Mais nous tendons à n’y
voir qu’un rassemblement et non une organisation, parce que cette forme de
coordination ne présente pas la complexité que nous associons habituellement au
concept d’organisation, complexité qui se manifeste le plus souvent par un
emboîtement hiérarchique de structures (Simon, 1962)4.
Il est donc possible de déterminer quelle sorte d’entité est un corps délibérant. Deux
critères nous permettent de l’identifier : d’une part, un type d’organisation interne
assurant, à partir de l’expression d’une pluralité d’individus habilités, la détermination
d’une décision valant pour tous ; et, d’autre part, une fonction ou des buts vis-à-vis
d’un environnement – par exemple, pour une assemblée politique, une fonction dans
un ensemble plus vaste d’institutions. Voyons maintenant si cette entité mérite le statut
d’agent.
III. Un système adaptatif et ses fins
Nous avons caractérisé les corps délibérants par trois traits : une organisation interne
et un environnement externe, une fonction ménageant l’articulation entre les deux. Un
intérieur, un extérieur, une fonction, ce sont là les trois éléments de ce qu’Herbert
Simon a appelé un système adaptatif (Simon, 1974). Ce terme qualifie des êtres très
différents, naturels ou artificiels, des systèmes techniques aussi bien que des systèmes
biologiques ou encore des organisations humaines. Ainsi parmi les exemples cités par
Simon, on compte une fourmi, un avion, un oiseau, différents types d’horloges, une
entreprise, l’espèce des ours blancs, un ordinateur, un moteur. Ils ont en commun de
4
L’émergence des partis politiques a fréquemment abouti à l’imposition de la discipline de vote au sein
des parlements. Elle a, ce faisant, introduit une sorte d’emboîtement hiérarchique au sein de
l’assemblée, les membres de chaque groupe parlementaire votant comme un seul homme en suivant les
consignes du parti. Il est remarquable que cet emboîtement aille de pair avec la diminution de la
pertinence de la délibération parlementaire : la vraie délibération a lieu au sein des partis et les discours
dans l’enceinte parlementaire visent à convaincre un public externe.
11 pouvoir être caractérisés en termes de fonctions, de buts ou d’adaptation (p. 20). Leur
description devant tout aussi bien rendre compte de leur composition interne que de
leur manière de s’ajuster à leur environnement pour accomplir leur fonction : rentrer à
la fourmilière, voler, donner la bonne heure, obtenir les résultats économiques
attendus, survivre, calculer ou raisonner, se mettre en marche.
Avec Boudon, nous pouvons donc affirmer que les moteurs, les horloges, les espèces
animales, les entreprises, les partis politiques, l’Eglise et autres organisations n’ont pas
de désirs, de croyances ou d’intentions. En revanche, force nous est de reconnaître
qu’ils sont capables d’action : ils sont capables de s’ajuster aux variations d’un
environnement et un ou plusieurs buts leur sont imputables. Précisons que ces buts ne
sont pas le produit de nos projections : c’est la description même des systèmes
adaptatifs, quelle que soit leur qualité (technique, naturelle, biologique ou
organisationnelle), qui exige la prise en compte de ces buts ou fonctions ; sans quoi
l’ordonnancement de leurs parties internes est incompréhensible puisqu’il vise leur
accomplissement. Ce point n’est pas énoncé tel quel par Simon mais il ressort de son
propos (voir les prolongements qu’en tire Descombes, 1995, chap. 7).
Comme Bentham, il faut se garder des métaphores biologiques et mécaniques pour
comprendre les assemblées politiques mais cela ne doit pas aboutir à négliger leur
orientation téléologique. Comme toutes les organisations, les corps délibérants sont
des systèmes adaptatifs et à ce titre méritent le statut d’agent.
Il faut cependant préciser la nature des buts ou fonctions des corps délibérants. Ils sont
moins aisés à circonscrire que ceux d’une fourmi, d’un moteur, d’un avion ou d’une
horloge. Prenons l’exemple du Parlement de Paris sous l’Ancien Régime. Ses
fonctions politiques5 au sein de la monarchie étaient assez clairement établies :
enregistrer les lois et décrets issus du Conseil du Roi, évaluer leur conformité avec la
législation antérieure et avec l’intérêt de la Couronne et du Royaume. Mais leur
exercice se prêtait à des orientations variables selon la priorité accordée à telle ou telle
des fins que ces fonctions supposaient poursuivre simultanément. Les parlementaires
ne sont pas élus mais détiennent des offices par héritage ou achat et toute autorité
5
Le Parlement de Paris avait également des fonctions judiciaires qui ne nous intéressent pas ici.
12 procède du Roi qu’ils doivent servir – c’est-à-dire conseiller et donc possiblement
contredire – tout en lui devant la plus complète obéissance (Daubresse, 2005). Ce
double-bind les mettait parfois en demeure de s’exposer au courroux royal et même
d’avoir le courage de risquer leur sécurité, en corrigeant avec persistance les
propositions du Roi, au nom même de l’amour qu’il lui portait et de leur devoir de
servir la Couronne. Selon leur conviction ou leur intérêt, certains d’entre eux
privilégiaient le devoir d’obéissance, d’autres celui de conseil et de correction. Selon
les périodes différentes images du Parlement ont d’ailleurs prévalu, par exemple celle
d’un Sénat débattant avec le Roi ou celle d’un Temple de justice plus conforme à la
soumission à une monarchie devenant de plus en plus absolue (Houllemare, 2011).
Enfin, les affaires dont ils avaient à se saisir introduisaient leurs ressorts propres ; au
gré des argumentations, des convictions et des intérêts des uns et des autres, une
variété de fins à poursuivre préférentiellement et de mesures à arrêter étaient évoquées
et confrontées avant qu’une option soit arrêtée par un vote majoritaire.
Il est possible de généraliser ce qui vient d’être décrit à tous les parlements et même à
toutes les assemblées. Un corps délibérant a toujours quelques fonctions fixées par ses
membres ou assignées de l’extérieur. Ces fonctions ou ces fins ne lui sont pas
simplement ajoutées, elles lui sont constitutives : elles motivent et justifient son
existence. Ces fonctions et les affaires en discussion laissent apparaître une variété de
fins à poursuivre qui, pour qu’une décision soit prise, exigent d’être hiérarchisées.
Aussi les membres du corps sont susceptibles d’avoir des conceptions différentes des
fins de l’institution ou de la manière de les accomplir, en général ou à propos d’une
question précise. Les convictions, les intérêts, les influences subies distribuent au sein
de l’assemblée les priorités des uns et des autres. Bien qu’exigeant un minimum de
convergence sur leur orientation générale, l’existence et le caractère recteur des fins ne
supposent pas un consensus fort sur leur contenu et sur leurs conséquences pratiques.
Ce faisant, un corps délibérant a non seulement, comme tous les systèmes adaptatifs,
une orientation téléologique ; mais il manifeste également un trait spécifiquement
humain, une certaine indétermination des buts à atteindre6.
6
Descombes explique que ce n’est ni l’intériorité, ni la subjectivité, ni la rationalité dans l’exécution
d’une opération qui permet d’attribuer un esprit à un système adaptatif, mais une « indétermination
foncière des buts » (1995, p. 217-221).
13 Un corps délibérant est donc un système adaptatif dont les fins ont un rôle exorbitant.
Elles lui sont constitutives, elles orientent son activité et finalement lui fournissent son
plus constant objet de réflexion. Réfléchir aux moyens adaptés à l’accomplissement de
fins préalablement posées tout en s’interrogeant sur la pertinence de ces fins, au point
d’être amené, éventuellement, à les changer ou au moins à les spécifier, c’est très
exactement l’exercice intellectuel auquel Aristote a donné le nom de « délibération »
(Wiggins, 1975). On ne saurait s’étonner qu’un corps délibérant puisse délibérer.
(Octobre 2012)
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