Le Tchad : un hégémon aux pieds d`argile

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Le Tchad : un hégémon aux pieds d`argile
ETUDE PROSPECTIVE ET STRATEGIQUE
LE TCHAD : UN HÉGÉMON
AUX PIEDS D’ARGILE
18 mai 2015
N° CHORUS : 2013 1050 101741 – EJ 1600018500
Observatoire pluriannuel des enjeux sociopolitiques
et
sécuritaires
en
Afrique
Équatoriale
et
dans les îles du golfe de Guinée – OBS 2011-54
Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile
18 mai 2015
Le ministère de la Défense fait régulièrement appel à des études externalisées auprès
d’instituts de recherche privés, selon une approche géographique ou sectorielle, visant à
compléter son expertise interne. Ces relations contractuelles s’inscrivent dans le
développement de la démarche prospective de défense qui, comme le souligne le dernier Livre
blanc sur la défense et la sécurité nationale, « doit pouvoir s’appuyer sur une réflexion
stratégique indépendante, pluridisciplinaire, originale, intégrant la recherche universitaire
comme celle des instituts spécialisés ».
Une grande partie de ces études sont rendues publiques et mises à disposition sur le site du
ministère de la Défense. Dans le cas d'une étude publiée de manière parcellaire, la Direction
générale des relations internationales et de la stratégie peut être contactée pour plus
d'informations.
AVERTISSEMENT : Les propos énoncés dans les études et observatoires ne sauraient
engager la responsabilité de la Direction générale des relations internationales et de la
stratégie ou de l’organisme pilote de l’étude, pas plus qu’ils ne reflètent une prise de
position officielle du ministère de la Défense.
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Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile
18 mai 2015
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SOMMAIRE
INTRODUCTION .....................................................................................................................................5
1. LE TCHAD DANS LE CONTEXTE RÉGIONAL DE SÉCURITÉ ....................................................................6
1.1. Complexe, dilemme de sécurité et puissance ............................................................................................ 6
1.2. Aspects de la puissance militaire tchadienne............................................................................................. 8
1.3. Éléments d’une diplomatie émergente .................................................................................................... 11
2. LE NOUVEAU RÔLE GÉOPOLITIQUE DU TCHAD................................................................................12
2.1. Le pivot franco-américain ........................................................................................................................ 14
2.2. Une nouvelle configuration régionale des forces ..................................................................................... 16
CONCLUSIONS : LIMITES DE LA RENTE GÉOPOLITIQUE ET RISQUES DE TURBULENCES ..............................19
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En jaune, les 11 pays membres de l’espace CEEAC. En rouge, les foyers de conflits (Source : GRIP).
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Introduction
L’intervention remarquée des troupes tchadiennes dans la crise malienne – en 2013, aux côtés de
l’armée française – contre les groupes islamistes qui occupaient le nord du Mali depuis janvier 2012,
de même que l’intervention – en janvier et février 2015 – de l’armée tchadienne sur les territoires
camerounais et nigérian, contre les islamistes de Boko Haram, ont confirmé le Tchad dans le rôle et
le statut de puissance militaire montante en Afrique centrale et dans l’espace sahélien.
La capacité régulatrice et structurante de certains États, dans le champ des relations internationales,
dépend non seulement de leur position géographique stratégique, mais aussi de facteurs structurels
internes, et de facteurs conjoncturels, qui leur permettent, en tant qu’États pivots, d’affirmer leur
puissance sur le plan régional et de jouer un rôle d’influence à une échelle géopolitique plus globale1.
Le rôle régional du Tchad est à la fois le produit d’une histoire interne longtemps marquée par la
récurrence de conflits armés – comme mode de régulation des tensions politiques –, sur fond
d’alliances régionales versatiles ; mais il est aussi la résultante d’un complexe régional de sécurité
mouvant, instable, caractérisé par l’affirmation de la poussée islamiste dans l’espace sahélien et la
montée de nouvelles menaces sécuritaires depuis l’effondrement de la Libye de Mouammar
Kadhafi2.
Situé à la charnière des espaces géopolitiques et des systèmes de conflits3 de la zone sahélosaharienne et de l’espace nilo-soudanais4, le Tchad fait de plus en plus figure d’État-tampon et de
havre de stabilité précaire, au regard des foyers de conflits centrafricain, libyen, nigérian et sudsoudanais.
État pivot de la stratégie sahélienne du Pentagone5 et partenaire privilégié de la France dans la sousrégion – notamment depuis le repositionnement stratégique des forces françaises d’Afrique –
le Tchad est considéré, en dépit de la nature autoritaire de son régime, mais en raison de la qualité
de ses forces armées, comme la nation africaine francophone la plus à même de contenir la poussée
islamiste en provenance d'Afrique du Nord, vers le Sahel et l’Afrique subsaharienne.
1. Luc Sindjoun, Sociologie des relations internationales africaines. Karthala, 2002, p. 210-220.
2. Nick Turse, « The Terror Diaspora: The U.S. Military and the Unraveling of Africa », Tom Dispatch, 18 juin 2013.
3. Un système de conflits se comprend comme un ensemble de conflits, de causes, de formes et de
territorialités distinctes, mais qui finissent par s’articuler et s’alimenter sous l’effet de leur proximité, de
leurs évolutions ou des alliances tissées par des acteurs divers dont les intérêts convergent. Les systèmes de
conflits se caractérisent par leurs frontières fluides, qui transcendent celles des États. Ils s'inscrivent dans
des complexes conflictuels plus vastes, à dimension régionale, et dont les multiples dynamiques et
les acteurs accentuent ou entretiennent la logique et les tensions. Pour une approche plus ample des
systèmes de conflits voire notamment Marchal Roland, « Tchad/Darfour : vers un système de conflits ?»,
CNRS/CERI, 2006.
4. Michel Luntumbue & Simon Massock, « Afrique centrale : risques et envers de la pax tchadiana ».
Note d’Analyse du GRIP, 27 février 2014, Bruxelles.
5. Nick Turse, « The Outpost That Doesn't Exist in the Country You Can't Locate », Tom Dispatch, 20 novembre 2014.
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Depuis une décennie, le pays connait par ailleurs une croissance économique soutenue, liée à
l’extraction et aux revenus du pétrole, qui lui ont permis de réaliser d’importants investissements
infrastructurels ainsi que de renforcer ses capacités militaires.
Cependant, le Tchad reste un pays travaillé par des contradictions internes, qui se traduisent par la
montée de mouvements de contestation sociale, consécutifs notamment au surenchérissement du
coût de la vie, à la lenteur de la redistribution des revenus pétroliers, ainsi qu’à la baisse récente des
prix des produits pétroliers sur les marchés internationaux.
Enfin, bien que les situations d’instabilité en Libye, au Soudan du Sud, au Nord du Nigeria et en RCA,
constituent des menaces avérées pour la sécurité extérieure du Tchad, la politique d’influence et de
projection régionale développée par le pays semble aussi sous-tendue par la quête d’une rente
diplomatique et géopolitique. En partant des acceptions actuelles du concept de puissance et du
survol du complexe régional de sécurité, cette Note propose une mise en perspective du rôle
régional du Tchad, à travers quelques aspects de sa politique extérieure et de ses incidences
possibles pour la stabilité et les évolutions institutionnelles dans l’espace nord de l’Afrique médiane6.
1. Le Tchad dans le contexte régional de sécurité
1.1. Complexe, dilemme de sécurité et puissance
La notion de complexe régional de sécurité, forgée par Barry Buzan dans son ouvrage, People, States
and Fear, « considère la région comme une entité territorialement cohérente, composée de groupes
d’États partageant des frontières communes ». Les interactions sécuritaires, au sein des unités
régionales, « peuvent être soit conflictuelles, à travers la sécuritisation, c’est-à-dire la représentation
de menaces existentielles donnant lieu à des politiques de défense ou d’hostilité, militaires ou non ;
soit coopératives, à travers la construction de communautés de sécurité et de politiques communes
de désécuritisation, grâce à une normalisation des rapports »7.
Situé à la charnière des espaces géopolitiques8 et des systèmes de conflits (de la zone sahélosaharienne à l’espace nilo-soudanais), le Tchad entretient ou a entretenu des relations contrastées
avec certains de ses voisins immédiats – Libye, Nigeria, Soudan – allant de l’inimitié à la compétition,
du dilemme de sécurité à la normalisation. Selon l’approche réaliste des relations internationales,
le dilemme de sécurité, est en effet « une situation dans laquelle, afin de renforcer leur propre
sécurité dans un environnement anarchique – en augmentant leurs capacités militaires ou en formant
des alliances – des États menacent par inadvertance d’autres États qui, en retour, cherchent à
renforcer leur propre sécurité et ainsi de suite9 ». Les relations de voisinage entre le Tchad et le
Soudan sont symptomatiques du dilemme de sécurité.
6. Cette note constitue le troisième volet d’une série consacrée au rôle des puissances régionales dans l’espace
géopolitique de la CEEAC ; deux notes ont été respectivement consacrées au rôle régional du Rwanda et de
l’Angola.
7. Sihem Djebbi, « Les complexes régionaux de sécurité » – Fiche de l’Irsem n° 5, mai 2010.
8. Membre de la CEEAC, le Tchad est en aussi situé à l’intersection avec les espaces de la CEDEAO, de l’UMA
(Union du Maghreb arabe), de la CEEAC et de l’IGAD (Intergovernmental Authority On Development).
9. Hans Kundnani, Le dilemme de sécurité asiatique, ECFR (European Council on Foreign Affairs), 30 juillet 2014.
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Entre 2003 et 2010, en effet, le Tchad et le Soudan, qui entretenaient des relations hostiles, se sont
mené une guerre par procuration, en soutenant leurs oppositions armées respectives, avant de
normaliser leurs relations10. Plusieurs facteurs ont contribué au réchauffement des rapports entre les
deux pays, notamment, le renforcement militaire du Tchad, qui a consacré, entre 2004 et 2008, plus
de 500 millions de dollars de ses recettes pétrolières à l’achat d’équipements militaires11; l’approche
des échéances électorales dans les deux pays – élections législatives et présidentielles – et la quête
de légitimité interne ; la volonté des dirigeants de réduire le coût économique et politique du conflit,
et d’améliorer leur position diplomatique sur la scène internationale12.
La notion de puissance enfin, renvoie communément à la capacité d’influence d’un État dans le
champ des relations internationales. Son acception a considérablement évolué avec l’émergence de
nouveaux acteurs internationaux13. Ainsi, le pouvoir de contrainte et de coercition (hard power),
matérialisé généralement par le recours à la force militaire, est davantage contrebalancé aujourd’hui
par la notion de puissance douce, non coercitive (soft power), « qui repose sur des ressources
intangibles comme la culture, les institutions, les idées, et qui permet à son détenteur d'inciter les
autres acteurs à l'imiter14 ». Par conséquent, le soft power « permet à l'État qui le détient de
structurer une situation de telle sorte que les autres pays fassent des choix ou définissent des intérêts
qui s'accordent avec les siens15». Selon la typologie développée par Daniel Flemes16, un pays peut
prétendre au statut de puissance régionale s’il possède suffisamment de hard et de soft power.
Flemes identifie quatre facteurs structurants qui permettent de définir une puissance régionale :
la revendication explicite d’un statut de puissance, le degré de hard et de soft power, le recours aux
instruments de la diplomatie, et l’acceptation par les autres pays de la région du leadership
revendiqué17. Au regard de cette typologie, les aspirations du Tchad à la puissance semblent
principalement se fonder sur deux facteurs : la projection militaire et le recours aux instruments de la
diplomatie.
10. Ketil Fred Hansen, Chad’s relations with Libya, Sudan, France and the US, NOREF (Norwegian Peacebuilding
Resource Centre), 15 avril 2011.
11. Jean-Philippe Rémy, « Le Soudan et le Tchad se rapprochent après sept années de conflit », Le Monde,
9 février 2010 ; Stéphane Ballong, « Le Tchad dix ans après les premiers barils de pétrole », Jeune Afrique,
19 mars 2013.
12. Jean-Philippe Rémy, ibidem.
13. Bertrand Badie et Dominique Vidal, « Puissances d'hier et de demain – L'état du monde 2014 »,
La découverte, 2013.
14. Stéphane Paquin et Dany Deschênes, Introduction aux relations internationales, Chenelière-Éducation,
2009, p. 12-13. « Dans un système international plus interdépendant, l'utilisation de la force n'est plus aussi
efficace, et peut même se révéler plus onéreux et dangereux ».
15. Ibidem. « À l’évidence, l’utilisation des éléments du soft power est infiniment moins coûteuse que
l'utilisation de la force militaire. De même que les répercussions en sont également plus positives : dans un
monde interdépendant, l'utilisation de la force peut être onéreuse en termes de relations politiques ou
économiques ».
16. Flemes, Daniel (2009), Regional power South Africa: Co-operative hegemony constrained by historical
legacy. Journal of Contemporary African Studies, vol. 27, n° 2.
17. Michel Luntumbue & Simon Massock, « Afrique centrale : risques et envers de la pax tchadiana ».
Note d’Analyse du GRIP, 27 février 2014, Bruxelles.
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1.2. Aspects de la puissance militaire tchadienne
En raison de son histoire marquée par l’instabilité politique et caractérisée par des guerres
frontalières (avec la Libye), des rebellions initiées depuis des territoires voisins (Soudan et
Centrafrique), mais aussi par une tradition de transmission du pouvoir politique par les armes,
le Tchad a beaucoup investi dans la constitution de forces armées, dont les effectifs ont augmenté de
manière significative au cours de la décennie écoulée18.
Comme l’ont illustré la contribution décisive du contingent tchadien au Mali – en janvier 2013 – ainsi
que les premiers bilans de l’entrée en guerre du Tchad contre les islamistes nigérians de Boko Haram
– en janvier et février 2015 – aucun autre État de l’espace CEEAC, hormis l’Angola et le Rwanda, ne
dispose d’une puissance de feu équivalente ou supérieure à celle de l’armée tchadienne ni de
troupes aussi aguerries19.
Tableau des effectifs des forces armées dans l’espace CEEAC
États
Population (P)
Forces armées (FA) Ration P/FA
% du PIB consacré Superficie
aux
dépenses
(1 soldat pour
(km²)
militaires (2012)
n habitant)
Angola
19 088 106
107 000
178
5,2
1 246 700
Burundi
10 395 931
20 000
520
2
27 830
Cameroun
23 130 708
14 200
1 628
1,3
475 440
Centrafrique
5 277 959
7 150
738
2,5 (2010)
622 984
Congo-Brazzaville
4 662 446
10 000
466
5,6
342 000
RD Congo
77 433 744
134 250
577
2
2 344 858
Gabon
1 672 597
4 700
356
1,4 (2013)
267 667
Guinée équatoriale
722 254
1 320
547
1
28 051
Tchad
11 412 107
25 350
450
6,6 (2011)*
1 284 000
Rwanda
12 337 138
33 000
374
1,1 (2013)*
26 338
(Sources : Military Balance 2015, SIPRI Yearbook 2013 ; *estimations réalisées par le SIPRI)
18. Selon le Military Balance, les effectifs de l’armée tchadienne s’élevaient à 17 000 hommes en 1989-1990,
puis sont passés à 30 350 hommes en 1999-2000 et étaient estimés à 25 350 en 2013.
19. Andrew McGregor, Chad’s Military Takes the Lead in Campaign against Boko Haram: Can Nigeria’s
Embarrassment Equal Multinational Military Success? AIS African Security Report, mars 2015.
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Lorsqu’Idriss Déby s’empare du pouvoir, en décembre 1990, l'armée tchadienne est essentiellement
dédiée à la lutte contre les différents mouvements rebelles opposés au pouvoir central20. Au gré des
recrutements et des ralliements, ses composantes reflètent, peu ou prou, la cartographie sociale
tchadienne, avant de tendre actuellement vers une surreprésentation de la communauté zaghawa,
groupe dont est issu le président Déby21. La structure hiérarchique des forces de défense et de
sécurité tchadiennes présente ainsi les traits d’un système sécuritaire à base familiale et clanique,
proche du modèle équato-guinéen22. L’armée tchadienne est constituée d’une composante terrestre,
de l’armée de l’air, de la gendarmerie nationale et de la garde nationale et nomade du Tchad. Toutes
ces unités sont placées sous le commandement du chef d’état-major général de l’armée. Cependant,
la garde présidentielle qui fait partie de l’armée de terre est placée directement sous le contrôle du
chef de l’État. Elle est dénommée Direction générale des services de sécurité des institutions de l’État
(DGSSIE) et est dirigée par le général Mahamat Idriss Déby Itno, le fils du chef de l’État, nommé par le
décret présidentiel n° 260 du 20 avril 201423.
Cette caractéristique constitue probablement l’un des facteurs majeurs de polarisation
sociopolitique. La DGSSIE et la garde nationale et nomade, dont les effectifs sont estimés à environ
15 000 hommes24, constituent les unités les plus aguerries et les plus nanties en matériels, dont sont
issus les éléments envoyés dans les opérations de maintien de la paix auxquelles le Tchad participe25.
En février 2008, une coalition de rebelles – vraisemblablement soutenus par le Soudan – a mené une
offensive-éclair sur N’Djamena, qui sera contenue de justesse, dans les rues mêmes de la capitale,
grâce à la puissance de feu des blindés tchadiens (chars T-55) et des hélicoptères de combat Mi-2426.
Ce contexte d’hostilité latente avec le Soudan, ainsi que les menaces de rebellions, vont accélérer les
dépenses miliaires tchadiennes, motivant l’achat d’équipements et le renforcement progressif des
capacités aussi bien terrestres qu’aériennes27.
20. Stéphane Mantoux, « L'armée nationale tchadienne : un essai d'état des lieux », Historicoblog, 22 janvier 2013.
21. Les Zaghawa représenteraient 2 % du total de la population tchadienne, qui compte près de 200 groupes
socio-culturels.
22. La Direction générale des services de sécurité des institutions de l’État (DGSSIE), est dirigée par le général
Mahamat Idriss Déby Itno depuis avril 2014 ; la garde nationale et nomade du Tchad est placée sous
l’autorité du général de corps d’armée Mahamat Saleh Brahim, oncle du chef de l’État ; le commandement
de l’armée de terre est confié au général Oumar Déby Itno, fils du chef de l’État ; le décret n° 1168 du
12 janvier 2014 nomme le général Youssouf Mahamat Itno, neveu du chef de l’État, commandant des
opérations au sein de la commission mixte Tchad-Soudan, chargée de sécuriser la frontière entre les deux
pays. En République centrafricaine, les contingents tchadiens ont été conduits sous le commandement du
général de corps d’armée Ousmane Bahar Itno, cousin germain du chef de l’État.
23. « Le général Mahamat Idriss Déby prend la tête de la DGSSIE », Alwihda Info, 22 septembre 2014.
24. Military Balance 2015.
25. Source parlementaire.
26. Les forces françaises du dispositif Épervier, présentes depuis le conflit avec la Libye en 1986, avaient
préalablement sécurisé l’aéroport d’où s’envolaient les Mi-24 tchadiens.
27. Les dépenses militaires du Tchad représentaient 7,1 % du PIB en 2008, et 10,5 % du PIB en 2009, contre à
peine 0,9 % en 2005. Source SIPRI, Milex data 1988-2014.
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Déjà équipé de 2 hélicoptères Mi-24, acquis auprès de l’Ukraine en 2007, le Tchad achète en 2008,
deux autres Mi-24, 3 avions d'attaque au sol Su-25 Frogfoot, 80 véhicules blindés de combat
d'infanterie BMP-1, ainsi que 8 véhicules de transport de troupes BTR-3. La même année, l'armée de
terre tchadienne recevra de l’armée française, 25 véhicules blindés de transport de troupes VAB.
En 2006-2007, le Tchad avait également acheté à l’Ukraine quelques 12 000 fusils d’assaut. En 20072008, la Belgique a livré au Tchad, 82 véhicules blindés AML-90 Eland Mk 7, armés d'un canon de
90mm. L’armée de terre est également équipée de véhicules blindés légers RAM-2000 de fabrication
israélienne et de divers véhicules blindés, de construction française, dont les ERC-90 Sagaie,
des versions anciennes de l’automitrailleuse légère Panhard AML-60/90, des VLRA (véhicules légers
de reconnaissance et d'appui ou véhicules multifonctions destinés au transport de personnel,
de matériels ou véhicule support d’armes)28, etc.
Toutefois, la transformation la plus frappante reste sans doute celle de l'armée de l'air tchadienne,
qui peut aligner aujourd’hui, une escadrille complète de 6 Sukhoï Su-25 Frogfoot, livrés entre 2008 et
2010, six hélicoptères Fennec AS350/550 acquis en 2009/10 auprès de l’armée singapourienne,
un hélicoptère Mi-8/17 acquis en 2010 auprès de la Russie, et plus récemment, trois exemplaires du
chasseur multirôles MiG-29, en cours de livraison, et dont un exemplaire a déjà été livré par l’Ukraine
en septembre 201429. La réception du premier chasseur-bombardier supersonique tchadien précède
aussi l'entrée en service de deux avions de transport tactique, C-27J Spartan, produits par la firme
italienne Alenia Aermacchi30. L'armée de l'air tchadienne disposait jusque-là d'une modeste flotte de
transport, comprenant deux Antonov AN-26 vieillissants, entrés en service en 1994, et un C-130
Lockheed Martin, en service depuis 1989. Le Tchad est le deuxième pays africain, après le Maroc, à
acheter l'avion d’Alenia Aermacchi. Doté d’un rayon d’action de 4 260 kilomètres, le Spartan peut
transporter une soixantaine d’hommes, une quarantaine de parachutistes ou encore six tonnes
d’équipements, et exécuter une variété de missions à caractère militaire ou de soutien à des
opérations de protection civile : « Avec ce nouvel avion de transport, les forces armées du Tchad
seront en mesure d'étendre leur portée [de] la Méditerranée (…) à l’équateur, couvrant une superficie
de l'Afrique caractérisée par un nombre croissant de conflits »31.
Bien que ce renforcement des capacités aériennes demeure « quantitativement et qualitativement »
modeste, au regard de la montée en puissance du rival soudanais32 – qui dispose notamment de 18
Su-30MK Flanker, de 12 bombardiers Su-24M Fencer ainsi que d’une vingtaine d’hélicoptères Mi-24
et d’une dizaine de Mi-8 commandés en 201333–, les récentes acquisitions de l’armée tchadienne
donnent néanmoins à N'Djamena « les moyens d'une politique régionale affirmée, tant pour [la
défense] ses intérêts que dans le cadre d'opérations sous l'égide de l'UA34 ».
28. Source Stéphane Mantoux, op. cit.
29. Laurent Touchard, « Avec le MiG-29, l'armée entre dans le club des forces aériennes supersoniques »,
Jeune Afrique, 24 juin 2014.
30. Guy Martin, « Chad to receive new C-27Js », DefenceWeb, 14 octobre 2013.
31. Antonio Mazzeo, « Ciad, la repressione passerà per gli aerei made in Italy », Africa Express, 20 septembre 2014.
32. Laurent Touchard, op. cit.
33. Force aérienne du Soudan, Aviations militaire.net ; Laurent Touchard, op. cit.
34. Laurent Touchard, op. cit.
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L’implication du Tchad dans la crise centrafricaine, à la suite de la campagne du Mali, témoigne en
effet d’une volonté du Tchad d’assumer un rôle de leadership qui va au-delà de la seule prétention
militaire35.
1.3. Éléments d’une diplomatie émergente
Jusqu’au tournant des années 2000, le complexe sécuritaire de l’Afrique centrale s’est distingué par
un déficit relatif de leadership, du fait de « l’ambition limitée des pays, qui soit ne peuvent pas
exercer d’influence, en raison de leur taille (le Gabon, la Guinée équatoriale), de leur capacité
diplomatique réduite (le Congo-Brazzaville, le Tchad) ou des conflits qui les affligent (RDC, RCA) ou ne
[voulaient] pas exercer de l’influence, en raison de choix diplomatique et stratégique (le Cameroun)
ou de l’intérêt bien plus marqué qu’ils [portaient] à d’autres régions (l’Angola au sein de la SADC) »36.
À la faveur de sa stabilisation progressive, au cours de cette même décennie, le Tchad s’est employé
à occuper, dans l’espace de la CEEAC, les zones d’influence laissées en friche par des États à la
démographie et aux capacités économiques bien plus importantes – l’Angola ou le Cameroun
notamment –, mais dont les priorités stratégiques portaient principalement sur des questions
intérieures37.
À l’instar d’autres puissances aspirant au leadership, le Tchad s’est aussi doté d’une stratégie pour
asseoir son influence régionale grandissante, en déployant « un réseau et des moyens diplomatiques
pour se positionner comme interlocuteur incontournable en Afrique centrale 38». Ainsi, au niveau des
institutions de l’UA, une ressortissante tchadienne Fatima Haram Acyl, assure depuis octobre 2012,
les fonctions de Commissaire de l’Union africaine pour le commerce et l’industrie. En juillet 2013,
le président Idriss Déby, en sa qualité de président en exercice de la CEEAC, a nommé l’ancien
Représentant permanent du Tchad auprès de l'organisation des Nations unies, Ahmad Allam-Mi39 au
poste de secrétaire général de la Communauté économique des États d'Afrique centrale (CEEAC).
Il succède à ce poste à son compatriote Nassour Guelengdouksia Ouaidou, qui a occupé cette
fonction au moment où s’est déclenchée la crise centrafricaine. C’est à N’Djamena que s’est décidée,
en janvier 2014, la destitution de Michel Djotodja, par le président Déby, qui assure la présidence
tournante de la CEEAC. Le Tchad a également assuré en 2014 la présidence du Conseil de paix et de
sécurité de l’Union africaine durant le mois de septembre, lors de la session consacrée à la lutte
contre le terrorisme et l’extrémisme violent sur le continent. L’un des faits marquants de l’année
2014 est aussi la présidence par le Tchad du Conseil de sécurité de l’ONU en décembre, après que le
pays a été élu membre non permanent du Conseil.
35. La gestion en janvier 2014 de la destitution de Michel Djotodja par le président Déby, qui assure la
présidence tournante de la CEEAC, en est un exemple parmi d’autres.
36 Michel Luntumbue & Simon Massock, « Afrique centrale : risques et envers de la pax tchadiana ».
Note d’Analyse du GRIP, 27 février 2014, Bruxelles.
37. Ibidem.
38. Ibidem.
39. Journal de Bangui, (JDB), CEEAC: le nouveau Secrétaire général prend fonction, 6 août 2013.
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Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile
18 mai 2015
La diplomatie émergente a permis au Tchad de placer d’autres personnalités tchadiennes à des
postes de responsabilité majeure: du 9 décembre 2014 au 2 avril 2015, le général Oumar Bikimo,
commandant en chef des forces armées tchadiennes lors de l’intervention au Mali, a assuré la
fonction de commandant par intérim de la Mission intégrée des Nations unies pour la stabilisation au
Mali (MINUSMA40). Enfin, le Tchad convoite également la présidence de la Banque africaine de
développement (BAD), pour son actuel ministre des Finances et du Budget Bédoumra Kordjé41.
Toutefois, cet usage de la diplomatie au niveau régional, ne semble pas aller au-delà des ambitions
nationales du Tchad, et le pays ne semble pas encore être porteur d’un projet régional ou panafricain
clairement identifiable, qui pourrait le positionner plus favorablement dans sa course au
leadership42. Les relations entre le Tchad et ses voisins camerounais, nigérians et centrafricains
restent marquées d’une certaine méfiance, qui ne témoigne pas d’une véritable acceptation du
leadership régional de N’Djamena dans l’espace CEEAC et le pourtour du lac Tchad43.
2. LE NOUVEAU RÔLE GÉOPOLITIQUE DU TCHAD
Pays enclavé au sein d’un complexe régional instable, et désireux de sécuriser son environnement
géopolitique, mais aussi d’améliorer son statut sur la scène internationale, le Tchad s’est affirmé en
projetant une certaine puissance militaire en RCA44 et au Mali, dans le cadre de l’opération Serval,
puis de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali
(MINUSMA). La menace islamiste dans le pourtour sahélo-saharien, les bouleversements
géopolitiques induits par le renversement du régime de Mouammar Kadhafi en Libye, ont constitué
un tournant majeur pour le rôle régional du Tchad. En quelque sorte, la montée en puissance du
Tchad apparait aussi comme le produit de la conjoncture et d’une part d’opportunisme, liée à
l’habilité de la diplomatie tchadienne et du président Idriss Déby à lire les dynamiques régionales et
internationales pour en user à son avantage45.
La crise du Mali était pourtant survenue dans un contexte défavorable et d’isolement diplomatique
pour le Tchad. Le régime tchadien auquel était reprochée une certaine dérive autocratique,
entretenait des relations difficiles avec la France, notamment depuis la disparition d'Ibni Oumar
40. La MINUSMA a été créée le 25 avril 2013, par la résolution 2100 du Conseil de sécurité de l'ONU pour
stabiliser le pays à la suite de l’Opération Serval et du déploiement des troupes des pays membres de la
CEDEAO.
41. L’élection du successeur du président sortant, le Rwandais Donald Kaberuka, est attendue au 28 mai 2015.
42. Michel Luntumbue et Simon Massock, op. cit.
43. Jusqu’au soutien militaire apporté par le Tchad, à partir de janvier 2015, dans la lutte contre Boko Haram,
le président Biya reprochait à N’Djamena son appui à la rébellion de la Séléka, qui a renversé François
Bozizé en Centrafrique en mars 2013. Voir notamment Roland Marchal, Chad’s Déby takes on Boko Haram,
The Africa report, 4 mai 2015.
44. Avant leur intervention en RCA, dans la cadre de la MICOPAX et de la MISCA, les troupes tchadiennes
étaient intervenues brièvement dans d’autres crises, survenues dans la sous-région, notamment en 1997 au
Congo-Brazzaville, et en 1998 en RD Congo ; pour soutenir respectivement Denis Sassou Nguesso contre les
troupes du président sortant Pascal Lissouba, et Laurent-Désiré Kabila opposé à des rébellions armées
soutenues par le Rwanda et l’Ouganda.
45. Colin Geraghty, Is Déby the new strongman of the Sahel? Georgetown Security Studies Review, 1er avril 2015.
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Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile
18 mai 2015
Mahamat Saleh, chef de la principale coalition de l'opposition, disparu lors de l’offensive rebelle de
février 2008, après avoir été interpellé par des militaires tchadiens46. L’intervention militaire du
Tchad au Mali, en janvier 2013, a permis de contrer la menace sur Bamako, des djihadistes d’AQMI
(Al-Qaïda au Maghreb islamique) et de leurs alliés, au moment où la CEDEAO était entravée par la
multiplication de réunions de crise ; plus incidemment, la promptitude du Tchad à réagir, a permis au
président Déby de restaurer sa crédibilité sur la scène internationale47.
« En déployant 2 400 soldats, le plus gros contingent des troupes africaines, le Tchad a largement
contribué à la défaite d’AQMI, notamment dans les zones où des combats étaient les plus violents :
Kidal, Gao et dans la chaîne des Ifoghas48 ». De plus, avec 150 soldats tués, le Tchad a payé le plus
lourd tribut en termes de pertes humaines, suscitant le respect de la communauté internationale et
des opinions africaines, d’autant plus que le Tchad n’est pas membre de la CEDEAO49.
Cependant, à l’inverse de la performance tchadienne au Mali, l’intervention de l’armée tchadienne
dans la crise centrafricaine en 2013-2014 est restée, elle, plus controversée. Le contingent tchadien a
été accusé de partialité et soupçonné de soutenir les rebelles de la Séléka, dans un climat de tensions
qui ont abouti à la mort de 30 civils et un bilan de 300 blessés, en mars 2014, lorsque les soldats
tchadiens ont ouvert le feu – sans provocation apparente – sur des civils non armés, dans un marché
bondé de Bangui 50. Sur le plan historique, le Tchad et la Centrafrique ont toujours entretenu des
relations singulières. Le Tchad moderne et les sultanats précoloniaux qui l’ont précédé, ont considéré
les régions de l’actuelle RCA, comme « un hinterland économique – pourvoyeur d'esclaves pour les
sultanats islamiques précoloniaux – et politique, dont les dirigeants ont été désignés par leurs voisins
du nord51 ». La politique menée par Idriss Déby, en RCA, s’inscrivait en continuité de ces rapports
historiques, et visait notamment à assurer la présence à Bangui d’un gouvernement inféodé aux
intérêts du Tchad, pour garantir la sécurité des champs pétrolifères du sud du Tchad, tout en
empêchant les forces des oppositions armées tchadiennes d'utiliser la RCA comme base arrière. Le
rejet de cette politique et de la tutelle de N’Djamena est l’une des causes des violences et des
protestations de masse contre les Tchadiens à Bangui, à partir de décembre 2013, ayant mené au
retrait des troupes tchadiennes de la MISCA52.
Toutefois, dans un contexte sous-régional instable et travaillé par la poussée islamiste, le Tchad,
par sa position géographique et sa stabilité, demeure un pivot majeur de la stratégie sahélienne du
Pentagone, et du repositionnement stratégique des forces françaises d’Afrique.
46. Ketil Fred Hansen, Chad’s relations with Libya, Sudan, France and the US, NOREF (Norwegian Peacebuilding
Resource Centre), 15 avril 2011.
47. How Africa’s political regimes legitimate themselves through the fight against terrorism, African Arguments,
7 janvier 2015.
48. African Arguments, op. cit.
49. Idem.
50. Andrew McGregor, Chad’s Military Takes the Lead in Campaign against Boko Haram: Can Nigeria’s
Embarrassment Equal Multinational Military Success?, The AIS African Security Report, 9 mars 2015.
51. Ibidem.
52. Ibidem.
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2.1. Le pivot franco-américain
En février 2015, le Tchad a accueilli pendant trois semaines l’exercice militaire multinational Flintlock,
organisé chaque année depuis 2006, par le Commandement des forces spéciales américaines dans la
région sahélienne, dans l’objectif d’améliorer la coopération et les capacités des armées locales, dans
la lutte contre le terrorisme dans la sous-région53.
L’exercice Flintlock 2015, a coïncidé avec l’offensive des troupes tchadiennes engagées contre la
secte islamiste Boko Haram au Cameroun et au Nigeria54. La stabilité intérieure du Tchad ainsi que les
capacités militaires tchadiennes, justifient depuis 2008, le soutien continu des États-Unis à
N’Djamena. En contraste, les lacunes et les contre-performances de l’armée nigériane face à aux
activistes de Boko Haram ont amené le Pentagone à contourner parfois les Nigérians, pour travailler
directement avec les responsables de la sécurité du Tchad, du Cameroun ou du Niger ; la
collaboration entre les instructeurs et conseillers américains et les troupes nigérianes a été rendue
difficile, notamment en raison des inquiétudes américaines face aux violations des droits de
l'homme, aux soupçons de corruption, et à l'infiltration supposée des forces de sécurité nigérianes
par Boko Haram55.
Au cours de ces dix dernières années, l'armée américaine s’est engagée dans un processus continu
d’extension de sa présence en Afrique, en construisant des alliances, et en négociant des « facilités »
logistiques, pour la mise en place d'une chaîne de petites bases et avant-postes stratégiques,
à travers le continent, du pourtour sahélien, à la mer Rouge (Mali, Burkina Faso, Niger, Ouganda,
Kenya, Éthiopie, Djibouti). L'objectif de Washington est de bâtir des partenariats stables, fondés sur
le renforcement des capacités militaires des pays partenaires, appelés à jouer les « remparts
régionaux » pour la sauvegarde des intérêts stratégiques des États-Unis en Afrique56.
Dans le cadre du Trans-Sahel Counter-Terrorism Partnership, des unités de l’armée tchadienne ont
bénéficié, en 2008, outre de formations au contre-terrorisme, de munitions, de fournitures en
équipements et vêtements militaires57. Dans le cadre d’un autre programme américain, le Foreign
Military Financing, qui accorde des prêts aux pays africains pour l'achat d'armes et de matériel
53. Après le 11 septembre 2001, les USA ont lancé le programme de lutte contre le terrorisme, connu sous le
nom de l'Initiative Pan-Sahel, pour renforcer les forces armées du Mali, du Niger, de la Mauritanie et du
Tchad. En 2005, le programme a été élargi, sous l’appellation de Trans-Sahel Counter-Terrorism Partnership
(TSCTP) pour inclure le Nigeria, le Sénégal, le Maroc, l'Algérie et la Tunisie. L'idée était de constituer une
zone de stabilité en érigeant ces pays en rempart contre le terrorisme.
54. Considérée par les États riverains du Nigeria comme un problème interne de ce pays, la menace de Boko
Haram se régionalise avec les multiplications des incursions et d’actions d’éclat des islamistes nigérians,
utilisant les portions frontalières des territoires comme zone refuge et de ravitaillement en armes. Voir la
note n° 16 de l’Observatoire intitulée « Terrorisme et contre-terrorisme en Afrique centrale : soutien et
approvisionnements en armes de Boko Haram » (29 janvier 2015).
55. Helen Cooper, Rifts Between U.S. and Nigeria Impeding Fight Against Boko Haram, The New York Times,
24 janvier 2015.
56. Nick Turse, When Is a “Base Camp” Neither a Base Nor a Camp? TomDispatch, 20 novembre 2014.
57. Ketil Fred Hansen, op. cit.
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Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile
18 mai 2015
militaire aux États-Unis, Tchad reçu un prêt de 500 000 dollars en 200958. Enfin, dans le cadre de
l’International Military Education and Training (IMET) un autre programme destiné au pays africains,
le Tchad a bénéficié de 400 000 dollars en 200959.
L’intérêt accru des États-Unis pour le Tchad s’appuie sur la situation géopolitique privilégiée du pays
à la croisée des zones de tensions, mais s’inscrit également en complémentarité avec la dynamique
du redéploiement stratégique des forces françaises sur le continent.
En l'absence de bases formelles des États-Unis sur le continent – hormis le cas de Djibouti –, l’appui
sur un partenariat avec la France est la stratégie d’intervention indirecte privilégiée, pour laisser les
forces européennes et africaines agir en première ligne, tout en leur apportant une assistance
logistique, financière ou un appui au renseignement60.
Sous le nom de code de Juniper Micron, l'armée américaine a apporté, en janvier 2013, un soutien
logistique conséquent à l’opération Serval, en assurant le transport aérien de ses soldats et de son
matériel. De même, l’US Air force a effectué des missions de ravitaillement en appui aux avions
français engagés dans l’opération Serval, et fourni un appui « renseignement, surveillance et
reconnaissance » (ISR) à travers des opérations de drones menées depuis la Base aérienne 101,
située sur l'aéroport international Diori Hamani de Niamey61. Une équipe de liaison ISR destinée au
soutien en communications, a également été déployé à N’Djamena62.
Du point de vue des États-Unis, la stabilité politique du Tchad et la puissance militaire tchadienne
restent essentielles pour faire contrepoids à l'influence régionale du régime soudanais d'Omar AlBashir et faire barrage à la menace islamiste dans la région ; plus accessoirement il s’agit aussi de
sécuriser les approvisionnements pétroliers et les investissements par les grandes compagnies
pétrolières américaines dans le pays63.
Pour rappel, l'opération Barkhane, qui s’inscrit dans une approche régionale de lutte contre le
terrorisme à long terme – impliquant 3 000 soldats français déployés dans un dispositif de bases
mobiles, du Burkina Faso au Mali, du Niger au Tchad – recoupe la ligne des « facilités logistiques
prépositionnées » ou « Cooperative security locations », que les forces américaines ont installées
dans la zone sahélienne.
58. Ketil Fred Hansen, op. cit., idem. Le financement de ce programme a triplé entre 2009 et 2010, passant de
8,3 millions à 25,6 millions de dollars.
59. Ketil Fred Hansen, op. cit.
60. Nick Turse, « American Proxy Wars in Africa », TomDispatch, 13 mars 2015.
61. Idem.
62. En appui à l’opération française Sangaris en RCA, l’opération américaine Echo Casemate a facilité le
transport aérien de centaines d’hommes des troupes burundaises, des tonnes de matériel, et plus d'une
douzaine de véhicules militaires dans ce pays dans les cinq premiers jours de l'opération. En janvier 2014,
à la demande de la France, les États-Unis ont assuré un pont aérien pour acheminer un bataillon mécanisé
rwandais et 1 000 tonnes de leur équipement à partir de Kigali et d’Entebbe, en Ouganda (où les États-Unis
disposent d’une facilité logistique, un dispositif non permanent en matière de coopération militaire et
d’accès en cas d’urgence).
63. Ketil Fred Hansen, op. cit.
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Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile
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Depuis la crise malienne, la relation entre le Tchad et la France a sensiblement évolué. Comme en
témoignent les nombreuses visites du président Déby en France et des officiels français à
N’Djamena64. Tchad reste indispensable à la France comme un terrain d'entraînement pour ses
forces armées et pour protéger ses citoyens et intérêts économiques, au Tchad même et dans la
sous-région.
2.2. Une nouvelle configuration régionale des forces
Les succès rapides des forces tchadiennes, contre les combattants de Boko Haram, dans les localités
camerounaises et nigérianes frontalières du lac Tchad – bien que leurs bilans quantitatifs restent
difficiles à vérifier –, semblent annoncer une nouvelle configuration des forces dans la sous-région.
L’entrée en lice des troupes tchadiennes, en janvier 2015, faisait en effet suite à la série des revers
enregistrés, depuis l’été 2014, par une armée nigériane affaiblie par la corruption, et qui ont permis
aux islamistes de conquérir une grande partie de l'État de Borno65. Le 3 janvier 2015, les islamistes
s’étaient par ailleurs emparé de la ville nigériane de Baga, abritant la base qui devait accueillir
la Multinational joint task force (MNJTF) réactualisée en 2014 par le Tchad, le Niger et le Nigeria afin
de lutter contre Boko Haram66.
Répondant à l’appel du président camerounais Paul Biya, les troupes tchadiennes ont franchi la
frontière camerounaise le 17 janvier, pour aller combattre le groupe djihadiste nigérian dans
l’extrême nord du Cameroun, contigu au territoire nigérian. Le 3 février, l’armée tchadienne entrait
en territoire nigérian pour reprendre le contrôle de la ville de Gamboru, qui était aux mains de
miliciens de Boko Haram depuis août 2014. Le 17 mars, à l’issue d’une offensive d’une semaine,
les troupes tchadiennes et nigériennes reprennent la ville de Damasak, occupée par Boko Haram
depuis novembre 2014, et située à la frontière avec le Niger. Le 31 mars 2015, au terme d’une
offensive de 2 jours, les forces tchadiennes associées aux troupes nigériennes, ont repris la localité
nigériane de Malam Fatori, qui était aux mains de Boko Haram depuis octobre 2014. La stratégie de
reconquête tchadienne recourt aux frappes aériennes sur des cibles de Boko Haram, suivies d’assauts
massifs avec des troupes au sol et des blindés67.
64. Le président Déby s’est rendu à Paris les 6 et 7 décembre 2013, lors du Sommet de L’Élysée sur la paix et la
sécurité en Afrique ; Visite bilatérale le 14 février puis le 4 avril 2014 et enfin le 17 mai lors du Sommet de
Paris sur la situation au Nigeria et la lutte contre Boko Haram. Le président Hollande s’est quant à lui rendu
à N’Djamena les 18 et 19 juillet 2014, tandis que le Premier ministre Manuel Valls, accompagné du ministre
de la Défense Jean-Yves Le Drian s’y sont rendus également le 22 novembre 2014. Et enfin, Laurent Fabius,
ministre des Affaires étrangères, s’est rendu dans la capitale tchadienne le 21 février 2015.
65. Voir la note n° 16 de l’Observatoire intitulée « Terrorisme et contre-terrorisme en Afrique centrale : soutien
et approvisionnements en armes de Boko Haram » (29 janvier 15).
66. « La prise de la base de Baga par Boko Haram, coup dur pour l'armée nigériane », Jeune Afrique, 5 janvier
2015. En octobre 2014, le Tchad, le Nigeria, le Niger et le Cameroun avaient convenu de coordonner leurs
efforts militaires contre Boko Haram, mais aucune coopération n’a été mise œuvre entre les différentes
forces armées qui continuent à fonctionner de manière largement indépendante – un état de choses
qu’Abuja semble favoriser.
67. Andrew McGregor, op. cit.
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Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile
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La performance militaire nigériane s’est relativement améliorée, à la suite de l’intervention des
troupes tchadiennes et nigériennes, bénéficiant notamment de l’acquisition de nouvelles armes et
des renforts des forces spéciales, venues épauler la 7e division de l’armée nigériane engagée en
première ligne de la lutte contre Boko Haram depuis août 2013. La reprise de Baga, le 21 février
2015, laisse augurer d’un sursaut au sein des troupes nigérianes, bien qu’aucune coordination
stratégique n’ait été amorcée avec les Tchadiens et les Nigériens au cours de ces premières semaines
d’opérations68.
En termes de comparaison entre le Tchad et le Nigeria, on peut notamment souligner que le Nigeria
dépense près de 6 milliards de dollars par an pour ses forces de sécurité, soit environ la moitié de la
valeur totale de l'économie tchadienne69. Avec ses 170 millions d’habitants, la population du Nigeria
représente près de 14 fois celle du Tchad. Le produit intérieur brut du Nigeria est d'environ
522 milliards de dollars et le revenu de ses habitants, mesuré sur la base de la parité de pouvoir
d'achat, est presque trois fois supérieur à celui des Tchadiens70. Enfin, les effectifs de l’armée
nigériane sont près de 4 fois plus nombreux que ceux de l’armée tchadienne71. En dépit des gains
territoriaux engrangés finalement par l’armée nigériane, avec l'aide de mercenaires sud-africains
notamment, nombre d’analystes considèrent que le Tchad reste une force indispensable pour réussir
à contrer à Boko Haram72.
Le président Idriss Déby a justifié l’implication du Tchad dans la lutte contre Boko Haram,
par l’argument de la défense des intérêts vitaux du pays, bien que la première attaque de
l’organisation terroriste contre le territoire tchadien, le 13 février 2015, soit postérieure à
l’intervention du Tchad dans les pays voisins et résonne plutôt comme une représailles à celle-ci73.
Les mobiles de guerre pour N’Djamena brassent de fait un large spectre de facteurs explicatifs, dont
en premier lieu les risques d’asphyxie économique – dans un contexte déjà marqué par la baisse du
prix du pétrole – et des difficultés budgétaires ayant entrainé la renonciation par N’Djamena à
l’organisation du sommet de l’UA prévu pour le mois de juin74.
Territoire enclavé, le Tchad dépend en effet des routes commerciales qui traversent les territoires
contrôlés par Boko Haram, dont les violences ont entraîné des pénuries de biens importés du Nigeria,
ainsi que l'interruption du commerce d'exportation de bovins tchadiens, et la hausse des prix de la
plupart des marchandises. Le desserrement de l’étau de Boko Haram apparaissait dès lors comme un
enjeu de survie économique.
68. Idriss Déby avait dénoncé l’apathie des troupes nigérianes tardant à reprendre le contrôle des localités
libérées par l’armée tchadienne. Voir Adam Nossiter, « Chad Strongman Says Nigeria Is Absent in Fight
Against Boko Haram », The New York Times, 27 mars 2015.
69. Daniel Magnowski and Yinka Ibukun, « African Giant Nigeria Relies on Poorer Chad to Fight Rebels »,
13 février 2015.
70. Idem.
71. Military Balance.
72. Adam Nossiter, op. cit.
73. « Dans les cendres de Ngouboua, après l'attaque de Boko Haram », Jeune Afrique, 14 février 2015.
74. « Le Tchad renonce à organiser le prochain sommet de l’Union africaine », Tchad Infos, 11 janvier 2015.
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Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile
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Toutefois, l’intervention du Tchad au Cameroun et au Nigeria reste éminemment sous-tendue par
l’objectif fondamental de la politique régionale et internationale du Tchad, qui est de renforcer la
position du pays et du président Déby, dans la zone sahélienne et en Afrique centrale75. Lors du
sommet des 30 et 31 janvier 2015, à Addis-Abeba, l'Union africaine (UA) a adopté le principe du
déploiement d’une force régionale, appelée à remplacer la MNJTF, pour lutter contre le groupe
djihadiste nigérian. Il s’agit d’une force de 7 500 hommes regroupant des troupes du Cameroun,
du Nigeria, du Niger, du Tchad et du Bénin. L’appui logistique et de renseignement sera fourni par la
France et les États-Unis. Le commandement de la nouvelle force sera tour à tour assuré par les
différentes nations membres. La force agira dans le cadre d’un mandat du Conseil de sécurité des
Nations unies qui lui garantira plus de légitimité, ainsi que l’accès aux ressources nécessaires pour
soutenir ses opérations sur le terrain.
Le président Déby voudrait voir son rôle dans la mise en place d’une force africaine crédible reconnu
et récompensé en obtenant la position de chef de file de cette mission régionale de l'UA76.
En se positionnant comme un acteur essentiel pour maintenir la paix et la stabilité dans la région,
Idriss Déby entend tirer parti de la lutte contre le terrorisme pour renforcer son leadership régional.
« Au sein de la Commission du bassin du lac Tchad, le Tchad a assumé un rôle de leadership régional
dans la lutte contre Boko Haram, en supplantant le Cameroun et le Nigeria qui sont pourtant des
puissances économiques plus importantes dans la région et les plus touchées par la violence de Boko
Haram77 ». Ce leadership se reflète notamment dans le rôle de premier plan joué par le Tchad dans
les tentatives de négociations entre le gouvernement nigérian et Boko Haram, mais aussi dans le
choix de la capitale tchadienne pour accueillir le Centre de fusion d’intelligence. N’Djamena ayant par
ailleurs été choisie pour héberger le centre de commandement et de la force aérienne de l'opération
Barkhane, pour la lutte contre le terrorisme dans la région du Sahel. Enfin, sur un plan plus individuel,
en « lançant cette guerre contre Boko Haram, Déby cherche à se rendre indispensable en 2016,
aux yeux de ses interlocuteurs internationaux, pas auprès de son opinion »78.
75. Roland Maréchal, op. cit ; Colin Geraghty, Is Déby the new strongman of the Sahel? Georgetown Security
Studies Review, 1er avril 2015.
76. Roland Maréchal, op.cit.
77. « How Africa’s political regimes legitimate themselves through the fight against terrorism »,
African Arguments, 7 janvier 2015.
78. Roland Marchal, op. cit.
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Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile
18 mai 2015
Conclusions : limites de la rente géopolitique et risques de turbulences
Déjà reconnu pour sa contribution déterminante dans la lutte contre les djihadistes et groupes armés
au nord du Mali, le Tchad a confirmé ses aspirations au leadership dans l’espace sahélien en
s’appropriant la direction de la lutte contre les islamistes nigérians de Boko Haram, et en reléguant
au second plan les géants nigérians et camerounais, pourtant nantis d’économies plus puissantes et
plus diversifiées79.
À l’instar d’autres puissances montantes de la sous-région, comme l’Angola80 ou le Rwanda81,
le Tchad adosse sa politique d’influence naissante sur deux leviers, la capacité de projection de son
armée et le déploiement d’une diplomatie volontariste pour se positionner comme interlocuteur
incontournable dans l’espace sahélien et en Afrique centrale.
Sa position stratégique, à la charnière des espaces géopolitiques et des systèmes de conflits (de la
zone sahélo-saharienne à l’espace nilo-soudanais), sa stabilité relative – en dépit du caractère
autoritaire de son régime politique –, ainsi que la qualité de ses forces armées, ont contribué à faire
du Tchad, le pivot franco-américain d’une stratégie du contre-terrorisme dans la sous-région.
Si la menace islamiste dans le pourtour sahélo-saharien, l’instabilité en Libye, au Soudan du Sud,
au nord du Nigeria, et en RCA constituent des menaces avérées pour la sécurité extérieure du Tchad,
la politique d’influence et de projection régionale développée par le pays semble aussi sous-tendue
par la quête d’une rente « diplomatique et géopolitique ».
La « lutte contre la menace terroriste » semble devenue la principale ressource de légitimation
interne et externe d’un régime menacé par la stagnation des progrès démocratiques et par le déficit
de légitimité. À l’approche des élections présidentielles de 2016, la problématique sécuritaire
apparait comme le principal atout du président Déby pour se positionner en acteur indispensable de
la stabilité régionale.
Toutefois, bien que le président Déby – au pouvoir depuis 24 ans – n'ait pas besoin de changer
la constitution pour briguer un cinquième mandat en 201682, le contexte politique ouvert par le
printemps burkinabé, les turbulences en RD Congo, ou le débat sur le troisième mandat du président
sortant au Burundi, pourraient compliquer l’équation en fournissant à l’opposition et à la rue
tchadienne des références pour leurs propres aspirations à l’alternance.
79. Daniel Magnowski et Yinka Ibukun, African Giant Nigeria Relies on Poorer Chad to Fight Rebels, Bloomberg,
13 février 2015.
80. Voir la note n° 18 de l’Observatoire intitulée « La posture régionale de l’Angola : entre politique d’influence
et affirmation de puissance » (16 avril 2015).
81. Voir la note n° 17 de l’Observatoire intitulée « Le Rwanda dans la dynamique géopolitique de l’Afrique
médiane : Enjeux et ambitions d’une puissance régionale incomplète » (26 février 2015).
82. François Soudan, « Idriss Déby Itno, le boss du Sahel », Jeune Afrique, 9 mars 2015.
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Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile
18 mai 2015
L’échéance électorale de 2016 devrait immanquablement constituer l’un des catalyseurs potentiels
d’une dynamique de rupture, dont les signes avant-coureurs peuvent être vus dans la grogne sociale
de l’automne 2014, contre les pénuries pétrolières, et dans le mouvement de protestation des
étudiants, au printemps 2015, contre le port obligatoire du casque pour les motocyclistes, en réalité
dirigé contre le surenchérissement de la vie et l’absence de perspectives83.
Les tensions sociales84, suscitées par la dégradation des perspectives économiques – avec la baisse
des cours du pétrole85 –, pourraient raviver les fractures et les facteurs déséquilibrants liés à une
répartition insuffisante et inégalitaire de la manne pétrolière.
La stabilité interne, obtenue au prix d’un transfert des revenus de la rente pétrolière vers
la constitution d’un appareil sécuritaire performant, reste aussi fragile au regard de la polarisation
sociopolitique liée notamment au profil éminemment communautaire de l’élite économique, et des
forces de défense et de sécurité tchadiennes et de leur structure hiérarchique86. Pour une partie de
l’opinion, l’armée tchadienne reste davantage perçue comme un instrument de la survie du régime,
plutôt que comme garante de la sécurité nationale87.
De même, le statut et le rôle de pivot franco-américain dans la sous-région constitue un autre facteur
de vulnérabilité pour le pays, lié, en cas de crise aigüe du régime, au rejet possible de la présence
militaire étrangère perçue par une partie de l’opinion comme un moyen de pérenniser le régime
personnel du président Déby.
Les allégations d’une tentative de coup d’État88 en mai 2013, indiquent par ailleurs que l’appareil
sécuritaire tchadien n’est pas lui-même à l’abri de contradictions et divergences d’intérêts entre ses
acteurs.
Enfin, les conséquences sécuritaires de l’intervention tchadienne au Cameroun et au Nigeria, contre
Boko Haram, restent par ailleurs à évaluer dans l’hypothèse de représailles graduelles des groupes
djihadistes contre le Tchad. Comme le rappelle Roland Marchal, « Au Mali et en Somalie, les défaites
militaires ont poussé les groupes djihadistes à adopter des tactiques asymétriques : embuscades et
escarmouches plus que les batailles de première ligne ; pose d’engins explosifs improvisés et
attentats suicides à la place de la guerre conventionnelle »89.
83. « Fermeture des écoles et universités après une manifestation étudiante meurtrière », Jeune Afrique,
10 mars 2015.
84. Madjiasra Nako, « Grogne sociale et manifestations à N'Djamena, Moundou et Sarh, Jeune Afrique,
12 novembre 2014.
85. Madjiasra Nako, « Le temps des vaches maigres. Jeune Afrique, 2 février 2015.
86. Le rôle et la mainmise des membres du clan présidentiel sur les leviers économiques figurent parmi les
griefs d’une partie de l’opinion.
87. Le rétrécissement de la base politique semble se traduire dans la nomination de proches à la tête des
services de sécurité et des forces déployées sur les théâtres d’interventions de l’armée dans la sous-région
ou au Mali.
88. « Alleged Coup Attempt No Excuse to Ignore Rights, Human Rights Watch, 9 mai, 2013.
89. Roland Marchal, Chad’s Déby takes on Boko Haram, The Africa Report, 4 mai 2015.
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Note N°19 – Le Tchad : un hégémon aux pieds d’argile
18 mai 2015
Plus fondamentalement, la viabilité d’un modèle de stabilisation régionale sur des bases purement
sécuritaires reste questionnable, en l’absence de réponses identifiables aux causes profondes de la
radicalisation et de l’enrôlement des jeunes notamment dans les groupes radicaux…
En dépit de ses ressources pétrolières, le Tchad se classe toujours au quatrième rang en partant du
bas sur les 187 pays dans l'Indice de développement humain des Nations Unies.
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Le Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP), est un centre de recherche
indépendant reconnu comme organisation d’éducation permanente par le ministère de la Communauté
française de Belgique. Créé en 1979, le GRIP a pour objectif d’éclairer citoyens et décideurs sur les
problèmes souvent complexes de défense et de sécurité. Il souhaite ainsi contribuer à la diminution des
tensions internationales et tendre vers un monde moins armé et plus sûr, en soutenant les initiatives en
faveur de la prévention des conflits, du désarmement et de l’amélioration de la maîtrise des armements.
Le GRIP est composé d’une équipe de 22 collaborateurs permanents, dont 14 chercheurs universitaires,
ainsi que de nombreux chercheurs-associés en Belgique et à l’étranger.
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