L`arrivisme dans le roman L`arrivisme dans le roman Le Père Goriot

Transcription

L`arrivisme dans le roman L`arrivisme dans le roman Le Père Goriot
UNIVERSITE DE TOAMASINA
FACULTE DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
DEPARTEMENT : ETUDES FRANÇAISES
MEMOIRE DE MAITRISE ESES-LETTRES
L’arrivisme dans le roman Le Père
Goriot d’Honoré de Balzac
Présenté et soutenu par :
Monsieur BOTO Patrick Naina Raoël
Sous la direction de Madame Monique DJISTERA
Maître de conférences à l’Université de Toamasina
Année Universitaire : 2008-2009
Remerciements
1
Nous ne saurions commencer ce travail sans exprimer nos vifs remerciements à
tous ceux qui ont contribué à sa réalisation.
Que ces personnes veuillent trouver le témoignage de notre reconnaissance.
Notre reconnaissance et nos remerciements s’adressent particulièrement à Mme
Monique Djistera, notre directrice de recherche qui a bien voulu accepter de nous
diriger dans ce travail.
Nous remercions vivement Monsieur Abriol IMAGNAMBY, Directeur du
Département des Lettres Françaises à l’Université de Toamasina, les membres du jury
et tous les professeurs qui nous ont donné des enseignements durant notre cursus
universitaire.
Notre reconnaissance s’adresse également à notre père, le colonel en retraite
BOTO Patrice et notre mère Raoël Simone, à nos sœurs BOTO Siméone Nasolo
Raoël, BOTO Patricia Narindra Raoël et BOTO Simona Naly Raoël qui, sans jamais
ménager les efforts, nous ont soutenu moralement et financièrement tout au long de
nos études. Nos remerciements s’adressent aussi à quelques amis étudiants en études
françaises qui ont apporté également leur contribution à la réalisation de ce mémoire.
2
« Toute œuvre a un autre destin que de montrer le conflit de caractères,
si elle doit être l’arène où se rencontrent les forces bonnes ou mauvaises
qui composent le monde social. Chaque personnage jouera son propre
drame en tant qu’individu et fera comprendre l’équilibre des forces
spirituelles en tant que type. Toute scène pourra montrer les hommes
aux prises, mais aussi l’humanité en face d’elle-même. (…) »1
1
Maurice Bardèche, Balzac romancier, 1940, p.42
3
INTRODUCTION
4
1804, 1814, 1830, 1848, 1851,1870 : le XIXème siècle est balisé par ces
grandes dates qui sont autant de points de repères et de ruptures dans l’histoire
constitutionnelle et politique françaises et de jalons et de charnières dans l’histoire des
mentalités et par delà, des pratiques culturelles qui en témoignent.
Siècle de bouleversements et de renouvellements profonds, touchant aussi bien
l’histoire nationale que la littérature, le XIXème siècle voit traverser trois grands
courants d’inspiration tels que le romantisme, le réalisme et le symbolisme tout en
voulant affirmer leurs spécificités respectives.
Se distinguant du romantisme et du symbolisme qui firent prévaloir l’abstrait,
l’idéalisation voire la transfiguration, le réalisme privilégie le concret, la
représentation exacte non idéalisée de la réalité humaine et sociale. Pour cela il
favorise le cadre matériel de la vie sociale, le monde ouvrier en plein essor, le
machinisme, qui constituent autant de données dont la littérature s’efforce de rendre
compte, avec exactitude, sans idéalisation.
Parallèlement à la Révolution industrielle de 1830 durant laquelle a paru la
fatalité d’un monde implacablement soumis à la loi du profit, à la dégradation des
paysages, à la désertion des campagnes pour les zones et les bas-fonds, le pauvre sous
la forme moderne de l’ouvrier, du prolétaire, est devenu la figure centrale accusatrice
et rédemptrice de la civilisation.
Nombreux sont les écrivains qui ont su dépeindre et expliciter cette réalité sociale
parmi lesquels Honoré de Balzac.
Balzac va immerger ses œuvres dans ce tissu social de 1830, radicalement
renouvelé par l’apparition de nouvelles catégories socioprofessionnelles (banquiers,
notables, commerçants, médecins…)
Et s’il est lui-même fasciné par l’argent et ses pouvoirs, sa véritable manière
d’enrichir va consister à inventer dans le roman « un monde qui soit l’exacte
métaphore, dans sa consistance et son expansion, de la réalité sociale et historique » de
la société française de son époque.
S’inspirant de Buffon et de sa classification des espèces naturelles dans son
ouvrage s’intitulant L’Histoire Naturelle, publié en quarante volumes, Balzac
5
confirme ses intentions dans l’Avant- Propos de la Comédie humaine, publiée en
1842 : « faire une œuvre traduisant avec exactitude et rigueur l’organisation de la
société (…) »2
Ainsi dans le Père Goriot, figurant parmi ses écrits, étudiant les mœurs de la
société du XIXème siècle et décrivant les scènes de la vie privée, Balzac voulait
exprimer une certaine réalité sociale de son époque.
Il raconte l’histoire d’une société où l’argent exerce une influence omnipotente sur les
individus au point que ces derniers deviennent matérialistes.
La recherche à tout prix de l’argent et de la gloire est évoquée tout au long de
l’intrigue. Ce qui pousse ces derniers à devenir sans scrupules.
C’est en effet cette métamorphose de l’esprit des individus du roman Le Père
Goriot que nous analyserons, à travers l’étude du thème s’intitulant, l’Arrivisme.
Balzac essaye d’expliciter les causes de cet état d’esprit et la manière dont les gens de
son époque contractent l’état d’esprit d’arriviste à travers divers comportements
sociaux, dans lesquels la quête à tout prix de l’aisance matérielle est dominante
décelables dans le roman.
Notre objectif étant d’expliquer les manifestations de l’arrivisme de la société
française du XIXème siècle à travers le roman Le Père Goriot, il est nécessaire pour
l’analyse de notre thème d’adopter une approche sociologique.
Pour cela nous allons nous inspirer de la démarche de Lucien Goldmann, critique et
sociologue de la littérature.
L’approche sociologique goldmannienne préconise la détermination du groupe
social, pouvant produire une vision du monde particulière, c’est-à-dire du groupe
social capable de refléter la réalité sociale et sociologique d’une époque donnée, à
partir d’œuvres littéraires, artistiques ou philosophiques.
Il convient en outre de situer dans cette approche, la conscience réelle de ce
groupe et du sujet individuel englobant des aspirations à un changement social et la
conscience possible qui est le contexte sociologique concret auquel le groupe pourrait
2
Avant- propos de la Comédie Humaine, publiée en 1842.
6
parvenir sans pour cela changer de nature. Ce qui nous amène à poser les questions
suivantes, tout en nous conformant à la démarche goldmannienne :
Quels groupes sociaux dans le roman peuvent expliquer la réalité sociale et
sociologique de l’époque balzacienne ? Sont-ils susceptibles de produire une vision
globale de la société actuelle, celle du XXIème siècle ? Quelle vision du monde
l’œuvre que nous étudions reflète-t-elle ?
Pour élucider ces trois questions, nous allons diviser notre travail en trois parties bien
délimitées.
Dans la première partie, nous allons nous informer sur l’auteur, les principaux
fondements de sa conception littéraire, sa conception elle-même, son œuvre La
Comédie Humaine pour mettre en évidence Le Père Goriot .
Pour une meilleure référence à la société décrite dans le roman, nous allons aussi nous
enquérir de la Société française du XIXème siècle.
La deuxième partie sera consacrée à l’étude proprement dite de l’arrivisme
dans le roman Le Père Goriot en adoptant une approche sociologique inspirée de
Lucien Goldmann. Pour cela nous allons aussi nous informer sur Goldmann avant
d’exposer brièvement les principes de sa démarche pour une analyse sociologique ;
ainsi, nous allons appliquer cette démarche goldmannienne dans notre étude à travers
l’arrivisme.
La troisième et dernière partie de notre travail sera orientée vers l’arrivisme à
travers le traitement du réalisme balzacien. Ainsi, nous y étudierons la notion de
milieu, d’évolution et d’espèce et analyserons les métaphores, les comparaisons, les
figures d’opposition telles que les antithèses, les contrastes ainsi que l’attitude de
Balzac à l’égard de ses personnages.
7
Sommaire de la première partie
Balzac et sa conception littéraire………………………………………………………….....9
Chapitre I : BIOGRAPHIE DE BALZAC…………………………………10
1/-Vie familiale……………………………………………………………………………..10
2/-Vie conjugale…………………………………………………………………………….10
3/-Les correspondances……………………………………………………………………..11
4/-Déclin…………………………………………………………………………………….12
5/-La liaison éphémère et la fin précoce……………………………………………………12
Chapitre II : LES PRINCIPAUX FONDEMENTS DE LA CONCEPTION LITTERAIRE
BALZACIENNE…………………………………………………………………………...14
1/-Les influences scientifiques balzaciennes………………………………………...........14
a/-La théorie de Lamarck…………………………………………………………………..14
b/-La théorie de Geoffroy Saint-Hilaire……………………………………………………16
c/-La théorie de Cuvier……………………………………………………………………..17
d/-La théorie de Charles Darwin……………………………………………………………18
2/-Le réalisme balzacien…..................................................................................................26
a/-L’idée de classification des espèces sociales……………………………………............26
b/-Typologie de la société…………………………………………………………………..26
c/-La conception balzacienne……………………………………………………………….26
d/-Les types humains balzaciens……………………………………………………………26
3/-La Comédie Humaine de Balzac………………………………………………………...28
a/-La « Comédie Humaine » ou l’« illumination rétrospective »………………………….28
b/-Le procédé du retour des personnages…………………………………………………..35
3/-Le dandysme……………………………………………………………………….........36
a/-L’invention de Brummell………………………………………………………………..36
b/-Le passage au type : Barbey d’Aurevilly, Baudelaire ( le dandysme au XIXè.s)……...37
c /-Crépuscule du dandysme………………………………………………………………..49
4/-Présentation du roman Le Père Goriot…………………………………………………..40
a/-Une effroyable tragédie parisienne………………………………………………………40
b/-Le Père Goriot…………………………………………………………………………...41
c/-Un roman balzacien exemplaire…………………………………………………………41
5/-La Société française du XIX ème siècle………………………………………………...43
8
Première partie
Balzac et sa conception littéraire
9
Chapitre I :
BIOGRAPHIE DE BALZAC
1 /-Vie familiale
Né le 20 mai 1799 à Tours, chef-lieu du département d’Indre-et- Loire, sur la
Loire, à 225 km au Sud-ouest de Paris, d’une famille de petite bourgeoisie enrichie,
Honoré Balzac (qui s’attribuera plus tard la particule « de ») connaîtra l’enfance
typique des « enfants du siècle. »
Parallèlement à la naissance de ses deux sœurs Laure et Laurence, en 1800 et
1802, et d’Henri François Balzac, fils adultérin de M. de Margonne, châtelain de
Saché, Honoré fut mis en nourrice puis en pension et faisait des études peu brillantes
au collège de Vendôme de 1807 à 1813, date à laquelle ses sœurs fréquentent
l’institution des dames Vauquer à Tours. Ensuite en 1814, la famille Balzac s’installe à
Paris où Honoré commence des études de droit et de littérature. Débutant ses études
juridiques en 1816 pour être bachelier en droit en 1819, Balzac apprend rudement le
métier chez différents notaires. Là se termine la liaison de Balzac avec sa famille après
que ses parents quittent Paris l’année de la fin de ses études pour Villeparisis.
Nous allons désormais entrer dans la vie sociale et conjugale de Balzac dès qu’il
s’était logé solitairement dans une mansarde, où il rédige une tragédie s’intitulant
Cromwell.
2/-Vie conjugale
Cromwell, la tragédie de Balzac a été mal accueillie par l’académicien auquel il
la fait lire. Il se décide dorénavant à écrire des romans, publiés anonymement, parfois
sous des noms d’emprunts ou pseudonymes, à partir de 1802.
Durant cette année, il va commencer sa liaison avec Mme de Berny, qui eut une
grande influence sur lui.
10
Grâce aux subsides de cette femme, Balzac se lance dans les affaires, fondant
une maison d’édition et une entreprise de fonderies de caractères en 1825.
Malheureusement, il échoue lamentablement dans ses affaires qui le plongent dans un
cycle infernal de dettes de 60000 francs, dont il ne pourra jamais se libérer.
Il retourne à la littérature.
En 1828, il s’installe dans un appartement de la rue Cassini. Son propriétaire
est un négociant de farines du nom de Marest.
En mars 1829 était publié le premier roman signé Honoré de Balzac, Les Chouans et
puis en décembre La Physiologie du mariage.
En 1830, introduit par la duchesse d’Abrantès dans les salons à la mode, il
pénètre également dans le cercle du grand patron de presse Emile de Girardin,
participe à de nombreuses publications, et s’abandonne complètement à toutes les
exubérances des mondanités parisiennes et aux griseries du succès.
Parallèlement à ces événements, Balzac fit publier La Peau de Chagrin,
« roman philosophique par M. de Balzac »
3/-Les correspondances
Après avoir fréquenté assidûment les salons, il reçoit la première lettre de sa
correspondante, Mme Hanska, signée « L’Etrangère ».
La comtesse Hanska est ukrainienne mais vivant en Russie.
Balzac l’avait admirée et la rencontra pour la première fois en 1833, année
durant laquelle il publia Le Médecin de Campagne et Eugénie Grandet.
4/-Déclin
Vers la même époque, Balzac connaît une crise dont la nature est toujours
sujette à discussion : peut-être pour plaire à la marquise dont il voulait faire sa
maîtresse, il se convertit au parti légitimiste, Parti d’opposition en faveur des
Bourbons.
Balzac mène alors une vie débordante : la succession des voyages la
multiplicité de ses fréquentations (toutes personnalités confondues notamment des
11
maîtresses), le foisonnement des écrits qu’il a publiés entraînant de nombreux procès,
épuisent toute une partie de son énergie.
Malgré cela il commence à rédiger Le Père Goriot en septembre 1834 (qui
paraîtra en librairie en mars 1835) et continue encore d’écrire à sa correspondante, le
26 octobre 1834.
Il lui explique préalablement son entreprise d’une grande œuvre, La Comédie
Humaine, regroupant les romans qu’il a publiés à partir des Chouans, premier roman
paru sous la signature de Balzac
En 1836, il encourt un nouveau désastre financier : la Chronique de Paris,
journal qu’il avait racheté, et dont il est le directeur, est mise en liquidation judiciaire.
Balzac tente d’échapper à ses créanciers en voyageant en Italie,
particulièrement en Sardaigne, où il rêvait d’exploiter des mines d’argent ; en
changeant de domicile parisien ( il quitte la rue Cassini pour s’installer à Sèvres), en se
cachant sous de fausses identités, tandis que sa production se raréfie.
En 1839, Balzac est élu président de la société des gens de lettres. Il échoue à
l’Académie française.
Il quitte le ruineux domaine des Jardies à Sèvres pour l’actuelle rue Raynouard
à Paris un an plus tard. En 1841, il signa un contrat pour la publication de ses œuvres
complètes sous le titre de la Comédie Humaine.
En 1842, avec la publication de la Comédie Humaine, il apprit la mort du
comte Hanska, l’époux de Mme Hanska et va désormais tout mettre en œuvre pour
épouser l’étrangère.
5/-La liaison « éphémère » et la fin précoce
Il se rend à Saint- Pétersbourg où il rencontre Eve Hanska désormais, après
huit ans de séparation et lui écrit presque quotidiennement.
Mais l’état de santé de Balzac empire et les voyages en Europe décrurent sa durée de
vie.
Parmi les voyages qu’il a effectués en compagne de sa maîtresse, il y avait eu
les voyages en Allemagne, en Belgique, en Hollande et à Naples en 1844.
12
En 1846, il fit un long voyage en Italie. A la fin de l’année même, Balzac
apprend que Mme Hanska a fait une fausse couche.
Atterré par cette nouvelle, lui qui voulait tant avoir un fils de l’ « Etrangère », il est
malheureux.
Craignant que sa santé n’empire, Balzac résout de partir pour l’Ukraine avec
Eve Hanska. Il y séjourne durant toute l’année 1849 chez sa maîtresse, pour l’épouser
le 14 mars 1850.
La même année, il revient à Paris en compagnie de sa femme, c’était un 20
mai. Son état de santé se détériore très rapidement et il meurt quelques semaines plus
tard, le 18 août 1850, après avoir reçu la visite de Victor Hugo.
Balzac n’a pu achever de remplir les cadres immenses qu’il avait tracés pour sa
Comédie Humaine. Il a pu terminer Modeste Mignon en 1844, la Cousine Bette en
1846 et le Cousin Pons en 1847, ses derniers chefs-d’œuvre. Il laisse inachevées les
Paysans et les Employés.
Avec le recul du temps et à la lumière des études les plus récentes que la
célébration de double centenaire de sa naissance et de sa mort a encore multipliées,
Balzac apparaît, en plein romantisme, comme le précurseur et le fondateur du roman
réaliste, dont le prestige, après un siècle de gloire, commence à peine à pâlir.
Si certains romanciers contemporains, par un légitime désir de renouvellement,
cherchent à s’évader de ses limites un peu étroites, une foule de lecteurs en France et à
l’étranger, continue à se passionner pour la Comédie Humaine et salue Balzac comme
l’un des plus grands génies de la littérature universelle.
13
Chapitre II :
LES PRINCIPAUX FONDEMENTS DE LA CONCEPTION
LITTERAIRE BALZACIENNE
1/-Les influences scientifiques balzaciennes
Honoré de Balzac s’était inspiré des théories des trois auteurs à savoir
Lamarck, Geoffroy Saint- Hilaire et Cuvier.
Ces trois auteurs étant tous des naturalistes français, partent tous du principe de
l’Histoire naturelle des espèces animales afin d’expliquer et de démontrer leurs
théories respectives.
a/-La théorie de Lamarck
Jean Baptiste de Lamarck, né en 1744 et mort en 1829, est l’initiateur de la
théorie du transformisme ou de la transmutation que complètera plus tard Darwin.
L’étude des espèces animales le conduit à émettre une conclusion
diamétralement opposée aux thèses soutenues jusqu’alors par les naturalistes.
Ainsi, dans son ouvrage s’intitulant Philosophie Zoologique, chap VII, voici la
conclusion commune des naturalistes admise officiellement à l’époque :
« La nature (ou son auteur) en créant les animaux, a prévu toutes les sortes
possibles de circonstances dans lesquelles ils avaient à vivre et a donné à chaque
espèce une organisation constante, ainsi qu’une forme déterminée et invariable
dans ses parties, qui force chaque espèce à vivre dans les lieux et les climats où on la
trouve et à conserver les habitudes qu’on lui connaît. »3
Et voici la conclusion particulière de Lamarck qui s’oppose à la précédente,
toujours dans le même ouvrage (ibid.) :
« La nature, en produisant toutes les espèces d’animaux, en commençant par les
plus imparfaits et les plus simples, pour terminer son ouvrage par les plus parfaits,
a compliqué graduellement leur organisation ; et ces animaux se répandant
généralement sur toutes les régions habitables du globe, chaque espèce a vécu de
l’influence des circonstances dans lesquelles elle s’est rencontrée, les habitudes que
3
Jean Baptiste de Lamarck, Philosophie Zoologique, chap.VII
14
nous lui connaissons et les modifications dans ses parties que l’observation nous
montre entre elles. »4
Cette thèse transformiste de Lamarck nous laisse méditer sur la notion de
métamorphose et de l’évolution des espèces animales : au contact des facteurs externes
de la nature se produisent les transmutations organiques et comportementales de
chaque espèce.
Les difficultés que Lamarck éprouva, dans son ouvrage Philosophie
Zoologique, publié en 1809, pour classer les collections chaotiques
d’animaux
inférieurs conservés au Muséum d’histoire naturelle, et pour reconnaître les espèces,
l’amenèrent à penser que celles- ci descendaient les unes des autres.
Pour Lamarck, les transformations du milieu provoquent des modifications des
besoins. Les animaux contractent alors de nouvelles habitudes « aussi durables que
les besoins qui les ont fait naître »5.
Le changement des habitudes entraîne le changement des actions et les
mouvements sont différents ; un organe travaillera davantage, donc il se fortifiera. Le
non- usage d’un organe s’accompagnera d’une atrophie.
En fin de compte, un changement des actes détermine un changement de la
forme.
Lamarck illustre sa théorie à l’aide de quelques exemples :
- la girafe est obligée de brouter des arbres ; pour satisfaire cette habitude, les jambes
s’allongent ainsi que le cou.
- la palmure des oiseaux aquatiques, les hautes pattes des oiseaux de rivage
s’expliquent de la même façon.
La théorie se résume en deux règles :
*Règle de l’usage et du non- usage
Le besoin crée l’organe nécessaire, l’usage le fortifie et l’accroît ; le défaut d’usage
entraîne l’atrophie et la disparition de l’organe inutile.
*Règle de l’hérédité des caractères acquis
Le caractère acquis sous l’influence des conditions de milieu est transmis de
génération en génération.
Le lamarckisme repose donc sur deux postulats soulevant de sérieuses critiques.
4
5
Jean Baptiste de Lamarck, Philosophie Zoologique, chap.VII
Ibid.
15
Le milieu exerce une action incontestable sur l’organisme individuel en
suscitant des « accommodats » ou « somations » : mais Lamarck admet que
l’organisme répond toujours à l’effort, à l’action du milieu, par une modification utile.
En réalité, cette modification est quelconque.
Quant au deuxième postulat, toutes les expériences tentées pour mettre en
évidence l’hérédité des caractères acquis ont échoué. La non- transmission héréditaire
des réponses adaptatives leur enlève toute valeur évolutive.
b/-La théorie de Geoffroy Saint- Hilaire
La dédicace du roman Le Père Goriot à cet auteur par Balzac est significative.
La phrase de la dédicace : « Au grand et illustre Geoffroy Saint- Hilaire,
comme un témoignage d’admiration de ses travaux et de son génie »6, nous laisse
comprendre que Balzac le déclare comme digne d’estime quant à ses travaux et son
génie.
D’un autre coté, quand Balzac disait « témoignage », il voulait faire savoir au
lecteur qu’il a déjà connu l’expérience de la concrétisation de la théorie évolutionniste
de Geoffroy Saint- Hilaire dans les romans et plus particulièrement dans les siens ( il
s’agit ici des romans balzaciens).
Autrement dit, la dédicace particulière du roman le Père Goriot à Geoffroy
Saint- Hilaire vient en réalité du fait que Balzac s’est inspiré sans contredit de la
théorie de cet auteur.
Ce qui nous conduit à nous intéresser de près, aux principaux fondements de la
théorie de Geoffroy Saint- Hilaire.
.Des minéraux aux animaux :
Ce fut en 1772 que naquit Etienne Geoffroy Saint- Hilaire à Etampes. Destiné
par ses parents à une carrière ecclésiastique, il ne poursuit pas dans cette voie, mais
étudie d’abord le droit (son père est avocat) avant de se découvrir une passion pour les
sciences naturelles. Il se consacre alors dans un premier temps à l’étude de la
minéralogie. Il suit notamment, au collège de France, les cours de Louis Daubenton.
6
On peut trouver cette dédicace avant le commencement de l’histoire, c’est-à-dire à la page d’avant le
commencement définitif du roman. Le Père Goriot, Honoré de BALZAC.
16
Ce dernier le fait nommer, en 1793, à un poste de démonstrateur au Jardin du
Roi. La même année le Jardin du Roi devient le Muséum national d’histoire naturelle ;
Geoffroy Saint- Hilaire s’y voit proposer la chaire de zoologie. En 1795, il y invite
Georges Cuvier, avec qui il travaille longtemps. En 1798, il accepte de participer à la
campagne d’Egypte organisée par Napoléon Bonaparte. Cette expédition lui donne
l’occasion de réaliser nombreuses observations sur les animaux, en particulier sur les
reptiles et sur les poissons. Et lorsqu’il rentre à Paris en 1801, il a en sa possession de
nombreux spécimens qui viennent enrichir les collections du Muséum.
.Philosophies anatomique et zoologique : genèse d’une théorie évolutionniste
Réalisant de nombreux travaux d’anatomie comparée, il met en évidence des
caractéristiques communes entre les squelettes de divers vertébrés et conclut que
chaque grand groupe d’espèces ou d’êtres vivants présente un plan d’organisation
unique (Philosophie anatomique, 1822 ; Principes de philosophie zoologique, 1830)
Selon lui, les différences que l’on constate entre les espèces à l’intérieur de chacun
de ces groupes, sont dues à des modifications survenues sous l’influence du milieu
externe.7
Geoffroy Saint- Hilaire montre également l’importance fondamentale de
l’embryologie pour la compréhension de ces plans d’organisations, et on le considère
comme les principaux fondateurs de l’embryologie expérimentale et de la tératologie.
c /-La théorie de Georges Cuvier : le fixisme fondé sur le créationnisme
Le fixisme est une théorie selon laquelle les espèces vivantes n’ont subi aucune
évolution depuis leur création.
Georges Cuvier (1769-1832), fondateur de l’anatomie comparée et de la
paléontologie, a été l’une des grandes célébrités scientifiques du début du XIX ème
siècle. S’appuyant sur la Bible8, Georges Cuvier n’imagine pas qu’il puisse exister une
autre théorie que le créationnisme9. Il imagine toutefois une petite nuance : il n’y
7
C’est de cette manière que s’établit le transformisme de Saint-Hilaire, Principes de philosophie zoologique,p.62
Livre sacré
9
Doctrine selon laquelle les animaux et les plantes ont été créés subitement et isolément par espèces fixes et
immuables. (D’inspiration religieuse, cette doctrine qui nie l’évolution de la vie sur terre est aujourd’hui
abandonnée par la communauté scientifique), Larousse.
8
17
aurait pas eu une création unique mais plusieurs, successives. Ces ré-créations feraient
suite à des catastrophes planétaires (catastrophisme10). Ce qui peut dans son esprit
expliquer les restes fossiles d’espèces éteintes. Pour Cuvier, notre faune actuelle n’est
constituée que de survivants de la faune originelle. Donc, il y a négation totale du
principe d’évolution des espèces, d’où le fixisme.
A l’époque de Cuvier, la Bible était la référence pour expliquer l’histoire du
monde. Georges Cuvier était donc la majorité bien pensante. Il s’est violemment
heurté avec Jean Baptiste de Lamarck (transformisme11) et avec son ancien professeur
Geoffroy Saint- Hilaire.
Appliquées à l’espèce humaine, les théories respectives des trois naturalistes à
savoir Lamarck, Geoffroy Saint- Hilaire et Cuvier s’orientent vers le comportement de
l’homme et ses influences au contact des facteurs extérieurs c’est-à-dire la société.
La théorie de Charles Darwin fournit une meilleure explication de la théorie
évolutionniste de ces trois naturalistes français bien que Cuvier n’eût pas finalement
admis l’évolution de l’espèce animale après s’être référé à la Bible.
d/-La théorie de Charles Darwin
Charles Robert Darwin, né le 12 février 1809 et mort le 19 avril 1882 à l’âge
de 73 ans, est un naturaliste anglais dont les travaux et les théories ont profondément
révolutionné la biologie. Après avoir acquis la célébrité parmi les scientifiques pour
son travail sur le terrain et ses recherches en géologie, il a apporté l’hypothèse que
toutes les espèces vivantes ont évolué au cours du temps à partir d’un ancêtre commun
ou d’un petit nombre d’ancêtres communs, grâce au processus de « sélection
naturelle ».
Il a vu de son vivant la théorie de l’évolution acceptée par la communauté
scientifique et le grand public, alors que sa théorie sur la « sélection naturelle » a dû
attendre les années 1930 pour être généralement considérée comme l’explication
essentielle du processus d’évolution. S’inspirant de la leçon de taxidermie que John
10
Théorie qui attribuait à des cataclysmes les changements survenus à la surface de la Terre , Larousse
le point de vue lamarckien, c’est une théorie explicative de la succession des faunes et des
flores au cours des temps géologiques, fondée sur l’idée de transformation progressive des populations
et des lignées, soit sous l’influence directe du milieu, soit par modification ou mutation suivie de
sélection naturelle. Philosophie zoologique, chap. VII
11Selon
18
EDMONSTONE lui a apprise, un esclave noir libre, qui lui racontait des histoires
fascinantes sur les forêts tropicales humides d’Amérique du sud, il souligne dans son
ouvrage s’intitulant La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe12, que malgré
de superficielles différences d’apparences, « les Nègres et les Européens » sont très
proches.
.Les points essentiels de la pensée de Darwin
Les individus appartenant à une même espèce présentent des variations
imputables à divers facteurs (changement du milieu, de nourriture) qui modifient soit
le corps, soit les cellules reproductives. Darwin distingue les variations définies, qui
offrent les mêmes caractères chez tous les individus, et les variations indéfinies, qui
diffèrent d’un individu à l’autre.
L’économiste Malthus avait remarqué que les populations croissaient beaucoup
plus rapidement que les ressources alimentaires ; l’augmentation des populations suit
une progression géométrique, celle des ressources une progression arithmétique. Par
suite, les organismes sont contraints de lutter pour conquérir leur nourriture et se
placer dans les meilleures conditions.
De cette notion économique, Darwin déduisit son principe de la « lutte pour la
vie » (Struggle for life). La victoire appartiendra
à ceux qui possèdent quelque
avantage sur leurs compétiteurs. Ces avantages correspondent à des caractères portés
seulement par certains individus. Ces caractères mêmes insignifiants possèdent une
utilité et les individus qui en sont dotés persisteront alors que les individus moins
privilégiés pour la lutte seront détruits. Ainsi, au cours de la vie s’opère un « tri », une
sélection naturelle, qui entraîne la survivance du plus apte. Cette sélection naturelle
serait comparable à la sélection artificielle pratiquée depuis longtemps par les éleveurs
et les horticulteurs pour améliorer les races et en réaliser de nouvelles. Elle aurait pour
résultat la formation d’espèces nouvelles et un progrès continu des adaptations. Pour
Darwin, la mort est différenciatrice : ceux qui meurent ne sont pas tout à fait
semblables à ceux qui survivent ; « moins d’un grain dans la balance déterminera
quels sont les individus qui vivront ou périront »13 (1844). Une espèce a d’autant plus
12
13
Charles DARWIN, La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe
Charles DARWIN, La sélection naturelle, p.74
19
de chances de persister, de se multiplier, que la divergence des caractères est plus
grande. Plus une espèce est plastique plus elle offre des potentialités évolutives.
.La sélection naturelle
Depuis 1837, progressaient lentement, avec cette patience que Darwin montrait
dans toutes ses recherches, les idées qui devaient le conduire à son œuvre capitale.
« Pendant le voyage du Beagle, j'avais été profondément frappé d'abord en
découvrant dans les couches pampéennes de grands animaux fossiles recouverts d'une
armure semblable à celle des tatous actuels ; puis, par l'ordre selon lequel les
animaux d'espèces presque semblables se remplacent les uns les autres à mesure
qu'on avance vers le sud du continent, et enfin par le caractère sud-américain de la
plupart des espèces des îles Galapagos, plus spécialement par la façon dont elles
diffèrent légèrement entre elles sur chaque île du groupe : aucune de ces îles ne paraît
très ancienne au point de vue géologique. Il est évident que ces faits et beaucoup
d'autres analogues ne peuvent s'expliquer que par la supposition que les espèces se
modifient graduellement »14
Dans son livre de notes commencé en 1837, Darwin rassemble les preuves de
la non-fixité des espèces.
« Je m'aperçus vite que la sélection représente la clef du succès qu'a rencontré
l'homme pour créer des races utiles d'animaux et de plantes. Mais comment la
sélection pouvait-elle être appliquée à des organismes vivant à l'état de nature ? »15
Selon Darwin, c'est en octobre 1836, lorsqu'il lut l'Essay on the Principle of
Population de T. R. Malthus, que la solution de ce problème s'imposa à son esprit.
« J'étais bien préparé [...] à apprécier la lutte pour l'existence qui se rencontre
partout, et l'idée me frappa que, dans ces circonstances, des variations favorables
tendraient à être préservées, et que d'autres moins privilégiées, seraient détruites. Le
14
15
Charles DARWIN, Vie et correspondance, édition Nouvelles Publications, p.14
Ibid.
20
résultat de ceci serait la formation de nouvelles espèces. J'étais enfin arrivé à
formuler une « théorie »16.
La théorie de la sélection naturelle était née. Pendant près de vingt ans, Darwin
s'employa à l'étayer, rédigeant, en 1842, un résumé en trente-cinq pages de ses
résultats, et, en 1844, un texte de deux cent trente pages, qui ne furent publiés qu'après
sa mort. Au début de 1856, pressé par Lyell, il entreprit de « consigner (ses) théories
par écrit avec assez de développement » ; il avait rédigé environ la moitié d'une œuvre
à laquelle il envisageait de donner beaucoup d'ampleur lorsque lui parvint, en juin
1858, un essai manuscrit d'Alfred Russel Wallace Sur la tendance des variétés à
s'écarter indéfiniment du type originel, où Darwin, non sans en éprouver une certaine
déception, retrouva exactement sa théorie de la sélection naturelle. Darwin remit le
texte de Wallace entre les mains de Lyell et de Hooker, et il fut décidé de le présenter
à la Linnean Society avec un résumé du travail de Darwin ; cette publication
commune, intitulée On the Tendancy of Species to Form Varieties, and on the
Perpetuation of Varieties and Species by Natural Means of Selection, fut lue le
1er juillet 1858 et publiée dans le Journal of the Proceedings of the Linnean Society.
Darwin et Wallace firent tous deux preuve, en cette occasion, d'un désintéressement
admirable ; Darwin ne cessa d'ailleurs d'affirmer le mérite de Wallace, qui reconnut
toujours à son tour la supériorité des travaux de Darwin.
.« L'Origine des espèces »
En septembre 1858, Darwin reprit, en l'abrégeant considérablement, l'œuvre
capitale qu'il avait commencée. L'Origine des espèces parut le 24 novembre 1859 ;
Darwin y expose d’une manière détaillée, sa théorie de la sélection naturelle et traite
de l'évidence du fait d'évolution. La première édition, tirée à 1 250 exemplaires, fut
épuisée le jour même de sa parution ; 60 000 exemplaires, en avaient été vendus en
1876, rien qu'en Angleterre.
Par la suite, Darwin publia de nombreux livres. Dans certains figurent des documents
qui n'avaient pu trouver place dans L'Origine des espèces. D'autres, comme La
Descendance de l'homme et L'Expression des émotions, virent leur publication
16
Ibid.
21
retardée, par prudence, jusqu'en 1871 et 1872 : l'ascendance animale de l'homme était
évidemment la conséquence logique de L'Origine des espèces, mais ce fut E. Haeckel
qui, le premier, avec son audace coutumière, l'affirma catégoriquement en 1868. En
outre, cherchant toujours d'autres vérifications de sa théorie, Darwin effectua de
nombreux travaux de botanique expérimentale, qui servirent de base à plusieurs
ouvrages demeurés célèbres. En même temps, il remaniait, au cours d'éditions
successives, L'Origine des espèces. Les connaissances de son temps ne lui permirent
pas de comprendre l'origine des variations qu'il étudiait ; la découverte par Mendel des
lois de l'hérédité (1865) ne devait pas trouver d'écho dans le monde scientifique avant
1900 ; Darwin, qui croyait en une hérédité des caractères acquis, n'a jamais admis que
les variations puissent résulter de « sauts » et considérait ce que nous appelons
mutations comme des monstruosités inintéressantes et dépourvues de signification
évolutive. Il regrettait, vers la fin de sa vie, sans pour autant tomber dans le piège de la
finalité lamarckienne, de n'avoir pas accordé une place suffisante à l'action du milieu,
dont la génétique écologique nous permet aujourd'hui d'apprécier toute l'importance.
Mais son génie n'en avait pas moins révolutionné la pensée, non seulement des
biologistes, mais de tous les hommes.
d-1/-Le darwinisme et ses adversaires
On a parfois contesté l'originalité de l'œuvre de Darwin. Il est bien évident que
l'idée d'évolution lui est bien antérieure et qu'il eut des devanciers illustres. Mais
Darwin, en apportant des preuves multiples de l'évolution, la débarrassa surtout de
toute fantaisie et de toute finalité et en fournit le premier une interprétation
scientifique qui pouvait s'imposer au monde. Quant à la notion de sélection naturelle,
dont la sélection sexuelle n'est qu'un aspect particulier, il est vrai aussi qu'elle existait
avant Darwin et que, après Malthus, divers auteurs de l'époque darwinienne et connus
de Darwin (P. Matthew, 1831 ; E. Blyth, 1835) en avaient plus ou moins obscurément
évoqué l'intérêt. La concordance des conclusions pratiquement simultanées de Darwin
et de Wallace prouve bien que l'idée était mûre. Mais seul le rôle éliminateur, négatif,
de la sélection avait été généralement envisagé, et Darwin fut au moins l'un des
22
premiers à en reconnaître l'aspect « créateur » : ce fut lui qui fit triompher le concept
de sélection novatrice.
L'œuvre de Darwin ne pouvait que susciter des controverses, auxquelles il ne
participa guère personnellement, en raison de ses malaises, mais dans lesquelles il fut
défendu par des prosélytes fougueux, au premier rang desquels il faut citer T. Huxley.
Les critiques dont Darwin fit l'objet le peinèrent souvent et l'irritèrent parfois, malgré
son humilité. Les premières concernent naturellement les inférences religieuses de
L'Origine des espèces. Darwin, après qu'il eut renié ses croyances premières et fut
devenu agnostique, n'attaqua jamais la religion ni le clergé ; mais son interprétation du
monde vivant, rendant superflue toute intervention surnaturelle, ne pouvait que
choquer le traditionalisme conventionnel et l'intégrisme de nombre de ses
concitoyens ; il suffit d'évoquer les polémiques passionnées d'Oxford, lors du congrès
de la British Association de 1860, où l'évêque Wilberforce attaqua une doctrine
immorale et antichrétienne qui conduisait à faire descendre l'homme du singe (ce qui
prouve qu'il avait parfaitement compris L'Origine des espèces), et où T. Huxley,
champion du darwinisme, lui rétorqua qu'il préférerait, s'il avait à choisir, être le fils
d'un singe que celui d'un homme flétrissant un savant attaché au seul progrès de la
vérité. Mais bien avant la fin du XIXe siècle, l'Église admit, dans l'ensemble, qu'il
n'existait aucune incompatibilité entre la notion d'évolution et une interprétation
raisonnable des textes bibliques. D'autre part, des partis politiques, de tendances fort
diverses, revendiquèrent la théorie de la sélection naturelle pour justifier leurs
principes et leurs programmes. Enfin, si les idées darwiniennes reçurent très vite un
accueil enthousiaste de la plupart des biologistes, certains hommes de science
s'acharnèrent (comme F. Jenkin et lord Kelvin) et s'acharnent parfois (néolamarckiens, créationnistes...) à réduire leur portée ou à contester la validité du
darwinisme.
d-2/-Le néodarwinisme
Mais d'autres biologistes, après Darwin, après la réfutation de l'hérédité des
caractères acquis, après les débuts, temporairement néfastes au transformisme, de la
génétique, firent la synthèse des découvertes postdarwiniennes et de la théorie de la
sélection naturelle. Le but premier des généticiens de populations était de soumettre la
thèse darwinienne à une analyse expérimentale qui en confirmât pleinement
23
l'importance.
Des
efforts
de
savants
comme
R. Fischer,
T. Dobzhansky,
J. B. S. Haldane, J. Huxley, E. Mayr, G. G. Simpson, G. L. Stebbins, G. Teissier,
S. Wright est née une théorie synthétique de l'évolution où l'essentiel des conceptions
darwiniennes continue d'occuper une place centrale.
De surcroît, on ne saurait négliger les influences philosophiques balzaciennes
car en concevant ses œuvres Balzac s’est aussi inspiré des pensées de quelques
écrivains philosophes.
L'influence de la pensée philosophique et scientifique du XVIIIe siècle ou du
début du XIXe siècle se combine peu à peu avec celle des penseurs politiques et
sociaux, au premier rang desquels se situe Bonald, le « philosophe de l'Aveyron ».
D'abord diffuse, cette influence se précise après 1840, à l'époque où l'écrivain rédige
son Catéchisme social, où il écrit l'Avant-propos de La Comédie humaine. On connaît
la célèbre phrase : « J'écris à la lueur de deux Vérités éternelles : la Religion, la
Monarchie, deux nécessités que les événements contemporains proclament... »17
Balzac qui, avant 1830, avait été assez profondément marqué par la pensée de
Rousseau, qui manifestait certaines tendances libérales et républicaines, avait espéré
que la révolution de 1830 amènerait au pouvoir une jeunesse trop longtemps écartée
des affaires par une véritable gérontocratie. Mais Juillet l'a profondément déçu,
comme en témoignent avec acuité les Lettres sur Paris, parues en 1830-1831.
En 1832, il adhère au parti légitimiste et sa pensée s'oriente dans le sens des
principaux inspirateurs de ce parti, en tête desquels Bonald. Comme lui, il se voudra
« instituteur des hommes », et il estime nécessaire de contribuer à l'amélioration de
l'homme dans le cadre de la société. Car l'homme, au contraire des animaux, écrit
Bonald, naît imparfait, mais perfectible. Or, selon le mot de Benassis18 dans Le
Médecin de campagne, « le christianisme est un système complet d'opposition aux
tendances dépravées de l'homme »19.
On ne saurait toutefois réduire la « pensée » de Balzac aux systèmes
idéologiques professés par ses personnages, ni à certaines de ses déclarations et
17
Honoré de Balzac, Avant-propos de La Comédie Humaine
Personnage du roman Le Médecin de campagne
19
Honoré de Balzac, Le Médecin de campagne
18
24
proclamations politiques, morales et religieuses. Comment expliquer, sinon, l'intérêt
manifesté par Marx ou par Engels pour l'analyse économique et sociologique qu'il
poursuit dans son œuvre ? On peut relever des « concepts clés », comme l'a fait Per
Nykrog, ou des « schèmes », comme Max Andréoli. Mais peut-on parler de
« système » comme ce dernier ? Oui, si l'on donne à ce mot sa valeur originelle : un
tout constitué par des éléments qui se connectent les uns aux autres. Non, si l'on donne
au mot son sens sclérosant et appauvrissant d'idéologie constituée donnant réponse à
tout. Oui, s'il s'agit d'une tension, d'une visée organisatrice à l'intérieur d'un monde
complexe et varié : les propos que Félix Davin prête à Balzac dans l'Introduction aux
Études de mœurs au XIXe siècle sont éclairants, car, en disant qu'il « faut être un
système »20, Balzac entend qu'il faut posséder « un but quelconque »21, qu'il faut être
« architecte »22, que l'unité de l'œuvre, c'est « d'être le monde », donc synthétique,
mais en même temps d'être « une œuvre souple et toute d'analyse ». Rien de plus
opposé, donc, dans ce système, à l'esprit de système. Comme l'écrit excellemment
Félix Davin, ce qui doit être recherché dans l'œuvre de Balzac, c'est « la science
inconnue dont la pensée conduit l'auteur malgré lui »23.
L'essentiel de la « pensée » de Balzac se trouve sans doute dans sa méthode :
de même que Diderot, Balzac voulait écrire les mœurs en action, et son œuvre
témoigne aussi d'une pensée en action. Les romans nuancent, diversifient, enrichissent
le noyau originel de la pensée balzacienne, dont il est possible de rappeler les lignes de
force avant d'exposer le détail de sa mise en œuvre, de sa « méthode ». Balzac garde
constamment présente l'idée d'une substance originelle qui s'est diversifiée dans les
différentes manifestations d'une humanité conçue comme « un être organisé vivant »,
selon la formule de Geoffroy Saint-Hilaire.
Parmi les différenciations variées qui font l'homme, il faut retenir la division en
diverses sphères, héritières des « monades » leibniziennes, et l'opposition entre
l'« homme extérieur » et l'« homme intérieur », opposition qui peut être aussi bien
harmonie. L'œuvre témoignera par sa cohérence et sa variété de la totalité une et variée
de l'univers, car l'écrivain génial dont le modèle hante l'imagination de Balzac veut
20
Honoré de Balzac, Introduction aux Etudes des mœurs, p.25
Ibid.
22
Ibid.
23
Félix Davin, BALZAC, edition Hachette, p.145
21
25
« usurper sur Dieu »24. Les formules qui rendent compte de l'aspiration balzacienne à
la cohérence dans le désordre universel sont légion. On en trouve dans Splendeurs et
misères des courtisanes : « Dans la vie réelle, dans la société, les faits s'enchaînent si
fatalement à d'autres faits qu'ils ne vont pas les uns sans les autres. » Ou encore dans
La Recherche de l'Absolu : « De part et d'autre, tout se déduit, tout s'enchaîne. La
cause fait deviner un effet, comme chaque effet permet de remonter à une cause. »25
2/-Le réalisme balzacien
a/-L’idée de la classification des espèces sociales
Balzac s’est inspiré de la théorie de Geoffroy Saint-Hilaire pour classifier les
espèces humaines. C’est donc d’après ce naturaliste, l’influence du milieu qui explique
les différences entre les espèces zoologiques.
Balzac étend alors cette loi aux espèces sociales dont il entreprend la
description et la classification, tâche d’autant plus difficile que, dans le règne humain,
les facteurs de différenciation sont plus nombreux et plus complexes (milieu
proprement dit : Paris, la province, la campagne ; profession, degré d’intelligence,
ascension ou effondrement social).
On passe ainsi de la classification des espèces sociales à l’histoire des mœurs,
généralement négligée jusqu’ici par les historiens de profession. « La société française
allait être l’historien, je ne devais être que le secrétaire »26. C’est pour faire
concurrence à l’état civil que Balzac a relié ses compositions l’une à l’autre de
manière à coordonner une histoire dont chaque chapitre sera un roman et chaque
roman une époque.
b/-Typologie de la société
Historien des mœurs le romancier ne peut dissimuler le mal qui est dans la
société. Balzac se défend ici contre le reproche d’immoralité qui lui a été souvent
adressée ; il insiste sur les figures vertueuses qui prédominent dans son œuvre , sur la
24
Honoré de Balzac, Préface des Histoire des Treize, édition Gallimard, Librairie Générale Française
Honoré de Balzac, La Recherche de l’Absolu, chap.I
26
Avant-propos de la Comédie Humaine
25
26
façon don il a montré la punition humaine ou divine , éclatante ou secrète » des fautes
et des crimes. Néanmoins Balzac est un observateur sans illusions, sinon pessimiste :
si le médecin Bianchon, l’avoué Derville doivent une brillante carrière à leurs qualités
intellectuelles et morales, la Comédie Humaine est peuplée de justes persécutés et de
parvenus sans scrupules. Quant au châtiment du crime, il résulte d’ordinaire du jeu des
lois sociales plutôt que d’une stricte application de la loi morale. Ainsi les forbans de
la finance se ruinent l’un l’autre, et Lucien de Rubempré d’Illusions Perdues meurt à
la fin car il n’a pas assez de caractère pour être le digne complice de Vautrin.
c/-La conception balzacienne
Il est vrai que Balzac professe le réalisme se définissant comme la tendance à
représenter le réel tel qu’il est. Mais son ambition ne se limite pas à la reproduction
intégrale de cette réalité, autrement dit la réalité de la société de son époque, mais il
veut en découvrir les lois qui en régissent. La passion est le grand ressort social, aussi
bien que le ressort individuel, mais elle n’est pas moins dangereuse pour la société que
pour l’individu. Il faut donc une autorité puissante pour préparer, dompter et diriger la
pensée, et pour s’opposer au débordement des passions. L’autorité civile ne suffit pas :
« Le christianisme, et surtout le catholicisme, étant un système complet de répression
des tendances dépravées de l’homme, est le plus grand élément d’ordre social »27
d/-Les types humains balzaciens
Chaque personnage de La Comédie Humaine a sa propre représentation où « se
cache toute une philosophie ». Les plus importants incarnent à la fois un milieu social,
un tempérament et une passion. Goriot dans Le Père Goriot, est « le Christ de la
paternité », Rastignac représente « l’ambition », le parfumeur Birotteau dans César
Birotteau personnifie l’honnêteté commerciale ; Vautrin le crime ; Mme de Mortsauf
la vertu.
La simplification de ces dessins représentatifs et fortement individualisés est
compensée par un fourmillement de détails qui donne l’impression du vécu. Par cette
27
Collection Lagarde et Michard du XIX ème siècle, p.355
27
impression d’une réalité vécue, nous ne pouvons concevoir les héros de Balzac comme
des personnages, mais comme des personnes véritables en chair et en os.
Balzac a su tirer un parti très heureux de leur réapparition : tantôt au premier plan,
tantôt simples figurants, présentés sous des éclairages variés, ayant une existence
continuelle quand le roman est fini, pourvu d’un avenir et un passé. Ils semblent alors
échapper à la littérature pour s’installer dans la vie réelle. Enfin ces personnages
dépassent leur époque et les intentions conscientes de leur auteur. Ils n’obéissent en
définitive à aucune autre détermination que celle de leur être profond. L’imagination
balzacienne les a pourvus d’une énergie farouche, d’une activité inlassable, de
passions dévorantes, ou d’une faiblesse sans mesure ; elle les a lancés dans cette
jungle sociale où se déchaîne la lutte pour la vie, pour leur permettre de se réaliser
pleinement, jusqu’au triomphe ou à l’anéantissement.
3/-La Comédie Humaine de Balzac
Avec ses 2200 personnages répartis en une centaine de romans, La Comédie
Humaine de Balzac constitue la plus vaste fresque romanesque de la littérature
française du XIXème siècle et justifie pleinement l’expression enthousiaste dont son
créateur utilisait pour la désigner dans une lettre à son amie Mme Hanska : « Mes
romans sont les Mille et Une nuits de l’Occident ! »28
Si trois grands rubriques structurent cet ensemble foisonnant (les Etudes analytiques,
les Etudes philosophiques et les Etudes de mœurs), c’est dans la dernière que Balzac
a donné la pleine mesure de sa fécondité, s’obligeant à la décomposer elle-même en
six « livres » : 1.Scènes de la vie privée ; 2.Scènes de la vie de province ; 3.Scènes de
la vie parisienne ; 4. Scènes de la vie politique ; 5. Scènes de la vie militaire ;6.
Scènes de la vie de campagne.
a/ « La Comédie humaine » ou « l'illumination rétrospective »
L'idée de La Comédie humaine ne vient à Balzac qu'en 1840 : sous ce titre
général figureront tous les romans écrits depuis 1829 et tous ceux qui vont s'écrire
jusqu'en 1847. Proust a magnifiquement parlé, dans La Prisonnière, de la découverte
28
Lettre envoyée à une correspondante, Mme Hanska, en 1834, dans La Comédie Humaine, Hatier, p.58
28
relativement tardive par Balzac de l'unité de son œuvre : « illumination
rétrospective », « unité qui s'ignorait, donc vitale, et non logique, qui n'a pas proscrit
la variété, refroidi l'exécution »29. Le grand fleuve met quinze ans à tracer avec
précision l'emplacement de son lit, à canaliser avec force et souplesse son immense
coulée.
- Le premier roman signé « Honoré Balzac », c'est Le Dernier Chouan, publié
en 1829 (ce roman deviendra Les Chouans en 1834), cependant que, la même année,
paraît la Physiologie du mariage, « par un jeune célibataire ».
- En 1830, La Mode publie El Verdugo, dans sa livraison du 30 janvier : c'est la
première œuvre signée « Honoré de Balzac ». En 1830, encore signées « Balzac »,
paraissent les Scènes de la vie privée, six nouvelles dont le thème est l'échec, toujours
semblable, toujours varié, de la « vie privée » : ce sont La Vendetta, Les Dangers de
l'inconduite (qui deviendra Gobseck), Le Bal de Sceaux, Gloire et malheur (qui
deviendra La Maison du chat-qui-pelote), La Femme vertueuse (qui deviendra Une
double famille), La Paix du ménage. Dès cette année 1830 se trouvent inventés le mot,
l'usage, le principe des Scènes. Les Scènes de la vie privée se gonfleront de beaucoup
d'autres nouvelles et de maint roman. La section comprendra vingt-sept titres, dont
Modeste Mignon, écrit en 1844. Dans la même année 1830, paraissent plusieurs contes
ou nouvelles qui ne ressortissent nullement au genre des Scènes : ces œuvres, par
exemple L'Élixir de longue vie et Sarrasine, sont encore indépendantes, elles restent en
attente de rubrique, jusqu'au jour où l'idée de la rubrique appropriée sera née.
- À la fin de septembre 1831, un certain nombre des titres isolés de 1830 se
regroupent avec La Peau de chagrin, « roman philosophique » paru le 1er août, et
quelques autres nouvelles parues en revue au cours de cette année 1831, soit douze
contes en plus de La Peau de chagrin : l'ensemble est mis en vente sous le nom de
Romans et contes philosophiques.
- En 1832, parallèlement à des publications isolées (La Femme abandonnée, La
Transaction, futur Colonel Chabert), non encore intégrées à ces Scènes, une deuxième
29
Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, édité par J.-Y Tadié, La Pléiade, t. III, p. 666
29
édition des Scènes de la vie privée paraît en 4 volumes, ainsi que de Nouveaux Contes
philosophiques (dont Louis Lambert).
- En 1833, nouvelle étape : Balzac signe un contrat pour la publication des
Études de mœurs au XIXe siècle, comprenant, outre Scènes de la vie privée, Scènes de
la vie de province et Scènes de la vie parisienne. La première livraison, composée du
début des Scènes de la vie de province, paraît en décembre, avec, inédits, Eugénie
Grandet et L'Illustre Gaudissart.
- 1834 constitue un moment décisif. De même que les Scènes, nées en 1830, se
sont étendues, ordonnées, systématisées en 1832, les Études, nées en 1833, se
diversifient et se classent selon un système d'ensemble en 1834. La lettre du dimanche
26 octobre 1834 à Mme Hanska révèle que le plan d'ensemble de l'œuvre à venir est
déjà au point. Études philosophiques, intitulé calqué sur Études de mœurs, remplace
Romans et contes philosophiques de 1831. Le troisième volet s'appellera Études
analytiques. L'édifice aura la forme d'une pyramide : en bas, les Études de mœurs
représentent les « effets sociaux » ; les Études philosophiques forment la « seconde
assise » et indiquent les « causes » ; les Études analytiques recherchent les
« principes ». « Et, sur les bases de ce palais, moi enfant et rieur, j'aurai tracé
l'immense arabesque des Cent Contes drolatiques »30 .
En décembre paraît la première livraison des Études philosophiques :
l'Introduction, signée Félix Davin, mais d'une plume que guide le plus souvent la main
de Balzac, expose l'économie des diverses Scènes déjà en place. Chaque groupe doit
correspondre à un âge de la vie humaine : les Scènes de la vie privée illustrent « des
fautes commises moins par volonté que par inexpérience des mœurs et par ignorance
du train du monde » ; les Scènes de la vie de province sont consacrées à l'âge mûr,
« cette phase de la vie humaine où les passions, les calculs et les idées prennent la
place des sensations, des mouvements irréfléchis » ; enfin, les Scènes de la vie
parisienne décrivent la vieillesse, ce moment où « les passions ont fait place à des
goûts ruineux, à des vices ».
30
Honoré de Balzac, Lettres à Mme Hanska, t. I, p. 270
30
À cela s'ajoute l'annonce des Scènes de la vie de campagne et des Scènes de la
vie politique. Il ne manquera plus que les Scènes de la vie militaire, qui ne verront le
jour qu'en 1845 et ne comporteront que Les Chouans et Une passion dans le désert.
Sans doute, la conception des œuvres déjà écrites et publiées avant 1834 n'avait pas
obéi à une vue aussi rigidement planificatrice, mais on peut observer, d'œuvre en
œuvre, une sorte de poussée qui suit son cours puissant en se canalisant sans cesse
davantage. Des rectifications font souvent migrer, au fil des éditions, les ouvrages
d'une section à une autre : La Recherche de l'Absolu, rangée dans les Scènes de la vie
privée en 1834, figure dans les Études philosophiques en 1845 ; Sarrasine, œuvre
présente dans les Romans et contes philosophiques en 1831 et en 1833, prend place
dans les Scènes de la vie parisienne en 1835.
- À la charnière de l'année 1834 et de l'année 1835, dans Le Père Goriot, se
met en place une découverte capitale, celle des personnages reparaissants. Sans doute
Balzac avait déjà fait reparaître plusieurs personnages, dont Henri de Marsay, dans les
trois romans qui composent l'Histoire des Treize ; Pauline de Villenoix figurait dans
Le Curé de Tours et dans Louis Lambert. Mais l'application du procédé restait d'une
ampleur très limitée. Dorénavant, Balzac unifie son œuvre en débaptisant un certain
nombre de personnages des romans publiés depuis six ans et en les rebaptisant, en leur
donnant le nom des personnages qu'il vient de créer. Jean-Frédéric Mauricey, dans
L'Auberge rouge, devient donc le banquier Jean-Frédéric Taillefer. Dans l'édition
Delloye et Lecou de La Peau de chagrin en 1838, tel anonyme devient Rastignac et un
personnage « réel » comme le docteur Prosper Ménière devient Horace Bianchon.
Désormais, des liens se tissent d'un roman à l'autre, à la faveur de ces réapparitions,
des échos surgissent, qui donnent, grâce à des éclairages nouveaux, des dimensions
insoupçonnées aux personnages. Un roman nouveau mobilise des souvenirs d'un
roman plus ancien, qui sont parfois des anticipations de destinée ; car l'ordre de la
création peut épouser l'ordre chronologique de la fiction et donner une suite à une
destinée déjà amorcée.
Mais aussi, un nouveau roman peut donner un passé à un personnage que l'on
avait lu d'abord à une étape ultérieure de sa vie. Ce système des personnages
reparaissants impose des reliefs mobiles, crée la stéréoscopie vivante, multiplie les
apparitions éclairantes, mais aussi les vides qui intriguent, entre les pièces diverses du
puzzle des destins.
31
Après 1835, anciens personnages, dans de nouvelles aventures, et personnages
nouveaux progressent de conserve. Ils seront quatre mille, si l'on prend en compte les
anonymes. Certains d'entre eux demeurent les héros d'un seul roman : quelques-unes
des figures les plus connues de la fiction balzacienne, le père Grandet, le père Séchard,
le père Goriot, le cousin Pons, Chabert ou la cousine Bette illustrent cette catégorie.
Toute la biographie de ces personnages tient en un seul livre, alors que pour beaucoup
d'autres, la grande majorité, il faut aller de roman en roman pour recomposer une
biographie fictive, biographie en relief, et mobile, née de la superposition de trois
ordres : l'ordre de la fiction, l'ordre de la création et l'ordre de la lecture. Le champion
du nombre des réapparitions est le médecin Horace Bianchon, présent dans une
trentaine de romans, mais qui semble voué au rôle de témoin et de catalyseur, sans
jamais avoir la chance d'un grand destin romanesque. On peut se faire une idée de la
cohérence éclatée des personnages balzaciens en consultant l'Index des personnages
fictifs établi par A.-M. Meininger et P. Citron au t. XII de La Comédie humaine dans
la Bibliothèque de la Pléiade, répertoire aujourd'hui le plus complet, après ceux, plus
anciens, de Cerfberr et Christophe et du docteur Lotte. Cet Index des personnages
fictifs côtoie un deuxième Index, celui des personnes « réelles », qui, dans l'ensemble
de l'œuvre, sont environ trois mille. En entrant dans l'œuvre romanesque ces trois mille
noms de figures historiques ou de personnages appartenant à d'autres fictions donnent
aux héros fictifs le poids de la réalité. L'imbrication du monde de Balzac et du monde
réel, à la fois systématique et imprévisible, assure à l'un et à l'autre la double
dimension de l'historique et de l'imaginaire.
La Peau de chagrin (1831) est un roman dans lequel Honoré de Balzac a le
mieux exprimé l'écartèlement de l'homme entre son désir de bonheur terrestre et sa
«recherche de l'absolu». Frontispice d'une édition illustrée de Delloy et Lecou, 1838.
Bibliothèque des arts décoratifs, Paris.
- Entre 1836 et 1839, les Études de mœurs au XIXe siècle se terminent, les
Études philosophiques s'étoffent, mais aucune « invention » particulière ne vient
enrichir les perspectives de l'œuvre. Pendant cette période se multiplient les éditions
de romans par livraisons successives en revue, première manifestation d'une pratique à
laquelle Balzac consacrera lui aussi, dans le sillage d'Eugène Sue, à partir de 1843,
celle du roman-feuilleton. Ainsi paraissent en revue La Vieille Fille (1836), Le
Cabinet des Antiques (1838), Une fille d'Ève (1838-1839), Le Curé de village (1839),
32
Béatrix, ou les Amours forcées (1839), La Princesse parisienne [Les Secrets de la
princesse de Cadignan] (1839).
- En 1840, année de moindre production, Balzac trouve le titre de son grand
œuvre : La Comédie humaine, titre qui, semble-t-il, s'impose en référence à celui de
l'œuvre de Dante, La Divine Comédie.
- En 1842, cependant que les œuvres nouvelles de Balzac continuent d'être
publiées en feuilleton, Balzac signe avec quatre libraires, dont Furne, un contrat pour
la publication de ses Œuvres complètes, qui porteront le titre de La Comédie
humaine : cette édition sera désignée dorénavant par les lecteurs et les commentateurs
comme « édition Furne ». Balzac rédige, d'autre part, un Avant-propos qui précise son
ambition immense, à la fois scientifique, philosophique, historique et littéraire.
- De 1842 à 1846 paraissent les seize volumes de La Comédie humaine. Balzac
possédait un exemplaire de ces seize volumes où étaient regroupés, dûment classés,
tous les romans écrits depuis 1829. Il fit encore quelques corrections manuscrites sur
ces volumes imprimés. Toutes les éditions actuelles tiennent compte des ultimes
modifications portées sur cet exemplaire, couramment désigné comme « Furne
corrigé ». Un dix-septième volume fut publié par Furne en 1848 : il contenait La
Cousine Bette et Le Cousin Pons. On n'a pas retrouvé l'exemplaire de ce dix-septième
volume possédé par Balzac. Enfin, un dix-huitième volume fut publié en 1855 par
Houssiaux, successeur de Furne, donc cinq ans après la mort de Balzac. Ce dernier
volume contenait la quatrième partie de Splendeurs et misères des courtisanes (La
Dernière Incarnation de Vautrin), la deuxième partie de L'Envers de l'histoire
contemporaine (L'Initié), Les Paysans (roman inachevé) et Petites Misères de la vie
conjugale. Ultérieurement furent intégrés à La Comédie humaine deux romans
inachevés : Le Député d'Arcis, qui avait été publié en 1854, et Les Petits Bourgeois,
publié en 1856.
On pourra constater, à la lecture du tableau d'ensemble de La Comédie
humaine, que les trois étapes de l'œuvre sont de taille très inégale. À peu près les trois
quarts de l'ensemble se trouvent constitués par les Études de mœurs. Celles-ci se
subdivisent en une série de Scènes. Aucune subdivision, en revanche, dans les Études
philosophiques. Quant aux Études analytiques, elles ne comptaient, dans les éditions
du XIXe siècle, que deux titres : Physiologie du mariage et Petites Misères de la vie
33
conjugale. Diverses éditions plus récentes, dont celle de la Pléiade, par Pierre-Georges
Castex, ont pris le parti d'intégrer à cette dernière section la Pathologie de la vie
sociale (Traité de la vie élégante ; Théorie de la démarche ; Traité des excitants
modernes), cela en pleine conformité avec les intentions de Balzac. Les éditions
récentes conformes au « Furne corrigé » ont procédé comme l'avait fait cette édition
globale, contemporaine de Balzac, en supprimant les têtes de chapitres qui figuraient
dans les premières éditions des œuvres isolées. Certaines éditions, fidèles à l'origine,
infidèles à « Furne », ont rétabli la division en chapitres avec leurs intitulés souvent
feuilletonesques.
L'histoire de cette œuvre, où se conjuguent une telle volonté organisatrice et
tant de hasards, est un bon guide pour le lecteur, qui ne doit jamais être affolé par la
masse de ce qu'il ne connaît pas encore, ni rassuré par les cadres dans lesquels Balzac
inscrit son œuvre. Chaque élément de l'œuvre, chaque ouvrage isolé vit de sa vie
propre, autonome, suffisant à l'heure et au moment de la lecture. Mais, avant ou après,
à côté, au-dessus ou au-dessous, d'autres éléments existent, prévus ou imprévisibles,
avec lesquels le lecteur a toujours la ressource de recréer des liens, de percevoir des
échos ou de susciter des prolongements.
Ainsi structurée, la Comédie Humaine offrait à Balzac le cadre approprié à la
restitution, minutieuse et exhaustive de l’univers de la Restauration.
Au premier regard, sa fresque romanesque est le parcours encyclopédique de la
« faune » du premier tiers du siècle dont il ambitionnait, comme les naturalistes qu’il
admirait tant, de restituer et de mettre en perspectives les diverses espèces.
Personne n’échappe à l’œil de l’investigateur méticuleux et systématique ; la noblesse
tour à tour triomphante et déchue des Beauséant31 ou des Restaud ; la haute
bourgeoisie de finances des Nucingen et des Keller ; la petite bourgeoisie
commerçante des Birotteau et des Gaudissart, les usuriers serviles, tels que Gobseck
ou Grandet ; les journalistes chroniqueurs et écrivains comme Lousteau ou d’Arthez ;
les chercheurs et savants comme David Séchard ; les militaires comme Chabert ou
Hulot ; les paysans opprimés ; leurs prêtres et leurs médecins ; et ployés sous les
31
Personnage balzacien visible dans le Père Goriot d’Honoré de Balzac.
34
fondations de l’édifice social, les marginaux des « classes dangereuses » : mendiants,
indicateurs , truands, courtisanes ou forçats en cavale comme Vautrin, formidable
incarnation de cette face nocturne de l’univers balzacien.
b/Le procédé du retour des personnages
Le « coup de génie » de Balzac fut d’éviter à cette typologie sociale et humaine
la raideur d’un catalogue en lui insufflant à la fois cohérence et dynamisme, à partir de
1833, par le procédé dit du « retour des personnages ».
Pareils à Rastignac qui apparaît comme un comparse dans la Peau de Chagrin
et constitue le personnage central du Père Goriot, 515 « créatures » balzaciennes, soit
environ une sur quatre, furent ainsi appelées à apparaître au moins deux fois dans deux
romans différents de La Comédie Humaine.
Ce procédé fut critiqué par certains contemporains : Sainte- Beuve n’y voit
qu’ « un défilé de silhouettes où l’on se retrouve à tout bout de champ devant les
mêmes visages » Son intérêt principal était pour Balzac de mieux insérer ses
personnages dans la fluidité de l’espace- temps romanesque, calquant celle du réel :
« il n’y a rien dans ce monde, assurait-il, qui soit d’un seul bloc ; tout y est mosaïque »
« Brisant la monotonie des psychologies figées ou des positions sociales acquises,
Balzac se plut ainsi à jouer sur l’interpolation des moments et des situations : le passé
d’un personnage n’est éclairée qu’après coup ; son destin n’est donné à lire qu’à
travers la somme de ses résurgences ou quelquefois, comme dans le cas fascinant de
Vautrin-Herréra, de ses mystérieuses disparitions-transformations. »32
Ce procédé du « retour » contribue fortement à la cohérence de la totalité de l’œuvre.
Comme l’avait souligné Baudelaire, l’investissement du romancier dans
chacun de ses personnages donne à l’ensemble de la fresque son centre de gravité :
« Depuis le sommet de l’aristocratie jusqu’aux bas-fonds de la plèbe, tous les acteurs
de la Comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et rusés dans la lutte, plus patients
32
Itinéraires littéraires, XIX ème siècle, p.325
35
dans le malheur, plus goulus dans la jouissance, plus angéliques dans le dévouement,
que la comédie du vrai monde ne nous le montre. Bref, chacun, chez Balzac, même les
portières, a du génie. Toutes les âmes sont des armes chargées de volonté jusqu’à la
gueule. C’est bien Balzac lui-même. »33
Et c’est d’ailleurs pour cela que nous allons parler de dandysme, Baudelaire en
étant un partisan, et l’on en peut constater l’influence balzacienne dans le roman le
Père Goriot.
4/-Le dandysme
L'étymologie du terme « dandy » ouvre d'emblée un espace d'incertitude.
L'Académie n'accueille qu'en 1878 ce néologisme venu d'Angleterre. Selon les
Anglais, « dandy » pourrait dériver du français dandin (sot, niais), de dandiprat (nain,
pièce de menue monnaie), de dandelion (ou dent-de-lion, pissenlit), du verbe to
« dandle », se dandiner, ou du prénom Andrew. Quoi qu'il en soit, le mot apparaît en
Angleterre à la fin du XVIIIe siècle, et les étymologies attestent les échanges francobritanniques qui caractérisent le dandysme au XIXe siècle.
a/-L’invention de Brummell
En rupture avec la tradition d'élégance incarnée en Angleterre par les Beaux sur
la scène de la Restauration autour de Charles II (1630-1685), le premier dandysme,
celui de Brummell (ou Brummel), apparaît comme l'invention d'un personnage
absolument original, irréductible au courtisan ou à l'honnête homme. Favori du prince
de Galles (le futur roi George IV) puis tombé en disgrâce, peut-être pour son
insolence, George Bryan Brummell (1778-1840) est parfois présenté comme un
parvenu qui se serait imposé à l'aristocratie anglaise par son élégance et son esprit. La
réalité est plus complexe. Dans les premières années du XIXe siècle, Brummell règne
sur la bonne société et impose une mode vestimentaire d'une grande rigueur et d'une
extrême sobriété, répondant au principe que « pour être bien mis, il ne faut pas être
33
Itinéraires littéraires, XIX ème siècle, p. 422
36
remarqué ». Un détail cependant de la tenue de Brummell tranche par son excès : la
raideur d'une cravate blanche et amidonnée, qui doit être plissée autour du cou au
premier essai, et empêche tout mouvement de la tête. Les préceptes de celui qui passe
pour « l'arbitre des élégances » sont paradoxaux. Non seulement parce que la
singularité de la cravate tranche sur la retenue générale, mais, à l'inverse, parce que la
logique de la modération tend à rendre « invisible » la véritable élégance. Le premier
dandy s'avère un personnage déroutant, flegmatique et apathique, maniant davantage
l'humour que la bouffonnerie romantique, préférant les ruses du minuscule et du
presque rien à la démesure ou à l'excentricité. Mettant, comme le voudra Oscar Wilde,
« son génie dans sa vie », montrant un personnage fragile et éphémère, Brummell
présente une identité incertaine d'elle-même, qui dénonce toute permanence de l'œuvre
ou de la subjectivité. L'entreprise est bien éloignée de l'épiphanie triomphante à
laquelle on l'assimile volontiers. Ainsi, en une figure ultime de son dandysme,
Brummell finit-il sa vie à Caen, dans la pauvreté et la déchéance. Son effondrement et
son effacement ont retenu notamment l'attention de Virginia Woolf (The Common
Reader, « Beau Brummell », 1932).
b/-Le passage au type : Barbey d’Aurevilly, Baudelaire ( le dandysme au XIX
ème siècle)
Inimitable, Brummell n'en constitue pas moins une figure essentielle des clubs
londoniens et de la littérature anglaise à la mode, les fashionable novels. Byron, le
premier à affirmer qu'il aurait préféré être Brummell plutôt que Napoléon, contribue à
faire du personnage un héros romantique. Tourné en dérision par Carlyle qui présente
le dandysme comme une secte superstitieuse centrée sur l'adoration de soi (Sartor
Resartus, 1834), jugé par l'essayiste William Hazlitt comme « le plus grand des petits
esprits » (« Brummelliana », 1828), Brummell, en passant la Manche, va inspirer les
élégants des boulevards parisiens sous Louis-Philippe, et hanter de nombreux
personnages de fiction. Le dandysme est, selon Balzac, « une hérésie de la vie
élégante », mais il pose la question moderne de la distinction dans un monde où les
différences ont disparu (Traité de la vie élégante, 1830). Il invite l'observateur à
traquer les indices qui permettent de retrouver l'homme tout entier à partir de quelques
détails et de construire une « physiologie » de l'élégance.
37
Dans La Comédie humaine, le dandysme imprègne les personnages de Henri de
Marsay, Maxime de Trailles ou Lucien de Rubempré.
Et si Stendhal se moque des dandys anglais, il voit en Brummell « l'existence la
plus curieuse que le XVIIIe siècle ait produite en Angleterre et peut-être en Europe ».
Mais c'est surtout Barbey d'Aurevilly et Baudelaire qui transforment le personnage en
type idéal, modifiant profondément l'invention de Brummell. Le passage par la
littérature contribue à effacer la spécificité du dandysme par rapport au romantisme,
même si Barbey d'Aurevilly a vu en Brummell le seul dandy, celui qui ne fut que
dandy, indigent dans sa pureté même (Du dandysme et de George Brummell, 1845 et
1861 pour la seconde édition). La permanence de l'écriture donne une profondeur à
cette indigence, transforme la frivolité en spiritualité, fait de l'élégance une doctrine
rigoureuse, une quasi-religion qui, selon la formulation de Baudelaire, « confine au
stoïcisme ». Dans Le Peintre de la vie moderne (1863), le dandysme apparaît comme
« dernier éclat d'héroïsme dans les décadences ». La passion rentrée brûle derrière
l'impassibilité affichée, tandis que le précepte selon lequel le dandy ne doit montrer
aucun étonnement se transforme en « l'inébranlable résolution de ne pas être ému ».
Cette tendance s'accentue ensuite chez les Jeunes-France ou chez Huysmans (À
rebours, 1884). On peut suivre les modifications et les inflexions d'un dandysme finde-siècle, d'un côté et de l'autre de la Manche, chez Oscar Wilde, Max Beerbohm ou
Proust. Parlera-t-on alors de dandysme ou de dandysmes ? La question est celle de la
permanence d'une attitude devenue mythe, à laquelle Brummell a donné une triple
dimension esthétique, politique et ontologique, mais qui reste un phénomène
spécifique de la modernité.
Reste, en effet, la leçon de Brummell, fortement perçue, reprise et amplifiée par
Baudelaire : le dandy est « un Hercule sans emploi ». À la différence du romantisme,
le dandysme signifie la fin de l'héroïsme, et le culte de soi devient culte des images.
Après Napoléon, on ne peut plus être soldat. Après 1848 et la déroute des
espoirs politiques, Baudelaire se dit « physiquement dépolitiqué », tout en étant repris
de curiosité et de passion à chaque question grave. L'héroïsme change de scène. Le
dandy, à condition de ne pas le réduire à son versant mélancolique ou désenchanté
mais de souligner son inventivité, en constitue une des figures. Car si Brummell avait
38
opposé la sobriété et la neutralité à l'élégance enrubannée de l'aristocratie, l'habit noir
chanté par Baudelaire dans le Salon de 1846 prolonge à la fois la simplicité, la
déception et la platitude « révolutionnaire » du vêtement du premier dandy. La mode,
qui est aussi passion de la modernité, devient l'affaire du poète ou du coloriste, de
celui qui « arrache à la vie actuelle son côté épique », et sait faire de la couleur « avec
un habit noir, une cravate blanche et un fond gris ».
On peut voir alors dans le dandy une figure qui, brouillant les positions et les
oppositions politiques traditionnelles, expérimente une singularité nouvelle. Cette
singularité, soucieuse à la fois des exigences de l'art et de celles de la démocratie, se
déploie dans une société où l'individuation est confrontée à l'uniformisation. Dans
cette mesure, le dandysme silencieux et pragmatique de Brummell trouve dans la
critique et la poésie baudelairiennes une élaboration décisive et son autre pôle.
L'héroïsme de la vie moderne, l'incertitude du sujet, le culte des images s'incarnent
dans le dandy, mais aussi dans les figures baudelairiennes du chiffonnier, du vieux
saltimbanque ou des petites vieilles, célébrées dans les « Tableaux parisiens » et dans
Le Spleen de Paris.
Ces figures sont urbaines puisque la grande ville devient moins le théâtre que
la condition et l'objet même de la poésie. Que l'image soit alors allégorie ou
photographie, que la collection ne vise jamais la totalité, que l'époque soit marquée par
le choc et la catastrophe montrent la dimension historique du dandysme, en dépit de la
tentative - baudelairienne, notamment - pour en faire un phénomène éternel.
c/-Crépuscule du dandysme
Après Oscar Wilde, le dandysme se fige et se crispe en attitude esthétisante ou
en snobisme mondain. Il apparaît comme nostalgie ou amertume de l'absence de gloire
littéraire (Robert de Montesquiou), ou contribue à singulariser des personnages
romanesques ou poétiques (Swann ou le baron de Charlus dans À la recherche du
temps perdu, l'Hérodiade de Mallarmé). Sans se retrouver dans la précision et
l'intégralité de ses configurations initiales, le dandysme constitue, pour l'art
contemporain, un modèle esthétique et un instrument d'intelligibilité. Philippe
Soupault prolonge le dandysme lorsqu'il affirme qu'être surréaliste c'est vivre
constamment en serrant les dents ; André Breton également qui, contre toute
39
instrumentalisation de l'art, entend repassionner l'existence. Mais l'engagement
surréaliste tranche sur l'apathie du dandy. Certains artistes (Marcel Duchamp, Andy
Warhol) pourront combiner la froideur du personnage avec l'impersonnalité et la
banalisation de l'œuvre. Le ready-made, l'image répliquée et répétée, l'œuvre éphémère
peuvent être éclairés par le dandysme ; dans la société de masse, ils n'en constituent
pas une illustration. Le dandy inventé par Brummell ne peut se reproduire ou perdurer
tel quel après les bouleversements du XXe siècle.
5/-Présentation du roman le Père Goriot
Lorsqu'il commence d'écrire Le Père Goriot, en septembre 1834, Balzac (17991850) vit un moment décisif de sa création littéraire. Le principe organisateur des
regroupements de romans par Scènes, puis par Études se découvre à lui dans toute sa
dimension, et, dans une lettre à Mme Hanska du 3 octobre 1834, il expose le plan de
ce qui prendra en 1842 le nom de Comédie humaine. Une autre trouvaille majeure qui
se met en place à ce moment-là est celle des « personnages reparaissants » : limité
jusqu'alors à quelques manifestations ponctuelles, le procédé du retour des
personnages d'un roman à un autre devient, à partir du Père Goriot, un des ressorts de
la création balzacienne. Le roman est publié en quatre livraisons, dans la Revue de
Paris, les 14 et 28 décembre 1834, les 18 janvier et 1er février 1835. Le 11 mars, il
paraît en librairie.
a/-Une effroyable tragédie parisienne
L'action du roman se déroule à Paris, entre fin novembre 1819 et février 1820,
ce qui justifie l'appartenance première du roman aux Scènes de la vie parisienne. Nous
assistons aux deux derniers mois de Jean-Joachim Goriot, un vieil homme de soixantedix ans, ancien négociant en vermicelle et pâtes d'Italie, qu'une folle passion pour ses
filles, devenues par leur mariage des femmes du monde, mène à la déchéance et à la
ruine. Anastasie de Restaud et Delphine de Nucingen méprisent leur père qui vit
chichement dans une pension du quartier Latin ; elles laisseront mourir seul, après
avoir achevé de le dépouiller, sauf de ses illusions, celui qui leur aura tout sacrifié. Ce
drame de l'ingratitude filiale explique l'intégration du roman, en 1843, dans les Scènes
de la vie privée.
40
b/-Le Père Goriot
La pension Vauquer, lieu mythique de la Comédie humaine d'Honoré de
Balzac, est le théâtre de la souffrance et de la déchéance du père Goriot, qui sacrifie
son existence à celle de ses filles (Le Père Goriot, 1834). Illustration d'Albert Lynch,
1900. Maison de Balzac, Paris. La fin d'existence misérable de Goriot est croisée par
une autre trajectoire, ascendante celle-là, celle d'Eugène de Rastignac, étudiant
idéaliste venu de sa province porter à Paris ses ambitions d'ascension sociale. La
fréquentation du monde, le spectacle de ses tentations et de ses corruptions font bientôt
l'éducation du jeune homme dont toutes les initiatrices sont abandonnées par leurs
amants. Rastignac perd ses illusions et gagne une maîtresse, Delphine, la fille de
Goriot. S'il ne va pas jusqu'à accepter les offres inquiétantes de Vautrin, un ancien
forçat dont la « protection » pourrait assurer sa fortune, son refus lui promet un autre
destin, plus conforme aux normes sociales. Chacun selon sa pente, les deux
personnages poursuivront leurs parcours respectifs dans La Comédie humaine. À la fin
du roman, la mort pitoyable de Goriot, dont Rastignac suit le convoi funèbre, constitue
pour l'étudiant une décisive leçon de vie. Depuis les hauteurs du Père-Lachaise, il
lance son célèbre défi à Paris : « À nous deux, maintenant ! »34
c/-Un roman balzacien exemplaire
La description de la pension Vauquer, au début du roman, est souvent
considérée comme typiquement balzacienne : « La maison où s'exploite la pension
bourgeoise appartient à madame Vauquer. Elle est située dans le bas de la rue NeuveSainte-Geneviève, à l'endroit où le terrain s'abaisse vers la rue de l'Arbalète par une
pente si brusque et si rude que les chevaux la montent ou la descendent rarement. »35
En effet, la description minutieuse du quartier, de la maison et de ses
pensionnaires, loin de retarder l'action, porte la marque de l'histoire à venir et en
constitue pour ainsi dire la matrice. De même que la personne de Mme Vauquer
« explique la pension, comme la pension implique la personne »36, on pourrait dire que
34
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, chap. III, p.435
Ibid.chap.I, p.35
36
Ibid.
35
41
le destin de Goriot est inscrit dans la vétusté, le délabrement et le nauséabond du
décor ; de même encore, le papier « verni » qui représente les scènes des Aventures de
Télémaque annonce le roman d'éducation dont Rastignac va être le héros37. Cette
remontée du particulier au global constitue l'essentiel de la démarche inductive. Le
romancier imite Cuvier : « quand M. Cuvier aperçoit l'os frontal, maxillaire ou crural
de quelque bête, n'en induit-il pas toute une créature, fût-elle antédiluvienne, et n'en
reconstruit-il pas aussitôt un individu classé [...] ? »38 Souvent la démarche déductive
vient compléter l'inductive. La pension étant ce qu'elle est, on peut en induire que ses
habitants sont des laissés-pour-compte de la société, des espèces mutantes, de passage
vers la mort ou vers le succès. Cette complémentarité entre les deux manières de
prendre le problème joue également entre l'individuel et le typique, entre le singulier et
le général. Selon le programme qu'il a affiché, Balzac s'est proposé d'« individualiser
le type » et de « typiser l'individu ». Ces deux expressions marquent le double souci de
penser et d'observer, sans jamais séparer l'une de l'autre les deux opérations.
L'imagination, la mémoire, l'observation assurent la modulation, l'incarnation
d'un type préalablement conçu. La cohérence de la composition est donc exemplaire :
sept pensionnaires peuplaient au début du roman ladite pension. À la dernière ligne,
aucun n'y habite plus.
Exemplaire est aussi le roman en tant qu'illustration de la méthode balzacienne.
« Typiser l'individu » et « individualiser le type », telle est généralement l'ambition de
Balzac. Goriot et Vautrin sont ici des incarnations aussi différentes que possible d'un
même schéma de force passionnée : le premier est un esclave, le second est un maître.
Goriot a gardé de son passé de négociant une grande vigueur physique, qui le rend
capable de tordre des couverts de vermeil pour les transformer en lingots. Or cet
homme est une faible victime, sans volonté ni intelligence, aveuglément soumis à sa
passion pour ses deux filles, une passion quasi amoureuse, qui lui fait vivre une
Passion au sens christique du mot. S'il a mérité d'être appelé par Balzac « Christ de la
paternité », c'est en effet par le sublime de son sacrifice, non par le véritable amour
d'un père pour ses enfants. Il l'avoue : « J'ai bien expié le péché de les trop aimer » ou
bien : « Mes filles étaient mon vice à moi, elles étaient mes maîtresses, enfin tout. »39
37
On approfondira cette idée dans la troisième partie.
Honoré de Balzac, La Comédie Humaine, p.47
39
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard, Librairie Générale Française, chap. I,
38
42
« Tout », le mot se retrouve chez Vautrin, hercule débordant d'énergie vitale :
« Je suis tout. » Le forçat évadé, qui « est à lui seul toute la corruption et toute la
criminalité », n'avait-il pas pour surnom Trompe-la-Mort ? Ce prédateur, ce révolté
indomptable, si souvent diabolique, infernal, est aussi farceur, jovial, doué d'une
« grosse gaieté », d'une « volubilité comique ». Quelques années plus tard, Illusions
perdues et Splendeurs et misères des courtisanes, qui achèvent le cycle de Vautrin,
révéleront le personnage dans toute sa puissante complexité.
6/-La Société française du XIXème siècle
Il convient ici dans un premier temps de déterminer quelques classes
sociologiques qui composent cette société et dans un second temps leurs états d’esprit.
La société française de l’époque balzacienne comprend la droite aristocratique et la
noblesse, la droite bourgeoise et orléaniste, la droite populaire et autoritaire, qui se
gonfle de la paupérisation des uns et de l’enrichissement par les autres qui sont les
prolétaires.
Durant cette époque et parallèlement à l’avènement du capitalisme industriel et
au développement économique, une vision optimiste a mis l’accent sur la libération
infinie des forces productives et le pouvoir créatif de l’argent.
Cette vision est surtout sensible aux retombées bénéfiques globales de la
production sur l’ensemble du corps social d’où l’élévation de niveau de vie moyen.
Elle s’est nourrie des réussites spectaculaires de la science, devenue une sorte de
religion nouvelle, trouvant notamment dans les expositions universelles (il y a eu cinq
à Paris) ses grandes messes populaires. L’homme du XIXème siècle a paru promis à la
domination de la terre, appelé à faire bénéficier les peuples colonisés des bienfaits de
sa culture.
En contraste avec ces événements, les misères sociales sous de différentes
formes persistent : le salariat généralisé comme nouvelle forme de l’esclavage, les
méfaits de la division du travail, l’exploitation de l’homme par l’homme et son
asservissement à la machine. En plus le prolétariat était mal payé.
43
Là on pourrait s’apercevoir que les deux classes sociologiques à savoir la
noblesse et la bourgeoisie abusent de leur autorité sur les faibles et vont même jusqu’à
les démunir matériellement. Donc les faibles ou les prolétaires sont réduits à
l’esclavage et la vision optimiste ne peut alors s’adresser qu’aux classes dominantes.
C’est plutôt une vision pessimiste de la société du XIXème siècle qui se préfigure à
travers les misères sociales des basses classes.
Une principale cause peut en effet expliquer l’inégalité et plus particulièrement
le déséquilibre existant entre les classes sociologiques mentionnées : Les mentalités de
la société du XIXème siècle entraînées vers la recherche à tout prix de l’argent
poussent les classes sociales à lutter les uns les autres. L’argent devient la vertu
commune de la société de cette époque.
Les gens couraient vers la satisfaction matérielle et certains deviennent sans scrupules.
De cette volonté permanente de réussir naît un conflit entre les classes mentionnées
précédemment.
Car dans l’écart grandissant entre la bourgeoisie propriétaire des moyens de
production et le prolétariat, gonflé par le flux de l’exode rural se constituent les vraies
fractures du corps social. Cette dissension, cette iniquité entre ces classes ne font
qu’accentuer cette lutte. La théorie de Charles Darwin donne une meilleure explication
de ce combat entre les classes sociales. Darwin préconisait qu’il doit avoir une lutte
entre les individus dont la victoire unique est déterminée par la sélection naturelle.
Ainsi d’après cette constatation darwinienne, on pourrait assimiler l’état d’esprit de la
société de l’époque balzacienne à celui d’un arriviste.
La société bourgeoise contractait plus particulièrement cet état d’esprit. Les
bourgeois dont l’état d’esprit est souillé par l’argent, réduit d’abord les prolétaires à
l’état d’asservissement pour les utiliser après, afin de satisfaire leurs ambitions. Les
prolétaires peuvent être qualifiés de moyens car c’est par eux que les bourgeois
réussissent.
44
SOMMAIRE DE LA DEUXIEME PARTIE :
L’arrivisme dans le roman Le Père Goriot étudié à partir de l’approche sociologique
goldmannienne…………………………………………………………………….46
Chapitre I :
Présentation des aspects fondamentaux de l’approche de Lucien Goldmann
1/ Lucien Goldmann………………………………………………………………………..47
2/La conception goldmannienne……………………………………………………………47
3/-Origine de l’approche sociologique goldmannienne…………………………………….48
4/-L’approche de Lucien Goldmann………………………………………………………..49
a/-La conscience
réelle…………………………………………………………………………………..49
b/-La conscience possible…………………………………………………………………..50
Chapitre II :
APPLICATION DE L’APPROCHE SOCIOLOGIQUE GOLDMANNIENNE AU ROMAN LE PERE GORIOT ET MISE
EN EVIDENCE DU THEME S’INTITULANT L’ARRIVISME
1/-Présentation des groupes sociaux………………………………………………………..53
a/-Le groupe social d’origine……………………………………………………………….53
b/-Le deuxième groupe social………………………………………………………………54
c/-Le troisième groupe social……………………………………………………………….57
2/-Les actants sociologiques………………………………………………………………..58
a/-Définition des mots « arrivisme », « ambition » et « intérêt » et décèlement de passages
illustratifs dans le roman Le Père Goriot……………………………………………..58
b/-Détermination proprement dite des actants sociologiques dans le roman………………62
b-1/ -Explication de la conception de
Vautrin………………………………………………………………………………..61
b-2/-L’entretien ou le discours de Vautrin et ses contributions sur le sujet
connaissant……………………………………………………………………………62
b-3/-Le personnage de la vicomtesse de Beauséant………………………………………..65
b-4/-L’évolution de Rastignac dans la société……………………………………………..66
b-5/-La réussite selon Rastignac…………………………………………………………...68
c/-Le Paris du Père Goriot………………………………………………………………....72
c-1/-Le Faubourg Saint-Germain…………………………………………………………..72
c-2/-La Chaussée d’Antin………………………………………………………………….72
45
Deuxième partie
L’ « arrivisme » dans le roman le Père Goriot
étudié à partir de l’approche sociologique
goldmannienne
46
Chapitre I :
PRESENTATION DES ASPECTS FONDAMENTAUX DE
L’APPROCHE DE LUCIEN GOLDMANN
1/-Lucien Goldmann
Surtout connu pour ses travaux de sociologie de la création littéraire, Lucien
Goldmann est né à Bucarest en 1913. Il vient à Paris en 1934, après un bref passage à
l'université de Vienne, où il suit les cours de Max Adler. Il poursuit alors,
conjointement, des études de droit, d'économie politique et de philosophie. Réfugié en
Suisse en 1942, il y devient l'assistant de Jean Piaget et participe à ses recherches
d'épistémologie génétique. De retour - en 1945 - à Paris, il entre au C.N.R.S. Il meurt
en 1970. D'une œuvre aux multiples centres d'intérêt, on retiendra : Sciences humaines
et Philosophie (1952), Racine (1956), Le Dieu caché (1956), Recherches dialectiques
(1959), Pour une sociologie du roman (1964), Structures mentales et Création
culturelle (1970), Marxisme et Sciences humaines (1970).
2/- La conception goldmannienne
Penseur marxiste, d'un marxisme qui puise essentiellement dans la lecture du
jeune Marx et dans l'éclairage qu'en donne Georg Lukács, Lucien Goldmann aimait à
citer cette pensée de ce dernier qu'il reconnaissait comme son maître : « Ce n'est pas la
prédominance des motifs économiques dans l'explication de l'histoire qui distingue
d'une manière décisive le marxisme de la science bourgeoise, c'est le point de vue de
la totalité. »40 L'œuvre littéraire, Goldmann la définit comme l'expression de la
conscience d'un groupe social ou d'une classe. Mais cette conscience n'est pas la
conscience réelle, découverte empiriquement, des agents sociaux, c'est la « conscience
possible » (terme qu'il reprend à Lukács). Cette conscience possible est celle qui
résulte nécessairement de l'être historique du sujet social ; elle est une structure
déductible de la position du sujet dans la totalité historique et du rapport qu'il
entretient avec celle-ci. C'est à travers cette catégorie de pensée - dont il n'est pas
40
Une pensée de Georg Lukács.
47
difficile de voir la parenté avec l'hégélianisme - que Goldmann étudie, dans sa
meilleure œuvre - Le Dieu caché 41-, la « conscience » du jansénisme et des auteurs
qui l'expriment (Pascal, Racine).
Il confirme ainsi le présupposé de sa recherche : « Les grands écrivains représentatifs
sont ceux qui expriment, d'une manière plus ou moins cohérente, une vision du monde
qui correspond au maximum de conscience possible d'une classe ; c'est le cas partout,
pour les philosophes, les écrivains, les artistes. »42
Chaque groupe social peut donc être défini par son « maximum de conscience
possible » qu'il ne saurait dépasser. La connaissance de ce maximum est essentielle
pour comprendre l'évolution d'une société ; mais elle est essentielle également pour la
pratique politique, qu'un marxiste ne saurait mettre entre parenthèses. Goldmann écrira
à ce propos : « Dans l'action sociale et politique, il est évident que les alliances entre
classes ne peuvent se faire que sur la base d'un programme qui correspond au
maximum de conscience possible de la classe la moins avancée. »43
3/-Origine de l’approche sociologique goldmannienne
Partant du principe de Taine44 selon lequel il faut relier l’œuvre à son contexte
délimité par le milieu (géographique, social), la race (biologique, anthropologique) et
le moment (historique), se fondant sur la conscience de totalité, Lucien Goldmann
établit une méthode d’approche sociologique, plus particulièrement du texte littéraire.
41
Lucien Goldmann, Le Dieu Caché, publié en 1956
Lucien Goldmann, Sciences humaines et philosophies, p.29
43
Ibid.
44
Si on lit l’Introduction à la littérature Anglaise, à la page 74, Taine définit bien les trois facteurs
sociologiques en question dont « certaines façons générales de penser et de sentir », des « états
d’esprit ». La race est un « ensemble de dispositions psychologiques innées et héréditaires »
ordinairement jointés à des caractères marqués de tempérament et de constitution physique ; le milieu
est « l’ensemble de circonstances auxquelles un peuple est soumis », et il est inséparable du moment,
impulsion acquise, poussée du passé sur le présent, point atteint par l’esprit d’un peuple dans son
devenir.
42
48
4/-L’approche de Lucien Goldmann
Ainsi, il repose dans Pour une sociologie du roman, p.338 et dans le chapitre
Problèmes de méthodes de ses Recherches dialectiques, (Paris, Gallimard, 1980), les
principes fondamentaux de l’approche sociologique appliquée aux textes littéraires.
L’approche sociologique goldmannienne préconise la détermination des
groupes sociaux capables d’influer sur l’individu.
Dans ses Recherches dialectiques, Goldmann donne une explicitation de sa
conception sociologique :
« Tout comportement humain est un essai de donner une réponse significative à une
situation particulière et tend par la même à créer un équilibre entre le sujet de
l’action et du milieu. Mais cet équilibre est dynamique, c’est une déstructuration
constante, suivie d’une restructuration, de totalités nouvelles aptes à créer des
équilibres qui sauraient satisfaire aux nouvelles exigences des groupes sociaux qui les
élaborent »45
Pour cela, deux concepts sociologiques doivent être étudiés :
La conscience réelle et la conscience possible.
a/-La conscience réelle
La conscience réelle se définit tout d’abord comme étant les aspirations
communes ou individuelles propres à une société ou à un individu, à une réussite
sociale.
Goldmann donne sa définition : « La conscience réelle, effective d’un groupe
est un ensemble de représentations du réel dont seule une partie étroitement liée à la
nature même du groupe. »46
45
46
Lucien Goldmann, Recherches dialectiques, p.346
Lucien Goldmann, Pour une sociologie du roman, p.368
49
b/-La conscience possible
Quant à la conscience possible, c’est le maximum d’adéquation auquel pourrait
parvenir le groupe social ou le sujet social, c’est-à-dire l’individu, sans pour autant
changer de nature. La disparition de ces représentations marquerait la disparition du
groupe lui-même comme réalité sociale. Or un groupe social, s’il veut survivre en tant
que tel, ne peut accéder à un niveau de conscience tel qu’il serait amené à remettre en
question son identité.
Afin d’illustrer ces deux concepts sociologiques prenons un exemple concret.
Quelle peut-être l’influence de l’exode rural, de l’urbanisation et de
l’intégration dans le prolétariat industriel, sur la conscience sociale des paysans
urbanisés ? Subsiste-t- elle ? Dans quelle mesure la conscience d’être un ancien
paysan, de sortir du milieu rural, avec toutes ses traditions, peut-elle être un obstacle à
l’émergence, dans cette population spécifique, d’une conscience ouvrière ?
En termes clairs, c’est dans la conscience possible que se trouve le contexte
social à partir duquel peut se développer l’état d’esprit de l’individu au point qu’il
trouve la concrétisation de ses aspirations : réussite sociale, ambition, aisance
matérielle.
Ainsi en revenant à notre exemple, nous avons là une conscience réelle et une
conscience possible qui est le maximum d’adéquation auquel pourrait parvenir le
groupe sans changer de nature :
La conscience réelle peut englober des aspirations au changement social,
(quête d’un nouveau statut social) mais ces aspirations restent dans le cadre d’une
conscience possible, dans le contexte sociologique concret, c’est-à-dire dans le cadre
du vécu existentiel des individus qui constituent le groupe.
50
Si les conditions concrètes changent effectivement : la prolétarisation des
paysans par exemple, la conscience possible peut être modifiée. Les aspirations
changent.
Donc, on ne pourrait pas prétendre une étude séparée de ces deux concepts, la
concrétisation ou non des aspirations dans la conscience réelle ne pouvant se
poursuivre que dans la conscience possible, contexte sociologique concret de la
conscience réelle.
Parfois, les aspirations contenues dans la conscience réelle ne peuvent pas
avoir une concrétisation dans la conscience possible en raison de l’inadéquation de ces
aspirations au contexte sociologique déterminé.
Goldmann délimite au moins trois niveaux
d’étude pour une approche
sociologique d’une œuvre littéraire :
-Mise en situation sociologique de l’œuvre étudiée.
Il s’agit ici de délimiter sociologiquement l’œuvre en y présentant tous les groupes
sociaux, le contexte historique et social.
-Détermination des actants sociologiques pouvant produire une certaine influence sur
le sujet social (car l’ambition de Goldmann ne se limite pas uniquement à étudier la
société mais aussi l’individu ainsi que les influences sociologiques sur cet individu)
Dans certains romans réalistes notamment ceux de Balzac ou de Maupassant, où
l’ambition d’arriver figure parmi les préoccupations premières des personnages,
Goldmann parle de « Détermination des groupes sociaux arrivistes »
-Quant au dernier niveau d’étude, c’est l’étude des deux concepts sociologiques
goldmanniens à savoir la conscience réelle et la conscience possible.
Ainsi nous allons nous conformer à cette procédure de Lucien Goldmann pour étudier
notre thème et pour analyser le roman.
Avant d’entamer l’étude proprement dite du roman à partir de cette démarche
sociologique, enquérons nous de ce qu’affirme Goldmann dans ses conclusions :
« 1-Tout fait social implique des faits de conscience sans la compréhension desquels il
ne saurait être étudié de manière opératoire.
51
2-Le principal trait structurel de ces faits de conscience est leur degré d’adéquation et
son corollaire leur degré d’inadéquation à la réalité.
3-La connaissance compréhensive et explicative de ces faits de conscience […]ne
saurait être établie que par leur insertion dans des totalités sociales relatives plus
vastes, insertion qui seule permettra de comprendre leur signification et leur
nécessité »47
Donc la détermination des comportements des personnages et leur évolution ne
peut être établie qu’à travers leurs fréquentations avec les groupes sociaux qui les
constituent, autrement dit leur insertion sociale.
47
Lucien Goldmann, Pour une sociologie du roman, p.375
52
Chapitre II :
APPLICATION DE L’APPROCHE SOCIOLOGIQUE GOLDMANNIENNE
AU ROMAN LE PERE GORIOT ET MISE EN EVIDENCE DU
THEME S’INTITULANT L’ARRIVISME
1/-Présentation des groupes sociaux
Le Père Goriot est constitué par des personnages ayant leurs caractéristiques
respectives. Ce roman met en évidence l’histoire d’un jeune homme noble mais
pauvre, Eugène de Rastignac, arrivant à Paris pour y faire son étude de droit et y
chercher la gloire et le pouvoir.
a/-Le groupe social d’origine
C’est aussi un jeune homme provincial qui a fréquenté une société paisible
ignorant le vice, mais aimant vivre dans le respect des convenances sociales.
Cette société de la Province est en fait la famille d’Eugène et constitue le groupe social
d’origine de ce personnage. Ainsi ce groupe comprend son père, sa mère ses deux
sœurs et sa tante « qui vivaient sur la petite terre de Rastignac » et « dont la fortune
consistait en pensions ». Cette famille d’Eugène s’était condamnée à de dures
privations pour l’entretenir. Pour cela, elle exploitait son vignoble pour permettre au
jeune homme de jouir de mille deux cent francs annuellement : « Ce domaine
d’environ trois mille francs était soumis à l’incertitude qui régit le produit tout
industriel de la vigne, et néanmoins il faut en extraire chaque année douze cent francs
pour lui »48.
Avant de quitter cette société et faire son chemin à Paris, le jeune homme a
consulté d’abord sa tante, Mme de Marcillac. Il apprenait alors de cette femme qui a
connu « les sommités aristocratiques »49 dans la haute société, « les éléments de
plusieurs conquêtes sociales » En le questionnant sur les liens de parenté qui
48
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,p.75,
chap. I
49
Ibid.
53
pouvaient encore se renouer, la vieille dame estima que, de toutes les personnes qui
pouvaient servir son neveu « parmi la gent égoïste des parents riches, Mme la
vicomtesse seraient la moins récalcitrante ». Il s’agit ici de la vicomtesse de
Beauséant, la cousine d’Eugène, mais elle ne fait pas partie du groupe social d’origine
du jeune homme. Ainsi en conseillant son neveu d’arriver par la vicomtesse, la femme
écrit à cette dernière une lettre « en lui disant que si (Rastignac) réussissait auprès
d’elle (la cousine de Rastignac), elle lui ferait retrouver ses autres parents »50
b/-Le deuxième groupe social
Arrivé désormais à Paris, il s’est logé dans une pension , la pension Vauquer,
où il rencontre des gens mystérieux parmi lesquels Mme Vauquer, la patronne, Mlle
Michonneau, M. Poiret, Victorine Taillefer et surtout Vautrin, une force de la nature
au comportement bizarre, et enfin Goriot, dont les relations et les correspondances
l’intriguent.
Mme Vauquer est une veuve qui contracte quelque caractère original qui
intéresse les pensionnaires. Ces derniers deviennent par la suite chers pour elle. Elle
attribue au départ d’un pensionnaire la même importance qu’à la chute d’un empire et
impute à crime Michonneau de l’avoir quittée pour une concurrente. Essayons de
prendre connaissance de ce passage du chapitre premier du roman Le Père Goriot pour
montrer ce groupe social :
«[Madame Vauquer, née de Conflans, est une vieille femme qui, depuis quarante ans,
tient à Paris une pension bourgeoise établie rue Neuve Sainte-Geneviève, entre le
quartier latin et le faubourg Saint-Marceau].51 (…) [ La maison où s’exploite la
pension bourgeoise appartient à Mme Vauquer.52] (…) [Le premier étage contenait les
deux meilleurs appartements de la maison. Mme Vauquer habitait le moins
considérable et l’autre appartement à Mme Couture, veuve d’un commissaire
ordonnateur de la République française. Elle avait avec elle une très jeune personne
nommée Victorine Taillefer, à qui elle servait de mère. (…) Les deux appartements du
second étaient occupés, l’un par un vieillard nommé Poiret ; l’autre par un homme
50
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,p.
Ibid.chap. I, p.17
52
Ibid.p.19
51
54
âgé d’environ quarante ans, qui portait une perruque noire, se teignait les favoris, se
disait ancien négociant, et s’appelait M. Vautrin. Le troisième étage se composait de
quatre chambres, dont deux étaient louées, l’une par une vieille fille nommée Mlle
Michonneau ; l’autre par un ancien fabricant de vermicelles, de pâtes d’Italie et
d’amidon, qui se laissait nommer le Père Goriot.] »53
Donc, ces principaux personnages sont le deuxième groupe social car il est
considéré, en se conformant à la démarche de Goldmann, comme la nouvelle société
d’insertion de l’individu ou le sujet connaissant, ici Rastignac. Car enquerrons-nous de
l’endroit où se place le héros :
« En ce moment, l’une de ces deux chambres appartenait à un jeune homme venu des
environs d’Angoulême à Paris pour y faire son droit, et dont la nombreuse famille se
soumettait aux plus dures privations afin de lui envoyer douze cents francs par an.
Eugène de Rastignac, ainsi se nommait-il (…) »54
Décelons déjà les prémices de l’éveil de l’ambition du sujet connaissant :
« Rastignac était un de ces jeunes gens façonnés au travail par le malheur, qui
comprennent dès le jeune âge les espérances que leurs parents placent en eux, et qui
se préparent une belle destinée, en calculant déjà la portée de leurs études, et les
adaptant par avance au mouvement futur de la société, pour être les premiers à la
pressurer. »55
Initialement, c’était la famille du jeune homme qui constitue la première
société d’insertion. A partir de maintenant, c’est la société de la pension.
L’approche goldmannienne préconisant que la détermination de l’état du sujet
connaissant, de son évolution sociale ne pouvant être établie qu’à partir de son
intégration au sein d’un groupe social, la métamorphose du comportement de
Rastignac n’est alors définie qu’à partir de son introduction dans le deuxième groupe
social.
Il nous est alors nécessaire d’analyser l’évolution du sujet connaissant.
53
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, chap. I,
p. 27-28
54
Ibid.p.28-29
55
Ibid.p.29
55
La vie à la pension modifie progressivement l’état d’esprit du personnage :
« son intelligence modifiée, son ambition exaltée (…) »56
En s’adaptant au mode de vie de cette pension et la société la composant,
Rastignac parvient à découvrir que Mme Vauquer est une vieille femme assoiffée
d’argent et intéressée - « elle avait vu de son œil de pie , quelques inscriptions sur le
grand livre qui vaguement additionnées, pouvaient faire à cet excellent Goriot un
revenu d’environ huit à dix mille francs (…) »57 et plus loin « Mme Vauquer se coucha
le soir en rôtissant comme une perdrix dans sa barde, au feu du désir qui la saisit de
quitter le suaire de Vauquer pour renaître en Goriot. Se marier, vendre sa pension,
donner le bras à cette fine fleur de bourgeoisie devenir une dame notable dans le
quartier y quêter pour les indigents. (…)»58- que Victorine Taillefer est la fille
orpheline d’un banquier dont Vautrin, un criminel recherché par la police, essaye de
tuer le fils, Michel Taillefer. Puis, en surprenant Rastignac parlant avec Victorine
Taillefer, le forçat dit « de sa grosse voix en se montrant tout à coup à la porte de la
salle à manger » 59: « - Il y aurait donc alors de promesse de mariage entre M. le
chevalier Eugène de Rastignac et Mlle Victorine Taillefer ? »60 En réalité, le
personnage de Vautrin voulait se servir de Rastignac pour prétendre à la fortune des
Taillefer. Il trouve en ce jeune homme les qualités d’une « proie » idéale :
« Vous êtes un beau jeune homme, délicat, fier comme un lion et doux comme une
jeune fille. Vous serez une belle proie pour le diable. J’aime cette qualité de jeunes
gens. »61
Vertueux de nature, le jeune homme va connaître le vice et s’altèrera au fur et à
mesure de son séjour à Paris. Il sera influencé par l’attitude des gens qui l’entourent.
La soif d’argent, la gloire et du pouvoir constituent les principales aspirations de ce
groupe social. Aussi l’ambition du sujet connaissant d’arriver à tout prix va être
suscitée par cette nouvelle société d’insertion.
56
Ibid.p.60
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française,
1961,chap.I,p.43
58
Ibid. p.44
59
Ibid. chap. II p.250
60
Ibid. chap. II p.250
61
Ibid. chap. II , p.251
57
56
c/-Le troisième groupe social (L’éveil de l’ambition du sujet connaissant)
Mme de Beauséant, un autre personnage du roman, avait fait introduire
Rastignac dans une autre société : celle de la Chaussée d’Antin habitée par les
Nucingen et les Restaud ( il s’agit des époux Nucingen et Restaud). En effet après
avoir reçu la lettre de Mme de Marcillac envoyée par son cousin, la vicomtesse
répondit par une invitation au bal :
« Quelques jours après son arrivée, Rastignac envoya la lettre de sa tante à Mme de
Beauséant. La vicomtesse répondit par un bal pour le lendemain »62.
Ce personnage montre à Rastignac les moyens d’arriver par les femmes pour
atteindre la gloire et le pouvoir. Et le jeune homme convaincu par les conseils de la
vicomtesse de Beauséant fait son premier pas chez Delphine de Nucingen et remarque
la justesse des propos de sa conseillère. La contribution de Maxime de Trailles à la
métamorphose du comportement du héros n’est pas surtout à négliger. En surprenant
ce personnage chez la comtesse de Restaud, Rastignac éprouvait « une haine violente
pour ce jeune homme ».
« D’abord les beaux cheveux blonds et bien frisés de Maxime lui apprirent combien
les siens étaient horribles. Puis Maxime avait des bottes fines et propres, tandis que
les siennes malgré le soin qu’il avait pris en marchant, s’étaient empreintes d’une
légère teinte de boue. Enfin Maxime portait une redingote qui lui serrait élégamment
la taille et le faisait ressembler à une jolie femme tandis qu’Eugène avait à deux
heures et demie un habit noir »63
Dans ce passage ce qui frappe surtout Rastignac lorsqu’ il rencontre Maxime
de Trailles, c’est que les cheveux du dandy sont « bien frisés » alors qu’il trouve les
siens « horribles ». C’est au niveau de l’élégance et du pouvoir de séduction que se
situe l’opposition véritablement pertinente, parce que la comparaison provoque chez le
sujet une réaction de haine et de jalousie qui s’exprime aussitôt par des projets et par
62
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française,
1961,chap.I,p.64
63
Ibid.p.99
57
des actes. Ainsi se disait-il en se souvenant d’avoir vu Maxime de Trailles au bal de
Mme de Beauséant : « Voilà mon rival, je veux triompher de lui. » 64
Rastignac ne pourra en effet retrouver sa sérénité qu’en faisant disparaître le contraste
offensant pour son amour propre.
Deux solutions s’offrent à lui : soit il tue son rival, soit il l’imite. Trop
prématuré pour se mesurer, dans sa situation, il fera tout pour lui ressembler d’où sa
lettre à sa famille et son désir de métamorphose, pour aboutir enfin revêtu de son
premier beau costume, à son exclamation naïve et profonde à la fois : « Je vaux bien
Monsieur de Trailles (…) Enfin j’ai l’air d’un gentilhomme »65. Sur le plan de
l’élégance il n’existe plus donc d’opposition et de rivalité. En endossant la tenue du
dandy, Rastignac s’apprête à devenir lui-même un roué.
Désormais, le sujet connaissant est entraîné vers les aspirations communes du
troisième groupe social. Ce troisième groupe l’emporte sur les deux précédents.
2/-Les actants sociologiques
Il s’agit des personnages qui contractent l’état d’esprit d’arriviste et qui exerce
une influence d’une façon permanente sur le comportement du sujet connaissant.66
Avant la détermination de ces actants sociologiques, nous allons d’abord
définir le mot arrivisme.
a/-Définition du mot « arrivisme », ambition et intérêt et décèlement de passages
illustratifs dans le roman Le Père Goriot
Afin de désambigüiser la
confusion entre ces trois concepts, présentant
également des points communs, nous essayerons de donner à chacun une définition
particulière.
64
Ibid.p.
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,
66
Peut-être, un lecteur inattentif confondrait la notion d’actant sociologique de celle de groupe social
car en vérité ces concepts sont différents : l’actant sociologique est celui qui exerce une influence sur
l’éveil des aspirations du sujet connaissant, autrement dit les conditions concrètes propres à l’évolution
des ambitions initialement éveillées de ce sujet connaissant. Quant au groupe social, englobant des
individus, il est considéré comme étant la société d’insertion du sujet connaissant. La détermination de
l’évolution proprement dite des aspirations et ambitions de ce sujet, d’après la démarche
goldmannienne, ne peut être étudiée qu’en identifiant les actants sociologiques.
65
58
« Arrivisme » signifie état d’esprit de celui ou de celle qui veut arriver à tout
prix. « A tout prix » sous entend quels qu’en soient les moyens. Quant à l’ambition,
c’est le désir ardent de réussite et de fortune. Généralement, c’est l’ambition qui
pousse l’individu à devenir arriviste. L’intérêt signifie l’attachement exclusif à ce qui
est avantageux pour soi, en particulier à l’argent.
L’attitude de Mme Vauquer convoitant sans cesse la fortune du père Goriot
dans la pension est aussi illustrative à cet égard car c’est l’intérêt qui guide cette
femme à prétendre à l’argent de Goriot.
Prenons ainsi connaissance de ce passage que nous avons déjà rencontré dans
le deuxième groupe social : (…) Mme Vauquer se coucha le soir en rôtissant comme
une perdrix dans sa barde, au feu du désir qui la saisit de quitter le suaire du Vauquer
pour renaître en Goriot »67
Alors, ce qui subjuguait la femme ici est l’acquisition à tout prix de la fortune
de Goriot.
Ainsi, nous allons déceler des passages où figurent les mots se rapportant à
« arrivisme » le concept qui nous importe, pour mieux déterminer les actants
sociologiques.
Au premier chapitre du roman où le narrateur décrit depuis l’incipit la pension
Vauquer, nous pouvons déjà découvrir un champ lexical de l’arrivisme.
Voici le passage : « Le char de la civilisation, semblable à l’idole de Jaggernat, à
peine retardé par un cœur moins facile à broyer, que les autres l’a brisé bientôt et
continue sa marche glorieuse »68
L’adjectif qualificatif mis en évidence dans ce passage, c’est-à-dire glorieuse
figure parmi les champs lexicaux du concept « arrivisme ». Puisque littérairement, ce
qualificatif est relatif à celui qui tire vanité de quelque chose, fier ou orgueilleux. Et
cette disposition d’esprit est caractéristique des individus arrivistes.
67
68
Ibid.,chap.I, p.44
Ibid. chap.I, p.18
59
En associant ce qualificatif au mot « marche », on peut avoir à l’esprit le
chemin de l’arriviste en quête de la gloire. Il existe des défauts qui constituent
cependant des qualités dont doivent faire preuve les arrivistes.
L’ « égoïsme » au chapitre premier en est une.
En vérité, les arrivistes ne se soucient que d’eux-mêmes et doivent conserver
cet état d’esprit pour progresser dans le monde réel et atteindre une certaine échelle
sociale.
Parfois même, cet égoïsme devient égocentrisme. L’arriviste veut rapporter
tout à lui-même. Et ces défauts peuvent causer des conséquences négatives sur
l’environnement social où évolue d’une manière fulgurante l’arriviste. Car il se
pourrait qu’il y ait des obstacles sur le chemin de l’individu ; et ces obstacles sont la
société elle-même, considérée comme « un cœur moins facile à broyer ».
Bien que cette société soit difficile à éliminer de son chemin, le « char de la
civilisation » va quand même la « briser ».
Il y a une certaine influence que l’arriviste exerce sur la société. Arrivé à un
statut assez élevé, il est adoré par certains qui sont subjugués par ses qualités
envoûtantes, d’où par exemple l’état des personnages qui sont facilement pris et rusés
par les principes mesquins de l’individu. Il se sert de ces personnages comme des
moyens pour arriver.
Notons que le mot « désir » est un autre champ lexical de l’arrivisme.
Le participe présent « rôtissant » et l’expression « au feu du désir »
manifestent le caractère obsessionnel de l’arrivisme. « Parvenir ! Parvenir à tout
prix »69 disait Vautrin en s’entretenant avec Rastignac. « Vous voulez parvenir, je vous
aiderai »70 promet la vicomtesse à son cousin Rastignac en le conseillant d’arriver par
les femmes.
Ici les verbes sans complément « parvenir » et la précision « à tout prix » ainsi
que « voulez parvenir » à la fois champs lexicaux de l’arrivisme et ses synonymes,
manifestent encore le caractère obsessionnel de l’arrivisme.
69
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, chap. I
p.177 (il est question ici d’une expression tirée du discours de Vautrin et de Rastignac)
70
Ibid. chap. I p.135
60
De même, à la dernière phrase du roman, l’expression « acte de défi » constitue
un autre champ lexical du concept arrivisme. « Et pour premier acte de défi qu’il
portait à la société, Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen »71
b/-Détermination proprement dite des actants sociologiques dans le roman
Nous pourrons connaître aisément ces actants en ayant procédé par le relevé de
quelques champs lexicaux et des synonymes du concept « arrivisme ».
Ainsi, nous qualifions de premier actant sociologique le personnage de Vautrin.
La principale raison pour laquelle Vautrin s’avère un actant sociologique est le fait
qu’il agit sur le comportement de Rastignac et prétend persuader ce dernier à devenir
un arriviste. Pour une meilleure explication, référons-nous à l’entretien de Vautrin et
Rastignac. Tout d’abord, nous allons exposer d’une manière succincte sa conception
de la société.
b-1/-Explication de la conception de Vautrin
On pourrait expliquer la conception de Vautrin comme son mépris à l’égard de
la société, plus particulièrement de la civilisation. Pour lui, la société est gangrenée, le
siècle est mou. A ses yeux, la corruption domine l’Etat, comme les familles et les
individus. Le crime est omniprésent, élégant dans les hautes sphères, crapuleux et
sanglants dans le bas-fond. La morale d’une action ne se juge pas à l’acte lui-même,
mais à la réussite et à l’aptitude à déguiser le forfait sous de belles apparences.
Hypocrisie vaut vertu : « le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un
crime oublié, parce qu’il a été proprement fait »72 Ses machinations criminelles en vue
d’obtenir l’héritage de Victorine Taillefer, sont une confirmation éclatante de sa
propre théorie.
Si les fondements de la morale sociale et religieuse sont ébranlés dans les
individus, la faute en incombe selon lui aux nations elles mêmes, qui donnent
l’exemple de l’instabilité par leurs fréquents changements de régime : « l’homme n’est
71
Ibid. chap. III p. 435
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, p.164,
chap. II
72
61
pas tenu d’être plus sage que toute une nation »73 A tout cela s’ajoute son pessimisme
profond de tout progrès moral ou social de l’humanité. En condamnant les vertus telles
que l’honnêteté, les scrupules, le respect des bienséances, Vautrin opte pour la
corruption : « la corruption est en force le talent est rare 74»
Par là, ce personnage est sans doute un arriviste sans scrupules.
S’adressant entre autres à Rastignac, sa leçon d’arrivisme préconise le recours
immédiat à la corruption pour parvenir rapidement.
b-2/-L’entretien ou le discours de Vautrin et ses contributions sur le sujet
connaissant
« (…) Je vais vous éclairer, moi, la position dans laquelle vous êtes ; mais je vais le
faire avec la supériorité d’un homme qui, après avoir examiné les choses d’ici-bas, a
vu qu’il n’y avait que deux partis à prendre : ou une stupide obéissance ou la révolte.
Je n’obéis à rien, est-ce clair ? Savez-vous ce qu’il vous faut, à vous, au train où vous
allez ? un million et promptement ; sans quoi avec notre tête, nous pourrions aller
flâner dans les filets de Saint-Cloud, pour voir s’il y a un Etre suprême. Ce million je
vais vous le donner. [Il fit une pause en regardant Eugène]. Ah ! ah ! vous faites une
meilleure mine à votre petit papa Vautrin. En entendant ce mot-là, vous êtes comme
une jeune fille à qui l’on dit : A ce soir et qui se toilette en se pourléchant comme un
chat qui boit du lait. A la bonne heure. Allons donc ! A nous deux ! Voici votre
compte, jeune homme. Nous avons, là-bas, papa, maman, grande tante, deux sœurs
(dix huit et dix sept ans), deux petits frères (quinze et dix ans), voilà le contrôle de
l’équipage. La tante élève vos sœurs. Le curé vient apprendre le latin aux deux frères.
(…) Les choses sont comme cela chez vous, si l’on vous envoie douze cent francs par
an, et que votre terrine ne rapporte que trois mille francs. (…) Quant à nous, nous
avons de l’ambition, nous avons les Beauséant pour alliés et nous allons à pied, nous
voulons la fortune et nous n’avons pas le sou, nous mangeons les ratatouilles de
maman Vauquer et nous aimons les beaux dîners du Faubourg Saint- Germain, nous
couchons sur un grabat et nous voulons un hôtel. Je ne blâme pas vos vouloirs. Avoir
de l’ambition, mon petit cœur, ce n’est pas donné à tout le monde. Demandez aux
femmes quels hommes elles recherchent, les ambitieux. Les ambitieux ont les reins
73
74
Ibid.p.164
Ibid. p.165
62
forts, le sang plus riche en fer, le cœur plus chaud que ceux des autres hommes. Et la
femme se trouve si heureuse et si belle aux heures où elle est forte, qu’elle préfère à
tous les hommes celui dont la force est énorme, fût-elle en danger d’être brisée par
lui. Je fais l’inventaire de vos désirs afin de vous poser la question. Cette question, la
voici. Nous avons une faim de loup, nos quenottes sont incisives, comment nous y
prendrons-nous pour approvisionner la marmite ? Nous avons d’abord le Code à
manger, ce n’est pas amusant, et ça n’apprend rien ; mais il le faut. (…) Nous avons
une ressource dans la dot d’une femme. Voulez-vous vous marier ? ce sera vous
mettre une pierre au cou ; puis si vous vous mariez pour de l’argent, que deviennent
nos sentiments d’honneur, notre noblesse ! Autant commencer aujourd’hui votre
révolte contre les conventions humaines.(…) Voilà le carrefour de la vie jeune homme,
choisissez. Vous avez déjà choisi : vous êtes allé chez notre cousin de Beauséant, et
vous y avez flairé le luxe. Vous êtes allé chez Mme de Restaud et vous y avez flairé la
parisienne. Ce jour-là vous êtes revenu avec un mot écrit sur votre front, et que j’ai
bien su lire : Parvenir ! parvenir à tout prix. (…) Il vous a fallu de l’argent. Où en
prendre ? Vous avez saigné vos sœurs. (…)Une rapide fortune est le problème que se
proposent de résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent tous
dans votre position. Vous êtes une unité de ce nombre-là. Jugez des efforts que vous
avez à faire et de l’acharnement du combat. (…)Ne vous étonnez ni de ce que je vous
propose ni de ce que je vous demande ! Sur soixante beaux mariages qui ont lieu dans
Paris, il y en a quarante-sept qui donnent lieu à des marchés semblables. (…) Que
faut-il que je fasse ? dit avidement Rastignac en interrompant Vautrin. (…) »75
Dans son discours, Vautrin voulait convaincre Rastignac d’épouser Mlle
Taillefer, tandis que lui se chargerait de faire disparaître son frère, dernier obstacle au
partage d’un héritage fabuleux. Il voulait aussi démontrer au jeune homme la
permanente omnipotence de l’argent dans la société.
Ainsi quand il affirme : « Parvenir ! Parvenir à tout prix, il vous a fallu de
l’argent (…) » le forçat entend par là que l’argent constitue le moyen d’arriver.
Pour cela, il faudrait exclure définitivement tout scrupule, renoncer à l’obéissance
stupide des lois morales et de n’admettre que la toute puissance de l’argent.
75
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, chap. II,
p.168-169-170-173-178
63
Quelquefois le jeune étudiant confirme la justesse de la leçon d’arrivisme de Vautrin :
« Vautrin a raison, la fortune est la vertu ! »
Même plus loin, Eugène de Rastignac « vit le monde comme il est : les lois et les
morales impuissantes chez les riches et vit dans la fortune l’ « ultima ratio mundi » (le
dernier argument du monde) parce qu’il veut arriver.
Bien que le jeune étudiant ait été dégouté par la proposition de Vautrin d’après
laquelle on peut à tout prix s’enrichir par le crime, les autres propositions l’ont
convaincu.
Il estime vrai par exemple que c’est l’argent qui mène vers la gloire, la réussite
après avoir constaté les désordres de la société.
Vautrin établit une alternative catégorique qui exclut toute autre possibilité :
« ou bien une stupide obéissance (au mœurs sociales) ou bien la révolte (la dissolution
de ces mœurs et l’adoption d’une conception matérialiste). »
L’objectif de cet homme est de convaincre Rastignac de rechercher l’argent pour
progresser dans le monde réel.
Ainsi, il indique un exemple de situation : « Vous voulez vous marier ? Ce sera
vous mettre une pierre au cou ; puis si vous vous mariez pour de l’argent, que
deviennent nos sentiments d’honneur, notre noblesse ! Autant commencer aujourd’hui
votre révolte contre les conventions humaines »
Constatons ici la conception négative du mariage de Vautrin. Sans doute alors
il récuse la légitimité de ce rite.
N’ignorant pas que Rastignac est issu d’une famille noble et aristocrate faisant
preuve d’une certaine obédience aux mœurs sociales, il l’incite à la révolte contre les
conventions humaines.
Décidé de mettre en pratique les différentes phases de la leçon de Vautrin,
l’étudiant dit avidement : « Que faut-il que je fasse ? »
En conséquence, on peut affirmer que l’actant sociologique ici Vautrin, est
parvenu à éveiller l’esprit de Rastignac, c'est-à-dire le sujet connaissant, et à former
son esprit.
L’actant a assumé son rôle.
Mais il reste une question à élucider.
64
En sachant que la conscience réelle du personnage de Rastignac est l’aspiration
à la gloire ainsi qu’à l’aisance matérielle, où se situe le contexte sociologique concret
pour déterminer la concrétisation ou non de cette aspiration, autrement dit la
conscience possible ? Il faut pour cela, une nouvelle intervention du premier actant
sociologique.
La définition de la conscience réelle, nous l’avons déjà vu, se résume comme
étant les aspirations du groupe social ou de l’individu à un changement de situation.
La conscience possible est le maximum d’adéquation à la réalité ou
au
contexte sociologique concret, auquel pourrait parvenir ce groupe sans changer de
nature.
Ainsi, en ce qui concerne la nouvelle intervention de Vautrin, remarquons
qu’après avoir demandé la question « Que faut-il que je fasse ? », Eugène a obtenu
une réponse du forçat : « Presque rien, écoutez-moi bien ! » poursuivant qu’il faut
courtiser des jeunes femmes en condition de solitude « sans qu’elle doute de sa
fortune à venir »
Si l’on suit et analyse bien le roman, c’est Victorine dont on est en train de
parler ici.
Vautrin voudrait amener l’étudiant à commettre le crime pour parvenir.
Proposition à laquelle Rastignac n’était pas d’accord car cela lui avait semblé
trop brusque. Il y a ici inadéquation de la conscience réelle à la conscience possible :
mauvaise foi de Rastignac à l’égard de l’intention de Vautrin.
D’une façon plus claire, le sujet connaissant ne partage pas l’opinion de
l’actant sociologique au point que l’aspiration du sujet n’est pas concrétisée, réalisée.
Il y a aussi ici ce qu’on entend par distorsions secondaires entre l’actant et le
sujet. Il existe un déséquilibre entre les propos du forçat et le refus de l’étudiant. L’un
émettant son opinion, l’autre s’y oppose. Tout cela ne fait qu’illustrer l’inadéquation
de la conscience réelle à la conscience possible.
b-3/-Le personnage de la vicomtesse de Beauséant
Un autre actant sociologique exerçant une influence sur le sujet connaissant est
la vicomtesse de Beauséant.
65
Pour sa part, ce personnage a ouvert la voie au jeune homme, en lui montrant le
chemin de la réussite par les femmes. Elle lui propose tout d’abord, de commencer par
Delphine de Nucingen.
Cette fois-ci le sujet connaissant consent à suivre la proposition de son
initiatrice.
Résultat qui découle de cette acceptation : son lancement dans la haute société.
Ce qui confirme ce qu’a prédit la femme : « Vous aurez du succès partout »
Il y a ici adéquation des aspirations de Rastignac au personnage de la
vicomtesse, mais la concrétisation de ses aspirations ne peut être déterminée qu’en
suivant de près son évolution sociale.
b-4/-L’évolution de Rastignac dans la société
.Les étapes de son ascension sociale
Deux étapes inégalement distribuées dans le temps répondent à deux
mouvements soulignant l’ascension de l’arriviste qu’est désormais Rastignac :
-Une première étape (deuxième chapitre du roman [II (l’entrée dans le monde)]
précise une succession de petites réussites significatives.
Vers la fin de la première semaine du mois de décembre (1819) à la page 131,
Eugène de Rastignac reçoit avec les lettres de sa mère et de sa sœur aînée, l’argent
qu’il attendait. Vautrin fait ensuite son intrusion dans la vie de l’étudiant. Après avoir
appris du père Goriot que Delphine de Nucingen, sa fille, doit aller le lundi suivant au
bal de la duchesse de Carigliano, Rastignac dîne chez Mme de Beauséant, qu’il
accompagne au théâtre-Italien. Sa cousine le présente à Mme de Nucingen. Cette
dernière deviendra la maîtresse du jeune étudiant sur les conseils de la vicomtesse.
Mais Rastignac ne conquerra la fille de Goriot qu’après avoir joué pour elle dans une
maison de jeux près du
palais Royal. Revenu avec 7000 francs gagnés
miraculeusement, il parvient à conquérir concrètement Delphine de Nucingen.
66
Le bal de la duchesse de Carigliano présente pour Rastignac tous « les charmes d’un
brillant début »76. Il est reconnu par la haute société ; tous les gens lui envient
Delphine. Il est lancé.
-Une deuxième étape (II, III, IV du roman) accompagne depuis deux ans le
héros vers son « défi » qu’il porte à la société corrompue par l’argent. La mort du père
Goriot ôte au héros ses derniers scrupules.
Avant, il était influencé par l’enseignement de Vautrin. Depuis son entrée dans
le monde, le discours de Vautrin fait son chemin en lui : « La corruption est en
force(…) »77
Il a beau le repousser, mais après avoir progressivement constaté les désordres
de la société et le matérialisme l’emportant sur le respect des vertus morales, il résout
d’arriver et de défier cette société corrompue par la corruption elle-même.
On constate bien que la phrase de la fin du roman « A nous deux
maintenant !»78 indique que le héros n’est plus le provincial au mode de vie réservé.
Autrefois en province, il ignorait le vice, mais dorénavant, il le connaît et va en
user pour défier la Société.
Il ne s’agit plus du même homme; il s’agit d’un arriviste résolu.
Par conséquent, on peut déduire de cette structure chronologique de l’évolution
sociale du sujet connaissant que ses aspirations sont concrétisées : acquisition d’un
rang social à travers les femmes, assouvissement de l’aisance matérielle (les sommes
d’argent données par sa famille, les 7000 francs qu’il a gagnés au Palais- Royal …)
Cependant, bien qu’il se fût montré résolu, des scrupules parviennent encore à
l’assaillir.
Sa stupéfaction à l’égard des comportements des filles et gendres du père
Goriot quand ce dernier est mort en est une illustration. La prochaine mission de
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,
p.209,chap.II
77
Ibid.
78
Ibid. p.435 Chap III
67
Rastignac c’est de défier ce comportement commun de la société par ce même
comportement.
En termes clairs, la concrétisation de cette aspiration au défi pourrait se
poursuivre dans un autre roman, car l’histoire se termine là où le héros est résolu.
Si l’on revient au groupe social d’origine de Rastignac c’est-à-dire sa famille
en province, on peut aussi affirmer que ce groupe constitue un autre actant
sociologique, car en vérité c’est cette famille (sa mère et ses deux sœurs) qui l’a incité
à arriver à Paris.
La détresse familiale l’a poussé à parvenir à tout prix. Même ce groupe l’a aidé
à tenir son rang social en lui envoyant de l’argent. Ce sont les liaisons féminines
balzaciennes qui sont en train d’être évoquées ici.
En fait, c’étaient toutes des femmes qui avaient aidé Balzac, à gravir l’échelle
sociale.
Il y avait Mme de Berny la duchesse d’Abrantès et bien d’autres. En ce qui
concerne Rastignac, sa mère ses deux sœurs, la vicomtesse, sa cousine, et Mme de
Nucingen ont apporté une contribution permanente à son ascension sociale. Comment
le personnage de Rastignac conçoit-il cette réussite que la société lui promet ? Pour
répondre à cette question, nous allons nous focaliser sur la conception de la réussite
propre à ce personnage.
b-5/-La réussite selon Rastignac
Eugène est doué d’une imagination débordante d’après laquelle tout ce qui
brille donne l’essor. Sa réaction à l’éclat du luxe, en ce sens que Rastignac, par son
désir de réussir, enviait le luxe de Nucingen, est comparable à celle d’un enfant nourri
de contes bleus. Il n’est pas du tout mûr.
Ainsi, devant « les scintillements d’une richesse merveilleuse »79, il « croyait à
la réalité des contes arabes »
80
; au Théâtre- Italien, il « crut à quelque féerie » et
« marchait d’enchantements en enchantements »81. Cet être, sensible au merveilleux,
prétend une réussite facile : pour lui, cette réussite doit tenir plus à la Grâce, à des
79
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, p.107,
chap. I
80
Ibid.
81
Ibid. p.173-174
68
« coups de baguette magique »82 , qu’à des efforts patients parce que la soif d’arriver
lui sèche la gorge. Le désir de réussir est même le moteur essentiel de ses actes dès
qu’il a éprouvé les premiers prestiges d’une grande position. Ce désir ardent le saisit
comme un malaise : « Le démon du luxe le mordit au cœur, la fièvre du gain le prit
(…) »83.
Mais c’est là qu’il se montre petit. Rêve-t-il de s’illustrer par une grande
œuvre, par des actions utiles, se donne-t-il « la grandeur d’un pays pour objet » ?
Non, s’il désire réussir, c’est avant tout pour se venger des mépris attachés à la
pauvreté pour jouir à son tour des rêves que donne l’argent. Et c’est surtout par les
femmes qu’il pense réussir en escomptant leurs amours.
En réalité, Rastignac n’était pas du tout amoureux de la baronne de Nucingen.
S’il a voulu la connaître, c’est parce qu’il se sentait humilié d’être sans femme, et
surtout parce que la femme est un moyen de s’élever. Ainsi se disait-il à l’esprit :
« avoir une maîtresse et une position quasi royale c’est le signe de la puissance !»84
S’il s’était montré patient envers Delphine, c’est parce que celle-là lui
constituait une proie précieuse. Cependant, c’est encore en adolescent qui se cherche,
avec ses élans, ses calculs, ses côtés d’ombre et de lumière qu’il se comporte.
Une analyse lucide de l’évolution de Rastignac peut nous faire constater les
métamorphoses de son comportement.
Quelle différence entre le jeune provincial du début, attaché aux douces
émotions de la famille et le personnage qui s’écrie : « A nous deux maintenant ! »85 A
vrai dire, il ne s’agit plus du même homme. Avec sa dernière larme de jeune homme
répondant aux pleurs versés par lui chez sa cousine, il a enterré l’adolescent qu’il fut
pour renaître autre, c’est-à-dire plus dur et moins pur. Les leçons de Paris et de
Vautrin ont porté, d’où le point de vue de Guy Riegert analysant à fond l’évolution
comportementale de Rastignac qui affirme : « Il ne s’agit pas de lutter pour détruire
ou transformer la société mauvaise, mais simplement par une corruption égale à la
sienne, de s’y faire une belle position. Son défi dérisoire souligne bien l’influence
82
Ibid chap. I .p. 103, chap. II, 283
Ibid. chap.I p.107
84 Ibid.
85
Ibid. chap. III, p.435
83
69
corruptrice de la civilisation. A travers le roman et par Rastignac, c’est un peu de la
pensée de Rousseau qui s’exprime : l’homme est bon et heureux dans l’état de nature ;
c’est la civilisation qui le corrompt et ruine son bonheur primitif »86
Ainsi la représentation schématique suivante illustrera les influences des
actants sociologiques sur le sujet connaissant et mettra en évidence le rôle des femmes
dans l’évolution sociale de ce sujet.
Représentation schématique
Facteurs influant sur le
sujet : ( actants
sociologiques)
La famille en province
Vautrin
La vicomtesse de Beauséant
Conscience possible
Conscience réelle
Aspiration au changement de
classe sociale : Pauvre (-) riche
Classe sociale du sujet
connaissant : pauvre
Classe sociologique ou nature :
Noble
86
Moyens pour parvenir et
devenir riche : les femmes,
l’enseignement de Vautrin
Guy RIEGERT, Profil d’une œuvre le Père Goriot, p.31
70
Le maximum
d’adéquation auquel
pourrait parvenir le
sujet sans pour autant
changer de nature.
Donc sa classe
sociologique ne change
pas. Paris peut être
qualifié comme un
facteur influant sur le
sujet connaissant car
c’est à Paris qu’il
trouve le germe de son
ambition.
Si nous suivons l’enchaînement des raisonnements contenus dans chaque case,
nous pouvons déduire que Paris la ville où Rastignac évolue, est considérée comme le
terrain d’adéquation des arrivistes dans le roman. Ce n’est pas uniquement Rastignac
qui contracte l’état d’esprit d’arriviste dans l’histoire.
Les actants sociologiques comme Vautrin, les personnages du second et du
troisième groupe social à savoir les deux filles du père Goriot, Anastasie et Delphine
ambitionnent tous vers la réussite à tout prix.
Ces deux dernières sont subjuguées par l’argent et parviennent à ignorer leur
père.
Souillées par l’argent, elles ne se soucient plus de l’état de santé et la mort de
leur père et elles sont devenues matérialistes, et sans moralité. Ne leur rapportant plus
rien, parce que le père Goriot les avait gâtées d’une somme d’argent importante et
désormais il ne peut plus, ce père Goriot est devenu une proie qui a perdu sa saveur,
ne servant plus à rien.
Vautrin est un arriviste car ses intentions malsaines à l’égard de la fortune des
Taillefer sont caractéristiques d’un individu sans scrupules. Ses intentions se résument
comme suit : acquérir par le crime l’héritage des Taillefer tout en incitant Rastignac à
être le complice de ses agissements.
En vérité, il voulait se servir d’Eugène pour obtenir facilement l’héritage
fabuleux. Vautrin n’a pas choisi les moyens, mais dès qu’il a trouvé le jeune étudiant
pour s’en servir par la suite, il a exposé ses démarches scélérates. Autrement dit, les
arrivistes ne choisissent pas les moyens ; quels que soient ces moyens, ils continuent
leur quête de l’aisance matérielle.
Cet état d’esprit pousse les individus à devenir des crapules, à commettre des
injustices au sein de la société. Ainsi, les infidélités commises par des personnages
comme de Marsay, Ajuda- Pinto, sont une illustration frappante. Déjà mariée au
banquier de Nucingen, Delphine avait encore un amant, de Marsay. De Marsay quitte
71
Delphine pour la princesse Galathionne parce que la fille du père Goriot ne lui
rapporte plus rien.
Pour sa part, le banquier, encore insatisfait de sa fortune a accaparé celle de sa
femme, la même Delphine dans des entreprises spéculatives pour s’enrichir davantage.
Ces personnages sans moralité expliquent les manifestations de l’arrivisme. C’est dans
la ville de Paris que se déroulent ces drames.
Ainsi, nous allons nous informer de ce Paris décrit dans le roman pour mieux illustrer
l’arrivisme
c/-Le Paris du Père Goriot
Contrairement à la Province qui présente un idéal de pureté, de bonheur,
paisible endroit d’origine du héros, Paris est considéré comme un Enfer d’une
civilisation où on se moque des valeurs morales parce qu’on ne reconnaît plus d’autres
maîtres que l’argent et le plaisir. Par un contraste aussi important que celui qui oppose
Paris à la Province, puisqu’elle développe le sentiment de l’ambition chez Rastignac,
la richesse des beaux quartiers offre une antithèse vigoureuse avec l’univers sordide de
la pension Vauquer. Dans le roman, deux modes sociaux s’affrontent : celui du
Faubourg Saint- Germain et celui de la Chaussée d’Antin.
c-1/-Le Faubourg Saint-Germain
Le Faubourg se situe en fait dans la plaine de Grenelle, autour de SaintThomas d’Aquin et constitue la terre de la vieille noblesse riche et élégante. Elle est
habitée par les grandes familles de la Comédie Humaine, qui sont les Beauséant, dans
« une de ces maisons où les grandeurs sociales sont héréditaires »87
c-2/-La Chaussée d’Antin
C’est le quartier des banquiers et de la grande bourgeoisie d’affaires. Quartier
nouveau, vivant, mais dont Balzac souligne impitoyablement dans Le Père Goriot,
87
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, p.170
72
tout ce qui le distingue du Noble Faubourg. A l’élégance personnelle et raffinée de
l’hôtel de Beauséant répond en effet, chez la comtesse de Restaud et de la baronne de
Nucingen, à la Chaussée d’Antin, « le luxe inintelligent du parvenu »88 L’étalage du
mauvais goût n’échappe pas à Rastignac, rue Saint- Lazare, chez Delphine de
Nucingen, dans « une de ces maisons légères, à colonnes minces, à portiques
mesquins, qui constituent le joli à Paris, une véritable maison de banquier, pleine de
recherches coûteuses, de stucs, de paliers d’escalier en mosaïque de marbre »89. A
cette opposition entre les deux pôles de la classe sociale vient s’ajouter un autre
contraste qui fait découvrir une évolution de mœurs et de rapports de forces.
L’image de l’une des dernières grandes dames véritablement nobles du
Faubourg Saint Germain, la déesse de l’Iliade qu’est Mme de Beauséant aux yeux de
Rastignac, contraste fortement en effet avec la figure de la femme entretenue, de la
Parisienne voire de la courtisane qu’on rencontre à la Chaussée d’Antin.
Cependant, on peut constater que dans le roman, c’est la vicomtesse de Beauséant, et
plus tard la duchesse de Langeais qui se retireront de Paris pour la Province.
Malgré le mépris des grandes dames pour les nouveaux riches, c’est plutôt le Noble
Faubourg qui est condamné à disparaître ; le pouvoir de l’argent écrase les belles âmes
et se moque des raffinements du goût.
Il y a ici ce qu’on appelle « lutte de classe ». D’une autre manière, la société
parisienne est comparée à une jungle habitée par des fauves qui ne cessent de lutter
pour devenir le plus fort, et le vainqueur règnera et dominera sur tout le territoire.
C’est en quelque sorte une jungle sociale.
88
89
Ibid.p.120
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, p.194
73
SOMMAIRE DE LA TROISIEME PARTIE
TROISIEME PARTIE :
L’arrivisme à travers le réalisme balzacien………………………………………….75
Chapitre I :
La notion de milieu, d’espèce, d’évolution………………………………………………76
Les portraits………………………………………………………………………………78
Chapitre II :
Le réalisme balzacien………………………………………………………………82
1/- A travers les métaphores et les comparaisons…………………………………...82
2/-A travers les figures d’opposition :
Les antithèses………………………………………………………………………88
Les contrastes………………………………………………………………………89
74
Troisième partie
L’arrivisme à travers le réalisme
balzacien
75
Chapitre I :
La notion de milieu, d’espèce, d’évolution90
L’arrivisme est un état d’esprit identifiable à partir de l’analyse du
caractère et de l’évolution du personnage contractant cet état d’esprit. Cette
analyse comportementale peut être étudiée à partir de la théorie des milieux,
procédé auquel Balzac se référait pour établir sa conception.
Balzac part pour fonder son réalisme d’une thèse scientifique du naturaliste
Geoffroy de Saint Hilaire : l’unité de composition. Selon cette théorie, l’espèce
animale n’est qu’une; le milieu et les interactions avec le milieu créent seuls les
différences. Balzac pense que la société et la nature sont identiques. De même qu’il
existe des espèces animales, il existe des espèces sociales et ce sont ces espèces qu’il
entreprend de décrire et de comprendre. L’homme est un, mais les milieux sociaux
créent toutes sortes d’espèces diverses. « L’animal est un principe qui prend sa forme
extérieure ou pour parler plus exactement, les différences de sa forme, dans les
milieux où il est appelé à se développer (…) La société ne fait-elle pas de même
suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de
variétés en zoologie ? »91
Balzac en déduit ainsi qu’il est nécessaire d’étudier :
- les hommes,
- les femmes et
- les choses
ou plus exactement “les personnes et les représentations matérielles qu’elles
donnent à leur pensée.”92
On voit bien ici comment la description balzacienne naît naturellement de ces
théories :
- le milieu détermine les espèces, il faut donc le définir et le décrire (c’est ce qui donne
la délimitation des espaces “scènes” (Paris, Province, campagne..) et ce qui justifie le
recours massif aux descriptions),
90
Il est question de la théorie des milieux
Honoré de Balzac, Avant-propos de La Comédie Humaine
92
Ibid.
91
76
- les objets sont des projections de l’esprit, des pensées de l’homme (décrire le milieu
physique c’est donc décrire l’homme qui y vit).
L’interaction entre l’homme et son milieu est donc proprement dialectique : double
projection de l’inanimé vers l’animé et vice-versa puisque le milieu détermine
l’homme et que l’homme, en retour, modèle son milieu selon ce qu’il est. C’est ce
genre de vérité qui s’exprime dans la description de la pension Vauquer.
Les caractères des personnages du roman Le Père Goriot sont déterminés par les
milieux où ils évoluent. Balzac confirme cela en s’inspirant de la théorie des milieux
de Geoffroy Saint-Hilaire.
Si on se focalise désormais sur le roman Le Père Goriot, le milieu proprement
dit qui va déterminer l’évolution du personnage d’Eugène de Rastignac est d’une
façon générale, Paris. Mais dès les premières pages du roman on commence déjà
à fournir au lecteur des précisions : il s’agit de la pension Vauquer.
Au moyen de cette description du milieu, Balzac dévoile déjà toutes les vicissitudes
de l’existence d’une classe sociale :
« Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant,
rongé, manchot, borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui
retarderait trop l’intérêt de cette histoire et que les gens pressés ne pardonneraient
point. »93
La plupart des adjectifs qui qualifient le mobilier : « tremblant (…) manchot, borgne,
invalide, expirant », peuvent s’appliquer aussi bien à des personnes qu’à des choses.
On dirait qu’une correspondance tellement étroite entre les objets et les hommes
s’établit que les termes pour désigner la dégradation des uns et des autres sont les
mêmes.
Balzac, en établissant une autre description de lieu, c’est-à-dire l’intérieur de la
pension, plus particulièrement les ornements et décors qui composent
la salle à
manger, annonce déjà le succès de Rastignac dans le milieu où il évolue :
93
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,chap. I,
p.32
77
« Le surplus des parois est tendu d’un papier verni représentant les principales
scènes de Télémaque, et dont les classiques personnages sont coloriés. Le panneau
d’entre les croisées grillagées offre aux pensionnaires le tableau du festin donné au
fils d’Ulysse par Calypso. Depuis quarante ans cette peinture excite les plaisanteries
des jeunes pensionnaires, qui se croient supérieurs à leur position en se moquant du
dîner auquel la misère les condamne. »94
Si on se réfère au roman les Aventures de Télémaque95, Télémaque est le fils d’Ulysse
et de Pénélope. Fénelon a conté comment, guidé par Minerve, sous la figure du
Mentor, il se mit à la recherche de son père. Mais en ce qui concerne notre
roman, le personnage de Rastignac est à la recherche du succès. Et nous avons ici
la preuve du grand succès du roman de Fénelon (Télémaque trouva son père) car
Rastignac trouve aussi du succès partout où il évolue.
En prenant connaissance des portraits balzaciens dans le roman, nous pourrons avoir
une confirmation que le cadre détermine le caractère.
Les portraits
Par rapport au thème que nous avons abordé, il est important d’étudier
les portraits afin de confirmer la détermination des états d’esprit respectifs des
personnages balzaciens dans le roman le Père Goriot et leur évolution dans le
milieu où ils sont : c’est le déterminisme balzacien.
Le réalisme de Balzac consiste ici à aborder des personnages de l’extérieur, à
nous en faire d’abord un portrait physique détaillé. Leurs vêtements, leur visage, leur
comportement révèlent leur caractère, leurs vices ou leurs passions. Les personnages
de Balzac sont décrits avec autant de précision réaliste que le décor. Pour commencer
prenons connaissance du portrait d’Eugène de Rastignac.
94
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,chap.
I,p.31
95
Fénelon, Les Aventures de Télémaque
78
« Eugène de Rastignac avait un visage tout méridional, le teint blanc, des cheveux
noirs, des yeux bleus. Sa tournure, ses manières, sa pose habituelle dénotaient le fils
d’une famille noble, où l’éducation première n’avait comporté que des traditions de
bon goût. S’il était ménager de ses habits, si les jours ordinaires il achevait d’user les
vêtements de l’an passé, néanmoins il pouvait sortir quelquefois mis comme l’est un
jeune homme élégant. Ordinairement il portait une vieille redingote noire, un mauvais
gilet, la méchante cravate noire, flétrie mal nouée de l’étudiant, un pantalon à
l’avenant et des bottes ressemelées» 96
Balzac définit ici son héros comme un méridional arrivé à Paris. Ses yeux bleus
expliquent déjà ce que confirme Pierre ABRAHAM97 dans Créatures chez Balzac en
1931 que les yeux bleus des personnages annoncent la réussite. Et l’on peut vraiment
constater que le succès est partout où Rastignac voulait progresser. Puis le narrateur
enquiert déjà le lecteur de la classe sociale du personnage par « sa tournure, ses
manières et sa pose habituelle », issu d’une famille noble. « Tradition du bon goût »
sous-entend que l’étudiant s’accordera difficilement aux mœurs parisiennes dépravées,
en particulier celles de la pension Vauquer et du milieu aristocratique corrompu
matériellement98. La jeunesse est un autre élément déterminant de sa personnalité.
Tout spontané au moins, au début Rastignac confie à qui veut l’entendre ses moindres
impressions. Le provincial en lui ne sait rien encore « des diverses étiquettes
parisiennes »99 : il appelle la vicomtesse « ma cousine », ignore les mœurs de la bonne
société, et ne sait pas encore maîtriser ses réactions. Mais il a l’esprit vif et comprend
assez vite les situations. Son instinct le sert et lui procure une alliée lorsqu’il défend sa
cousine en prônant la sincérité.
Pour mieux éclaircir la notion de portrait balzacien, informons-nous de celui du
père Goriot.
C’est un portrait pathétique car il traduit concrètement le drame secret du
vieillard. Négociant enrichi dans le commerce des pâtes alimentaires, il s’est retiré
après avoir doté et marié ses deux filles qu’il aime passionnément. Or celles-ci, prises
96
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, chap.I
,p.36
97
Pierre ABRAHAM, Créatures chez Balzac, p.48
Il s’agit des Nucingen puis des Restaud
92Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,chap.I
p.103
98
79
dans le tourbillon de la vie mondaine, le négligent, le renient, ne se souvenant de son
existence que pour venir lui demander de l’argent. Ulcéré dans sa tendresse, le
malheureux se prive de tout pour satisfaire leurs caprices.
« Vers la fin de la troisième année, le père Goriot réduisit encore ses dépenses, en
montant au troisième étage et en se mettant à quarante cinq francs de pension par
mois. Il se passa de tabac, congédia son perruquier et ne mit plus de poudre. Quand le
père Goriot parut pour la première fois sans être poudré, son hôtesse laissa échapper
une exclamation de surprise en apercevant la couleur de ses cheveux : ils étaient d’un
gris sale et verdâtre. Sa physionomie que des chagrins secrets avaient insensiblement
rendue plus triste de jour en jour, semblait la plus désolée de toutes celle qui
garnissaient la table…Quand son trousseau fut usé, il acheta du calicot à quatorze
sous l’aune pour remplacer son beau linge. Ses diamants sa tabatière d’or, sa chaîne,
ses bijoux disparurent un à un. Il avait quitté l’habit bleu barbeau, tout son costume
cossu, pour porter, été comme hiver, une redingote de drap marron grossier, un gilet
en poil de chèvre et un pantalon gris en cuir de laine. Il devint progressivement
maigre ; ses mollets tombèrent ; sa figure bouffie par le contentement d’un bonheur
bourgeois, se rida démesurément ; son front se plissa, sa mâchoire se dessina.
(…) »100
Le portrait de Vautrin est aussi important :
« Il était un de ces gens dont le peuple dit : « Voilà un fameux gaillard ! » Il avait les
épaules larges, le buste bien développé, les muscles apparents, des mains épaisses,
carrées et fortement marquées aux phalanges par des bouquets de poils touffus et d’un
roux ardent. Sa figure rayée par des rides prématurées, offrait des signes de dureté
que démentaient ses manières souples et liantes. Sa voix de basse taille, en harmonie
avec sa grosse gaité, ne déplaisait point. Il était obligeant et rieur. Si quelque serrure
allait mal, il l’avait bientôt démontée, rafistolée, huilée, limée, remontée, en disant :
100
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, chap.I,
p.125
80
« Ca me connaît. ». Il connaissait tout d’ailleurs, les vaisseaux, la mer, la France,
l’étranger, les affaires, les hommes, les événements, les lois. (…) »101
Le “réalisme” balzacien repose donc sur des théories scientifiques auxquelles
l’auteur croit fermement, théories qui lient inanimé et animé, l’homme et son milieu,
l’homme et le monde. C’est théories proposent donc un système du monde (une
explication et une systématisation des rapports et de l’homme au monde) et un
système romanesque (des idées de Balzac sur l’homme et le monde) d’où naît l’idée
du réalisme descriptif.
101
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, chap.I,
p.36-37
81
Chapitre II
LE REALISME BALZACIEN (le réalisme stylistique)
1/-A travers les métaphores et les comparaisons
Définitions
Ce sont des procédés de style consistant à donner à un mot la valeur d’un autre,
mais ce qui distingue ces deux procédés, c’est que dans les métaphores, il n’y a pas de
termes comparatifs, mais l’idée de ressemblance est donnée par analogie.
Dans les comparaisons, on utilise les termes comparatifs à savoir « comme »,
« à la manière de », « tel que » et bien d’autres (liste non exhaustive)
Ainsi dans le Père Goriot , lorsque nous nous référons au discours didactique
de Vautrin, il peut y comporter des catégories de métaphores démontrant les
manifestations de l’arrivisme. Criminel de nature, le personnage de Vautrin s’exprime
d’une manière directe et sans fioritures tout en faisant prévaloir l’arrivisme par le
crime lui- même.
Aussi n’avait-il pas dit : « Le secret des grandes fortunes sans cause apparente
est un crime oublié, parce qu’il a été proprement fait » 102
Bien que ce personnage soit un forçat et un hors-la-loi, il fait preuve d’une intelligence
d’être d’exception ayant longuement analysé les mécanismes et les bas-fonds de la
société.
Se montrant comme un maître à l’égard de l’élève, le forçat essaye de faire connaître à
Rastignac ses principes : « Voilà le carrefour de la vie, jeune homme, choisissez !»103
On introduit ici une métaphore classique assimilant « la vie », élément abstrait
à un chemin « le carrefour », élément concret, palpable, visible à l’œil nu.
102
103
Ibid. chap.II, p.164
Ibid.
82
Le qualificatif « jeune » dans « jeune homme » n’est pas uniquement dû à l’âge
ou au physique de Rastignac, mais en vérité c’est une autre métaphore qui fait allusion
à l’inexpérience, à l’ignorance de l’élève devant le maître qu’est ici Vautrin.
Alors qu’il fait choisir l’élève par l’usage de l’impératif « choisissez ! », il ne lui
accorde pas assez de temps pour réfléchir et pour déterminer son choix définitif. Il le
décèle aussitôt : « Vous avez déjà choisi. »104
En devinant ce choix, Vautrin évoque les conquêtes féminines que Rastignac a
entreprises en deux phrases parallèles autour de : « Vous êtes allé chez notre cousin de
Beauséant, et vous y avez flairé le luxe. Vous êtes allé chez Mme de Restaud et vous y
avez flairé la Parisienne »105
Dans ce passage, le verbe « flairé » conjugué au passé composé, employé deux
fois, fait comparer la société à une jungle.
Ainsi cette métaphore de la jungle sociale suggère que dans la société habitée
par Rastignac prédomine uniquement la loi du plus fort.
En conséquence, le maître ne préconise-t-il pas déjà qu’il faut lutter pour arriver ?
Plus loin lorsque Vautrin utilise un autre impératif « Parvenir ! » répété, en
l’associant à « à tout prix », il établit les moyens tout en rappelant à l’étudiant les
sommes d’argent qu’il a demandées à sa mère et ses sœurs pour tenir son rang dans le
monde : « Il vous a fallu de l’argent. Où en prendre ? Vous avez saigné vos sœurs »106
Par la métaphore du verbe « saigné », le forçat parvient à découvrir les remords
de Rastignac quand celui-ci songe à quelles privations ses sœurs se condamnaient pour
lui permettre de conquérir une telle situation. Ainsi cette métaphore sanguinaire
transforme le frère en vampire égoïste et ingrat.
En effet, c’est désormais le moment que choisit Vautrin pour exposer à
Rastignac ses théories cyniques sur la société et lui promettre succès et richesse, s’il
consent à bannir tout scrupule : « Une rapide fortune est le problème que se proposent
104
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,p.164 ,
chap. II
105
Ibid.
106
Ibid.
83
de résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent dans cette
position. Vous êtes une unité de ce nombre- là »107
Ici, le maître108 part d’abord du général pour déterminer l’ambition de
Rastignac : l’aisance matérielle.
L’étudiant ne pourra parvenir à cette aisance que par des moyens qui sortent de
l’ordinaire. A travers ce personnage, Balzac explique l’état des jeunes gens de la
Restauration, privés des idéaux collectifs que la Révolution et l’Empire a promus.
Donc, ils sont condamnés pour s’affirmer, à un individualisme forcené. Le
champ de bataille a été remplacé par la Société. Ceux qui savent seulement éliminer
leurs concurrents réussissent. D’ailleurs, c’est de cette manière que s’explique l’état
d’esprit d’arriviste. Toute situation qui cause un obstacle à l’acquisition de l’échelle
sociale, doit être éliminée. Donc, l’arriviste guidé et subjugué par le désir ardent de
réussir à tout prix ne doit pas surtout faire preuve de scrupule moral. Si la mère et les
sœurs d’Eugène lui rapportent de l’argent, il ne doit pas penser aux efforts que celleslà ont déployés, des difficultés qu’elles ont rencontrées pour lui donner une telle
somme.
On continue : « Jugez des efforts que vous avez à faire et de l’acharnement du
combat » 109
C’est plutôt les efforts de l’arriviste dont l’étudiant doit penser s’il veut
parvenir et non les privations auxquelles s’était condamnée sa famille. Il y a un
« combat » c’est-à- dire une lutte sociale qui ne fait que rappeler la métaphore de la
jungle sociale démontrée précédemment. Pour être plus fort, il faut lutter, combattre,
s’acharner dans le combat à la façon des bêtes : « Il vous faut manger les uns les
autres comme des araignées dans un pot »110
107
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,chap. II,
p.164
108
Il s’agit de Vautrin
109
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française,
1961,chap.II,p.164
110
Ibid.
84
Cette métaphore guerrière et animale de la lutte pour parvenir révèle les personnalités
d’une société arriviste et c’est la jungle des arrivistes dont on est désormais en train de
parler ici.
Le mot « acharnement » peut nous faire penser à une passion morbide de la
lutte pour parvenir. Et cette passion s’exacerbant, transforme les gens en bêtes. Ainsi
cette animalité de l’homme est ici considérée comme une condition sine qua non de la
réussite.
En reprenant la métaphore du carrefour introduite plus haut, Vautrin propose sa
méthode : « Savez-vous comment on fait son chemin ici ? Par l’éclat du génie ou par
l’adresse de la corruption ? »111
Cette conception cynique de la société est présentée ici sous la forme d’une
alternative catégorique n’admettant aucune autre possibilité. Et cette alternative est
renforcée par une double métaphore : « Il faut entrer dans cette masse d’hommes
comme un boulet de canon ou s’y glisser comme une peste »112
L’assimilation de « cette masse d’hommes » à « un boulet de canon »
développe la comparaison de la société à un champ de bataille, que nous avons déjà
expliquée avant, et fait référence à l’épopée napoléonienne de 1819.
Le verbe « glisser » introduit la métaphore du reptile, plus particulièrement du serpent
et du crocodile. Le serpent a la propriété de se glisser tandis que les larmes du
crocodile sont considérées comme celles de l’hypocrite.
Cette métaphore du reptile traduit alors l’hypocrisie de ceux qui ont choisi « l’adresse
de la corruption »
Le mot « peste » compare l’ambition à une maladie qui gagne le corps social.
En ce qui concerne le personnage de la vicomtesse de Beauséant, il est considéré
comme une femme qui avait initié Eugène de Rastignac à percer les mystères de la
société. D’une façon plus claire, c’est une initiatrice. En initiant son cousin à la
111
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,p. 165,
chap. II
112
Ibid.
85
découverte des bas-fonds de la société, la vicomtesse lui faisait connaître les moyens
d’y arriver, plus particulièrement les moyens d’arriver par les femmes.
Ainsi, après avoir conclu (à la suite d’une conversation entre elle et son cousin) que le
monde est infâme, et dégoûtée par la trahison de son amant, le marquis d’AjudaPinto, la vicomtesse de Beauséant consent à aider Rastignac en l’informant déjà de ce
qu’il découvrira dans cette société : « Vous sonderez combien est profonde la
corruption féminine. Vous toiserez la largeur de la misérable vanité des hommes ».113
Elle l’incite alors à adopter l’attitude d’un individu sans pitié à l’égard d’autrui
au point d’être redouté par la société : « Vous serez craint »114
La première leçon que la femme a apprise à Rastignac, est la suivante : « N’acceptez
les hommes et les femmes que comme des chevaux de poste que vous laisserez crever à
chaque relais, vous arriverez ainsi au faîte de vos désirs »115
D’une autre manière, les hommes et les femmes considérés comme des
moyens, sont à jeter quand ils ne rapportent plus rien. Ici l’usage du terme comparatif
« comme » assimile les humains à des animaux, à « des chevaux de poste », c’est-àdire les chevaux qu’on attèle à des voitures anciennes du XIXème siècle. Si ces
animaux ne peuvent satisfaire au postillon, c’est-à-dire au conducteur de la voiture ; si
ces chevaux ne galopent pas aussi vite qu’ils l’ont pu faire avant, ils ne servent plus à
rien.
Aussi, l’usage du registre familier à partir du verbe à l’infinitif « crever » qui
signifie épuiser de fatigue, et son association au verbe conjugué « laisserez », ainsi
qu’à l’expression « à chaque relais », nous font penser à une course dans laquelle les
coureurs d’une même équipe se remplacent alternativement.
Donc, il y a ici remplacement successif et sans interruption de « chevaux de
poste », à chaque fatigue ou crevaison de l’animal. Ces animaux d’attelage se relayent
pour servir le postillon. Rastignac assume le rôle du postillon, les hommes et les
femmes sont considérés comme les chevaux de poste.
113
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française,
1961,p.118,chap. I
114
Ibid.
115
Ibid. p.121
86
Les « hommes et les femmes » comparés à des chevaux de poste, étant les
moyens d’arriver, sont destinés à être remplacés, à condition qu’ils ne servent plus à
l’arriviste.
Leur utilité disparaissant, ces moyens humains doivent être relayés, afin que
l’arriviste puisse progresser dans son ascension.
La négation restrictive « N’acceptez…que… » sous-entend une condition
d’après laquelle, il ne faut choisir que les moyens favorables.
En suivant cette procédure préconisée par la vicomtesse, Rastignac pourra
parvenir : « Vous arriverez ainsi au faîte de vos désirs »116 Le verbe « arriver » est
accentué par l’expression « au faîte de vos désirs » ; autrement dit Rastignac pourra
grimper jusqu’au point culminant de son ambition.
L’initiatrice fournit une meilleure explication de sa leçon d’arrivisme en
recommandant à son cousin, d’arriver par les femmes et énumère les caractéristiques
et les qualités que doivent avoir ces dernières.
Ainsi elle affirme : « Voyez vous vous ne serez rien ici si vous n’avez pas une
femme qui s’intéresse à vous. Il vous la faut jeune riche et élégante » 117
Donc, cette leçon d’arrivisme apprend au jeune étudiant, que seule la femme
constitue une proie facile pour arriver. Cependant des critères doivent être remplis par
cette femme : « jeune, riche et élégante »
La jeunesse détermine l’activité, la facilité (l’arriviste parviendrait à duper
facilement et agilement la femme et abuser de son ignorance pour en tirer profit), la
richesse excite le désir de réussir, l’élégance harmonise l’ambiance et l’environnement
de l’arriviste et favorise par la suite son ascension.
116
117
Ibid.p.121
Ibid.
87
Il ne faut pas surtout faire apparaître et connaître à la femme qu’on est
amoureux d’elle, mais dissimuler avant tout ce sentiment « vrai » et éprouver un
amour factice de telle façon que l’on puisse soutirer davantage de l’intérêt, à tout prix.
Les sentiments naturels ne font qu’affaiblir l’arriviste, retarder sa progression sociale.
La vicomtesse est très claire sur ce point : « Vous ne seriez plus le bourreau,
vous deviendrez la victime »118
Ici encore la métaphore « du bourreau »/ « victime » se rapproche de la
comparaison explicitée précédemment à propos des chevaux de poste et du postillon.
C’est en effet l’image qui les lie : le bourreau est au dessus de la victime, le
conducteur des chevaux est au dessus de ces chevaux. L’arriviste est assimilé au
bourreau qui décapite les condamnés. Ces derniers sont les victimes. Cette métaphore
suggère que les femmes dont se sert l’arriviste sont les victimes, et c’est l’arriviste luimême qui est le bourreau en question. On introduit une métaphore de la cruauté à
partir de l’effet de l’action que le bourreau accomplit : la représentation imagée de la
scène de la décapitation des victimes illustre mieux cette atrocité c’est-à-dire que pour
mieux comprendre cette atrocité ici, on peut se figurer à l’esprit, la décapitation d’un
condamné à mort par un bourreau.
2/-A travers les figures d’opposition
Il est question ici des antithèses et des contrastes. Pour cela, avant de déceler
des passages extraits du roman Le Père Goriot, où se trouvent ces figures
d’opposition, il importe de les définir.
Les antithèses
Ce sont des figures de style opposant dans un même énoncé deux mots ou
expressions contraires, afin de souligner une idée par un effet de contraste (mais ce
n’est pas un contraste).
118
Ibid.
88
Les contrastes
Opposition entre deux choses, personnages ou événements qui sont mises en
valeur par leur juxtaposition.
Ainsi l’opposition très pertinente qui manifeste le désir ardent du personnage
d’Eugène de Rastignac de s’égaler à Maxime de Trailles est significative vis-à-vis de
notre thème. On peut retrouver cette situation narrative au premier chapitre du roman
le Père Goriot , quand Rastignac effectue ses premières visites mondaines en
particulier chez la comtesse de Restaud où il rencontre Maxime de Trailles.
Rastignac se rend se rend chez madame de Restaud. Il y surprend Goriot au moment
où celui-ci quitte le riche hôtel particulier des Restaud. L’étudiant éprouve une vive
irritation en face d’un jeune dandy impertinent qu’est Maxime de Trailles, dont il
devine qu’il est l’amant de la comtesse. Voici le passage où se situe cette opposition :
« Rastignac sentit une haine violente pour ce jeune homme. D’abord les beaux
cheveux blonds et bien frisés de Maxime lui apprirent combien les siens étaient
horribles. Puis Maxime avaient des bottes fines et propres tandis que les siennes,
malgré le soin qu’il avait pris en marchant, s’étaient empreintes d’une légère teinte de
boue. Enfin Maxime portait une redingote qui lui serrait élégamment la taille et le
faisait ressembler à une jolie femme, tandis qu’Eugène avait à deux heures et demie
un habit noir. »119
Si l’on confronte les cheveux des deux personnages décrits ici, on peut
remarquer qu’ils s’opposent diamétralement car mettons en évidence les deux adjectifs
qualificatifs « beaux » et « horribles ». Ces deux qualificatifs sont sémantiquement
antithétiques : ils diffèrent entièrement dans leur contenu, c’est-à-dire dans leur sens.
Les emplacements de ces deux adjectifs sont éloignés l’un de l’autre. Dans l’antithèse
la place mots mis en opposition doit se distancer. Ici on voit bien que les places de
« beaux »et « horribles » sont distanciées l’une de l’autre. Donc on est en présence
d’une antithèse. Il en est de même pour « blonds » et « frisés » qui ne font que
119
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961,p.99,
chap.I
89
favoriser l’élégance des cheveux de Maxime de Trailles envers le manque de soin dont
Rastignac fait preuve à l’égard de ses cheveux qui sont « horribles ».
Cette opposition ne se situe pas en fait uniquement au niveau des cheveux, mais aussi
au niveau des chaussures et de la tenue.
«Maxime avaient des bottes fines et propres tandis que les siennes (c’est-à-dire celles
de Rastignac)(…) s’étaient empreintes d’une légère teinte de boue »
Maxime chaussaient « des bottes
fines et propres »/ Les bottes d’Eugène
« s’étaient empreintes d’une légère teinte de boue ». Les expressions mises entre
guillemets ci-dessus s’opposent dans leur sens : les bottes de Maxime de Trailles sont
de haute qualité et soignées contrairement à celles de Rastignac qui sont négligées. On
peut déduire que cette opposition constitue une autre antithèse.
La « redingote » du dandy face à l’ « habit noir » mal soigné de l’étudiant est aussi
considérée comme une antithèse.
Mais d’une manière générale, c’est-à-dire sans isoler et analyser les mots et
expressions antithétiques, la confrontation que le narrateur établit entre Maxime de
Trailles et Eugène de Rastignac, est déterminée comme étant un contraste parce que
ces deux personnages sont mis en juxtaposition. En vérité, Balzac, en romancier
réaliste, voulait montrer au lecteur que dans l’évolution de son héros qui veut arriver,
bien qu’il l’ait tourné au ridicule vis-à-vis de Maxime de Trailles, ressembler à ce
dandy fait partie des stratégies qu’il faut apprendre pour progresser.
Rastignac en ayant éprouvé un sentiment de haine et de jalousie face au dandy résolut
de l’imiter, car en endossant la tenue du dandy, il s’apprête lui-même à devenir un
roué.
Il existe des contrastes qui ne sont pas perceptibles à tous dans le roman. Il en
est des cachés que la tâche du romancier est de produire au grand jour. L’opposition
entre l’être et le paraître qui s’exprime dans l’hypocrisie des manières de la duchesse
de Langeais ou de Mme de Beauséant, ou dans la prudence de Vautrin voilant sa
double nature d’homosexuel et de forçat en rupture de ban, sous l’habit d’un bon
bourgeois, en est un exemple. Prenons isolément ces situations narratives pour rendre
claire cette opposition.
90
.En ce qui concerne les manières de la duchesse de Langeais et de la vicomtesse de
Beauséant
Quand Rastignac se présente chez sa parente, la vicomtesse de Beauséant,
personnage à qui sa tante Mme de Marcillac écrivait une lettre priant de bien vouloir
conseiller Rastignac, son arrivée tire d’embarras le marquis d’Ajuda-Pinto. Celui-ci
ne savait comment apprendre à la jeune femme avec qui il était lié depuis trois ans,
son mariage imminent avec une riche héritière, mademoiselle de Rochefide. Le
marquis ayant pris congé, Eugène demande à sa cousine de lui expliquer le mystère
dont il vient de se heurter chez Mme de Restaud, c’est-à-dire la présence de Maxime
de Trailles et l’arrivée soudaine du comte de Restaud. Mais la conversation est
interrompue par l’arrivée de la duchesse de Langeais qui, bien que se disant l’amie de
Mme de Beauséant, se fait le malin plaisir de dévoiler à la vicomtesse son infortune.
« -Mme la duchesse de Langeais, dit Jacques en coupant la parole de
l’étudiant qui fit le geste d’un homme violemment contrarié. (…)Eh, bonjour ma
chère , reprit-elle( mme de Beauséant) en se levant et allant au-devant de la duchesse
dont elle pressa les mains avec l’effusion caressante qu’elle aurait pu montrer pour
une sœur et à laquelle la duchesse répondit par les plus jolies câlineries ( …) A quelle
heureuse pensée dois- je le bonheur de te voir, ma chère Antoinette ? dit Mme de
Beauséant./ Mais j’ai vu M. d’Ajuda-Pinto entrant chez M.de Rochefide, et j’ai pensé
qu’ alors vous étiez seule. Mme de Beauséant ne se pinça point les lèvres, elle ne
rougit pas, son regard resta le même, son front parut s’éclaircir que la duchesse
prononçait ces paroles fatales./ Si j’avais su que vous fussiez occupée…ajouta la
duchesse en se tournant vers Eugène./ Monsieur est monsieur Eugène de Rastignac,
un de mes cousins, dit la vicomtesse. Avez-vous des nouvelles du général Montriveau ?
fit-elle. Sérizy m’a dit hier qu’on ne le voyait plus, l’avez-vous eu chez vous
aujourd’hui ?. La duchesse, qui passait pour être abandonnée par M. de Montriveau
de qui elle était éperdument éprise, sentit au cœur la pointe de cette question et rougit
en répondant : « Il était hier à l’Elysée./ De service, dit Mme de Beauséant./ Clara,
vous savez sans doute, reprit la duchesse en jetant des flots de malignité par ses
regards, que demain les bans de M. d’Ajuda-Pinto et de Mlle de Rochefide se
publient ? »/ Ce coup était trop violent, la vicomtesse pâlit et répondit en riant : « Un
de ces bruits dont s’amusent les sots. Pourquoi M. d’Ajuda porterait-il chez les
91
Rochefide un des plus beaux noms du Portugal ? Les Rochefide sont des gens anoblis
d’hier./ Mais Berthe réunira, dit-on, deux cent mille livres de rente./ M. d’Ajuda est
trop riche pour faire de ces
calculs./ Mais ma chère, Mlle de Rochefide est
charmante./ Ah !/ Enfin il y dine aujourd’hui, les conditions sont arrêtées. Vous
m’étonnez étrangement d’être si peu instruite”120
On peut nettement s’apercevoir que les deux femmes à savoir la duchesse et la
vicomtesse, se montrent hypocrites l’une de l’autre. Elles paraissent être des sœurs,
voire des amies intimes mais leurs êtres profonds cachent quelque hypocrisie que l’on
peut découvrir, si on suit leur conversation.
La vicomtesse de Beauséant, piquée intérieurement par les épigrammes de la duchesse
de Langeais qui prononçait le nom de M. d’Ajuda-Pinto, surprit cette dernière en lui
demandant des nouvelles du général de Montriveau « de qui elle était éperdument
éprise ». La duchesse, ne constatant pas sur la figure de son amie, quelque expression
de piqué, continue par l’informer du succès imminent du mariage de M. d’Ajuda-Pinto
et de Mlle Berthe de Rochefide, et parvient à faire pâlir son visage. D’où l’effet de
contraste entre l’être et le paraître de ces deux personnages.
.La duplicité de Vautrin
Dans le roman, on peut remarquer que Vautrin se proclame poète en actions et
en sentiments, et à lire le texte de ses leçons, il ne fait pas de doute qu’il l’est
également en paroles. C’est son paraître. Mais cet homme qui prétend ne vivre que par
les sentiments, se défie de la sentimentalité. Ainsi, quand Poiret, un personnage du
roman, avait demandé à Rastignac, suite à la lettre que Delphine de Nucingen lui a
envoyée, si l’étudiant a une épouse, Vautrin fait son intrusion et s’autorisa de répondre
à la place de l’étudiant :
« Une épouse à compartiments qui va sur l’eau, garantie bon teint, dans les
prix de vingt cinq à quarante, dessins à carreaux du dernier goût, susceptible de se
laver, d’un joli porter moitié fil, moitié coton, moitié laine, guérissant le mal de dents,
et autres maladies approuvées par l’Académie royale de médecine ! excellente
120
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961. , p. 121122-123, chap. I
92
d’ailleurs pour les enfants ! meilleure encore contre les maux de tête, les plénitudes et
autres maladies de l’œsophage, des yeux et des oreilles, cria Vautrin avec la volubilité
comique et l’accentuation d’un opérateur. »121
C’est que pour lui, il n’existe plus « qu’un seul sentiment réel, une amitié
d’homme à homme »122. Cet être éminemment viril et qui plaît aux femmes, et pas
seulement à Mme Vauquer « Mon Dieu ! que cet homme-là est agréable, dit Mme
Vauquer à Mme Couture, je ne m’ennuierais jamais avec lui. »123 , ne s’intéresse
qu’aux beaux jeunes gens.
Hors-la-loi par vocation et par réflexion, cet amour interdit accentue sa
différence. C’est pour cela qu’il porte un intérêt au jeune étudiant de la pension, dont
les causes profondes se dévoilent progressivement au fil du récit, sans que Rastignac
ne donne jamais l’impression de vouloir trop les connaître124. D’où une part du
mystère de sa personnalité et ses changements soudains dans ses manières, de
l’hostilité au ton protecteur, de la rudesse à la grâce, de la brusquerie à la douceur.
Ainsi se révèlent les véritables caractères de son être profond. D’où aussi le contraste
entre le paraître et l’être de ce personnage.
Cependant, ce n’est pas uniquement par duplicité qu’on prend le masque. Le
monde impose le secret aux drames les plus intimes, aux tares les plus profondes.
C’est ainsi que Rastignac aperçoit en Delphine le contraste de la misère morale au sein
de l’opulence. On peut constater cela au chap. II du roman quand Rastignac après
avoir reçu la lettre d’invitation de Delphine de Nucingen la rejoint et arrive chez elle :
« Il trouva la Mme de Nucingen dans un petit salon à peintures italiennes, dont
le décor ressemblait à celui des cafés. La baronne était triste. »125
La qualité des matières à partir desquelles on a construit et décoré le salon de la
femme exprime déjà sa richesse matérielle. Cependant elle est en train de vivre dans
104Honoré de
222, chap. II
Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961. p.
122
Ibid.
Ibid.
124
Le discours de Vautrin au début du chap. II du roman Le Père Goriot, Honoré de Balzac.
125
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, édition Gallimard et Librairie Générale Française, 1961, p.
223, chap. II
123
93
une misère morale. Elle est délaissée par son époux. Ou que le narrateur voit les
« ténias du remords »126 ronger la « vie extérieurement splendide » 127de son héros.
La révélation de ces contrastes vise à démystifier une société fondée sur le
mystère et le mensonge.
126
127
Expression de Maurice BARDECHE, dans Balzac Romancier, p.28
Ibid
94
CONCLUSION
95
Ayant étudié les manifestations de l’arrivisme dans Le Père Goriot tout en
s’inspirant de l’approche sociologique de Lucien Goldmann, nous pouvons affirmer
que cet état d’esprit a affecté le corps social décrit dans le roman. Tous les
personnages courent vers la satisfaction matérielle. L’argent devient la vertu commune
de la société dans le roman. Tous les états d’esprit sont entraînés vers la recherche à
tout prix de l’aisance matérielle, mais chacun lutte pour acquérir cette fortune absolue.
Ayant appliqué l’approche sociologique goldmannienne à notre analyse, nous avons
pu l’approfondir et la rendre scientifique. Quand nous nous étions focalisés sur le
héros, nous étions parvenus à déterminer les groupes sociaux qui ont contribué à son
évolution sociale.
Ces groupes étant définis comme les actants sociologiques, d’après la
terminologie sociologique goldmannienne, Rastignac le héros du roman, pour sa part,
joue le rôle du sujet connaissant. L’étude particulière de l’évolution comportementale
du sujet connaissant nous a aussi permis de comprendre qu’il représente l’ambitieux,
du jeune ambitieux du XIXème siècle. Balzac a su évoquer et démontrer, non
seulement, les comportements d’un arriviste à travers le matérialisme et la perte de
moralité des personnages, mais aussi la métamorphose conséquente d’un apprenti
arriviste, en arriviste résolu, c’est-à-dire, un vrai arriviste.
En conséquence, les desseins balzaciens rejoignent l’objectif principal que
Goldmann s’était fixé dans son approche sur la société : c’est, après avoir déterminé
les manifestations des conscience réelle et possible des groupes sociaux, d’établir une
vision globale de la société actuelle. Au demeurant, Goldmann et Balzac s’étaient tous
deux inspirés des écrivains et des critiques sociologues de leurs époques respectives,
l’un pour favoriser la scientificité de son approche, l’autre pour fournir au lecteur un
réalisme social sans précédent, autrement dit, créer une authenticité très proche du réel
dans le roman pour qu’un lecteur ne puisse plus concevoir que les créatures
balzaciennes de la Comédie Humaine sont des êtres fictifs mais des personnes
véritables en chair et en os.
96
De surcroît, à travers le roman, la société parisienne de l’époque balzacienne es
comparée à une jungle habitée par des fauves. Ces animaux luttent entre eux pour
réussir à devenir le plus fort. D’où la sélection naturelle de Darwin. Assimilée à une
jungle, la société parisienne est aussi comparée à une « savane » ou « une forêt du
Nouveau Monde ». Par cette assimilation frappante de la réalité parisienne aux romans
de Fenimore Cooper128, Balzac nous fait savoir que dans un monde qui se dit civilisé,
se dissimule ce qu’il y a de cruel, de dangereux et de brutalement primitif. Cette
société sauvage est adaptée aux arrivistes. Les arrivistes sont sans scrupules et sans
moralité. Ils évoluent bien dans un milieu qui leur est favorable : ou bien la forêt, ou
bien la jungle. C’est une société aux mœurs dissolues, qui constitue leur champ
d’adéquation, comme ils veulent se révolter contre le respect des convenances
sociales. Il appartient en définitive, au sociologue de la littérature, d’étudier
l’évolution sociale des comportements humains en répondant aux questions suivantes :
La conscience de groupe tourne-t-elle vers une même aspiration ? Ce groupe
constitue-t-il un facteur essentiel susceptible d’éveiller l’ambition du sujet
connaissant ? Contribue-t-il au développement de l’état d’esprit de ce sujet ? Après
avoir répondu à ces questions, il établit une autre problématique : « Alors quelle vision
du monde pouvons-nous déduire de notre analyse ? » En nous tournant vers notre
analyse, quelle est la vision du monde exprimée à travers l’étude de l’arrivisme dans le
roman ? Question que nous avons initialement posée dans notre problématique. Ainsi
la vision du monde qui nous est reflétée à travers le roman est l’influence corruptrice
de la civilisation dans une société matérialiste et immorale.
Après avoir étudié l’arrivisme à partir du réalisme balzacien, nous avons pu
connaître que les comportements respectifs des personnages et leur évolution sont
déterminés par le milieu où ils se sont intégrés. Notons que la théorie des milieux est
le procédé principal à partir duquel Balzac a établi sa conception littéraire ainsi que les
lois scientifiques qui les régissent. L’idée de la classification des espèces socialesd’inspiration naturaliste (car Geoffroy Saint-Hilaire dans ses cours de zoologie
anatomique ne faisait que classifier les espèces animales)- l’a poussé à créer un
128
Fenimore Cooper est un romancier américain qui a écrit Les Derniers des Mohicans, y décrivant et
révélant les hypocrisies de la civilisation britannique à l’égard de la primitivité des « Mohicans ».
97
déterminisme pour rendre sa conception scientifique. Entre autres, si on se focalise sur
l’état d’esprit de Rastignac, appliquer le déterminisme balzacien sur l’analyse
comportementale de ce sujet, s’avère efficient puisque le résultat qui en découle est la
métamorphose de l’état d’esprit du personnage : le milieu où la corruption règne, bien
qu’altérant le comportement d’origine de l’étudiant, l’a poussé à devenir un arriviste
résolu.
Les métaphores, les comparaisons, les figures d’opposition telles que les
antithèses et les contrastes n’avaient fait que favoriser la détermination des différents
caractères des personnages balzaciens respectifs. Pour Rastignac entre autres, l’avoir
mis en contraste avec le personnage Maxime de Trailles nous a permis de déceler le
sentiment de jalousie, de haine et de défi d’Eugène envers cet individu, et le besoin de
lui ressembler. Car dans l’étude de l’arrivisme de Rastignac, il semble important
d’analyser l’esprit d’émulation de l’étudiant.
En définitive, le roman Le Père Goriot dévoile un comportement typique de la
société de l’époque balzacienne à travers les caractères respectifs des personnages,
notamment, Rastignac. Type de l’ambitieux au début, ce personnage représente
désormais le type de l’arriviste. Balzac, en voulant décrire ses individus, ne voulait-il
pas faire connaître au lecteur, et par voie de conséquence au public, l’image des
comportements des arrivistes. En ce sens, Le Père Goriot ne se montre-t-il pas comme
un roman d’apprentissage pour ceux qui veulent parvenir à tout prix ?
98
BIBLIOGRAPHIE
99
ROMANS : (Il s’agit des romans de référence)
BALZAC (de) Honoré
-A la recherche de l’Absolu, Edition Garnier Flammarion
-Eugénie Grandet, Edition Garnier Flammarion
-Illusions perdues, Hatier par Florence Lévy-Delpla
-La Peau de Chagrin, Edition Garnier Flammarion, Paris 1971
-Le Médecin de Campagne présenté par Béatrix Buck, Edition Gallimard et Librairie
Générale Française, 1961
-Louis Lambert, Edition Garnier Flammarion
-Physiologie du mariage, Edition Garnier Flammarion
Maupassant (de) Guy
Bel- Ami, Edition Librairie Générale Française pour la Préface, les Commentaires et
les Notes, 1983
MOLIERE
L’Avare, Edition Larousse- Bordas, 1996
ZOLA Emile
Au Bonheur des Dames, Edition Librairie Générale Française, 1998 pour la préface
le dossier et les notes.
ŒUVRES CRITIQUES
ABRAHAM Pierre, Créatures chez BALZAC
André Vial, Guy de Maupassant et l’art du roman
100
Bardèche Maurice, BALZAC romancier, 1940
Charles Darwin, La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe
Charles Darwin, La Sélection naturelle
Charles DARWIN, Vie et correspondance, édition Nouvelles Publications
Félix Davin, BALZAC, edition Hachette
Georg Lukács, Philosophie marxiste, édition Hachette
Georg Lukács, Sociocriticisme
GOLDMANN Lucien, Pour une sociologie du roman (publié en 1964)
GOLDMANN Lucien, Recherches dialectiques (publié en 1959)
GOLDMANN Lucien, Sciences Humaines et Philosophie (publié en 1952)
GOLDMANN Lucien, Le Dieu Caché, (publié en 1956)
GOLDMANN Lucien, Marxisme et sciences humaines (publié en 1970)
GOLDMANN Lucien, Structures mentales et création culturelle (publié en 1970)
Guy RIEGERT, Le système balzacien
Guy RIEGERT, Essai d’analyse du roman Le Père Goriot
Itinéraires littéraires , XIXème siècle
Jean Baptiste de LAMARCK, Philosophie Zoologique, édition Librairie Générale
Française
Le roman d’apprentissage balzacien, collection Hachette, édition 1978
REY Pierre- Louis, La Comédie Humaine, Hatier, collection Profil d’une œuvre,
1979, dans l’Avant –Propos
TAILLANDIER François, Balzac, édition Gallimard 2005
TAINE Hippolyte INTRODUCTION A LA LITTERATURE ANGLAISE,
AUTRES
Romans de rapprochement
Fenimore Cooper, Les derniers des Mohicans
Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, édité par J.-Y Tadié, La Pléiade,
t. III, p. 666
DICTIONNAIRES ET ENCYCLOPEDIES :
Le Petit Larousse illustréENCYCLOPEDIA UNIVERSALIS
Moteurs de recherche : sites web.www.google.com, encarta
101
TABLE DES MATIERES
102
REMERCIEMENTS………………………….……………………………………………1
INTRODUCTION………………………………………………………………………….4
PREMIERE PARTIE :
Balzac et sa conception littéraire
Balzac et sa conception littéraire………………………………………………………….....9
Chapitre I : BIOGRAPHIE DE BALZAC…………………………………10
1/-Vie familiale……………………………………………………………………………..10
2/-Vie conjugale…………………………………………………………………………….10
3/-Les correspondances……………………………………………………………………..11
4/-Déclin…………………………………………………………………………………….12
5/-La liaison éphémère et la fin précoce……………………………………………………12
Chapitre II : LES PRINCIPAUX FONDEMENTS DE LA CONCEPTION LITTERAIRE
BALZACIENNE…………………………………………………………………………...14
1/-Les influences scientifiques balzaciennes………………………………………...........14
a/-La théorie de Lamarck…………………………………………………………………..14
b/-La théorie de Geoffroy Saint-Hilaire……………………………………………………16
c/-La théorie de Cuvier……………………………………………………………………..17
d/-La théorie de Charles Darwin……………………………………………………………18
2/-Le réalisme balzacien…..................................................................................................26
a/-L’idée de classification des espèces sociales……………………………………............26
b/-Typologie de la société…………………………………………………………………..26
c/-La conception balzacienne……………………………………………………………….26
d/-Les types humains balzaciens……………………………………………………………26
3/-La Comédie Humaine de Balzac………………………………………………………...28
a/-La « Comédie Humaine » ou l’« illumination rétrospective »………………………….28
b/-Le procédé du retour des personnages…………………………………………………..35
3/-Le dandysme……………………………………………………………………….........36
a/-L’invention de Brummell………………………………………………………………..36
b/-Le passage au type : Barbey d’Aurevilly, Baudelaire ( le dandysme au XIXè.s)……...37
c /-Crépuscule du dandysme………………………………………………………………..49
4/-Présentation du roman Le Père Goriot…………………………………………………..40
a/-Une effroyable tragédie parisienne………………………………………………………40
103
b/-Le Père Goriot…………………………………………………………………………...41
c/-Un roman balzacien exemplaire…………………………………………………………41
5/-La Société française du XIX ème siècle………………………………………………...43
DEUXIEME PARTIE :
L’arrivisme dans le roman Le Père Goriot étudié à partir de l’approche sociologique
goldmannienne……………………………………………………………………….46
Chapitre I :
Présentation des aspects fondamentaux de l’approche de Lucien Goldmann
1/ Lucien Goldmann………………………………………………………………………..47
2/La conception goldmannienne……………………………………………………………47
3/-Origine de l’approche sociologique goldmannienne…………………………………….48
4/-L’approche de Lucien Goldmann………………………………………………………..49
a/-La conscience réelle…………………………………………………………………….49
b/La conscience possible…………………………………………………………………..50
Chapitre II :
APPLICATION DE L’APPROCHE SOCIOLOGIQUE GOLDMANNIENNE AU ROMAN LE PERE GORIOT ET MISE
EN EVIDENCE DU THEME S’INTITULANT L’ARRIVISME
1/-Présentation des groupes sociaux………………………………………………………..53
a/-Le groupe social d’origine……………………………………………………………….53
b/-Le deuxième groupe social………………………………………………………………54
c/-Le troisième groupe social……………………………………………………………….57
2/-Les actants sociologiques………………………………………………………………..58
a/ -Définition des mots « arrivisme », « ambition » et « intérêt » et décèlement de passages
illustratifs dans le roman Le Père Goriot.…………………………………………………....58
b/Détermination proprement dite des actants sociologiques dans le roman………………62
b-1/ -Explication de la conception de Vautrin……………………………………………61
b-2/-L’entretien ou le discours de Vautrin et ses contributions sur le sujet connaissant……..…62
b-3/-Le personnage de la vicomtesse de Beauséant………………………………………..65
b-4/-L’évolution de Rastignac dans la société……………………………………………..66
b-5/-La réussite selon Rastignac…………………………………………………………...68
c/-Le Paris du Père Goriot………………………………………………………………....72
c-1/-Le Faubourg Saint-Germain…………………………………………………………..72
104
c-2/-La Chaussée d’Antin………………………………………………………………….72
TROISIEME PARTIE :
L’arrivisme à travers le réalisme balzacien
Chapitre I :
La notion de milieu, d’espèce, d’évolution…………………………………………..77
Les portraits……………………………………………………………………………79
Chapitre II :
Le réalisme balzacien…………………………………………………………………..82
1/- A travers les métaphores et les comparaisons…………………………………….82
2/-A travers les figures d’opposition :
Les antithèses…………………………………………………………………………88
Les contrastes…………………………………………………………………………89
105