L`arrivisme dans le roman L`arrivisme dans le roman Le Père Goriot
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L`arrivisme dans le roman L`arrivisme dans le roman Le Père Goriot
UNIVERSITE DE TOAMASINA FACULTE DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES DEPARTEMENT : ETUDES FRANÇAISES MEMOIRE DE MAITRISE ESES-LETTRES L’arrivisme dans le roman Le Père Goriot d’Honoré de Balzac Présenté et soutenu par : Monsieur BOTO Patrick Naina Raoël Sous la direction de Madame Monique DJISTERA Maître de conférences à l’Université de Toamasina Année Universitaire : 2008-2009 Remerciements 1 Nous ne saurions commencer ce travail sans exprimer nos vifs remerciements à tous ceux qui ont contribué à sa réalisation. Que ces personnes veuillent trouver le témoignage de notre reconnaissance. Notre reconnaissance et nos remerciements s’adressent particulièrement à Mme Monique Djistera, notre directrice de recherche qui a bien voulu accepter de nous diriger dans ce travail. Nous remercions vivement Monsieur Abriol IMAGNAMBY, Directeur du Département des Lettres Françaises à l’Université de Toamasina, les membres du jury et tous les professeurs qui nous ont donné des enseignements durant notre cursus universitaire. Notre reconnaissance s’adresse également à notre père, le colonel en retraite BOTO Patrice et notre mère Raoël Simone, à nos sœurs BOTO Siméone Nasolo Raoël, BOTO Patricia Narindra Raoël et BOTO Simona Naly Raoël qui, sans jamais ménager les efforts, nous ont soutenu moralement et financièrement tout au long de nos études. Nos remerciements s’adressent aussi à quelques amis étudiants en études françaises qui ont apporté également leur contribution à la réalisation de ce mémoire. 2 « Toute œuvre a un autre destin que de montrer le conflit de caractères, si elle doit être l’arène où se rencontrent les forces bonnes ou mauvaises qui composent le monde social. Chaque personnage jouera son propre drame en tant qu’individu et fera comprendre l’équilibre des forces spirituelles en tant que type. Toute scène pourra montrer les hommes aux prises, mais aussi l’humanité en face d’elle-même. (…) »1 1 Maurice Bardèche, Balzac romancier, 1940, p.42 3 INTRODUCTION 4 1804, 1814, 1830, 1848, 1851,1870 : le XIXème siècle est balisé par ces grandes dates qui sont autant de points de repères et de ruptures dans l’histoire constitutionnelle et politique françaises et de jalons et de charnières dans l’histoire des mentalités et par delà, des pratiques culturelles qui en témoignent. Siècle de bouleversements et de renouvellements profonds, touchant aussi bien l’histoire nationale que la littérature, le XIXème siècle voit traverser trois grands courants d’inspiration tels que le romantisme, le réalisme et le symbolisme tout en voulant affirmer leurs spécificités respectives. Se distinguant du romantisme et du symbolisme qui firent prévaloir l’abstrait, l’idéalisation voire la transfiguration, le réalisme privilégie le concret, la représentation exacte non idéalisée de la réalité humaine et sociale. Pour cela il favorise le cadre matériel de la vie sociale, le monde ouvrier en plein essor, le machinisme, qui constituent autant de données dont la littérature s’efforce de rendre compte, avec exactitude, sans idéalisation. Parallèlement à la Révolution industrielle de 1830 durant laquelle a paru la fatalité d’un monde implacablement soumis à la loi du profit, à la dégradation des paysages, à la désertion des campagnes pour les zones et les bas-fonds, le pauvre sous la forme moderne de l’ouvrier, du prolétaire, est devenu la figure centrale accusatrice et rédemptrice de la civilisation. Nombreux sont les écrivains qui ont su dépeindre et expliciter cette réalité sociale parmi lesquels Honoré de Balzac. Balzac va immerger ses œuvres dans ce tissu social de 1830, radicalement renouvelé par l’apparition de nouvelles catégories socioprofessionnelles (banquiers, notables, commerçants, médecins…) Et s’il est lui-même fasciné par l’argent et ses pouvoirs, sa véritable manière d’enrichir va consister à inventer dans le roman « un monde qui soit l’exacte métaphore, dans sa consistance et son expansion, de la réalité sociale et historique » de la société française de son époque. S’inspirant de Buffon et de sa classification des espèces naturelles dans son ouvrage s’intitulant L’Histoire Naturelle, publié en quarante volumes, Balzac 5 confirme ses intentions dans l’Avant- Propos de la Comédie humaine, publiée en 1842 : « faire une œuvre traduisant avec exactitude et rigueur l’organisation de la société (…) »2 Ainsi dans le Père Goriot, figurant parmi ses écrits, étudiant les mœurs de la société du XIXème siècle et décrivant les scènes de la vie privée, Balzac voulait exprimer une certaine réalité sociale de son époque. Il raconte l’histoire d’une société où l’argent exerce une influence omnipotente sur les individus au point que ces derniers deviennent matérialistes. La recherche à tout prix de l’argent et de la gloire est évoquée tout au long de l’intrigue. Ce qui pousse ces derniers à devenir sans scrupules. C’est en effet cette métamorphose de l’esprit des individus du roman Le Père Goriot que nous analyserons, à travers l’étude du thème s’intitulant, l’Arrivisme. Balzac essaye d’expliciter les causes de cet état d’esprit et la manière dont les gens de son époque contractent l’état d’esprit d’arriviste à travers divers comportements sociaux, dans lesquels la quête à tout prix de l’aisance matérielle est dominante décelables dans le roman. Notre objectif étant d’expliquer les manifestations de l’arrivisme de la société française du XIXème siècle à travers le roman Le Père Goriot, il est nécessaire pour l’analyse de notre thème d’adopter une approche sociologique. Pour cela nous allons nous inspirer de la démarche de Lucien Goldmann, critique et sociologue de la littérature. L’approche sociologique goldmannienne préconise la détermination du groupe social, pouvant produire une vision du monde particulière, c’est-à-dire du groupe social capable de refléter la réalité sociale et sociologique d’une époque donnée, à partir d’œuvres littéraires, artistiques ou philosophiques. Il convient en outre de situer dans cette approche, la conscience réelle de ce groupe et du sujet individuel englobant des aspirations à un changement social et la conscience possible qui est le contexte sociologique concret auquel le groupe pourrait 2 Avant- propos de la Comédie Humaine, publiée en 1842. 6 parvenir sans pour cela changer de nature. Ce qui nous amène à poser les questions suivantes, tout en nous conformant à la démarche goldmannienne : Quels groupes sociaux dans le roman peuvent expliquer la réalité sociale et sociologique de l’époque balzacienne ? Sont-ils susceptibles de produire une vision globale de la société actuelle, celle du XXIème siècle ? Quelle vision du monde l’œuvre que nous étudions reflète-t-elle ? Pour élucider ces trois questions, nous allons diviser notre travail en trois parties bien délimitées. Dans la première partie, nous allons nous informer sur l’auteur, les principaux fondements de sa conception littéraire, sa conception elle-même, son œuvre La Comédie Humaine pour mettre en évidence Le Père Goriot . Pour une meilleure référence à la société décrite dans le roman, nous allons aussi nous enquérir de la Société française du XIXème siècle. La deuxième partie sera consacrée à l’étude proprement dite de l’arrivisme dans le roman Le Père Goriot en adoptant une approche sociologique inspirée de Lucien Goldmann. Pour cela nous allons aussi nous informer sur Goldmann avant d’exposer brièvement les principes de sa démarche pour une analyse sociologique ; ainsi, nous allons appliquer cette démarche goldmannienne dans notre étude à travers l’arrivisme. La troisième et dernière partie de notre travail sera orientée vers l’arrivisme à travers le traitement du réalisme balzacien. Ainsi, nous y étudierons la notion de milieu, d’évolution et d’espèce et analyserons les métaphores, les comparaisons, les figures d’opposition telles que les antithèses, les contrastes ainsi que l’attitude de Balzac à l’égard de ses personnages. 7 Sommaire de la première partie Balzac et sa conception littéraire………………………………………………………….....9 Chapitre I : BIOGRAPHIE DE BALZAC…………………………………10 1/-Vie familiale……………………………………………………………………………..10 2/-Vie conjugale…………………………………………………………………………….10 3/-Les correspondances……………………………………………………………………..11 4/-Déclin…………………………………………………………………………………….12 5/-La liaison éphémère et la fin précoce……………………………………………………12 Chapitre II : LES PRINCIPAUX FONDEMENTS DE LA CONCEPTION LITTERAIRE BALZACIENNE…………………………………………………………………………...14 1/-Les influences scientifiques balzaciennes………………………………………...........14 a/-La théorie de Lamarck…………………………………………………………………..14 b/-La théorie de Geoffroy Saint-Hilaire……………………………………………………16 c/-La théorie de Cuvier……………………………………………………………………..17 d/-La théorie de Charles Darwin……………………………………………………………18 2/-Le réalisme balzacien…..................................................................................................26 a/-L’idée de classification des espèces sociales……………………………………............26 b/-Typologie de la société…………………………………………………………………..26 c/-La conception balzacienne……………………………………………………………….26 d/-Les types humains balzaciens……………………………………………………………26 3/-La Comédie Humaine de Balzac………………………………………………………...28 a/-La « Comédie Humaine » ou l’« illumination rétrospective »………………………….28 b/-Le procédé du retour des personnages…………………………………………………..35 3/-Le dandysme……………………………………………………………………….........36 a/-L’invention de Brummell………………………………………………………………..36 b/-Le passage au type : Barbey d’Aurevilly, Baudelaire ( le dandysme au XIXè.s)……...37 c /-Crépuscule du dandysme………………………………………………………………..49 4/-Présentation du roman Le Père Goriot…………………………………………………..40 a/-Une effroyable tragédie parisienne………………………………………………………40 b/-Le Père Goriot…………………………………………………………………………...41 c/-Un roman balzacien exemplaire…………………………………………………………41 5/-La Société française du XIX ème siècle………………………………………………...43 8 Première partie Balzac et sa conception littéraire 9 Chapitre I : BIOGRAPHIE DE BALZAC 1 /-Vie familiale Né le 20 mai 1799 à Tours, chef-lieu du département d’Indre-et- Loire, sur la Loire, à 225 km au Sud-ouest de Paris, d’une famille de petite bourgeoisie enrichie, Honoré Balzac (qui s’attribuera plus tard la particule « de ») connaîtra l’enfance typique des « enfants du siècle. » Parallèlement à la naissance de ses deux sœurs Laure et Laurence, en 1800 et 1802, et d’Henri François Balzac, fils adultérin de M. de Margonne, châtelain de Saché, Honoré fut mis en nourrice puis en pension et faisait des études peu brillantes au collège de Vendôme de 1807 à 1813, date à laquelle ses sœurs fréquentent l’institution des dames Vauquer à Tours. Ensuite en 1814, la famille Balzac s’installe à Paris où Honoré commence des études de droit et de littérature. Débutant ses études juridiques en 1816 pour être bachelier en droit en 1819, Balzac apprend rudement le métier chez différents notaires. Là se termine la liaison de Balzac avec sa famille après que ses parents quittent Paris l’année de la fin de ses études pour Villeparisis. Nous allons désormais entrer dans la vie sociale et conjugale de Balzac dès qu’il s’était logé solitairement dans une mansarde, où il rédige une tragédie s’intitulant Cromwell. 2/-Vie conjugale Cromwell, la tragédie de Balzac a été mal accueillie par l’académicien auquel il la fait lire. Il se décide dorénavant à écrire des romans, publiés anonymement, parfois sous des noms d’emprunts ou pseudonymes, à partir de 1802. Durant cette année, il va commencer sa liaison avec Mme de Berny, qui eut une grande influence sur lui. 10 Grâce aux subsides de cette femme, Balzac se lance dans les affaires, fondant une maison d’édition et une entreprise de fonderies de caractères en 1825. Malheureusement, il échoue lamentablement dans ses affaires qui le plongent dans un cycle infernal de dettes de 60000 francs, dont il ne pourra jamais se libérer. Il retourne à la littérature. En 1828, il s’installe dans un appartement de la rue Cassini. Son propriétaire est un négociant de farines du nom de Marest. En mars 1829 était publié le premier roman signé Honoré de Balzac, Les Chouans et puis en décembre La Physiologie du mariage. En 1830, introduit par la duchesse d’Abrantès dans les salons à la mode, il pénètre également dans le cercle du grand patron de presse Emile de Girardin, participe à de nombreuses publications, et s’abandonne complètement à toutes les exubérances des mondanités parisiennes et aux griseries du succès. Parallèlement à ces événements, Balzac fit publier La Peau de Chagrin, « roman philosophique par M. de Balzac » 3/-Les correspondances Après avoir fréquenté assidûment les salons, il reçoit la première lettre de sa correspondante, Mme Hanska, signée « L’Etrangère ». La comtesse Hanska est ukrainienne mais vivant en Russie. Balzac l’avait admirée et la rencontra pour la première fois en 1833, année durant laquelle il publia Le Médecin de Campagne et Eugénie Grandet. 4/-Déclin Vers la même époque, Balzac connaît une crise dont la nature est toujours sujette à discussion : peut-être pour plaire à la marquise dont il voulait faire sa maîtresse, il se convertit au parti légitimiste, Parti d’opposition en faveur des Bourbons. Balzac mène alors une vie débordante : la succession des voyages la multiplicité de ses fréquentations (toutes personnalités confondues notamment des 11 maîtresses), le foisonnement des écrits qu’il a publiés entraînant de nombreux procès, épuisent toute une partie de son énergie. Malgré cela il commence à rédiger Le Père Goriot en septembre 1834 (qui paraîtra en librairie en mars 1835) et continue encore d’écrire à sa correspondante, le 26 octobre 1834. Il lui explique préalablement son entreprise d’une grande œuvre, La Comédie Humaine, regroupant les romans qu’il a publiés à partir des Chouans, premier roman paru sous la signature de Balzac En 1836, il encourt un nouveau désastre financier : la Chronique de Paris, journal qu’il avait racheté, et dont il est le directeur, est mise en liquidation judiciaire. Balzac tente d’échapper à ses créanciers en voyageant en Italie, particulièrement en Sardaigne, où il rêvait d’exploiter des mines d’argent ; en changeant de domicile parisien ( il quitte la rue Cassini pour s’installer à Sèvres), en se cachant sous de fausses identités, tandis que sa production se raréfie. En 1839, Balzac est élu président de la société des gens de lettres. Il échoue à l’Académie française. Il quitte le ruineux domaine des Jardies à Sèvres pour l’actuelle rue Raynouard à Paris un an plus tard. En 1841, il signa un contrat pour la publication de ses œuvres complètes sous le titre de la Comédie Humaine. En 1842, avec la publication de la Comédie Humaine, il apprit la mort du comte Hanska, l’époux de Mme Hanska et va désormais tout mettre en œuvre pour épouser l’étrangère. 5/-La liaison « éphémère » et la fin précoce Il se rend à Saint- Pétersbourg où il rencontre Eve Hanska désormais, après huit ans de séparation et lui écrit presque quotidiennement. Mais l’état de santé de Balzac empire et les voyages en Europe décrurent sa durée de vie. Parmi les voyages qu’il a effectués en compagne de sa maîtresse, il y avait eu les voyages en Allemagne, en Belgique, en Hollande et à Naples en 1844. 12 En 1846, il fit un long voyage en Italie. A la fin de l’année même, Balzac apprend que Mme Hanska a fait une fausse couche. Atterré par cette nouvelle, lui qui voulait tant avoir un fils de l’ « Etrangère », il est malheureux. Craignant que sa santé n’empire, Balzac résout de partir pour l’Ukraine avec Eve Hanska. Il y séjourne durant toute l’année 1849 chez sa maîtresse, pour l’épouser le 14 mars 1850. La même année, il revient à Paris en compagnie de sa femme, c’était un 20 mai. Son état de santé se détériore très rapidement et il meurt quelques semaines plus tard, le 18 août 1850, après avoir reçu la visite de Victor Hugo. Balzac n’a pu achever de remplir les cadres immenses qu’il avait tracés pour sa Comédie Humaine. Il a pu terminer Modeste Mignon en 1844, la Cousine Bette en 1846 et le Cousin Pons en 1847, ses derniers chefs-d’œuvre. Il laisse inachevées les Paysans et les Employés. Avec le recul du temps et à la lumière des études les plus récentes que la célébration de double centenaire de sa naissance et de sa mort a encore multipliées, Balzac apparaît, en plein romantisme, comme le précurseur et le fondateur du roman réaliste, dont le prestige, après un siècle de gloire, commence à peine à pâlir. Si certains romanciers contemporains, par un légitime désir de renouvellement, cherchent à s’évader de ses limites un peu étroites, une foule de lecteurs en France et à l’étranger, continue à se passionner pour la Comédie Humaine et salue Balzac comme l’un des plus grands génies de la littérature universelle. 13 Chapitre II : LES PRINCIPAUX FONDEMENTS DE LA CONCEPTION LITTERAIRE BALZACIENNE 1/-Les influences scientifiques balzaciennes Honoré de Balzac s’était inspiré des théories des trois auteurs à savoir Lamarck, Geoffroy Saint- Hilaire et Cuvier. Ces trois auteurs étant tous des naturalistes français, partent tous du principe de l’Histoire naturelle des espèces animales afin d’expliquer et de démontrer leurs théories respectives. a/-La théorie de Lamarck Jean Baptiste de Lamarck, né en 1744 et mort en 1829, est l’initiateur de la théorie du transformisme ou de la transmutation que complètera plus tard Darwin. L’étude des espèces animales le conduit à émettre une conclusion diamétralement opposée aux thèses soutenues jusqu’alors par les naturalistes. Ainsi, dans son ouvrage s’intitulant Philosophie Zoologique, chap VII, voici la conclusion commune des naturalistes admise officiellement à l’époque : « La nature (ou son auteur) en créant les animaux, a prévu toutes les sortes possibles de circonstances dans lesquelles ils avaient à vivre et a donné à chaque espèce une organisation constante, ainsi qu’une forme déterminée et invariable dans ses parties, qui force chaque espèce à vivre dans les lieux et les climats où on la trouve et à conserver les habitudes qu’on lui connaît. »3 Et voici la conclusion particulière de Lamarck qui s’oppose à la précédente, toujours dans le même ouvrage (ibid.) : « La nature, en produisant toutes les espèces d’animaux, en commençant par les plus imparfaits et les plus simples, pour terminer son ouvrage par les plus parfaits, a compliqué graduellement leur organisation ; et ces animaux se répandant généralement sur toutes les régions habitables du globe, chaque espèce a vécu de l’influence des circonstances dans lesquelles elle s’est rencontrée, les habitudes que 3 Jean Baptiste de Lamarck, Philosophie Zoologique, chap.VII 14 nous lui connaissons et les modifications dans ses parties que l’observation nous montre entre elles. »4 Cette thèse transformiste de Lamarck nous laisse méditer sur la notion de métamorphose et de l’évolution des espèces animales : au contact des facteurs externes de la nature se produisent les transmutations organiques et comportementales de chaque espèce. Les difficultés que Lamarck éprouva, dans son ouvrage Philosophie Zoologique, publié en 1809, pour classer les collections chaotiques d’animaux inférieurs conservés au Muséum d’histoire naturelle, et pour reconnaître les espèces, l’amenèrent à penser que celles- ci descendaient les unes des autres. Pour Lamarck, les transformations du milieu provoquent des modifications des besoins. Les animaux contractent alors de nouvelles habitudes « aussi durables que les besoins qui les ont fait naître »5. Le changement des habitudes entraîne le changement des actions et les mouvements sont différents ; un organe travaillera davantage, donc il se fortifiera. Le non- usage d’un organe s’accompagnera d’une atrophie. En fin de compte, un changement des actes détermine un changement de la forme. Lamarck illustre sa théorie à l’aide de quelques exemples : - la girafe est obligée de brouter des arbres ; pour satisfaire cette habitude, les jambes s’allongent ainsi que le cou. - la palmure des oiseaux aquatiques, les hautes pattes des oiseaux de rivage s’expliquent de la même façon. La théorie se résume en deux règles : *Règle de l’usage et du non- usage Le besoin crée l’organe nécessaire, l’usage le fortifie et l’accroît ; le défaut d’usage entraîne l’atrophie et la disparition de l’organe inutile. *Règle de l’hérédité des caractères acquis Le caractère acquis sous l’influence des conditions de milieu est transmis de génération en génération. Le lamarckisme repose donc sur deux postulats soulevant de sérieuses critiques. 4 5 Jean Baptiste de Lamarck, Philosophie Zoologique, chap.VII Ibid. 15 Le milieu exerce une action incontestable sur l’organisme individuel en suscitant des « accommodats » ou « somations » : mais Lamarck admet que l’organisme répond toujours à l’effort, à l’action du milieu, par une modification utile. En réalité, cette modification est quelconque. Quant au deuxième postulat, toutes les expériences tentées pour mettre en évidence l’hérédité des caractères acquis ont échoué. La non- transmission héréditaire des réponses adaptatives leur enlève toute valeur évolutive. b/-La théorie de Geoffroy Saint- Hilaire La dédicace du roman Le Père Goriot à cet auteur par Balzac est significative. La phrase de la dédicace : « Au grand et illustre Geoffroy Saint- Hilaire, comme un témoignage d’admiration de ses travaux et de son génie »6, nous laisse comprendre que Balzac le déclare comme digne d’estime quant à ses travaux et son génie. D’un autre coté, quand Balzac disait « témoignage », il voulait faire savoir au lecteur qu’il a déjà connu l’expérience de la concrétisation de la théorie évolutionniste de Geoffroy Saint- Hilaire dans les romans et plus particulièrement dans les siens ( il s’agit ici des romans balzaciens). Autrement dit, la dédicace particulière du roman le Père Goriot à Geoffroy Saint- Hilaire vient en réalité du fait que Balzac s’est inspiré sans contredit de la théorie de cet auteur. Ce qui nous conduit à nous intéresser de près, aux principaux fondements de la théorie de Geoffroy Saint- Hilaire. .Des minéraux aux animaux : Ce fut en 1772 que naquit Etienne Geoffroy Saint- Hilaire à Etampes. Destiné par ses parents à une carrière ecclésiastique, il ne poursuit pas dans cette voie, mais étudie d’abord le droit (son père est avocat) avant de se découvrir une passion pour les sciences naturelles. Il se consacre alors dans un premier temps à l’étude de la minéralogie. Il suit notamment, au collège de France, les cours de Louis Daubenton. 6 On peut trouver cette dédicace avant le commencement de l’histoire, c’est-à-dire à la page d’avant le commencement définitif du roman. Le Père Goriot, Honoré de BALZAC. 16 Ce dernier le fait nommer, en 1793, à un poste de démonstrateur au Jardin du Roi. La même année le Jardin du Roi devient le Muséum national d’histoire naturelle ; Geoffroy Saint- Hilaire s’y voit proposer la chaire de zoologie. En 1795, il y invite Georges Cuvier, avec qui il travaille longtemps. En 1798, il accepte de participer à la campagne d’Egypte organisée par Napoléon Bonaparte. Cette expédition lui donne l’occasion de réaliser nombreuses observations sur les animaux, en particulier sur les reptiles et sur les poissons. Et lorsqu’il rentre à Paris en 1801, il a en sa possession de nombreux spécimens qui viennent enrichir les collections du Muséum. .Philosophies anatomique et zoologique : genèse d’une théorie évolutionniste Réalisant de nombreux travaux d’anatomie comparée, il met en évidence des caractéristiques communes entre les squelettes de divers vertébrés et conclut que chaque grand groupe d’espèces ou d’êtres vivants présente un plan d’organisation unique (Philosophie anatomique, 1822 ; Principes de philosophie zoologique, 1830) Selon lui, les différences que l’on constate entre les espèces à l’intérieur de chacun de ces groupes, sont dues à des modifications survenues sous l’influence du milieu externe.7 Geoffroy Saint- Hilaire montre également l’importance fondamentale de l’embryologie pour la compréhension de ces plans d’organisations, et on le considère comme les principaux fondateurs de l’embryologie expérimentale et de la tératologie. c /-La théorie de Georges Cuvier : le fixisme fondé sur le créationnisme Le fixisme est une théorie selon laquelle les espèces vivantes n’ont subi aucune évolution depuis leur création. Georges Cuvier (1769-1832), fondateur de l’anatomie comparée et de la paléontologie, a été l’une des grandes célébrités scientifiques du début du XIX ème siècle. S’appuyant sur la Bible8, Georges Cuvier n’imagine pas qu’il puisse exister une autre théorie que le créationnisme9. Il imagine toutefois une petite nuance : il n’y 7 C’est de cette manière que s’établit le transformisme de Saint-Hilaire, Principes de philosophie zoologique,p.62 Livre sacré 9 Doctrine selon laquelle les animaux et les plantes ont été créés subitement et isolément par espèces fixes et immuables. (D’inspiration religieuse, cette doctrine qui nie l’évolution de la vie sur terre est aujourd’hui abandonnée par la communauté scientifique), Larousse. 8 17 aurait pas eu une création unique mais plusieurs, successives. Ces ré-créations feraient suite à des catastrophes planétaires (catastrophisme10). Ce qui peut dans son esprit expliquer les restes fossiles d’espèces éteintes. Pour Cuvier, notre faune actuelle n’est constituée que de survivants de la faune originelle. Donc, il y a négation totale du principe d’évolution des espèces, d’où le fixisme. A l’époque de Cuvier, la Bible était la référence pour expliquer l’histoire du monde. Georges Cuvier était donc la majorité bien pensante. Il s’est violemment heurté avec Jean Baptiste de Lamarck (transformisme11) et avec son ancien professeur Geoffroy Saint- Hilaire. Appliquées à l’espèce humaine, les théories respectives des trois naturalistes à savoir Lamarck, Geoffroy Saint- Hilaire et Cuvier s’orientent vers le comportement de l’homme et ses influences au contact des facteurs extérieurs c’est-à-dire la société. La théorie de Charles Darwin fournit une meilleure explication de la théorie évolutionniste de ces trois naturalistes français bien que Cuvier n’eût pas finalement admis l’évolution de l’espèce animale après s’être référé à la Bible. d/-La théorie de Charles Darwin Charles Robert Darwin, né le 12 février 1809 et mort le 19 avril 1882 à l’âge de 73 ans, est un naturaliste anglais dont les travaux et les théories ont profondément révolutionné la biologie. Après avoir acquis la célébrité parmi les scientifiques pour son travail sur le terrain et ses recherches en géologie, il a apporté l’hypothèse que toutes les espèces vivantes ont évolué au cours du temps à partir d’un ancêtre commun ou d’un petit nombre d’ancêtres communs, grâce au processus de « sélection naturelle ». Il a vu de son vivant la théorie de l’évolution acceptée par la communauté scientifique et le grand public, alors que sa théorie sur la « sélection naturelle » a dû attendre les années 1930 pour être généralement considérée comme l’explication essentielle du processus d’évolution. S’inspirant de la leçon de taxidermie que John 10 Théorie qui attribuait à des cataclysmes les changements survenus à la surface de la Terre , Larousse le point de vue lamarckien, c’est une théorie explicative de la succession des faunes et des flores au cours des temps géologiques, fondée sur l’idée de transformation progressive des populations et des lignées, soit sous l’influence directe du milieu, soit par modification ou mutation suivie de sélection naturelle. Philosophie zoologique, chap. VII 11Selon 18 EDMONSTONE lui a apprise, un esclave noir libre, qui lui racontait des histoires fascinantes sur les forêts tropicales humides d’Amérique du sud, il souligne dans son ouvrage s’intitulant La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe12, que malgré de superficielles différences d’apparences, « les Nègres et les Européens » sont très proches. .Les points essentiels de la pensée de Darwin Les individus appartenant à une même espèce présentent des variations imputables à divers facteurs (changement du milieu, de nourriture) qui modifient soit le corps, soit les cellules reproductives. Darwin distingue les variations définies, qui offrent les mêmes caractères chez tous les individus, et les variations indéfinies, qui diffèrent d’un individu à l’autre. L’économiste Malthus avait remarqué que les populations croissaient beaucoup plus rapidement que les ressources alimentaires ; l’augmentation des populations suit une progression géométrique, celle des ressources une progression arithmétique. Par suite, les organismes sont contraints de lutter pour conquérir leur nourriture et se placer dans les meilleures conditions. De cette notion économique, Darwin déduisit son principe de la « lutte pour la vie » (Struggle for life). La victoire appartiendra à ceux qui possèdent quelque avantage sur leurs compétiteurs. Ces avantages correspondent à des caractères portés seulement par certains individus. Ces caractères mêmes insignifiants possèdent une utilité et les individus qui en sont dotés persisteront alors que les individus moins privilégiés pour la lutte seront détruits. Ainsi, au cours de la vie s’opère un « tri », une sélection naturelle, qui entraîne la survivance du plus apte. Cette sélection naturelle serait comparable à la sélection artificielle pratiquée depuis longtemps par les éleveurs et les horticulteurs pour améliorer les races et en réaliser de nouvelles. Elle aurait pour résultat la formation d’espèces nouvelles et un progrès continu des adaptations. Pour Darwin, la mort est différenciatrice : ceux qui meurent ne sont pas tout à fait semblables à ceux qui survivent ; « moins d’un grain dans la balance déterminera quels sont les individus qui vivront ou périront »13 (1844). Une espèce a d’autant plus 12 13 Charles DARWIN, La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe Charles DARWIN, La sélection naturelle, p.74 19 de chances de persister, de se multiplier, que la divergence des caractères est plus grande. Plus une espèce est plastique plus elle offre des potentialités évolutives. .La sélection naturelle Depuis 1837, progressaient lentement, avec cette patience que Darwin montrait dans toutes ses recherches, les idées qui devaient le conduire à son œuvre capitale. « Pendant le voyage du Beagle, j'avais été profondément frappé d'abord en découvrant dans les couches pampéennes de grands animaux fossiles recouverts d'une armure semblable à celle des tatous actuels ; puis, par l'ordre selon lequel les animaux d'espèces presque semblables se remplacent les uns les autres à mesure qu'on avance vers le sud du continent, et enfin par le caractère sud-américain de la plupart des espèces des îles Galapagos, plus spécialement par la façon dont elles diffèrent légèrement entre elles sur chaque île du groupe : aucune de ces îles ne paraît très ancienne au point de vue géologique. Il est évident que ces faits et beaucoup d'autres analogues ne peuvent s'expliquer que par la supposition que les espèces se modifient graduellement »14 Dans son livre de notes commencé en 1837, Darwin rassemble les preuves de la non-fixité des espèces. « Je m'aperçus vite que la sélection représente la clef du succès qu'a rencontré l'homme pour créer des races utiles d'animaux et de plantes. Mais comment la sélection pouvait-elle être appliquée à des organismes vivant à l'état de nature ? »15 Selon Darwin, c'est en octobre 1836, lorsqu'il lut l'Essay on the Principle of Population de T. R. Malthus, que la solution de ce problème s'imposa à son esprit. « J'étais bien préparé [...] à apprécier la lutte pour l'existence qui se rencontre partout, et l'idée me frappa que, dans ces circonstances, des variations favorables tendraient à être préservées, et que d'autres moins privilégiées, seraient détruites. Le 14 15 Charles DARWIN, Vie et correspondance, édition Nouvelles Publications, p.14 Ibid. 20 résultat de ceci serait la formation de nouvelles espèces. J'étais enfin arrivé à formuler une « théorie »16. La théorie de la sélection naturelle était née. Pendant près de vingt ans, Darwin s'employa à l'étayer, rédigeant, en 1842, un résumé en trente-cinq pages de ses résultats, et, en 1844, un texte de deux cent trente pages, qui ne furent publiés qu'après sa mort. Au début de 1856, pressé par Lyell, il entreprit de « consigner (ses) théories par écrit avec assez de développement » ; il avait rédigé environ la moitié d'une œuvre à laquelle il envisageait de donner beaucoup d'ampleur lorsque lui parvint, en juin 1858, un essai manuscrit d'Alfred Russel Wallace Sur la tendance des variétés à s'écarter indéfiniment du type originel, où Darwin, non sans en éprouver une certaine déception, retrouva exactement sa théorie de la sélection naturelle. Darwin remit le texte de Wallace entre les mains de Lyell et de Hooker, et il fut décidé de le présenter à la Linnean Society avec un résumé du travail de Darwin ; cette publication commune, intitulée On the Tendancy of Species to Form Varieties, and on the Perpetuation of Varieties and Species by Natural Means of Selection, fut lue le 1er juillet 1858 et publiée dans le Journal of the Proceedings of the Linnean Society. Darwin et Wallace firent tous deux preuve, en cette occasion, d'un désintéressement admirable ; Darwin ne cessa d'ailleurs d'affirmer le mérite de Wallace, qui reconnut toujours à son tour la supériorité des travaux de Darwin. .« L'Origine des espèces » En septembre 1858, Darwin reprit, en l'abrégeant considérablement, l'œuvre capitale qu'il avait commencée. L'Origine des espèces parut le 24 novembre 1859 ; Darwin y expose d’une manière détaillée, sa théorie de la sélection naturelle et traite de l'évidence du fait d'évolution. La première édition, tirée à 1 250 exemplaires, fut épuisée le jour même de sa parution ; 60 000 exemplaires, en avaient été vendus en 1876, rien qu'en Angleterre. Par la suite, Darwin publia de nombreux livres. Dans certains figurent des documents qui n'avaient pu trouver place dans L'Origine des espèces. D'autres, comme La Descendance de l'homme et L'Expression des émotions, virent leur publication 16 Ibid. 21 retardée, par prudence, jusqu'en 1871 et 1872 : l'ascendance animale de l'homme était évidemment la conséquence logique de L'Origine des espèces, mais ce fut E. Haeckel qui, le premier, avec son audace coutumière, l'affirma catégoriquement en 1868. En outre, cherchant toujours d'autres vérifications de sa théorie, Darwin effectua de nombreux travaux de botanique expérimentale, qui servirent de base à plusieurs ouvrages demeurés célèbres. En même temps, il remaniait, au cours d'éditions successives, L'Origine des espèces. Les connaissances de son temps ne lui permirent pas de comprendre l'origine des variations qu'il étudiait ; la découverte par Mendel des lois de l'hérédité (1865) ne devait pas trouver d'écho dans le monde scientifique avant 1900 ; Darwin, qui croyait en une hérédité des caractères acquis, n'a jamais admis que les variations puissent résulter de « sauts » et considérait ce que nous appelons mutations comme des monstruosités inintéressantes et dépourvues de signification évolutive. Il regrettait, vers la fin de sa vie, sans pour autant tomber dans le piège de la finalité lamarckienne, de n'avoir pas accordé une place suffisante à l'action du milieu, dont la génétique écologique nous permet aujourd'hui d'apprécier toute l'importance. Mais son génie n'en avait pas moins révolutionné la pensée, non seulement des biologistes, mais de tous les hommes. d-1/-Le darwinisme et ses adversaires On a parfois contesté l'originalité de l'œuvre de Darwin. Il est bien évident que l'idée d'évolution lui est bien antérieure et qu'il eut des devanciers illustres. Mais Darwin, en apportant des preuves multiples de l'évolution, la débarrassa surtout de toute fantaisie et de toute finalité et en fournit le premier une interprétation scientifique qui pouvait s'imposer au monde. Quant à la notion de sélection naturelle, dont la sélection sexuelle n'est qu'un aspect particulier, il est vrai aussi qu'elle existait avant Darwin et que, après Malthus, divers auteurs de l'époque darwinienne et connus de Darwin (P. Matthew, 1831 ; E. Blyth, 1835) en avaient plus ou moins obscurément évoqué l'intérêt. La concordance des conclusions pratiquement simultanées de Darwin et de Wallace prouve bien que l'idée était mûre. Mais seul le rôle éliminateur, négatif, de la sélection avait été généralement envisagé, et Darwin fut au moins l'un des 22 premiers à en reconnaître l'aspect « créateur » : ce fut lui qui fit triompher le concept de sélection novatrice. L'œuvre de Darwin ne pouvait que susciter des controverses, auxquelles il ne participa guère personnellement, en raison de ses malaises, mais dans lesquelles il fut défendu par des prosélytes fougueux, au premier rang desquels il faut citer T. Huxley. Les critiques dont Darwin fit l'objet le peinèrent souvent et l'irritèrent parfois, malgré son humilité. Les premières concernent naturellement les inférences religieuses de L'Origine des espèces. Darwin, après qu'il eut renié ses croyances premières et fut devenu agnostique, n'attaqua jamais la religion ni le clergé ; mais son interprétation du monde vivant, rendant superflue toute intervention surnaturelle, ne pouvait que choquer le traditionalisme conventionnel et l'intégrisme de nombre de ses concitoyens ; il suffit d'évoquer les polémiques passionnées d'Oxford, lors du congrès de la British Association de 1860, où l'évêque Wilberforce attaqua une doctrine immorale et antichrétienne qui conduisait à faire descendre l'homme du singe (ce qui prouve qu'il avait parfaitement compris L'Origine des espèces), et où T. Huxley, champion du darwinisme, lui rétorqua qu'il préférerait, s'il avait à choisir, être le fils d'un singe que celui d'un homme flétrissant un savant attaché au seul progrès de la vérité. Mais bien avant la fin du XIXe siècle, l'Église admit, dans l'ensemble, qu'il n'existait aucune incompatibilité entre la notion d'évolution et une interprétation raisonnable des textes bibliques. D'autre part, des partis politiques, de tendances fort diverses, revendiquèrent la théorie de la sélection naturelle pour justifier leurs principes et leurs programmes. Enfin, si les idées darwiniennes reçurent très vite un accueil enthousiaste de la plupart des biologistes, certains hommes de science s'acharnèrent (comme F. Jenkin et lord Kelvin) et s'acharnent parfois (néolamarckiens, créationnistes...) à réduire leur portée ou à contester la validité du darwinisme. d-2/-Le néodarwinisme Mais d'autres biologistes, après Darwin, après la réfutation de l'hérédité des caractères acquis, après les débuts, temporairement néfastes au transformisme, de la génétique, firent la synthèse des découvertes postdarwiniennes et de la théorie de la sélection naturelle. Le but premier des généticiens de populations était de soumettre la thèse darwinienne à une analyse expérimentale qui en confirmât pleinement 23 l'importance. Des efforts de savants comme R. Fischer, T. Dobzhansky, J. B. S. Haldane, J. Huxley, E. Mayr, G. G. Simpson, G. L. Stebbins, G. Teissier, S. Wright est née une théorie synthétique de l'évolution où l'essentiel des conceptions darwiniennes continue d'occuper une place centrale. De surcroît, on ne saurait négliger les influences philosophiques balzaciennes car en concevant ses œuvres Balzac s’est aussi inspiré des pensées de quelques écrivains philosophes. L'influence de la pensée philosophique et scientifique du XVIIIe siècle ou du début du XIXe siècle se combine peu à peu avec celle des penseurs politiques et sociaux, au premier rang desquels se situe Bonald, le « philosophe de l'Aveyron ». D'abord diffuse, cette influence se précise après 1840, à l'époque où l'écrivain rédige son Catéchisme social, où il écrit l'Avant-propos de La Comédie humaine. On connaît la célèbre phrase : « J'écris à la lueur de deux Vérités éternelles : la Religion, la Monarchie, deux nécessités que les événements contemporains proclament... »17 Balzac qui, avant 1830, avait été assez profondément marqué par la pensée de Rousseau, qui manifestait certaines tendances libérales et républicaines, avait espéré que la révolution de 1830 amènerait au pouvoir une jeunesse trop longtemps écartée des affaires par une véritable gérontocratie. Mais Juillet l'a profondément déçu, comme en témoignent avec acuité les Lettres sur Paris, parues en 1830-1831. En 1832, il adhère au parti légitimiste et sa pensée s'oriente dans le sens des principaux inspirateurs de ce parti, en tête desquels Bonald. Comme lui, il se voudra « instituteur des hommes », et il estime nécessaire de contribuer à l'amélioration de l'homme dans le cadre de la société. Car l'homme, au contraire des animaux, écrit Bonald, naît imparfait, mais perfectible. Or, selon le mot de Benassis18 dans Le Médecin de campagne, « le christianisme est un système complet d'opposition aux tendances dépravées de l'homme »19. On ne saurait toutefois réduire la « pensée » de Balzac aux systèmes idéologiques professés par ses personnages, ni à certaines de ses déclarations et 17 Honoré de Balzac, Avant-propos de La Comédie Humaine Personnage du roman Le Médecin de campagne 19 Honoré de Balzac, Le Médecin de campagne 18 24 proclamations politiques, morales et religieuses. Comment expliquer, sinon, l'intérêt manifesté par Marx ou par Engels pour l'analyse économique et sociologique qu'il poursuit dans son œuvre ? On peut relever des « concepts clés », comme l'a fait Per Nykrog, ou des « schèmes », comme Max Andréoli. Mais peut-on parler de « système » comme ce dernier ? Oui, si l'on donne à ce mot sa valeur originelle : un tout constitué par des éléments qui se connectent les uns aux autres. Non, si l'on donne au mot son sens sclérosant et appauvrissant d'idéologie constituée donnant réponse à tout. Oui, s'il s'agit d'une tension, d'une visée organisatrice à l'intérieur d'un monde complexe et varié : les propos que Félix Davin prête à Balzac dans l'Introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle sont éclairants, car, en disant qu'il « faut être un système »20, Balzac entend qu'il faut posséder « un but quelconque »21, qu'il faut être « architecte »22, que l'unité de l'œuvre, c'est « d'être le monde », donc synthétique, mais en même temps d'être « une œuvre souple et toute d'analyse ». Rien de plus opposé, donc, dans ce système, à l'esprit de système. Comme l'écrit excellemment Félix Davin, ce qui doit être recherché dans l'œuvre de Balzac, c'est « la science inconnue dont la pensée conduit l'auteur malgré lui »23. L'essentiel de la « pensée » de Balzac se trouve sans doute dans sa méthode : de même que Diderot, Balzac voulait écrire les mœurs en action, et son œuvre témoigne aussi d'une pensée en action. Les romans nuancent, diversifient, enrichissent le noyau originel de la pensée balzacienne, dont il est possible de rappeler les lignes de force avant d'exposer le détail de sa mise en œuvre, de sa « méthode ». Balzac garde constamment présente l'idée d'une substance originelle qui s'est diversifiée dans les différentes manifestations d'une humanité conçue comme « un être organisé vivant », selon la formule de Geoffroy Saint-Hilaire. Parmi les différenciations variées qui font l'homme, il faut retenir la division en diverses sphères, héritières des « monades » leibniziennes, et l'opposition entre l'« homme extérieur » et l'« homme intérieur », opposition qui peut être aussi bien harmonie. L'œuvre témoignera par sa cohérence et sa variété de la totalité une et variée de l'univers, car l'écrivain génial dont le modèle hante l'imagination de Balzac veut 20 Honoré de Balzac, Introduction aux Etudes des mœurs, p.25 Ibid. 22 Ibid. 23 Félix Davin, BALZAC, edition Hachette, p.145 21 25 « usurper sur Dieu »24. Les formules qui rendent compte de l'aspiration balzacienne à la cohérence dans le désordre universel sont légion. On en trouve dans Splendeurs et misères des courtisanes : « Dans la vie réelle, dans la société, les faits s'enchaînent si fatalement à d'autres faits qu'ils ne vont pas les uns sans les autres. » Ou encore dans La Recherche de l'Absolu : « De part et d'autre, tout se déduit, tout s'enchaîne. La cause fait deviner un effet, comme chaque effet permet de remonter à une cause. »25 2/-Le réalisme balzacien a/-L’idée de la classification des espèces sociales Balzac s’est inspiré de la théorie de Geoffroy Saint-Hilaire pour classifier les espèces humaines. C’est donc d’après ce naturaliste, l’influence du milieu qui explique les différences entre les espèces zoologiques. Balzac étend alors cette loi aux espèces sociales dont il entreprend la description et la classification, tâche d’autant plus difficile que, dans le règne humain, les facteurs de différenciation sont plus nombreux et plus complexes (milieu proprement dit : Paris, la province, la campagne ; profession, degré d’intelligence, ascension ou effondrement social). On passe ainsi de la classification des espèces sociales à l’histoire des mœurs, généralement négligée jusqu’ici par les historiens de profession. « La société française allait être l’historien, je ne devais être que le secrétaire »26. C’est pour faire concurrence à l’état civil que Balzac a relié ses compositions l’une à l’autre de manière à coordonner une histoire dont chaque chapitre sera un roman et chaque roman une époque. b/-Typologie de la société Historien des mœurs le romancier ne peut dissimuler le mal qui est dans la société. Balzac se défend ici contre le reproche d’immoralité qui lui a été souvent adressée ; il insiste sur les figures vertueuses qui prédominent dans son œuvre , sur la 24 Honoré de Balzac, Préface des Histoire des Treize, édition Gallimard, Librairie Générale Française Honoré de Balzac, La Recherche de l’Absolu, chap.I 26 Avant-propos de la Comédie Humaine 25 26 façon don il a montré la punition humaine ou divine , éclatante ou secrète » des fautes et des crimes. Néanmoins Balzac est un observateur sans illusions, sinon pessimiste : si le médecin Bianchon, l’avoué Derville doivent une brillante carrière à leurs qualités intellectuelles et morales, la Comédie Humaine est peuplée de justes persécutés et de parvenus sans scrupules. Quant au châtiment du crime, il résulte d’ordinaire du jeu des lois sociales plutôt que d’une stricte application de la loi morale. Ainsi les forbans de la finance se ruinent l’un l’autre, et Lucien de Rubempré d’Illusions Perdues meurt à la fin car il n’a pas assez de caractère pour être le digne complice de Vautrin. c/-La conception balzacienne Il est vrai que Balzac professe le réalisme se définissant comme la tendance à représenter le réel tel qu’il est. Mais son ambition ne se limite pas à la reproduction intégrale de cette réalité, autrement dit la réalité de la société de son époque, mais il veut en découvrir les lois qui en régissent. La passion est le grand ressort social, aussi bien que le ressort individuel, mais elle n’est pas moins dangereuse pour la société que pour l’individu. Il faut donc une autorité puissante pour préparer, dompter et diriger la pensée, et pour s’opposer au débordement des passions. L’autorité civile ne suffit pas : « Le christianisme, et surtout le catholicisme, étant un système complet de répression des tendances dépravées de l’homme, est le plus grand élément d’ordre social »27 d/-Les types humains balzaciens Chaque personnage de La Comédie Humaine a sa propre représentation où « se cache toute une philosophie ». Les plus importants incarnent à la fois un milieu social, un tempérament et une passion. Goriot dans Le Père Goriot, est « le Christ de la paternité », Rastignac représente « l’ambition », le parfumeur Birotteau dans César Birotteau personnifie l’honnêteté commerciale ; Vautrin le crime ; Mme de Mortsauf la vertu. La simplification de ces dessins représentatifs et fortement individualisés est compensée par un fourmillement de détails qui donne l’impression du vécu. Par cette 27 Collection Lagarde et Michard du XIX ème siècle, p.355 27 impression d’une réalité vécue, nous ne pouvons concevoir les héros de Balzac comme des personnages, mais comme des personnes véritables en chair et en os. Balzac a su tirer un parti très heureux de leur réapparition : tantôt au premier plan, tantôt simples figurants, présentés sous des éclairages variés, ayant une existence continuelle quand le roman est fini, pourvu d’un avenir et un passé. Ils semblent alors échapper à la littérature pour s’installer dans la vie réelle. Enfin ces personnages dépassent leur époque et les intentions conscientes de leur auteur. Ils n’obéissent en définitive à aucune autre détermination que celle de leur être profond. L’imagination balzacienne les a pourvus d’une énergie farouche, d’une activité inlassable, de passions dévorantes, ou d’une faiblesse sans mesure ; elle les a lancés dans cette jungle sociale où se déchaîne la lutte pour la vie, pour leur permettre de se réaliser pleinement, jusqu’au triomphe ou à l’anéantissement. 3/-La Comédie Humaine de Balzac Avec ses 2200 personnages répartis en une centaine de romans, La Comédie Humaine de Balzac constitue la plus vaste fresque romanesque de la littérature française du XIXème siècle et justifie pleinement l’expression enthousiaste dont son créateur utilisait pour la désigner dans une lettre à son amie Mme Hanska : « Mes romans sont les Mille et Une nuits de l’Occident ! »28 Si trois grands rubriques structurent cet ensemble foisonnant (les Etudes analytiques, les Etudes philosophiques et les Etudes de mœurs), c’est dans la dernière que Balzac a donné la pleine mesure de sa fécondité, s’obligeant à la décomposer elle-même en six « livres » : 1.Scènes de la vie privée ; 2.Scènes de la vie de province ; 3.Scènes de la vie parisienne ; 4. Scènes de la vie politique ; 5. Scènes de la vie militaire ;6. Scènes de la vie de campagne. a/ « La Comédie humaine » ou « l'illumination rétrospective » L'idée de La Comédie humaine ne vient à Balzac qu'en 1840 : sous ce titre général figureront tous les romans écrits depuis 1829 et tous ceux qui vont s'écrire jusqu'en 1847. Proust a magnifiquement parlé, dans La Prisonnière, de la découverte 28 Lettre envoyée à une correspondante, Mme Hanska, en 1834, dans La Comédie Humaine, Hatier, p.58 28 relativement tardive par Balzac de l'unité de son œuvre : « illumination rétrospective », « unité qui s'ignorait, donc vitale, et non logique, qui n'a pas proscrit la variété, refroidi l'exécution »29. Le grand fleuve met quinze ans à tracer avec précision l'emplacement de son lit, à canaliser avec force et souplesse son immense coulée. - Le premier roman signé « Honoré Balzac », c'est Le Dernier Chouan, publié en 1829 (ce roman deviendra Les Chouans en 1834), cependant que, la même année, paraît la Physiologie du mariage, « par un jeune célibataire ». - En 1830, La Mode publie El Verdugo, dans sa livraison du 30 janvier : c'est la première œuvre signée « Honoré de Balzac ». En 1830, encore signées « Balzac », paraissent les Scènes de la vie privée, six nouvelles dont le thème est l'échec, toujours semblable, toujours varié, de la « vie privée » : ce sont La Vendetta, Les Dangers de l'inconduite (qui deviendra Gobseck), Le Bal de Sceaux, Gloire et malheur (qui deviendra La Maison du chat-qui-pelote), La Femme vertueuse (qui deviendra Une double famille), La Paix du ménage. Dès cette année 1830 se trouvent inventés le mot, l'usage, le principe des Scènes. Les Scènes de la vie privée se gonfleront de beaucoup d'autres nouvelles et de maint roman. La section comprendra vingt-sept titres, dont Modeste Mignon, écrit en 1844. Dans la même année 1830, paraissent plusieurs contes ou nouvelles qui ne ressortissent nullement au genre des Scènes : ces œuvres, par exemple L'Élixir de longue vie et Sarrasine, sont encore indépendantes, elles restent en attente de rubrique, jusqu'au jour où l'idée de la rubrique appropriée sera née. - À la fin de septembre 1831, un certain nombre des titres isolés de 1830 se regroupent avec La Peau de chagrin, « roman philosophique » paru le 1er août, et quelques autres nouvelles parues en revue au cours de cette année 1831, soit douze contes en plus de La Peau de chagrin : l'ensemble est mis en vente sous le nom de Romans et contes philosophiques. - En 1832, parallèlement à des publications isolées (La Femme abandonnée, La Transaction, futur Colonel Chabert), non encore intégrées à ces Scènes, une deuxième 29 Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, édité par J.-Y Tadié, La Pléiade, t. III, p. 666 29 édition des Scènes de la vie privée paraît en 4 volumes, ainsi que de Nouveaux Contes philosophiques (dont Louis Lambert). - En 1833, nouvelle étape : Balzac signe un contrat pour la publication des Études de mœurs au XIXe siècle, comprenant, outre Scènes de la vie privée, Scènes de la vie de province et Scènes de la vie parisienne. La première livraison, composée du début des Scènes de la vie de province, paraît en décembre, avec, inédits, Eugénie Grandet et L'Illustre Gaudissart. - 1834 constitue un moment décisif. De même que les Scènes, nées en 1830, se sont étendues, ordonnées, systématisées en 1832, les Études, nées en 1833, se diversifient et se classent selon un système d'ensemble en 1834. La lettre du dimanche 26 octobre 1834 à Mme Hanska révèle que le plan d'ensemble de l'œuvre à venir est déjà au point. Études philosophiques, intitulé calqué sur Études de mœurs, remplace Romans et contes philosophiques de 1831. Le troisième volet s'appellera Études analytiques. L'édifice aura la forme d'une pyramide : en bas, les Études de mœurs représentent les « effets sociaux » ; les Études philosophiques forment la « seconde assise » et indiquent les « causes » ; les Études analytiques recherchent les « principes ». « Et, sur les bases de ce palais, moi enfant et rieur, j'aurai tracé l'immense arabesque des Cent Contes drolatiques »30 . En décembre paraît la première livraison des Études philosophiques : l'Introduction, signée Félix Davin, mais d'une plume que guide le plus souvent la main de Balzac, expose l'économie des diverses Scènes déjà en place. Chaque groupe doit correspondre à un âge de la vie humaine : les Scènes de la vie privée illustrent « des fautes commises moins par volonté que par inexpérience des mœurs et par ignorance du train du monde » ; les Scènes de la vie de province sont consacrées à l'âge mûr, « cette phase de la vie humaine où les passions, les calculs et les idées prennent la place des sensations, des mouvements irréfléchis » ; enfin, les Scènes de la vie parisienne décrivent la vieillesse, ce moment où « les passions ont fait place à des goûts ruineux, à des vices ». 30 Honoré de Balzac, Lettres à Mme Hanska, t. I, p. 270 30 À cela s'ajoute l'annonce des Scènes de la vie de campagne et des Scènes de la vie politique. Il ne manquera plus que les Scènes de la vie militaire, qui ne verront le jour qu'en 1845 et ne comporteront que Les Chouans et Une passion dans le désert. Sans doute, la conception des œuvres déjà écrites et publiées avant 1834 n'avait pas obéi à une vue aussi rigidement planificatrice, mais on peut observer, d'œuvre en œuvre, une sorte de poussée qui suit son cours puissant en se canalisant sans cesse davantage. Des rectifications font souvent migrer, au fil des éditions, les ouvrages d'une section à une autre : La Recherche de l'Absolu, rangée dans les Scènes de la vie privée en 1834, figure dans les Études philosophiques en 1845 ; Sarrasine, œuvre présente dans les Romans et contes philosophiques en 1831 et en 1833, prend place dans les Scènes de la vie parisienne en 1835. - À la charnière de l'année 1834 et de l'année 1835, dans Le Père Goriot, se met en place une découverte capitale, celle des personnages reparaissants. Sans doute Balzac avait déjà fait reparaître plusieurs personnages, dont Henri de Marsay, dans les trois romans qui composent l'Histoire des Treize ; Pauline de Villenoix figurait dans Le Curé de Tours et dans Louis Lambert. Mais l'application du procédé restait d'une ampleur très limitée. Dorénavant, Balzac unifie son œuvre en débaptisant un certain nombre de personnages des romans publiés depuis six ans et en les rebaptisant, en leur donnant le nom des personnages qu'il vient de créer. Jean-Frédéric Mauricey, dans L'Auberge rouge, devient donc le banquier Jean-Frédéric Taillefer. Dans l'édition Delloye et Lecou de La Peau de chagrin en 1838, tel anonyme devient Rastignac et un personnage « réel » comme le docteur Prosper Ménière devient Horace Bianchon. Désormais, des liens se tissent d'un roman à l'autre, à la faveur de ces réapparitions, des échos surgissent, qui donnent, grâce à des éclairages nouveaux, des dimensions insoupçonnées aux personnages. Un roman nouveau mobilise des souvenirs d'un roman plus ancien, qui sont parfois des anticipations de destinée ; car l'ordre de la création peut épouser l'ordre chronologique de la fiction et donner une suite à une destinée déjà amorcée. Mais aussi, un nouveau roman peut donner un passé à un personnage que l'on avait lu d'abord à une étape ultérieure de sa vie. Ce système des personnages reparaissants impose des reliefs mobiles, crée la stéréoscopie vivante, multiplie les apparitions éclairantes, mais aussi les vides qui intriguent, entre les pièces diverses du puzzle des destins. 31 Après 1835, anciens personnages, dans de nouvelles aventures, et personnages nouveaux progressent de conserve. Ils seront quatre mille, si l'on prend en compte les anonymes. Certains d'entre eux demeurent les héros d'un seul roman : quelques-unes des figures les plus connues de la fiction balzacienne, le père Grandet, le père Séchard, le père Goriot, le cousin Pons, Chabert ou la cousine Bette illustrent cette catégorie. Toute la biographie de ces personnages tient en un seul livre, alors que pour beaucoup d'autres, la grande majorité, il faut aller de roman en roman pour recomposer une biographie fictive, biographie en relief, et mobile, née de la superposition de trois ordres : l'ordre de la fiction, l'ordre de la création et l'ordre de la lecture. Le champion du nombre des réapparitions est le médecin Horace Bianchon, présent dans une trentaine de romans, mais qui semble voué au rôle de témoin et de catalyseur, sans jamais avoir la chance d'un grand destin romanesque. On peut se faire une idée de la cohérence éclatée des personnages balzaciens en consultant l'Index des personnages fictifs établi par A.-M. Meininger et P. Citron au t. XII de La Comédie humaine dans la Bibliothèque de la Pléiade, répertoire aujourd'hui le plus complet, après ceux, plus anciens, de Cerfberr et Christophe et du docteur Lotte. Cet Index des personnages fictifs côtoie un deuxième Index, celui des personnes « réelles », qui, dans l'ensemble de l'œuvre, sont environ trois mille. En entrant dans l'œuvre romanesque ces trois mille noms de figures historiques ou de personnages appartenant à d'autres fictions donnent aux héros fictifs le poids de la réalité. L'imbrication du monde de Balzac et du monde réel, à la fois systématique et imprévisible, assure à l'un et à l'autre la double dimension de l'historique et de l'imaginaire. La Peau de chagrin (1831) est un roman dans lequel Honoré de Balzac a le mieux exprimé l'écartèlement de l'homme entre son désir de bonheur terrestre et sa «recherche de l'absolu». Frontispice d'une édition illustrée de Delloy et Lecou, 1838. Bibliothèque des arts décoratifs, Paris. - Entre 1836 et 1839, les Études de mœurs au XIXe siècle se terminent, les Études philosophiques s'étoffent, mais aucune « invention » particulière ne vient enrichir les perspectives de l'œuvre. Pendant cette période se multiplient les éditions de romans par livraisons successives en revue, première manifestation d'une pratique à laquelle Balzac consacrera lui aussi, dans le sillage d'Eugène Sue, à partir de 1843, celle du roman-feuilleton. Ainsi paraissent en revue La Vieille Fille (1836), Le Cabinet des Antiques (1838), Une fille d'Ève (1838-1839), Le Curé de village (1839), 32 Béatrix, ou les Amours forcées (1839), La Princesse parisienne [Les Secrets de la princesse de Cadignan] (1839). - En 1840, année de moindre production, Balzac trouve le titre de son grand œuvre : La Comédie humaine, titre qui, semble-t-il, s'impose en référence à celui de l'œuvre de Dante, La Divine Comédie. - En 1842, cependant que les œuvres nouvelles de Balzac continuent d'être publiées en feuilleton, Balzac signe avec quatre libraires, dont Furne, un contrat pour la publication de ses Œuvres complètes, qui porteront le titre de La Comédie humaine : cette édition sera désignée dorénavant par les lecteurs et les commentateurs comme « édition Furne ». Balzac rédige, d'autre part, un Avant-propos qui précise son ambition immense, à la fois scientifique, philosophique, historique et littéraire. - De 1842 à 1846 paraissent les seize volumes de La Comédie humaine. Balzac possédait un exemplaire de ces seize volumes où étaient regroupés, dûment classés, tous les romans écrits depuis 1829. Il fit encore quelques corrections manuscrites sur ces volumes imprimés. Toutes les éditions actuelles tiennent compte des ultimes modifications portées sur cet exemplaire, couramment désigné comme « Furne corrigé ». Un dix-septième volume fut publié par Furne en 1848 : il contenait La Cousine Bette et Le Cousin Pons. On n'a pas retrouvé l'exemplaire de ce dix-septième volume possédé par Balzac. Enfin, un dix-huitième volume fut publié en 1855 par Houssiaux, successeur de Furne, donc cinq ans après la mort de Balzac. Ce dernier volume contenait la quatrième partie de Splendeurs et misères des courtisanes (La Dernière Incarnation de Vautrin), la deuxième partie de L'Envers de l'histoire contemporaine (L'Initié), Les Paysans (roman inachevé) et Petites Misères de la vie conjugale. Ultérieurement furent intégrés à La Comédie humaine deux romans inachevés : Le Député d'Arcis, qui avait été publié en 1854, et Les Petits Bourgeois, publié en 1856. On pourra constater, à la lecture du tableau d'ensemble de La Comédie humaine, que les trois étapes de l'œuvre sont de taille très inégale. À peu près les trois quarts de l'ensemble se trouvent constitués par les Études de mœurs. Celles-ci se subdivisent en une série de Scènes. Aucune subdivision, en revanche, dans les Études philosophiques. Quant aux Études analytiques, elles ne comptaient, dans les éditions du XIXe siècle, que deux titres : Physiologie du mariage et Petites Misères de la vie 33 conjugale. Diverses éditions plus récentes, dont celle de la Pléiade, par Pierre-Georges Castex, ont pris le parti d'intégrer à cette dernière section la Pathologie de la vie sociale (Traité de la vie élégante ; Théorie de la démarche ; Traité des excitants modernes), cela en pleine conformité avec les intentions de Balzac. Les éditions récentes conformes au « Furne corrigé » ont procédé comme l'avait fait cette édition globale, contemporaine de Balzac, en supprimant les têtes de chapitres qui figuraient dans les premières éditions des œuvres isolées. Certaines éditions, fidèles à l'origine, infidèles à « Furne », ont rétabli la division en chapitres avec leurs intitulés souvent feuilletonesques. L'histoire de cette œuvre, où se conjuguent une telle volonté organisatrice et tant de hasards, est un bon guide pour le lecteur, qui ne doit jamais être affolé par la masse de ce qu'il ne connaît pas encore, ni rassuré par les cadres dans lesquels Balzac inscrit son œuvre. Chaque élément de l'œuvre, chaque ouvrage isolé vit de sa vie propre, autonome, suffisant à l'heure et au moment de la lecture. Mais, avant ou après, à côté, au-dessus ou au-dessous, d'autres éléments existent, prévus ou imprévisibles, avec lesquels le lecteur a toujours la ressource de recréer des liens, de percevoir des échos ou de susciter des prolongements. Ainsi structurée, la Comédie Humaine offrait à Balzac le cadre approprié à la restitution, minutieuse et exhaustive de l’univers de la Restauration. Au premier regard, sa fresque romanesque est le parcours encyclopédique de la « faune » du premier tiers du siècle dont il ambitionnait, comme les naturalistes qu’il admirait tant, de restituer et de mettre en perspectives les diverses espèces. Personne n’échappe à l’œil de l’investigateur méticuleux et systématique ; la noblesse tour à tour triomphante et déchue des Beauséant31 ou des Restaud ; la haute bourgeoisie de finances des Nucingen et des Keller ; la petite bourgeoisie commerçante des Birotteau et des Gaudissart, les usuriers serviles, tels que Gobseck ou Grandet ; les journalistes chroniqueurs et écrivains comme Lousteau ou d’Arthez ; les chercheurs et savants comme David Séchard ; les militaires comme Chabert ou Hulot ; les paysans opprimés ; leurs prêtres et leurs médecins ; et ployés sous les 31 Personnage balzacien visible dans le Père Goriot d’Honoré de Balzac. 34 fondations de l’édifice social, les marginaux des « classes dangereuses » : mendiants, indicateurs , truands, courtisanes ou forçats en cavale comme Vautrin, formidable incarnation de cette face nocturne de l’univers balzacien. b/Le procédé du retour des personnages Le « coup de génie » de Balzac fut d’éviter à cette typologie sociale et humaine la raideur d’un catalogue en lui insufflant à la fois cohérence et dynamisme, à partir de 1833, par le procédé dit du « retour des personnages ». Pareils à Rastignac qui apparaît comme un comparse dans la Peau de Chagrin et constitue le personnage central du Père Goriot, 515 « créatures » balzaciennes, soit environ une sur quatre, furent ainsi appelées à apparaître au moins deux fois dans deux romans différents de La Comédie Humaine. Ce procédé fut critiqué par certains contemporains : Sainte- Beuve n’y voit qu’ « un défilé de silhouettes où l’on se retrouve à tout bout de champ devant les mêmes visages » Son intérêt principal était pour Balzac de mieux insérer ses personnages dans la fluidité de l’espace- temps romanesque, calquant celle du réel : « il n’y a rien dans ce monde, assurait-il, qui soit d’un seul bloc ; tout y est mosaïque » « Brisant la monotonie des psychologies figées ou des positions sociales acquises, Balzac se plut ainsi à jouer sur l’interpolation des moments et des situations : le passé d’un personnage n’est éclairée qu’après coup ; son destin n’est donné à lire qu’à travers la somme de ses résurgences ou quelquefois, comme dans le cas fascinant de Vautrin-Herréra, de ses mystérieuses disparitions-transformations. »32 Ce procédé du « retour » contribue fortement à la cohérence de la totalité de l’œuvre. Comme l’avait souligné Baudelaire, l’investissement du romancier dans chacun de ses personnages donne à l’ensemble de la fresque son centre de gravité : « Depuis le sommet de l’aristocratie jusqu’aux bas-fonds de la plèbe, tous les acteurs de la Comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et rusés dans la lutte, plus patients 32 Itinéraires littéraires, XIX ème siècle, p.325 35 dans le malheur, plus goulus dans la jouissance, plus angéliques dans le dévouement, que la comédie du vrai monde ne nous le montre. Bref, chacun, chez Balzac, même les portières, a du génie. Toutes les âmes sont des armes chargées de volonté jusqu’à la gueule. C’est bien Balzac lui-même. »33 Et c’est d’ailleurs pour cela que nous allons parler de dandysme, Baudelaire en étant un partisan, et l’on en peut constater l’influence balzacienne dans le roman le Père Goriot. 4/-Le dandysme L'étymologie du terme « dandy » ouvre d'emblée un espace d'incertitude. L'Académie n'accueille qu'en 1878 ce néologisme venu d'Angleterre. Selon les Anglais, « dandy » pourrait dériver du français dandin (sot, niais), de dandiprat (nain, pièce de menue monnaie), de dandelion (ou dent-de-lion, pissenlit), du verbe to « dandle », se dandiner, ou du prénom Andrew. Quoi qu'il en soit, le mot apparaît en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle, et les étymologies attestent les échanges francobritanniques qui caractérisent le dandysme au XIXe siècle. a/-L’invention de Brummell En rupture avec la tradition d'élégance incarnée en Angleterre par les Beaux sur la scène de la Restauration autour de Charles II (1630-1685), le premier dandysme, celui de Brummell (ou Brummel), apparaît comme l'invention d'un personnage absolument original, irréductible au courtisan ou à l'honnête homme. Favori du prince de Galles (le futur roi George IV) puis tombé en disgrâce, peut-être pour son insolence, George Bryan Brummell (1778-1840) est parfois présenté comme un parvenu qui se serait imposé à l'aristocratie anglaise par son élégance et son esprit. La réalité est plus complexe. Dans les premières années du XIXe siècle, Brummell règne sur la bonne société et impose une mode vestimentaire d'une grande rigueur et d'une extrême sobriété, répondant au principe que « pour être bien mis, il ne faut pas être 33 Itinéraires littéraires, XIX ème siècle, p. 422 36 remarqué ». Un détail cependant de la tenue de Brummell tranche par son excès : la raideur d'une cravate blanche et amidonnée, qui doit être plissée autour du cou au premier essai, et empêche tout mouvement de la tête. Les préceptes de celui qui passe pour « l'arbitre des élégances » sont paradoxaux. Non seulement parce que la singularité de la cravate tranche sur la retenue générale, mais, à l'inverse, parce que la logique de la modération tend à rendre « invisible » la véritable élégance. Le premier dandy s'avère un personnage déroutant, flegmatique et apathique, maniant davantage l'humour que la bouffonnerie romantique, préférant les ruses du minuscule et du presque rien à la démesure ou à l'excentricité. Mettant, comme le voudra Oscar Wilde, « son génie dans sa vie », montrant un personnage fragile et éphémère, Brummell présente une identité incertaine d'elle-même, qui dénonce toute permanence de l'œuvre ou de la subjectivité. L'entreprise est bien éloignée de l'épiphanie triomphante à laquelle on l'assimile volontiers. Ainsi, en une figure ultime de son dandysme, Brummell finit-il sa vie à Caen, dans la pauvreté et la déchéance. Son effondrement et son effacement ont retenu notamment l'attention de Virginia Woolf (The Common Reader, « Beau Brummell », 1932). b/-Le passage au type : Barbey d’Aurevilly, Baudelaire ( le dandysme au XIX ème siècle) Inimitable, Brummell n'en constitue pas moins une figure essentielle des clubs londoniens et de la littérature anglaise à la mode, les fashionable novels. Byron, le premier à affirmer qu'il aurait préféré être Brummell plutôt que Napoléon, contribue à faire du personnage un héros romantique. Tourné en dérision par Carlyle qui présente le dandysme comme une secte superstitieuse centrée sur l'adoration de soi (Sartor Resartus, 1834), jugé par l'essayiste William Hazlitt comme « le plus grand des petits esprits » (« Brummelliana », 1828), Brummell, en passant la Manche, va inspirer les élégants des boulevards parisiens sous Louis-Philippe, et hanter de nombreux personnages de fiction. Le dandysme est, selon Balzac, « une hérésie de la vie élégante », mais il pose la question moderne de la distinction dans un monde où les différences ont disparu (Traité de la vie élégante, 1830). Il invite l'observateur à traquer les indices qui permettent de retrouver l'homme tout entier à partir de quelques détails et de construire une « physiologie » de l'élégance. 37 Dans La Comédie humaine, le dandysme imprègne les personnages de Henri de Marsay, Maxime de Trailles ou Lucien de Rubempré. Et si Stendhal se moque des dandys anglais, il voit en Brummell « l'existence la plus curieuse que le XVIIIe siècle ait produite en Angleterre et peut-être en Europe ». Mais c'est surtout Barbey d'Aurevilly et Baudelaire qui transforment le personnage en type idéal, modifiant profondément l'invention de Brummell. Le passage par la littérature contribue à effacer la spécificité du dandysme par rapport au romantisme, même si Barbey d'Aurevilly a vu en Brummell le seul dandy, celui qui ne fut que dandy, indigent dans sa pureté même (Du dandysme et de George Brummell, 1845 et 1861 pour la seconde édition). La permanence de l'écriture donne une profondeur à cette indigence, transforme la frivolité en spiritualité, fait de l'élégance une doctrine rigoureuse, une quasi-religion qui, selon la formulation de Baudelaire, « confine au stoïcisme ». Dans Le Peintre de la vie moderne (1863), le dandysme apparaît comme « dernier éclat d'héroïsme dans les décadences ». La passion rentrée brûle derrière l'impassibilité affichée, tandis que le précepte selon lequel le dandy ne doit montrer aucun étonnement se transforme en « l'inébranlable résolution de ne pas être ému ». Cette tendance s'accentue ensuite chez les Jeunes-France ou chez Huysmans (À rebours, 1884). On peut suivre les modifications et les inflexions d'un dandysme finde-siècle, d'un côté et de l'autre de la Manche, chez Oscar Wilde, Max Beerbohm ou Proust. Parlera-t-on alors de dandysme ou de dandysmes ? La question est celle de la permanence d'une attitude devenue mythe, à laquelle Brummell a donné une triple dimension esthétique, politique et ontologique, mais qui reste un phénomène spécifique de la modernité. Reste, en effet, la leçon de Brummell, fortement perçue, reprise et amplifiée par Baudelaire : le dandy est « un Hercule sans emploi ». À la différence du romantisme, le dandysme signifie la fin de l'héroïsme, et le culte de soi devient culte des images. Après Napoléon, on ne peut plus être soldat. Après 1848 et la déroute des espoirs politiques, Baudelaire se dit « physiquement dépolitiqué », tout en étant repris de curiosité et de passion à chaque question grave. L'héroïsme change de scène. Le dandy, à condition de ne pas le réduire à son versant mélancolique ou désenchanté mais de souligner son inventivité, en constitue une des figures. Car si Brummell avait 38 opposé la sobriété et la neutralité à l'élégance enrubannée de l'aristocratie, l'habit noir chanté par Baudelaire dans le Salon de 1846 prolonge à la fois la simplicité, la déception et la platitude « révolutionnaire » du vêtement du premier dandy. La mode, qui est aussi passion de la modernité, devient l'affaire du poète ou du coloriste, de celui qui « arrache à la vie actuelle son côté épique », et sait faire de la couleur « avec un habit noir, une cravate blanche et un fond gris ». On peut voir alors dans le dandy une figure qui, brouillant les positions et les oppositions politiques traditionnelles, expérimente une singularité nouvelle. Cette singularité, soucieuse à la fois des exigences de l'art et de celles de la démocratie, se déploie dans une société où l'individuation est confrontée à l'uniformisation. Dans cette mesure, le dandysme silencieux et pragmatique de Brummell trouve dans la critique et la poésie baudelairiennes une élaboration décisive et son autre pôle. L'héroïsme de la vie moderne, l'incertitude du sujet, le culte des images s'incarnent dans le dandy, mais aussi dans les figures baudelairiennes du chiffonnier, du vieux saltimbanque ou des petites vieilles, célébrées dans les « Tableaux parisiens » et dans Le Spleen de Paris. Ces figures sont urbaines puisque la grande ville devient moins le théâtre que la condition et l'objet même de la poésie. Que l'image soit alors allégorie ou photographie, que la collection ne vise jamais la totalité, que l'époque soit marquée par le choc et la catastrophe montrent la dimension historique du dandysme, en dépit de la tentative - baudelairienne, notamment - pour en faire un phénomène éternel. c/-Crépuscule du dandysme Après Oscar Wilde, le dandysme se fige et se crispe en attitude esthétisante ou en snobisme mondain. Il apparaît comme nostalgie ou amertume de l'absence de gloire littéraire (Robert de Montesquiou), ou contribue à singulariser des personnages romanesques ou poétiques (Swann ou le baron de Charlus dans À la recherche du temps perdu, l'Hérodiade de Mallarmé). Sans se retrouver dans la précision et l'intégralité de ses configurations initiales, le dandysme constitue, pour l'art contemporain, un modèle esthétique et un instrument d'intelligibilité. Philippe Soupault prolonge le dandysme lorsqu'il affirme qu'être surréaliste c'est vivre constamment en serrant les dents ; André Breton également qui, contre toute 39 instrumentalisation de l'art, entend repassionner l'existence. Mais l'engagement surréaliste tranche sur l'apathie du dandy. Certains artistes (Marcel Duchamp, Andy Warhol) pourront combiner la froideur du personnage avec l'impersonnalité et la banalisation de l'œuvre. Le ready-made, l'image répliquée et répétée, l'œuvre éphémère peuvent être éclairés par le dandysme ; dans la société de masse, ils n'en constituent pas une illustration. Le dandy inventé par Brummell ne peut se reproduire ou perdurer tel quel après les bouleversements du XXe siècle. 5/-Présentation du roman le Père Goriot Lorsqu'il commence d'écrire Le Père Goriot, en septembre 1834, Balzac (17991850) vit un moment décisif de sa création littéraire. Le principe organisateur des regroupements de romans par Scènes, puis par Études se découvre à lui dans toute sa dimension, et, dans une lettre à Mme Hanska du 3 octobre 1834, il expose le plan de ce qui prendra en 1842 le nom de Comédie humaine. Une autre trouvaille majeure qui se met en place à ce moment-là est celle des « personnages reparaissants » : limité jusqu'alors à quelques manifestations ponctuelles, le procédé du retour des personnages d'un roman à un autre devient, à partir du Père Goriot, un des ressorts de la création balzacienne. Le roman est publié en quatre livraisons, dans la Revue de Paris, les 14 et 28 décembre 1834, les 18 janvier et 1er février 1835. Le 11 mars, il paraît en librairie. a/-Une effroyable tragédie parisienne L'action du roman se déroule à Paris, entre fin novembre 1819 et février 1820, ce qui justifie l'appartenance première du roman aux Scènes de la vie parisienne. Nous assistons aux deux derniers mois de Jean-Joachim Goriot, un vieil homme de soixantedix ans, ancien négociant en vermicelle et pâtes d'Italie, qu'une folle passion pour ses filles, devenues par leur mariage des femmes du monde, mène à la déchéance et à la ruine. Anastasie de Restaud et Delphine de Nucingen méprisent leur père qui vit chichement dans une pension du quartier Latin ; elles laisseront mourir seul, après avoir achevé de le dépouiller, sauf de ses illusions, celui qui leur aura tout sacrifié. Ce drame de l'ingratitude filiale explique l'intégration du roman, en 1843, dans les Scènes de la vie privée. 40 b/-Le Père Goriot La pension Vauquer, lieu mythique de la Comédie humaine d'Honoré de Balzac, est le théâtre de la souffrance et de la déchéance du père Goriot, qui sacrifie son existence à celle de ses filles (Le Père Goriot, 1834). Illustration d'Albert Lynch, 1900. Maison de Balzac, Paris. La fin d'existence misérable de Goriot est croisée par une autre trajectoire, ascendante celle-là, celle d'Eugène de Rastignac, étudiant idéaliste venu de sa province porter à Paris ses ambitions d'ascension sociale. La fréquentation du monde, le spectacle de ses tentations et de ses corruptions font bientôt l'éducation du jeune homme dont toutes les initiatrices sont abandonnées par leurs amants. Rastignac perd ses illusions et gagne une maîtresse, Delphine, la fille de Goriot. S'il ne va pas jusqu'à accepter les offres inquiétantes de Vautrin, un ancien forçat dont la « protection » pourrait assurer sa fortune, son refus lui promet un autre destin, plus conforme aux normes sociales. Chacun selon sa pente, les deux personnages poursuivront leurs parcours respectifs dans La Comédie humaine. À la fin du roman, la mort pitoyable de Goriot, dont Rastignac suit le convoi funèbre, constitue pour l'étudiant une décisive leçon de vie. Depuis les hauteurs du Père-Lachaise, il lance son célèbre défi à Paris : « À nous deux, maintenant ! »34 c/-Un roman balzacien exemplaire La description de la pension Vauquer, au début du roman, est souvent considérée comme typiquement balzacienne : « La maison où s'exploite la pension bourgeoise appartient à madame Vauquer. Elle est située dans le bas de la rue NeuveSainte-Geneviève, à l'endroit où le terrain s'abaisse vers la rue de l'Arbalète par une pente si brusque et si rude que les chevaux la montent ou la descendent rarement. »35 En effet, la description minutieuse du quartier, de la maison et de ses pensionnaires, loin de retarder l'action, porte la marque de l'histoire à venir et en constitue pour ainsi dire la matrice. De même que la personne de Mme Vauquer « explique la pension, comme la pension implique la personne »36, on pourrait dire que 34 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, chap. III, p.435 Ibid.chap.I, p.35 36 Ibid. 35 41 le destin de Goriot est inscrit dans la vétusté, le délabrement et le nauséabond du décor ; de même encore, le papier « verni » qui représente les scènes des Aventures de Télémaque annonce le roman d'éducation dont Rastignac va être le héros37. Cette remontée du particulier au global constitue l'essentiel de la démarche inductive. Le romancier imite Cuvier : « quand M. Cuvier aperçoit l'os frontal, maxillaire ou crural de quelque bête, n'en induit-il pas toute une créature, fût-elle antédiluvienne, et n'en reconstruit-il pas aussitôt un individu classé [...] ? »38 Souvent la démarche déductive vient compléter l'inductive. La pension étant ce qu'elle est, on peut en induire que ses habitants sont des laissés-pour-compte de la société, des espèces mutantes, de passage vers la mort ou vers le succès. Cette complémentarité entre les deux manières de prendre le problème joue également entre l'individuel et le typique, entre le singulier et le général. Selon le programme qu'il a affiché, Balzac s'est proposé d'« individualiser le type » et de « typiser l'individu ». Ces deux expressions marquent le double souci de penser et d'observer, sans jamais séparer l'une de l'autre les deux opérations. L'imagination, la mémoire, l'observation assurent la modulation, l'incarnation d'un type préalablement conçu. La cohérence de la composition est donc exemplaire : sept pensionnaires peuplaient au début du roman ladite pension. À la dernière ligne, aucun n'y habite plus. Exemplaire est aussi le roman en tant qu'illustration de la méthode balzacienne. « Typiser l'individu » et « individualiser le type », telle est généralement l'ambition de Balzac. Goriot et Vautrin sont ici des incarnations aussi différentes que possible d'un même schéma de force passionnée : le premier est un esclave, le second est un maître. Goriot a gardé de son passé de négociant une grande vigueur physique, qui le rend capable de tordre des couverts de vermeil pour les transformer en lingots. Or cet homme est une faible victime, sans volonté ni intelligence, aveuglément soumis à sa passion pour ses deux filles, une passion quasi amoureuse, qui lui fait vivre une Passion au sens christique du mot. S'il a mérité d'être appelé par Balzac « Christ de la paternité », c'est en effet par le sublime de son sacrifice, non par le véritable amour d'un père pour ses enfants. Il l'avoue : « J'ai bien expié le péché de les trop aimer » ou bien : « Mes filles étaient mon vice à moi, elles étaient mes maîtresses, enfin tout. »39 37 On approfondira cette idée dans la troisième partie. Honoré de Balzac, La Comédie Humaine, p.47 39 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard, Librairie Générale Française, chap. I, 38 42 « Tout », le mot se retrouve chez Vautrin, hercule débordant d'énergie vitale : « Je suis tout. » Le forçat évadé, qui « est à lui seul toute la corruption et toute la criminalité », n'avait-il pas pour surnom Trompe-la-Mort ? Ce prédateur, ce révolté indomptable, si souvent diabolique, infernal, est aussi farceur, jovial, doué d'une « grosse gaieté », d'une « volubilité comique ». Quelques années plus tard, Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes, qui achèvent le cycle de Vautrin, révéleront le personnage dans toute sa puissante complexité. 6/-La Société française du XIXème siècle Il convient ici dans un premier temps de déterminer quelques classes sociologiques qui composent cette société et dans un second temps leurs états d’esprit. La société française de l’époque balzacienne comprend la droite aristocratique et la noblesse, la droite bourgeoise et orléaniste, la droite populaire et autoritaire, qui se gonfle de la paupérisation des uns et de l’enrichissement par les autres qui sont les prolétaires. Durant cette époque et parallèlement à l’avènement du capitalisme industriel et au développement économique, une vision optimiste a mis l’accent sur la libération infinie des forces productives et le pouvoir créatif de l’argent. Cette vision est surtout sensible aux retombées bénéfiques globales de la production sur l’ensemble du corps social d’où l’élévation de niveau de vie moyen. Elle s’est nourrie des réussites spectaculaires de la science, devenue une sorte de religion nouvelle, trouvant notamment dans les expositions universelles (il y a eu cinq à Paris) ses grandes messes populaires. L’homme du XIXème siècle a paru promis à la domination de la terre, appelé à faire bénéficier les peuples colonisés des bienfaits de sa culture. En contraste avec ces événements, les misères sociales sous de différentes formes persistent : le salariat généralisé comme nouvelle forme de l’esclavage, les méfaits de la division du travail, l’exploitation de l’homme par l’homme et son asservissement à la machine. En plus le prolétariat était mal payé. 43 Là on pourrait s’apercevoir que les deux classes sociologiques à savoir la noblesse et la bourgeoisie abusent de leur autorité sur les faibles et vont même jusqu’à les démunir matériellement. Donc les faibles ou les prolétaires sont réduits à l’esclavage et la vision optimiste ne peut alors s’adresser qu’aux classes dominantes. C’est plutôt une vision pessimiste de la société du XIXème siècle qui se préfigure à travers les misères sociales des basses classes. Une principale cause peut en effet expliquer l’inégalité et plus particulièrement le déséquilibre existant entre les classes sociologiques mentionnées : Les mentalités de la société du XIXème siècle entraînées vers la recherche à tout prix de l’argent poussent les classes sociales à lutter les uns les autres. L’argent devient la vertu commune de la société de cette époque. Les gens couraient vers la satisfaction matérielle et certains deviennent sans scrupules. De cette volonté permanente de réussir naît un conflit entre les classes mentionnées précédemment. Car dans l’écart grandissant entre la bourgeoisie propriétaire des moyens de production et le prolétariat, gonflé par le flux de l’exode rural se constituent les vraies fractures du corps social. Cette dissension, cette iniquité entre ces classes ne font qu’accentuer cette lutte. La théorie de Charles Darwin donne une meilleure explication de ce combat entre les classes sociales. Darwin préconisait qu’il doit avoir une lutte entre les individus dont la victoire unique est déterminée par la sélection naturelle. Ainsi d’après cette constatation darwinienne, on pourrait assimiler l’état d’esprit de la société de l’époque balzacienne à celui d’un arriviste. La société bourgeoise contractait plus particulièrement cet état d’esprit. Les bourgeois dont l’état d’esprit est souillé par l’argent, réduit d’abord les prolétaires à l’état d’asservissement pour les utiliser après, afin de satisfaire leurs ambitions. Les prolétaires peuvent être qualifiés de moyens car c’est par eux que les bourgeois réussissent. 44 SOMMAIRE DE LA DEUXIEME PARTIE : L’arrivisme dans le roman Le Père Goriot étudié à partir de l’approche sociologique goldmannienne…………………………………………………………………….46 Chapitre I : Présentation des aspects fondamentaux de l’approche de Lucien Goldmann 1/ Lucien Goldmann………………………………………………………………………..47 2/La conception goldmannienne……………………………………………………………47 3/-Origine de l’approche sociologique goldmannienne…………………………………….48 4/-L’approche de Lucien Goldmann………………………………………………………..49 a/-La conscience réelle…………………………………………………………………………………..49 b/-La conscience possible…………………………………………………………………..50 Chapitre II : APPLICATION DE L’APPROCHE SOCIOLOGIQUE GOLDMANNIENNE AU ROMAN LE PERE GORIOT ET MISE EN EVIDENCE DU THEME S’INTITULANT L’ARRIVISME 1/-Présentation des groupes sociaux………………………………………………………..53 a/-Le groupe social d’origine……………………………………………………………….53 b/-Le deuxième groupe social………………………………………………………………54 c/-Le troisième groupe social……………………………………………………………….57 2/-Les actants sociologiques………………………………………………………………..58 a/-Définition des mots « arrivisme », « ambition » et « intérêt » et décèlement de passages illustratifs dans le roman Le Père Goriot……………………………………………..58 b/-Détermination proprement dite des actants sociologiques dans le roman………………62 b-1/ -Explication de la conception de Vautrin………………………………………………………………………………..61 b-2/-L’entretien ou le discours de Vautrin et ses contributions sur le sujet connaissant……………………………………………………………………………62 b-3/-Le personnage de la vicomtesse de Beauséant………………………………………..65 b-4/-L’évolution de Rastignac dans la société……………………………………………..66 b-5/-La réussite selon Rastignac…………………………………………………………...68 c/-Le Paris du Père Goriot………………………………………………………………....72 c-1/-Le Faubourg Saint-Germain…………………………………………………………..72 c-2/-La Chaussée d’Antin………………………………………………………………….72 45 Deuxième partie L’ « arrivisme » dans le roman le Père Goriot étudié à partir de l’approche sociologique goldmannienne 46 Chapitre I : PRESENTATION DES ASPECTS FONDAMENTAUX DE L’APPROCHE DE LUCIEN GOLDMANN 1/-Lucien Goldmann Surtout connu pour ses travaux de sociologie de la création littéraire, Lucien Goldmann est né à Bucarest en 1913. Il vient à Paris en 1934, après un bref passage à l'université de Vienne, où il suit les cours de Max Adler. Il poursuit alors, conjointement, des études de droit, d'économie politique et de philosophie. Réfugié en Suisse en 1942, il y devient l'assistant de Jean Piaget et participe à ses recherches d'épistémologie génétique. De retour - en 1945 - à Paris, il entre au C.N.R.S. Il meurt en 1970. D'une œuvre aux multiples centres d'intérêt, on retiendra : Sciences humaines et Philosophie (1952), Racine (1956), Le Dieu caché (1956), Recherches dialectiques (1959), Pour une sociologie du roman (1964), Structures mentales et Création culturelle (1970), Marxisme et Sciences humaines (1970). 2/- La conception goldmannienne Penseur marxiste, d'un marxisme qui puise essentiellement dans la lecture du jeune Marx et dans l'éclairage qu'en donne Georg Lukács, Lucien Goldmann aimait à citer cette pensée de ce dernier qu'il reconnaissait comme son maître : « Ce n'est pas la prédominance des motifs économiques dans l'explication de l'histoire qui distingue d'une manière décisive le marxisme de la science bourgeoise, c'est le point de vue de la totalité. »40 L'œuvre littéraire, Goldmann la définit comme l'expression de la conscience d'un groupe social ou d'une classe. Mais cette conscience n'est pas la conscience réelle, découverte empiriquement, des agents sociaux, c'est la « conscience possible » (terme qu'il reprend à Lukács). Cette conscience possible est celle qui résulte nécessairement de l'être historique du sujet social ; elle est une structure déductible de la position du sujet dans la totalité historique et du rapport qu'il entretient avec celle-ci. C'est à travers cette catégorie de pensée - dont il n'est pas 40 Une pensée de Georg Lukács. 47 difficile de voir la parenté avec l'hégélianisme - que Goldmann étudie, dans sa meilleure œuvre - Le Dieu caché 41-, la « conscience » du jansénisme et des auteurs qui l'expriment (Pascal, Racine). Il confirme ainsi le présupposé de sa recherche : « Les grands écrivains représentatifs sont ceux qui expriment, d'une manière plus ou moins cohérente, une vision du monde qui correspond au maximum de conscience possible d'une classe ; c'est le cas partout, pour les philosophes, les écrivains, les artistes. »42 Chaque groupe social peut donc être défini par son « maximum de conscience possible » qu'il ne saurait dépasser. La connaissance de ce maximum est essentielle pour comprendre l'évolution d'une société ; mais elle est essentielle également pour la pratique politique, qu'un marxiste ne saurait mettre entre parenthèses. Goldmann écrira à ce propos : « Dans l'action sociale et politique, il est évident que les alliances entre classes ne peuvent se faire que sur la base d'un programme qui correspond au maximum de conscience possible de la classe la moins avancée. »43 3/-Origine de l’approche sociologique goldmannienne Partant du principe de Taine44 selon lequel il faut relier l’œuvre à son contexte délimité par le milieu (géographique, social), la race (biologique, anthropologique) et le moment (historique), se fondant sur la conscience de totalité, Lucien Goldmann établit une méthode d’approche sociologique, plus particulièrement du texte littéraire. 41 Lucien Goldmann, Le Dieu Caché, publié en 1956 Lucien Goldmann, Sciences humaines et philosophies, p.29 43 Ibid. 44 Si on lit l’Introduction à la littérature Anglaise, à la page 74, Taine définit bien les trois facteurs sociologiques en question dont « certaines façons générales de penser et de sentir », des « états d’esprit ». La race est un « ensemble de dispositions psychologiques innées et héréditaires » ordinairement jointés à des caractères marqués de tempérament et de constitution physique ; le milieu est « l’ensemble de circonstances auxquelles un peuple est soumis », et il est inséparable du moment, impulsion acquise, poussée du passé sur le présent, point atteint par l’esprit d’un peuple dans son devenir. 42 48 4/-L’approche de Lucien Goldmann Ainsi, il repose dans Pour une sociologie du roman, p.338 et dans le chapitre Problèmes de méthodes de ses Recherches dialectiques, (Paris, Gallimard, 1980), les principes fondamentaux de l’approche sociologique appliquée aux textes littéraires. L’approche sociologique goldmannienne préconise la détermination des groupes sociaux capables d’influer sur l’individu. Dans ses Recherches dialectiques, Goldmann donne une explicitation de sa conception sociologique : « Tout comportement humain est un essai de donner une réponse significative à une situation particulière et tend par la même à créer un équilibre entre le sujet de l’action et du milieu. Mais cet équilibre est dynamique, c’est une déstructuration constante, suivie d’une restructuration, de totalités nouvelles aptes à créer des équilibres qui sauraient satisfaire aux nouvelles exigences des groupes sociaux qui les élaborent »45 Pour cela, deux concepts sociologiques doivent être étudiés : La conscience réelle et la conscience possible. a/-La conscience réelle La conscience réelle se définit tout d’abord comme étant les aspirations communes ou individuelles propres à une société ou à un individu, à une réussite sociale. Goldmann donne sa définition : « La conscience réelle, effective d’un groupe est un ensemble de représentations du réel dont seule une partie étroitement liée à la nature même du groupe. »46 45 46 Lucien Goldmann, Recherches dialectiques, p.346 Lucien Goldmann, Pour une sociologie du roman, p.368 49 b/-La conscience possible Quant à la conscience possible, c’est le maximum d’adéquation auquel pourrait parvenir le groupe social ou le sujet social, c’est-à-dire l’individu, sans pour autant changer de nature. La disparition de ces représentations marquerait la disparition du groupe lui-même comme réalité sociale. Or un groupe social, s’il veut survivre en tant que tel, ne peut accéder à un niveau de conscience tel qu’il serait amené à remettre en question son identité. Afin d’illustrer ces deux concepts sociologiques prenons un exemple concret. Quelle peut-être l’influence de l’exode rural, de l’urbanisation et de l’intégration dans le prolétariat industriel, sur la conscience sociale des paysans urbanisés ? Subsiste-t- elle ? Dans quelle mesure la conscience d’être un ancien paysan, de sortir du milieu rural, avec toutes ses traditions, peut-elle être un obstacle à l’émergence, dans cette population spécifique, d’une conscience ouvrière ? En termes clairs, c’est dans la conscience possible que se trouve le contexte social à partir duquel peut se développer l’état d’esprit de l’individu au point qu’il trouve la concrétisation de ses aspirations : réussite sociale, ambition, aisance matérielle. Ainsi en revenant à notre exemple, nous avons là une conscience réelle et une conscience possible qui est le maximum d’adéquation auquel pourrait parvenir le groupe sans changer de nature : La conscience réelle peut englober des aspirations au changement social, (quête d’un nouveau statut social) mais ces aspirations restent dans le cadre d’une conscience possible, dans le contexte sociologique concret, c’est-à-dire dans le cadre du vécu existentiel des individus qui constituent le groupe. 50 Si les conditions concrètes changent effectivement : la prolétarisation des paysans par exemple, la conscience possible peut être modifiée. Les aspirations changent. Donc, on ne pourrait pas prétendre une étude séparée de ces deux concepts, la concrétisation ou non des aspirations dans la conscience réelle ne pouvant se poursuivre que dans la conscience possible, contexte sociologique concret de la conscience réelle. Parfois, les aspirations contenues dans la conscience réelle ne peuvent pas avoir une concrétisation dans la conscience possible en raison de l’inadéquation de ces aspirations au contexte sociologique déterminé. Goldmann délimite au moins trois niveaux d’étude pour une approche sociologique d’une œuvre littéraire : -Mise en situation sociologique de l’œuvre étudiée. Il s’agit ici de délimiter sociologiquement l’œuvre en y présentant tous les groupes sociaux, le contexte historique et social. -Détermination des actants sociologiques pouvant produire une certaine influence sur le sujet social (car l’ambition de Goldmann ne se limite pas uniquement à étudier la société mais aussi l’individu ainsi que les influences sociologiques sur cet individu) Dans certains romans réalistes notamment ceux de Balzac ou de Maupassant, où l’ambition d’arriver figure parmi les préoccupations premières des personnages, Goldmann parle de « Détermination des groupes sociaux arrivistes » -Quant au dernier niveau d’étude, c’est l’étude des deux concepts sociologiques goldmanniens à savoir la conscience réelle et la conscience possible. Ainsi nous allons nous conformer à cette procédure de Lucien Goldmann pour étudier notre thème et pour analyser le roman. Avant d’entamer l’étude proprement dite du roman à partir de cette démarche sociologique, enquérons nous de ce qu’affirme Goldmann dans ses conclusions : « 1-Tout fait social implique des faits de conscience sans la compréhension desquels il ne saurait être étudié de manière opératoire. 51 2-Le principal trait structurel de ces faits de conscience est leur degré d’adéquation et son corollaire leur degré d’inadéquation à la réalité. 3-La connaissance compréhensive et explicative de ces faits de conscience […]ne saurait être établie que par leur insertion dans des totalités sociales relatives plus vastes, insertion qui seule permettra de comprendre leur signification et leur nécessité »47 Donc la détermination des comportements des personnages et leur évolution ne peut être établie qu’à travers leurs fréquentations avec les groupes sociaux qui les constituent, autrement dit leur insertion sociale. 47 Lucien Goldmann, Pour une sociologie du roman, p.375 52 Chapitre II : APPLICATION DE L’APPROCHE SOCIOLOGIQUE GOLDMANNIENNE AU ROMAN LE PERE GORIOT ET MISE EN EVIDENCE DU THEME S’INTITULANT L’ARRIVISME 1/-Présentation des groupes sociaux Le Père Goriot est constitué par des personnages ayant leurs caractéristiques respectives. Ce roman met en évidence l’histoire d’un jeune homme noble mais pauvre, Eugène de Rastignac, arrivant à Paris pour y faire son étude de droit et y chercher la gloire et le pouvoir. a/-Le groupe social d’origine C’est aussi un jeune homme provincial qui a fréquenté une société paisible ignorant le vice, mais aimant vivre dans le respect des convenances sociales. Cette société de la Province est en fait la famille d’Eugène et constitue le groupe social d’origine de ce personnage. Ainsi ce groupe comprend son père, sa mère ses deux sœurs et sa tante « qui vivaient sur la petite terre de Rastignac » et « dont la fortune consistait en pensions ». Cette famille d’Eugène s’était condamnée à de dures privations pour l’entretenir. Pour cela, elle exploitait son vignoble pour permettre au jeune homme de jouir de mille deux cent francs annuellement : « Ce domaine d’environ trois mille francs était soumis à l’incertitude qui régit le produit tout industriel de la vigne, et néanmoins il faut en extraire chaque année douze cent francs pour lui »48. Avant de quitter cette société et faire son chemin à Paris, le jeune homme a consulté d’abord sa tante, Mme de Marcillac. Il apprenait alors de cette femme qui a connu « les sommités aristocratiques »49 dans la haute société, « les éléments de plusieurs conquêtes sociales » En le questionnant sur les liens de parenté qui 48 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,p.75, chap. I 49 Ibid. 53 pouvaient encore se renouer, la vieille dame estima que, de toutes les personnes qui pouvaient servir son neveu « parmi la gent égoïste des parents riches, Mme la vicomtesse seraient la moins récalcitrante ». Il s’agit ici de la vicomtesse de Beauséant, la cousine d’Eugène, mais elle ne fait pas partie du groupe social d’origine du jeune homme. Ainsi en conseillant son neveu d’arriver par la vicomtesse, la femme écrit à cette dernière une lettre « en lui disant que si (Rastignac) réussissait auprès d’elle (la cousine de Rastignac), elle lui ferait retrouver ses autres parents »50 b/-Le deuxième groupe social Arrivé désormais à Paris, il s’est logé dans une pension , la pension Vauquer, où il rencontre des gens mystérieux parmi lesquels Mme Vauquer, la patronne, Mlle Michonneau, M. Poiret, Victorine Taillefer et surtout Vautrin, une force de la nature au comportement bizarre, et enfin Goriot, dont les relations et les correspondances l’intriguent. Mme Vauquer est une veuve qui contracte quelque caractère original qui intéresse les pensionnaires. Ces derniers deviennent par la suite chers pour elle. Elle attribue au départ d’un pensionnaire la même importance qu’à la chute d’un empire et impute à crime Michonneau de l’avoir quittée pour une concurrente. Essayons de prendre connaissance de ce passage du chapitre premier du roman Le Père Goriot pour montrer ce groupe social : «[Madame Vauquer, née de Conflans, est une vieille femme qui, depuis quarante ans, tient à Paris une pension bourgeoise établie rue Neuve Sainte-Geneviève, entre le quartier latin et le faubourg Saint-Marceau].51 (…) [ La maison où s’exploite la pension bourgeoise appartient à Mme Vauquer.52] (…) [Le premier étage contenait les deux meilleurs appartements de la maison. Mme Vauquer habitait le moins considérable et l’autre appartement à Mme Couture, veuve d’un commissaire ordonnateur de la République française. Elle avait avec elle une très jeune personne nommée Victorine Taillefer, à qui elle servait de mère. (…) Les deux appartements du second étaient occupés, l’un par un vieillard nommé Poiret ; l’autre par un homme 50 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,p. Ibid.chap. I, p.17 52 Ibid.p.19 51 54 âgé d’environ quarante ans, qui portait une perruque noire, se teignait les favoris, se disait ancien négociant, et s’appelait M. Vautrin. Le troisième étage se composait de quatre chambres, dont deux étaient louées, l’une par une vieille fille nommée Mlle Michonneau ; l’autre par un ancien fabricant de vermicelles, de pâtes d’Italie et d’amidon, qui se laissait nommer le Père Goriot.] »53 Donc, ces principaux personnages sont le deuxième groupe social car il est considéré, en se conformant à la démarche de Goldmann, comme la nouvelle société d’insertion de l’individu ou le sujet connaissant, ici Rastignac. Car enquerrons-nous de l’endroit où se place le héros : « En ce moment, l’une de ces deux chambres appartenait à un jeune homme venu des environs d’Angoulême à Paris pour y faire son droit, et dont la nombreuse famille se soumettait aux plus dures privations afin de lui envoyer douze cents francs par an. Eugène de Rastignac, ainsi se nommait-il (…) »54 Décelons déjà les prémices de l’éveil de l’ambition du sujet connaissant : « Rastignac était un de ces jeunes gens façonnés au travail par le malheur, qui comprennent dès le jeune âge les espérances que leurs parents placent en eux, et qui se préparent une belle destinée, en calculant déjà la portée de leurs études, et les adaptant par avance au mouvement futur de la société, pour être les premiers à la pressurer. »55 Initialement, c’était la famille du jeune homme qui constitue la première société d’insertion. A partir de maintenant, c’est la société de la pension. L’approche goldmannienne préconisant que la détermination de l’état du sujet connaissant, de son évolution sociale ne pouvant être établie qu’à partir de son intégration au sein d’un groupe social, la métamorphose du comportement de Rastignac n’est alors définie qu’à partir de son introduction dans le deuxième groupe social. Il nous est alors nécessaire d’analyser l’évolution du sujet connaissant. 53 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, chap. I, p. 27-28 54 Ibid.p.28-29 55 Ibid.p.29 55 La vie à la pension modifie progressivement l’état d’esprit du personnage : « son intelligence modifiée, son ambition exaltée (…) »56 En s’adaptant au mode de vie de cette pension et la société la composant, Rastignac parvient à découvrir que Mme Vauquer est une vieille femme assoiffée d’argent et intéressée - « elle avait vu de son œil de pie , quelques inscriptions sur le grand livre qui vaguement additionnées, pouvaient faire à cet excellent Goriot un revenu d’environ huit à dix mille francs (…) »57 et plus loin « Mme Vauquer se coucha le soir en rôtissant comme une perdrix dans sa barde, au feu du désir qui la saisit de quitter le suaire de Vauquer pour renaître en Goriot. Se marier, vendre sa pension, donner le bras à cette fine fleur de bourgeoisie devenir une dame notable dans le quartier y quêter pour les indigents. (…)»58- que Victorine Taillefer est la fille orpheline d’un banquier dont Vautrin, un criminel recherché par la police, essaye de tuer le fils, Michel Taillefer. Puis, en surprenant Rastignac parlant avec Victorine Taillefer, le forçat dit « de sa grosse voix en se montrant tout à coup à la porte de la salle à manger » 59: « - Il y aurait donc alors de promesse de mariage entre M. le chevalier Eugène de Rastignac et Mlle Victorine Taillefer ? »60 En réalité, le personnage de Vautrin voulait se servir de Rastignac pour prétendre à la fortune des Taillefer. Il trouve en ce jeune homme les qualités d’une « proie » idéale : « Vous êtes un beau jeune homme, délicat, fier comme un lion et doux comme une jeune fille. Vous serez une belle proie pour le diable. J’aime cette qualité de jeunes gens. »61 Vertueux de nature, le jeune homme va connaître le vice et s’altèrera au fur et à mesure de son séjour à Paris. Il sera influencé par l’attitude des gens qui l’entourent. La soif d’argent, la gloire et du pouvoir constituent les principales aspirations de ce groupe social. Aussi l’ambition du sujet connaissant d’arriver à tout prix va être suscitée par cette nouvelle société d’insertion. 56 Ibid.p.60 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,chap.I,p.43 58 Ibid. p.44 59 Ibid. chap. II p.250 60 Ibid. chap. II p.250 61 Ibid. chap. II , p.251 57 56 c/-Le troisième groupe social (L’éveil de l’ambition du sujet connaissant) Mme de Beauséant, un autre personnage du roman, avait fait introduire Rastignac dans une autre société : celle de la Chaussée d’Antin habitée par les Nucingen et les Restaud ( il s’agit des époux Nucingen et Restaud). En effet après avoir reçu la lettre de Mme de Marcillac envoyée par son cousin, la vicomtesse répondit par une invitation au bal : « Quelques jours après son arrivée, Rastignac envoya la lettre de sa tante à Mme de Beauséant. La vicomtesse répondit par un bal pour le lendemain »62. Ce personnage montre à Rastignac les moyens d’arriver par les femmes pour atteindre la gloire et le pouvoir. Et le jeune homme convaincu par les conseils de la vicomtesse de Beauséant fait son premier pas chez Delphine de Nucingen et remarque la justesse des propos de sa conseillère. La contribution de Maxime de Trailles à la métamorphose du comportement du héros n’est pas surtout à négliger. En surprenant ce personnage chez la comtesse de Restaud, Rastignac éprouvait « une haine violente pour ce jeune homme ». « D’abord les beaux cheveux blonds et bien frisés de Maxime lui apprirent combien les siens étaient horribles. Puis Maxime avait des bottes fines et propres, tandis que les siennes malgré le soin qu’il avait pris en marchant, s’étaient empreintes d’une légère teinte de boue. Enfin Maxime portait une redingote qui lui serrait élégamment la taille et le faisait ressembler à une jolie femme tandis qu’Eugène avait à deux heures et demie un habit noir »63 Dans ce passage ce qui frappe surtout Rastignac lorsqu’ il rencontre Maxime de Trailles, c’est que les cheveux du dandy sont « bien frisés » alors qu’il trouve les siens « horribles ». C’est au niveau de l’élégance et du pouvoir de séduction que se situe l’opposition véritablement pertinente, parce que la comparaison provoque chez le sujet une réaction de haine et de jalousie qui s’exprime aussitôt par des projets et par 62 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,chap.I,p.64 63 Ibid.p.99 57 des actes. Ainsi se disait-il en se souvenant d’avoir vu Maxime de Trailles au bal de Mme de Beauséant : « Voilà mon rival, je veux triompher de lui. » 64 Rastignac ne pourra en effet retrouver sa sérénité qu’en faisant disparaître le contraste offensant pour son amour propre. Deux solutions s’offrent à lui : soit il tue son rival, soit il l’imite. Trop prématuré pour se mesurer, dans sa situation, il fera tout pour lui ressembler d’où sa lettre à sa famille et son désir de métamorphose, pour aboutir enfin revêtu de son premier beau costume, à son exclamation naïve et profonde à la fois : « Je vaux bien Monsieur de Trailles (…) Enfin j’ai l’air d’un gentilhomme »65. Sur le plan de l’élégance il n’existe plus donc d’opposition et de rivalité. En endossant la tenue du dandy, Rastignac s’apprête à devenir lui-même un roué. Désormais, le sujet connaissant est entraîné vers les aspirations communes du troisième groupe social. Ce troisième groupe l’emporte sur les deux précédents. 2/-Les actants sociologiques Il s’agit des personnages qui contractent l’état d’esprit d’arriviste et qui exerce une influence d’une façon permanente sur le comportement du sujet connaissant.66 Avant la détermination de ces actants sociologiques, nous allons d’abord définir le mot arrivisme. a/-Définition du mot « arrivisme », ambition et intérêt et décèlement de passages illustratifs dans le roman Le Père Goriot Afin de désambigüiser la confusion entre ces trois concepts, présentant également des points communs, nous essayerons de donner à chacun une définition particulière. 64 Ibid.p. Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, 66 Peut-être, un lecteur inattentif confondrait la notion d’actant sociologique de celle de groupe social car en vérité ces concepts sont différents : l’actant sociologique est celui qui exerce une influence sur l’éveil des aspirations du sujet connaissant, autrement dit les conditions concrètes propres à l’évolution des ambitions initialement éveillées de ce sujet connaissant. Quant au groupe social, englobant des individus, il est considéré comme étant la société d’insertion du sujet connaissant. La détermination de l’évolution proprement dite des aspirations et ambitions de ce sujet, d’après la démarche goldmannienne, ne peut être étudiée qu’en identifiant les actants sociologiques. 65 58 « Arrivisme » signifie état d’esprit de celui ou de celle qui veut arriver à tout prix. « A tout prix » sous entend quels qu’en soient les moyens. Quant à l’ambition, c’est le désir ardent de réussite et de fortune. Généralement, c’est l’ambition qui pousse l’individu à devenir arriviste. L’intérêt signifie l’attachement exclusif à ce qui est avantageux pour soi, en particulier à l’argent. L’attitude de Mme Vauquer convoitant sans cesse la fortune du père Goriot dans la pension est aussi illustrative à cet égard car c’est l’intérêt qui guide cette femme à prétendre à l’argent de Goriot. Prenons ainsi connaissance de ce passage que nous avons déjà rencontré dans le deuxième groupe social : (…) Mme Vauquer se coucha le soir en rôtissant comme une perdrix dans sa barde, au feu du désir qui la saisit de quitter le suaire du Vauquer pour renaître en Goriot »67 Alors, ce qui subjuguait la femme ici est l’acquisition à tout prix de la fortune de Goriot. Ainsi, nous allons déceler des passages où figurent les mots se rapportant à « arrivisme » le concept qui nous importe, pour mieux déterminer les actants sociologiques. Au premier chapitre du roman où le narrateur décrit depuis l’incipit la pension Vauquer, nous pouvons déjà découvrir un champ lexical de l’arrivisme. Voici le passage : « Le char de la civilisation, semblable à l’idole de Jaggernat, à peine retardé par un cœur moins facile à broyer, que les autres l’a brisé bientôt et continue sa marche glorieuse »68 L’adjectif qualificatif mis en évidence dans ce passage, c’est-à-dire glorieuse figure parmi les champs lexicaux du concept « arrivisme ». Puisque littérairement, ce qualificatif est relatif à celui qui tire vanité de quelque chose, fier ou orgueilleux. Et cette disposition d’esprit est caractéristique des individus arrivistes. 67 68 Ibid.,chap.I, p.44 Ibid. chap.I, p.18 59 En associant ce qualificatif au mot « marche », on peut avoir à l’esprit le chemin de l’arriviste en quête de la gloire. Il existe des défauts qui constituent cependant des qualités dont doivent faire preuve les arrivistes. L’ « égoïsme » au chapitre premier en est une. En vérité, les arrivistes ne se soucient que d’eux-mêmes et doivent conserver cet état d’esprit pour progresser dans le monde réel et atteindre une certaine échelle sociale. Parfois même, cet égoïsme devient égocentrisme. L’arriviste veut rapporter tout à lui-même. Et ces défauts peuvent causer des conséquences négatives sur l’environnement social où évolue d’une manière fulgurante l’arriviste. Car il se pourrait qu’il y ait des obstacles sur le chemin de l’individu ; et ces obstacles sont la société elle-même, considérée comme « un cœur moins facile à broyer ». Bien que cette société soit difficile à éliminer de son chemin, le « char de la civilisation » va quand même la « briser ». Il y a une certaine influence que l’arriviste exerce sur la société. Arrivé à un statut assez élevé, il est adoré par certains qui sont subjugués par ses qualités envoûtantes, d’où par exemple l’état des personnages qui sont facilement pris et rusés par les principes mesquins de l’individu. Il se sert de ces personnages comme des moyens pour arriver. Notons que le mot « désir » est un autre champ lexical de l’arrivisme. Le participe présent « rôtissant » et l’expression « au feu du désir » manifestent le caractère obsessionnel de l’arrivisme. « Parvenir ! Parvenir à tout prix »69 disait Vautrin en s’entretenant avec Rastignac. « Vous voulez parvenir, je vous aiderai »70 promet la vicomtesse à son cousin Rastignac en le conseillant d’arriver par les femmes. Ici les verbes sans complément « parvenir » et la précision « à tout prix » ainsi que « voulez parvenir » à la fois champs lexicaux de l’arrivisme et ses synonymes, manifestent encore le caractère obsessionnel de l’arrivisme. 69 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, chap. I p.177 (il est question ici d’une expression tirée du discours de Vautrin et de Rastignac) 70 Ibid. chap. I p.135 60 De même, à la dernière phrase du roman, l’expression « acte de défi » constitue un autre champ lexical du concept arrivisme. « Et pour premier acte de défi qu’il portait à la société, Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen »71 b/-Détermination proprement dite des actants sociologiques dans le roman Nous pourrons connaître aisément ces actants en ayant procédé par le relevé de quelques champs lexicaux et des synonymes du concept « arrivisme ». Ainsi, nous qualifions de premier actant sociologique le personnage de Vautrin. La principale raison pour laquelle Vautrin s’avère un actant sociologique est le fait qu’il agit sur le comportement de Rastignac et prétend persuader ce dernier à devenir un arriviste. Pour une meilleure explication, référons-nous à l’entretien de Vautrin et Rastignac. Tout d’abord, nous allons exposer d’une manière succincte sa conception de la société. b-1/-Explication de la conception de Vautrin On pourrait expliquer la conception de Vautrin comme son mépris à l’égard de la société, plus particulièrement de la civilisation. Pour lui, la société est gangrenée, le siècle est mou. A ses yeux, la corruption domine l’Etat, comme les familles et les individus. Le crime est omniprésent, élégant dans les hautes sphères, crapuleux et sanglants dans le bas-fond. La morale d’une action ne se juge pas à l’acte lui-même, mais à la réussite et à l’aptitude à déguiser le forfait sous de belles apparences. Hypocrisie vaut vertu : « le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu’il a été proprement fait »72 Ses machinations criminelles en vue d’obtenir l’héritage de Victorine Taillefer, sont une confirmation éclatante de sa propre théorie. Si les fondements de la morale sociale et religieuse sont ébranlés dans les individus, la faute en incombe selon lui aux nations elles mêmes, qui donnent l’exemple de l’instabilité par leurs fréquents changements de régime : « l’homme n’est 71 Ibid. chap. III p. 435 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, p.164, chap. II 72 61 pas tenu d’être plus sage que toute une nation »73 A tout cela s’ajoute son pessimisme profond de tout progrès moral ou social de l’humanité. En condamnant les vertus telles que l’honnêteté, les scrupules, le respect des bienséances, Vautrin opte pour la corruption : « la corruption est en force le talent est rare 74» Par là, ce personnage est sans doute un arriviste sans scrupules. S’adressant entre autres à Rastignac, sa leçon d’arrivisme préconise le recours immédiat à la corruption pour parvenir rapidement. b-2/-L’entretien ou le discours de Vautrin et ses contributions sur le sujet connaissant « (…) Je vais vous éclairer, moi, la position dans laquelle vous êtes ; mais je vais le faire avec la supériorité d’un homme qui, après avoir examiné les choses d’ici-bas, a vu qu’il n’y avait que deux partis à prendre : ou une stupide obéissance ou la révolte. Je n’obéis à rien, est-ce clair ? Savez-vous ce qu’il vous faut, à vous, au train où vous allez ? un million et promptement ; sans quoi avec notre tête, nous pourrions aller flâner dans les filets de Saint-Cloud, pour voir s’il y a un Etre suprême. Ce million je vais vous le donner. [Il fit une pause en regardant Eugène]. Ah ! ah ! vous faites une meilleure mine à votre petit papa Vautrin. En entendant ce mot-là, vous êtes comme une jeune fille à qui l’on dit : A ce soir et qui se toilette en se pourléchant comme un chat qui boit du lait. A la bonne heure. Allons donc ! A nous deux ! Voici votre compte, jeune homme. Nous avons, là-bas, papa, maman, grande tante, deux sœurs (dix huit et dix sept ans), deux petits frères (quinze et dix ans), voilà le contrôle de l’équipage. La tante élève vos sœurs. Le curé vient apprendre le latin aux deux frères. (…) Les choses sont comme cela chez vous, si l’on vous envoie douze cent francs par an, et que votre terrine ne rapporte que trois mille francs. (…) Quant à nous, nous avons de l’ambition, nous avons les Beauséant pour alliés et nous allons à pied, nous voulons la fortune et nous n’avons pas le sou, nous mangeons les ratatouilles de maman Vauquer et nous aimons les beaux dîners du Faubourg Saint- Germain, nous couchons sur un grabat et nous voulons un hôtel. Je ne blâme pas vos vouloirs. Avoir de l’ambition, mon petit cœur, ce n’est pas donné à tout le monde. Demandez aux femmes quels hommes elles recherchent, les ambitieux. Les ambitieux ont les reins 73 74 Ibid.p.164 Ibid. p.165 62 forts, le sang plus riche en fer, le cœur plus chaud que ceux des autres hommes. Et la femme se trouve si heureuse et si belle aux heures où elle est forte, qu’elle préfère à tous les hommes celui dont la force est énorme, fût-elle en danger d’être brisée par lui. Je fais l’inventaire de vos désirs afin de vous poser la question. Cette question, la voici. Nous avons une faim de loup, nos quenottes sont incisives, comment nous y prendrons-nous pour approvisionner la marmite ? Nous avons d’abord le Code à manger, ce n’est pas amusant, et ça n’apprend rien ; mais il le faut. (…) Nous avons une ressource dans la dot d’une femme. Voulez-vous vous marier ? ce sera vous mettre une pierre au cou ; puis si vous vous mariez pour de l’argent, que deviennent nos sentiments d’honneur, notre noblesse ! Autant commencer aujourd’hui votre révolte contre les conventions humaines.(…) Voilà le carrefour de la vie jeune homme, choisissez. Vous avez déjà choisi : vous êtes allé chez notre cousin de Beauséant, et vous y avez flairé le luxe. Vous êtes allé chez Mme de Restaud et vous y avez flairé la parisienne. Ce jour-là vous êtes revenu avec un mot écrit sur votre front, et que j’ai bien su lire : Parvenir ! parvenir à tout prix. (…) Il vous a fallu de l’argent. Où en prendre ? Vous avez saigné vos sœurs. (…)Une rapide fortune est le problème que se proposent de résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent tous dans votre position. Vous êtes une unité de ce nombre-là. Jugez des efforts que vous avez à faire et de l’acharnement du combat. (…)Ne vous étonnez ni de ce que je vous propose ni de ce que je vous demande ! Sur soixante beaux mariages qui ont lieu dans Paris, il y en a quarante-sept qui donnent lieu à des marchés semblables. (…) Que faut-il que je fasse ? dit avidement Rastignac en interrompant Vautrin. (…) »75 Dans son discours, Vautrin voulait convaincre Rastignac d’épouser Mlle Taillefer, tandis que lui se chargerait de faire disparaître son frère, dernier obstacle au partage d’un héritage fabuleux. Il voulait aussi démontrer au jeune homme la permanente omnipotence de l’argent dans la société. Ainsi quand il affirme : « Parvenir ! Parvenir à tout prix, il vous a fallu de l’argent (…) » le forçat entend par là que l’argent constitue le moyen d’arriver. Pour cela, il faudrait exclure définitivement tout scrupule, renoncer à l’obéissance stupide des lois morales et de n’admettre que la toute puissance de l’argent. 75 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, chap. II, p.168-169-170-173-178 63 Quelquefois le jeune étudiant confirme la justesse de la leçon d’arrivisme de Vautrin : « Vautrin a raison, la fortune est la vertu ! » Même plus loin, Eugène de Rastignac « vit le monde comme il est : les lois et les morales impuissantes chez les riches et vit dans la fortune l’ « ultima ratio mundi » (le dernier argument du monde) parce qu’il veut arriver. Bien que le jeune étudiant ait été dégouté par la proposition de Vautrin d’après laquelle on peut à tout prix s’enrichir par le crime, les autres propositions l’ont convaincu. Il estime vrai par exemple que c’est l’argent qui mène vers la gloire, la réussite après avoir constaté les désordres de la société. Vautrin établit une alternative catégorique qui exclut toute autre possibilité : « ou bien une stupide obéissance (au mœurs sociales) ou bien la révolte (la dissolution de ces mœurs et l’adoption d’une conception matérialiste). » L’objectif de cet homme est de convaincre Rastignac de rechercher l’argent pour progresser dans le monde réel. Ainsi, il indique un exemple de situation : « Vous voulez vous marier ? Ce sera vous mettre une pierre au cou ; puis si vous vous mariez pour de l’argent, que deviennent nos sentiments d’honneur, notre noblesse ! Autant commencer aujourd’hui votre révolte contre les conventions humaines » Constatons ici la conception négative du mariage de Vautrin. Sans doute alors il récuse la légitimité de ce rite. N’ignorant pas que Rastignac est issu d’une famille noble et aristocrate faisant preuve d’une certaine obédience aux mœurs sociales, il l’incite à la révolte contre les conventions humaines. Décidé de mettre en pratique les différentes phases de la leçon de Vautrin, l’étudiant dit avidement : « Que faut-il que je fasse ? » En conséquence, on peut affirmer que l’actant sociologique ici Vautrin, est parvenu à éveiller l’esprit de Rastignac, c'est-à-dire le sujet connaissant, et à former son esprit. L’actant a assumé son rôle. Mais il reste une question à élucider. 64 En sachant que la conscience réelle du personnage de Rastignac est l’aspiration à la gloire ainsi qu’à l’aisance matérielle, où se situe le contexte sociologique concret pour déterminer la concrétisation ou non de cette aspiration, autrement dit la conscience possible ? Il faut pour cela, une nouvelle intervention du premier actant sociologique. La définition de la conscience réelle, nous l’avons déjà vu, se résume comme étant les aspirations du groupe social ou de l’individu à un changement de situation. La conscience possible est le maximum d’adéquation à la réalité ou au contexte sociologique concret, auquel pourrait parvenir ce groupe sans changer de nature. Ainsi, en ce qui concerne la nouvelle intervention de Vautrin, remarquons qu’après avoir demandé la question « Que faut-il que je fasse ? », Eugène a obtenu une réponse du forçat : « Presque rien, écoutez-moi bien ! » poursuivant qu’il faut courtiser des jeunes femmes en condition de solitude « sans qu’elle doute de sa fortune à venir » Si l’on suit et analyse bien le roman, c’est Victorine dont on est en train de parler ici. Vautrin voudrait amener l’étudiant à commettre le crime pour parvenir. Proposition à laquelle Rastignac n’était pas d’accord car cela lui avait semblé trop brusque. Il y a ici inadéquation de la conscience réelle à la conscience possible : mauvaise foi de Rastignac à l’égard de l’intention de Vautrin. D’une façon plus claire, le sujet connaissant ne partage pas l’opinion de l’actant sociologique au point que l’aspiration du sujet n’est pas concrétisée, réalisée. Il y a aussi ici ce qu’on entend par distorsions secondaires entre l’actant et le sujet. Il existe un déséquilibre entre les propos du forçat et le refus de l’étudiant. L’un émettant son opinion, l’autre s’y oppose. Tout cela ne fait qu’illustrer l’inadéquation de la conscience réelle à la conscience possible. b-3/-Le personnage de la vicomtesse de Beauséant Un autre actant sociologique exerçant une influence sur le sujet connaissant est la vicomtesse de Beauséant. 65 Pour sa part, ce personnage a ouvert la voie au jeune homme, en lui montrant le chemin de la réussite par les femmes. Elle lui propose tout d’abord, de commencer par Delphine de Nucingen. Cette fois-ci le sujet connaissant consent à suivre la proposition de son initiatrice. Résultat qui découle de cette acceptation : son lancement dans la haute société. Ce qui confirme ce qu’a prédit la femme : « Vous aurez du succès partout » Il y a ici adéquation des aspirations de Rastignac au personnage de la vicomtesse, mais la concrétisation de ses aspirations ne peut être déterminée qu’en suivant de près son évolution sociale. b-4/-L’évolution de Rastignac dans la société .Les étapes de son ascension sociale Deux étapes inégalement distribuées dans le temps répondent à deux mouvements soulignant l’ascension de l’arriviste qu’est désormais Rastignac : -Une première étape (deuxième chapitre du roman [II (l’entrée dans le monde)] précise une succession de petites réussites significatives. Vers la fin de la première semaine du mois de décembre (1819) à la page 131, Eugène de Rastignac reçoit avec les lettres de sa mère et de sa sœur aînée, l’argent qu’il attendait. Vautrin fait ensuite son intrusion dans la vie de l’étudiant. Après avoir appris du père Goriot que Delphine de Nucingen, sa fille, doit aller le lundi suivant au bal de la duchesse de Carigliano, Rastignac dîne chez Mme de Beauséant, qu’il accompagne au théâtre-Italien. Sa cousine le présente à Mme de Nucingen. Cette dernière deviendra la maîtresse du jeune étudiant sur les conseils de la vicomtesse. Mais Rastignac ne conquerra la fille de Goriot qu’après avoir joué pour elle dans une maison de jeux près du palais Royal. Revenu avec 7000 francs gagnés miraculeusement, il parvient à conquérir concrètement Delphine de Nucingen. 66 Le bal de la duchesse de Carigliano présente pour Rastignac tous « les charmes d’un brillant début »76. Il est reconnu par la haute société ; tous les gens lui envient Delphine. Il est lancé. -Une deuxième étape (II, III, IV du roman) accompagne depuis deux ans le héros vers son « défi » qu’il porte à la société corrompue par l’argent. La mort du père Goriot ôte au héros ses derniers scrupules. Avant, il était influencé par l’enseignement de Vautrin. Depuis son entrée dans le monde, le discours de Vautrin fait son chemin en lui : « La corruption est en force(…) »77 Il a beau le repousser, mais après avoir progressivement constaté les désordres de la société et le matérialisme l’emportant sur le respect des vertus morales, il résout d’arriver et de défier cette société corrompue par la corruption elle-même. On constate bien que la phrase de la fin du roman « A nous deux maintenant !»78 indique que le héros n’est plus le provincial au mode de vie réservé. Autrefois en province, il ignorait le vice, mais dorénavant, il le connaît et va en user pour défier la Société. Il ne s’agit plus du même homme; il s’agit d’un arriviste résolu. Par conséquent, on peut déduire de cette structure chronologique de l’évolution sociale du sujet connaissant que ses aspirations sont concrétisées : acquisition d’un rang social à travers les femmes, assouvissement de l’aisance matérielle (les sommes d’argent données par sa famille, les 7000 francs qu’il a gagnés au Palais- Royal …) Cependant, bien qu’il se fût montré résolu, des scrupules parviennent encore à l’assaillir. Sa stupéfaction à l’égard des comportements des filles et gendres du père Goriot quand ce dernier est mort en est une illustration. La prochaine mission de Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, p.209,chap.II 77 Ibid. 78 Ibid. p.435 Chap III 67 Rastignac c’est de défier ce comportement commun de la société par ce même comportement. En termes clairs, la concrétisation de cette aspiration au défi pourrait se poursuivre dans un autre roman, car l’histoire se termine là où le héros est résolu. Si l’on revient au groupe social d’origine de Rastignac c’est-à-dire sa famille en province, on peut aussi affirmer que ce groupe constitue un autre actant sociologique, car en vérité c’est cette famille (sa mère et ses deux sœurs) qui l’a incité à arriver à Paris. La détresse familiale l’a poussé à parvenir à tout prix. Même ce groupe l’a aidé à tenir son rang social en lui envoyant de l’argent. Ce sont les liaisons féminines balzaciennes qui sont en train d’être évoquées ici. En fait, c’étaient toutes des femmes qui avaient aidé Balzac, à gravir l’échelle sociale. Il y avait Mme de Berny la duchesse d’Abrantès et bien d’autres. En ce qui concerne Rastignac, sa mère ses deux sœurs, la vicomtesse, sa cousine, et Mme de Nucingen ont apporté une contribution permanente à son ascension sociale. Comment le personnage de Rastignac conçoit-il cette réussite que la société lui promet ? Pour répondre à cette question, nous allons nous focaliser sur la conception de la réussite propre à ce personnage. b-5/-La réussite selon Rastignac Eugène est doué d’une imagination débordante d’après laquelle tout ce qui brille donne l’essor. Sa réaction à l’éclat du luxe, en ce sens que Rastignac, par son désir de réussir, enviait le luxe de Nucingen, est comparable à celle d’un enfant nourri de contes bleus. Il n’est pas du tout mûr. Ainsi, devant « les scintillements d’une richesse merveilleuse »79, il « croyait à la réalité des contes arabes » 80 ; au Théâtre- Italien, il « crut à quelque féerie » et « marchait d’enchantements en enchantements »81. Cet être, sensible au merveilleux, prétend une réussite facile : pour lui, cette réussite doit tenir plus à la Grâce, à des 79 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, p.107, chap. I 80 Ibid. 81 Ibid. p.173-174 68 « coups de baguette magique »82 , qu’à des efforts patients parce que la soif d’arriver lui sèche la gorge. Le désir de réussir est même le moteur essentiel de ses actes dès qu’il a éprouvé les premiers prestiges d’une grande position. Ce désir ardent le saisit comme un malaise : « Le démon du luxe le mordit au cœur, la fièvre du gain le prit (…) »83. Mais c’est là qu’il se montre petit. Rêve-t-il de s’illustrer par une grande œuvre, par des actions utiles, se donne-t-il « la grandeur d’un pays pour objet » ? Non, s’il désire réussir, c’est avant tout pour se venger des mépris attachés à la pauvreté pour jouir à son tour des rêves que donne l’argent. Et c’est surtout par les femmes qu’il pense réussir en escomptant leurs amours. En réalité, Rastignac n’était pas du tout amoureux de la baronne de Nucingen. S’il a voulu la connaître, c’est parce qu’il se sentait humilié d’être sans femme, et surtout parce que la femme est un moyen de s’élever. Ainsi se disait-il à l’esprit : « avoir une maîtresse et une position quasi royale c’est le signe de la puissance !»84 S’il s’était montré patient envers Delphine, c’est parce que celle-là lui constituait une proie précieuse. Cependant, c’est encore en adolescent qui se cherche, avec ses élans, ses calculs, ses côtés d’ombre et de lumière qu’il se comporte. Une analyse lucide de l’évolution de Rastignac peut nous faire constater les métamorphoses de son comportement. Quelle différence entre le jeune provincial du début, attaché aux douces émotions de la famille et le personnage qui s’écrie : « A nous deux maintenant ! »85 A vrai dire, il ne s’agit plus du même homme. Avec sa dernière larme de jeune homme répondant aux pleurs versés par lui chez sa cousine, il a enterré l’adolescent qu’il fut pour renaître autre, c’est-à-dire plus dur et moins pur. Les leçons de Paris et de Vautrin ont porté, d’où le point de vue de Guy Riegert analysant à fond l’évolution comportementale de Rastignac qui affirme : « Il ne s’agit pas de lutter pour détruire ou transformer la société mauvaise, mais simplement par une corruption égale à la sienne, de s’y faire une belle position. Son défi dérisoire souligne bien l’influence 82 Ibid chap. I .p. 103, chap. II, 283 Ibid. chap.I p.107 84 Ibid. 85 Ibid. chap. III, p.435 83 69 corruptrice de la civilisation. A travers le roman et par Rastignac, c’est un peu de la pensée de Rousseau qui s’exprime : l’homme est bon et heureux dans l’état de nature ; c’est la civilisation qui le corrompt et ruine son bonheur primitif »86 Ainsi la représentation schématique suivante illustrera les influences des actants sociologiques sur le sujet connaissant et mettra en évidence le rôle des femmes dans l’évolution sociale de ce sujet. Représentation schématique Facteurs influant sur le sujet : ( actants sociologiques) La famille en province Vautrin La vicomtesse de Beauséant Conscience possible Conscience réelle Aspiration au changement de classe sociale : Pauvre (-) riche Classe sociale du sujet connaissant : pauvre Classe sociologique ou nature : Noble 86 Moyens pour parvenir et devenir riche : les femmes, l’enseignement de Vautrin Guy RIEGERT, Profil d’une œuvre le Père Goriot, p.31 70 Le maximum d’adéquation auquel pourrait parvenir le sujet sans pour autant changer de nature. Donc sa classe sociologique ne change pas. Paris peut être qualifié comme un facteur influant sur le sujet connaissant car c’est à Paris qu’il trouve le germe de son ambition. Si nous suivons l’enchaînement des raisonnements contenus dans chaque case, nous pouvons déduire que Paris la ville où Rastignac évolue, est considérée comme le terrain d’adéquation des arrivistes dans le roman. Ce n’est pas uniquement Rastignac qui contracte l’état d’esprit d’arriviste dans l’histoire. Les actants sociologiques comme Vautrin, les personnages du second et du troisième groupe social à savoir les deux filles du père Goriot, Anastasie et Delphine ambitionnent tous vers la réussite à tout prix. Ces deux dernières sont subjuguées par l’argent et parviennent à ignorer leur père. Souillées par l’argent, elles ne se soucient plus de l’état de santé et la mort de leur père et elles sont devenues matérialistes, et sans moralité. Ne leur rapportant plus rien, parce que le père Goriot les avait gâtées d’une somme d’argent importante et désormais il ne peut plus, ce père Goriot est devenu une proie qui a perdu sa saveur, ne servant plus à rien. Vautrin est un arriviste car ses intentions malsaines à l’égard de la fortune des Taillefer sont caractéristiques d’un individu sans scrupules. Ses intentions se résument comme suit : acquérir par le crime l’héritage des Taillefer tout en incitant Rastignac à être le complice de ses agissements. En vérité, il voulait se servir d’Eugène pour obtenir facilement l’héritage fabuleux. Vautrin n’a pas choisi les moyens, mais dès qu’il a trouvé le jeune étudiant pour s’en servir par la suite, il a exposé ses démarches scélérates. Autrement dit, les arrivistes ne choisissent pas les moyens ; quels que soient ces moyens, ils continuent leur quête de l’aisance matérielle. Cet état d’esprit pousse les individus à devenir des crapules, à commettre des injustices au sein de la société. Ainsi, les infidélités commises par des personnages comme de Marsay, Ajuda- Pinto, sont une illustration frappante. Déjà mariée au banquier de Nucingen, Delphine avait encore un amant, de Marsay. De Marsay quitte 71 Delphine pour la princesse Galathionne parce que la fille du père Goriot ne lui rapporte plus rien. Pour sa part, le banquier, encore insatisfait de sa fortune a accaparé celle de sa femme, la même Delphine dans des entreprises spéculatives pour s’enrichir davantage. Ces personnages sans moralité expliquent les manifestations de l’arrivisme. C’est dans la ville de Paris que se déroulent ces drames. Ainsi, nous allons nous informer de ce Paris décrit dans le roman pour mieux illustrer l’arrivisme c/-Le Paris du Père Goriot Contrairement à la Province qui présente un idéal de pureté, de bonheur, paisible endroit d’origine du héros, Paris est considéré comme un Enfer d’une civilisation où on se moque des valeurs morales parce qu’on ne reconnaît plus d’autres maîtres que l’argent et le plaisir. Par un contraste aussi important que celui qui oppose Paris à la Province, puisqu’elle développe le sentiment de l’ambition chez Rastignac, la richesse des beaux quartiers offre une antithèse vigoureuse avec l’univers sordide de la pension Vauquer. Dans le roman, deux modes sociaux s’affrontent : celui du Faubourg Saint- Germain et celui de la Chaussée d’Antin. c-1/-Le Faubourg Saint-Germain Le Faubourg se situe en fait dans la plaine de Grenelle, autour de SaintThomas d’Aquin et constitue la terre de la vieille noblesse riche et élégante. Elle est habitée par les grandes familles de la Comédie Humaine, qui sont les Beauséant, dans « une de ces maisons où les grandeurs sociales sont héréditaires »87 c-2/-La Chaussée d’Antin C’est le quartier des banquiers et de la grande bourgeoisie d’affaires. Quartier nouveau, vivant, mais dont Balzac souligne impitoyablement dans Le Père Goriot, 87 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, p.170 72 tout ce qui le distingue du Noble Faubourg. A l’élégance personnelle et raffinée de l’hôtel de Beauséant répond en effet, chez la comtesse de Restaud et de la baronne de Nucingen, à la Chaussée d’Antin, « le luxe inintelligent du parvenu »88 L’étalage du mauvais goût n’échappe pas à Rastignac, rue Saint- Lazare, chez Delphine de Nucingen, dans « une de ces maisons légères, à colonnes minces, à portiques mesquins, qui constituent le joli à Paris, une véritable maison de banquier, pleine de recherches coûteuses, de stucs, de paliers d’escalier en mosaïque de marbre »89. A cette opposition entre les deux pôles de la classe sociale vient s’ajouter un autre contraste qui fait découvrir une évolution de mœurs et de rapports de forces. L’image de l’une des dernières grandes dames véritablement nobles du Faubourg Saint Germain, la déesse de l’Iliade qu’est Mme de Beauséant aux yeux de Rastignac, contraste fortement en effet avec la figure de la femme entretenue, de la Parisienne voire de la courtisane qu’on rencontre à la Chaussée d’Antin. Cependant, on peut constater que dans le roman, c’est la vicomtesse de Beauséant, et plus tard la duchesse de Langeais qui se retireront de Paris pour la Province. Malgré le mépris des grandes dames pour les nouveaux riches, c’est plutôt le Noble Faubourg qui est condamné à disparaître ; le pouvoir de l’argent écrase les belles âmes et se moque des raffinements du goût. Il y a ici ce qu’on appelle « lutte de classe ». D’une autre manière, la société parisienne est comparée à une jungle habitée par des fauves qui ne cessent de lutter pour devenir le plus fort, et le vainqueur règnera et dominera sur tout le territoire. C’est en quelque sorte une jungle sociale. 88 89 Ibid.p.120 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, p.194 73 SOMMAIRE DE LA TROISIEME PARTIE TROISIEME PARTIE : L’arrivisme à travers le réalisme balzacien………………………………………….75 Chapitre I : La notion de milieu, d’espèce, d’évolution………………………………………………76 Les portraits………………………………………………………………………………78 Chapitre II : Le réalisme balzacien………………………………………………………………82 1/- A travers les métaphores et les comparaisons…………………………………...82 2/-A travers les figures d’opposition : Les antithèses………………………………………………………………………88 Les contrastes………………………………………………………………………89 74 Troisième partie L’arrivisme à travers le réalisme balzacien 75 Chapitre I : La notion de milieu, d’espèce, d’évolution90 L’arrivisme est un état d’esprit identifiable à partir de l’analyse du caractère et de l’évolution du personnage contractant cet état d’esprit. Cette analyse comportementale peut être étudiée à partir de la théorie des milieux, procédé auquel Balzac se référait pour établir sa conception. Balzac part pour fonder son réalisme d’une thèse scientifique du naturaliste Geoffroy de Saint Hilaire : l’unité de composition. Selon cette théorie, l’espèce animale n’est qu’une; le milieu et les interactions avec le milieu créent seuls les différences. Balzac pense que la société et la nature sont identiques. De même qu’il existe des espèces animales, il existe des espèces sociales et ce sont ces espèces qu’il entreprend de décrire et de comprendre. L’homme est un, mais les milieux sociaux créent toutes sortes d’espèces diverses. « L’animal est un principe qui prend sa forme extérieure ou pour parler plus exactement, les différences de sa forme, dans les milieux où il est appelé à se développer (…) La société ne fait-elle pas de même suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? »91 Balzac en déduit ainsi qu’il est nécessaire d’étudier : - les hommes, - les femmes et - les choses ou plus exactement “les personnes et les représentations matérielles qu’elles donnent à leur pensée.”92 On voit bien ici comment la description balzacienne naît naturellement de ces théories : - le milieu détermine les espèces, il faut donc le définir et le décrire (c’est ce qui donne la délimitation des espaces “scènes” (Paris, Province, campagne..) et ce qui justifie le recours massif aux descriptions), 90 Il est question de la théorie des milieux Honoré de Balzac, Avant-propos de La Comédie Humaine 92 Ibid. 91 76 - les objets sont des projections de l’esprit, des pensées de l’homme (décrire le milieu physique c’est donc décrire l’homme qui y vit). L’interaction entre l’homme et son milieu est donc proprement dialectique : double projection de l’inanimé vers l’animé et vice-versa puisque le milieu détermine l’homme et que l’homme, en retour, modèle son milieu selon ce qu’il est. C’est ce genre de vérité qui s’exprime dans la description de la pension Vauquer. Les caractères des personnages du roman Le Père Goriot sont déterminés par les milieux où ils évoluent. Balzac confirme cela en s’inspirant de la théorie des milieux de Geoffroy Saint-Hilaire. Si on se focalise désormais sur le roman Le Père Goriot, le milieu proprement dit qui va déterminer l’évolution du personnage d’Eugène de Rastignac est d’une façon générale, Paris. Mais dès les premières pages du roman on commence déjà à fournir au lecteur des précisions : il s’agit de la pension Vauquer. Au moyen de cette description du milieu, Balzac dévoile déjà toutes les vicissitudes de l’existence d’une classe sociale : « Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop l’intérêt de cette histoire et que les gens pressés ne pardonneraient point. »93 La plupart des adjectifs qui qualifient le mobilier : « tremblant (…) manchot, borgne, invalide, expirant », peuvent s’appliquer aussi bien à des personnes qu’à des choses. On dirait qu’une correspondance tellement étroite entre les objets et les hommes s’établit que les termes pour désigner la dégradation des uns et des autres sont les mêmes. Balzac, en établissant une autre description de lieu, c’est-à-dire l’intérieur de la pension, plus particulièrement les ornements et décors qui composent la salle à manger, annonce déjà le succès de Rastignac dans le milieu où il évolue : 93 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,chap. I, p.32 77 « Le surplus des parois est tendu d’un papier verni représentant les principales scènes de Télémaque, et dont les classiques personnages sont coloriés. Le panneau d’entre les croisées grillagées offre aux pensionnaires le tableau du festin donné au fils d’Ulysse par Calypso. Depuis quarante ans cette peinture excite les plaisanteries des jeunes pensionnaires, qui se croient supérieurs à leur position en se moquant du dîner auquel la misère les condamne. »94 Si on se réfère au roman les Aventures de Télémaque95, Télémaque est le fils d’Ulysse et de Pénélope. Fénelon a conté comment, guidé par Minerve, sous la figure du Mentor, il se mit à la recherche de son père. Mais en ce qui concerne notre roman, le personnage de Rastignac est à la recherche du succès. Et nous avons ici la preuve du grand succès du roman de Fénelon (Télémaque trouva son père) car Rastignac trouve aussi du succès partout où il évolue. En prenant connaissance des portraits balzaciens dans le roman, nous pourrons avoir une confirmation que le cadre détermine le caractère. Les portraits Par rapport au thème que nous avons abordé, il est important d’étudier les portraits afin de confirmer la détermination des états d’esprit respectifs des personnages balzaciens dans le roman le Père Goriot et leur évolution dans le milieu où ils sont : c’est le déterminisme balzacien. Le réalisme de Balzac consiste ici à aborder des personnages de l’extérieur, à nous en faire d’abord un portrait physique détaillé. Leurs vêtements, leur visage, leur comportement révèlent leur caractère, leurs vices ou leurs passions. Les personnages de Balzac sont décrits avec autant de précision réaliste que le décor. Pour commencer prenons connaissance du portrait d’Eugène de Rastignac. 94 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,chap. I,p.31 95 Fénelon, Les Aventures de Télémaque 78 « Eugène de Rastignac avait un visage tout méridional, le teint blanc, des cheveux noirs, des yeux bleus. Sa tournure, ses manières, sa pose habituelle dénotaient le fils d’une famille noble, où l’éducation première n’avait comporté que des traditions de bon goût. S’il était ménager de ses habits, si les jours ordinaires il achevait d’user les vêtements de l’an passé, néanmoins il pouvait sortir quelquefois mis comme l’est un jeune homme élégant. Ordinairement il portait une vieille redingote noire, un mauvais gilet, la méchante cravate noire, flétrie mal nouée de l’étudiant, un pantalon à l’avenant et des bottes ressemelées» 96 Balzac définit ici son héros comme un méridional arrivé à Paris. Ses yeux bleus expliquent déjà ce que confirme Pierre ABRAHAM97 dans Créatures chez Balzac en 1931 que les yeux bleus des personnages annoncent la réussite. Et l’on peut vraiment constater que le succès est partout où Rastignac voulait progresser. Puis le narrateur enquiert déjà le lecteur de la classe sociale du personnage par « sa tournure, ses manières et sa pose habituelle », issu d’une famille noble. « Tradition du bon goût » sous-entend que l’étudiant s’accordera difficilement aux mœurs parisiennes dépravées, en particulier celles de la pension Vauquer et du milieu aristocratique corrompu matériellement98. La jeunesse est un autre élément déterminant de sa personnalité. Tout spontané au moins, au début Rastignac confie à qui veut l’entendre ses moindres impressions. Le provincial en lui ne sait rien encore « des diverses étiquettes parisiennes »99 : il appelle la vicomtesse « ma cousine », ignore les mœurs de la bonne société, et ne sait pas encore maîtriser ses réactions. Mais il a l’esprit vif et comprend assez vite les situations. Son instinct le sert et lui procure une alliée lorsqu’il défend sa cousine en prônant la sincérité. Pour mieux éclaircir la notion de portrait balzacien, informons-nous de celui du père Goriot. C’est un portrait pathétique car il traduit concrètement le drame secret du vieillard. Négociant enrichi dans le commerce des pâtes alimentaires, il s’est retiré après avoir doté et marié ses deux filles qu’il aime passionnément. Or celles-ci, prises 96 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, chap.I ,p.36 97 Pierre ABRAHAM, Créatures chez Balzac, p.48 Il s’agit des Nucingen puis des Restaud 92Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,chap.I p.103 98 79 dans le tourbillon de la vie mondaine, le négligent, le renient, ne se souvenant de son existence que pour venir lui demander de l’argent. Ulcéré dans sa tendresse, le malheureux se prive de tout pour satisfaire leurs caprices. « Vers la fin de la troisième année, le père Goriot réduisit encore ses dépenses, en montant au troisième étage et en se mettant à quarante cinq francs de pension par mois. Il se passa de tabac, congédia son perruquier et ne mit plus de poudre. Quand le père Goriot parut pour la première fois sans être poudré, son hôtesse laissa échapper une exclamation de surprise en apercevant la couleur de ses cheveux : ils étaient d’un gris sale et verdâtre. Sa physionomie que des chagrins secrets avaient insensiblement rendue plus triste de jour en jour, semblait la plus désolée de toutes celle qui garnissaient la table…Quand son trousseau fut usé, il acheta du calicot à quatorze sous l’aune pour remplacer son beau linge. Ses diamants sa tabatière d’or, sa chaîne, ses bijoux disparurent un à un. Il avait quitté l’habit bleu barbeau, tout son costume cossu, pour porter, été comme hiver, une redingote de drap marron grossier, un gilet en poil de chèvre et un pantalon gris en cuir de laine. Il devint progressivement maigre ; ses mollets tombèrent ; sa figure bouffie par le contentement d’un bonheur bourgeois, se rida démesurément ; son front se plissa, sa mâchoire se dessina. (…) »100 Le portrait de Vautrin est aussi important : « Il était un de ces gens dont le peuple dit : « Voilà un fameux gaillard ! » Il avait les épaules larges, le buste bien développé, les muscles apparents, des mains épaisses, carrées et fortement marquées aux phalanges par des bouquets de poils touffus et d’un roux ardent. Sa figure rayée par des rides prématurées, offrait des signes de dureté que démentaient ses manières souples et liantes. Sa voix de basse taille, en harmonie avec sa grosse gaité, ne déplaisait point. Il était obligeant et rieur. Si quelque serrure allait mal, il l’avait bientôt démontée, rafistolée, huilée, limée, remontée, en disant : 100 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, chap.I, p.125 80 « Ca me connaît. ». Il connaissait tout d’ailleurs, les vaisseaux, la mer, la France, l’étranger, les affaires, les hommes, les événements, les lois. (…) »101 Le “réalisme” balzacien repose donc sur des théories scientifiques auxquelles l’auteur croit fermement, théories qui lient inanimé et animé, l’homme et son milieu, l’homme et le monde. C’est théories proposent donc un système du monde (une explication et une systématisation des rapports et de l’homme au monde) et un système romanesque (des idées de Balzac sur l’homme et le monde) d’où naît l’idée du réalisme descriptif. 101 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, chap.I, p.36-37 81 Chapitre II LE REALISME BALZACIEN (le réalisme stylistique) 1/-A travers les métaphores et les comparaisons Définitions Ce sont des procédés de style consistant à donner à un mot la valeur d’un autre, mais ce qui distingue ces deux procédés, c’est que dans les métaphores, il n’y a pas de termes comparatifs, mais l’idée de ressemblance est donnée par analogie. Dans les comparaisons, on utilise les termes comparatifs à savoir « comme », « à la manière de », « tel que » et bien d’autres (liste non exhaustive) Ainsi dans le Père Goriot , lorsque nous nous référons au discours didactique de Vautrin, il peut y comporter des catégories de métaphores démontrant les manifestations de l’arrivisme. Criminel de nature, le personnage de Vautrin s’exprime d’une manière directe et sans fioritures tout en faisant prévaloir l’arrivisme par le crime lui- même. Aussi n’avait-il pas dit : « Le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu’il a été proprement fait » 102 Bien que ce personnage soit un forçat et un hors-la-loi, il fait preuve d’une intelligence d’être d’exception ayant longuement analysé les mécanismes et les bas-fonds de la société. Se montrant comme un maître à l’égard de l’élève, le forçat essaye de faire connaître à Rastignac ses principes : « Voilà le carrefour de la vie, jeune homme, choisissez !»103 On introduit ici une métaphore classique assimilant « la vie », élément abstrait à un chemin « le carrefour », élément concret, palpable, visible à l’œil nu. 102 103 Ibid. chap.II, p.164 Ibid. 82 Le qualificatif « jeune » dans « jeune homme » n’est pas uniquement dû à l’âge ou au physique de Rastignac, mais en vérité c’est une autre métaphore qui fait allusion à l’inexpérience, à l’ignorance de l’élève devant le maître qu’est ici Vautrin. Alors qu’il fait choisir l’élève par l’usage de l’impératif « choisissez ! », il ne lui accorde pas assez de temps pour réfléchir et pour déterminer son choix définitif. Il le décèle aussitôt : « Vous avez déjà choisi. »104 En devinant ce choix, Vautrin évoque les conquêtes féminines que Rastignac a entreprises en deux phrases parallèles autour de : « Vous êtes allé chez notre cousin de Beauséant, et vous y avez flairé le luxe. Vous êtes allé chez Mme de Restaud et vous y avez flairé la Parisienne »105 Dans ce passage, le verbe « flairé » conjugué au passé composé, employé deux fois, fait comparer la société à une jungle. Ainsi cette métaphore de la jungle sociale suggère que dans la société habitée par Rastignac prédomine uniquement la loi du plus fort. En conséquence, le maître ne préconise-t-il pas déjà qu’il faut lutter pour arriver ? Plus loin lorsque Vautrin utilise un autre impératif « Parvenir ! » répété, en l’associant à « à tout prix », il établit les moyens tout en rappelant à l’étudiant les sommes d’argent qu’il a demandées à sa mère et ses sœurs pour tenir son rang dans le monde : « Il vous a fallu de l’argent. Où en prendre ? Vous avez saigné vos sœurs »106 Par la métaphore du verbe « saigné », le forçat parvient à découvrir les remords de Rastignac quand celui-ci songe à quelles privations ses sœurs se condamnaient pour lui permettre de conquérir une telle situation. Ainsi cette métaphore sanguinaire transforme le frère en vampire égoïste et ingrat. En effet, c’est désormais le moment que choisit Vautrin pour exposer à Rastignac ses théories cyniques sur la société et lui promettre succès et richesse, s’il consent à bannir tout scrupule : « Une rapide fortune est le problème que se proposent 104 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,p.164 , chap. II 105 Ibid. 106 Ibid. 83 de résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent dans cette position. Vous êtes une unité de ce nombre- là »107 Ici, le maître108 part d’abord du général pour déterminer l’ambition de Rastignac : l’aisance matérielle. L’étudiant ne pourra parvenir à cette aisance que par des moyens qui sortent de l’ordinaire. A travers ce personnage, Balzac explique l’état des jeunes gens de la Restauration, privés des idéaux collectifs que la Révolution et l’Empire a promus. Donc, ils sont condamnés pour s’affirmer, à un individualisme forcené. Le champ de bataille a été remplacé par la Société. Ceux qui savent seulement éliminer leurs concurrents réussissent. D’ailleurs, c’est de cette manière que s’explique l’état d’esprit d’arriviste. Toute situation qui cause un obstacle à l’acquisition de l’échelle sociale, doit être éliminée. Donc, l’arriviste guidé et subjugué par le désir ardent de réussir à tout prix ne doit pas surtout faire preuve de scrupule moral. Si la mère et les sœurs d’Eugène lui rapportent de l’argent, il ne doit pas penser aux efforts que celleslà ont déployés, des difficultés qu’elles ont rencontrées pour lui donner une telle somme. On continue : « Jugez des efforts que vous avez à faire et de l’acharnement du combat » 109 C’est plutôt les efforts de l’arriviste dont l’étudiant doit penser s’il veut parvenir et non les privations auxquelles s’était condamnée sa famille. Il y a un « combat » c’est-à- dire une lutte sociale qui ne fait que rappeler la métaphore de la jungle sociale démontrée précédemment. Pour être plus fort, il faut lutter, combattre, s’acharner dans le combat à la façon des bêtes : « Il vous faut manger les uns les autres comme des araignées dans un pot »110 107 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,chap. II, p.164 108 Il s’agit de Vautrin 109 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,chap.II,p.164 110 Ibid. 84 Cette métaphore guerrière et animale de la lutte pour parvenir révèle les personnalités d’une société arriviste et c’est la jungle des arrivistes dont on est désormais en train de parler ici. Le mot « acharnement » peut nous faire penser à une passion morbide de la lutte pour parvenir. Et cette passion s’exacerbant, transforme les gens en bêtes. Ainsi cette animalité de l’homme est ici considérée comme une condition sine qua non de la réussite. En reprenant la métaphore du carrefour introduite plus haut, Vautrin propose sa méthode : « Savez-vous comment on fait son chemin ici ? Par l’éclat du génie ou par l’adresse de la corruption ? »111 Cette conception cynique de la société est présentée ici sous la forme d’une alternative catégorique n’admettant aucune autre possibilité. Et cette alternative est renforcée par une double métaphore : « Il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de canon ou s’y glisser comme une peste »112 L’assimilation de « cette masse d’hommes » à « un boulet de canon » développe la comparaison de la société à un champ de bataille, que nous avons déjà expliquée avant, et fait référence à l’épopée napoléonienne de 1819. Le verbe « glisser » introduit la métaphore du reptile, plus particulièrement du serpent et du crocodile. Le serpent a la propriété de se glisser tandis que les larmes du crocodile sont considérées comme celles de l’hypocrite. Cette métaphore du reptile traduit alors l’hypocrisie de ceux qui ont choisi « l’adresse de la corruption » Le mot « peste » compare l’ambition à une maladie qui gagne le corps social. En ce qui concerne le personnage de la vicomtesse de Beauséant, il est considéré comme une femme qui avait initié Eugène de Rastignac à percer les mystères de la société. D’une façon plus claire, c’est une initiatrice. En initiant son cousin à la 111 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,p. 165, chap. II 112 Ibid. 85 découverte des bas-fonds de la société, la vicomtesse lui faisait connaître les moyens d’y arriver, plus particulièrement les moyens d’arriver par les femmes. Ainsi, après avoir conclu (à la suite d’une conversation entre elle et son cousin) que le monde est infâme, et dégoûtée par la trahison de son amant, le marquis d’AjudaPinto, la vicomtesse de Beauséant consent à aider Rastignac en l’informant déjà de ce qu’il découvrira dans cette société : « Vous sonderez combien est profonde la corruption féminine. Vous toiserez la largeur de la misérable vanité des hommes ».113 Elle l’incite alors à adopter l’attitude d’un individu sans pitié à l’égard d’autrui au point d’être redouté par la société : « Vous serez craint »114 La première leçon que la femme a apprise à Rastignac, est la suivante : « N’acceptez les hommes et les femmes que comme des chevaux de poste que vous laisserez crever à chaque relais, vous arriverez ainsi au faîte de vos désirs »115 D’une autre manière, les hommes et les femmes considérés comme des moyens, sont à jeter quand ils ne rapportent plus rien. Ici l’usage du terme comparatif « comme » assimile les humains à des animaux, à « des chevaux de poste », c’est-àdire les chevaux qu’on attèle à des voitures anciennes du XIXème siècle. Si ces animaux ne peuvent satisfaire au postillon, c’est-à-dire au conducteur de la voiture ; si ces chevaux ne galopent pas aussi vite qu’ils l’ont pu faire avant, ils ne servent plus à rien. Aussi, l’usage du registre familier à partir du verbe à l’infinitif « crever » qui signifie épuiser de fatigue, et son association au verbe conjugué « laisserez », ainsi qu’à l’expression « à chaque relais », nous font penser à une course dans laquelle les coureurs d’une même équipe se remplacent alternativement. Donc, il y a ici remplacement successif et sans interruption de « chevaux de poste », à chaque fatigue ou crevaison de l’animal. Ces animaux d’attelage se relayent pour servir le postillon. Rastignac assume le rôle du postillon, les hommes et les femmes sont considérés comme les chevaux de poste. 113 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,p.118,chap. I 114 Ibid. 115 Ibid. p.121 86 Les « hommes et les femmes » comparés à des chevaux de poste, étant les moyens d’arriver, sont destinés à être remplacés, à condition qu’ils ne servent plus à l’arriviste. Leur utilité disparaissant, ces moyens humains doivent être relayés, afin que l’arriviste puisse progresser dans son ascension. La négation restrictive « N’acceptez…que… » sous-entend une condition d’après laquelle, il ne faut choisir que les moyens favorables. En suivant cette procédure préconisée par la vicomtesse, Rastignac pourra parvenir : « Vous arriverez ainsi au faîte de vos désirs »116 Le verbe « arriver » est accentué par l’expression « au faîte de vos désirs » ; autrement dit Rastignac pourra grimper jusqu’au point culminant de son ambition. L’initiatrice fournit une meilleure explication de sa leçon d’arrivisme en recommandant à son cousin, d’arriver par les femmes et énumère les caractéristiques et les qualités que doivent avoir ces dernières. Ainsi elle affirme : « Voyez vous vous ne serez rien ici si vous n’avez pas une femme qui s’intéresse à vous. Il vous la faut jeune riche et élégante » 117 Donc, cette leçon d’arrivisme apprend au jeune étudiant, que seule la femme constitue une proie facile pour arriver. Cependant des critères doivent être remplis par cette femme : « jeune, riche et élégante » La jeunesse détermine l’activité, la facilité (l’arriviste parviendrait à duper facilement et agilement la femme et abuser de son ignorance pour en tirer profit), la richesse excite le désir de réussir, l’élégance harmonise l’ambiance et l’environnement de l’arriviste et favorise par la suite son ascension. 116 117 Ibid.p.121 Ibid. 87 Il ne faut pas surtout faire apparaître et connaître à la femme qu’on est amoureux d’elle, mais dissimuler avant tout ce sentiment « vrai » et éprouver un amour factice de telle façon que l’on puisse soutirer davantage de l’intérêt, à tout prix. Les sentiments naturels ne font qu’affaiblir l’arriviste, retarder sa progression sociale. La vicomtesse est très claire sur ce point : « Vous ne seriez plus le bourreau, vous deviendrez la victime »118 Ici encore la métaphore « du bourreau »/ « victime » se rapproche de la comparaison explicitée précédemment à propos des chevaux de poste et du postillon. C’est en effet l’image qui les lie : le bourreau est au dessus de la victime, le conducteur des chevaux est au dessus de ces chevaux. L’arriviste est assimilé au bourreau qui décapite les condamnés. Ces derniers sont les victimes. Cette métaphore suggère que les femmes dont se sert l’arriviste sont les victimes, et c’est l’arriviste luimême qui est le bourreau en question. On introduit une métaphore de la cruauté à partir de l’effet de l’action que le bourreau accomplit : la représentation imagée de la scène de la décapitation des victimes illustre mieux cette atrocité c’est-à-dire que pour mieux comprendre cette atrocité ici, on peut se figurer à l’esprit, la décapitation d’un condamné à mort par un bourreau. 2/-A travers les figures d’opposition Il est question ici des antithèses et des contrastes. Pour cela, avant de déceler des passages extraits du roman Le Père Goriot, où se trouvent ces figures d’opposition, il importe de les définir. Les antithèses Ce sont des figures de style opposant dans un même énoncé deux mots ou expressions contraires, afin de souligner une idée par un effet de contraste (mais ce n’est pas un contraste). 118 Ibid. 88 Les contrastes Opposition entre deux choses, personnages ou événements qui sont mises en valeur par leur juxtaposition. Ainsi l’opposition très pertinente qui manifeste le désir ardent du personnage d’Eugène de Rastignac de s’égaler à Maxime de Trailles est significative vis-à-vis de notre thème. On peut retrouver cette situation narrative au premier chapitre du roman le Père Goriot , quand Rastignac effectue ses premières visites mondaines en particulier chez la comtesse de Restaud où il rencontre Maxime de Trailles. Rastignac se rend se rend chez madame de Restaud. Il y surprend Goriot au moment où celui-ci quitte le riche hôtel particulier des Restaud. L’étudiant éprouve une vive irritation en face d’un jeune dandy impertinent qu’est Maxime de Trailles, dont il devine qu’il est l’amant de la comtesse. Voici le passage où se situe cette opposition : « Rastignac sentit une haine violente pour ce jeune homme. D’abord les beaux cheveux blonds et bien frisés de Maxime lui apprirent combien les siens étaient horribles. Puis Maxime avaient des bottes fines et propres tandis que les siennes, malgré le soin qu’il avait pris en marchant, s’étaient empreintes d’une légère teinte de boue. Enfin Maxime portait une redingote qui lui serrait élégamment la taille et le faisait ressembler à une jolie femme, tandis qu’Eugène avait à deux heures et demie un habit noir. »119 Si l’on confronte les cheveux des deux personnages décrits ici, on peut remarquer qu’ils s’opposent diamétralement car mettons en évidence les deux adjectifs qualificatifs « beaux » et « horribles ». Ces deux qualificatifs sont sémantiquement antithétiques : ils diffèrent entièrement dans leur contenu, c’est-à-dire dans leur sens. Les emplacements de ces deux adjectifs sont éloignés l’un de l’autre. Dans l’antithèse la place mots mis en opposition doit se distancer. Ici on voit bien que les places de « beaux »et « horribles » sont distanciées l’une de l’autre. Donc on est en présence d’une antithèse. Il en est de même pour « blonds » et « frisés » qui ne font que 119 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,p.99, chap.I 89 favoriser l’élégance des cheveux de Maxime de Trailles envers le manque de soin dont Rastignac fait preuve à l’égard de ses cheveux qui sont « horribles ». Cette opposition ne se situe pas en fait uniquement au niveau des cheveux, mais aussi au niveau des chaussures et de la tenue. «Maxime avaient des bottes fines et propres tandis que les siennes (c’est-à-dire celles de Rastignac)(…) s’étaient empreintes d’une légère teinte de boue » Maxime chaussaient « des bottes fines et propres »/ Les bottes d’Eugène « s’étaient empreintes d’une légère teinte de boue ». Les expressions mises entre guillemets ci-dessus s’opposent dans leur sens : les bottes de Maxime de Trailles sont de haute qualité et soignées contrairement à celles de Rastignac qui sont négligées. On peut déduire que cette opposition constitue une autre antithèse. La « redingote » du dandy face à l’ « habit noir » mal soigné de l’étudiant est aussi considérée comme une antithèse. Mais d’une manière générale, c’est-à-dire sans isoler et analyser les mots et expressions antithétiques, la confrontation que le narrateur établit entre Maxime de Trailles et Eugène de Rastignac, est déterminée comme étant un contraste parce que ces deux personnages sont mis en juxtaposition. En vérité, Balzac, en romancier réaliste, voulait montrer au lecteur que dans l’évolution de son héros qui veut arriver, bien qu’il l’ait tourné au ridicule vis-à-vis de Maxime de Trailles, ressembler à ce dandy fait partie des stratégies qu’il faut apprendre pour progresser. Rastignac en ayant éprouvé un sentiment de haine et de jalousie face au dandy résolut de l’imiter, car en endossant la tenue du dandy, il s’apprête lui-même à devenir un roué. Il existe des contrastes qui ne sont pas perceptibles à tous dans le roman. Il en est des cachés que la tâche du romancier est de produire au grand jour. L’opposition entre l’être et le paraître qui s’exprime dans l’hypocrisie des manières de la duchesse de Langeais ou de Mme de Beauséant, ou dans la prudence de Vautrin voilant sa double nature d’homosexuel et de forçat en rupture de ban, sous l’habit d’un bon bourgeois, en est un exemple. Prenons isolément ces situations narratives pour rendre claire cette opposition. 90 .En ce qui concerne les manières de la duchesse de Langeais et de la vicomtesse de Beauséant Quand Rastignac se présente chez sa parente, la vicomtesse de Beauséant, personnage à qui sa tante Mme de Marcillac écrivait une lettre priant de bien vouloir conseiller Rastignac, son arrivée tire d’embarras le marquis d’Ajuda-Pinto. Celui-ci ne savait comment apprendre à la jeune femme avec qui il était lié depuis trois ans, son mariage imminent avec une riche héritière, mademoiselle de Rochefide. Le marquis ayant pris congé, Eugène demande à sa cousine de lui expliquer le mystère dont il vient de se heurter chez Mme de Restaud, c’est-à-dire la présence de Maxime de Trailles et l’arrivée soudaine du comte de Restaud. Mais la conversation est interrompue par l’arrivée de la duchesse de Langeais qui, bien que se disant l’amie de Mme de Beauséant, se fait le malin plaisir de dévoiler à la vicomtesse son infortune. « -Mme la duchesse de Langeais, dit Jacques en coupant la parole de l’étudiant qui fit le geste d’un homme violemment contrarié. (…)Eh, bonjour ma chère , reprit-elle( mme de Beauséant) en se levant et allant au-devant de la duchesse dont elle pressa les mains avec l’effusion caressante qu’elle aurait pu montrer pour une sœur et à laquelle la duchesse répondit par les plus jolies câlineries ( …) A quelle heureuse pensée dois- je le bonheur de te voir, ma chère Antoinette ? dit Mme de Beauséant./ Mais j’ai vu M. d’Ajuda-Pinto entrant chez M.de Rochefide, et j’ai pensé qu’ alors vous étiez seule. Mme de Beauséant ne se pinça point les lèvres, elle ne rougit pas, son regard resta le même, son front parut s’éclaircir que la duchesse prononçait ces paroles fatales./ Si j’avais su que vous fussiez occupée…ajouta la duchesse en se tournant vers Eugène./ Monsieur est monsieur Eugène de Rastignac, un de mes cousins, dit la vicomtesse. Avez-vous des nouvelles du général Montriveau ? fit-elle. Sérizy m’a dit hier qu’on ne le voyait plus, l’avez-vous eu chez vous aujourd’hui ?. La duchesse, qui passait pour être abandonnée par M. de Montriveau de qui elle était éperdument éprise, sentit au cœur la pointe de cette question et rougit en répondant : « Il était hier à l’Elysée./ De service, dit Mme de Beauséant./ Clara, vous savez sans doute, reprit la duchesse en jetant des flots de malignité par ses regards, que demain les bans de M. d’Ajuda-Pinto et de Mlle de Rochefide se publient ? »/ Ce coup était trop violent, la vicomtesse pâlit et répondit en riant : « Un de ces bruits dont s’amusent les sots. Pourquoi M. d’Ajuda porterait-il chez les 91 Rochefide un des plus beaux noms du Portugal ? Les Rochefide sont des gens anoblis d’hier./ Mais Berthe réunira, dit-on, deux cent mille livres de rente./ M. d’Ajuda est trop riche pour faire de ces calculs./ Mais ma chère, Mlle de Rochefide est charmante./ Ah !/ Enfin il y dine aujourd’hui, les conditions sont arrêtées. Vous m’étonnez étrangement d’être si peu instruite”120 On peut nettement s’apercevoir que les deux femmes à savoir la duchesse et la vicomtesse, se montrent hypocrites l’une de l’autre. Elles paraissent être des sœurs, voire des amies intimes mais leurs êtres profonds cachent quelque hypocrisie que l’on peut découvrir, si on suit leur conversation. La vicomtesse de Beauséant, piquée intérieurement par les épigrammes de la duchesse de Langeais qui prononçait le nom de M. d’Ajuda-Pinto, surprit cette dernière en lui demandant des nouvelles du général de Montriveau « de qui elle était éperdument éprise ». La duchesse, ne constatant pas sur la figure de son amie, quelque expression de piqué, continue par l’informer du succès imminent du mariage de M. d’Ajuda-Pinto et de Mlle Berthe de Rochefide, et parvient à faire pâlir son visage. D’où l’effet de contraste entre l’être et le paraître de ces deux personnages. .La duplicité de Vautrin Dans le roman, on peut remarquer que Vautrin se proclame poète en actions et en sentiments, et à lire le texte de ses leçons, il ne fait pas de doute qu’il l’est également en paroles. C’est son paraître. Mais cet homme qui prétend ne vivre que par les sentiments, se défie de la sentimentalité. Ainsi, quand Poiret, un personnage du roman, avait demandé à Rastignac, suite à la lettre que Delphine de Nucingen lui a envoyée, si l’étudiant a une épouse, Vautrin fait son intrusion et s’autorisa de répondre à la place de l’étudiant : « Une épouse à compartiments qui va sur l’eau, garantie bon teint, dans les prix de vingt cinq à quarante, dessins à carreaux du dernier goût, susceptible de se laver, d’un joli porter moitié fil, moitié coton, moitié laine, guérissant le mal de dents, et autres maladies approuvées par l’Académie royale de médecine ! excellente 120 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961. , p. 121122-123, chap. I 92 d’ailleurs pour les enfants ! meilleure encore contre les maux de tête, les plénitudes et autres maladies de l’œsophage, des yeux et des oreilles, cria Vautrin avec la volubilité comique et l’accentuation d’un opérateur. »121 C’est que pour lui, il n’existe plus « qu’un seul sentiment réel, une amitié d’homme à homme »122. Cet être éminemment viril et qui plaît aux femmes, et pas seulement à Mme Vauquer « Mon Dieu ! que cet homme-là est agréable, dit Mme Vauquer à Mme Couture, je ne m’ennuierais jamais avec lui. »123 , ne s’intéresse qu’aux beaux jeunes gens. Hors-la-loi par vocation et par réflexion, cet amour interdit accentue sa différence. C’est pour cela qu’il porte un intérêt au jeune étudiant de la pension, dont les causes profondes se dévoilent progressivement au fil du récit, sans que Rastignac ne donne jamais l’impression de vouloir trop les connaître124. D’où une part du mystère de sa personnalité et ses changements soudains dans ses manières, de l’hostilité au ton protecteur, de la rudesse à la grâce, de la brusquerie à la douceur. Ainsi se révèlent les véritables caractères de son être profond. D’où aussi le contraste entre le paraître et l’être de ce personnage. Cependant, ce n’est pas uniquement par duplicité qu’on prend le masque. Le monde impose le secret aux drames les plus intimes, aux tares les plus profondes. C’est ainsi que Rastignac aperçoit en Delphine le contraste de la misère morale au sein de l’opulence. On peut constater cela au chap. II du roman quand Rastignac après avoir reçu la lettre d’invitation de Delphine de Nucingen la rejoint et arrive chez elle : « Il trouva la Mme de Nucingen dans un petit salon à peintures italiennes, dont le décor ressemblait à celui des cafés. La baronne était triste. »125 La qualité des matières à partir desquelles on a construit et décoré le salon de la femme exprime déjà sa richesse matérielle. Cependant elle est en train de vivre dans 104Honoré de 222, chap. II Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961. p. 122 Ibid. Ibid. 124 Le discours de Vautrin au début du chap. II du roman Le Père Goriot, Honoré de Balzac. 125 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, p. 223, chap. II 123 93 une misère morale. Elle est délaissée par son époux. Ou que le narrateur voit les « ténias du remords »126 ronger la « vie extérieurement splendide » 127de son héros. La révélation de ces contrastes vise à démystifier une société fondée sur le mystère et le mensonge. 126 127 Expression de Maurice BARDECHE, dans Balzac Romancier, p.28 Ibid 94 CONCLUSION 95 Ayant étudié les manifestations de l’arrivisme dans Le Père Goriot tout en s’inspirant de l’approche sociologique de Lucien Goldmann, nous pouvons affirmer que cet état d’esprit a affecté le corps social décrit dans le roman. Tous les personnages courent vers la satisfaction matérielle. L’argent devient la vertu commune de la société dans le roman. Tous les états d’esprit sont entraînés vers la recherche à tout prix de l’aisance matérielle, mais chacun lutte pour acquérir cette fortune absolue. Ayant appliqué l’approche sociologique goldmannienne à notre analyse, nous avons pu l’approfondir et la rendre scientifique. Quand nous nous étions focalisés sur le héros, nous étions parvenus à déterminer les groupes sociaux qui ont contribué à son évolution sociale. Ces groupes étant définis comme les actants sociologiques, d’après la terminologie sociologique goldmannienne, Rastignac le héros du roman, pour sa part, joue le rôle du sujet connaissant. L’étude particulière de l’évolution comportementale du sujet connaissant nous a aussi permis de comprendre qu’il représente l’ambitieux, du jeune ambitieux du XIXème siècle. Balzac a su évoquer et démontrer, non seulement, les comportements d’un arriviste à travers le matérialisme et la perte de moralité des personnages, mais aussi la métamorphose conséquente d’un apprenti arriviste, en arriviste résolu, c’est-à-dire, un vrai arriviste. En conséquence, les desseins balzaciens rejoignent l’objectif principal que Goldmann s’était fixé dans son approche sur la société : c’est, après avoir déterminé les manifestations des conscience réelle et possible des groupes sociaux, d’établir une vision globale de la société actuelle. Au demeurant, Goldmann et Balzac s’étaient tous deux inspirés des écrivains et des critiques sociologues de leurs époques respectives, l’un pour favoriser la scientificité de son approche, l’autre pour fournir au lecteur un réalisme social sans précédent, autrement dit, créer une authenticité très proche du réel dans le roman pour qu’un lecteur ne puisse plus concevoir que les créatures balzaciennes de la Comédie Humaine sont des êtres fictifs mais des personnes véritables en chair et en os. 96 De surcroît, à travers le roman, la société parisienne de l’époque balzacienne es comparée à une jungle habitée par des fauves. Ces animaux luttent entre eux pour réussir à devenir le plus fort. D’où la sélection naturelle de Darwin. Assimilée à une jungle, la société parisienne est aussi comparée à une « savane » ou « une forêt du Nouveau Monde ». Par cette assimilation frappante de la réalité parisienne aux romans de Fenimore Cooper128, Balzac nous fait savoir que dans un monde qui se dit civilisé, se dissimule ce qu’il y a de cruel, de dangereux et de brutalement primitif. Cette société sauvage est adaptée aux arrivistes. Les arrivistes sont sans scrupules et sans moralité. Ils évoluent bien dans un milieu qui leur est favorable : ou bien la forêt, ou bien la jungle. C’est une société aux mœurs dissolues, qui constitue leur champ d’adéquation, comme ils veulent se révolter contre le respect des convenances sociales. Il appartient en définitive, au sociologue de la littérature, d’étudier l’évolution sociale des comportements humains en répondant aux questions suivantes : La conscience de groupe tourne-t-elle vers une même aspiration ? Ce groupe constitue-t-il un facteur essentiel susceptible d’éveiller l’ambition du sujet connaissant ? Contribue-t-il au développement de l’état d’esprit de ce sujet ? Après avoir répondu à ces questions, il établit une autre problématique : « Alors quelle vision du monde pouvons-nous déduire de notre analyse ? » En nous tournant vers notre analyse, quelle est la vision du monde exprimée à travers l’étude de l’arrivisme dans le roman ? Question que nous avons initialement posée dans notre problématique. Ainsi la vision du monde qui nous est reflétée à travers le roman est l’influence corruptrice de la civilisation dans une société matérialiste et immorale. Après avoir étudié l’arrivisme à partir du réalisme balzacien, nous avons pu connaître que les comportements respectifs des personnages et leur évolution sont déterminés par le milieu où ils se sont intégrés. Notons que la théorie des milieux est le procédé principal à partir duquel Balzac a établi sa conception littéraire ainsi que les lois scientifiques qui les régissent. L’idée de la classification des espèces socialesd’inspiration naturaliste (car Geoffroy Saint-Hilaire dans ses cours de zoologie anatomique ne faisait que classifier les espèces animales)- l’a poussé à créer un 128 Fenimore Cooper est un romancier américain qui a écrit Les Derniers des Mohicans, y décrivant et révélant les hypocrisies de la civilisation britannique à l’égard de la primitivité des « Mohicans ». 97 déterminisme pour rendre sa conception scientifique. Entre autres, si on se focalise sur l’état d’esprit de Rastignac, appliquer le déterminisme balzacien sur l’analyse comportementale de ce sujet, s’avère efficient puisque le résultat qui en découle est la métamorphose de l’état d’esprit du personnage : le milieu où la corruption règne, bien qu’altérant le comportement d’origine de l’étudiant, l’a poussé à devenir un arriviste résolu. Les métaphores, les comparaisons, les figures d’opposition telles que les antithèses et les contrastes n’avaient fait que favoriser la détermination des différents caractères des personnages balzaciens respectifs. Pour Rastignac entre autres, l’avoir mis en contraste avec le personnage Maxime de Trailles nous a permis de déceler le sentiment de jalousie, de haine et de défi d’Eugène envers cet individu, et le besoin de lui ressembler. Car dans l’étude de l’arrivisme de Rastignac, il semble important d’analyser l’esprit d’émulation de l’étudiant. En définitive, le roman Le Père Goriot dévoile un comportement typique de la société de l’époque balzacienne à travers les caractères respectifs des personnages, notamment, Rastignac. Type de l’ambitieux au début, ce personnage représente désormais le type de l’arriviste. Balzac, en voulant décrire ses individus, ne voulait-il pas faire connaître au lecteur, et par voie de conséquence au public, l’image des comportements des arrivistes. En ce sens, Le Père Goriot ne se montre-t-il pas comme un roman d’apprentissage pour ceux qui veulent parvenir à tout prix ? 98 BIBLIOGRAPHIE 99 ROMANS : (Il s’agit des romans de référence) BALZAC (de) Honoré -A la recherche de l’Absolu, Edition Garnier Flammarion -Eugénie Grandet, Edition Garnier Flammarion -Illusions perdues, Hatier par Florence Lévy-Delpla -La Peau de Chagrin, Edition Garnier Flammarion, Paris 1971 -Le Médecin de Campagne présenté par Béatrix Buck, Edition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961 -Louis Lambert, Edition Garnier Flammarion -Physiologie du mariage, Edition Garnier Flammarion Maupassant (de) Guy Bel- Ami, Edition Librairie Générale Française pour la Préface, les Commentaires et les Notes, 1983 MOLIERE L’Avare, Edition Larousse- Bordas, 1996 ZOLA Emile Au Bonheur des Dames, Edition Librairie Générale Française, 1998 pour la préface le dossier et les notes. ŒUVRES CRITIQUES ABRAHAM Pierre, Créatures chez BALZAC André Vial, Guy de Maupassant et l’art du roman 100 Bardèche Maurice, BALZAC romancier, 1940 Charles Darwin, La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe Charles Darwin, La Sélection naturelle Charles DARWIN, Vie et correspondance, édition Nouvelles Publications Félix Davin, BALZAC, edition Hachette Georg Lukács, Philosophie marxiste, édition Hachette Georg Lukács, Sociocriticisme GOLDMANN Lucien, Pour une sociologie du roman (publié en 1964) GOLDMANN Lucien, Recherches dialectiques (publié en 1959) GOLDMANN Lucien, Sciences Humaines et Philosophie (publié en 1952) GOLDMANN Lucien, Le Dieu Caché, (publié en 1956) GOLDMANN Lucien, Marxisme et sciences humaines (publié en 1970) GOLDMANN Lucien, Structures mentales et création culturelle (publié en 1970) Guy RIEGERT, Le système balzacien Guy RIEGERT, Essai d’analyse du roman Le Père Goriot Itinéraires littéraires , XIXème siècle Jean Baptiste de LAMARCK, Philosophie Zoologique, édition Librairie Générale Française Le roman d’apprentissage balzacien, collection Hachette, édition 1978 REY Pierre- Louis, La Comédie Humaine, Hatier, collection Profil d’une œuvre, 1979, dans l’Avant –Propos TAILLANDIER François, Balzac, édition Gallimard 2005 TAINE Hippolyte INTRODUCTION A LA LITTERATURE ANGLAISE, AUTRES Romans de rapprochement Fenimore Cooper, Les derniers des Mohicans Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, édité par J.-Y Tadié, La Pléiade, t. III, p. 666 DICTIONNAIRES ET ENCYCLOPEDIES : Le Petit Larousse illustréENCYCLOPEDIA UNIVERSALIS Moteurs de recherche : sites web.www.google.com, encarta 101 TABLE DES MATIERES 102 REMERCIEMENTS………………………….……………………………………………1 INTRODUCTION………………………………………………………………………….4 PREMIERE PARTIE : Balzac et sa conception littéraire Balzac et sa conception littéraire………………………………………………………….....9 Chapitre I : BIOGRAPHIE DE BALZAC…………………………………10 1/-Vie familiale……………………………………………………………………………..10 2/-Vie conjugale…………………………………………………………………………….10 3/-Les correspondances……………………………………………………………………..11 4/-Déclin…………………………………………………………………………………….12 5/-La liaison éphémère et la fin précoce……………………………………………………12 Chapitre II : LES PRINCIPAUX FONDEMENTS DE LA CONCEPTION LITTERAIRE BALZACIENNE…………………………………………………………………………...14 1/-Les influences scientifiques balzaciennes………………………………………...........14 a/-La théorie de Lamarck…………………………………………………………………..14 b/-La théorie de Geoffroy Saint-Hilaire……………………………………………………16 c/-La théorie de Cuvier……………………………………………………………………..17 d/-La théorie de Charles Darwin……………………………………………………………18 2/-Le réalisme balzacien…..................................................................................................26 a/-L’idée de classification des espèces sociales……………………………………............26 b/-Typologie de la société…………………………………………………………………..26 c/-La conception balzacienne……………………………………………………………….26 d/-Les types humains balzaciens……………………………………………………………26 3/-La Comédie Humaine de Balzac………………………………………………………...28 a/-La « Comédie Humaine » ou l’« illumination rétrospective »………………………….28 b/-Le procédé du retour des personnages…………………………………………………..35 3/-Le dandysme……………………………………………………………………….........36 a/-L’invention de Brummell………………………………………………………………..36 b/-Le passage au type : Barbey d’Aurevilly, Baudelaire ( le dandysme au XIXè.s)……...37 c /-Crépuscule du dandysme………………………………………………………………..49 4/-Présentation du roman Le Père Goriot…………………………………………………..40 a/-Une effroyable tragédie parisienne………………………………………………………40 103 b/-Le Père Goriot…………………………………………………………………………...41 c/-Un roman balzacien exemplaire…………………………………………………………41 5/-La Société française du XIX ème siècle………………………………………………...43 DEUXIEME PARTIE : L’arrivisme dans le roman Le Père Goriot étudié à partir de l’approche sociologique goldmannienne……………………………………………………………………….46 Chapitre I : Présentation des aspects fondamentaux de l’approche de Lucien Goldmann 1/ Lucien Goldmann………………………………………………………………………..47 2/La conception goldmannienne……………………………………………………………47 3/-Origine de l’approche sociologique goldmannienne…………………………………….48 4/-L’approche de Lucien Goldmann………………………………………………………..49 a/-La conscience réelle…………………………………………………………………….49 b/La conscience possible…………………………………………………………………..50 Chapitre II : APPLICATION DE L’APPROCHE SOCIOLOGIQUE GOLDMANNIENNE AU ROMAN LE PERE GORIOT ET MISE EN EVIDENCE DU THEME S’INTITULANT L’ARRIVISME 1/-Présentation des groupes sociaux………………………………………………………..53 a/-Le groupe social d’origine……………………………………………………………….53 b/-Le deuxième groupe social………………………………………………………………54 c/-Le troisième groupe social……………………………………………………………….57 2/-Les actants sociologiques………………………………………………………………..58 a/ -Définition des mots « arrivisme », « ambition » et « intérêt » et décèlement de passages illustratifs dans le roman Le Père Goriot.…………………………………………………....58 b/Détermination proprement dite des actants sociologiques dans le roman………………62 b-1/ -Explication de la conception de Vautrin……………………………………………61 b-2/-L’entretien ou le discours de Vautrin et ses contributions sur le sujet connaissant……..…62 b-3/-Le personnage de la vicomtesse de Beauséant………………………………………..65 b-4/-L’évolution de Rastignac dans la société……………………………………………..66 b-5/-La réussite selon Rastignac…………………………………………………………...68 c/-Le Paris du Père Goriot………………………………………………………………....72 c-1/-Le Faubourg Saint-Germain…………………………………………………………..72 104 c-2/-La Chaussée d’Antin………………………………………………………………….72 TROISIEME PARTIE : L’arrivisme à travers le réalisme balzacien Chapitre I : La notion de milieu, d’espèce, d’évolution…………………………………………..77 Les portraits……………………………………………………………………………79 Chapitre II : Le réalisme balzacien…………………………………………………………………..82 1/- A travers les métaphores et les comparaisons…………………………………….82 2/-A travers les figures d’opposition : Les antithèses…………………………………………………………………………88 Les contrastes…………………………………………………………………………89 105