Texte d`Alain Vauchelles

Transcription

Texte d`Alain Vauchelles
O BROTHER, WHERE ART THOU ? Joel et Ethan COEN, 2000
UN FILM MUSICAL
Intervention d’Alain Vauchelles
Mercredi 14 octobre 2009
Bibliographie restreinte : les ouvrages de Michel Chion, en particulier La Musique au cinéma,
Fayard. La Country Music, de Gérard Herzhaft et Jacques Brémond, Fayard.
o
BRÈVES REMARQUES GÉNÉRALES SUR LA MUSIQUE DE FILM :
A/ Elle peut être diégétique quand elle fait partie de l’action, comme ici fréquemment (Chion parle de
« musique d’écran») ou extra-diégétique (Chion parle de « musique de fosse »). Dans O Brother, nous
avons les deux cas de figure, mais la musique d’écran domine et joue un rôle déterminant.
B/ On peut distinguer deux possibilités, quel que soit le type : 1/ La musique est composée pour le film
2/ Le film utilise une ou des musiques existantes.
Dans le premier cas, selon Michel Legrand, ou la partition s’adapte au film (ex : lui-même) ou
elle est avant tout représentative du musicien, qui suit sa ligne quel que soit le film (ex : Ninon
Rota, mais cet exemple donné par Legrand est peut-être discutable). En somme, on reconnaît
ou non le style du musicien.
Dans le deuxième cas, si l’on met de côté les musicals qui reprennent souvent des standards, il
s’agit surtout de cinéastes contemporains sinon « post-modernes ». Un exemple fameux est
celui de Kubrick qui puise dans un large répertoire, trans-temporel et trans-générique, de
Schubert à Ligetti. Ces emprunts répondent à des motivations variées : ils commentent,
introduisent une distance, ou soulignent une époque. Autre exemple, celui de Tarantino. Lui
utilise beaucoup de musiques de films auxquels il se réfère dans son œuvre marquée
essentiellement par la cinéphilie. Mais déjà les cinéastes de la Nouvelle Vague, entre autres,
puisaient dans le répertoire.
Ses rapports à l’image : elle peut soit souligner, jusqu’à la redondance parfois, reprenant des codes
mélodiques ou instrumentaux, soit venir en contrepoint, jusqu’à commenter l’action, la contrarier même,
lui ajoutant une dimension.
Elle peut chercher à se faire oublier, participant à l’ambiance comme le décor ou la lumière, elle peut,
à l’inverse, imposer sa présence. La musique symphonique, fréquente, propose des thèmes que l’on
retient (par ex. John Williams pour Star Wars).
Sur la durée, qu’elle soit fondue ou en saillie, elle peut n’intervenir qu’à de rares moments ou au
contraire accompagner tout le film. Remarquons que cette dernière possibilité se rencontre beaucoup
dans le cinéma contemporain, en particulier hollywoodien, avec une musique installant une tension et
souvent inspirée de la musique répétitive (cf. Phil Glass …). Le Boléro de Ravel est un modèle
inépuisable.
À quoi sert-elle (d’après Chion) ? Elle assouplit les contraintes réalistes. Elle ouvre des dimensions. Elle
symbolise l’univers du film. Elle donne du temps à l’image, pouvant aussi servir de parenthèse. (cf. dans
notre film l’errance du trio dans la séquence 12, dont les épisodes sont liés par la même musique). Elle
module l’espace. Dans les moments de pause, elle assure la continuité de la présence humaine. Elle crée
des sensations et des sentiments.
o
LA COUNTRY MUSIC (d’après Herzhaft et Brémond).
Citations : « C’est le blues du pauvre type blanc ». « On est malheureux en ménage, alors on achète
une Cadillac décapotable et on sort une jolie fille. Mais les deux ne vont pas ensemble » (Ray Price).
C’est un « attrape-tout » et « une musique de péquenots » (= Hillbilly).
On peut dire qu’elle est née au XVIIIe dans les Appalaches (mineurs, fermiers), avec les traditions
intactes des ballades d’origine irlandaise et écossaise (instrument principal : violon, bientôt
accompagné du banjo ; il sera supplanté par la guitare, souvent soliste de nos jours) et se répand dans
le Sud. Au cours des années 1920, elle se développe à la suite de la radio et des disques, qui donnent
la possibilité aux chanteurs locaux d’entendre ce que les contemporains créent dans d’autres régions
des Etats-Unis.
Document Alain Vauchelles – Association Collège au Cinéma 37
Elle a subi ensuite de nombreuses influences, en particulier des spirituals et de la musique hawaïenne.
Ses ramifications seront, entre autres :
- Les cow-boys de la Prairie
- Le western swing du Texas (en 40-50, country et western fusionnent).
- Le Honky Tonk (= « bar miteux »), après guerre.
- Le Rockabilly, 1954-55, influencé par le Nord, souvent considéré comme scandaleux au Sud,
qui l’édulcorera (—> country crooners). Donnera par ex. Elvis Presley ou Jerry Lee Lewis.
- Le Bluegrass : Bill Monroe adapte les traditions montagnardes au swing, à l’improvisation et
aux nouvelles tendances de la country.
- Le Nashville song.
- Etc.
Au début des années 60 a lieu un « folk boom », qui marque un retour à la tradition. Bob Dylan (dont les
Coen sont fans) sort l’album Nashville Skyline en 1969. De 85 à 99, expansion considérable, profusion
de vidéo-clips.
NASHVILLE (d’après Mike Leco, Herzhaft et Brémond, et Wikipedia ) : capitale du Tennessee et capitale
mondiale de la Country. En 1925, la National Life and Accident Assurance Company crée une petite
station de radio à Nashville, WSM (We Shield Millions). Celle-ci commence à diffuser un programme radio
avec des représentations en direct par des musiciens country, le « Barn Dance Show » (« on danse dans la
grange »). En 1927, le programme d'une heure du samedi soir concurrence un programme de musique
classique appelé Grand Opera et bientôt on lui donne le sobriquet "The Grand Ole Opry". Peu après le
programme est relayé par des stations de radio dans tout le pays et est entendu par des millions
d'amateurs. Nashville contient aujourd’hui les studios d’enregistrement les plus recherchés. Le Grand Ole
Opry est maintenant une salle de spectacle de 4 400 places.
DANS O BROTHER, WHERE ART THOU ?
o Le film est un hommage à la country. Ce qui n’exclut pas le blues (6, quelque peu) ou le spiritual (4,
12). Le principe fondateur du film est musical. La narration s’organise au long des morceaux choisis. On
peut mettre en regard le séquencier (voir brochure CNC) et la liste des morceaux musicaux. Ces
derniers font plus que créer une ambiance : souvent ils provoquent ou modifient l’action (4, 5, 9, 10, 12,
13, 14) ou la synthétisent (1, 8…).
o Tous les musiciens, solistes ou groupes, qui participent au film, sont parmi les plus grands et les plus
célèbres de la country music. Quelques exemples (cf. la liste des moments musicaux):
- T. Bone Burnett, responsable musical du film, est surtout producteur. Le compositeur habituel
des films coéniens, Carter Burwell, a composé les musiques additionnelles.
- John Hartford, né en 1937, est un spécialiste du « Old Time » et des sessions. 1989 : Down On
The River.
- Emmylou Harris, née en 1947, est la grande dame de la country. Elle a ici amené d’autres
musiciens et conseillé les Coen.
- Gillian Welsh, née en 1968, spécialiste du « Old Time », est en marge de Nashville. De plus,
elle joue ici le rôle de la jeune fille qui veut acheter le disque des « Soggy Bottom Boys ».
- Alison Kraus, née en 1971, fut un enfant prodige au violon. Spécialiste du bluegrass, qu’elle
impose au Grand Ole Opry.
- Cox Family : travaille beaucoup avec la précédente. Gospel+bluegrass+country.
The Whites : engagés dans l’Église Baptiste. Remarqués par E. Harris.
o Le film a aussi permis à certains comédiens d’exploiter des talents inutilisés et d’y prendre plaisir :
Turturro improvise les iodles, Tim Black Nelson en soliste ; Clooney n’a pas voulu chanter bien qu’il y fût
encouragé. À l’inverse, Chris Thomas King (Tommy) est un musicien professionnel qui joue la comédie
pour la première fois, malgré ses réticences.
o Comme dans les musicals de « back stage », on assiste à des représentations ou des répétitions, et
surtout à l’émergence d’une vedette (ici les « Soggy Bottom Boys », mais, parodie oblige, le succès se
fait à l’insu des principaux intéressés !). En revanche, contrairement à la tradition des musicals, les
protagonistes ne se mettent pas soudain à s’exprimer par le chant ou la danse. Néanmoins, certaines
séquences y font penser, en particulier la première, qui accompagne le générique, et celle des sirènes.
Dans ces deux cas, le chant s’appuie sur le réel pour se développer : le battement des pioches sur les
cailloux ou du linge sur les rochers de la rive semblent engendrer la musique ; dans la même veine,
pensons par exemple au début du musical Love Me Tonight de Rouben Mamoulian (1932) où les bruits
de la ville font naître une musique. Plus profondément, il semble que la musique omniprésente propose
en filigrane la possibilité d’un film entièrement musical, ce que confirment, à l’écoute de la version
originale, le rythme et les tonalités du dialogue (trios, duos, solos, manifestement construits comme avec
une partition).
Document Alain Vauchelles – Association Collège au Cinéma 37

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