Le Tchad : un hégémon aux pieds d`argile
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Le Tchad : un hégémon aux pieds d`argile
ETUDE PROSPECTIVE ET STRATEGIQUE LE TCHAD : UN HÉGÉMON AUX PIEDS D’ARGILE 18 mai 2015 N° CHORUS : 2013 1050 101741 – EJ 1600018500 Observatoire pluriannuel des enjeux sociopolitiques et sécuritaires en Afrique Équatoriale et dans les îles du golfe de Guinée – OBS 2011-54 Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 Le ministère de la Défense fait régulièrement appel à des études externalisées auprès d’instituts de recherche privés, selon une approche géographique ou sectorielle, visant à compléter son expertise interne. Ces relations contractuelles s’inscrivent dans le développement de la démarche prospective de défense qui, comme le souligne le dernier Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, « doit pouvoir s’appuyer sur une réflexion stratégique indépendante, pluridisciplinaire, originale, intégrant la recherche universitaire comme celle des instituts spécialisés ». Une grande partie de ces études sont rendues publiques et mises à disposition sur le site du ministère de la Défense. Dans le cas d'une étude publiée de manière parcellaire, la Direction générale des relations internationales et de la stratégie peut être contactée pour plus d'informations. AVERTISSEMENT : Les propos énoncés dans les études et observatoires ne sauraient engager la responsabilité de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie ou de l’organisme pilote de l’étude, pas plus qu’ils ne reflètent une prise de position officielle du ministère de la Défense. GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] 2 Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 3 SOMMAIRE INTRODUCTION .....................................................................................................................................5 1. LE TCHAD DANS LE CONTEXTE RÉGIONAL DE SÉCURITÉ ....................................................................6 1.1. Complexe, dilemme de sécurité et puissance ............................................................................................ 6 1.2. Aspects de la puissance militaire tchadienne............................................................................................. 8 1.3. Éléments d’une diplomatie émergente .................................................................................................... 11 2. LE NOUVEAU RÔLE GÉOPOLITIQUE DU TCHAD................................................................................12 2.1. Le pivot franco-américain ........................................................................................................................ 14 2.2. Une nouvelle configuration régionale des forces ..................................................................................... 16 CONCLUSIONS : LIMITES DE LA RENTE GÉOPOLITIQUE ET RISQUES DE TURBULENCES ..............................19 GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 En jaune, les 11 pays membres de l’espace CEEAC. En rouge, les foyers de conflits (Source : GRIP). GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] 4 Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 Introduction L’intervention remarquée des troupes tchadiennes dans la crise malienne – en 2013, aux côtés de l’armée française – contre les groupes islamistes qui occupaient le nord du Mali depuis janvier 2012, de même que l’intervention – en janvier et février 2015 – de l’armée tchadienne sur les territoires camerounais et nigérian, contre les islamistes de Boko Haram, ont confirmé le Tchad dans le rôle et le statut de puissance militaire montante en Afrique centrale et dans l’espace sahélien. La capacité régulatrice et structurante de certains États, dans le champ des relations internationales, dépend non seulement de leur position géographique stratégique, mais aussi de facteurs structurels internes, et de facteurs conjoncturels, qui leur permettent, en tant qu’États pivots, d’affirmer leur puissance sur le plan régional et de jouer un rôle d’influence à une échelle géopolitique plus globale1. Le rôle régional du Tchad est à la fois le produit d’une histoire interne longtemps marquée par la récurrence de conflits armés – comme mode de régulation des tensions politiques –, sur fond d’alliances régionales versatiles ; mais il est aussi la résultante d’un complexe régional de sécurité mouvant, instable, caractérisé par l’affirmation de la poussée islamiste dans l’espace sahélien et la montée de nouvelles menaces sécuritaires depuis l’effondrement de la Libye de Mouammar Kadhafi2. Situé à la charnière des espaces géopolitiques et des systèmes de conflits3 de la zone sahélosaharienne et de l’espace nilo-soudanais4, le Tchad fait de plus en plus figure d’État-tampon et de havre de stabilité précaire, au regard des foyers de conflits centrafricain, libyen, nigérian et sudsoudanais. État pivot de la stratégie sahélienne du Pentagone5 et partenaire privilégié de la France dans la sousrégion – notamment depuis le repositionnement stratégique des forces françaises d’Afrique – le Tchad est considéré, en dépit de la nature autoritaire de son régime, mais en raison de la qualité de ses forces armées, comme la nation africaine francophone la plus à même de contenir la poussée islamiste en provenance d'Afrique du Nord, vers le Sahel et l’Afrique subsaharienne. 1. Luc Sindjoun, Sociologie des relations internationales africaines. Karthala, 2002, p. 210-220. 2. Nick Turse, « The Terror Diaspora: The U.S. Military and the Unraveling of Africa », Tom Dispatch, 18 juin 2013. 3. Un système de conflits se comprend comme un ensemble de conflits, de causes, de formes et de territorialités distinctes, mais qui finissent par s’articuler et s’alimenter sous l’effet de leur proximité, de leurs évolutions ou des alliances tissées par des acteurs divers dont les intérêts convergent. Les systèmes de conflits se caractérisent par leurs frontières fluides, qui transcendent celles des États. Ils s'inscrivent dans des complexes conflictuels plus vastes, à dimension régionale, et dont les multiples dynamiques et les acteurs accentuent ou entretiennent la logique et les tensions. Pour une approche plus ample des systèmes de conflits voire notamment Marchal Roland, « Tchad/Darfour : vers un système de conflits ?», CNRS/CERI, 2006. 4. Michel Luntumbue & Simon Massock, « Afrique centrale : risques et envers de la pax tchadiana ». Note d’Analyse du GRIP, 27 février 2014, Bruxelles. 5. Nick Turse, « The Outpost That Doesn't Exist in the Country You Can't Locate », Tom Dispatch, 20 novembre 2014. GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] 5 Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 Depuis une décennie, le pays connait par ailleurs une croissance économique soutenue, liée à l’extraction et aux revenus du pétrole, qui lui ont permis de réaliser d’importants investissements infrastructurels ainsi que de renforcer ses capacités militaires. Cependant, le Tchad reste un pays travaillé par des contradictions internes, qui se traduisent par la montée de mouvements de contestation sociale, consécutifs notamment au surenchérissement du coût de la vie, à la lenteur de la redistribution des revenus pétroliers, ainsi qu’à la baisse récente des prix des produits pétroliers sur les marchés internationaux. Enfin, bien que les situations d’instabilité en Libye, au Soudan du Sud, au Nord du Nigeria et en RCA, constituent des menaces avérées pour la sécurité extérieure du Tchad, la politique d’influence et de projection régionale développée par le pays semble aussi sous-tendue par la quête d’une rente diplomatique et géopolitique. En partant des acceptions actuelles du concept de puissance et du survol du complexe régional de sécurité, cette Note propose une mise en perspective du rôle régional du Tchad, à travers quelques aspects de sa politique extérieure et de ses incidences possibles pour la stabilité et les évolutions institutionnelles dans l’espace nord de l’Afrique médiane6. 1. Le Tchad dans le contexte régional de sécurité 1.1. Complexe, dilemme de sécurité et puissance La notion de complexe régional de sécurité, forgée par Barry Buzan dans son ouvrage, People, States and Fear, « considère la région comme une entité territorialement cohérente, composée de groupes d’États partageant des frontières communes ». Les interactions sécuritaires, au sein des unités régionales, « peuvent être soit conflictuelles, à travers la sécuritisation, c’est-à-dire la représentation de menaces existentielles donnant lieu à des politiques de défense ou d’hostilité, militaires ou non ; soit coopératives, à travers la construction de communautés de sécurité et de politiques communes de désécuritisation, grâce à une normalisation des rapports »7. Situé à la charnière des espaces géopolitiques8 et des systèmes de conflits (de la zone sahélosaharienne à l’espace nilo-soudanais), le Tchad entretient ou a entretenu des relations contrastées avec certains de ses voisins immédiats – Libye, Nigeria, Soudan – allant de l’inimitié à la compétition, du dilemme de sécurité à la normalisation. Selon l’approche réaliste des relations internationales, le dilemme de sécurité, est en effet « une situation dans laquelle, afin de renforcer leur propre sécurité dans un environnement anarchique – en augmentant leurs capacités militaires ou en formant des alliances – des États menacent par inadvertance d’autres États qui, en retour, cherchent à renforcer leur propre sécurité et ainsi de suite9 ». Les relations de voisinage entre le Tchad et le Soudan sont symptomatiques du dilemme de sécurité. 6. Cette note constitue le troisième volet d’une série consacrée au rôle des puissances régionales dans l’espace géopolitique de la CEEAC ; deux notes ont été respectivement consacrées au rôle régional du Rwanda et de l’Angola. 7. Sihem Djebbi, « Les complexes régionaux de sécurité » – Fiche de l’Irsem n° 5, mai 2010. 8. Membre de la CEEAC, le Tchad est en aussi situé à l’intersection avec les espaces de la CEDEAO, de l’UMA (Union du Maghreb arabe), de la CEEAC et de l’IGAD (Intergovernmental Authority On Development). 9. Hans Kundnani, Le dilemme de sécurité asiatique, ECFR (European Council on Foreign Affairs), 30 juillet 2014. GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] 6 Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 Entre 2003 et 2010, en effet, le Tchad et le Soudan, qui entretenaient des relations hostiles, se sont mené une guerre par procuration, en soutenant leurs oppositions armées respectives, avant de normaliser leurs relations10. Plusieurs facteurs ont contribué au réchauffement des rapports entre les deux pays, notamment, le renforcement militaire du Tchad, qui a consacré, entre 2004 et 2008, plus de 500 millions de dollars de ses recettes pétrolières à l’achat d’équipements militaires11; l’approche des échéances électorales dans les deux pays – élections législatives et présidentielles – et la quête de légitimité interne ; la volonté des dirigeants de réduire le coût économique et politique du conflit, et d’améliorer leur position diplomatique sur la scène internationale12. La notion de puissance enfin, renvoie communément à la capacité d’influence d’un État dans le champ des relations internationales. Son acception a considérablement évolué avec l’émergence de nouveaux acteurs internationaux13. Ainsi, le pouvoir de contrainte et de coercition (hard power), matérialisé généralement par le recours à la force militaire, est davantage contrebalancé aujourd’hui par la notion de puissance douce, non coercitive (soft power), « qui repose sur des ressources intangibles comme la culture, les institutions, les idées, et qui permet à son détenteur d'inciter les autres acteurs à l'imiter14 ». Par conséquent, le soft power « permet à l'État qui le détient de structurer une situation de telle sorte que les autres pays fassent des choix ou définissent des intérêts qui s'accordent avec les siens15». Selon la typologie développée par Daniel Flemes16, un pays peut prétendre au statut de puissance régionale s’il possède suffisamment de hard et de soft power. Flemes identifie quatre facteurs structurants qui permettent de définir une puissance régionale : la revendication explicite d’un statut de puissance, le degré de hard et de soft power, le recours aux instruments de la diplomatie, et l’acceptation par les autres pays de la région du leadership revendiqué17. Au regard de cette typologie, les aspirations du Tchad à la puissance semblent principalement se fonder sur deux facteurs : la projection militaire et le recours aux instruments de la diplomatie. 10. Ketil Fred Hansen, Chad’s relations with Libya, Sudan, France and the US, NOREF (Norwegian Peacebuilding Resource Centre), 15 avril 2011. 11. Jean-Philippe Rémy, « Le Soudan et le Tchad se rapprochent après sept années de conflit », Le Monde, 9 février 2010 ; Stéphane Ballong, « Le Tchad dix ans après les premiers barils de pétrole », Jeune Afrique, 19 mars 2013. 12. Jean-Philippe Rémy, ibidem. 13. Bertrand Badie et Dominique Vidal, « Puissances d'hier et de demain – L'état du monde 2014 », La découverte, 2013. 14. Stéphane Paquin et Dany Deschênes, Introduction aux relations internationales, Chenelière-Éducation, 2009, p. 12-13. « Dans un système international plus interdépendant, l'utilisation de la force n'est plus aussi efficace, et peut même se révéler plus onéreux et dangereux ». 15. Ibidem. « À l’évidence, l’utilisation des éléments du soft power est infiniment moins coûteuse que l'utilisation de la force militaire. De même que les répercussions en sont également plus positives : dans un monde interdépendant, l'utilisation de la force peut être onéreuse en termes de relations politiques ou économiques ». 16. Flemes, Daniel (2009), Regional power South Africa: Co-operative hegemony constrained by historical legacy. Journal of Contemporary African Studies, vol. 27, n° 2. 17. Michel Luntumbue & Simon Massock, « Afrique centrale : risques et envers de la pax tchadiana ». Note d’Analyse du GRIP, 27 février 2014, Bruxelles. GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] 7 Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 1.2. Aspects de la puissance militaire tchadienne En raison de son histoire marquée par l’instabilité politique et caractérisée par des guerres frontalières (avec la Libye), des rebellions initiées depuis des territoires voisins (Soudan et Centrafrique), mais aussi par une tradition de transmission du pouvoir politique par les armes, le Tchad a beaucoup investi dans la constitution de forces armées, dont les effectifs ont augmenté de manière significative au cours de la décennie écoulée18. Comme l’ont illustré la contribution décisive du contingent tchadien au Mali – en janvier 2013 – ainsi que les premiers bilans de l’entrée en guerre du Tchad contre les islamistes nigérians de Boko Haram – en janvier et février 2015 – aucun autre État de l’espace CEEAC, hormis l’Angola et le Rwanda, ne dispose d’une puissance de feu équivalente ou supérieure à celle de l’armée tchadienne ni de troupes aussi aguerries19. Tableau des effectifs des forces armées dans l’espace CEEAC États Population (P) Forces armées (FA) Ration P/FA % du PIB consacré Superficie aux dépenses (1 soldat pour (km²) militaires (2012) n habitant) Angola 19 088 106 107 000 178 5,2 1 246 700 Burundi 10 395 931 20 000 520 2 27 830 Cameroun 23 130 708 14 200 1 628 1,3 475 440 Centrafrique 5 277 959 7 150 738 2,5 (2010) 622 984 Congo-Brazzaville 4 662 446 10 000 466 5,6 342 000 RD Congo 77 433 744 134 250 577 2 2 344 858 Gabon 1 672 597 4 700 356 1,4 (2013) 267 667 Guinée équatoriale 722 254 1 320 547 1 28 051 Tchad 11 412 107 25 350 450 6,6 (2011)* 1 284 000 Rwanda 12 337 138 33 000 374 1,1 (2013)* 26 338 (Sources : Military Balance 2015, SIPRI Yearbook 2013 ; *estimations réalisées par le SIPRI) 18. Selon le Military Balance, les effectifs de l’armée tchadienne s’élevaient à 17 000 hommes en 1989-1990, puis sont passés à 30 350 hommes en 1999-2000 et étaient estimés à 25 350 en 2013. 19. Andrew McGregor, Chad’s Military Takes the Lead in Campaign against Boko Haram: Can Nigeria’s Embarrassment Equal Multinational Military Success? AIS African Security Report, mars 2015. GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] 8 Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 Lorsqu’Idriss Déby s’empare du pouvoir, en décembre 1990, l'armée tchadienne est essentiellement dédiée à la lutte contre les différents mouvements rebelles opposés au pouvoir central20. Au gré des recrutements et des ralliements, ses composantes reflètent, peu ou prou, la cartographie sociale tchadienne, avant de tendre actuellement vers une surreprésentation de la communauté zaghawa, groupe dont est issu le président Déby21. La structure hiérarchique des forces de défense et de sécurité tchadiennes présente ainsi les traits d’un système sécuritaire à base familiale et clanique, proche du modèle équato-guinéen22. L’armée tchadienne est constituée d’une composante terrestre, de l’armée de l’air, de la gendarmerie nationale et de la garde nationale et nomade du Tchad. Toutes ces unités sont placées sous le commandement du chef d’état-major général de l’armée. Cependant, la garde présidentielle qui fait partie de l’armée de terre est placée directement sous le contrôle du chef de l’État. Elle est dénommée Direction générale des services de sécurité des institutions de l’État (DGSSIE) et est dirigée par le général Mahamat Idriss Déby Itno, le fils du chef de l’État, nommé par le décret présidentiel n° 260 du 20 avril 201423. Cette caractéristique constitue probablement l’un des facteurs majeurs de polarisation sociopolitique. La DGSSIE et la garde nationale et nomade, dont les effectifs sont estimés à environ 15 000 hommes24, constituent les unités les plus aguerries et les plus nanties en matériels, dont sont issus les éléments envoyés dans les opérations de maintien de la paix auxquelles le Tchad participe25. En février 2008, une coalition de rebelles – vraisemblablement soutenus par le Soudan – a mené une offensive-éclair sur N’Djamena, qui sera contenue de justesse, dans les rues mêmes de la capitale, grâce à la puissance de feu des blindés tchadiens (chars T-55) et des hélicoptères de combat Mi-2426. Ce contexte d’hostilité latente avec le Soudan, ainsi que les menaces de rebellions, vont accélérer les dépenses miliaires tchadiennes, motivant l’achat d’équipements et le renforcement progressif des capacités aussi bien terrestres qu’aériennes27. 20. Stéphane Mantoux, « L'armée nationale tchadienne : un essai d'état des lieux », Historicoblog, 22 janvier 2013. 21. Les Zaghawa représenteraient 2 % du total de la population tchadienne, qui compte près de 200 groupes socio-culturels. 22. La Direction générale des services de sécurité des institutions de l’État (DGSSIE), est dirigée par le général Mahamat Idriss Déby Itno depuis avril 2014 ; la garde nationale et nomade du Tchad est placée sous l’autorité du général de corps d’armée Mahamat Saleh Brahim, oncle du chef de l’État ; le commandement de l’armée de terre est confié au général Oumar Déby Itno, fils du chef de l’État ; le décret n° 1168 du 12 janvier 2014 nomme le général Youssouf Mahamat Itno, neveu du chef de l’État, commandant des opérations au sein de la commission mixte Tchad-Soudan, chargée de sécuriser la frontière entre les deux pays. En République centrafricaine, les contingents tchadiens ont été conduits sous le commandement du général de corps d’armée Ousmane Bahar Itno, cousin germain du chef de l’État. 23. « Le général Mahamat Idriss Déby prend la tête de la DGSSIE », Alwihda Info, 22 septembre 2014. 24. Military Balance 2015. 25. Source parlementaire. 26. Les forces françaises du dispositif Épervier, présentes depuis le conflit avec la Libye en 1986, avaient préalablement sécurisé l’aéroport d’où s’envolaient les Mi-24 tchadiens. 27. Les dépenses militaires du Tchad représentaient 7,1 % du PIB en 2008, et 10,5 % du PIB en 2009, contre à peine 0,9 % en 2005. Source SIPRI, Milex data 1988-2014. GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] 9 Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 Déjà équipé de 2 hélicoptères Mi-24, acquis auprès de l’Ukraine en 2007, le Tchad achète en 2008, deux autres Mi-24, 3 avions d'attaque au sol Su-25 Frogfoot, 80 véhicules blindés de combat d'infanterie BMP-1, ainsi que 8 véhicules de transport de troupes BTR-3. La même année, l'armée de terre tchadienne recevra de l’armée française, 25 véhicules blindés de transport de troupes VAB. En 2006-2007, le Tchad avait également acheté à l’Ukraine quelques 12 000 fusils d’assaut. En 20072008, la Belgique a livré au Tchad, 82 véhicules blindés AML-90 Eland Mk 7, armés d'un canon de 90mm. L’armée de terre est également équipée de véhicules blindés légers RAM-2000 de fabrication israélienne et de divers véhicules blindés, de construction française, dont les ERC-90 Sagaie, des versions anciennes de l’automitrailleuse légère Panhard AML-60/90, des VLRA (véhicules légers de reconnaissance et d'appui ou véhicules multifonctions destinés au transport de personnel, de matériels ou véhicule support d’armes)28, etc. Toutefois, la transformation la plus frappante reste sans doute celle de l'armée de l'air tchadienne, qui peut aligner aujourd’hui, une escadrille complète de 6 Sukhoï Su-25 Frogfoot, livrés entre 2008 et 2010, six hélicoptères Fennec AS350/550 acquis en 2009/10 auprès de l’armée singapourienne, un hélicoptère Mi-8/17 acquis en 2010 auprès de la Russie, et plus récemment, trois exemplaires du chasseur multirôles MiG-29, en cours de livraison, et dont un exemplaire a déjà été livré par l’Ukraine en septembre 201429. La réception du premier chasseur-bombardier supersonique tchadien précède aussi l'entrée en service de deux avions de transport tactique, C-27J Spartan, produits par la firme italienne Alenia Aermacchi30. L'armée de l'air tchadienne disposait jusque-là d'une modeste flotte de transport, comprenant deux Antonov AN-26 vieillissants, entrés en service en 1994, et un C-130 Lockheed Martin, en service depuis 1989. Le Tchad est le deuxième pays africain, après le Maroc, à acheter l'avion d’Alenia Aermacchi. Doté d’un rayon d’action de 4 260 kilomètres, le Spartan peut transporter une soixantaine d’hommes, une quarantaine de parachutistes ou encore six tonnes d’équipements, et exécuter une variété de missions à caractère militaire ou de soutien à des opérations de protection civile : « Avec ce nouvel avion de transport, les forces armées du Tchad seront en mesure d'étendre leur portée [de] la Méditerranée (…) à l’équateur, couvrant une superficie de l'Afrique caractérisée par un nombre croissant de conflits »31. Bien que ce renforcement des capacités aériennes demeure « quantitativement et qualitativement » modeste, au regard de la montée en puissance du rival soudanais32 – qui dispose notamment de 18 Su-30MK Flanker, de 12 bombardiers Su-24M Fencer ainsi que d’une vingtaine d’hélicoptères Mi-24 et d’une dizaine de Mi-8 commandés en 201333–, les récentes acquisitions de l’armée tchadienne donnent néanmoins à N'Djamena « les moyens d'une politique régionale affirmée, tant pour [la défense] ses intérêts que dans le cadre d'opérations sous l'égide de l'UA34 ». 28. Source Stéphane Mantoux, op. cit. 29. Laurent Touchard, « Avec le MiG-29, l'armée entre dans le club des forces aériennes supersoniques », Jeune Afrique, 24 juin 2014. 30. Guy Martin, « Chad to receive new C-27Js », DefenceWeb, 14 octobre 2013. 31. Antonio Mazzeo, « Ciad, la repressione passerà per gli aerei made in Italy », Africa Express, 20 septembre 2014. 32. Laurent Touchard, op. cit. 33. Force aérienne du Soudan, Aviations militaire.net ; Laurent Touchard, op. cit. 34. Laurent Touchard, op. cit. GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] 10 Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 L’implication du Tchad dans la crise centrafricaine, à la suite de la campagne du Mali, témoigne en effet d’une volonté du Tchad d’assumer un rôle de leadership qui va au-delà de la seule prétention militaire35. 1.3. Éléments d’une diplomatie émergente Jusqu’au tournant des années 2000, le complexe sécuritaire de l’Afrique centrale s’est distingué par un déficit relatif de leadership, du fait de « l’ambition limitée des pays, qui soit ne peuvent pas exercer d’influence, en raison de leur taille (le Gabon, la Guinée équatoriale), de leur capacité diplomatique réduite (le Congo-Brazzaville, le Tchad) ou des conflits qui les affligent (RDC, RCA) ou ne [voulaient] pas exercer de l’influence, en raison de choix diplomatique et stratégique (le Cameroun) ou de l’intérêt bien plus marqué qu’ils [portaient] à d’autres régions (l’Angola au sein de la SADC) »36. À la faveur de sa stabilisation progressive, au cours de cette même décennie, le Tchad s’est employé à occuper, dans l’espace de la CEEAC, les zones d’influence laissées en friche par des États à la démographie et aux capacités économiques bien plus importantes – l’Angola ou le Cameroun notamment –, mais dont les priorités stratégiques portaient principalement sur des questions intérieures37. À l’instar d’autres puissances aspirant au leadership, le Tchad s’est aussi doté d’une stratégie pour asseoir son influence régionale grandissante, en déployant « un réseau et des moyens diplomatiques pour se positionner comme interlocuteur incontournable en Afrique centrale 38». Ainsi, au niveau des institutions de l’UA, une ressortissante tchadienne Fatima Haram Acyl, assure depuis octobre 2012, les fonctions de Commissaire de l’Union africaine pour le commerce et l’industrie. En juillet 2013, le président Idriss Déby, en sa qualité de président en exercice de la CEEAC, a nommé l’ancien Représentant permanent du Tchad auprès de l'organisation des Nations unies, Ahmad Allam-Mi39 au poste de secrétaire général de la Communauté économique des États d'Afrique centrale (CEEAC). Il succède à ce poste à son compatriote Nassour Guelengdouksia Ouaidou, qui a occupé cette fonction au moment où s’est déclenchée la crise centrafricaine. C’est à N’Djamena que s’est décidée, en janvier 2014, la destitution de Michel Djotodja, par le président Déby, qui assure la présidence tournante de la CEEAC. Le Tchad a également assuré en 2014 la présidence du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine durant le mois de septembre, lors de la session consacrée à la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme violent sur le continent. L’un des faits marquants de l’année 2014 est aussi la présidence par le Tchad du Conseil de sécurité de l’ONU en décembre, après que le pays a été élu membre non permanent du Conseil. 35. La gestion en janvier 2014 de la destitution de Michel Djotodja par le président Déby, qui assure la présidence tournante de la CEEAC, en est un exemple parmi d’autres. 36 Michel Luntumbue & Simon Massock, « Afrique centrale : risques et envers de la pax tchadiana ». Note d’Analyse du GRIP, 27 février 2014, Bruxelles. 37. Ibidem. 38. Ibidem. 39. Journal de Bangui, (JDB), CEEAC: le nouveau Secrétaire général prend fonction, 6 août 2013. GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] 11 Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 La diplomatie émergente a permis au Tchad de placer d’autres personnalités tchadiennes à des postes de responsabilité majeure: du 9 décembre 2014 au 2 avril 2015, le général Oumar Bikimo, commandant en chef des forces armées tchadiennes lors de l’intervention au Mali, a assuré la fonction de commandant par intérim de la Mission intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA40). Enfin, le Tchad convoite également la présidence de la Banque africaine de développement (BAD), pour son actuel ministre des Finances et du Budget Bédoumra Kordjé41. Toutefois, cet usage de la diplomatie au niveau régional, ne semble pas aller au-delà des ambitions nationales du Tchad, et le pays ne semble pas encore être porteur d’un projet régional ou panafricain clairement identifiable, qui pourrait le positionner plus favorablement dans sa course au leadership42. Les relations entre le Tchad et ses voisins camerounais, nigérians et centrafricains restent marquées d’une certaine méfiance, qui ne témoigne pas d’une véritable acceptation du leadership régional de N’Djamena dans l’espace CEEAC et le pourtour du lac Tchad43. 2. LE NOUVEAU RÔLE GÉOPOLITIQUE DU TCHAD Pays enclavé au sein d’un complexe régional instable, et désireux de sécuriser son environnement géopolitique, mais aussi d’améliorer son statut sur la scène internationale, le Tchad s’est affirmé en projetant une certaine puissance militaire en RCA44 et au Mali, dans le cadre de l’opération Serval, puis de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA). La menace islamiste dans le pourtour sahélo-saharien, les bouleversements géopolitiques induits par le renversement du régime de Mouammar Kadhafi en Libye, ont constitué un tournant majeur pour le rôle régional du Tchad. En quelque sorte, la montée en puissance du Tchad apparait aussi comme le produit de la conjoncture et d’une part d’opportunisme, liée à l’habilité de la diplomatie tchadienne et du président Idriss Déby à lire les dynamiques régionales et internationales pour en user à son avantage45. La crise du Mali était pourtant survenue dans un contexte défavorable et d’isolement diplomatique pour le Tchad. Le régime tchadien auquel était reprochée une certaine dérive autocratique, entretenait des relations difficiles avec la France, notamment depuis la disparition d'Ibni Oumar 40. La MINUSMA a été créée le 25 avril 2013, par la résolution 2100 du Conseil de sécurité de l'ONU pour stabiliser le pays à la suite de l’Opération Serval et du déploiement des troupes des pays membres de la CEDEAO. 41. L’élection du successeur du président sortant, le Rwandais Donald Kaberuka, est attendue au 28 mai 2015. 42. Michel Luntumbue et Simon Massock, op. cit. 43. Jusqu’au soutien militaire apporté par le Tchad, à partir de janvier 2015, dans la lutte contre Boko Haram, le président Biya reprochait à N’Djamena son appui à la rébellion de la Séléka, qui a renversé François Bozizé en Centrafrique en mars 2013. Voir notamment Roland Marchal, Chad’s Déby takes on Boko Haram, The Africa report, 4 mai 2015. 44. Avant leur intervention en RCA, dans la cadre de la MICOPAX et de la MISCA, les troupes tchadiennes étaient intervenues brièvement dans d’autres crises, survenues dans la sous-région, notamment en 1997 au Congo-Brazzaville, et en 1998 en RD Congo ; pour soutenir respectivement Denis Sassou Nguesso contre les troupes du président sortant Pascal Lissouba, et Laurent-Désiré Kabila opposé à des rébellions armées soutenues par le Rwanda et l’Ouganda. 45. Colin Geraghty, Is Déby the new strongman of the Sahel? Georgetown Security Studies Review, 1er avril 2015. GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] 12 Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 Mahamat Saleh, chef de la principale coalition de l'opposition, disparu lors de l’offensive rebelle de février 2008, après avoir été interpellé par des militaires tchadiens46. L’intervention militaire du Tchad au Mali, en janvier 2013, a permis de contrer la menace sur Bamako, des djihadistes d’AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique) et de leurs alliés, au moment où la CEDEAO était entravée par la multiplication de réunions de crise ; plus incidemment, la promptitude du Tchad à réagir, a permis au président Déby de restaurer sa crédibilité sur la scène internationale47. « En déployant 2 400 soldats, le plus gros contingent des troupes africaines, le Tchad a largement contribué à la défaite d’AQMI, notamment dans les zones où des combats étaient les plus violents : Kidal, Gao et dans la chaîne des Ifoghas48 ». De plus, avec 150 soldats tués, le Tchad a payé le plus lourd tribut en termes de pertes humaines, suscitant le respect de la communauté internationale et des opinions africaines, d’autant plus que le Tchad n’est pas membre de la CEDEAO49. Cependant, à l’inverse de la performance tchadienne au Mali, l’intervention de l’armée tchadienne dans la crise centrafricaine en 2013-2014 est restée, elle, plus controversée. Le contingent tchadien a été accusé de partialité et soupçonné de soutenir les rebelles de la Séléka, dans un climat de tensions qui ont abouti à la mort de 30 civils et un bilan de 300 blessés, en mars 2014, lorsque les soldats tchadiens ont ouvert le feu – sans provocation apparente – sur des civils non armés, dans un marché bondé de Bangui 50. Sur le plan historique, le Tchad et la Centrafrique ont toujours entretenu des relations singulières. Le Tchad moderne et les sultanats précoloniaux qui l’ont précédé, ont considéré les régions de l’actuelle RCA, comme « un hinterland économique – pourvoyeur d'esclaves pour les sultanats islamiques précoloniaux – et politique, dont les dirigeants ont été désignés par leurs voisins du nord51 ». La politique menée par Idriss Déby, en RCA, s’inscrivait en continuité de ces rapports historiques, et visait notamment à assurer la présence à Bangui d’un gouvernement inféodé aux intérêts du Tchad, pour garantir la sécurité des champs pétrolifères du sud du Tchad, tout en empêchant les forces des oppositions armées tchadiennes d'utiliser la RCA comme base arrière. Le rejet de cette politique et de la tutelle de N’Djamena est l’une des causes des violences et des protestations de masse contre les Tchadiens à Bangui, à partir de décembre 2013, ayant mené au retrait des troupes tchadiennes de la MISCA52. Toutefois, dans un contexte sous-régional instable et travaillé par la poussée islamiste, le Tchad, par sa position géographique et sa stabilité, demeure un pivot majeur de la stratégie sahélienne du Pentagone, et du repositionnement stratégique des forces françaises d’Afrique. 46. Ketil Fred Hansen, Chad’s relations with Libya, Sudan, France and the US, NOREF (Norwegian Peacebuilding Resource Centre), 15 avril 2011. 47. How Africa’s political regimes legitimate themselves through the fight against terrorism, African Arguments, 7 janvier 2015. 48. African Arguments, op. cit. 49. Idem. 50. Andrew McGregor, Chad’s Military Takes the Lead in Campaign against Boko Haram: Can Nigeria’s Embarrassment Equal Multinational Military Success?, The AIS African Security Report, 9 mars 2015. 51. Ibidem. 52. Ibidem. GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] 13 Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 2.1. Le pivot franco-américain En février 2015, le Tchad a accueilli pendant trois semaines l’exercice militaire multinational Flintlock, organisé chaque année depuis 2006, par le Commandement des forces spéciales américaines dans la région sahélienne, dans l’objectif d’améliorer la coopération et les capacités des armées locales, dans la lutte contre le terrorisme dans la sous-région53. L’exercice Flintlock 2015, a coïncidé avec l’offensive des troupes tchadiennes engagées contre la secte islamiste Boko Haram au Cameroun et au Nigeria54. La stabilité intérieure du Tchad ainsi que les capacités militaires tchadiennes, justifient depuis 2008, le soutien continu des États-Unis à N’Djamena. En contraste, les lacunes et les contre-performances de l’armée nigériane face à aux activistes de Boko Haram ont amené le Pentagone à contourner parfois les Nigérians, pour travailler directement avec les responsables de la sécurité du Tchad, du Cameroun ou du Niger ; la collaboration entre les instructeurs et conseillers américains et les troupes nigérianes a été rendue difficile, notamment en raison des inquiétudes américaines face aux violations des droits de l'homme, aux soupçons de corruption, et à l'infiltration supposée des forces de sécurité nigérianes par Boko Haram55. Au cours de ces dix dernières années, l'armée américaine s’est engagée dans un processus continu d’extension de sa présence en Afrique, en construisant des alliances, et en négociant des « facilités » logistiques, pour la mise en place d'une chaîne de petites bases et avant-postes stratégiques, à travers le continent, du pourtour sahélien, à la mer Rouge (Mali, Burkina Faso, Niger, Ouganda, Kenya, Éthiopie, Djibouti). L'objectif de Washington est de bâtir des partenariats stables, fondés sur le renforcement des capacités militaires des pays partenaires, appelés à jouer les « remparts régionaux » pour la sauvegarde des intérêts stratégiques des États-Unis en Afrique56. Dans le cadre du Trans-Sahel Counter-Terrorism Partnership, des unités de l’armée tchadienne ont bénéficié, en 2008, outre de formations au contre-terrorisme, de munitions, de fournitures en équipements et vêtements militaires57. Dans le cadre d’un autre programme américain, le Foreign Military Financing, qui accorde des prêts aux pays africains pour l'achat d'armes et de matériel 53. Après le 11 septembre 2001, les USA ont lancé le programme de lutte contre le terrorisme, connu sous le nom de l'Initiative Pan-Sahel, pour renforcer les forces armées du Mali, du Niger, de la Mauritanie et du Tchad. En 2005, le programme a été élargi, sous l’appellation de Trans-Sahel Counter-Terrorism Partnership (TSCTP) pour inclure le Nigeria, le Sénégal, le Maroc, l'Algérie et la Tunisie. L'idée était de constituer une zone de stabilité en érigeant ces pays en rempart contre le terrorisme. 54. Considérée par les États riverains du Nigeria comme un problème interne de ce pays, la menace de Boko Haram se régionalise avec les multiplications des incursions et d’actions d’éclat des islamistes nigérians, utilisant les portions frontalières des territoires comme zone refuge et de ravitaillement en armes. Voir la note n° 16 de l’Observatoire intitulée « Terrorisme et contre-terrorisme en Afrique centrale : soutien et approvisionnements en armes de Boko Haram » (29 janvier 2015). 55. Helen Cooper, Rifts Between U.S. and Nigeria Impeding Fight Against Boko Haram, The New York Times, 24 janvier 2015. 56. Nick Turse, When Is a “Base Camp” Neither a Base Nor a Camp? TomDispatch, 20 novembre 2014. 57. Ketil Fred Hansen, op. cit. GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] 14 Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 militaire aux États-Unis, Tchad reçu un prêt de 500 000 dollars en 200958. Enfin, dans le cadre de l’International Military Education and Training (IMET) un autre programme destiné au pays africains, le Tchad a bénéficié de 400 000 dollars en 200959. L’intérêt accru des États-Unis pour le Tchad s’appuie sur la situation géopolitique privilégiée du pays à la croisée des zones de tensions, mais s’inscrit également en complémentarité avec la dynamique du redéploiement stratégique des forces françaises sur le continent. En l'absence de bases formelles des États-Unis sur le continent – hormis le cas de Djibouti –, l’appui sur un partenariat avec la France est la stratégie d’intervention indirecte privilégiée, pour laisser les forces européennes et africaines agir en première ligne, tout en leur apportant une assistance logistique, financière ou un appui au renseignement60. Sous le nom de code de Juniper Micron, l'armée américaine a apporté, en janvier 2013, un soutien logistique conséquent à l’opération Serval, en assurant le transport aérien de ses soldats et de son matériel. De même, l’US Air force a effectué des missions de ravitaillement en appui aux avions français engagés dans l’opération Serval, et fourni un appui « renseignement, surveillance et reconnaissance » (ISR) à travers des opérations de drones menées depuis la Base aérienne 101, située sur l'aéroport international Diori Hamani de Niamey61. Une équipe de liaison ISR destinée au soutien en communications, a également été déployé à N’Djamena62. Du point de vue des États-Unis, la stabilité politique du Tchad et la puissance militaire tchadienne restent essentielles pour faire contrepoids à l'influence régionale du régime soudanais d'Omar AlBashir et faire barrage à la menace islamiste dans la région ; plus accessoirement il s’agit aussi de sécuriser les approvisionnements pétroliers et les investissements par les grandes compagnies pétrolières américaines dans le pays63. Pour rappel, l'opération Barkhane, qui s’inscrit dans une approche régionale de lutte contre le terrorisme à long terme – impliquant 3 000 soldats français déployés dans un dispositif de bases mobiles, du Burkina Faso au Mali, du Niger au Tchad – recoupe la ligne des « facilités logistiques prépositionnées » ou « Cooperative security locations », que les forces américaines ont installées dans la zone sahélienne. 58. Ketil Fred Hansen, op. cit., idem. Le financement de ce programme a triplé entre 2009 et 2010, passant de 8,3 millions à 25,6 millions de dollars. 59. Ketil Fred Hansen, op. cit. 60. Nick Turse, « American Proxy Wars in Africa », TomDispatch, 13 mars 2015. 61. Idem. 62. En appui à l’opération française Sangaris en RCA, l’opération américaine Echo Casemate a facilité le transport aérien de centaines d’hommes des troupes burundaises, des tonnes de matériel, et plus d'une douzaine de véhicules militaires dans ce pays dans les cinq premiers jours de l'opération. En janvier 2014, à la demande de la France, les États-Unis ont assuré un pont aérien pour acheminer un bataillon mécanisé rwandais et 1 000 tonnes de leur équipement à partir de Kigali et d’Entebbe, en Ouganda (où les États-Unis disposent d’une facilité logistique, un dispositif non permanent en matière de coopération militaire et d’accès en cas d’urgence). 63. Ketil Fred Hansen, op. cit. GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] 15 Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 Depuis la crise malienne, la relation entre le Tchad et la France a sensiblement évolué. Comme en témoignent les nombreuses visites du président Déby en France et des officiels français à N’Djamena64. Tchad reste indispensable à la France comme un terrain d'entraînement pour ses forces armées et pour protéger ses citoyens et intérêts économiques, au Tchad même et dans la sous-région. 2.2. Une nouvelle configuration régionale des forces Les succès rapides des forces tchadiennes, contre les combattants de Boko Haram, dans les localités camerounaises et nigérianes frontalières du lac Tchad – bien que leurs bilans quantitatifs restent difficiles à vérifier –, semblent annoncer une nouvelle configuration des forces dans la sous-région. L’entrée en lice des troupes tchadiennes, en janvier 2015, faisait en effet suite à la série des revers enregistrés, depuis l’été 2014, par une armée nigériane affaiblie par la corruption, et qui ont permis aux islamistes de conquérir une grande partie de l'État de Borno65. Le 3 janvier 2015, les islamistes s’étaient par ailleurs emparé de la ville nigériane de Baga, abritant la base qui devait accueillir la Multinational joint task force (MNJTF) réactualisée en 2014 par le Tchad, le Niger et le Nigeria afin de lutter contre Boko Haram66. Répondant à l’appel du président camerounais Paul Biya, les troupes tchadiennes ont franchi la frontière camerounaise le 17 janvier, pour aller combattre le groupe djihadiste nigérian dans l’extrême nord du Cameroun, contigu au territoire nigérian. Le 3 février, l’armée tchadienne entrait en territoire nigérian pour reprendre le contrôle de la ville de Gamboru, qui était aux mains de miliciens de Boko Haram depuis août 2014. Le 17 mars, à l’issue d’une offensive d’une semaine, les troupes tchadiennes et nigériennes reprennent la ville de Damasak, occupée par Boko Haram depuis novembre 2014, et située à la frontière avec le Niger. Le 31 mars 2015, au terme d’une offensive de 2 jours, les forces tchadiennes associées aux troupes nigériennes, ont repris la localité nigériane de Malam Fatori, qui était aux mains de Boko Haram depuis octobre 2014. La stratégie de reconquête tchadienne recourt aux frappes aériennes sur des cibles de Boko Haram, suivies d’assauts massifs avec des troupes au sol et des blindés67. 64. Le président Déby s’est rendu à Paris les 6 et 7 décembre 2013, lors du Sommet de L’Élysée sur la paix et la sécurité en Afrique ; Visite bilatérale le 14 février puis le 4 avril 2014 et enfin le 17 mai lors du Sommet de Paris sur la situation au Nigeria et la lutte contre Boko Haram. Le président Hollande s’est quant à lui rendu à N’Djamena les 18 et 19 juillet 2014, tandis que le Premier ministre Manuel Valls, accompagné du ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian s’y sont rendus également le 22 novembre 2014. Et enfin, Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, s’est rendu dans la capitale tchadienne le 21 février 2015. 65. Voir la note n° 16 de l’Observatoire intitulée « Terrorisme et contre-terrorisme en Afrique centrale : soutien et approvisionnements en armes de Boko Haram » (29 janvier 15). 66. « La prise de la base de Baga par Boko Haram, coup dur pour l'armée nigériane », Jeune Afrique, 5 janvier 2015. En octobre 2014, le Tchad, le Nigeria, le Niger et le Cameroun avaient convenu de coordonner leurs efforts militaires contre Boko Haram, mais aucune coopération n’a été mise œuvre entre les différentes forces armées qui continuent à fonctionner de manière largement indépendante – un état de choses qu’Abuja semble favoriser. 67. Andrew McGregor, op. cit. GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] 16 Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 La performance militaire nigériane s’est relativement améliorée, à la suite de l’intervention des troupes tchadiennes et nigériennes, bénéficiant notamment de l’acquisition de nouvelles armes et des renforts des forces spéciales, venues épauler la 7e division de l’armée nigériane engagée en première ligne de la lutte contre Boko Haram depuis août 2013. La reprise de Baga, le 21 février 2015, laisse augurer d’un sursaut au sein des troupes nigérianes, bien qu’aucune coordination stratégique n’ait été amorcée avec les Tchadiens et les Nigériens au cours de ces premières semaines d’opérations68. En termes de comparaison entre le Tchad et le Nigeria, on peut notamment souligner que le Nigeria dépense près de 6 milliards de dollars par an pour ses forces de sécurité, soit environ la moitié de la valeur totale de l'économie tchadienne69. Avec ses 170 millions d’habitants, la population du Nigeria représente près de 14 fois celle du Tchad. Le produit intérieur brut du Nigeria est d'environ 522 milliards de dollars et le revenu de ses habitants, mesuré sur la base de la parité de pouvoir d'achat, est presque trois fois supérieur à celui des Tchadiens70. Enfin, les effectifs de l’armée nigériane sont près de 4 fois plus nombreux que ceux de l’armée tchadienne71. En dépit des gains territoriaux engrangés finalement par l’armée nigériane, avec l'aide de mercenaires sud-africains notamment, nombre d’analystes considèrent que le Tchad reste une force indispensable pour réussir à contrer à Boko Haram72. Le président Idriss Déby a justifié l’implication du Tchad dans la lutte contre Boko Haram, par l’argument de la défense des intérêts vitaux du pays, bien que la première attaque de l’organisation terroriste contre le territoire tchadien, le 13 février 2015, soit postérieure à l’intervention du Tchad dans les pays voisins et résonne plutôt comme une représailles à celle-ci73. Les mobiles de guerre pour N’Djamena brassent de fait un large spectre de facteurs explicatifs, dont en premier lieu les risques d’asphyxie économique – dans un contexte déjà marqué par la baisse du prix du pétrole – et des difficultés budgétaires ayant entrainé la renonciation par N’Djamena à l’organisation du sommet de l’UA prévu pour le mois de juin74. Territoire enclavé, le Tchad dépend en effet des routes commerciales qui traversent les territoires contrôlés par Boko Haram, dont les violences ont entraîné des pénuries de biens importés du Nigeria, ainsi que l'interruption du commerce d'exportation de bovins tchadiens, et la hausse des prix de la plupart des marchandises. Le desserrement de l’étau de Boko Haram apparaissait dès lors comme un enjeu de survie économique. 68. Idriss Déby avait dénoncé l’apathie des troupes nigérianes tardant à reprendre le contrôle des localités libérées par l’armée tchadienne. Voir Adam Nossiter, « Chad Strongman Says Nigeria Is Absent in Fight Against Boko Haram », The New York Times, 27 mars 2015. 69. Daniel Magnowski and Yinka Ibukun, « African Giant Nigeria Relies on Poorer Chad to Fight Rebels », 13 février 2015. 70. Idem. 71. Military Balance. 72. Adam Nossiter, op. cit. 73. « Dans les cendres de Ngouboua, après l'attaque de Boko Haram », Jeune Afrique, 14 février 2015. 74. « Le Tchad renonce à organiser le prochain sommet de l’Union africaine », Tchad Infos, 11 janvier 2015. GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] 17 Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 Toutefois, l’intervention du Tchad au Cameroun et au Nigeria reste éminemment sous-tendue par l’objectif fondamental de la politique régionale et internationale du Tchad, qui est de renforcer la position du pays et du président Déby, dans la zone sahélienne et en Afrique centrale75. Lors du sommet des 30 et 31 janvier 2015, à Addis-Abeba, l'Union africaine (UA) a adopté le principe du déploiement d’une force régionale, appelée à remplacer la MNJTF, pour lutter contre le groupe djihadiste nigérian. Il s’agit d’une force de 7 500 hommes regroupant des troupes du Cameroun, du Nigeria, du Niger, du Tchad et du Bénin. L’appui logistique et de renseignement sera fourni par la France et les États-Unis. Le commandement de la nouvelle force sera tour à tour assuré par les différentes nations membres. La force agira dans le cadre d’un mandat du Conseil de sécurité des Nations unies qui lui garantira plus de légitimité, ainsi que l’accès aux ressources nécessaires pour soutenir ses opérations sur le terrain. Le président Déby voudrait voir son rôle dans la mise en place d’une force africaine crédible reconnu et récompensé en obtenant la position de chef de file de cette mission régionale de l'UA76. En se positionnant comme un acteur essentiel pour maintenir la paix et la stabilité dans la région, Idriss Déby entend tirer parti de la lutte contre le terrorisme pour renforcer son leadership régional. « Au sein de la Commission du bassin du lac Tchad, le Tchad a assumé un rôle de leadership régional dans la lutte contre Boko Haram, en supplantant le Cameroun et le Nigeria qui sont pourtant des puissances économiques plus importantes dans la région et les plus touchées par la violence de Boko Haram77 ». Ce leadership se reflète notamment dans le rôle de premier plan joué par le Tchad dans les tentatives de négociations entre le gouvernement nigérian et Boko Haram, mais aussi dans le choix de la capitale tchadienne pour accueillir le Centre de fusion d’intelligence. N’Djamena ayant par ailleurs été choisie pour héberger le centre de commandement et de la force aérienne de l'opération Barkhane, pour la lutte contre le terrorisme dans la région du Sahel. Enfin, sur un plan plus individuel, en « lançant cette guerre contre Boko Haram, Déby cherche à se rendre indispensable en 2016, aux yeux de ses interlocuteurs internationaux, pas auprès de son opinion »78. 75. Roland Maréchal, op. cit ; Colin Geraghty, Is Déby the new strongman of the Sahel? Georgetown Security Studies Review, 1er avril 2015. 76. Roland Maréchal, op.cit. 77. « How Africa’s political regimes legitimate themselves through the fight against terrorism », African Arguments, 7 janvier 2015. 78. Roland Marchal, op. cit. GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] 18 Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 Conclusions : limites de la rente géopolitique et risques de turbulences Déjà reconnu pour sa contribution déterminante dans la lutte contre les djihadistes et groupes armés au nord du Mali, le Tchad a confirmé ses aspirations au leadership dans l’espace sahélien en s’appropriant la direction de la lutte contre les islamistes nigérians de Boko Haram, et en reléguant au second plan les géants nigérians et camerounais, pourtant nantis d’économies plus puissantes et plus diversifiées79. À l’instar d’autres puissances montantes de la sous-région, comme l’Angola80 ou le Rwanda81, le Tchad adosse sa politique d’influence naissante sur deux leviers, la capacité de projection de son armée et le déploiement d’une diplomatie volontariste pour se positionner comme interlocuteur incontournable dans l’espace sahélien et en Afrique centrale. Sa position stratégique, à la charnière des espaces géopolitiques et des systèmes de conflits (de la zone sahélo-saharienne à l’espace nilo-soudanais), sa stabilité relative – en dépit du caractère autoritaire de son régime politique –, ainsi que la qualité de ses forces armées, ont contribué à faire du Tchad, le pivot franco-américain d’une stratégie du contre-terrorisme dans la sous-région. Si la menace islamiste dans le pourtour sahélo-saharien, l’instabilité en Libye, au Soudan du Sud, au nord du Nigeria, et en RCA constituent des menaces avérées pour la sécurité extérieure du Tchad, la politique d’influence et de projection régionale développée par le pays semble aussi sous-tendue par la quête d’une rente « diplomatique et géopolitique ». La « lutte contre la menace terroriste » semble devenue la principale ressource de légitimation interne et externe d’un régime menacé par la stagnation des progrès démocratiques et par le déficit de légitimité. À l’approche des élections présidentielles de 2016, la problématique sécuritaire apparait comme le principal atout du président Déby pour se positionner en acteur indispensable de la stabilité régionale. Toutefois, bien que le président Déby – au pouvoir depuis 24 ans – n'ait pas besoin de changer la constitution pour briguer un cinquième mandat en 201682, le contexte politique ouvert par le printemps burkinabé, les turbulences en RD Congo, ou le débat sur le troisième mandat du président sortant au Burundi, pourraient compliquer l’équation en fournissant à l’opposition et à la rue tchadienne des références pour leurs propres aspirations à l’alternance. 79. Daniel Magnowski et Yinka Ibukun, African Giant Nigeria Relies on Poorer Chad to Fight Rebels, Bloomberg, 13 février 2015. 80. Voir la note n° 18 de l’Observatoire intitulée « La posture régionale de l’Angola : entre politique d’influence et affirmation de puissance » (16 avril 2015). 81. Voir la note n° 17 de l’Observatoire intitulée « Le Rwanda dans la dynamique géopolitique de l’Afrique médiane : Enjeux et ambitions d’une puissance régionale incomplète » (26 février 2015). 82. François Soudan, « Idriss Déby Itno, le boss du Sahel », Jeune Afrique, 9 mars 2015. GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] 19 Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 L’échéance électorale de 2016 devrait immanquablement constituer l’un des catalyseurs potentiels d’une dynamique de rupture, dont les signes avant-coureurs peuvent être vus dans la grogne sociale de l’automne 2014, contre les pénuries pétrolières, et dans le mouvement de protestation des étudiants, au printemps 2015, contre le port obligatoire du casque pour les motocyclistes, en réalité dirigé contre le surenchérissement de la vie et l’absence de perspectives83. Les tensions sociales84, suscitées par la dégradation des perspectives économiques – avec la baisse des cours du pétrole85 –, pourraient raviver les fractures et les facteurs déséquilibrants liés à une répartition insuffisante et inégalitaire de la manne pétrolière. La stabilité interne, obtenue au prix d’un transfert des revenus de la rente pétrolière vers la constitution d’un appareil sécuritaire performant, reste aussi fragile au regard de la polarisation sociopolitique liée notamment au profil éminemment communautaire de l’élite économique, et des forces de défense et de sécurité tchadiennes et de leur structure hiérarchique86. Pour une partie de l’opinion, l’armée tchadienne reste davantage perçue comme un instrument de la survie du régime, plutôt que comme garante de la sécurité nationale87. De même, le statut et le rôle de pivot franco-américain dans la sous-région constitue un autre facteur de vulnérabilité pour le pays, lié, en cas de crise aigüe du régime, au rejet possible de la présence militaire étrangère perçue par une partie de l’opinion comme un moyen de pérenniser le régime personnel du président Déby. Les allégations d’une tentative de coup d’État88 en mai 2013, indiquent par ailleurs que l’appareil sécuritaire tchadien n’est pas lui-même à l’abri de contradictions et divergences d’intérêts entre ses acteurs. Enfin, les conséquences sécuritaires de l’intervention tchadienne au Cameroun et au Nigeria, contre Boko Haram, restent par ailleurs à évaluer dans l’hypothèse de représailles graduelles des groupes djihadistes contre le Tchad. Comme le rappelle Roland Marchal, « Au Mali et en Somalie, les défaites militaires ont poussé les groupes djihadistes à adopter des tactiques asymétriques : embuscades et escarmouches plus que les batailles de première ligne ; pose d’engins explosifs improvisés et attentats suicides à la place de la guerre conventionnelle »89. 83. « Fermeture des écoles et universités après une manifestation étudiante meurtrière », Jeune Afrique, 10 mars 2015. 84. Madjiasra Nako, « Grogne sociale et manifestations à N'Djamena, Moundou et Sarh, Jeune Afrique, 12 novembre 2014. 85. Madjiasra Nako, « Le temps des vaches maigres. Jeune Afrique, 2 février 2015. 86. Le rôle et la mainmise des membres du clan présidentiel sur les leviers économiques figurent parmi les griefs d’une partie de l’opinion. 87. Le rétrécissement de la base politique semble se traduire dans la nomination de proches à la tête des services de sécurité et des forces déployées sur les théâtres d’interventions de l’armée dans la sous-région ou au Mali. 88. « Alleged Coup Attempt No Excuse to Ignore Rights, Human Rights Watch, 9 mai, 2013. 89. Roland Marchal, Chad’s Déby takes on Boko Haram, The Africa Report, 4 mai 2015. GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] 20 Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile 18 mai 2015 Plus fondamentalement, la viabilité d’un modèle de stabilisation régionale sur des bases purement sécuritaires reste questionnable, en l’absence de réponses identifiables aux causes profondes de la radicalisation et de l’enrôlement des jeunes notamment dans les groupes radicaux… En dépit de ses ressources pétrolières, le Tchad se classe toujours au quatrième rang en partant du bas sur les 187 pays dans l'Indice de développement humain des Nations Unies. *** Le Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP), est un centre de recherche indépendant reconnu comme organisation d’éducation permanente par le ministère de la Communauté française de Belgique. Créé en 1979, le GRIP a pour objectif d’éclairer citoyens et décideurs sur les problèmes souvent complexes de défense et de sécurité. Il souhaite ainsi contribuer à la diminution des tensions internationales et tendre vers un monde moins armé et plus sûr, en soutenant les initiatives en faveur de la prévention des conflits, du désarmement et de l’amélioration de la maîtrise des armements. Le GRIP est composé d’une équipe de 22 collaborateurs permanents, dont 14 chercheurs universitaires, ainsi que de nombreux chercheurs-associés en Belgique et à l’étranger. <www.grip.org > GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ 467 chaussée de Louvain, B-1030 Bruxelles Tél.: +32.2.241.84.20 – Fax : +32.2.245.19.33 Internet : www.grip.org Courriel : [email protected] 21