Des Eléments des Sciences aux Eléments des Arts: La Thématique

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Des Eléments des Sciences aux Eléments des Arts: La Thématique
Des Eléments des Sciences aux Eléments des Arts: La Thématique des Quatre Eléments dans l'Architecture
Française de la Fin du XVIIIe Siècle
A paraître dans les actes du colloque international "Arts, jardins, théâtre et fêtes du XVIe au XVIIIe siècle. Les
métamorphoses et les éléments de la nature", organisé en 1997 par le Centre Ledoux
Une Référence Paradoxale
L'importance que revêt la thématique des éléments dans l'architecture française de la fin du XVIIIe siècle présente un
caractère paradoxal. Elle est en effet contemporaine de la remise en cause de l'ancienne théorie des quatre
éléments à laquelle Aristote avait prêté son autorité. Dans les années 1770-1780, l'alliance qui se noue entre la
philosophie sensualiste et la science fait perdre à la terre, à l'eau, à l'air et au feu, leur rôle de constituants ultimes de
l'univers. Ils ne jouent plus aucun rôle dans la nouvelle chimie de Lavoisier. Vers la même époque, Etienne-Louis
Boullée, Claude-Nicolas Ledoux et les architectes de leur génération, une génération autrefois qualifiée de
"révolutionnaire" par Emil Kaufmann[1], se réfèrent avec insistance aux quatre éléments dans leurs projets et leurs
réalisations. C'est ce paradoxe apparent que nous voudrions essayer de lever dans les pages qui vont suivre.
Un tel paradoxe peut sembler superficiel si l'on part de l'hypothèse d'une barrière infranchissable entre la philosophie
et les sciences d'un côté d'un côté, la théorie et la pratique de l'architecture de l'autre. Au XVIIIe siècle, cette
hypothèse se voit toutefois contredite par l'existence de multiples passerelles entre les sciences et les arts.
Dans Formes de l'intention, Michael Baxandall avait pu reconstruire de manière convaincante les liens unissant la
peinture de Chardin à la philosophie sensualiste et aux recherches physiologiques et optiques de son époque[2]. On
ne serait pas en peine d'exhiber des relations du même genre entre philosophie, science et architecture. Ainsi qu'en
témoignent leurs écrits, Boullée et Ledoux connaissent les principes de la théorie condillacienne des sensations[3].
Dans les milieux académiques et les salons qu'ils fréquentent, les occasions de rencontrer des savants et de discuter
des résultats de leurs recherches ne manquent pas. Si les dernières décennies du XVIIIe siècle voient s'amorcer la
coupure entre les "deux cultures", scientifique et humaniste, on est encore loin de la séparation qui prévaudra par la
suite.
Afin de tenter de cerner la signification de la référence aux éléments de la nature dans la théorie et la pratique
architecturale, nous commencerons par évoquer la déconstruction de l'ancienne théorie des quatre éléments à
laquelle procèdent la philosophie et la science des Lumières. Cette déconstruction qui débouche sur une nouvelle
conception de la notion d'élément possède, on le verra, une incidence directement observable sur la théorie
architecturale. Plutôt que d'incidence, mieux vaut d'ailleurs parler de convergence entre préoccupations
philosophiques et scientifiques et réflexions sur les fondements de l'architecture. C'est à l'émergence d'un nouveau
paradigme culturel que l'on pourrait qualifier d'"élémentariste" que l'on assiste en réalité.
Appliqué à l'architecture, l'élémentarisme des Lumières ne dit rien, cependant, sur ce qui fait de cette dernière une
pratique artistique comparable à la peinture ou à la sculpture. Une approche en termes d'éléments permet
d'envisager la reformulation rationnelle d'un certain nombre de savoirs architecturaux, de la composition des édifices
aux techniques constructives en passant par la distribution des intérieurs. Il reste à appréhender la nature exacte de
cette "poésie" qu'un Boullée oppose au simple art de bâtir[4]. C'est à ce stade que se réintroduit la considération des
éléments traditionnels. Inséparables des notions de métamorphose et de cycle, les références à la terre, à l'eau, à
l'air et au feu viennent souligner le caractère dynamique de l'architecture, un caractère en accord profond avec une
nature appréhendée en termes de mouvements et de flux, d'engendrements et de destructions s'équilibrant
mutuellement.
La Remise en Cause des Éléments de l'Ancienne Physique
"Éléments. On appelle ainsi en physique les parties primitives des corps. Les Anciens, comme tout le monde sait,
admettaient quatre éléments ou corps primitifs dont ils supposaient les autres formés, l'air, le feu, l'eau, la terre ; et
cette opinion, quoiqu'abandonnée depuis n'était pas si déraisonnable, car il n'y a guère de mixte dans lequel la
chimie ne trouve ces quatre corps, ou du moins quelques-uns d'eux. Descartes est venu, qui à ces éléments en a
substitué trois autres, uniquement tirés de son imagination, la matière subtile ou du premier élément, la matière
globuleuse ou du second, et la matière rameuse ou du troisième. (...) Aujourd'hui les philosophes sages
reconnaissent, 1° qu'on ignore absolument en quoi consiste les éléments des corps (...). 2° Qu'on ignore encore, à
plus forte raison, si les éléments des corps sont tous semblables, et si les corps diffèrent entr'eux par la différence de
leurs éléments, ou seulement par leur différente disposition. (...) On sera peut-être étonné de la brièveté de cet article
: mais nos connaissances sur ce qui en fait l'objet sont encore plus courtes[5]."
Dû à D'Alembert qui supervise les contributions scientifiques de l'Encyclopédie, l'article "Éléments" illustre l'attitude
critique qu'adoptent de nombreux esprits du XVIIIe siècle à l'égard de l'ancienne théorie des quatre éléments. La
relative modération du ton employé peut abuser un instant le lecteur. L'opinion "n'était pas si déraisonnable",
concède D'Alembert, mais c'est pour écarter aussitôt une théorie à l'ambition aussi démesurée que vaine.
Car tout en partant d'observations de bon sens, la théorie des quatre éléments péchait par excès de système ; elle
généralisait sans fondement véritable. Par dessus tout, elle présumait connu ce qui échappera peut-être toujours à
l'esprit des hommes. La critique de Descartes et de son "imagination" est à cet égard révélatrice. Excusable aux
lointains commencements de la philosophie de la nature, encore compréhensible avant l'oeuvre de Newton et sa
condamnation des hypothèses ad hoc, le systématisme n'est plus de mise en un siècle qui affirme la primauté de
l'expérience et de ses enseignements.
La brièveté de l'article "Éléments" trouve sa contrepartie dans le long développement consacré par le même
D'Alembert aux "Éléments des sciences"[6]. "On appelle en général éléments d'un tout, les parties primitives et
originaires dont on peut supposer que ce tout est formé", déclare ce dernier avant d'entreprendre la transposition de
cette définition générale aux sciences, mais aussi aux arts, l'Encyclopédie assignant, on le sait, une origine commune
à la connaissance scientifique et à la pratique des arts, qu'ils soient libéraux ou mécaniques[7]. L'importance de cet
article renvoie à l'une des convictions les plus profondément ancrées au sein de la culture des Lumières, celle de
l'existence de premiers principes, d'éléments dont les sciences et les arts ne sont jamais que des combinaisons. On
peut parler à cet égard d'une sorte d'élémentarisme diffus dont il est facile de multiplier les exemples.
L'usage récurrent du mot "langue" en parlant des sciences et des arts a partie liée avec cet élémentarisme. Les
éléments des sciences et des arts présentent en effet une certaine analogie avec les mots dont les combinaisons
donnent naissance aux différents genres de discours. C'est dans cette perspective que les Développemens sur
l'enseignement adopté pour l'Ecole Centrale des Travaux Publicsrédigés par Monge qualifient la géométrie
descriptive de "langue nécessaire et commune à l'homme de génie qui conçoit un projet, aux artistes qui doivent en
diriger l'exécution, et aux ouvriers qui doivent l'exécuter[8]" Dans ses différents rapports sur la création du
Conservatoire des arts et métiers, l'abbé Grégoire parle quant à lui de la "langue des arts" en déplorant à la suite des
Encyclopédistes qu'elle soit encore "dans l'enfance"[9].
Quels sont les éléments des sciences ? Moins complexe que dans le cas des arts, la question semble appeler une
réponse immédiate : ces éléments sont constitués par les vérités primitives dont dérivent toutes les autres
propositions scientifiques. On semble être en présence d'une conception hautement intellectualisée de la notion
d'élément, une conception qui n'a plus rien à voir avec la matière et ses constituants premiers. La considération de la
matière se réintroduit pourtant. Car les vérités primitives des sciences ne sont jamais que les régularités du monde
matériel, régularités dont la loi de la gravitation universelle formulée par Newton constitue le meilleur exemple. Cette
loi qu'un Coulomb transposera avec succès aux phénomènes électrostatiques[10] fait figure de constituant
élémentaire de la matière ; elle peut s'assimiler à un élément au sens le plus général du terme, au même titre que les
propriétés des figures géométriques simples. A la définition traditionnelle des éléments naturels en termes de
substances pures et incorruptibles, la culture des Lumières substitue autant de principes d'intelligibilité des
différentes combinaisons de la nature.
De tels principes sont essentiellement dynamiques. La gravité ou les propriétés du triangle se révèlent au travers
d'opérations tantôt naturelles, tantôt humaines : l'attraction et le mouvement qui en est la conséquence dans le cas
de la gravité, les procédures de construction géométrique en ce qui concerne les propriétés du triangle. Opération —
le terme revêt une portée fondamentale dans le discours des Lumières sur les sciences et les arts. Les unes et les
autres ne sont jamais que des enchaînements et des combinaisons d'opérations.
Il faut noter à ce stade que les entités qui se rapprochent le plus des éléments au sens d'Aristote, les substances
simples que révèle la révolution chimique de Lavoisier dans les dernières années de l'Ancien Régime, ne possèdent
pas le caractère ontologique des quatre éléments d'antan. Elles ne sont pas le résultat d'une ultime réduction, mais le
terme d'une série d'opérations. Rien de plus révélateur à cet égard que ce qu'écrit Chaptal dans ses Éléments de
chimie de 1803 à propos des substances simples.
"Du moment que la chimie s'est crue assez avancée pour connaître les principes des corps, elle a prétendu devoir
marquer elle-même le nombre, la nature et le caractère des éléments ; et elle a regardé comme principe simple ou
élémentaire tout ce qui se refusait à ses voies de décomposition. En prenant ainsi pour éléments le terme de
l'analyse, leur nombre et leur nature doivent varier selon les révolutions et les progrès de la chimie : c'est ce dont on
peut s'assurer en consultant tous les chimistes qui ont écrit sur cette matière. (...) Il faut convenir que c'est beaucoup
hasarder que de prendre le terme de l'artiste pour celui de créateur, et de s'imaginer que l'état de nos connaissances
est un état de perfection. La dénomination d'éléments devrait donc être effacée d'une nomenclature chimique, ou du
moins on ne devrait la considérer que comme faite pour exprimer le dernier degré de nos résultats analytiques[11]."
Les éléments des sciences ne sont donc pas fondés sur le sol stable de l'être, mais sur celui, mouvant, de leur
relation aux opérations de l'homme. Ils constituent des réalités expérimentales dans la pleine acception du terme,
des réalités qu'un D'Alembert qualifie déjà de "positives", par opposition aux vérités incertaines de l'ancienne
métaphysique, dans une perspective qui annonce le positivisme du XIXe siècle[12]. En tant que faits premiers
révélés par l'expérience, ou, ce qui revient au même, par les opérations de la nature et de l'homme, les éléments des
sciences possèdent un caractère provisoire. Ce caractère provisoire n'entame nullement la validité de la
connaissance scientifique. Car ce qui importe au fond, c'est d'appréhender les processus d'enchaînement et de
combinaison des éléments.
Un tel déplacement des enjeux scientifiques correspond à un changement de grille de lecture de la nature. A la
nature fondamentalement statique, d'essence architectonique, des Classiques, nature qu'un Bossuet décrivait encore
en termes d'ordre et de proportion dans son Introduction à la philosophie[13], la culture des Lumières substitue une
puissance en perpétuel mouvement, à la fois créatrice et destructrice, puissance qu'évoque un Cabanis au début du
quatrième mémoire de ses Rapports du physique et du moral de l'homme.
"Tout est sans cesse en mouvement dans la nature; tous les corps sont dans une continuelle fluctuation. Leurs
éléments se combinent et se décomposent; ils revêtent successivement mille formes fugitives: et ces
métamorphoses, suite nécessaire d'une action qui n'est jamais suspendue, en renouvellent à leur tour les causes et
conservent l'éternelle jeunesse de l'univers. Pour peu qu'on y réfléchisse, il est aisé de sentir que tout mouvement
entraîne ou suppose destruction et reproduction, que les conditions des corps qui se détruisent et renaissent doivent
changer à chaque instant; qu'elles ne sauraient changer sans imprimer de nouveaux caractères aux phénomènes qui
s'y rapportent; qu'enfin, si l'on pouvait marquer nettement toutes les circonstances de ces phases successives que
parcourent les êtres divers, la grande énigme de leur nature et de leur existence se trouverait peut-être assez
complètement résolue, quand même l'existence et la nature de leurs éléments devraient rester à jamais couvertes
d'un voile impénétrable[14]."
Comme D'Alembert, Cabanis témoigne d'une inspiration proto-positiviste lorsqu'il déclare renoncer à se poser la
question de l'existence et de la nature des éléments. C'est que la connaissance des opérations l'emporte encore une
fois sur la recherche d'éléments insécables ou de structures premières. Comme l'écrivait l'historien des sciences
Jacques Roger à propos de la perspective adoptée par Buffon pour écrire son histoire naturelle: "s'il y a un ordre du
monde, ce n'est pas un ordre des structures, de ces structures que classent les taxinomistes. C'est un ordre des
"opérations" de la nature, un ordre des processus qui permettent la vie et son perpétuel renouvellement, un ordre des
forces qui animent le monde vivant et des lois qui les gouvernent[15]."
Une méthode semble s'imposer pour saisir cet ordre : la méthode analytique adoptée par Locke dans son Essai sur
l'entendement humain, méthode que Condillac définit à sa suite, dans son Cours d'études de 1775, comme "la
décomposition entière d'un objet, et la distribution des parties dans l'ordre où la génération devient facile[16]." Dans
l'Essai sur l'origine des connaissances humaines de 1746 du même Condillac, analyser consistait "à composer et à
décomposer nos idées pour en faire différentes comparaisons, et pour découvrir, par ce moyen, les rapports qu'elles
ont entre elles, et les nouvelles idées qu'elles peuvent produire[17]." Les processus mentaux conduisant des
sensations élémentaires aux jugements complexes, des premiers cris inarticulés au langage, constituaient le terrain
d'emploi privilégié de la méthode analytique. Son domaine de validité s'accroît dans les dernières décennies du
XVIIIe siècle pour embrasser aussi bien les opérations des sciences que celles des arts. La révolution chimique de
Lavoisier n'est-elle pas d'orientation analytique au même titre que le souci des artistes, musiciens, peintres,
sculpteurs ou jardiniers, de faire reposer leur pratique sur l'étude précise des sensations que produit la nature ? Dans
son cours de l'Ecole normale de l'an III, Garat se croit du même coup fondé de qualifier l'analyse de "méthode de
l'esprit humain"[18].
L'application d'une telle méthode aux sciences dans toute leur diversité a beau paraître triviale à Garat et à ceux se
réclament comme lui de l'Idéologie, cette science analytique de la formation des idées qui se veut l'héritière des
réflexions de Locke et Condillac[19], son usage se heurte à de nombreux problèmes dans toute une série de
disciplines, à commencer par les mathématiques. Les insuffisances théoriques de La Langue des calculs rédigée par
Condillac au soir de sa vie en témoignent[20]. Les arts, qu'ils soient libéraux ou mécaniques, se prêtent encore plus
mal à cette réduction à une combinatoire d'éléments. Les éléments de la peinture ou de la sculpture sont difficiles à
identifier. Ceux des arts et métiers que la culture des Lumières s'attache à réhabiliter[21] se révèlent tout aussi
fuyants. Les tentatives d'identification des éléments des arts et métiers n'en sont pas moins nombreuses au cours du
XVIIIe siècle. Elles constituent la toile de fond de toute une série d'entreprises de rationalisation de la production.
Des Sciences aux Arts et Métiers
Les éléments des arts et métiers doivent présenter quelque parenté avec ceux des sciences, ne fût-ce même qu'en
raison de l'origine commune de la connaissance et de l'action, des processus mentaux et des opérations de
transformation de la matière. Conformément aux enseignements de Locke et Condillac, les uns et les autres dérivent
en effet des premières sensations imprimées par la nature dans l'esprit humain.
La nouvelle conception de la nature élaborée par la culture des Lumières possède des incidences directes sur la
lecture des arts et métiers à laquelle procèdent aussi bien les rédacteurs de l'Encyclopédie que les ingénieurs. Elle
entraîne en effet une redéfinition complète des notions d'efficacité et d'optimum technique. Pour les techniciens de
l'âge classique, encore tout imprégnés des préceptes vitruviens d'ordre et d'harmonie, l'efficacité et l'optimum
possédaient une connotation architectonique, au même titre que la nature dont ils cherchaient à s'inspirer dans leurs
ouvrages. Tout était affaire de proportion, de distribution et de rapports convenables entre les causes et les effets, le
tout et les parties. A cette interprétation vitruvienne de l'efficacité tend à se substituer une vision en termes de
mouvements tant naturels qu'humains qu'il convient de laisser s'exprimer, de fluidifier même afin qu'ils puissent
donner leur pleine mesure[22].
Le célèbre mot d'ordre des Physiocrates, "laissez faire, laissez passer", s'inspire de cette perspective. Les biens
doivent être mis en mouvement, ils doivent s'écouler aussi librement que possible, à l'instar du sang qui vivifie
l'organisme ou des éléments naturels qui vont se purifiant — telle est du moins la conviction des élites
éclairées[23] — en circulant à la surface du globe. Des préoccupations circulatoires de l'urbanisme des Lumières au
souci des ingénieurs de faire de leurs ouvrages d'art des régulateurs du mouvement des hommes et des choses, on
peut multiplier les exemples de pratiques techniques imprégnées par la nouvelle conception de l'efficacité. Qu'il
s'agisse de l'embellissement des villes ou de l'art de l'ingénieur, une méthode analytique fondée sur des prémisses
comparables à ceux dont se réclament les philosophes et les savants se trouve assez systématiquement mobilisée.
Les fonctions urbaines ou les parties d'ouvrages constituent autant d'éléments dont la recombinaison rationnelle doit
permettre d'optimiser la conception des villes et celle des ponts.
Fonctions et parties d'ouvrages ne sauraient à eux seuls épuiser le catalogue des éléments sur lesquels se fondent
l'embellissement et l'art de l'ingénieur. Les éléments en présence sont encore plus nombreux au sein du monde des
arts et métiers, ainsi que le révèle à l'évidence l'analyse des productions artisanales et manufacturières. Un même
vertige saisit tous ceux qui cherchent à les réduire à un catalogue limité de principes fondateurs. Diderot donne l'une
des expressions les plus saisissantes de ce vertige lorsqu'il désespère parvenir à une description satisfaisante des
pratiques techniques de son temps.
"Quelle diversité ne s'introduit pas tous les jours dans la langue des arts, dans les machines et dans les manoeuvres
? Qu'un homme consume une partie de sa vie à la description des arts ; que dégoûté de cet ouvrage fatiguant, il se
laisse entraîner à des occupations plus amusantes et moins utiles, et que son premier ouvrage demeure renfermé
dans ses porte-feuilles : il ne s'écoulera pas vingt ans, qu'à la place de choses nouvelles et curieuses, piquantes par
leur singularité, intéressantes par leurs usages, par le goût dominant, par une importance momentanée, il ne
retrouvera que des notions incorrectes, des manoeuvres surannées, des machines imparfaites ou abandonnées.
Dans les nombreux volumes qu'il aura composés, il n'y aura pas une page qu'il ne faille retoucher ; et dans la
multitude des planches qu'il aura fait graver, presque pas une figure qu'il ne faille redessiner. Ce sont des portraits
dont les originaux ne subsistent plus. Le luxe, ce père des arts, est comme le Saturne de la fable, qui se plaisait à
détruire ses enfants[24]."
L'identification des éléments constitutifs des arts et métiers doit permettre non seulement d'améliorer les machines,
mais aussi de fluidifier les séquences de gestes et d'opérations qui s'y rapportent. Un idéal proto-taylorien s'exprime
dans de nombreux textes des Lumières consacrés à la production artisanale et manufacturière[25]. Comme plus tard
chez Taylor et ses disciples, cet idéal va de pair avec la volonté de rapprocher les sciences et les techniques,
d'appliquer les résultats scientifiques les plus récents aux opérations productives. Les éléments des sciences, ou du
moins certains d'entre eux, apparaissent du même coup comme des constituants des arts.
Mais il faut aussi faire intervenir les matières travaillées, comme le rappelle l'Encyclopédie qui classe suivant cette
rubrique les arts et métiers. Il faut tenir compte de la dimension proprement technique des opérations, des types
d'outils et de machines, de la nature des gestes ouvriers, du vocabulaire employé pour en rendre compte. De Diderot
à l'abbé Grégoire qui tente d'assigner un ordre rationnel aux collections du tout nouveau Conservatoire des arts et
métiers créé par la Révolution, le catalogue des éléments en présence ne fait que s'allonger. C'est que la notion
d'élément se révèle ambiguë. Car, encore une fois, les éléments ne sont pas le résultat d'un découpage de la réalité
qui préexisterait à l'homme. Une intelligence parfaite du type de celle qu'évoquera par la suite Laplace dans son
célèbre Essai sur les probabilités n'apercevrait jamais qu'un seul principe à l'oeuvre au sein de l'univers. "L'esprit
humain, participant alors de l'intelligence suprême, verrait toutes ses connaissances comme réunies sous un point de
vue indivisible[26]" déclare D'Alembert au début de l'article "Éléments des sciences". Il revient au même d'affirmer
que les éléments des sciences ne sont non pas donnés mais construits, construits en fonction d'un point de vue
nécessairement limité. Le nombre de points de vue et de constructions possibles s'accroît considérablement lorsque
l'on passe des sciences aux arts et métiers.
Les Éléments de l'Architecture
La diversité des points de vue possibles caractérise également l'architecture, cette discipline située entre les arts
libéraux et les arts mécaniques, à l'intersection de leurs ambiguïtés respectives. Aussi difficile soit-elle, la question
des éléments de l'architecture n'en est pas moins abordée par la plupart des théoriciens dans les dernières
décennies du XVIIIe siècle.
Par delà l'influence du paradigme élémentariste de la culture des Lumières, plusieurs facteurs contribuent à rendre
cette question inévitable. Le premier tient à la crise des fondements théoriques de l'architecture qui se révèle dans
toute son ampleur à partir du milieu des années 1770. De l'Italie au Moyen Orient, de Paestum à Palmyre, les
voyages contribuent à faire découvrir aux architectes une diversité de styles et d'ordonnances souvent incompatibles
avec les enseignements de Vitruve, avec sa croyance en un système de proportions figé et intemporel[27].
La remise en cause du dogme vitruvien s'accompagne d'interrogations concernant les rapports que doivent entretenir
architecture et société. L'émergence de l'impératif d'utilité conduit en particulier à s'interroger sur la manière de
concilier la recherche du beau et les nouvelles exigences d'une société composée d'individus théoriquement libres et
égaux en droit. "L'utile circonscrit tout", écrit Diderot dans ses Pensées sur l'interprétation de la nature, avant
d'ajouter que "ce sera l'utile qui dans quelques siècles donnera des bornes à la physique expérimentale, comme il est
sur le point d'en donner à la géométrie[28]." L'architecture figure au premier rang des disciplines concernées par la
montée en puissance des préoccupations utilitariste.
Cette montée en puissance est enfin contemporaine de l'émancipation des ingénieurs du cadre vitruvien[29].
Affranchis de la tutelle de l'architecture, les ingénieurs se présentent volontiers comme les champions de l'utile. Une
telle prétention constitue un nouveau défi pour les théoriciens de l'architecture. Les relations entre architecture et
technique, architectes et ingénieurs doivent être redéfinis en conséquence.
Comment refonder la discipline architecturale sur des principes moins arbitraires que la théorie des ordres, sur des
principes rationnels, compatibles avec l'exigence d'utilité, sur des principes permettant de distinguer nettement
l'architecture de l'ingénierie tout en affirmant leur parenté ? Il revient au même de se poser la question des éléments
de l'architecture. La recherche de ces éléments occupe une position centrale dans la réflexion des architectes
"révolutionnaires".
La philosophie sensualiste de Locke et Condillac suggère un premier type d'approche. En 1780 paraît Le Génie de
l'architecture, ou l'analogie de cet art avec nos sensations de Nicolas Le Camus de Mézières. Consacré pour
l'essentiel aux questions de distribution, le livre n'en commence pas moins par l'affirmation selon laquelle
l'architecture doit être fondée sur la considération des sensations élémentaires produites par les proportions et les
volumes[30]. Etienne-Louis Boullée va encore plus loin dans son Essai sur l'art rédigé vers la même époque en
proposant une correspondance terme à terme entre les volumes simples de la géométrie et les sensations[31]. C'est
en s'appuyant sur cette correspondance qu'il convient selon lui de reconstruire la théorie architecturale. Dans un
ordre d'idées assez voisin, Claude-Nicolas Ledoux écrit dans son Architecture considérée sous le rapport des arts,
des moeurs et de la législation de 1804 que le cercle, le carré, et plus généralement les formes géométriques
élémentaires constituent "les lettres alphabétiques des meilleurs auteurs[32]".
Etienne-Louis Boullée, projet de cénotaphe tronconique, Paris,
Bibliothèque nationale de France.
A cet élémentarisme géométrique lié aux principes de la philosophie sensualiste s'adjoint la considération d'autres
types d'éléments : éléments fonctionnels comme ces pièces de l'habitation qui se spécialisent au cours du XVIIIe
siècle[33], pièces qu'étudie Le Camus de Mézières dans son Génie de l'architecture, mais aussi éléments
constructifs abordés par le même Le Camus de Mézières dans sonGuide de ceux qui veulent bâtir de 1786[34].
Formes et volumes simples, fonctions et dispositifs constructifs constituent autant d'éléments que l'architecte a pour
tâche de combiner.
La notion d'élément va de pair avec une exigence de méthode. Il s'agit de transposer la méthode analytique des
philosophes et des savants à l'architecture. De ce point de vue, Jean-Nicolas-Louis Durand se montre le digne
continuateur de son maître, Etienne-Louis Boullée, lorsqu'il choisit d'organiser son Précis des leçons d'architecture
données à l'Ecole polytechnique autour de la distinction entre éléments et composition des édifices[35]. La
composition telle que l'envisage Durand apparaît comme le résultat de cette "décomposition entière d'un objet" et de
cette "distribution des parties dans l'ordre où la génération devient facile" préconisées par Condillac.
Mais tout en prolongeant les recherches de l'"architecture révolutionnaire", le systématisme du Précis n'en témoigne
pas moins d'une rupture. Aux yeux de Le Camus de Mézières, Boullée et Ledoux, l'identification des éléments de
l'architecture et leur combinaison rationnelle ne constituaient en effet qu'une réponse partielle au problème de la
régénération de la discipline architecturale.
Rhétorique des Éléments et Poésie de l'Art
Les volumes simples, les éléments fonctionnels et les dispositifs constructifs ne pouvaient suffire à fonder
l'architecture, ne fût-ce qu'à cause de leur hétérogénéité. Par dessus tout, à l'exception des volumes simples,
volumes auxquels il était de toute manière difficile de se limiter en pratique, ces éléments ne possédaient pas de
valeur expressive et de signification claire. Or l'architecture ne pouvait être utile, tout en se distinguant du simple art
de bâtir, que par sa capacité à émouvoir et à signifier, ou, ce qui revient au même, à instruire en émouvant. Réduite à
une combinatoire d'éléments muets sur leur destination, elle aurait fait figure de parente pauvre de l'ingénierie.
A la fin du XVIIIe siècle, quelque frustre qu'il puisse paraître aux architectes "révolutionnaires", l'art de l'ingénieur
semble toutefois en prise directe sur le dynamisme de la nature et sur les exigences de circulation des hommes et
des marchandises qui s'en inspirent. C'est un accord du même genre entre édification et mobilité qu'il convient de
rechercher, tout en préservant les qualités d'expression de l'architecture.
Un détour par les quatre éléments de l'ancienne physique s'impose alors. Quoique déchus par les sciences de leur
caractère fondateur, la terre, l'eau, l'air et le feu correspondent toujours à des phénomènes sensibles. Par-dessus
tout, ils font l'objet de nombreuses spéculations, spéculations où interviennent presque toujours des transformations,
des mutations ou des évolutions.
La terre est par exemple inséparable d'interrogations sur la genèse des roches, le cycle de l'eau et l'origine des
fontaines. La puissance sans cesse renouvelée des océans inspire quant à elle à Benoît de Maillet l'une des
premières formulations de la théorie selon laquelle le vie aurait vu le jour en milieu aquatique[36]. De grandes
controverses comme la querelle du Neptunisme et du Volcanisme agitent par ailleurs le monde savant. Cette querelle
revient à se demander ce qui, de l'eau ou du feu, a donné naissance à la terre. La thématique ancienne de la
transmutation des éléments les uns dans les autres se trouve ainsi réinterprétée en des termes qui vont bientôt
donner naissance à de nouvelles disciplines scientifiques comme la géologie[37].
A côté de la réinteprétation de thèmes anciens émergent de nouveaux problèmes d'identification. L'électricité qui
passionne de nombreux esprits est-elle de la même nature que le feu, ou s'agit-il d'une autre substance[38] ? Que
faut-il penser du fluide magnétique avec lequel Mesmer entreprend de soigner ses patients[39] ?
Genèse, transformation, transmutation, métamorphose, identification : les interrogations ne manquent pas à propos
de la terre, de l'eau, de l'air et du feu et de leurs phases successives, même si l'ancienne théorie des quatre
éléments ne suscite plus l'adhésion. La fascination des Lumières finissantes pour le dynamisme de la nature, pour
son caractère protéiforme, pour cette "continuelle fluctuation", ces "mille formes fugitives" qu'évoque Cabanis, rend
plus compréhensible l'intérêt qui renaît pour l'oeuvre de Descartes dans les toutes dernières années du siècle. Bien
qu'il soit souvent le fait de personnalités singulières comme le comte de Saint-Simon, cet intérêt n'en est pas moins
révélateur de la sensibilité profonde du temps. Monde de tourbillons et de métamorphoses, monde constitué
originellement d'une matière unique qui se différencie pour donner naissance à l'éther, à la lumière et la terre, le
monde de Descartes en appelle à l'imaginaire. Son pouvoir de suggestion décuplera lorsque les troubles
révolutionnaires seront venu ajouter leur lot de transformations au spectacle de la nature. Méditation passionnée sur
les origines de l'univers et de l'architecture, le texte qui accompagne l'élévation du cimetière de Chaux de Ledoux en
porte l'empreinte, au même titre que les lettres que Saint-Simon adresse au même moment, sans succès il est vrai,
aux héritiers de D'Alembert qui siègent à l'Académie des sciences et au Bureau des longitudes[40].
C.-N. Ledoux, Elévation du cimentière de Chaux, L'Architecture
considérée sous le rapport de l'art, des moeurs et de la législation,
1804.
L'architecture a précisément pour objet une transmutation ou une métamorphose, transmutation d'un art d'utilité en
un art d'expression, métamorphose de la construction en architecture. C'est cette transmutation de l'utile en émotion
et en signification qui constitue le sujet de l'architecture. Telle était déjà la leçon essentielle du passage de la cabane
primitive au temple dorique qu'avait mis en scène l'abbé Laugier dans son Essai sur l'architecture[41]. La théorie du
caractère qui se développe par la suite repose sur les mêmes prémisses. Le caractère d'un édifice tient à
l'expression de sa destination, à la transformation de son utilité en un message. Ce que décrit l'architecture, c'est le
passage progressif de la sphère des besoins immédiats à celle du sens et de la communication. Et, puisqu'aux
termes de la philosophie politique des Lumières la société n'est jamais que la conséquence d'un contrat fondé sur
l'utilité commune, la traduction de cette utilité en une morale collective, ce dont traite au fond l'architecture, c'est de la
constitution du lien social. Donner à voir la transformation de l'utile en une éthique, c'est donner à voir la société dans
son processus d'émergence et d'auto-organisation. On comprend mieux alors les liens multiples qui se tissent entre
la théorie du caractère et les idéaux civiques de la fin du XVIIIe siècle, liens qu'illustrent les multiples monuments aux
vertus publiques conçus par les architectes[42].
Ce processus d'émergence simultanée de la société et de l'architecture doit permettre de résorber la tension qui ne
manquait pas de subsister entre le dynamisme naturel et le caractère statique de l'architectonique. Il apporte
également une réponse à la question cruciale de l'utilité de l'architecture. Cette utilité se lit désormais sur deux plans,
celui d'une réponse apportée aux besoin fondamentaux de l'homme et celui d'une réflexion sur les fondements du
lien social et de la morale publique. Dans une telle perspective, il n'y a plus lieu de distinguer entre le nécessaire et le
superflu, le frugal et le luxueux.
Dans l'oeuvre des architectes "révolutionnaires" la thématique des éléments a pour fonction d'inscrire l'architecture
au sein de cette mobilité universelle qui mène de la nature à la civilisation, des premières sensations brutes à la
constitution et à l'exercice du jugement moral. En aval de cette destination générale, la référence à la terre, à l'eau, à
l'air et au feu peut se décliner de diverses manières.
L'architecte peut tout d'abord donner à voir dans son ensemble, de manière synthétique, le passage de la nature
brute à la civilisation. C'est ce passage qu'exprime, rappelons-le, l'association de la colonne et du rocher étudiée
autrefois par Monique Mosser[43]. La terre et les roches qu'elle abrite en son sein se transforment au cours de ce
passage pour donner naissance aux ordonnances de l'architecture. Symbole du brassage des éléments qui se
produit dans un univers en mouvement, que ce soit dans le Cénotaphe pour Newton de Boullée ou dans le Cimetière
de Chaux de Ledoux, la sphère renvoie à un thème du même genre. L'ordre naît progressivement du chaos, la
course des astres se régularise, l'architecture devient possible.
Le spectacle de la transmutation d'un élément dans un autre possède un caractère tout aussi expressif. Au
processus de construction sur lequel se focalisent les ingénieurs, l'architecte peut opposer les processus plus
fondamentaux de la nature qu'il met en oeuvre dans ses projets, que ce soit directement comme la transformation de
la lumière en ombre sur laquelle insiste Boullée dans son Essai sur l'art[44], ou sur mode plus symbolique. Dans de
nombreux projets, la terre semble se liquéfier, les roches donner naissance à des sources et à des fontaines. A cette
liquéfaction des roches répond la pétrification des eaux souterraines. Stalactites et stalagmites reviennent
fréquemment dans l'architecture de la fin du XVIIIe siècle.
Saline d'Arc-et-Senans, urne d'où s'écoule une
eau pétrifiée par le sel.
L'arraisonnement des ressources naturelles par l'homme ouvre d'autres possibilités encore. Ce thème est
particulièrement présent chez Ledoux, du sel arraché aux entrailles de la terre qui constitue la raison d'être de sa
principale réalisation, à l'eau canalisée par des projets comme la maison des surveillants de la source de la Loue[45].
Un tel arraisonnement possède une dimension morale. Le télescopage des symboles, leur chevauchement peuvent
permettre d'exprimer ce caractère moral. C'est dans cette perspective qu'il convient sans doute d'interpréter la forme
pyramidale donnée aux fourneaux de la forge à canons sur laquelle se clôt L'Architecture de Ledoux[46]. Les images
de la révolution industrielle naissante et la symbolique maçonnique, le thème des Enfers et celui de l'âme
immatérielle qui s'arrache au tombeau se mélangent, comme pour mieux affirmer la dimension spirituelle de
l'exploitation des ressources naturelles.
L'expression de toutes ces transformations fait appel à des couples antagonistes destinés à renforcer encore
l'impression de dynamisme qu'elles procurent. Les architectes "révolutionnaires" savent jouer du contraste entre
l'ordre et le désordre, le lisse et le rugueux, la mesure et la démesure, le beau et le sublime. En se plaçant à la fois à
l'origine et au terme du processus de civilisation, l'architecture telle qu'ils la conçoivent se veut simultanément
antérieure au langage et postérieure à lui. La "poésie de l'art" chère à Boullée semble renouer avec l'innocence des
commencements, mais c'est au moyen d'artifices .
L'art de l'ingénieur, ce rival en puissance, se trouve aussi visé dans cette entreprise. Les tentatives de Boullée et
Ledoux pour réarchitecturer les ponts d'un Jean-Rodolphe Perronet en témoignent[47]. Les architectes se réclament
d'un pont de bateaux originel tout en présentant leurs propositions comme un parachèvement de l'oeuvre de
l'ingénieur.
En recherchant les éléments rationnels de l'architecture tout en se référant avec insistance aux quatre éléments de la
tradition, il s'agit en définitive pour les architectes de la fin du XVIIIe siècle d'échapper simultanément à l'emprise du
langage et à celle de la technique, de parler sans les mots et de participer à la transformation de la nature sans se
soumettre entièrement aux impératifs utilitaires des ingénieurs. Entre l'écueil d'une rationalisation complète et celui
du repli sur la pure subjectivité, la voie est bien sûr étroite. A la veille de la première révolution industrielle, cette voie
est pourtant la seule qui reste aux architectes soucieux de l'autonomie de leur art.
[1] Cf. E. Kaufmann, Trois architectes révolutionnaires. Boullée, Ledoux, Lequeu, Philadelphie, 1952, trad. fr. Paris,
S.A.D.G., 1978. Sur Kaufmann, lire M. Mosser, "Situation d'Emil K.", dans De Ledoux à Le Corbusier. Origines de
l'architecture moderne, Arc-et-Senans, Fondation Claude-Nicolas Ledoux, 1987, pp. 84-89.
[2] M. Baxandall, Formes de l'intention. Sur l'Explication historique des tableaux, Yale, 1985, trad. française Nîmes,
Jacqueline Chambon, 1991, pp. 129-172.
[3] Boullée s'y réfère par exemple explicitement dans son Essai sur l'art. E.-L. Boullée, Architecture. Essai sur l'art,
éd. par J.-M. Pérouse de Montclos, Paris, Hermann, 1968. Sur l'oeuvre de Boullée, lire par ailleurs J.-M. Pérouse de
Montclos, Etienne-Louis Boullée (1728-1799). De l'Architecture classique à l'architecture révolutionnaire, Paris,
A.M.G., 1969.
[4] E.-L. Boullée, op. cit., p. 49.
[5] J. Le Rond D'Alembert, "Élémens", dans Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers, Paris, Briasson, 1751-1772, t. 5, p. 498.
[6] J. Le Rond D'Alembert, "Élémens des sciences", dans Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des
arts et des métiers, Paris, Briasson, 1751-1772, t. 5, pp. 491-497.
[7] Cf. J. Proust, Diderot et l'Encyclopédie, Armand Colin, 1962 ; A. Picon, "Gestes ouvriers, opérations et processus
techniques La vision du travail des encyclopédistes", dans Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, n° 13,
octobre 1992, pp. 131-147.
[8] G. Monge, Développemens sur l'enseignement adopté pour l'Ecole Centrale des Travaux Publics (an III) reproduit
dans J. Langins,La République avait besoin de savants, pp. 227-269, p. 230 en particulier.
[9] Voir par exemple H. Grégoire. Rapport (...) sur le Conservatoire des arts et métiers. Paris, imprimerie nationale,
floréal an VI, p. 9.
[10] Sur le caractère "élémentaire" de la loi de Newton qui incite Coulomb à la transposer à l'électrostatique, on
pourra consulter C. Blondel, M. Dörries, Restaging Coulomb. Usages, controverses et réplications autour de la
balance de torsion, Florence, L.-S. Olschki, 1994.
[11] J.-A. Chaptal, Élémens de chimie, Paris, Deterville, 1803, pp. 54-55.
[12] Voir à ce propos K. Baker, Condorcet, raison et politique, Chicago, 1975, trad. fr. Paris, Hermann, 1988.
[13] J.-B. Bossuet, Introduction à la philosophie, ou de la connaissance de Dieu, et de soi-mesme, Paris, R.-M.
d'Espilly, 1722, pp. 37-38.
[14] P.-J.-G. Cabanis, Rapports du physique et du moral de l'homme, Paris, 1802, rééd. Paris, Genève, Slatkine,
1980, p. 181.
[15] J. Roger, Buffon, Paris, Fayard, 1989, p. 130.
[16] E. Bonnot de Condillac, "Cours d'études pour le prince de Parme", "V. De l'Art de penser", dans åuvres
philosophiques de Condillac, Paris, P.U.F., 1947-1951, t. 1, p. 769.
[17] E. Bonnot de Condillac, Essai sur l'origine des connaissances humaines, Amsterdam, 1746, rééd. Paris, Galilée,
1973, p. 139.
[18] J.-D. Garat, "Analyse de l'entendement. Programme", dans Séances des Ecoles normales recueillies par des
sténographes et revues par les professeurs, t. 1, pp. 138-169, p. 148 en particulier.
[19] Sur l'Idéologie et les idéologues, on pourra consulter S. Moravia, Il pensiero degli Idéologues. Scienza e filosofia
in Francia (1780-1815), Florence, La nuova Italia, 1974 ; S. Moravia, Il tramonto dell'Illuminismo. Filosofia e politica
nella società francese (1770-1810), Bari, Rome, Laterza, 1986.
[20] Cf. J. Guillaume, "Des Influences subies et exercées par Condillac en matière de théorie de la connaissance",
dans Sciences et techniques en perspective, vol. 2, 1982-1983, pp. 7-21 ; J. Dhombres, "La Langue des calculs de
Condillac ou comment propager les Lumières", dans Sciences et techniques en perspective, vol. 2, 1982-1983, pp.
197-230.
[21] Sur la réhabilitation des arts et métiers menée par les Encyclopédistes, lire par exemple G. Friedmann,
"L'Encyclopédie et le travail humain", dans Annales Economies Sociétés Civilisations, vol. VIII, 1953, p. 53-61 ; J.
Proust, op. cit.
[22] Cf. A. Picon, Pour une histoire de la pensée technique, rapport pour l'habilitation à diriger des recherches
dactylographié, Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1993 ; A. Picon, "Towards a history of
technological thought", dans R. Fox (dir.),Technological change Methods and themes in the history of technology,
London, Harwood Academic Publishers, 1996, pp. 37-49.
[23] "C'est une vérité reconnue que l'eau la plus parfaite s'altérerait bientôt sans le mouvement qui l'entretient dans
sa propre pureté, et qui la mettant en état de donner de la fraîcheur et du ressort à l'air, en fait une boisson salutaire
aux hommes et aux animaux", écrit par exemple Parmentier dans sa Dissertation sur la nature des eaux de la
Seine de 1787. A.-A. Parmentier, Dissertation sur la nature des eaux de la Seine, avec quelques observations
relatives aux propriétés physiques et économiques de l'eau en général, Paris, Buisson, 1787, p. 21.
[24]. D. Diderot, "Encyclopédie", dans Encyclopédie, t. 5, p. 635-648A, p. 636A en particulier.
[25] Voir à ce propos A. Picon, "Gestes ouvriers, opérations et processus techniques. La Vision du travail des
encyclopédistes", dansRecherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, n° 13, 1992, pp. 131-147 ; D. Vatin, Le Travail.
Economie et physique 1780-1830, Paris, P.U.F., 1993.
[26] J. Le Rond D'Alembert, op. cit., p. 491. Le texte est à rapprocher de P.-S. Laplace, Essai philosophique sur les
probabilités, Paris, Vve Courcier, 1814, p. 2.
[27] Sur le rôle joué par les voyages dans la remise en cause du cadre vitruvien, voir par exemple Le Musée
d'architecture, Paris, Picard, 1988.
[28] D. Diderot, Pensées sur l'interprétation de la nature, 1754, p. 23.
[29] Cf. A. Picon, Architectes et ingénieurs au siècle des Lumières, Marseille, Parenthèses, 1988.
[30] N. Le Camus de Mézières, Le Génie de l'architecture, ou l'analogie de cet art avec nos sensations, Paris, l'auteur
et B. Morin, 1780, pp. 1-3 en particulier.
[31] E.-L. Boullée, op. cit., p. 35.
[32] C.-N. Ledoux, L'Architecture considérée sous le rapport de l'art, des moeurs et de la législation, Paris, l'auteur,
1804, p. 135.
[33] Cf. A. Debarre-Blanchard, M. Eleb, Architectures de la vie privée. Maisons et mentalités XVIIe-XIXe siècles,
Bruxelles, Archives d'Architecture Moderne, 1989.
[34] N. Le Camus de Mézières, Le Guide de ceux qui veulent bâtir, Paris, 1781, rééd. Paris, l'auteur, B. Morin, 1786
[35] Sur Durand voir bien sûr W. Szambien, Jean-Nicolas-Louis Durand 1760-1834. De l'Imitation à la norme, Paris,
Picard, 1984. On pourra consulter également S. Villari, J.-N.-L. Durand (1760-1834). Arte e scienza dell'architettura,
Rome, Officina, 1987.
[36] B. de Maillet, Telliamed ou entretiens d'un philosophe indien avec un missionnaire français sur la diminution de
la mer, 1748, rééd. Paris, Fayard, 1984, p. 248 et suivantes.
[37] Voir par exemple G. Gohau, Les Sciences de la terre aux XVIIe et XVIIIe siècles. Naissance de la géologie, Paris,
A. Michel, 1990.
[38] Cf. J. Heilbron, Elements of early modern physics, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1982.
[39] Sur Mesmer et le mesmérisme, lire par exemple C.-C. Gillispie, Science and polity in France at the end of the
Old Regime, Princeton, Princeton University Press, 1980.
[40] C.-N. Ledoux, op. cit., pp. 195-197. C.-H. de Rouvroy de Saint-Simon, , Lettres de C.-H. Saint-Simon, Paris,
impr. de Scherff, 1808.
[41] Cf. W. Herrmann, Laugier and eigteenth century french theory, Londres, 1962, rééd. Londres, Zwemmer, 1985.
[42] Cette production atteint son paroxysme sous la Révolution. Cf. W. Szambien, Les Projets de l'an II. Concours
d'architecture de la période révolutionnaire, Paris, E.N.S.B.A., 1986.
[43] M. Mosser, "Le Rocher et la colonne. Un Thème d'iconographie architecturale au XVIIIe siècle, dans Revue de
l'art, n° 58-59, 1982-1983, pp. 55-74.
[44] E.-L. Boullée, op. cit., pp. 90-91.
[45] C.-N. Ledoux, op. cit., pl. 6.
[46] Ibid., pl. 125.
[47] E.-L. Boullée, op. cit., pp. 145-146 ; C.-N. Ledoux, op. cit., pp. Cf. sur ces projets et leur signification A.
Picon, Architectes et ingénieurs au siècle des Lumières, pp. 273-274.