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La décennie ben Laden sur http://huyghe.fr
La décennie ben Laden
Dix ans ses mots et ses images
nous ont hantés
Anthologie de textes publiés sur huyghe.fr dans l'ordre chronologique inverse.
Comment j'ai lu ses textes et ses images pendant dix ans.
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La décennie ben Laden sur http://huyghe.fr
Oussama clips : la période nostalgia 8 mai 2011 -!
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- La mort de ben Laden, communication de crise 7 mai 2011!
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Mythe, symbole, rumeur... 2 mai 2011 - Mort de ben Laden!
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Une fin à la terreur ? 29 mars 2011 -!
8
Ben Laden parle aux Français 27 octobre 2010 -!
16
Ben Laden menacé par la routine 3 octobre 2010 -!
18
Extrémisme violent, déradicalisation... 18 Juin 2010!
20
Kamikazes : la contagion de la mort 29 août 2009 -!
25
Déclin ou montée en puissance d'al Qaïda ? 28 août 2008!
31
Al Qaeda : jiahad et dialogue sur Internet!
33
1 décembre 2007 -!
33
Encore une nouvelle cassette de ben Laden!
34
11 septembre 2007 -!
34
Le grand communicateur du jihad revient à l'image
2
9 septembre 2007 -!
36
Al Quaïda, ben Laden : le retour ? 17 juillet 2007 -!
38
- Les morts de ben Laden 24 septembre 2006!
41
Le 11 septembre d'al Zawahiri 14 septembre 2006 -!
42
Un an après les attentats de Londres 7 juillet 2006 -!
44
Ben Laden et Zawahiri : multiplication des déclarations 1 janvier 2006 -!
47
Terrorisme : le nom de l"ennemi 2005!
49
Terrorisme : violence, images, symboles 2005!
52
TERRORISME LE JEU DE L'HUMILIATION 2004!
56
Morts contre images 2004!
58
TWIN TOWERS et BIG BROTHER 2001!
59
Voir l"ennemi (écrit avant le 11 septembre)!
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Oussama clips : la période nostalgia 8 mai 2011 Du jihadisme au narcisssme ?
Les cinq vidéos de ben Laden diffusées par les services américains en révèlent elles plus sur
son activité réelle ou sur les diffusé en 2007, puisqu'après cela ben Laden s'est contenté de
message audio essentiellement.
Autre séquence très révélatrice : un ben Laden vieillissant, avec un méchant bonnet et une
couverture, zappe devant sa télé en petit format. Il s'est converti au narcissisme. Il regarde de
vieilles vidéos de lui, d'autres images où il apparaît avec Zawahiri. À un moment même, on
entrevoit l'image d'Obama sur l'écran, histoire de bien prouver que ben Laden était vivant
après l'élection de l'homme qui allait devenir son vainqueur.
On comprend très bien l'intention. Il s'agit de démontrer a) que ben Laden était toujours
très actif, pas du tout isolé du mouvement jihadiste avec lequel il communiquait
fréquemment b) qu'il était quand même vieillissant et nostalgique de sa gloire passée.
Le problème est que ces images, à trop vouloir persuader, vont se prêter à des interprétation
non prévues. Dont certaines, d'ordre conspirationnistes qui vont trouver cent arguments
pour démontrer que ce n'est pas ben Laden, ce vieux sous la couverture qui semble regarder
un générique du film sur sa vie. On y verra la preuve soit qu'il était mort depuis longtemps,
soit qu'il n'est pas mort du tout (sinon pourquoi aurait- on produit des images fausses de lui
dans les derniers mois : regardez ce nez, ce ne peut pas être lui, etc..)
Certes, il y aurait toujours eu des interprétations délirantes, mais il n'est pas certain que la
stratégie US qui consiste à parler d'images que l'on ne montrera pas, de plans diaboliques
que l'on ne révélera jamais et à montrer des images dont on ignorera le son atteigne
vraiment son but.
Mais si ces images sont bien authentiques, bien trouvés où l'on dit à la date dite, quel
contraste entre elles qui rappellent l'actrice de "boulevard du crépuscule", en train de se
repasser les pellicules de l'époque où elle était une star jeune et désirable et le ben Laden
producteur des images les plus célèbres et les plus efficaces du monde, il y a presque dix ans.
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- La mort de ben Laden, communication de crise 7 mai
2011
Les médias ont assez répété le mot : ben Laden était un symbole. Certes, mais comment tuer
un symbole ? La mort d'un homme qui n'avait plus guère de prise sur les événements et qui
ne commandait plus beaucoup de combattants, puisqu'ils étaient devenus ou autonomes ou
fantomatiques, doit s'évaluer en gains politiques et stratégiques. Les gains politiques - outre
ceux, électoraux, qu'engrange le candidat Obama, mais l'élection est encore loin - sont en
terme d'image et de fierté américaine. Les foules qui se sont assemblées pour célébrer la
punition du "evildoer" absolu (le méchant total) voient triompher leur vision du monde :
justice est faite, l'honneur rétabli et l'humiliation vengée. Nous pouvons mal juger cette
vision un peu cinématographique où le shérif traque le criminel dix ans pour un happy end
spectaculaire, mais c'est celle de gens qui ont subi un traumatisme sans précédent. Voire être
choqués. Une Amérique qui a vaincu ben Laden sera plus sûre de ses valeurs qu'elle croit
voir triompher dans les révolutions arabes. Mais ceci peut aussi se traduire en termes de
soulagement : l'ère de la guerre au terrorisme est close (on notera au passage qu'Obama dit
bien qu'il faisait "la guerre" à al Qaïda) et beaucoup se demanderont s'il est encore utile de
rester en Irak et en Afghanistan.
Stratégiquement l''administration Obama aura plus de mal à expliquer pourquoi elle
soutient en Irak une administration corrompue qui flirte avec l'Iran et pourquoi elle mène en
Afghanistan une guerre qui a duré plus que celle du Vietnam. Une partie de l'opinion
publique poussera dans ce sens et Obama recevra des encouragements de l'étranger Y
compris de ses ennemis qui tapent sur le clou : "il était inutile d'envahir deux pays et de
provoquer des centaines de milliers de mort. Rentrez chez vous puisque vous avez atteint
votre objectif supposé". L'argument est spécieux mais efficace et l'Iran ne se prive pas d'y
recourir. De l'autre côté, si les talibans sont "dédiabolisés" par la perte du grand référent, il
sera plus facile de négocier avec eux. Tout sera affaire d'image, mais cela c'est pour demain.
Dans l'immédiat, les USA doivent résoudre un problème auquel ils ont déjà été confrontés :
éviter d'avoir plus d'ennemis demain que l'on n'en tue aujourd'hui.
Dans son enthousiasme, l'opinion américaine est globalement prête à accepter une version
héroïsée des choses (même si les révélations de CBS sur les interrogatoires musclés de
Mouhadjidines dans les centres de détention roumain au cours de cette traque font un peu
tâche). Les détails qui changent dans les versions successives - ainsi : c'est un garde du corps
qui s'abritait derrière une femme, puis c'est le lâche ben Laden, puis il était désarmé - ne
gênent guère et l'histoire est si belle que personne ne pinaille.
Il en va évidemment tout autrement de l'autre destinataire, l'opinion du monde musulman.
Ici le message est à plusieurs étages.
Les faits d'abord : quelle preuve de mort apporter ? Aucune démonstration ne saurait
convaincre universellement, tant sont puissantes les forces de résistance au réel. Il y a quand
même plus de raisons à la prolifération des délires interprétatifs sur la mort de ben Laden
que sur celle d'Elvis et de lady Di. Le mythe roi caché, le chef que l'on croit mort et qui n'est
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que caché pour revenir sauver ses fidèles ne demande qu'à être réactivé. Pendant que
l'Amérique débat de la question des photos qui seraient choquantes ou pas...
Et ceux qui démontrent que tout est mis en scène dans le 11 septembre trouveront sans
peine des indices du complot ou de la manipulation. Il est impossible que... Vous ne me ferez
pas croire qu'avec les moyens qu'ils possèdent... Ce n'est pas par hasard que... Une photo ou
un test ADN ne convaincra pas les sceptiques pathologiques. Et la seule preuve vraiment
rationnelle et négative, le silence définitif de ben Laden qui ne manquerait pas de
démasquer ses ennemis et de les ridiculiser s'il vivait encore, ne sera pas très efficace.
Le pire danger pour la communication américaine est qu'elle doit se situer dans deux
registres.
Il y a celui, martial et triomphant du vengeur. Ce qui est après tout un assassinat ciblé à
l'israélienne sur le territoire d'un État souverain et en principe allié, implique une rhétorique
sans complexe de la force.
Mais, en même temps, les USA s'évertuent à multiplier les signes que ben Laden a été châtié
pour ce qu'il a fait et qui a universellement répréhensible, tuer des innocents, et nous pour ce
qu'il voulait représenter, les musulmans ou, du moins, une tendance de l'islam. L'affaire du
corps immergé est assez caractéristique. D'une part on insiste sur le fait qu'il été traité
suivant toutes les prescriptions rituelles (on imagine en effet parfaitement les trois lavements
rituels dans une atmosphère de calme et de recueillement, parmi les marins figés de respect,
quelques heures après l'action et pourquoi pas au garde-à-vous !) et d'autre part on balance
le corps à la mer, alors que tout musulman sait qu'un cadavre doit retourner à la terre.
Le signaux de ce type, au moment où les USA ne cessent de se féliciter des aspirations
démocratiques de la rue arabe, auront intérêt à être sans ambiguïté.
Même en laissant de côté la question des représailles (rien n'indique qu'un groupe jihadiste
ait le moyens et la volonté de faire maintenant un énorme attentat, mais en ce domaine il n'y
a pas de certitudes), les USA doivent apprendre à vivre sans ennemi principal et sans dette
de vengeance. Reste à savoir si ce sera une expérience heureuse.
En guise de post-scriptum trois remarques médiologiques :
- La maison de ben Laden a été repérée entre autres raisons parce que ses occupants
n'utilisaient ni Internet ni téléphone, paraît-il. Donc ou vous communiquez et la Nsa vous
repère ou vous ne communiquez pas, et c'est suspect ?
- Au moment de la guerre du Golfe, on avait beaucoup parlé de la guerre comme jeu vidéo.
Mais quand on voit ces images de la "war room" de la Maison Blanche ou le président et
son équipe ont suivi les événements seconde par seconde, par écrans interposés ( il ne
manquait que les manettes pour faire d'Obama un parfait "videogamer"), quelle expression
faut-il employer ?
- Les photos de ben Laden ne seront finalement pas publiées. Finalement, leur coût
symbolique (leur force d'offense ou d'incitation à la vengeance) est supérieure à leu avantage
(leur valeur probante). Plus efficaces par leur absence (nos sait qu'elles existent, mais on ne
les voit pas) que par ce qu'elles représentent ?
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Mythe, symbole, rumeur... 2 mai 2011 - Mort de ben
Laden
Cette mort de Ben Laden - la vraie cette fois après de fausses annonces - a quelque chose
hollywoodien : la traque pendant dix ans et l'action en quelques secondes, les commandos
d'élite et la maison à 100 km de Karachi, le président télégénique - qui rappelle que les USA
combattent des criminels et pas l'islam - et les foules en liesse sur le site des Twin Towers.
Un scénario qui semble écrit par un néo-conservateur
Ce dénouement qui aurait comblé les vœux les plus fous de G.W. Bush ou de Chuck Norris
se déroule sur fond de "tsunami démocratique" censé balayer le monde arabe-musulman. Le
scénario semble écrit par un néo-conservateur... le tournage ayant seulement pris dix ans de
retard sur le plan prévu.
D'un point de vue stratégique, la mort de l'émir qui en était réduit à revendiquer les attentats
manqués et dont les messages, sonores seulement, ne bouleversaient plus les chancelleries, a
une importance relative. On ne peut exclure que certains de ses partisans ne célèbrent son
accession au statut de martyr par des bains de sang, mais s'ils avaient cette capacité
opérationnelle, auraient-ils attendu si longtemps pour le prouver ?
Il y a des années que personne ne se représente plus Ben Laden comme un "Docteur No"
digne de James Bond, commandant depuis une base secrète une organisation planétaire. Et
les experts se sont à peu près tous convertis à l'idée que la "marque al Qaïda" était devenue
un logo publicitaire pour jihadistes ambitieux, moyennant allégeance formelle au chef ; pas
trop encombrant au demeurant.
Ceci ne signifie pas que la mouvance dans son ensemble soit en déclin : elle tue beaucoup et
surtout des musulmans. Hormis les touristes de Marakech, les risques pour un Occidental de
périr dans un attentat mené au nom de Ben Laden restent sans doute très réduits. Ce qui
n'est pas le cas pour un Pakistanais, un Irakien ou un Afghan.
Mort de Ben Laden : quelles conséquences ?
Reste la question principale : l'impact symbolique. Que l'homme le plus recherché de
l'Histoire soit mort par balle, sans doute au combat, et non de maladie, a ici son importance.
Il y aura évidemment les réactions prévisibles. Des islamistes considéreront qu'il est mort en
martyr et entretiendront son culte. Il y aura des conspirationnistes qui expliqueront,
contradictions factuelles et preuves logiques à l'appui, que la version d'Obama est totalement
invraisemblable. Mais un Ben Laden, même transfiguré post mortem par la légende, sera-t-il
un meilleur recruteur que vivant, ne commandant plus grand chose, moins influent que
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Zawahiri ? Dans la mesure où la plupart des derniers attentats anti-occidentaux (souvent
manqués faute de technique) ont été le fait de "loups solitaires" auto-radicalisés, il est difficile
de prévoir leurs réactions. Et impossible de garantir que l'un d'entre eux ou un petit groupe
ne réussira pas une action de rétorsion. On ne peut pas échouer à tous les coups.
Sur le moyen terme, un Ben Laden mort et martyr, ne va sans doute pas produire des
dizaines supplémentaires de "Jihad Jane" et autres "homegrown terrorists" ni leur donner la
compétence pour réaliser leurs !fantasmes. Ceux qui passeront à l'acte n'en étaient pas loin
psychologiquement.
En revanche, il existe des organisations actives dont les plus emblématiques sont AQMI et le
TTP (Terik e Taliban Pakistan) : pratiquant un terrorisme "hybride" proche de la grande
criminalité pour le premier, la guérilla montagnarde à grande échelle pour le second. Ils
perdent dans cette affaire un lien de franchise avec un chef sans vraie prise sur le réel, mais
entourés d'une aura mythique. ! Ce n'est pas assez pour provoquer dans leurs rangs des
campagnes de désertion ou de conversion à la démocratie. Mais c'est un élément qui pourra
jouer lorsqu'ils entreront dans des rapports de négociation politiques avec d'autres forces
dans un monde islamique en pleine recomposition. Seront-ils plus redoutables démythifiés
voire dédouanés ? Réponse dans les prochains mois.
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Une fin à la terreur ? 29 mars 2011 -
En cette année anniversaire du 11 septembre 2001, il faudrait un goût du
paradoxe extrême pour ne pas compter le terrorisme au nombre des dangers
majeurs Difficile de nier, par exemple, que l'attaque contre les tours jumelles
ait changé l'Histoire, comme en son temps l'attentat de Sarajevo déclencheur
à la Première Guerre Mondiale. Dans les deux cas quelques hommes résolus
ont, en quelques minutes, provoqué plus de bouleversements que des foules
dans les urnes ou dans les rues. Il est, certes, permis d'imaginer des conflits qui
auraient éclaté tôt ou tard en Europe au début du XX° siècle, en Afghanistan
et en Irak, au début du XXI° ; reste que, dans l'enchaînement des événements
qui mènent à la catastrophe, les quelques secondes d'une fusillade ou d'une
explosion opèrent une rupture décisive. Cette surprise stratégique a, l'espace
d'un moment, mis un acteur non-étatique animé de sa seule volonté ou de sa
pure rage, à égalité avec le souverain : comme lui, il décide qui est l'ennemi et
ouvre le temps de la guerre. Même s'il s'agit d'une "guerre du pauvre",
asymétrique et indirecte, efficiente par les réactions qu'elle provoque bien plus
que par les ravages qu'elle produit.
Depuis le dernier quart du XIX° siècle, des mouvements clandestins
recourent à l'attentat à objectif politique au nom d'idéologies d'extrêmegauche, nationalistes ou indépendantistes, religieuses, ultra-conservatrices... Si
ces dernières années sont marquées, à l'évidence, par la prééminence du
jihadisme, il faut aussi constater la survie de mouvements luttant par les armes
pour leur indépendance nationale (le récent cessez-le-feu proclamé par l'ETA
ne nous convaincra pas du contraire), pour la destruction du système
capitaliste (avec de nouvelles vagues d'attentats d'extrême-gauche en Grèce et
en Italie). Tout cela sans exclure la possibilité de nouveaux attentats d'extrême
droite (les milices américaines "survivalistes" comme lors de l'attentat
d'Oklahoma City), inspirés par des prophéties apocalyptiques (comme la secte
Aum au Japon), au service de la cause écologique ou de la défense des
animaux.... Le terrorisme pose donc une question stratégique à la mesure de
son caractère multiforme.
!
EFFETS PSYCHOLOGIQUES
!
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Une citation souvent reprise de Raymond Aron dit qu'une "action violente est
dénommée terrorise lorsque ses effets psychologiques sont hors de proportion
avec ses résultats purement physiques".
Même si l'on considère les trois mille morts des Twin Towers comme une
exception historique, la tendance lourde tend à la létalité croissante des
attentats. La conjonction d'un facteur technique (le véhicule piégé ou
détourné à forte capacité explosive) et d'un facteur "culturel" (la banalisation
de l'opération suicide) fait que le seuil des attentats tuant plus de cinquante
personnes est de plus en plus souvent franchi depuis les années 90. Quant à la
mortalité globale, elle fait l'objet de recensements que l'on peut toujours
discuter (selon, par exemple, la façon de comptabiliser ou non les victimes
civiles de l'insurrection en Irak ou en Afghanistan), mais comporte au moins
trois décimales. Et, en tout état de cause, les probabilités statistiques d'être
victime d'un attentat sont infinitésimales pour un Occidental. Même si le
terrorisme tue moins que d'autres formes de crime, sa visibilité médiatique lui
confère un impact sans commune mesure avec le risque concret qu'il
implique. Ce que confirme le fait que des organisations jihadistes aient
commencé à revendiquer des attentats ratés voire d'un singulier amateurisme
comme la tentative de destruction du vol entre Amsterdam et Detroit, celui de
Time Square ou l'attentat manqué contre la caserne de Nema en Mauritanie.
Cet impact est fonction, en effet, du singulier "message" que constitue
l'attentat. À s'en tenir à l'étymologie, et à certaines définitions officielles du
terrorisme, celui-ci cherche à exercer une "contrainte" sur des gouvernants ou
des peuples en plongeant ces derniers dans la "peur "(peur que l'étymologie
nous dit irrépressible et paralysante). En grec moderne on dit même
"traumocratie", littéralement "le commandement de la terreur", mort forgé
sur le même modèle que démocratie, aristocratie, etc.
!Généralement, lorsqu'une vague de bombes frappe dans un pays occidental,
résonnent deux sortes d'adjurations. Les premières appellent la population à
ne pas faire ce qu'attendent les terroristes en s'affolant! et à conserver autant
que possible son mode de vie habituel. Les secondes recommandent aux
gouvernants de ne pas perdre leur âme et de respecter les règles d'un état de
droit, car ce serait, là aussi, une victoire pour les terroristes que d'obliger les
démocraties à changer de nature et à nier leurs propres principes. Bref, ne pas
céder à la panique.
D'après les réactions de nos compatriotes aux attentats de 1985 et 1995, ou! le
comportement des Espagnols ou des Britanniques après ceux de Madrid et
Londres en 2004 et 2005, il semblerait que les citoyens européens, les
premières heures d'émotion passées se conduisent plutôt rationnellement et
continuent par nécessité à aller au bureau, à faire leurs courses...
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Quant au gouvernement, il lui arrive de céder aux terroristes, comme de
négocier avec des preneurs d'otages. Pour ne prendre nos exemples qu'en
France, les libérations de Magdalena Kopp ou d'Anis Nacache ont démontré
que le chantage à la bombe paie parfois. Mais il s'agissait là de la
confrontation avec des groupes internationaux instrumentalisés par des
puissances étrangères ; il réclamaient un avantage tactique et ne cherchaient
pas une victoire stratégique. C'étaient des concessions, certes peu glorieuses,
mais dont la satisfaction n'aurait pas de conséquences politiques cruciales. La
récente réaction de la France aux prises d'otage d'Aqmi laisse penser que la
négocation n'est pas toujours la règle.
Il arrive aussi aux gouvernants d'adopter des lois d'exception (des "lois
scélérates" française de 1893-1894 au Patriot Act de 2001) ou de faire appel à
des barbouzes, commandos "antisubversifs" ou pseudo organisations de type
GAL (Groupes Antiterroristes de Libération chargés de poursuivre les
autonomistes basques). Même en suspendant la question du jugement moral,
nous ne croyons pas que l'efficacité de ces méthodes vaille le discrédit moral
qu'elles suscitent et l'argument qu'elles fournissent a posteriori à leurs
adversaires.
Pourtant, ne voir dans l'action terroriste qu'un moyen de faire peur pour faire
céder, se contenter de préconiser le calme et la raison, ce serait, à notre sens,
négliger de multiples composantes de son action psychologique. Les groupes
terroristes cherchent aussi à recruter, à répandre leur idéologie et à faire
connaître leurs griefs, à venger des offenses, à témoigner de l'injustice dont ils
se disent victimes, à défier symboliquement des ennemis plus puissants, à
encourager des révoltes ou des prises de conscience. Quand ils ne cherchent
pas simplement à se faire entendre, plutôt qu'à déclencher une vague de
panique.
Ajoutons que la pratique terroriste n'est souvent qu'un moment ou un
instrument dans des panoplies stratégiques. Elle se combine avec d'autres
moyens : constitution d'un parti politique servant de façade légale, contrôle
d'un territoire, guérilla rurale, activités criminelles, négociation...
Nous ne viendrons pas non plus à bout du terrorisme en le réduisant à une
forme de criminalité irrationnelle et anxiogène. Ni, certes, en attendant
l'avènement d'une société si juste que personne ne songera plus à recourir à la
violence politique pour se faire entendre... Il faut considérer le terrorisme
comme un phénomène politique et stratégique, donc relevant du critère de la
victoire ou de la défaite. Et partir de l'hypothèse que la volonté de terreur doit
bien connaître une limite au moins dans le temps. Les organisations terroristes
ont ceci de commun avec les autres créations humaines : elles disparaissent un
jour. La vraie question étant! quand et dans quelles conditions. Le record de
longévité est battu par l'IRA qui commet ses premiers attentats en 1920 et ne
dépose théoriquement les armes qu'après l'accord du Good Friday en 1998.
Encore faut-il préciser que le nom d'Ira est repris successivement par tout un
arbre généalogique d'organisations, scissions et dissidences.
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Dans les années 90, on parlait beaucoup de cycles terroristes, nihilistes,
anarchistes, nationalistes, d'extrême-gauche et on ne leur prédisait guère plus
de trente ans de vie maximum... Mais, quand bien même ce serait vrai,
personne n'a envie d'attendre 2020 ou 2030 pour qu'un phénomène
biologique naturel mette fin au jihadisme par usure. Il faut donc revenir sur la
question des voies et moyens.
CONSTANTES HISTORIQUES ?
Comment finissent généralement les groupes terroristes et quelles lois en tirer
pour le futur ?
L'hypothèse la plus difficile à admettre est, tout simplement, qu'ils gagnent.
Des mouvements armés clandestins, classés en leur temps terroristes, ont pu,
un jour, former un gouvernement ou obtenir l'indépendance qu'il réclame. Le
FLN algérien, l'Irgoun Zvei Leumi israélienne, l'Ethniki Organosis Kyprion
Agoniston (organisation nationale des combattants chypriotes), l'ANC
(Congrès National Africain)! de Mandela en Afrique du Sud, l'Organisation
de Libération de la Palestine et l'UCK (Armée de Libération du Kosovo)
furent en leur temps classés parmi les groupes terroristes. Quelle que soit la
distinction que l'on fasse entre causes justes ou injustes ou "combattants de la
liberté" et "terroristes", aujourd'hui! ces organisations ou leurs anciens
membres dirigent ou ont dirigé des États souverains (ou sa promesse dans le
cas de la Palestine). Mais, bien sûr, personne ne passe directement de la cave
où il fabriquait des bombes au palais présidentiel. Le chemin qui mène du
statut de terroriste à celui de chef d'État passe par d'autres cases : soutien
international, reconnaissance juridique, transformation en parti légal,
négociations avec l'adversaire, libération de territoires sur lesquels on installe
son autorité, soutien d'une armée étrangère, émeutes, élections...
La plupart des groupes qui recourent au terrorisme et produisent des textes
doctrinaux expliquent deux choses.
- qu'ils ne sont pas terroristes, mais qu'ils constituent une avant-garde
combattante, une armée clandestine, la branche militaire du parti..., qu'ils
représentent l'ensemble des vrais croyants, le prolétariat, les opprimés, les
patriotes authentiques...et que leur violence n'est que défensive, parce que le
vrai terrorisme, celui de l'État ne laisse pas d'autre issue
- que cette lutte est provisoire et que le stade de la confrontation armée et
clandestine doit déboucher sur une véritable action populaire, la mobilisation
de tous ceux qu'ils défendent et éventuellement une insurrection victorieuse.
!
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Bien entendu, il sera toujours permis, après coup, de juger que ces résultats
auraient été obtenus en tout état de cause et sans massacres inutiles, que loin
d'accélérer le processus, le temps des bombes l'a retardé. Mais la chose est par
définition impossible à prouver.
Pour les formes actuelles du terrorisme, on peut imaginer que tel ou tel
mouvement indépendantiste finira par parvenir un jour où l'autre à ses fins...
mais cette grille ne s'applique certainement pas au jihadisme.
Sa démarche pose deux problèmes par rapport aux exemples historiques
précédents - les mouvements qui réclamaient une libération nationale, une
révolution ou une contre-révolution
Le premier est notre difficulté à appréhender le critère de la victoire pour les
jihadistes. S'agit-il de la conversion de la planète à l'islam version salafiste et
du rétablissement du califat partout où il s'étendait avant que les Mongols ne
prennent Bagdad en 1225 ? De l'établissement d'un émirat à Washington
D.C. ? Du départ des troupes étrangères d'Irak et d'Afghanistan, de la
destruction d'Israël et de changement de régimes dans la plupart de pays
musulmans ? Difficile de considérer qu'il s'agit d'objectifs réalistes en l'état du
rapport de force planétaire
Seconde question : le terrorisme jihadiste est-il fin ou moyen ? Qu'il soit
considéré à l'échelon individuel où le sacrifice garantit le salut du martyr, ou à
l'échelle historique - une sorte de comptabilité du sang versé où l'Occident
serait littéralement redevable de quelques millions de morts - la question de
l'auto-justification de la violence reste posée. Celui qui est persuadé que son
acte plaît à Dieu et comporte en lui-même sa récompense n'a pas la même
impatience de voir se réaliser la promesse historique que le militant ordinaire.
Surtout s'il pense dans une logique de punition où il importe d'établir une
sorte de symétrie de l'horreur pour compenser une injustice subie par tous les
musulmans.
Et celui qui ne cherche qu'à rendre un témoignage, fût-il historique et
symbolique de sa révolte n'a pas les mêmes critères que nous de la victoire ou
de la défaite.
!
Ce second point n'est pas spécifique au jihadisme, il y eut depuis les nihilistes
russes! ou les vengeurs de Ravachol des attentats dont il est permis de se
demander s'ils contribuent - dans la logique même de leurs auteurs - à
avancer leur cause et si leur valeur expressive et spectaculaire n'est pas une
justification suffisante. Pour prendre un exemple actuel, la Fédération
Anarchiste Informelle qui envoie des lettres piégées à Rome ne prétend pas
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autre chose d'après son communiqué que "faire entendre sa voix" et n'espère
sans doute que lancer un défi au système honni.
Peut-on alors envisager une solution militaire au jihadisme ? Il arrive bien sûr
qu'une force armée traditionnelle vienne à bout d'une guérilla. Le dernier
exemple est celui des forces sri-lankaises écrasant au bout de trente ans
(1979-2009) et! après des dizaines de milliers de morts, les tigres tamouls.
Mais ceux-ci, s'ils ont pratiqué le terrorisme urbain et l'attentat suicide étaient
surtout un groupe de guérilla territorialisé, avec des troupes en uniforme et,
en quelque sorte, un "adresse" où aller le chercher et le détruire. Les
méthodes dites de contre-insurrection (curieusement reprises de la doctrine de
lutte anti-FLN de l'officier français Gallula) a encore à prouver son efficacité à
long terme
DÉCLIN ET RENOUVEAU DU JIHAD
Une solution policière ? Les forces "classiques" de répression l'ont, au fil du
temps, utilisée avec succès. Qu'il s'agisse des anarchistes Belle Époque, des
groupes marxistes des années 70 ou de terroristes internationaux comme ceux
d'Abou Nidal ou Carlos, ils ont, le plus souvent, fini arrêtés ou abattus par la
police. La réponse serait moins évidente si l'on prenait les groupes
nationalistes, bénéficiant d'un appui d'une partie de la population, mais il
reste que la combinaison d'une police efficace, généralement appuyée sur un
renseignement de qualité et d'une justice intelligence tend à l'emporter au
bout de quelques années sur des groupes clandestins armés
Ceci ne peut aller sans un traitement politique du terrorisme. L'exemple
italien montre que la disparition des Brigades Rouges, Lotta Continua et
groupes similaires n'aurait pas été possible sans deux facteurs : une
délégitimation du combat terroristes révolutionnaires (surtout après
l'assassinat d'Aldo Moro) au sein de la gauche italienne et une stratégie
d'isolement des plus durs, en offrant à ceux qui ne voulaient pas suivre la
spirale infernale la solution de la "repentance" ou de la "dissociation". Les
repentis (pentiti) collaborant avec la justice et les dissociés (dissociati), qui
condamnent le principe du terrorisme et bénéficient d'une certaine
indulgence en raison de leurs déclarations sans coopérer à faire arrêter
d'anciens camarades.
Le retransposition de ces solutions au jihadisme - condamnation doctrinale
par des docteurs de l'islam et politique de récupération des éléments
"modérés" - n'est pas absurde en soi. La première partie du programme a
même commencé à se réaliser, mais la seconde n'est probablement applicable
que dans le cadre d'États de droit jouissant d'une situation globalement
stabilisés. Ce qui la rend difficilement transposable en Irak, en Afghanistan ou
en Arabie saoudite...
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Aussi surprenant que cela puisse paraître, la fin statistiquement la plus
probable pour un groupe terroriste (46% selon une étude de la Rand portant
sur 648 groupes terroristes qui ont disparu entre 1968 et 2006) est de se
transformer en un autre forme d'organisation. La transition vers la légalité
que ce soit en passant à des négociations avec un gouvernement légal ou à un
statut! légal. Des organisations comme l'OLP, le M 19 colombien en 1989, le
Frente Farabundo Marti para la Liberacion Nacional du Salvador en 1992, le
Renamo (Resistencia Nacional Mozambicana) au Mozambique ou encore
l'UCK (Armée de Libération du Kosovo), avec ou sans intervention
internationale, ont connu ce sort.
Peut-on sérieusement penser à une transition de ce genre pour les groupes
jihadistes ? On sait que la notion de "taliban modéré" a été avancée, non sans
provoquer quelques ricanements, pour justifier des négociations avec les
groupes rebelles les plus achetables. Pour le moment, la démarche a échoué et
les tentatives des autorités afghanes ont tourné court lorsqu'il s'est révélé que
l'un des négociateurs supposés du côté taliban, Akhtar Muhammad Mansour,
était un imposteur. Le "grand bargain", l'idée émise dès l'élection d'Obama
d'une négociation générale en Afghanistan ou au Pakistan, avec les éléments
récupérables ou présentables restera n'est pas encore l'issue la plus probable à
un conflit qui a duré plus longtemps que celui du Vietnam
Un débat agite les milieux spécialisés dans le terrorisme, pour savoir s'il faut
parler d'un "déclin" d'al Qaïda. Les uns soulignent son échec en Irak,
l'importance et la régularité de ses pertes, le recul des soutiens de
l'organisation dans le monde musulman, son incapacité à reproduire des
attentats qui réussissent contre l'Europe ou les USA... Les autres insistent sur
la résilience d'al Qaïda, sa capacité de muter et de se réorganiser... De fait, un
attentat majeur à Paris ou à New York commandité directement par l'émir
ben Laden et la "direction centrale" - si tant est cette expression ait un sens
dans le cas d'al Qaïda - ne semble guère vraisemblable dans l'immédiat.
Comme la prise de pouvoir dans un pays musulman d'extrémistes salafistes
proches de l'organisation. Mais en disant cela, on sait très bien que le
pronostic peut être démenti demain par un exploit "technique" dans le
premier cas, par un enchaînement politique dans le second.
!Enfin et surtout, il faut tenir compte de deux phénomènes. L'un est la montée
en puissance d'organisations comme Terik-e-Taliban au Pakistan ou AQMI
pour le Maghreb qui, tout en ayant un lien purement nominal avec al Qaïda,
démontrent qu'ils ont un capacité de nuisance considérable, comme force de
guérilla plus ou moins liée à des activités criminelles, comme groupes
terroristes, mais aussi un projet "publicitaire" dans leur quête de renommée.
L'autre facteur, maintenant bien repéré, est la montée des "loups solitaires",
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jihadistes autoradicalisés, vivant souvent en Occident, seuls ou en petits
groupes "amateurs", sans réels liens avec les organisations connues, sans
formation technique, mais capables peut-être de réaliser des actions
spectaculaires un jour (en vertu du principe qu'à force d'échouer, quelqu'un
finit bien par réussir).
En 2001, peu de gens auraient prédit que, dix ans plus tard, ben Laden serait
toujours en liberté, la guerre contre le terrorisme (rebaptisée sous Obama
"lutte contre l'extrémisme violent") toujours prioritaire, les Occidentaux
incapables de faire ce qu'avaient fait les Soviétiques (laisser l'Afghanistan à un
pouvoir capable de le tenir un ou deux ans et de leur éviter une humiliation
trop visible). Mais peu de gens auraient prédit aussi que le terrorisme serait
aussi polymorphe et la situation aussi indécise donc finalement aussi ouverte.
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Ben Laden parle aux Français 27 octobre 2010 Aghanistan, voile, Afrique
Dans une nouvelle!bande audio diffusée sur al Jazira, ben Laden vient d'adresser
un message direct à la France, endossant l'action d'AQMI! et expliquant ses griefs
envers notre pays. La prise en otage de nos ingénieurs au Niger y est présentée
comme une conséquence de nos injustices. Nos injustices ? Nous intervenons dans
les affaires des Musulmans en Afrique du Nord et de l'Ouest en particulier, nous
exploitons l'Afrique, nous sommes présents en Afghanistan (Afghanistan dont,
précisément, on annonce que nous allons nous retirer en 2011, au vu des progrès
militaires) et nous "interdisons" au musulmanes de porter le voile. Conclusion :
"N'est-ce pas notre droit de repousser vos hommes qui nous envahissent et de leur
couper le cou ?" Un peu plus loin, il ajoute : "L'équation est claire et simple : si vous
tuez, vous serez tués ; si vous prenez des otages, vous serez pris en otages, si vous
menacez notre sécurité, nous menacerons votre sécurité."!
Que nous apprend, en substance, cette bande, après la multiplication des alertes sur
d'éventuels attentats en France ?
- Que ben Laden est vivant (mais peut-être pas en état d'apparaître à l'image) ? Il
avait fait une intervention récente à propos du Pakistan, et, d'ailleurs, un responsable
de l'Otan a récemment déclaré qu'il était tranquillement abrité dans ce pays...
- Que ben Laden mélange reproches religieux et discours anticolonialiste ? Ce n'est
pas une première.
- Qu'il cherche toute occasion de se faire entendre, ce qui pourrait être un indice a
contrario qu'il perd de l'influence ? Nous en avions déjà émis l'hypothèse ici.
- Les griefs des jihadistes à l'égard de la France (politique africaine, présence dans la
coalition en Afghanistan, lois censées opprimer la liberté des musulmans) !? Ils n'ont
rien de neuf. Sur ce point ben Laden est en parfait accord avec les déclarations d'Al
Qaïda pour le Maghreb Islamique.
- Que cette dernière organisation, (autrefois Groupe Salafiste de Prédication et de
Combat, lui-même héritier du GIA algérien) est désormais un des éléments les plus
actifs de la galaxie al Qaïda ? C'est tout sauf une révélation.
Faut-il pour autant s'attendre à un attentat majeur sur le territoire français ? Ce n'est
pas totalement impossible (après tout, nous avons échappé au sort de Londres et
Madrid, en partie grâce à l'action de notre police, mais personne ne gagne à tous les
coups). Mais pour le moment rien, même pas cette bande, n'indique que le risque
soit pire qu'il y a un an.
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En fait, la plus grand leçon que nous apporte ben Laden, c'est qu'il n'a pas changé
dans sa conception de l'action terroriste. Elle est à la fois pour lui un jihad, donc une
guerre défensive, théologiquement obligatoire pour défendre la terre et la liberté des
Musulmans opprimés et un acte de vengeance et de justice. Ben Laden qui se réfère
parfois à la loi du talion, œil pour œil et dent pour dent, pense toujours en termes de
sang versé et de sang à compenser. Il continue à imputer une responsabilité
collective indivisible (donc à refuser le statut éventuel de "victime innocente") à tous
les occidentaux et à leurs complices (cela fait du monde). Il continue surtout de
raisonner sur un double plan, celui des objectifs politiques et celui des conflits
symboliques.
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Ben Laden menacé par la routine 3 octobre 2010 -
Ben Laden s'exprime et l'homme théoriquement le plus recherché de la planète, censé avoir
produit le plus grave événement du nouveau millénaire, suscite quelque chose qui ressemble
à un ennui non dissimulé. En deux cassettes audio, les premières depuis le printemps
dernier, l'émir apparaît souriant (en image fixe, bien sûr), parle sur fond de séquences des
inondations du Pakistan. Le thème qu'il développe (après plusieurs responsables d'al Qaïda)
est la catastrophe climatique, sa solidarité envers les victimes musulmanes, la nécessité de
créer un système efficace pour leur porter secours, la responsabilité des gouvernements qui
préfèrent acheter des armes que protéger leurs citoyens, le réchauffement climatique qu'il
déplore, son regret que le chef de l'État pakistanais ne se soit pas rendu sur place... Bref une
suite de banalités, presque politiquement correctes, que n'importe quel journal pourrait
imprimer. Quelle que soit l'ampleur de la catastrophe (sans doute 1700 morts et des
centaines de milliers de réfugiés) dans - il faut bien le dire - une relative indifférence des
médias occidentaux, il y a un paradoxe. !Et dans les propos de ben Laden "écolo" (encore
que ce ne soit pas la première fois qu'il se préoccupe de ces questions), presque
altermondialiste dans ses diatribes contre les puissants. Et dans la façon dont sont accueillies
les déclarations de l'homme qui est supposé menacer le monde. Si l'on met de côté
l'hypothèse selon laquelle la vidéo serait truquée, il y a là sujet à s'interroger sur le statut d'al
Qaïda.
Au même moment, les annonces d'un reprise des activités de l'organisation se multiplient.
Des responsables américains du contre-terrorisme annonçaient récemment que ben Laden
et les siens auraient pu jouer un rôle important dans un très vague projet d'attaques
coordonnées contre la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne, "de style Mumbai", mais
qu'une menace d'Al Qaïda pour le Maghreb Islamique était peu vraisemblable sur le
territoire européen. Nous sommes tentés de souscrire à la seconde partie de la proposition
(une campagne dans le style de celle du GIA posant des bombes en France en 1995 ne
semble pas cohérente avec la stratégie de prises d'otages). Quant à la première information,
le complot dont on ne sait trop s'il est ou non déjoué..., elle est plutôt invérifiable. Le matin
où nous écrivons, il question d'une complot menaçant les Américains en Europe et dont la
source aurait été découverte au Nord -Waziristan (la zone du Pakistan où pourrait être
réfugié ben Laden). Le même jour, autre source : des membres d'al Qaïda tenteraient de
s'emparer de passeports occidentaux.
Bref, autour d'un ensemble de renseignements vagues, le plus souvent de source anonyme,
mais toutes alarmistes convergent en ce qu'ils tentent de redonner du lustre à al Qaïda dont
beaucoup proclamaient le déclin et dont les dernières déclarations, guère suivies d'effet, ne
donnaient pas l'impression d'un péril croissant. Comment interpréter ces indices ? Comme
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un montage occidental destiné à agiter l'épouvantail terroriste (comme on l'a dit à propos de
la France sakozyenne) ? Ce serait un peu simple. Il se pourrait aussi que cela traduise le
phénomène de transformation d'al Qaïda en une poussière de groupes d'importance très
diverses, n'ayant plus qu'un lien formel, purement nominal, voire publicitaire avec
l'organisation désormais mythifiée. La logique des réseaux et de la "franchise" du nom al
Qaïda se développerait dans le sens de l'éparpillement et de l'autonomie. La seule vraie
question est : est-ce une bonne nouvelle ?
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Extrémisme violent, déradicalisation... 18 Juin 2010
Désigner l'adversaire
Comment!désigner l'adversaire ?
Al Quaïda ? Ce nom a été choisi par un juge américain pour désigner l’entité qui fédère
divers groupes dont certains plus anciens (les frères musulmans d’Égypte, par exemple) dans
le « jihad contre les Juifs et les Croisés » et par allusion à la « base » par où passaient les
mouhadjidines qui s’entraînaient en Afghanistan. C’est une désignation commode pour les
médias mais qui reflète mal la réalité organisationnelle du réseau terroriste.
Les « islamistes » ? Le terme est trop proche d’islamiques…
Certains parlent de « nihilistes », ce qui n’a guère de sens. Car les kamikazes du 11
Septembre ou du 7 Juillet ne voulaient certes pas « tout détruire » et n’agissaient pas par
désir de néant. Ils croyaient au contraire œuvrer pour le Bien, conformément aux ordres de
leur Créateur, en état de légitime défense face à l’agresseur occidental, et de manière « licite
» au sens islamique pour gagner le statut envie de chahuda, martyrs. Loin de croire que
«tout est permis », ils se soumettaient à toutes sortes de règles et interdits et voulaient établir
le règne de Dieu sur terre. Sauf à faire de nihilistes le synonyme de « fanatiques », le mot ne
signifie rien dans ce contexte.
Pour notre part, il nous semble préférable de parler de jihadistes pour ceux qui se croient en
effet engagés dans une guerre planétaire, mystique, défensive (ils défendent la terre des
musulmans contre des "envahisseurs".
Le terrorisme – qui est, on ne le dira jamais assez, une méthode et non une doctrine en soi se caractérise suivant la formule souvent répétée de Raymond Aron par la recherche d’effets
psychologiques supérieurs à ses effets physiques. Un terrorisme sans violence serait du
bavardage ; à l’inverse le terrorisme ne peut se réduire à sa puissance de destruction. Pour
lui, le ravage fait message et le théâtre des opérations est un théâtre tout court. Quand le
résultat militaire de ladite violence importe plus à ses auteurs que sa signification
symbolique, il faut parler guérilla, émeute ou guerre de partisans. Le terroriste, lui, théorise
et interprète. Quand il tue un homme, il veut tuer une idée et en proclamer une nouvelle.
Ceci vaut depuis la « propagande par le fait » anarchiste de la Belle Époque jusqu’à la
Terreur d’anathème et de prédication que pratiquent les jihadistes.
D'où l'importance cruciale de la sémantique : les noms employés ont une charge symbolique
énorme. Certaines peuvent être maladroites. Sans même parler de "croisade", il est difficile
de faire pire que la Global War on Terror (ou on Terrorism) !proclamée au lendemain du
onze septembre et qui a le triple désavantage (à moins que ce ne soient des intentions
secrètes) :
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- de fixer un objectif impossible à atteindre (soit faire disparaître un sentiment de peur
extrême, soit défaire une méthode de lutte et non une communauté ou une idéologie),
- de contredire la notion même de guerre (qui, par définition, confronte à un adversaire
politique)
- et de prêter à toutes les interprétations suivant les besoins.
Passons sur quelques formulations grotesques de l'administration Bush comme les
"evildoers" (ceux qui font le mal, ah bon, il ne faut pas combattre les gentils) ou "lutte contre
les ennemis de la liberté"...
L'expression lutte ou guerre contre le jihad ne l'a pas emporté, sans en raison de l'ambiguïté
du mot jihad, ou plutôt de la pluralité des jihads. "Contre les jihadistes" aurait eu un certain
sens (on peut, après tout, combattre ceux qui vous font une certaine guerre ou qualifient une
certaine forme de violence politique de "jihad défensif"), mais c'est un peu ésotérique pour le
citoyen moyen.
Bref, l'actuelle administration US a choisi le Countering Violent Extremism. Or
"countering" est la lutte, le combat ou l'opposition donc une forme de violence n'ayant pas le
statut ou la gravité de la guerre et le "violent extremism" a l'avantage de suggérer que la
violence vient d'en face, qu'elle est le fait de gens anormaux ou fanatiques, et de ne suggérer
à aucun moment que l'on puisse avoir quoi que ce soit contre l'islam. Bien sûr, les mauvais
esprits répondront qu'il est difficile de lutter par les armes contre des modérés non violents,
que la horde d'or de Gengis Khan ou une légion romaine pratiquaient aussi une forme
d'extrémisme violent lorsqu'ils livraient bataille et que tout ceci sent un peu la pensée
magique. Quand Obama envoie 50.000 nouveaux soldats US en Afghanistan, est-ce que ces
gens vont vraiment "contrer l'extrémisme violent"
Admettons que l'expression soit définitivement adoptée et cherchons à en suivre le sens.
L'idée d'extrémisme suppose a contrario celles de centre ou de modération. L'extrémiste est
à un bout, il s'éloigne (du domaine de l'acceptable ou du raisonnable). C'est une référence
qui vient du champ politique où l'on suppose des partis extrêmes et des modérés. Mais ceci
ne précise pas nécessairement en quoi ils s'inscrivent "plus loin" qu'il ne faudrait, ni sur
quelle échelle. Par leur nature "extra-parlementaire" ? Par leurs thèses extrémistes ? Celles
qu'elles s'éloigneraient des valeurs démocratiques ou de la décence éthique ? Extrémistes par
leurs pratiques ? Dans les deux cas, on présuppose qu'il y a un spectre des opinions ou des
pratiques normal ou acceptable (et dans lequel on se situe a priori) ou un ordre souhaitable
et des zones dangereuses. L'extrémiste est celui qui refuse certaines limites ou conventions.
Cette notion est déjà difficile à appliquer en politique. Ainsi, où commence l'extrêmegauche ? Aux partis "plus à gauche" que le PCF, aurait-on dit à une certaine époque (et cela
n'aurait pas enchanté les militants du parti qui se voulaient extrêmement révolutionnaires et
considéraient au contraire que les "gauchistes" étaient des pseudo-révolutionnaires petitbourgeois). Est-ce synonyme de "révolutionnaire" ? Et si c'est le cas quel parti prétend
aujourd'hui! ouvertement renverser l'ordre politique par la violence (ce qui est, après tout, la
définition de la révolution).
Quant au mot "ultra", en dépit d'un effet de mode qui fait nommer "ultragauche" des
courants plutôt autonomes ou libertaires, c'est un mot piégé. Il a pourtant été appliqué dans
un cadre historique : partisans de Rosa Luxemburg et du communisme "des conseils",
communisme dit "de gauche" apparu au sein de la III° internationale dans les années 20,
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"bordiguistes" italiens, divers mouvements tentant une synthèse entre marxisme et tradition
libertaire, et enfin, les inévitables situationnistes. Des non-léninistes en somme, opposés à
toute notion du parti dirigeant.
Le concept se définirait surtout négativement : des partisans d'un "autre communisme" qui
ne sont ni trotskistes, ni maoïstes, ni anarchistes "classiques".! Ce serait la quatrième famille,
en somme... Mais, sauf à se passionner pour des scissions groupusculaires impliquant vingt
personnes, il est difficile d'employer la catégorie au quotidien.
Si maintenant, nous appliquons le concept d'extrémisme aux partisans de ben Laden ou aux
talibans, nous suggérons qu'ils s'opposent à des musulmans modérés. L'extrémisme serait un
"plus que", l'exagération ou la déformation de tendances, dont on présume par là qu'elles
sont quand même latentes chez les modérés.
Outre que le programme de vaincre l'extrémisme ressemble à un vœu, cette formulation
pose à nouveau la question du "extrême en quoi" ? Si extrémisme suppose mesure et degré,
selon quel critère ? Par la pratique de la violence armée ? Par des conceptions politiques (ou
par une volonté de faire de l'islam dans la réalité politique) !inconciliable avec la loi séculière
et l'ordre démocratique ? Mais en ce cas ne serait-il pas plus exact de parler d'islamisme (qui
n'aboutit pas automatiquement sur la pratique du terrorisme), c'est-à-dire de la volonté de
transposer la loi divine dans la loi humaine. Quant à fondamentalisme, qui suggère un
retour aux sources, parfois un certain littéralisme, une stricte application de principes
intangibles, il ne conduit pas nécessairement à la violence. Nous serions même tentés de dire
parfois "au contraire" (dans la mesure, par exemple, où le terrorisme suppose une vision
avantgardiste du combat pour changer l'Histoire, combat qui serait mené par une minorité
éclairée).
Est-ce enfin leur interprétation religieuse qui est extrémiste ? Comme c'est probablement à
la distinction entre musulmans modérés et extrémistes que se réfère la fameuse "CVE" - qui
décide de ce qui est modéré ou raisonnable et extrême en matière de religion ? Logiquement
des autorités religieuses islamiques. Et celles-ci pensent probablement en termes
d'interprétation juste (conforme à la tradition) ou d'innovation, de déformation et
d'hétérodoxie. Il est quand même difficile de demander à un religieux de modérer sa
croyance pour la rendre démocratico-compatible ou d'avoir une foi mesurée. Il ne peut
penser que dans les termes du vrai et du faux, ou éventuellement de concessions au siècle, de
tolérance de l'erreur des autres qui ont d'autres religions, d'autres normes et instaurent un
ordre politique où ils peuvent cohabiter avec la foi véridique.
Dans les controverses entre jihadistes et leurs adversaires musulmans (dont les autorités
religieuses qui viennent de prononcer trois fatwas dites "antiterroristes"), il n'est pas question
d'être raisonnable ou extrême, mais dans l'interprétation juste ou injuste, de commettre des
actes de foi ou des crimes. Question de nature, pas de degré.
La vision américaine ou occidentale s'éclaire si l'on se souvient que la lutte contre
l'extrémisme violent est souvent liée à la notion de radicalisation (et à ses remèdes supposés
la déradicalisation ou la "prévention de la radicalisation" vue comme montée aux extrêmes
et sur le plan des idées et sur le plan des actes).
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En arrière-plan une conviction : certains musulmans subissent un processus qui les éloigne
du raisonnable en matière de foi, ils subissent ce processus jusqu'au moment où ils
"tombent" dans le terrorisme, arrivant au stade du fameux "passage à l'acte".
Dans cette vision qui n'est pas sans rappeler celle de l'apprentissage criminel ou de la
maladie menant à la crise, tout est affaire de dérive par rapport à une zone centrale, à un
cercle de la raison.
Nous voyons là une nouvelle figure du fanatique tel que le décrivait Voltaire : "Le fanatisme
est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui
a des extases, des visions, qui prend ses songes pour des réalités, et ses imaginations pour des
prophéties, est un enthousiaste ; celui qui soutient sa folie par le meurtre est un fanatique."
Les partisans de la déradicalisation (si possible exercée en coopération avec les
"communautés", comprenez par la médiation et avec l'aide d'autres musulmans) ont une
vision passablement idéaliste : les mauvaises idées à un certain degré produisent les actes
mauvais, la violence.
Comment dérive-t-on ? Ici les interprétations abondent qui font intervenir à des degrés
divers les facteurs psychologiques ou expériences de l'individu, le milieu socio-culturel, les
causes objectives d'éprouver une humiliation ou une frustration, et le "pouvoir des idées". Ce
dernier ressemble à l'adoption d'une contre-culture criminelle : l'individu, sans doute soumis
à de mauvaises influences (mauvais réseaux pour ne pas dire mauvaises fréquentations ou
mauvais maîtres), en vient progressivement au point fatal qui l'éloigne irrémédiablement (à
moins qu'il n'y ait rédemption, guérison et resocialisation grâce à des travailleurs sociaux
motivés).
Suivant la même logique - et même si les uns ou les autres peuvent mettre l'aiguille plus ou
moins loin du côté du facteur objectif et individuel ou du côté du facteur doctrinal et de
croyance -! il est toujours question d'idéologie comme voile, perte de contact avec la réalité,
dérive vers de dangereux fantasmes. Voire comme tromperie : les mauvais bergers égarent
les faibles par de fausses interprétations de la religion authentique (qui serait par définition
une "religion de paix" compatibles avec les valeurs universelles).
Cette vision de la radicalisation comme culture alternative terroriste n'est pas sans rappeler
les travaux des criminologues qui considèrent l'entrée dans une carrière de délinquant
comme une association "différentielle", comprenez l'adoption de nouvelles habitudes,
références et valeur dans un nouveau milieu social se substituant de plus en plus à la
socialisation "normale" dominante des non-délinquants.
Les partisans de la déradicalisation, très souvent anglo-saxons préconisent donc une double
action, sur les causes objectives (milieu, éducation...) qui poussent un individu à dériver ainsi,!
mais aussi une réinterpréation ou plutôt une rhétorique de rectification. Face aux
déformations des jihadistes ("countering al Qaïda's narrative"), il faut donc rétablir les
bonnes dénominations et les bonnes interprétations d'un corpus doctrinal qui n'est pas remis
en cause.
Les partisans de la déradicalisation n'ayant pas la naïveté de penser qu'un commentaire de
hadith venu de Washington D.C. aura beaucoup d'impact dans les faubourgs d'Islamabad, et
ils se reposent beaucoup sur des éléments "anti-extrémistes" au sein des "communautés". La
fameuse fatwa antiterroriste de 600 pages Tahir-ul-Qadri en constitue sans doute le meilleur
exemple.
Cette conception à la fois idéaliste et instrumentale présuppose que ce sont les idées
dangereuses qui produisent les comportements dangereux et que l'on pratique la violence
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envisagée comme moyen adéquat pour des fins désirables. Victimes d'une fausse rationalité
(la croyance erronée en la justesse de fins et de moyens) le sujet peut être rééduqué pourvu
qu'il soit soumis aux bons messages dans le bon environnement.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette théorien et surtout ce qu'elle néglige :
- l'hypothèse que la violence soit parfois une fin qui se déguise en moyen
- le fait qu'elle s'adresse à la figure de l'ennemi, à l'objet de colère et de ressentiment (et n'est
pas un simple obstacle à écarter)
- la notion même de vengeance et de compensation du sang versé, pourtant si évidente dans
la mentalité jihadiste
- le fait que le jihadiste se croit en guerre (et en guerre défensive) et que la guerre est une
expérience anthropologique au cours de laquelle on s'identifie à une communauté en lutte
qui remue bien d'autres affects que la simple mise en œuvre d'idées fussent-elles délirantes
ou extrémistes
- le caractère pour le moins simpliste d'une équivalence entre radicalité des idées et radicalité
des comportements et le bon vieux distinguo entre la théorie et la praxis ...
Mais l'avantage de toutes ces dénominations qui se veulent neutres et politiquement
correctes est de correspondre à une vision de la guerre que nous fait l'autre, et du grief qu'il
éprouve à notre égard, comme une sorte de crise, d'accident historique, d'anomalie relevant
d'un traitement à la fois sécuritaire et prophylactique.
Si le jihadisme est apparu un moment comme l'ennemi de substitution remplaçant
heureusement le communiste forfait, désormais comme le dite Sloterdjik "Pour les partisans
de l'idylle libérale, en revanche, la terreur islamiste reste un invité malvenu - en quelque
sorte un tagueur fou qui défigure avec ses messages obscènes les façades de la société sans
ennemis."
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Kamikazes : la contagion de la mort 29 août 2009 Attentats suicide et terrorisme durable
Le nombre des attentats-suicide témoigne (au Sri Lanka, au Proche-Orient, le 11
septembre..) témoigne du principe de la guerre du faible au fort poussé à l’extrême :
rentabiliser au maximum son sacrifice en termes stratégiques, politiques et symboliques.
Cette pratique n’est ni nouvelle ni spécifique des mouvements islamique, mais son succès
repose sur la diffusion spectaculaire du « modèle » y compris par l’image, et sur sa
justification théologique.
Chaque jour, l’U.S. Army dépense plus d’un milliard (son budget annuel s’élève à près de
400 milliards de dollars). Chaque jour, en Irak ou en Afghanistan, un jihadiste au moins se
fait sauter. À long terme qui gagne : le kamikaze ou le milliard!?
Popularisées par le Hezbollah libanais en 1983 (qui en avait pris l'idée à l'Armée Rouge
Japonaise marxiste), personnifiées par les avions du 11 Septembre, démocratisées par la
résistance irakienne, les opérations suicides apparaissent aux occidentaux, comme un défi
incompréhensible.
Défi moral, d’abord! : il ne s’agit pas là d’accepter sa propre mort au combat (cela,
d’innombrables soldats l’ont fait pendant des siècles) mais d’en maximiser le taux de profit.
Ce taux se mesure en victimes, voire en «! civils innocents! ». C’est une horreur pour nous
mais honneur pour les terroristes, fiers d’être ainsi instrumentalisés. Au «!zéro mort!», idéal
théorique de nos armées, ils opposent le principe «!un mort multiplié par X!» et pratiquent
l’investissement mortifère.
Ainsi, Ayman al-Zawahiri considère que «!La méthode des opérations-martyrs est celle qui
inflige le plus de dommage à l’adversaire et qui coûte le moins aux moudjahiddines en
termes de pertes.! » Ce qui nous apparaît comme la dépense suprême (donner sa vie) ne
serait donc qu’une forme d’économie! : un volontaire de la mort coûterait moins qu’un
déclencheur télécommandé et serait d’usage plus commode. Ce qui suppose une singulière
humilité de sa part.
Comme le note ben Laden, qui fut homme d’affaires :!«!Al Quaida a dépensé 500.00 dollars
pour l’opération du 11 Septembre, alors que l’Amérique a perdu dans l’événement et ses
répercussions au bas mot 500 milliards de dollars, c’est-à-dire que chaque dollar d’al Quaida
a vaincu 1 million de dollars, grâce au Tout Puissant!».
Du coup, le défi devient aussi stratégique. L’homme qui se considère comme une simple
bombe ne se contente pas de prouver qu’à rebours de nos valeurs, il «!préfère la mort à la
vie!». Il renverse la logique traditionnelle de la victoire!: utiliser une force supérieure pour
infliger des pertes à l’adversaire jusqu’à provoquer sa faiblesse et faire céder sa volonté. Le
kamikaze offre sa faible vie pour prouver la vanité de la force adverse. Il pousse à l’extrême
la règle de la guerre asymétrique! : non pas employer des moyens différents de ceux de
l’autre, mais suivre des règles inverses.
Le défi est également politique,! : ce qui, à nos yeux, pourrait le plus desservir une cause
apparaît à ses partisans comme ce qui l’exalte le mieux. Le «! message! » produit par la
déflagration de chaque véhicule piégé ou de chaque ceinture d’explosif est interprété, lui
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aussi, de façon inverse de la notre. Sidique Khan un des auteurs des attentats du 7 Juillet
2005 à Londres déclarait dans sa cassette testament enregistrée peu avant qu’il ne se fasse
sauter : «!Nos mots sont morts tant que nous ne leur donnons pas vie avec notre sang!». Sa
propre transformation en lumière et chaleur n’aurait donc été qu’une façon de souligner un
message auquel nous restons sourds.
Le défi s’adresse enfin à nos tentatives d’explication dont beaucoup se révèlent
simplificatrices.
-Les kamikazes seraient des désespérés!; ils n’ont «!rien à perdre!». Pas de chance!: nombre
d’études, notamment celle de Scott Atran, démontrent qu’il n’y a aucun profil-type du
kamikaze, ni sociologique, ni psychologique! : des riches, des pauvres, des femmes, des
enfants, des gens apparemment heureux et d’autres visiblement paumés peuvent en venir là.
Ce qui montre a contrario la niaiserie du projet de supprimer le terrorisme «!sous-produit de
la misère!» par le développement économique.
- Les kamikazes seraient des fanatiques. Oui si l’on admet que le fanatique (à suivre son
étymologie, de fanum le temple) celui qui verse le sang pour son temple, entendez pour son
idéologie. Admettons que le fanatique soit un fou de l’Idée, prêt à détruire le monde pour le
rendre parfait ou à mourir pour obéir perinde ac cadaver- aux commandements de son Dieu
ou de son Idéal.
Mais il faut aussitôt préciser que la Cause qui produit de si terribles effets a de multiples
visages. L’attentat suicide n’est ni une nouveauté, ni un monopole islamiste. Le PKK kurde,
plutôt marxiste et séparatiste y recourt comme, au Sri Lanka, les Tigres Tamouls du LTTE,
hindouistes et indépendantistes.
Avant que le Hezbollah (chiite) du Liban n’en donne l’exemple aux salafistes de la mouvance
al Quaïda, tout comme aux séparatistes tchétchènes, et à diverses factions palestiniennes ou
autres, l’idée avait été emprunté l’idée à l’Armée Rouge japonaise. Ce groupe gauchiste et
internationaliste avait commis un attentat-suicide à l’aéroport de Lod en 1972. Mais qui a
commencé!? Seraient-ce les Haluzenbmädeln, du ghetto de Varsovie, juives et antifascistes!:
elles s’approchaient des barrages allemands pour faire sauteur leurs ceintures d’explosifs ?. À
ce compte, pourquoi pas Samson se sacrifiant pour écraser les Philistins sous les restes de
leur temple!?
- Les kamikazes seraient des nihilistes. En ce cas, il vaudrait nous expliquer comment le
même mot peut s’appliquer indifféremment aux révoltés athées de la Russie tsariste, au
«!Dieu est mort!» de Nietzsche, ou à des croyants qui disent accomplir leur devoir de jihad et
obéir à Dieu.
Sacrifice et tradition
Pour comprendre ce qu’il peut y avoir de nouveau dans ce phénomène, aujourd’hui répandu
dans plus de vingt-cinq pays, il faut voir en quoi il se rattache à un long passé, en
l’occurrence de trois traditions.
- Tradition militaire d’abord. Il est relativement facile de persuader de jeunes hommes de
mourir jusqu’au dernier pour la gloire posthume, pour retarder l’ennemi, le braver ou en
tuer le plus grand nombre.
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Dans certains cas, l’idée d’un échange de morts est plus explicite encore. Ainsi, les généraux
romains pratiquaient le rite de la devotio avant une bataille qui semblait désespérée! : non
seulement, ils acceptaient de périr, au combat mais ils se vouaient aux puissances infernales,
pourvu qu’elles garantissent la victoire aux légions. La référence qui revient le plus souvent
est celle des pilotes japonais qui précipitaient leurs avions contre des navires américains
pendant la guerre du Pacifique. On sait que kamikaze signifie «!vent divin!» ou «!souffle des
Dieux!», par allusion à la tempête providentielle qui empêcha la flotte mongole d’envahir le
Japon en 1281, mais on ignore que l’autre nom des unités kamikazes était «!unités spéciales
d’attaque par le choc corporel!».
Car dans ce cas, comme dans celui des hommes-torpilles ou des unités «!Selbstropfer!» que
préparaient les Nazis au moment de leur défaite, il s’agit bien d’utiliser les corps comme
vecteurs et pour améliorer l’effet de choc. Le «!suicide!» répond en l’occurrence à un besoin
rationnel! : mieux diriger les forces, gagner de la distance, économiser des moyens
mécaniques ou de coûteux projectiles qui se disperseraient loin de la cible. Le sacrifié est
l’arme des derniers mètres. Le principe d’économie impose de lui faire porter l’explosif au
plus près de l’objectif, que ce soit à pied, en voiture ou en avion..
Même raisonnement chez les vietminhs qui employaient bicyclette et pousse-pousse pour
faire exploser de la dynamite au plus près des soldats français, quitte à sauter avec eux. Dans
une variante, l’homme est utilisé pour faire dépenser des explosifs à l’adversaire. Ainsi,
pendant la guerre entre l’Iran et l’Irak, les très jeunes basidje chiites iraniens se précipitaient
sur les champs de mine pour ouvrir la voie aux «!vrais!» soldats.
Toutes ces innovations militaires sont liées à l’évidence à l’emploi des explosifs modernes.
L’anglais utilise suicide-bombing pour désigner l’action de celui qui provoque une explosion
en sachant qu’il périra à cette occasion. Il est vrai que la langue anglaise, avec son bombing
ne distingue pas la bombe lancée par un avion et celle qui est portée par un homme. Or
cette différence linguistico-militaire fait toute la différence juridique entre un soldat et un
terroriste. Comme l’avait déclaré un chef du Hamas « Le jour où nous posséderons des
bombardiers et des missiles nous songerons à changer nos méthodes de légitime défense.
Mais, pour le moment, nous ne pouvons répandre le feu qu’à mains nues et nous sacrifier.!»
Aujourd’hui, celui qui ne dispose ni de missiles intelligents à visée high tech, ni de
bombardiers «!furtifs!»transporte donc l’explosif au plus près de l’objectif. C’est low tech et
efficace. Il compense la portée et la précision technique par la proximité et la décision
humaine.
- Une seconde tradition glorifie le suicide comme prix à payer pour tuer un ennemi
remarquable: c’est celle des régicides, tyrannicides et autres pratiquants de l’assassinat
politique. Mourir en commettant l’attentat (ou après l’attentat) a longtemps été la règle
plutôt que l’exception. Les sicaires juifs tiraient leur nom de leur épée courte, faite pour une
attaque surprise «! en civil! » contre l’occupant romain ou le Pharisien collaborateur. Les
hashishins du XIIIe siècle luttaient contre les Turcs ou les croisés et périssaient en
accomplissant leur mission. Ces sectaires ne raisonnaient pas très différemment de Jacques
Clément ou Ravaillac!: celui qui va tuer un roi ou un chef ennemi à l’arme blanche, entouré
de ses gardes, sait qu’il finira sur l’échafaud ou abattu sur place. Il décide de sacrifier sa
propre vie pour «!gagner!» la vie d’un ennemi de Dieu ou du Peuple. Logique de l’orgueil
individuel ou logique de secte, dans les deux cas, c’est une affaire de prix à payer, donc
encore d’économie.
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- Enfin, suivant une troisième tradition, propre au terrorisme, il est bon et utile de mourir en
tuant car cela prouve quelque chose. «!Un révolutionnaire est un homme perdu!» claironne
Netchaiëv, dont s’inspirera Dostoïevski, dans les Possédés. En d’autres termes, celui qui lutte
pour la révolution accepte de renoncer à tout ce qui n’est pas la révolution, à commencer
par la vie. Un terroriste lucide sait que sa «!durée moyenne » de vie, la période où il peut
agir avant d’être pris ou abattu, est relativement courte. Il s’en console en se disant qu’une
existence qui n’est pas consacrée à la révolte et à la lutte contre les oppresseurs équivaudrait
déjà à la mort. Le message est!: «!Perdus pour perdus, nous ne faisons que nous défendre. Il
ne faut pas se laisser massacrer sans rien faire, sans témoigner.!».
Cette thématique se retrouve par exemple dans les milieux proches des Black Panthers des
années 60. Pour Huey Newton «…il n’y a plus qu’un seul choix!: ou bien accepter le suicide
réactionnaire ou bien accepter le suicide révolutionnaire. Je choisis le suicide
révolutionnaire… Le suicide révolutionnaire est provoqué par le désir de changer le système
ou bien de mourir en essayant de le changer.!»
Surtout, la mort du révolutionnaire devient exemplaire, pour ne pas dire publicitaire!: elle
exalte des camarades à suivre la même voie, elle radicalise les rapports entre exploiteurs et
exploités. Théorie qui n’est d’ailleurs peut-être pas si fausse! : Vladimir Oulianov serait-il
devenu Lénine si son frère n’avait été pendu pour terrorisme!? Dans la dernière scène des
Justes de Camus, l’héroïne, raconte l’exécution d’un camarade et résume bien cette joie
contagieuse de l’échafaud commune à tant de terroristes! : «! il avait l’air heureux. Car ce
serait trop injuste qu’ayant refusé d’être heureux dans la vie pour mieux se préparer au
sacrifice, il n’ait pas reçu le bonheur en même temps que la mort.!» La mort du terroriste fait
partie de la scène terroriste. Pascal a raison de dire que le fait qu’une cause trouve des
partisans prêts à se faire trancher la gorge pour elle ne prouve rien en sa faveur, mais cela ne
nuit pas à sa séduction mimétique bien au contraire.
Pour le kamikaze, mourir dans l’action, c’est en démultiplier la valeur pédagogique.
Question de propagation donc de médiologie.
Martyre, spectacle et imitation
Outre qu’il synthétise les trois traditions que nous avons résumées - la mort à rentabiliser, la
mort à échanger, la mort à imiter - que reste-t-il donc de spécifique dans le phénomène
kamikaze islamiste ?
Sans doute la nature de sa force contagieuse. Non seulement, le jihad trouve toujours des
volontaires, mais leur taux de renouvellement ne faiblit pas. Tout se passe comme si la
piétaille de l’islamisme appliquait le précepte du Hagakuré, le code d’honneur des
samouraïs, «!Entre deux solutions, mieux vaut choisir celle qui implique sa propre mort!». Et
les moyens de diffusion médiatiques n’y sont pas pour rien.
Quand, dans les années 80, le Hezbollah lance la «! mode! » de l’attentat-suicide, elle est
suivie par d’autres groupes, dont les Martyrs d’al Aqsa, proches de l’OLP pourtant guère
suspects de céder au «!culte de la mort!» chiite.
Quand les tigres tamouls, hommes et femmes confondus, se préparent à donner leur vie, ils
montrent en riant aux journalistes, les capsules de cyanure qu’ils portent sur eux.
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Quand les dix-neuf du 11 Septembre font écraser des avions au cœur du sanctuaire
américain, ils suscitent des émules à la périphérie de notre monde.
Quand les Palestiniens se font sauter dans les bus, les enfants de la bande de Gaza
collectionnent leurs portraits en vignettes et jouent à une sorte de Pokemon pour
islamikazes.
Quand les jihadistes irakiens se préparent au «!martyre!», ils dictent des cassettes-testaments.
Elles sont montées comme de mauvaises bandes-annonces (Kalachnikov cartouchières
croisées, et décor fait de banderoles aux inscriptions grandiloquentes). Puis, ils se font filmer
embrassant les camarades, et partent pour la mort. Le tout sera enregistré sur DVD. Des
anthologies numériques des meilleurs martyres sont en vente sur le marché de Bagdad ou
distribués comme produit d’appel à la presse étrangère.
La forme actuelle de l’attentat suicide repose donc sur la conjonction des armes modernes et
des médias modernes.
De plus, le suicide-exemple et le suicide-spectacle renvoient, au moins dans le monde
islamique, au problème du suicide licite. Ou plus exactement le déni de son caractère
suicidaire (le suicide est prohibé par l’islam, comme le meurtre de victimes innocentes). Il a
donc fallu des constructions théologique perverses (et d’ailleurs dénoncées par des vrais
oulémas) pour persuader les volontaires:
- Que les victimes sont tout sauf innocentes (elles sont «! objectivement! » complices du
sionisme ou de l’impérialisme)
- Que leur propre sacrifice plaît à Dieu et porte sa récompense en lui-même
- Que le terrorisme ne fait qu’appliquer la loi du talion en compensation des morts de
musulmans
- Que l’action de la bombe humaine est donc licite en tout point
- Que l’auteur d’un attentat qui périt ainsi meurt en situation de Shahuda, de martyre. Le
martyr loin d’avoir commis un péché, sera récompensé de ce témoignage de foi! : il ira
directement au Paradis d’Allah
- Enfin et surtout que les kamikazes sont en situation de jihad défensif et ne font, même au
cœur du pays adverse que défendre leur terre et donc que répondre à la plus ardente des
obligations.
Abdallah Azzam, le maître spirituel de ben Laden,et théologien appliqué remarquait!: « Je
n’ai pas trouvé (au cours de mes lectures limitée) un livre de jurisprudence, de commentaire
ou de hadith, qui dise le contraire, aucun des pieux Anciens n’a affirmé qu’il s’agît d’un
devoir collectif ou qu’il faille demander l’autorisation des parents!; et le péché ne sera pas
effacé tant qu’un territoire musulman (ou qui le fut) demeure entre les mains des infidèles,
seul celui qui combat verra son péché remis. Un musulman qui n’accomplirait pas le jihaed,
c’est comme s’il rompait le jeûne de Ramadan sans en obtenir l’autorisation ou comme si un
riche ne versait pas l’aumône légale! ; ne pas accomplir le jihad est même encore plus
grave.!».
Le terroriste est un homme pressé à double titre: il compte sur la violence pour accélérer
l’histoire ou faire advenir le règne de Dieu, mais il compte aussi sur son sacrifie pour assurer
son salut au plus vite et sans avoir à attendre le jugement dernier.
La mort exaltée du kamikaze est efficace. Elle s’adapte parfaitement à un adversaire qui
serait invincible par des moyens classiques et est doté de puissants systèmes de détection des
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attaques. Elle passe en dessous du seuil technologique de repérage par l’adversaire mais
produit visibilité médiatique et impact symbolique. Elle est surtout efficace à mesure de sa
signification sacrificielle et de sa puissance d’humiliation. Celui qui nous jette sa mort à la
face compense ainsi dans son imaginaire des années de honte pour les Arabes.
Mais jusqu’à quel point cette efficacité!? Les bricoleurs du massacre peuvent-ils l’emporter
sur les grosses machines! ? Certes, ils continuent à recruter et le rythme des opérationssuicides ne faiblit guère depuis vingt ans. Mais pour vaincre, il ne suffit pas d’infliger des
pertes à l’ennemi. Il faut aussi transformer la force d’attrition ou de perturbation en force
d’occupation et de commandement. Donc devenir cible à son tour!?
Telle est la limite de la mort volontaire!: son rendement médiologique est énorme, mais pour
le transformer en valeur politique, il lui faut contredire son principe même.
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Déclin ou montée en puissance d'al Qaïda ? 28 août
2008
"Al Qaïda est restée forte et compétente... Nos efforts ont échoué... Il n'y a pas de solution
militaire... L'organisation islamiste a commis plus d'attentats et plus sophistiqués depuis le 11
septembre qu'avant.. Sa structure évolue la rendant encore plus dangereuse.." Qui tient ces
propos ? Le think tank le plus prestigieux des USA. Pas vraiment gauchiste, ni pacifiste,
même pas libéral au sens américain, puisqu'il s'agit de la Rand.
Dans un rapport intitulé "Comment finissent les organisations terroristes ?" deux de ses
meilleurs analystes Seth Jones et Martin Libicki, ce dernier très connu dans les milieux
stratégiques, adoptent une approche nouvelle.
Ils ont étudié ce que sont devenues 648 groupes terroristes depuis 1968, de tous pays et de
toutes idéologies, et se sont demandé comment ils ont évolué ou se sont dissouts. Plus de la
moitié ont disparu en quelques années.
Il est significatif que 43% des organisations se soient dissoutes, tout simplement, en se
transformant en forces politiques "légales". Les cas où les groupes ont disparu, soit en
remportant la victoire (10% des cas) soit en étant au contraire défaits sur le plan militaire
(7%) restent minoritaires. Et lorsqu'ils peuvent passer au stade de l'insurrection (c'est à dire
plus de la guerre de partisans que du terrorisme clandestin à proprement parler), ils finissent
dans la moitié des cas par négocier avec un gouvernement. Sinon, ils gagnent une fois sur
quatre et sont détruits militairement à 19%. Sans céder à la fascination des chiffres qui
demanderaient des analyses plus fines, retenons que ni l'idée que le terrorisme ne paie pas,
ni celle que c'est une "guerre" qui doit être confiée à l'armée n'en sortent renforcées.
Mais, bien sûr, des statistiques qui incluent des gauchistes japonais ou des indépendantistes
africains n'ont pas beaucoup de sens appliquée à une organisation aussi atypique qu'al
Qaïda. Ceci est vrai non seulement parce que les groupes religieux tendent à durer bien plus
longtemps que les autres, mais aussi en raison des spécificité d'al Qaïda dont on a souvent dit
que c'était moins une organisation au sens propre qu'une méthode. Ou un label, voire une
"franchise", que reprennent des acteurs presque spontanés et n'ayant qu'une lien très lâche
avec une supposée structure centrale.
Comme nous l'avons souligné, la difficulté d'évaluer la puissance de l'organisation de ben
Laden tient à plusieurs facteurs :
- l'emprise réelle qu'exerce la "direction" (si tant est qu'un tel mot ait du sens en l'occurrence)
sur les multiples attentats islamistes qu'on lui attribue (et peut-être que leurs auteurs lui
attribuent). En ce domaine, les derniers jours ont été riches : attentats meurtriers en Irak (25
morts devant un centre de recrutement, 21 dans un dîner de policiers) et un autre presque
réussi contre un chef d'une importante milice sunnite, au Pakistan les derniers attentats qui
portent le nombre de morts à 1200 en quinze mois, 12 morts en Algérie cette semaine
revendiqués par Al Qaïda pour le Maghreb, attentat contre le métro madrilène déjoué de
justesse, bruits sur des attaques sur le sol américain (il est vrai que c'est plutôt récurent)
- la confusion de ses objectifs politiques qui se traduit par une suite d'annonces, menaces et
désignation d'ennemis principaux et dont la cohérence n'apparaît guère à travers les
déclarations de ben Laden et Zawahiri..
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- les rapports réels de ce qu'il est convenu d'appeler al Qaïda avec les deux forces émergentes
que sont les talibans afghans et les talibans pakistanais.
Au même moment Alan Travis du Guardian révèle que le Home Office, dans la plus pure
tradition des "psysops" ou de la "guerre de la perception" américaines, prépare un plan de
communication contre al Qaïda, pour influencer les leaders d'opinion à travers les médias et
avec l'aide de sociétés privées. La forme est classique : matériel fourni à la presse,
repportages offerts, argumentaires proposés aux agents à l'étranger, présence sur les forums
Internet.
Comme le dit le rapport il s'agit de "ternir la marque al Qaïda", comme une officine
d'intelligence économique lancerait une offensive contre la réputation d'une entreprise
rivale.
Le plus significatif dans cette affaire est la thématique : "atrocity propaganda" sur les crimes
(out à fait réels, d'ailleurs) d'al Qaïda, insistance mise sur les dissensions entre ses chefs,
thème du déclin de l'organisation. Bref l'idée générale est, dit le rapport : "Évitez de dire
qu'al Qaïda n'est plus un danger. Nous ne disons pas qu'elle est vaincue (allusion à la
rhétorique "triomphaliste des Américains qui se félicitent quasiment de leur victoire en
Irak ?). Nous insistons sur la chute de ses soutiens." Y compris en Irak (ce qui est
relativement vrai en Irak, mais il faut rappeler que c'est l'occupation américaine qui a attiré
sur place les jihadistes "internationaux" qui ne sont certainement pas leur principal
problème). Y compris en Afghanistan (et là, l'affirmation serait vraiment à vérifier).
Comme pour illustrer la méthode anglaise, le britannique Richard Barrett, coordinateur de
l' Al-Qaida/ Taliban Monitoring Team du Conseil de Sécurité publie un rapport "Sept ans
après 9/11 Les Forces et Faiblesses d'al Qaïda" qui mérite une lecture attentive. Lui aussi
suggère peu ou prou qu'al Qaida est sur le déclin et qu'une habile politiques jouant sur les
dissensions avec les talibans pourrait l'affaiblir encore davantage.
Que conclure ? Qui croire des Américains ou des Britanniques ? Nous n'aurons
certainement pas l'impudence de trancher entre experts. Mais il se pourrait bien que ces
dissensions reflètent un problème fondamental de la lutte anti-terroriste.
C'est précisément d’envisager le terrorisme dans ces trois dimensions qui appellent
repsectivement une répression judiciaire, une stratégie politique et une action d’influence. Et
selon le critère choisi, la réponse diffère.
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Al Qaeda : jiahad et dialogue sur Internet
1 décembre 2007 Zazwahari fait la Foire Aux Questions
Al Qaeda découvre-t-elle les délices de la démocratie participative, des forums et du
journalisme citoyen ? Une incroyable dépêche de l’AFP de Dubai nous apprend que
l’organisation invite « tous les médias et tous les individus » à poser leurs questions – certes
brèves et signées – au cheikh al Zawahiri qui s’efforcera d’y répondre dans les plus brefs
délais. Il suffira pour cela de s’adresser aux sites pro-islamistes as Sahab qui est aussi sa
"société de production audiovisuelle" et al-Fadr avant le 16 Janvier..
La proposition semble si saugrenue que l’on songe un moment à un canular d’un hacker
ingénieux, à un piège délirant des groupes de « psyops » américains destiné à identifier des
sympathisants ou encore à une forme d’humour de l’idéologue d’al Qaeda cherchant à
parodier notre obsession occidentale de la com à tout prix.
Et si c’était vrai ?
Rappelons qu’al Zawahri, bien plus prolixe que ben Laden, s’est exprimé plus d’une dizaine
de fois cette année, en audio ou en vidéo et que ses http://www.minbar-sos.com/forum/
showthread.php?t=2880>(voir quelques exemples sur ce site) s'inscrivent dans la logique du
terrorisme comme propagande par le fait. Zawahiri pense son action comme un acte
pédagogique pour encourager les musulmans au jihad défensif (un acte religieux obligatoire
et non du terrorisme à ses yeux). Mais il s'adresse aussi souvent aux non musulmans pour
leur répéter qu'ils sont trompés par leurs gouvernants. Inlassablement, al Zawahiri
"explique" aux opinions publiques occidentales que leurs chefs les mènent à l'échec que ce
soit en Irak (il se félicitait récemment de la "fuite" des troupes britanniques d'Irak) ou à
travers la rencontre d'Annapolis. Quelques jours après les attentats d'Alger, cette politique
alternant massacre et appel au dialogue numérique peut déconcerter, mais elle ne contredit
pas la pratique d'al Qaeda.
Et as-Sahab souvent présenté comme "la branche médiatique" d'al Qaeda a renforcé
récemment son activité de propagande, du reste de plus en plus sophistiquée, présentant de
véritables émissions alternant prédications des chefs et images d'actualité.
Reste maintenant à savoir comment interpréter ce prurit d'expression. La parole est-elle le
symptôme de la carence de l'action ? La force du verbe compense-t-elle la faiblesse de
l'autorité ? Pour le dire plus clairement, l'organisation jihadiste s'est elle tant décentralisée et
a-t-elle suscité tant de branches, sous-branches et groupes affiliés, que les chefs "historiques"
ne contrôlent plus vraiment grand chose ? et qu'ils doivent prouver leur importance par leur
présence médiatique ? L'horrible routine des actions signées ou attribuées à al Qaeda
pourrait bien avoir érodé son impact sur l'opinion : s'il n'y a pas d'escalade spectaculaire
possible, les jihadistes pourraient bien se tourner vers ce qui leur tient lieu de marketing
politique
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Encore une nouvelle cassette de ben Laden
11 septembre 2007 Son éloge funèbre d'un kamikaze
Dans sa nouvelle cassette , quelques jours après sa réapparition brisant trois ans d'absence à
l'image, ben Laden réoccupe la scène. Même si rien ne permet de dater l'enregistrement, il
est porteur de nouveaux enseignements.
Tout d'abord, il s'agit d'une cassette audio sur laquelle est montée une image fixe de l'émir. Il
parle pendant quatorze minutes sur les quarante-sept que dure le total de la vidéo. Le
contenu même du discours est rigoureusement sans surprise.
Comme dans un enregistrement précédent , il fait un éloge du martyr. En l’occurrence, il se
contente de faire un panégyrique sous-titré en anglais de Waleed al-Shehri un des kamikazes
saoudiens qui s’est écrasé sur les Twin Towers. Sans précisément revendiquer la
responsabilité des attentats du onze septembre, le chef jihadiste fait l’apologie du sacrifice
des « dix-neuf jeunes » et se félicite que Dieu ait permis un tel exemple et un tel succès.
Quitte à décevoir les partisans de la théorie du complot, il faut affirmer que ben Laden – et
pas un groupe occulte au sein de l’appareil militaro-financier US – a bien commandité les
attentats. Ou plutôt, il les a co-commandités avec Zawahiri et quelques hauts dirigeants.
Simplement, en se contentant de se « réjouir » qu’ils aient eu lieu, ce qui est une façon de
dire que tout est entre les mains d’Allah, que rien ne se produit sans sa permission et qu’un
jihadiste ne fait que remplir son devoir de combattre les ennemis de l’Islam (qu’il appelle
plusieurs fois les ennemis de Dieu).
Que retenir, alors ? Que la cassette est diffusée le jour de l’anniversaire du 11 Septembre,
jour riche en alertes aux attentats ? Certes, mais sa sortie était annoncée depuis plusieurs
jours et sa sortie précisément ce jour-là (c’est-à-dire le jour où CNN a pu enfin s’en procurer
un exemplaire par l’experte en terrorisme Laura Mansfield ) n’est pas nécessairement le fruit
d’une stratégie délibérée. Ou alors d’une stratégie marketing des médias, mais pas des
islamistes qui n’ont pas forcément notre culte des anniversaires.
Pour eux, il est sans doute plus important de commémorer un martyr (le testament vidéo des
martyrs est devenu un genre video à part entière) et de diffuser des images "pédagogiques" et
exaltantes qui renforcent les vrais croyants.
Surtout la cassette est produite et diffusée par as Sahab, dont le statut de «média officiel d’al
Quaïda» semble se confirmer (voir l’article sur le sujet). L'activité de "propaganda fidei" par
écrans interposés fonctionne parfaitement et, que ce soit sur le Net ou via les chaines par
satellite, les images jihadistes circulent à leur gré. Rappelons que As Sahab a produit et
diffusé 74 cassettes jihadistes en 2007 (16 en 2005 et 58 en 2006)
Si l'on tient compte que les USA ont déclenché la "quatrième guerre mondiale", se sont
fourvoyé dans la catastrophe irakienne, ont arrêté des miliers de membres d'al Quaïda, ont
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La décennie ben Laden sur http://huyghe.fr
mobilisé plusieurs gouvernements dans la plus grande chasse à l'homme de tous les temps,
l'incroyable capacité que possède la mouvance jihadiste de se reconstituer, de recruter, de
s'exprimer et de maintenir un rythme impressionnant dans ses attaques (en dépit d'un
important taux d'échec et de pertes) reste un exemple insurpassable de la stratégie en
réseaux.
Nous ne résistons pas à la tentation de répéter une citation d'un dirigeant américain à
laquelle nous référons souvent : "Comment se fait-il qu'un type barbu dans une caverne
puisse battre à son jeu la société qui a inventé Hollywood et Madison Avenue ?"
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Le grand communicateur du jihad revient à l'image
9 septembre 2007 La vidéo de ben Laden, à quelques jours de l'anniversaire du 11 Septembre, bien vivant,,
comme nous avions annoncé ici, nous offre un morceau de rhétorique jihadiste typique qui
s'inscrit déjà dans une continuité de pratiques médiatiques.
Nombre de commentaires ont retenu que la déclaration (outre la preuve que ben Laden
n'est pas mort puisqu'il fait allusion au nouveau premier ministre anglais et à notre nouveau
président de la République) pouvait bien annoncer de attentats anniversaires (ce qui ne
semble pourtant guère s'incrire dans une logique très islamique).
D'autres détails sont pourtant plus révélateurs. Ben Laden très hiératique, vêtu de blanc et
d'or, face à la caméra, semble d'abord abandonner son personnage de guérilléro en treillis
crapahutant dans les montagnes pour redevenir l'émir prononçant un discours religieux.
Autre détail : il a soigneusement teint sa barbe au henné, l'équivalent d'une peinture de
guerre chez les salafistes.
Dès les premiers mots de son prêche, le saoudien rappelle que le Tout Puissant a établi le
principe du "œil pou œil et dent pour dent" (dans des déclarations antérieures, il avait même
rappelé que les musulmans, et non les juifs, étaient les seuls a appliquer vraiment le principe
du Talion, loi divine imprescriptible). C'est donc affirmer deux principes qui justifient le
combat d'al Quaïda et de ses organisations associées ou "franchisées" :
- la lutte que nous qualifions de terroriste n'est pas offensive pour un musulman, elle est
défensive; elle est menée contre des gens (les juifs et les croisés) qui envahissent des terres
d'islam et persécutent de vrais croyants.
- cette lutte s'inscrit dans une logique mimétique de compensation du sang versé : le fait de
tuer les ennemis est conforme à une loi à la fois divine et naturelle qui commande de venger
les torts subis. À noter au passage : ben Laden est assez généreux dans la définition de ces
torts. Il rappelle que les Américains sont responsables du massacre des Indiens et des morts
d'Hiroshima et Nagasaki. Ce sont peut-être des crimes mais on peut douter qu'ils aient été
dirigés contre les musulmans.
Mais cela a des implications : il faut faire à l'ennemi autant de morts qu'il en a causé dans
votre camp. Cette sinistre comptabilité est au moins aussi importante que la finalité
stratégique de l'action.
Cette finalité, d'ailleurs, quelle est-elle ?
Ben Laden répond clairement : il faut pratiquer avec les Américians comme avec les
Soviétique. Dans son prêche, il compare plusieurs fois G.W. Bush à Brejnev. Comme le
Soviétique, le président américain - dont l'émir rappelle soigneusement qu'il agit sous
l'influence des néoconservateurs, histoire de prouver sa connaissance de la vie politique aux
USA, doit d'abord être humilié. Aveuglé, comme Brejnev, par l'orgueil, GWB mène son
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La décennie ben Laden sur http://huyghe.fr
peuple à la défaite en Irak comme son prédécesseur en Afghanistan. Ben Laden se fécilite
d'ailleurs encore une fois que dix-neuf jeunes musulmans, ceux dui onze septembre, armés
de la seule arme de leur foi, aient pu rabaisser l'orgueil de l'hyperpuissance.
Mais le message de ben Laden s'adresse aussi et surtout au peuple américain, et pas
seulement pour l'appeler à adopter l'Islam, mais plutôt pour lui faire comprendre l'ampleur
de sa défaite, maintenant assurée. Pourquoi les Américains ne veulent-ils pas la paix ? Seraitelle possible avec les Démocrates après les prochaines élections présidentielles ? Le saoudien
en doute pour des raisons qui tiennent au système politique américain : mensonges des
médias, et influence des grandes compagnies capitalistes sur la classe politique.
L'offre de trêve faite par ben Laden au moment de l'élection présidentielle de 2004 sera-telle renouvelllée en 2008 ? Dans tous les cas - peut-être pour concurrencer Zawahiri plus
visible depuis quelques temps, il est décidé à s'affirmer comme le chef politique de
l'Oumma. Au moment des attentats d'Algérie, et dans un contexte où le jihad recrute sans
peine de nouveaux volontaires, c'est un message dont il faut comprendre le sens, même si sa
logique triomphaliste échappe totalement à nos catégories.
Voir les anthologies n°1 et n°2 de textes sur le terrorisme.
Voir aussi Ecran/ennemi Terrorismes et guerres de l'information
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La décennie ben Laden sur http://huyghe.fr
Al Quaïda, ben Laden : le retour ? 17 juillet 2007 -
Selon un rapport confidentiel de l'intelligence américaines) le danger d'al Quaïda s’accroît
au moment où ben Laden pourrait revenir Non seulement l’organisation terroriste a
parfaitement survécu à la guerre que lui mène la plus grande puissance de tous les temps,
mais elle se renforce.
Sa position en Irak -qui joue paradoxalement le rôle de pépinière / terrain d’entraînement
autrefois dévolu à l’Afghanistan- , affermit son emprise sur les communautés sunnites,
popularise son combat et lui fournit des bases arrières. Le jihadisme salafiste progresse dans
d’autres pays musulmans : il contrôle des zones à la frontière pakistanaise, a fait une
apparition remarquée au Liban… Mais surtout al Quaïda aurait gardé des agents dormants
aux USA et s’apprêterait à en infiltrer de nouveaux pour préparer des actions sur le sol
américain. Bref, les services américains n’annoncent pas encore un second onze septembre,
mais le ton est plus qu’alarmiste.
Ce rapport (confidentiel mais qui fait la première page de CNN News pour certaines parties
« déclassifiées »), confirme celui que présentait le U.S. National Counterterrorism Center
devant le Congrès la semaine dernière : al Quaïda retrouve une seconde jeunesse Une telle
unanimité à avouer l’échec de la « Guerre globale à la terreur » par ceux qui l’ont promue
mérite réflexion. Et cela, dans le contexte de l’attaque de la mosquée rouge du Pakistan, des
attentats ratés en Angleterre, des inquiétudes de l’Inde (qui a quand même 145 millions de
musulmans) et d’un regain d’activité du GSPC algérien devenu « al Quaïda pour le
Maghreb ». Même si nous savons tous quel flou recouvre la notion d’al Quaïda, ces
convergences commencent à ressembler à un vrai signal.
Parallèlement des bruits courent sur la réapparition médiatique de ben Laden dont on n’a
pas vu d’image ayant date certaine depuis plus d’un an (notons au passage qu’al Wahiri, son
mentor, apparaît et s’exprime, lui, très fréquemment). De fait, ben Laden est réapparu, mais
dans une des multiples cassettes de propagande d’al Sahab. Considérée comme la « section
média d’al Quaïda », al Sahab Foundation for Islamic Media Publication basée à Quetta
(Baloutchistan pakistanais) s’est spécialisée dans les vidéos de propagande. Elles mêlent tous
les genres (testaments de kamikazes, interviews et messages de ben Laden ou Zawahiri,
actions des moudjahiddines, égorgements d’otages et punitiosn de « collaborateurs »..)
éventuellement avec des sous-titres ou des versions anglaises. Les films recourent au 3D pour
créer des décors très kitschs (tentes dans le désert, Corans flottant dans les airs, arbres se
couvrant miraculeusement de fruits). Dans la dernière cassette de quarante minutes, ben
Laden n’apparaît que quelques secondes. Il prêche, faisant l’éloge des mouhadjidines
d’Afghanistan et expliquant que le martyre est le sort le plus enviable pour un vrai
musulman.
Pour le moment, rien de très extraordinaire. Ces images de l’émir en gros plan et en battledress pourraient avoir été filmées n’importe où et le contenu de son discours n’indique rien
sur la date du tournage.
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La décennie ben Laden sur http://huyghe.fr
De façon plus générale, l’islamisme ne perd pas plus la bataille de la communication qu’il
n’est vaincu militairement en Irak ou en Afghanistan :
- Al Jazira n’est certainement pas une télévision « terroriste », mais la petite station qatarie
d’information continue en arabe, rivale emblématique de CNN (au point de créer un Al
Jazira en anglais) est souvent la destinataire des messages vidéo ou audio des jihadistes Cette
chaîne leur offre un point d’entrée vers le circuit des autres médias. Contrairement à ses
rivales comme al Arabyia appartenant aux saoudiens ou al Hurrah, qui émet carrément des
USA, elle est crédible auprès de ses millions de téléspectateurs arabes.
- Mieux encore : le Hezbollah libanais (chiite) a maintenant sa chaîne, al Manar. Elle s’est
rendue célèbre en lançant, outre ses informations de tonalité très islamistes, des « jeux
concours » exaltant le jihad ou des feuilletons antisémites inspirés du Protocole des Sages de
Sion. Relayée par satellite, elle pouvait même être reçue en France avant que CSA n’y mette
théoriquement le holà.
- Le message islamiste passe aussi par d’autres médias dont l’affiche (les « posters » de
martyrs prolifèrent dans les quartiers tenus par le Hamas ou le Hezbollah). Il est aussi relayé
par des moyens plus modernes : comme des jeux vidéos où, au lieu de combattre des
monstres de l’espace, le joueur peut s’identifier à un combattant de la résistance irakienne
abattant des GI’s. Il existe des T-shirts, des jouets, des gadgets, des tapis faisant l’apologie du
jihad ou ornés de l’icône de ben Laden qu’il est facile de se procurer dans certains souks. Ils
participent d’une culture populaire sur laquelle le message des médias occidentaux et de la
culture de masse semble sans effet.
- Le monde numérique est aussi un terrain favorable. Des DVD (parfois offerts aux
journalistes européens en guise de publicité) circulent ouvertement. Ils contiennent des
anthologies d’exploits de moudjahiddines ou d’exécutions (nous n’osons pas écrire des « best
of »). Il existe des sociétés de production d’inspiration islamiste qui ont parfaitement intégré
les critères de l’esthétique des mangas ou de la culture pop.
- La multitude des sites et forums dits jihadistes sur Internet a souvent été soulignée. Son
importance est parfois exagérée dans la mesure où les « vrais » sites jihadistes en contact
avec des organisations militaires ne se rencontrent pas comme cela. Il faut connaître leur
URL (une adresse Internet en chiffres) qui change sans cesse pour échapper à la surveillance
des autorités ou à l’action de hackers. Il y a donc peu de chance d’être recruté pour un vrai
attentat, de recevoir de vrais messages secrets des dirigeants, de rencontre une véritable
filière pour l’Irak ou d’acquérir une authentique formation de poseur de bombe uniquement
au hasard d’une navigation Google. Il faut être un peu plus initié et avoir quelques contacts
humains.
En revanche il existe nombre de sites sympathisants diffusant des vidéos, facilitant les
contacts entre jeunes gens exaltés. Ainsi un certain « Irhabi 007 » (littéralement « terroriste
007 ») distribuait des vidéos d’exécutions, des manuels d’instruction militaire et du matériel
jihadiste sur la Toile. Il pourrait s’agit d’un jeune homme de 22 ans, Younis Tsouli, arrêté
par Scotland Yard en 2005, mais la chose reste à prouver.
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- Les cybercafés attirent une faune de jihadistes virtuels dont nous doutons fort qu’ils aient
un rang très élevé dans la hiérarchie d’al Quaïda ou que ben Laden leur fasse ses
confidences par courriels. Mais, sur le nombre, il s’en trouve certainement qui passent à
l’acte un jour, même avec maladresse. Ce phénomène qui a été surnommé « le jihad des
copains » et qui est caractérisé par un certain spontanéisme n’est pas négligeable.
- Même le « plus vieux média du monde », la rumeur peut se mettre au service objectif du
jihadisme et trouver des centaines de milliers de récepteurs et propagateurs pour se
persuader qu’il n’y avait aucun juif dans les Twin Towers ou qu’aucun avion
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- Les morts de ben Laden 24 septembre 2006
Mentis et démentis
Les gros titres sur la « disparition du chef d’al Quaïda » à peine secs, les démentis affluent.
Au départ, un article de l’Est Républicain révélant une note confidentielle de nos services
secrets, au Président de la République, note reflétant elle-même une information circulant
dans les services saoudiens. Ouf ! Cela commence à ressembler à l’histoire de l’homme qui a
vu le chien et les Saoudiens autant que le Pakistanais ou les Américains ont rapidement
affirmé ne rien savoir de cette typhoïde qui aurait finalement terrassé le fugitif quelque part
dans les montagnes pakistanaises.
Par ailleurs, cette disparition de ben Laden fait suite à plusieurs annonces de sa mort : par
Musharaf ent 2002 (mort d’une insuffisance rénale), puis par le ministre des affaires
étrangères pakistanais affirmant, quelque mois plus tard, qu’il avait péri à la suite des
blessures infligées par les bombardements américains en 2001. Le chef du FBI, suivi en
septembre 2005 par un mystérieux officier américain avaient pareillement affirmé que le
saoudien était mort, ce que dément au minimum sa dernière apparition télévisée en mai de
cette année.
Mais il faut bien voir que tôt ou tard de tels bruits seront vrais : ben Laden n’est pas
immortel et un jour où Pierre a crié au loup, il finit par apparaître.
Comment savoir dans de tels cas ? Rappelons qu’à l’occasion du cinquième anniversaire du
11 septembre, al Zawahiri, considéré comme le second de ben Laden (et qui pourrait bien
en être le numéro un, ou du moins l’inspirateur idéologique et stratégique) déclarait dans
une longue interview que le GSPC s’était rallié à l’émir qui s’en était réjoui. Curieuse façon
de parler d’un mort. Certes Zawahiri aurait pu dissimuler la mort de ben Laden et les
jihadistes auraient tout intérêt si leur émir était mort – surtout de maladie et non au combat
– à maintenir le plu longtemps possible la fiction du héros réfugié dans une caverne, comme
les compagnons du prophète, et dirigeant la résistance. Dans tous les cas, si quelqu’un a
percé la psychologie de Zawahiri et sait comment il réagirait à la vraie mort de son émir, il
est infiniment plus malin que l’auteur de ces lignes.
Une seule vraie question au fond : mourir (surtout sans laisser de cadavre à photographier)
est-il le meilleur ou le pire service que ben Laden puisse rendre à ses ennemis ? Cela leur
ferait perdre un grand atout : un visage pour personnifier le Mal. Mort et introuvable, il
pourrait au contraire nourrir un mythe, celui du chef caché qui reviendra un jour pour
mener les siens à la libération. Cet homme qui a vécu par l’image pourrait laisser le plus
terrible des héritages : une icône irréfutable.
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Le 11 septembre d'al Zawahiri 14 septembre 2006 La France menacée ?
À leur façon, les jihadistes ont commémoré le 11 Septembre : pas d’attentat spectaculaire,
mais une intense activité médiatique . Pour Zawahiri et les siens, les textes sont lourds de
sens et les services contre-terroristes ne les prennent pas à la légère, surtout en France.
Une des meilleures sources sur les publications vidéos la mouvance dite d’al Quaïda, le «
Site Institute » a lancé l’affaire en publiant le texte d’une interview d’Ayman al-Zawahiri sur
As-Shahab, souvent considéré comme le « département média d’al Quaïda ». Elle a très vite
été répercutée par al Jazeera, CNN, mais aussi le Figaro qui fait sa première page sur les
dangers que court notre pays.
Les déclarations de l’idéologue jihadiste, vieux compagnon de ben Laden. (depuis 1980),
sont d’abord remarquables par leur longueur et par leur contexte. Les publications de
cassettes s’intensifient dans trois genres que nous avions déjà notés : déclarations des
dirigeants destinées à défier et terroriser les ennemis, vidéos « techniques » de recrutement et
d’entraînement, et cassettes de martyrs (dont on vient de publier une remarquable
anthologie dans le registre de l’exaltation mystique et de la poésie emphatique).
Dans cette abondante production, on notera une cassette historique sur la préparation du 11
Septembre 2001. Elle remonte à 1948 et rappelle les conditions de la création d’Israël avant
de retracer des décennies de luttes et de rappeler les principaux griefs contre les Etats-Unis
qui volent le pétrole des musulmans et ont souillé le sol sacré de l’Arabie saoudite en 1990.
Premier élément : Zawahiri (qui, soit dit au passage, en est à sa neuvième vidéo de l’année)
accueille avec joie le ralliement du GSPC algérien (Groupe Salafiste de Prédication et de
Combat), l’élément le plus dur de l’islamisme dans ce pays. Le GSPC aurait fait allégeance
au « lion de l’Islam », le cheikh ben Laden. La première nouvelle, c’est que ce soit une
nouvelle. Que faut-il alors penser des multiples experts ès terrorisme qui considéraient
depuis des années comme « faisant part d’al Quaïda » ce groupuscule né d’une scission «
dure » du GIA et spécialisé dans le massacre de leurs compatriotes « apostats » (grosso modo
tous ceux qui ne les ont pas rejoints et ne participent pas à la guerre sainte) ? Ou des
déclarations de Nicolas Sarkozy annonçant que ses services savaient de puis le 11 Septembre
2003 ? Si c’est le cas, pourquoi Zawahiri a-t-il attendu trois ans pour ce « scoop » ?
L’élément qui a le plus frappé les commentateurs, ce sont les appels à frapper notre pays,
rangé sur le même plan que les Américains. Le thème de la France qui opprime les
musulmans en interdisant le port du voile n’est pas nouveau dans le discours jihadiste. Mais
cette fois l’appel à la multiplication des attentats est sans ambiguïté, Au point que le premier
ministre et celui de l’Intérieur ont mis en garde nos compatriotes.
De fait, les sympathisants de la guérilla islamiste algérienne sont nombreux dans notre pays.
Nombre d’entre eux, sont probablement repérés par la police qui a prouvé une chose :
depuis 1985 elle sait lutter contre le terrorisme algérien et a été capable de faire échouer une
série d’attentats. Avant de céder à la panique, et d’attendre un 11 septembre à la française, il
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faut se demander si les cibles ne seraient pas des Algériens « traîtres » installés dans notre
pays. La cassette laisse pour le moins des doutes à ce sujet.
Zawahiri continue à tracer le programme: l’Afghanistan est destiné à devenir ou redevenir
un émirat islamique, la victoire est proche en Irak, la « suprématie actuelle des juifs et des
croisés » ne durera guère en Palestine et enfin le Liban sera un prochain champ de bataille.
Blair et Bush regretteront, ajoute-t-il, regretteront bientôt de ne pas avoir accepté la trêve
proposées par ben Laden.
En conclusion Zawahiri s’adresse aux peuples occidentaux à qui leur leaders dissimuleraient
l’étendue du désastre qu’ils subissent . Très significativement, il rappelle que les jihadistes ont
« toutes les raisons légale et rationnelles » de mener la guerre sainte. C’est la confirmation
que, dans la vision théologique très particulière des jihadistes, ils sont à la fois en état de
légitime défense contre un adversaire qui les a envahis le premier (la loi naturelle leur ferait
donc obligation de se défendre) et soumis à un devoir religieux de combattre sans relâche,
quel que soit le rapport de forces.
Et de désigner les deux prochains objectifs d’extension de leur action : le Golfe et Israël.
Confirmation s’il en était besoin que ce que nous considérons comme « le groupe terroriste
terroriste al Quaïda » se voit, lui comme l’avant-garde seule légitime de l’Oumma tout
entière, comparable aux compagnons du prophètes.
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Un an après les attentats de Londres 7 juillet 2006 Quelques mythes sur le terrorisme islamiste revisités
À chaud, nous avions émis une hypothèse qui a choqué beaucoup d’internautes : celle du «
jihad des copains », (buddy jihad) Nous écrivions : « des groupes d’islamistes, qui peuvent
être de nationalité anglaise, nullement repérés comme jihadistes, pas forcément liés à de
vrais réseaux internationaux, n’ayant été s’entraîner ni en Afghanistan, ni en Tchétchénie, ni
en Irak, peuvent décider un jour de faire comme les « vrais » mouhadjidines….
Loin d’être le fait d’une organisation unique ayant une stratégie unique et lisible, le
jihadisme proliférerait, surtout depuis qu’il n’a plus de bases en Afghanistan, sous forme de
groupes plus ou moins intégrés et coordonnés et prenant des initiatives plus ou moins
spontanées. »
Depuis, il y a eu des arrestations, des enquêtes, des révélations, des rapports. Que pouvonsnous en conclure ?
1) Une commission d’enquête commandée par le Home Office a rendu ses conclusions en
Avril 2006. Elles vont à rebours de ce qui s’était dit à l’époque sous le coup de l’émotion.
Siddique Khan, Hasib Hussain, Shehzad Tanweer et Jermaine Lindsay, les quatre
responsables des attentats suicide n’étaient pas des « membres d’al Quaïda » (à supposer que
ce concept de « membre » ait le moindre sens) ; ils n’étaient pas liés à une filière
internationale. Ils n’ont pas eu besoin de financement par des réseaux planétaires : leurs
attentats étaient bon marché, quelques centaines de livres. Ils n’avaient besoin d’aucune
expertise technique sophistiquée : ils avaient pris toutes les recettes de leurs machines
infernales sur Internet. Ils n’obéissaient pas à un cerveau diabolique les commandant depuis
l’autre bout de la planète.
C’était une bande de potes, bien intégrés et ayant des vies plutôt confortables, qui s’étaient
échauffés tout seuls en voyant à la télévision ce qui se passait en Irak. Contrairement à ce
qu’affirmait Tony Blair, la cause des attentats était bien la politique britannique en Irak. Elle
ne remontait pas à un plan conçu avant le 11 Septembre.
2) Les déclarations d’al Zawahiri qui avaient été diffusées par al Jazira en septembre 2005
étaient une simple tentative de récupération de l’acte de gens, certes engagés dans la même
cause, mais pas réellement affiliés à al Quaïda. Voir la cassette testament de Sidique Khan et
celle, post mortem, de Tanweer.
On peut se demander si le groupe de fidèles de ben Laden, ceux qu’il est convenu de
considérer comme les dirigeants d’al Quaïda ne se contentent pas souvent de prendre acte
d’initiatives prises plus ou moins en leur nom. Voir la façon dont ces dirigeants ont
tardivement accepté l’hommage de Zarqaoui, qui faisait à peu près ce qu’il voulait en Irak
sans leur en référer, puis ont désapprouvé sa politique d’attentats contre les chiites sans
pouvoir l’arrêter, avant, peut-être, de se réjouir de sa mort, quitte à lui rendre un hommage
hypocrite. Dans tous les cas, le système de « franchise » d’al Quaïda implique une tout autre
logique qu’une organisation hiérarchisée.
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Pardon d’avoir à rappeler ces évidences à des commentateurs qui continuent à raisonner
comme si ben Laden était le chef du Spectre dirigeant ses séides sur toute la planète depuis
sa base secrète high tech.
3) Les attentats du 21 Juillet, menés avec encore plus d’amateurisme et, heureusement,
beaucoup moins d’efficacité que les premiers ne faisaient pas partie du même plan
diabolique pour frapper l’opinion occidentale deux fois à quelques jours d’intervalle. C’était
une autre équipe, tout aussi spontanée et fauchée que la première. Du reste vite repérée . Là
encore, il n'est pas mauvais de comparer au bilan des enquêtes sur les attentats de Madrid
pour se convaincre qu'il n'y a aucune modèle unique de fonctionnement dans le terrorisme
jihadiste.
4) Les experts autoproclamés en terrorisme et en géopolitique ont à la vois surévalué
l’impact de ces attentats (la vie a repris normalement à Londres et la politique européenne
n’en a pas été changée) et surinterprété la stratégie de ses auteurs. Ainsi, celle-ci n’avait
aucun rapport avec les jeux olympiques, avec la bombe iranienne ou les élections en Irak,
avec les réorientations supposées de la politique américaine ou avec une prétendue volonté
d’apaisement à l’égard de l’islamisme dont auraient fait preuve des pays européens. Après
Madrid aussi, quelques bons esprits nous expliquaient que les terroristes suivaient un plan
concerté, qu'ils frappaient aussi bien le "camp de la paix" que les pays engagés en Irak, qu'il
ne servait à rien d'être "munichois"... On a vu ce qu'il en était. Les terroristes de Londres ont
tout simplement frappé quand ils ont été prêts matériellement et psychologiquement et où il
sont pu. Ils ne se sont coordonnés avec aucune action internationale. Leur unique but était
la vengeance.
5) Quoi que l’on fasse ou que l’on dise, une fraction de la population restera persuadée que
les choses ne sont jamais aussi simples et qu’il y a un complot des autorités derrière tout cela.
Une simple promenade sur Internet vous permettra de découvrir moult théories de la
conspiration expliquant que l’on trouve partout la trace des services secrets, qu’en réalité
Siddique Khan, et ses amis n’ont pas pu être physiquement là où l’on prétend à l’heure que
l’on prétend, etc.
6) Les attentats NBC (nucléaires biologiques ou chimiques) attendus depuis des années ne se
produisent toujours pas. Certes un journaliste a révélé un plan des islamistes pour gazer le
métro de New York, plan qui aurait été annulé par Zawahiri lui-même. Certes, la police
anglaise a fait le 4 Juin une descente chez des suspects originaires du Bangladesh et
soupçonnés de préparer une bombe au cyanure ou à l’anthrax. Certains décrivaient même
un gilet piégé qui aurait permis de commettre des attentats chimiques plus mortels que tout
ce que l’on a déjà connu. Mais, dès que l’on sort du domaine des hypothèses et des
fantasmes, il faut bien constater que les seuls attentats NBC effectifs et notoires ont été
accompli par une secte japonaise, jamais par des islamistes. Ceux-ci continuent à s’en tenir à
la méthode de l’explosif classique, soit par attentat suicide (voir sur la notion de kamikazes,
soit commandé à distance.
7) Si ces tendances se confirment, il y a une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne est
que nos sociétés européennes, loin d’être polarisées par la « guerre globale au terrorisme »
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La décennie ben Laden sur http://huyghe.fr
ou la « quatrième guerre mondiale », loin d’être ramenées à l’alternative grotesque - suivre
aveuglément la politique US ou céder aux terroristes en ouvrant un cycle infernal – peuvent
continuer à vivre avec un terrorisme sporadique. Elles peuvent même se montrer assez
efficaces dans sa prévention et sa répression. La mauvaise nouvelle est que des gens qui
n’obéissent pas à une hiérarchie, avec qui on ne peut rien négocier et que rien ne saurait
dissuader, peuvent toujours continuer leurs tentatives d’attentats, dont certaines vont
statistiquement réussir.
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Ben Laden et Zawahiri : multiplication des déclarations
1 janvier 2006 Dans une bande vidéo diffusée le 30 Janvier par al Jazira, al-Zawahiri - outre qu'il démontre
qu'il a bien échappé au raid américain censé l'éliminer par le bombardement d'un village
pakistanais - montre qu'il a un excellent moral. Vêtu de blanc, parlant face à la caméra avec
sous-titres en anglais, il s'offre même le luxe d'appeler Bush à se convertir (ses fautes
immenses pourraient lui être pardonnées) et regrette que le peuple américain n'ait pas
encore accepté les offres de ben Laden.
En effet, Ben Laden, dans une bande audio du 19 Janvier (la précédente datait de 2004)
proposait une « trêve » aux U.S.A.
Par ailleurs, Zawahiri s’était déjà manifesté récemment, notamment dans une interview
donnée à al –Sahab. Grâce à des traductions disponibles sur des sites comme terrorisme.net
ou al Jazeera, nous pouvons, sinon diagnostiquer un vrai tournant idéologico-stratégique
dans la politique d’al Qaeda, du moins remarquer une inflexion dans le discours de ses
représentants.
Que disent-ils, en effet ? Ils nous apportent des éclaircissements sur plusieurs points :
- Le rappel de l’ennemi prioritaire. Celui-ci reste bien entendu les USA, que ben Laden se
vante de pouvoir frapper à nouveau quand il veut. Mais il distingue bien le gouvernement
américain de son peuple qu’il semble considérer comme égaré par les mensonges de la
propagande bushiste. Ben Laden, encouragé par les sondages de plus en plus favorable au
retrait des troupes d’Irak, parle donc directement au peuple pour lui dire que la situation de
ses troupes est bien plus grave qu’on ne lui dit, et pour lui proposer une « trêve durable»
dans des conditions non précisées. Une trêve qui ne comporterait pas de honte et qui
permettrait à chacune des parties de vivre dans la dignité.
Faute de quoi, précise le Saoudien, les mouhadjidines pourraient choisir une « mort digne…
à l’ombre des épées ». Mourir ainsi ne fait pas peur à celui qui accomplit son devoir de
jihad, comme l’ont prouvé les combattants afghans qui ont vaincu l’URSS après dix ans de
combat. Ben Laden s’adresse donc au peuple américain comme le dirigeant d’un État (pour
ne pas dire d’un califat) virtuel capable de négocier la guerre et la paix d’égal à égal, tout à
l’opposé de l’image d’un terroriste traqué.
Pour sa part Zawahiri énumère les ennemis avec plus de précision. Les Américains sont
victimes de leurs dirigeants pervers qui les trompent, alliés aux sionistes, mais aussi de
l’idéologie perverse qui les aveugle.
Celle-ci consiste en une « croyance mélangée » et Zawahiri s’adresse paternellement aux
citoyens US pour qu’ils « réfléchissent honnêtement en eux-mêmes, qu'ils réalisent que leur
croyance actuelle (mélange de matérialisme laïc et de christianisme perverti sans aucun lien
avec le Messie Issa, que la Paix soit sur lui), la haine croisée, et la domination sioniste sur
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La décennie ben Laden sur http://huyghe.fr
l’économie et les politiques. Cette croyance mélangée, ne les conduira qu'à la destruction sur
cette terre et à un douloureux châtiment le Jour dernier."
La source de tout le mal est, rappelle Zawahiri, la haine de l’Islam des Américains, mais
aussi des Britanniques, haine qui est sans rapport avec les relations que devraient entretenir
les peuples du Livre. Nous sommes donc loin, au moins en paroles, du schéma de la guerre
des civilisations. Pour l’idéologue d’al Qaeda, le jihad n’est qu’un acte de légitime défense
des musulmans agressés jusque sur leur terre (Palestine, Afghanistan, Irak), nullement du
terrorisme. Au contraire des « raids bénis » comme ceux de Londres (entendez les attentats
de Juillet 2005) doivent servir à démasquer les oppresseurs et les colonialistes avides de
pétrole : ils se réclament des droits de l’homme pour envahir des pays islamistes, mais les
bafouent dans leu prétendue lutte contre le terrorisme.
Zawahiri en profite pour se présenter en rassembleur des milliers de musulmans accourus
défendre la Mésopotamie (l’Irak). Mais les musulmans ont d’autres ennemis qui les
persécutent : l’Onu vendu à Bush, les gouvernements collaborateurs élus par fraude en
Afghanistan et en Irak, le Pakistan de Moucharaf, les régimes arabes complices, les traîtres
qui veulent la partition de l’Irak.
La rhétorique victimaire d’al Qaeda s’exprime ici dans toute sa logique, y compris sa logique
historique : la nostalgie d’un temps béni (totalement mythique) ou l’Oumma était unie et
libre.
Second grand élément dans les discours des deux dirigeants jihadistes : l’optimisme. La
victoire leur semble proche tant les troupes américaines se sont « soviétisées » en
Afghanistan et en Irak.
Pour ben Laden, ce n’est qu’une affaire de temps avant que G.W.B. soit obligé de
reconnaître sa défaite. Zawahiri, lui, ne cesse de se féliciter des progrès du jihad, des pertes
humaines et financières des USA, du découragement de leurs soldats et de leur opinion…
La conclusion est également énoncée par Zawahiri : par la double voie du prêche et du
jiahd, les musulmans doivent se préparer pour après la défaite et le départ des Américains :
«Il n'y aura de réforme qu'en se débarrassant de ces régimes corrompus et malfaiteurs et en
instaurant un gouvernement musulman qui protége les droits, préserve les sensibilités,
propage la justice, pratique la consultation, soulève le flambeau du Djihad et affronte les
ennemis de l'Islam. »
« Un, deux, cent Vietnams » scandaient les anti-impérialistes des années 70 persuadés
qu’après l’embourbement US les États socialistes fleuriraient partout. "Un, deux... Irak "
pensent les mouhadjidines.
Qu’en quatre ans d’efforts la plus grande puissance du monde, non seulement soit incapable
d’arrêter une poignée de barbus, mais, au contraire, les amène à ce point de triomphalisme,
qu’une politique censée éradiquer l’islamisme ait été aussi incroyablement contreproductive : voilà un paradoxe relevé par ces interventions et qu’il nous faudra longtemps
pour comprendre.
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Terrorisme : le nom de l"ennemi 2005
Ne parlons pas de guerre des civilisations : nous menons une lutte mondiale contre «
l’idéologie du mal: », déclare Tony Blair neuf jours après les attentats de Londres. Un
propos qui fait écho aux invocations par G.W. Bush de l’axe du mal, des evildoers (« ceux
qui font le mal ») ou de « ceux qui haïssent la liberté »…, mais le thème renvoie aux
premiers commentaires du même Blair le 7 juillet, dénonçant ceux qui tuent « au nom du
Coran »dont il font une interprétation perverse. Dans le combat idéologique que le premier
ministre britannique entend gagner la qualification de l’ennemi joue un rôle fondamental.
Comment le nommer ?
Al Quaïda ? Ce nom a été choisi par un juge américain pour désigner l’entité qui fédère
divers groupes dont certains plus anciens (les frères musulmans d’Égypte, par exemple) dans
le « jihad contre les Juifs et les Croisés » et par allusion à la « base » par où passaient les
mouhadjidines qui s’entraînaient en Afghanistan. C’est une désignation commode pour les
médias mais qui reflète mal la réalité organisationnelle du réseau terroriste.
Les « islamistes » ? Le terme est trop proche d’islamiques…
Certains parlent de « nihilistes », ce qui n’a guère de sens. Car les kamikazes du 11
Septembre ou du 7 Juillet ne voulaient certes pas « tout détruire » et n’agissaient pas par
désir de néant. Ils croyaient au contraire œuvrer pour le Bien, conformément aux ordres de
leur Créateur, en état de légitime défense face à l’agresseur occidental, et de manière « licite
» au sens islamique pour gagner le statut envie de chahuda, martyrs. Loin de croire que
«tout est permis », ils se soumettaient à toutes sortes de règles et interdits et voulaient établir
le règne de Dieu sur terre. Sauf à faire de nihilistes le synonyme de « fanatiques », le mot ne
signifie rien dans ce contexte.
Pour notre part, nous avons choisi le terme de jihadistes pour parler de ceux qui se croient
en effet engagés dans une guerre planétaire et mystique. Cela évite d’énoncer des truismes
comme « ils sont mauvais car leur intention est mauvaise ». Par ailleurs l'idée de jihad
renvoie précisément à l'idée de libération du territoire (la terre de l'Oumma occupée par les
Juifs et les Croisés) dont se réclame le groupe Abou Hafs al-Masri phalange Europe qui
revendique l'attentat du 7 juillet sur Internet. Il exige le départ de troupes étrangères d'Irak
et parle de la "bataille sanglante", de la "guerre d'Angleterre" et de la "légitime défense des
musulmans en réponse aux exactions commises à leur encontre du Golfe au Maghreb".
Certes, l'authenticité du contenu n'est pas prouvée, mais la phraséologie est familière : la
terre occupée, la légitime défense, le prix du sang. Ou plutôt la libération du territoire et le
principe d'auto-défense (l'idée "qu'ils ne font que se défendre" est plutôt la règle que
l'exception chez les groupes terroristes) comme constituant une justification "naturelle" au
terrorisme, justification qui renvoie à une dimension spirituelle : l'obgligation de jihad, et
l'extension de la vraie foi.
Le terrorisme – qui est, répétons-le, une méthode et non une doctrine en soi - se caractérise
suivant la formule souvent répétée de Raymond Aron par la recherche d’effets
psychologiques supérieurs à ses effets physiques. Un terrorisme sans violence serait du
bavardage ; à l’inverse le terrorisme ne peut se réduire à sa puissance de destruction. Pour
lui, le ravage fait message et le théâtre des opérations est un théâtre tout court. Quand le
résultat militaire de ladite violence importe plus à ses auteurs que sa signification
symbolique, il faut parler guérilla, émeute ou guerre de partisans. Le terroriste, lui, théorise
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et interprète. Quand il tue un homme, il veut tuer une idée et en proclamer une nouvelle.
Ceci vaut depuis la « propagande par le fait » anarchiste de la Belle Époque jusqu’à la
Terreur d’anathème et de prédication que pratiquent les jihadistes.
Ces faits n’ont pas échappé aux contre-terroristes intelligents. Outre la lutte par les armes, ils
ont toujours mené une guerre pour la persuasion ou plutôt pour l’interprétation (y compris
en l’occurrence l’interprétation théologique correcte du Coran). Il s’agit en effet d’imposer
une lecture des faits inverse de celle du terroriste. Encore faut-il bien comprendre quelle est
son intention
Dire que celui-ci « veut terroriser » n’est qu’une partie de la réponse : un général ne
cherche-t-il pas aussi à terroriser son adversaire ? Et une bombe tombée du ciel ne fait-elle
pas aussi peur que celle qui explose dans un autobus ?
Ajouter que le terroriste veut influencer les gouvernements et les peuples ou les contraindre
par la terreur n’est pas faux non plus, mais n’éclaire pas davantage. On ne peut qu’admirer
les Londoniens interviewés par les médias et qui répètent à l’envi : nous cèderons pas…,
nous avons résisté au Blitz pendant la guerre.. si nous changions nos habitudes ou si nous
montrions notre peur, nous ferions exactement ce que veulent les terroristes… Tout ceci est
courageux (mais nous n’avons pas souvenir que les Madrilènes aient été beaucoup plus
couards après les attentas du 11 Mars 2004) et il est vrai qu’une panique de la population
londonienne serait un bénéfice collatéral dont il faut priver les poseurs de bombes. Mais le
problème est qu’il n’ont émis aucune revendication, énoncé aucun chantage auquel on
puisse résister. Ils ont voulu à la fois exercer une vengeance et faire une proclamation. En
effet, le terrorisme obéit toujours à une logique de révélation.
Que prétend-il révéler ? En règle générale, au moins trois choses :
- au nom de qui il frappe et quel acteur historique (le Prolétariat, le Peuple, les Opprimés,
l’Oumma…) il représente et d’où provient ce qu’il considère comme la légitimité de
l’attentat
- quel changement historique il annonce (la Vengeance est proche, la Révolution est en
marche…) et quel camp il veut rassembler
- qui il frappe et qui il abaisse par là. La victime et ce qu’elle représente – comme l’État- sont
censés être diminués, humiliés (ils peuvent éprouver la peur) mais aussi démasqués (le
Pouvoir honni est plus vulnérable et plus oppressif qu’il ne semblait)
Face à cette triple « révélation », le contre-terroriste rabaisse ce que l’acte terroriste a voulu
élever à hauteur des grands principes (Nation, lutte finale, volonté de Dieu…).
L’organisation terroriste est décrite comme criminelle, non représentative motivée par le
ressentiment. Son action comme perverse, irrationnelle et vouée à l’échec. Ses effets comme
une vaine tentative contre la démocratie qui, selon la formule consacrée, ne cèdera pas.
L’administration Bush a proclamé la G.W.O.T. (Global War on Terror, Guerre globale à la
terreur). Le Terrorisme acquiert ainsi le statut d’ennemi principal. Il polarise toute la
stratégie y compris l’offensive contre les deux autres T : les Tyrannies comme celle de
Saddam et la Technologie des armes de destruction massive. D’où ce paradoxe :
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hyperpuissance et hyperterrorisme s’accordent sur la dimension quasi métaphysique de la
lutte.
Cela rend encore plus cruciale la question de l’humiliation symbolique. Or, en matière
d’humiliation, rien ne pourra jamais égaler la destruction des Twin Towers, que ben Laden
décrivait comme les « icônes de l’Occident ».
Les faucons Washington se sont juré de ne plus revivre de Mogadiscio ou de Saigon :
l’armée U.S. obligée de se retirer parce que l’opinion ne supportait pas la vision des boys
morts. Quant au reste, pour gagner les cœurs et les esprits, ils comptent sur la force de
séduction de la démocratie.
Pour sa part, le premier ministre britannique en est à envisager une législation réprimant
l'incitation intellectuelle au terrorisme. Une formulation qui rappellera des souvenirs au
Français, les fameuses lois dites "scélérates" des années 1890 réprimaient la complicité
intellectuelle avec l'anarchisme (terme que l'on préférait à terrorisme à l'époque).
Mais que valent de telles méthodes face à ceux pour qui la vengeance et la souffrance de
l’ennemi sont des récompenses suffisantes de leur action ?
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Terrorisme : violence, images, symboles 2005
En Irak, les insurgés ont complété leur panoplie grâce à une technique nouvelle. Aux
attentats-suicides, aux bombes au bord des routes, aux exécutions de « collabos » (policiers,
recrues de l’armée, traducteurs fusillés), aux prises d’otage, ils ont ajouté l’utilisation de
tireurs d’élite. Ceux-ci visent les soldats américains de loin, créant une insécurité
supplémentaire : d’où viendra le prochain tir ?
Mais à toute innovation stratégique correspond une innovation médiatique. En effet les
tireurs ou leurs aides filment leur action, si bien qu’ils font le reportage en même temps que
l’attentat lui-même. Les images frappent aussi vite que les balles, mais elles portent plus loin.
En effet, comme les entraînements, les cassettes testaments de volontaires de la mort, les
égorgements d’otages, etc., toutes ces images seront exploitées, diffusées sur Internet ou
vendues en CD Rom ou Dvd, jusque sur les marchés de Bagdad.
Le mouhadjidine à la fois sniper et reporter, ou, si l’on préfère, la trilogie idéologie plus
violence asymétrique plus propagande résume le statut du terrorisme, lutte d’idées, de forces
et de symboles.
Lié par nature au conflit, le terrorisme prépare, redouble ou remplace les hostilités, la
guérilla, la révolution. À ce titre, il semble justiciable d’une approche scientifique de la
violence. Il est bien la « guerre du pauvre », guerre menée par des volontaires clandestins
face à des armées puissantes, qu’il n’est pas question de vaincre en rase
campagne, mais à qui le terroriste espère infliger un dommage insupportable (pertes
humaines, perte de moral, perte de prestige, perte d’image….). Il est donc urgent
d’en faire la polémologie.
Mais le terrorisme est aussi un message paradoxal : il est porteur de significations. Il mobilise
des moyens de propagation, y compris les médias, et recourt des stratégies
de reconnaissance. Doit-il être étudié comme une forme aberrante de " communication " ?
Faut-il aussi en faire la médiologie ?
Les invariants
Les actes terroristes peuvent ainsi se classer sur une double échelle. Échelle de destruction.
Elle va de la violence la plus précise (un tyrannicide qui apparente le terrorisme aux
complots et conspirations) à la plus générale (des opérations terroristes, inscrites dans une
longue lutte collective peuvent ne plus se
distinguer de la guérilla ou de la guerre de partisans), du massacre à la simple " subversion ".
Échelle de propagation. Le message terroriste peut ainsi avoir une valeur de proclamation,
de la plus vaste destinée à éveiller le genre humain (il se rapproche
alors de la propagande en acte chère aux anarchistes) jusqu’à une valeur de négociation
(plus cynique, il peut parfois toucher au chantage, au racket, à
l’opération de service secret).
En somme, le terrorisme se trouve à plusieurs carrefours.
- Il suppose une casuistique. Le terroriste veut justifier en conscience la nécessité de sa
violence que son adversaire tente de criminaliser. Il se réclame d’une légitimité supérieure
(en l’occurrence l’obligation religieuse de jihad pour libérer une terre d’Islam, obligation
bien supérieure aux lois irakiennes).
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- Le terrorisme a une rhétorique, : il tente de convaincre et son adversaire (qu’il a perdu,
que sa cause est injuste...) et son propre camp (que la victoire est proche,
qu’il faut être unis...). Parfois aussi l’opinion internationale. Face à cela, les contreterroristes
s’efforcent d’empêcher la contagion de la peur ou de la solidarité
- Le terrorisme s’apparente à un ésotérisme, voire à un comportement de secte, puisqu’il
vit du secret. Ses ennemis, eux, prétendent toujours le démasquer.
- Le terrorisme a une topologie : celle des réseaux. Ils dépendent à la fois de leur capacité
de fonctionner malgré les tentatives d’interruption, et d’un environnement
favorable (un sanctuaire par exemple). En face, le contre-terrorisme cherche le contrôle du
territoire.
- Le terrorisme a une économie : il gère des ressources rares et tente de produire des plusvalues considérables (plus-value publicitaire de l’action spectaculaire à moindres frais par
exemple). C’est cette logique que tentent de freiner ses adversaires.
- Le terrorisme procède à une " escalade " symbolique puisqu’il prétend élargir la
signification de ses cibles ou de ses demandes jusqu’à en faire des principes historiques,
religieux, métaphysiques : la Tyrannie, le Mal, la Révolution... Dans le camp d’en face, on
tente, au contraire, de réduire le terrorisme, notamment de le réduire à sa composante
criminelle.
- Le terrorisme est donc au total une stratégie de perturbation (qui vise à paralyser la
volonté ou la capacité adverse) plus que de destruction. Face à cela, il ne reste plus à son
ennemi qu’à élaborer une stratégie d’annulation.
Les données technologiques
Tout conflit armé se redouble d’un conflit par, pour et contre l'information. Il faut espionner
et surveiller l'adversaire. Il faut l'intoxiquer, le tromper, le décourager. Il
faut soutenir le moral des siens. Il faut de la propagande, des images bien contrôlées, des
informations bien ciblées. Toute guerre est nécessairement guerre du mensonge et des
images. Et, en ce domaine, les stratégies dépendent aussi des technologies. Au cours de ces
dernières années, les militaires ont cru toucher au but.
La révolution numérique et les nouveaux médias mettaient à leur portée le contrôle absolu.
C'était l'Info-guerre.
À la fin des années 90, les futurologues, dont ceux de la Rand Corporation, théorisaient déjà
netwar , la guerre en réseaux qu’ils distinguaient de cyberwar , la
guerre cybernétique ou plutôt assistée par ordinateurs. Ils étaient persuadés que les armées
les plus High tech, issues des nations entrées dans la société de
!l’information, seraient imbattables : elles sauraient tout, leurs adversaires seraient vite privés
de moyen de communication, elles réagiraient instantanément, intelligemment et
précisément. Elles sauraient gagner l’opinion par des méthodes de marketing en vertu de
l’adage « Celui qui gagnera la prochaine guerre n’est pas celui
qui aura la plus grosse bombe, mais celui qui racontera la meilleure histoire. »…
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Le Pentagone en a rêvé, Al Qaeda l’a réalisé ! La société en réseaux se trouve confrontée au
terrorisme en réseau. Déterritorialisée, faisant aisément circuler capitaux, armes et
combattants d’un pays à l’autre, d’un groupe de soutien à un second, capable de se
concerter sans doute largement via le web, mais aussi par
des réseaux beaucoup plus archaïques ou informels ( tribaux ou familiaux par exemple),
n’offrant aucune cible, les atteignant toutes, l’organisation terroriste donne
là une leçon de stratégie post-moderne. Les djihadistes parfaitement les principes
d’économie d’énergie, de dispersion des forces ennemies et de concentration des siennes,
d’accroissement de la confusion adverse, de recherche des points d’amplification maximale,
etc. À vrai dire, il sait comment utiliser le principe des réseaux pour se protéger et retourner
contre nous nos réseaux télévisuels, financiers, électroniques, voire peut-être postaux pour
obtenir une contagion optimale.
Sept médias, sept péchés capitaux de la stratégie occidentale
- La surveillance ne permet ni l’anticipation, ni la décision. Pourquoi Big Brother est-il un
gros nul ? Pourquoi dépense-t-il des milliards de dollars pour des satellites et des logiciels de
surveillance qui menacent les libertés publiques sans pouvoir arrêter dixneuf terroristes
armés de couteaux ?
- Le marketing de la guerre est inefficace. De croisade en justice infinie, de dommages
collatéraux en images mal contrôlées, la machine grippe. Elle échoue a vaincre l’antiaméricanisme, mais aussi le scepticisme et l’auto intoxication par la panique.
- La communauté résiste à la globalisation. L’Oumma islamique semble imperméable à la
force de persuasion de notre discours. Catastrophe : on peut utiliser les mêmes ordinateurs
sans croire aux mêmes valeurs, la culture n’est pas soluble dans la technique !
- Le cathodique n’est pas universel. Al Qaeda, médaille d’or de judo-TV retourne contre
nous la fascination des écrans. Du film catastrophe à la cassette-surprise, il
maîtrise tous les genres. Nous avions l’habitude de voir les guerres avec nos caméras, nos
satellites, nos missiles et nos morts sélectionnés. Bizarre de passer de l’autre côté de
l’objectif !
- À société en réseaux, terrorisme en réseaux. Dans une économie immatérielle, dans un
monde du temps réel, la peur se répand comme un virus informatique et les multinationales
de la Terreur ont compris les principes du cybermanagement. Les croyances les plus
archaïques commandent les outils les plus modernes.
- Les icônes n’ont pas perdu leur pouvoir. Ben Laden magnifié, stylisé, étale sa barbe de
prophète et nous écrase de l’autorité du symbole. Son visage de déjà martyr donne un coup
de vieux à nos beaux tee-shirts Che Guevara.
- La force du verbe persiste. Émerveillés par notre prétendue civilisation de la
communication, nous avions oublié la puissance du Livre. Un texte d’il y a quatorze siècles
suscite davantage de croyance que l’utopie des quatre M :
Marché, Mondialisation, Média, Morale.
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Au total, c’est la force du symbolique que nous redécouvrons.
Pour les djihadiste toute réalité apparente renvoie à une réalité spirituelle : le mouhadjidine
ne meurt
pas, il est martyr.
Il ne tente pas de libérer l’Irak, il le rend à son statut séculaire de terre sacrée.
Il ne tue pas des Américains, mais des Croisés.
Il n’égorge pas un otage, il exécute une sentence.
Il ne vit pas à notre époque, mais dans le deuil du temps mythique du califat….
Pour vaincre de tels symboles, il faudra un peu plus que des armes et des images.
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TERRORISME LE JEU DE L'HUMILIATION 2004
Le terrorisme se caractérisait suivant la formule de Raymond Aron par la recherche d’effets
psychologiques supérieurs à ses effets physiques. Un terrorisme sans violence serait du
bavardage! : le ravage fait message et le théâtre des opérations devient théâtre tout court.
Quand le résultat militaire de la violence importe plus que sa signification symbolique, il faut
parler guérilla, émeute ou guerre de partisans. Le terroriste théorise. Quand il tue un
homme, il veut tuer une idée et en proclamer une nouvelle. Ceci vaut depuis la
«!propagande par le fait!» anarchiste de la Belle Époque jusqu’à la Terreur d’anathème et de
prédication jihadistes.
Ces faits n’ont pas échappé aux contre-terroristes. Outre la lutte par les armes, ils ont
toujours mené une guerre pour la persuasion ou plutôt pour l’interprétation. Il s’agit en effet
d’imposer une lecture des faits inverse de celle du terroriste. Outre le sentiment contagieux
de peur et la contrainte qu’il prétend exercer sur les autorités et la population, que signifie le
«!message!» terroriste!? Au moins trois choses!:
-
au nom de qui il frappe et quel acteur historique (le Prolétariat, le Peuple, les
Opprimés, l’Oumma…) il représente
-
quel changement historique il annonce (la Vengeance est proche, la Révolution est en
marche…) et quel camp il veut rassembler
-
qui il frappe et qui il abaisse par là. La victime et ce qu’elle représente – comme
l’État- sont censés être diminués, humiliés (ils peuvent éprouver la peur) mais aussi
démasqués (le Pouvoir honni est plus vulnérable et plus oppressif qu’il ne semblait)
Face à cette triple «! révélation! », le contre-terroriste recourt à la lutte idéologique, voire à
l’interdit pour ne pas «!offrir de tribunes au terroriste!». Surtout il pratique la dénonciation!:
il rabaisse ce que le terroriste a voulu élever à hauteur des grands principes (Nation, lutte
finale, volonté de Dieu…). L’organisation terroriste est décrite comme criminelle, non
représentative motivée par le ressentiment. Son action comme nihiliste, irrationnelle et
vouée à l’échec. Ses effets comme une vaine tentative contre la démocratie qui, selon la
formule consacrée, ne cèdera pas au chantage.
L’administration Bush a proclamé la G.W.O.T. (Global War on Terror, Guerre globale à la
terreur), voire la quatrième guerre mondiale, la troisième étant la guerre froide. Le
Terrorisme qui est une méthode et non une entité acquiert ainsi le statut d’ennemi principal.
Il polarise toute la stratégie y compris l’offensive contre les deux autres T! : les Tyrannies
comme celle de Saddam et la Technologie des armes de destruction massive. D’où ce
paradoxe! : hyperpuissance et hyperterrorisme s’accordent sur la dimension quasi
métaphysique de la lutte.
Cela rend la question de l’humiliation symbolique cruciale et d’humiliation, il n’y en eut
jamais de plus grande que la destruction des Twin Towers, «! icônes de l’Occident! » pour
Ben Laden.
Les néo-conservateurs influents à Washington se sont juré de ne plus revivre de Mogadiscio
ou de Saigon! : l’armée U.S. obligée de se retirer parce que l’opinion ne supportait pas la
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vision des boys morts. Pour gagner les cœurs et les esprits, les stratèges U.S. comptent sur la
force de séduction du pays d’Hollywood et du rock. Ils la renforcent par la création de
chaînes de télévision en arabe comme, récemment, al Hurra destiné à contrer al Jazira.
C’est oublier trois facteurs.
-
L’effet de contradiction. Difficile, par exemple, après avoir assimilé les émeutes
irakiennes à une forme de terrorisme et «!benladenisé!» l’ayatollah Sadr de négocier
une trêve avec lui. Ou, comme le fait Paul Bremer, après avoir assimilé les Baasistes
aux nazis, de vouloir récupérer d’anciens membres du parti. La lutte contre le mal
absolu se concilie mal avec le réalisme stratégique.
-
La perte de contrôle des images. Les interdits des médias américains (ne pas montrer
le visage de GI’s capturés ou des victimes américaines, ni de scènes comme celles des
cadavres profanés de Falloudjah) sont contournés par les télévisions «!arabes!» voire
par des sites Internet qui montrent des cercueils de boys. La compétition pour
exhiber les !bonnes victimes et sélectionner les scènes d’humiliation n’est pas gagnée
par les occidentaux. Loin de là.
-
La résistance au réel. L’incroyable succès des thèses de la conspiration en témoigne,
telles celles attribuant la responsabilité du 11 Septembre aux services américains, et
pas seulement dans le monde islamique. C’était l‘avis de 30% des Allemands de
moins de 30 ans selon un sondage publié par die Zeit en Juillet. Il faut rendre à la
justice qu’un récent sondage du PIPA, Program on International Policy Attitudes,
montre que 45% des Américains sont persuadés, en dépit de tous les démentis que
des Armes de Destruction Massive ont été trouvées en Irak et 20% que l’Irak était
directement impliqué dans le 11 Septembre. À croire que le contenu de l’information
est sans force face aux préjugés et préconceptions des auditeurs.
La société dite de l’information découvre qu’il ne suffit pas de posséder les médias pour
contrôler le visible. Peut-être est-ce la rançon du paradoxe qu’annonçait Hannah Arendt, il
y a déjà trente ans dans Du mensonge à la violence!: «!Faire de la présentation d’une image
la base de toute politique, - chercher, non pas la conquête du monde, mais à l’emporter dans
une bataille dont l’enjeu est «!l’esprit des gens!», voilà quelque chose de nouveau dans cet
immense amas des folies humaines enregistrées par l’histoire.!»
Francois-Bernard Huyghe"
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Morts contre images 2004
La décapitation de l’otage Nick Berg diffusée sur un site islamiste est censée répondre corps
pour corps, mise en scène pour mise en scène, aux photos de tortures à Abou Graibh. Mais
à ce jeu du talion numérique et symbolique, la symétrie s’arrête vite.
Les moralistes souligneront le contraste avec raison. D’un côté une société qui se repent,
même hypocritement, des horreurs commises en son nom mais contre ses principes. De
l’autre ceux qui se vantent du sang versé conformément à ce qu’ils croient être leurs lois. Un
monde qui recherche le zéro mort, zéro dommage cathodique et un monde où le supplice a
valeur compensatoire, spectaculaire et pédagogique.
Mais, au-delà des considérations morales, se pose la question de l’usage stratégique des
images. En l’occurrence, si elles sont bricolées des deux côtés par des sinistres amateurs de
souvenirs, les réseaux du village global leur ont donné un impact plus rapide qu’aux grandes
icônes du siècle!précédent : petite vietnamienne sous le napalm, ou portrait de Guevara.
Que voir la souffrance de l’ennemi soit d’un côté, ce qui nuit le plus à une cause, de l’autre
ce qui la sert le mieux, cela traduit, à l’évidence, que nous ne lisons pas les images avec les
mêmes codes. Or ces codes ont une histoire.
La répugnance pour la vision des supplices en Occident (en Amérique, qu’on se souvienne
des photographies de lynchages de Noirs avant la Seconde Guerre Mondiale) ne date pas
d’hier. Elle est à peine moins récente que l’idée de faire des guerres pour des raisons
«!humanitaires!».
Sans même parler des cassettes testaments des futurs kamikazes, les djihadistes se régalent
de filmer égorgements et décapitations (le GIA algérien et les indépendantistes tchétchènes
avaient déjà produit des exécutions tournées en live). Il leur a fallu pour cela contourner
une ancienne répugnance islamique envers l’image. Il faut donc qu’ils considèrent de telles
images comme «!licites!», c’est-à-dire théologiquement susceptibles d’aider à la propagation
de la foi et non de favoriser la fascination des sens. Ce qui ne veut pas dire que leur efficacité
soit prouvée! : si beaucoup de musulmans s’identifient aux prisonniers irakiens, en tant
qu’Arabes humiliés, combien s’identifient aux hommes cagoulés qui tranchent des gorges!?
Le plus étonnant est que dans les deux cas, la société qui comptait s’imposer au monde
par des images ne contrôle plus ni les images ni leur effet. C’est le paradoxe bien connu!:
des gens qui adorent les films d’Hollywood et regardent CNN peuvent faire le djihad.
Nous pensions que les médias véhiculaient un imaginaire commun, que les industries
culturelles planétaires fabriquaient un type d’homme, consommateur d’images pacifié et
repu. Nous redécouvrons combien les idéologies et les cultures font obstacle à
l’unification de la planète par ces médias et ces marchandises.
Quant à la méthode de contrôle de la vision de la guerre qu’ont développé les stratèges
après le Vietnam - cacher les morts comme pendant la première guerre du Golfe, diriger
les caméras sur les bonnes victimes comme au Kosovo, «intégrer!» les journalistes sur le
front comme en 2003 - elles révèlent leurs limites. Elles sont d’une part l’impossibilité de
censurer le flux des informations (que ce soit sur les télévisions arabes ou sur Internet) et
d’autre part l’effet «! de loupe! » du visuel qui individualise tout! : une victime vaut une
idée, un homme, une cause.
François-Bernard Huyghe
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TWIN TOWERS et BIG BROTHER 2001
Twin Towers et Big Brother
Big Brother n’existe pas seulement dans la tête des intellectuels, infatigables dénonciateurs
du Système manipulateur et omniscient. Il vit aussi dans les fantasmes des stratèges, et en
particulier dans ceux du Pentagone. Ces gens qui n’ont certainement lu ni Bentham ni
Foucault parlent du “!panoptisme!” au profit des U.S.A., de “!l’infodominance!” absolue que
conférera la technologie. Ils parlent même de “! l’œil de Dieu! ”! : lorsque l’hyperpuissance
pourra tout voir, elle pourra tout dissuader! : terrorisme, activités d’un État-voyou, crime
organisé, etc. La finalité ultime est ce qu’il est convenu d’appeler le“!monitoring global!” de
la planète. Mais, toute question morale mise à part, est-ce efficace!? Car, bien sûr, écrire des
rapports sur le “!soft power!” est une chose, ne pas confondre un char serbe avec un leurre
en bois ou arrêter vingt kamikazes en est une autre.
Pourquoi avoir les 120 satellites d’Echelon autour de nos têtes, pourquoi faut-ils que les
U.S.A. dépensent à tout espionner l’équivalent de 150 milliards de nos francs par an (budget
de ce que les américains nomment la “!communauté de l’intelligence!”), si c’est pour ne rien
anticiper ? À quoi bon être la première société de l’information du monde, si c’est pour ne
rien pouvoir rien contre des cutters, de l’organisation et un pulsion de mort qui dépasse
notre entendement!? Alors, échec des technologies à la Big Brother!?
Si l’on entend par là qu’il est absurde que le citoyen lambda voie ses e-mail interceptés, et
soit “! traçable! ” et profilable dans des bases de données, tandis que les groupes terroristes
passent entre les mailles du filet, la réponse est évidemment oui. Encore faut-il replacer le
supposé échec de la technologie ou du renseignement dans son contexte. Cela débouche sur
des questions beaucoup plus graves que de savoir si flics et espions font bien leur travail!:
- Loin d’être “! archaïques! ”, les groupes comme celui de Bin Laden recourent aux
techniques de pointe. Ainsi ils pratiqueraient la stéganographie, qui consiste à dissimuler
l’information que l’on veut transmettre, non pas sous forme de texte chiffré qui attire
l’attention, mais dans une micro-image implantée dans une photographie d’un site Internet.
Ou encore dans une zone minuscule mais non utilisée d’un fichier musical de type MP3.
C’est la version électronique du microfilm cher aux romans d’espionnage. De façon plus
générale, le fait d’avoir un turban et une grande barbe n’empêche absolument pas de
comprendre les mécanismes de la société de l’information. C’est vrai
de ses mécanismes symboliques (l’image des deux tours s’effondrant en live planétaire
réactive à la fois notre imaginaire des films-catastrophes hollywoodiens, et des mythologies
plus profondes (la tour de Babel, le feu divin...) et une signification emblématique évidente
(le World Trade Center est à la fois l’Amérique, l! ‘hégémonie politique, la globalisation
financière, la mondialisation...). C’est vrai aussi si l’on se réfère aux mécanismes des
réseaux!: si ce que l’on dit est exact, Bin Laden aurait été à la fois capable de vivre sous la
tente et de diriger un empire financier à distance, voire de spéculer par transactions
électroniques interposées sur la catastrophe qu’il s’apprêtait à provoquer! ! Autre façon de
dire que le technologique n’est pas l’inverse de l’idéologique ou que les avancées de
McWorld ne sont pas des reculs du djihad, pour parodier le titre du livre de Barber.
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La décennie ben Laden sur http://huyghe.fr
- Le problème n’est pas seulement d’avoir des moyens de surveillance, il est de ne réagir
qu’aux bons signaux. Or l’attaque du 11 Septembre a été précédée de fausses alertes. Ainsi,
le 22 Juin dernier les médias américains avaient annoncé l’imminence d’une action terroriste
sur la base de l’interception supposée de communications du groupe Bin Laden. Dans la
guerre électronique, la crainte des stratèges est d’être abusés par des leurres ou de frapper
par erreur des neutres ou des amis. Dans la lutte contre le terrorisme, elle est aussi d’être
intoxiqué, auto intoxiqué ou surexcité. Cela veut dire, bien sûr que l’excès d’information tue
l’information, - c’est un truisme. Cela signifie surtout qu’un système de détection/prévention
planétaire de périls de tous ordres (terrorisme, attaques des États-voyous, activités
criminelles, etc.) se heurtera toujours aux problèmes de la discrimination et de la réaction
instantanée puisque la question du temps est ici fondamentale.
- Les responsables de la sécurité qui réfléchissent sur les conflits que l’on dit
“! asymétriques! ”, tel groupe terroriste contre un État-Nation, sont confrontés à une
multitude de scénarios. Mais quel était le bon synopsis!? Celui de 1999!étudié devant James
Schlesinger ressemblait au livre de Lapierre et Collins “! le cinquième cavalier! ”: des
terroristes tchétchènes vendent des armes nucléaires tactiques russes au Hezbollah!; il les fait
pénétrer à New York en bateau et exploser. Était-ce le scénario dont le Sénateur Sam Nun
avait parlé à Bill Clinton! : deux terroristes en hors-bord sur le Potomac dirigent un miniavion télécommandé et chargé d’Antrax, un gaz mortel, le soir du discours sur l’état de
l’Union, quand l’exécutif et le législatif sont réunis au Capitole! ? Fallait-il craindre
l’introduction d’une arme biologique sur le territoire américain comme on l’étudiait cette
année à Andrew’s Airforce base! ? Et certains d’imaginer ce que pourrait donner la
conjonction d’armes de destruction massive (biologiques et chimiques) plus des armes de
“!perturbation massive!”!: une attaque cyberterroriste paralysant les réseaux informatiques
et créant une panique contagieuse.
Dans certains des exercices de simulation ainsi étudiés par les think tanks américaines, les
militaires, les responsables de la sécurité, etc., il arrive souvent que les “!bons!” perdent et en
tout état de cause, le poids du “!zéro risque!”, sorte d’application du principe de précaution
totale, est probablement insupportable en terme de coût et d’efficacité. Nous découvrons
une société de contagion. Nos systèmes s’efforcent , par des moyens de surveillance et de
contrôle high tech d’enrayer toutes sortes d’épidémies!: qu’il s’agisse de la vache folle ou de
la panique boursière, d’épidémie de violence ou de rumeurs. Demain, peut-être, il s’agira
d’éviter les catastrophes liées à la diffusion de codes génétiques ou de codes informatiques.
Et, d’autre part, le bouclier technologique ne vaut plus rien si une personne dans le monde
en découvre une faiblesse. Si un hacker découvre un moyen de pirater les sécurités de
Microsoft ou si un laboratoire militaire découvre un leurre capable de tromper le bouclier
antimissile, il faut tout recommencer à zéro. La technique offensive (ou de déception) sera
forcément diffusée un jour ou l’autre
- D’un côté nombre des libertés fondamentales (et plus seulement le droit au secret du vote
et de la correspondance) sont des droits de retenir et de défendre de l’information!: droit de
contrôler l’usage de ses images et ses données, droit d’être anonyme et d’utiliser un code sur
Internet, droit de ne pas être fiché par l’État et les sociétés commerciales, droit à la propriété
intellectuelle (ne pas être piraté ou recopié). De l’autre, l’exigence réelle ou supposée de
sécurité ou de moralité amène les autorités, étatiques ou déontologiques, à réguler les zones
de traçabilité, de rétention et de non-diffusion. Qui a le droit de savoir ou de publier quoi à
propos des fonds secrets, du passé des hommes politiques, de l’origine ethnique, du casier
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La décennie ben Laden sur http://huyghe.fr
judiciaire ou de la sexualité des citoyens, de leurs dossiers médicaux, de la feuille d’impôt du
voisin ? Or la question n’est pas seulement de décider entre liberté et sécurité, droits de
l’individu ou exigences de la société, morale des fins ou morale des moyens. Ce ne sont pas
seulement des choix politico-éthiques. Ce sont des décisions d’où découle un des sources
principales du pouvoir dans nos sociétés (y compris du pouvoir économique)! : celui de
décréter ce qui est visible et ce qui est caché, ce qui est reproductible et ce qui est limité. La
maîtrise des moyens technologiques de savoir et de dissimuler est devenue au moins aussi
importante que le monopole de la violence légitime qui est censé caractériser l’État.
Nos sociétés dites de l’information ou de l’immatériel reposaient paisiblement sur la gestion
d’images séduisantes, la circulation fluide de données et le traitement performant de
l’information. Du moins, c’est ce qui se disait. Des fanatiques armés de couteaux, des scènes
filmées en direct, puis la propagation du désordre économico-informationnel ont révélé
d’étonnantes vulnérabilités. Il a fallu constater la force des images symboliques, la fragilité
des systèmes de données, l’inutilité de technologies sophistiquées dont ne résulte aucune
connaissance opérante. Le tout s’accompagne de l’effondrement de mythes dont se
nourrissait la pensée militaire, géopolitique, économique.
Il n’est donc plus temps de se demander si ladite société de l’information tiendra ses
promesses pour tous. Ni de dénoncer l’idéologie de la communication, paravent supposé de
la mondialisation. Nous sommes condamnés à vivre entre le péril d’une hégémonie
informationnelle, d’ailleurs inefficace, et celui du chaos. Les prochains mois nous
apprendront ce qu’il en sera des rapports de force et comment se résoudront les conflits
ouverts. Mais, quel qu’en soit le résultat, restera à faire les choix d’une stratégie de
l’information.
Ce sera une stratégie des desseins! : il faudra choisir selon quelles règles individus, États et
puissances transnationales géreront transparence, connaissance, secret, capacités de
surveillance.
Ce sera une stratégie des moyens! : outils et réseaux de traitement de l’information sont
intrinsèquement vulnérables! ; les choix de procédures ou protocoles de traitement
impliquent par nature des relations de pouvoirs. Il y a donc une politique de la technique à
inventer.
Ce sera aussi une stratégie des intérêts, notamment parce que l’économie dite de
l’immatériel a engendré des modes de contrôle, de déstabilisation, d’influence, etc. face
auxquels l’intervention du politique devient une nécessité.
Cette stratégie-là, il est crucial que la France et l’Europe puissent s’en assurer la maîtrise.
F.B. Huyghe
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La décennie ben Laden sur http://huyghe.fr
Voir l"ennemi (écrit avant le 11 septembre)
Si les images sont suspectes à la mesure du désir qu’elles provoquent, elles sont autant
dénoncées pour la haine qu’elles éveillent : séductrices, les voilà accusées d’être meurtrières.
Au long réquisitoire qui, de Moïse au Monde Diplomatique, leur fait grief de nous
détourner (de Dieu, de la vie, de la critique, de la mémoire, de la citoyenneté...), s’ajoute le
reproche d’échauffer de mauvaises passions, d’où le chef d’incitation à la violence... Plus
précisément, l’imputation est double : l’image serait criminogène et belligène. D’une part, le
spectacle de la brutalité stimulerait de sanglants mimétismes (la violence fictive engendrant
par quelque forme d’accoutumance ou d’apprentissage brutalités et délinquances
individuelles) ; d’autre part, des représentations perverses porteraient à incandescence toutes
les rivalités collectives : l’ennemi visible, évoqué, identifié, caricaturé, réduit à ses traits les
plus noirs deviendrait la figure d’une entité détestée, type général dont les antagonistes
concrets sont la haïssable incarnation.
Il existe cent théories de la violence ou du conflit ; certaines en font le résultat d’une alchimie
des forces instinctuelles, d’autres l’effet d’un funeste dressage. Il y a autant de distinctions
entre agressivité, agression, destructivité, combativité, destrudo,, thymos... Mais il est un
point d’accord : accrues, suscitées ou orientées par l’image, nos fureurs communes se
dirigent et se médiatisent. Si l’homme est un animal politique (il tue pour ses idées), il tue
aussi des idées, ou plutôt des représentations qu’il se fait (qu’on lui fait) du papiste, du boche,
du bolchevik, du viet, de l’impérialiste ; l’objet de ses hostilités de groupe est nécessairement
un objet représenté et désigné.
De là le soupçon que nous ne soyons trop enclin à détester des leurres. Une fois encore, c’est
“1984” qui fournit la meilleure illustration à nos fantasmes. Big Brother n’exige pas
seulement l’adoration de son icône omniprésente sur les écrans, il réclame des “minutes de
la haine” où, rassemblés devant les télécrans, les poings serrés, criant leur dégoût face à
l’image honnie de Godstein, les citoyens s’unissent dans une commune exécration.
Cependant les mensonges ourdis par le ministère de la vérité, persuadent chacun que les
troupes d’Océania remportent des batailles chimériques ou repoussent des agressions
imaginaires d’ennemis virtuels. Est-ce si invraisemblable ?
Il est tentant de répondre qu’il y a, qu’il y a aura toujours des “médias de la haine”, voire,
comme Kusturica que “la télévision tue plus vite que les balles.” La peinture, le livre,
l’affiche, le journal ont toujours rivalisé en pouvoir de mobilisation. Le cinéma n’a pas moins
excellé à montrer les stéréotypes les plus négatifs (difficile de surpasser en emphase
belliqueuse certains de ses plus grands chefs d’œuvre comme Naissance d’une nation ou
Alexandre Nevski ) ; au Liban, en Yougoslavie et partout où l’on se massacre, les tubes
cathodiques projettent de quoi nourrir les passions les plus agressives En 1994, les reportages
de télévisions commerciales sur une malheureuse affaire de drapeau planté sur un caillou
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La décennie ben Laden sur http://huyghe.fr
ont manqué de déclencher une guerre gréco-turque dans un grand crescendo d’exaltation
nationaliste.
Mais ceci reste dans le domaine de la propagande, grande simplificatrice qui réduit le
monde à nous et eux. L’adversaire unique, à la fois cause de nos malheurs et objet de nos
projections, nous ressoude dans un processus où le contenu de la croyance importe peut-être
moins que le lien (nous) et la frontière (eux). On croit toujours ensemble, on croit le plus
souvent contre (les idéologies ce ne sont pas seulement des leurres qui occultent le réel, ce
sont des idées organisées contre des idées). Que des mots et des images au service d’une
intention stratégique (ou reflet d’une “imprégnation” inconsciente) puissent y contribuer, nul
n’en doute. Ce processus suppose à la fois une implication (l’autre nous devient intimement
odieux, nous l’intériorisons comme ennemi intime) et une réduction (le groupe adverse tend
à s’assimiler au mal si ce n’est au mal absolu dans l’ordre de la morale, de la religion, du
droit, voire au laid, au non-humain, à l’absolument autre, etc..) Pourquoi les médias ne
pourraient-ils être pareillement xénophobes, racistes, bellicistes ? Affaire de contenu ou
d’intention, donc ? A mauvaises images, mauvais instincts ?
Voir, haïr
A cette vision instrumentale des médias, s’oppose toujours un discours sur leur pouvoir
pacifiant. Sous sa version simple, techno-angélique, ce discours nous redit que nous nous
détestons faute de nous savoir si semblables et que plus de communication (sans censure,
sans frontières, etc..) entraînera moins de violence. Des gens qui aiment Michael Jackson et
écoutent CNN ne peuvent pas vraiment se faire la guerre. Version cyber: grâce au Web nous
échangerons des données, pas des missiles. On sait ce qu’il en est.
Argument plus troublant : la télévision serait intrinsèquement apaisante. McLuhan soutient
qu’elle est rétive aux questions brûlantes et aux personnages qui chauffent : “Hitler aurait
rapidement disparu si la télévision était apparue à une vaste échelle pendant son règne. Et
eut-elle existé auparavant qu’il n’y aurait pas eu d’Hitler du tout.” La télévision, medium
froid capable d’émouvoir et d’impliquer, mais non d’exciter ou de mobiliser, serait, en
somme, rétive à la rhétorique emphatique de l’agression, au dangereux “sublime” qui est
selon Kant le registre du discours guerrier.
La théorie du gentil medium reformulée par d’autres en fait un des grands facteurs de
dédramatisation, de désengagement, d’acceptation paisible de valeurs moins disciplinaires
ou moins martiales La télévision, medium soft, qui marche à la séduction, qui nous parle le
langage de l’intimité nous aiderait donc résister ou à nous distancier de tout pathos
belliqueux. Contribuant à la paix civile, fut-ce au prix du retrait individualiste et du
scepticisme, mettant “en temps réel” toute atrocité commise à l’autre bout du monde sous
l’œil de chacun, la télévision serait au service de la paix tout court. L’argument est, en
somme que l’on meurt pour des livres, qu’on s’engage “comme au cinéma”, mais qu’il est
rare que l’on éteigne son poste pour courir au combat.
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La décennie ben Laden sur http://huyghe.fr
L’exemple toujours cité, celui de la guerre du Vietnam nous rappelle les ambiguïtés de la
première guerre dans le living-room. Même si, côté américain, les commentaires de l’image
furent globalement moins “pacifistes” qu’on ne tend à le croire, même si certaines photos
symboliques jouèrent un rôle concurrent, la télévision a agi comme facteur de
démobilisation (de démoralisation, penseront les militaires). Par le simple rappel que la
guerre tue des boys, ou cet enfant qui court sous le napalm..., l’image cathodique, l’intruse
qui trouble la paix du foyer, aurait accompli le programme que Jack London assignait, trop
tôt, au cinéma quand il écrivait : “Le temps et la distance ont été annihilés par le film
magique pour rapprocher les peuples du monde.. Regardez frappé d’horreur les scènes de
guerre et vous deviendrez un avocat de la paix...”.
Lors des conflits de la Grenade et de Panama, avec moins de succès aux Malouines, les
armées occidentales s’efforcèrent d’appliquer la règle du “pas vu, pas tué” : une bonne
guerre est une guerre abstraite et propre, sans morts visibles. Si l‘on veut, comme Chomsky,
se livrer à une sinistre comptabilité de milliers de victimes divisées par heures d’antenne, on
saisit vite avec quelle sélectivité nous sont fournis les objets de notre compassion. La
télévision excelle à montrer des victimes, à la fois particulières et interchangeables dans
l’unicité de leur souffrance, séparée de tout cadre de référence, de toute histoire, de toute
explication, mais pareillement aptes à nous émouvoir. Parallèlement au développement de
l’idéologie victimaire et de l’humanitaire-spectacle, l’art de montrer et de ne pas voir va
donc se développer. De tous les qualificatifs sur la guerre du Golfe, guerre vidéo, guerre sans
images, guerre en direct, guerre-spectale, guerre du mensonge, c’est encore celui de guerre
sans victimes qui frappe le plus, rappel que les images servent aussi et surtout à occulter et
oublier qui meurt.
Mais il serait trop facile de tout ramener à la propagande ou à la manipulation, à la
concurrence de l’image qui incite ou de l’absence d’image, aux mécanismes qui nous font
abhorrer l’ennemi et à ceux qui nous le font ignorer. La réduction psychologisante aux
affects, aux mécanismes supposés de l’agression ou de la pitié que des images activeraient ou
inhiberaient ne peut qu’occulter l’importance de la catégorie d’ennemi.
Tuer sans haine
Les armées ont toujours tenté de produire des guerriers si discipliné qu’il massacreraient
sans haine ni plaisir, par pure obéissance et sans qu’aucun sentiment personnel n’interfère ; il
existe un idéal du soldat citoyen luttant contre son adversaire sans le détester, ne voyant en
lui qu’une victime égarée des tyrans qui l’abusent et ne le tuant en somme que faute de le
pouvoir libérer. Sans compter le rôle que joue cette sorte d’outils que l’on nomme les armes :
les dispositions psychiques du guerrier qui court vers ceux de la horde adverse, celles du
combattant de 14 qui attend une mort anonyme ou celles du technicien qui calcule la
trajectoire d’un missile sont-elles comparables ? Tous ont pourtant en commun d’avoir un
ennemi.
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Le soldat n’a nulle peine à connaître l’ennemi que l’instance souveraine lui a assigné et qui
se manifeste lui-même comme tel : nul ne doute d’un droit de donner la mort qu’ils se
confirment mutuellement. Cette couleur d’un habit pour laquelle on s’étripe et sur laquelle
ironise Voltaire suffit longtemps à marquer cette distinction. Pour le soldat voir l’ennemi,
cela signifie pouvoir ou devoir le tuer. Vieille loi qu’il faut sans doute reformuler avec les
télétechnologies. Désormais qui voit, tue : voir c’est vaincre. Il y a les armées dotées de
machines de vision décrites par Virilio, de satellites, de caméras, d’avions furtifs,
d’ordinateurs, de scanners, capables d’acquérir l’image, de traiter l’information, de
modéliser la bataille, de frapper tout point saisi et qui se gagnent sur écran. Pour elles, voilà
résolu le vieux dilemme du guerrier : voir l’ennemi d‘assez près pour l’atteindre, le voir
d’assez loin pour ne pas reconnaître en lui un semblable. Et puis, il y a les armées à faible
portée, les armées myopes, celles qui se battent plus avec des outils qu’avec des algorithmes.
Le droit de savoir qui vous tue est réservé aux guerres entre pauvres. C’est ce que
symbolisent ces soldats irakiens qui se rendent à un drone, un modèle réduit d’avion sans
pilote, mais doté d’une caméra : ils savent bien que si l’objectif les a saisis, ils sont déjà
prisonniers ou morts. Vu, perdu.
Quant au civil, censé ne pâtir du conflit que par contrecoup, accident ou violation des lois
de la guerre, sa participation est affectuelle : il doit témoigner une identité collective par
mille formes de solidarité ou de communions rituelles. Mais l’ennemi ne nous définit pas que
pendant la guerre ; en temps de paix, la commémoration de nos morts, nos souffrances ou
nos victoires est inséparable du rappel de nos ennemis. Le citoyen peut condamner
moralement la guerre en général ou, historiquement, critiquer la stupidité de tel conflit
particulier, mais il ne peut douter de qui furent ses ennemis. Il n’y a pas de mémoire
nationale sans trophées sculptés, frises de vaincus au bas des colonnes, peinture patriotique,
champs de bataille signalisés et monuments à la victoire, coqs piétinants des casques à pointe
ou portraits de Jeanne d’Arc. Il n’est pas jusqu’à Astérix qui, en nous rappelant que “nous”
avons résisté aux Romains, ne participe à la célébration iconique du conflit fondateur. Plus
sérieusement, quelle nation peut se dispenser de célébrer sa guerre, fut-elle une guerre
d’indépendance ? Il faut bien savoir quel sang impur abreuva nos sillons. Qui furent nos
ennemis nous dit qui nous sommes.
Notre ennemi privé, nous l’identifions sans peine. Ou bien il nous est connu par la haine que
nous lui vouons et le mal que nous lui souhaitons. Ou il nous apparaît sous l’aspect du rival,
et c’est à travers l’enjeu parfois conventionnel et le déroulement, non moins souvent
formalisé, de la lutte que nous l’identifions. Qu’il nous agresse en tant que personne, nous
dispute un enjeu particulier, ou les deux, il se fait connaître par là même. Mais qui nous
montre notre ennemi public, celui qu’il est de notre devoir de combattre ?
Le grec séparait extros ennemi particulier de polemos, celui envers qui il peut être fait appel
à la guerre et plus seulement à la lutte ; le latin distinguait l’inimicus privé (contraire de
l’ami et donc non-aimé) de l’hostis (qui en même temps pourrait être l’hôte, voire demain
l’allié). Notre langue nous refuse de telles nuances mais une longue tradition philosophique
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La décennie ben Laden sur http://huyghe.fr
et juridique maintient cette barrière. Ainsi pour Vattel au XIXe siècle : “L’ennemi
particulier et une personne qui cherche notre mal et qui y prend plaisir ; l’ennemi public
forme des prétentions contre nous, ou se refuse aux nôtres, et soutient ses droits, vrais ou
prétendus, par la force des armes.”. En somme, cette tradition nous apprend que si l’ennemi
public entend fonder en droit ce que donne la force (fut ce la destruction d’un État,
l’invasion d’une terre, la disparition d’un peuple) en un conflit échappant à toute instance
supérieure c’est que la guerre est une écriture pour l’histoire : elle doit implicitement assurer
aux générations suivantes la perpétuation paisible de ses résultats. La guerre vise une paix
où notre trace recouvrira la leur, elle veut toujours changer le monde et sa mémoire.
Corollairement, la possibilité de la guerre fonde la catégorie de l’ennemi.
L’idée d’ennemi
C’est une conception fort claire pour qui raisonne dans le cadre d’un État classique : il existe
des entités souveraines qui sont ou bien en paix ou bien en guerre, situations qui sont
signalés par toutes sortes de rites ou discours, traités et proclamations. L’État n’est censé
mériter ce nom qu’autant qu’il expulse la violence mortifère, guerrière hors de frontières, la
soumettant en deçà à ses propres normes. Sur son territoire, le conflit politique doit être
agonal et viser des avantages enjeux conventionnels par des voies régulées, et notamment
démocratiques, électorales. Sinon, si des groupes armés s’affrontent, non pour leur avantage
particulier, mais parce qu’ils entendent fonder une ordre, il y a tout simplement guerre civile
et on peut dire à juste titre que l’État n’existe plus.
La théorie sulfureuse de Carl Schmitt fait même de la distinction ami-ennemi le critère du
politique (catégorie bien plus vaste que celle de l’État) : “ Dans la mesure où elle (cette
distinction) ne se déduit pas de quelque autre critère, elle correspond, dans l’ordre du
politique aux critères relativement autonomes de diverses autres oppositions : le bien et le
mal en morale, le beau et le laid en esthétique, etc.. ” Sans discuter le caractère d’une telle
définition, retenons l’hypothèse que le politique se constitue entre deux possibilités : la
menace de la montée aux extrêmes (ce qui n’exclut pas le règne de la paix effective, tant que
la guerre subsiste comme virtualité) et le choix de l’ennemi, choix qui revient à l’unité
politique (qui n’est pas nécessairement l’État) et qui fonde la possibilité d’avoir un ami, l’allié.
Toute activité humaine est conflictuelle et peut déboucher sur de la violence, mais seul le
politique suppose la guerre comme condition d'existence et la distinction de l'ami et de
l'ennemi public comme polarité. Ni la paix effective, ni la neutralité d’un État, ni la capacité
concrète qu’aurait le politique de réduire le conflit à sa forme agonale, réglée, non mortifère
ne sauraient infirmer ce principe. Il l suffit à la guerre d'être éventuelle pour que subsiste la
distinction entre inimitié, violence et haine.
Temps et distance
À l’évidence, une telle notion deviennent plus difficile à cerner pour une époque qui a connu
simultanément ou successivement la guerre révolutionnaire (l’identification de l’ennemi
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La décennie ben Laden sur http://huyghe.fr
intérieur et de l’ennemi extérieur au nom d’un affrontement final à l’échelle de la planète), la
dissuasion (le confinement de la guerre aux marges de la non-guerre globale) et la guerre
humanitaire-policière (la guerre faite au nom de la communauté internationale par les
technologiquement développés contre des pays pauvres mais “criminels”). Vivre sans
ennemi, angoisse qui visiblement est épargnée au ruandais ou au tchétchène) est devenu un
malaise de riches depuis que nous avons vécu successivement deux expériences uniques :
croire que la guerre serait apocalyptique puis se persuader qu’elle était impossible, n’avoir
qu’un ennemi, puis ne plus en avoir. De tels bouleversements relativisent le rôle délibéré ou
non de l’image.
De ce point de vue, contrairement à la solennelle force de preuve de la photographie, la
télévision joue visiblement un rôle ambigu qu’il est impossible de réduire à ses effets
passionnels, à sa véracité ou à une supposée annulation de l’événement. Elle contribue
plutôt à une désorientation globale.
C’est d’abord la catégorie de la guerre qui nous apparaît plus floue. Non pas tant l’horreur
de la guerre : on a tout dit sur ces visions de massacres qui envahissent notre salon entre la
pub et la page sport, que ce soit pour s’indigner de leur force ou pour déplorer qu’elles
deviennent si supportables ou si banales. Mais ces sont la distance et le temps de la guerre
qui nous apparaissent à la fois trop proches et trop lointains par un véritable effet
d’écrasement. Le conflit Et à cela, toute tentative pédagogique pour arracher l’événement à
la force d’immédiateté des images puis le “recadrer” ne peut pas grand chose. Une loi
millénaire voulait que la guerre soit, bien plus qu’une lutte ou une bataille, une activité
organisée et continue ayant sa propre temporalité, se déroulant sur un territoire propre.
Difficile à concevoir quand toutes les guerres commencent à 20 heures, perdent topologie
politique et déroulement continu, quand guerre civile et guerre nationale, guerre proche et
guerre lointaine, escarmouche ou bataille décisive ne se distinguent plus que par la puissance
éphémère de leur impact visuel et de leur force émotive.
Et comme de surcroît, la télévision est un grand instrument à dépolitiser et à montrer la
“force des choses”, toutes les guerres deviennent égales, pareillement fondue dans la
catégorie des catastrophes naturelles, de la violence ou de l’éternelle folie des hommes,
pareillement explicables par la “barbarie”, les passions archaïques, etc.. Le fameux
“sentiment d’impuissance” que nous éprouvons alors face à cette étrange guerre globalisée,
délocalisée, introuvable, permanente et sporadique, sans distance ni hiérarchie manifeste
alors un trouble de l’orientation.
De même la catégorie de l’ennemi devient pareillement problématique. Avec la télévision,
nous dit Derrida “ Je suis donc plus isolé, plus privatisé que jamais, avec chez moi
l’intrusion en permanence, par moi désirée, de l’autre, de l’étranger, du lointain, de l’autre
langue. je la désire et en même temps je m’enferme avec cet étranger, je veux m’isoler avec
lui, sans lui, je veux être chez moi.” Mais cet étranger, invisible ou en gros plan, lui aussi à
mauvaise distance apparaît trop anonyme ou trop individuel. Notre rapport est lui aussi
privatisé : il est forcément la victime ou le criminel, humainement touchant, moralement
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condamnable, réduit à sa dimension affective, mais jamais ennemi possible, pas plus qu’il ne
sera un hôte en puissance. Sa souffrance ou sa perversité lui interdisent d’appartenir à une
communauté abstraite. Finalement, massacré ou fanatique, il témoigne de la dangerosité
d’un monde qui m’assiège. Car si je ne peux pas avoir d’ennemi, le risque est que tout me
devienne hostile.
"
68
"
"
"
"
F.B. Huyghe

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