Maputo, Canton, Antananarivo, Port
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Maputo, Canton, Antananarivo, Port
Maputo, Canton, Antananarivo, Port-Louis, Durban… Diasporas sud-sudpar Françoise Vergès L e phénomène des diasporas est encore aujourd ’ hui étudié soit comme un phénomène contemporain lié aux mouvements migratoires induits par la brutalité des mutations économiques ou par des guerres , soit en référence au modèle de la diaspora juive ou , plus récemment des diasporas noires produites par la traite et l ’ esclavage . D’ une certaine manière , cette notion de diaspora dérive de l ’ histoire occidentale , c ’ est elle qui dirige notre regard et organise nos cartes mentales , historiques et culturelles . On parle de diasporas induites par l ’E urope . déplace notre regard , si on se situe dans le « S ud , » Or, si on une autre cartographie des mouvements diasporiques apparaît , à la fois internes aux continents , et de continent à continent . Observer les routes sud-sud et sud-est révèle des déplacements qui échappent à la logique nord/sud, aux discours qui s’ordonnent autour des héritages du discours racial, et autour de la frontière comme ligne étanche entre des entités nationales fixées culturellement. C’est parce que je trouvais l’étude des mouvements sud-sud profondément marginalisée dans les études des diasporas, et ce même dans les études post-coloniales, que j’ai, à partir de 1998, souhaité suggérer d’autres cartographies des migrations. Je l’ai fait à partir de l’Océan Indien car dans cet océan, depuis des millénaires, l’Afrique a rencontré le monde indien, musulman et dravidien, le monde insulaire, malgache, comorien, et le monde chinois. La longue histoire culturelle de cet océan conduit à revenir sur les cartes mentales qui ordonnent le monde à partir du colonial, sur la constitution de zones de contact, sur les processus de créolisation, sur l’urbain, la souveraineté. Je me suis penchée sur cette histoire, d’abord en étudiant les mouvements entre les îles du sud-ouest de l’Océan indien, puis les mouvements Chine/Afrique à travers les restaurants chinois dans des villes portuaires de la côte est de l’Afrique (Durban, Maputo, Dar es Salaam, et une ville insulaire, Port-Louis). Inspirée par le travail de Kiri Chaudhuri, Michael Pearson et Abdul Sherriff,1 provoquée par le travail de Gilroy sur « Black Atlantic, »2 j’ai voulu dès 1998 dégager la singularité de l’Océan Indien et signaler qu’il fallait amender la prédominance du modèle atlantique. L’hégémonie du triangle atlantique et aujourd’hui de la route sud-nord dans les représentations des diasporas masque une histoire plus complexe et plus riche. Ainsi, l’Afrique, vue de l’Océan Indien, présente une autre relation à l’océan. L’océan n’y est pas seulement le lieu du traumatisme et de l’exil, il est aussi trait d’union, lieu d’échange. La présence africaine en Inde attestée dès le XVIe siècle, la présence arabe en Afrique de l’est qui donnera naissance dans sa rencontre avec les peuples de cette région à cette créolisation qu’est la culture swahili, les échanges entre les îles, la rencontre entre les Chinois et les Africains, tout cela des siècles avant l’arrivée 58 [ Africultures n° 72 - DOSSIER] Dispersions et mouvements constitutifs [ ] UNE CHEF D’ENTREPRISE DANS Dispersions et mouvements constitutifsMOZAMBICAINE Africultures n°SON 72 -RESTAURANT DOSSIER ASIATIQUE 59 DE MAPUTO © FRANÇOISE VERGÈS des Européens oblige à déplacer le regard, à se libérer de cartes mentales qui induisent des discours et des méthodes. Intégrer les mers et les océans, les marges de l’Afrique, les routes d’échanges, les zones de contact conduit à réviser le récit du monde. Afrique-Asie dans l’Océan Indien L’Océan Indien constitue le plus long continuum culturel dans l’histoire pré-impérialiste européenne. L’océan, dont le nom est une déformation du terme arabe al-bahr al-Hindi, existait comme concept pour les riverains africains et les navigateurs arabes au VIIIe siècle, et pour les Chinois du XVIe siècle. Il avait une certaine unité induite par le rôle des moussons, l’existence de villes portuaires cosmopolites autonomes, la capacité des peuples riverains de construire des navires qui traversaient l’océan, l’existence d’un commerce trans-continental et de pirates. L’Océan Indien est donc, depuis des millénaires, un espace dont la production est, comme nous l’a appris Henri Lefèvre, une production sociale et culturelle.3 C’est un espace de rencontres et d’échanges entre la Chine, l’Inde, le monde musulman, l’Afrique et les îles (Indonésie, Madagascar, Comores). Dans les villes cosmopolites, véritables villes globales où se côtoient Juifs, Arméniens, Arabes, Hindous, Chinois, Comoriens, et Africains, des cultures de frange, des processus de créolisation émergent. C’est dans ce monde et cet âge d’or que pénètre, ébloui, le Portugais Vasco de Gama en 1498. Il rapporte dans son journal : « Les navires sont chargés d’or, d’argent, de tissus, de clous de girofle, de poivre, de gingembre, de bagues d’argent ornées de nombreuses perles, de semences de perles et de rubis ». L’émerveillement et l’avidité des Européens seront sans limites. Brutalité et violence marquent ces rencontres, mais elles produisent aussi des zones de contact. Les siècles qui suivent l’arrivée des Européens créent de nouvelles régionalisations, de nouvelles zones de contact, de nouvelles frontières. Colonisation, impérialisme, indépendance, guerre froide, nouvelle « globalisation » ajoutent de nouvelles à la complexité du monde indiaocéanique. C’est un monde hétérogène où existe une diversité de formations diasporiques, certaines anciennes, d’autres plus récentes. Ces hétérogénéités donnent lieu à des couches de récits, de témoignages et d’images qui ne s’additionnent pas mais créent une archéologie et une architecture fractale. Les récits sur les rencontres entre Asie (nord, sud et est) et l’Afrique suggèrent une alternative à la cartographie classique des contacts et interrogent la spatialisation impérialiste et nationaliste. Diasporas australes En 2002, j’ai voyagé dans plusieurs villes portuaires africaines – Durban, Maputo, Dar es Salaam et Port-Louis – pour étudier un aspect des diasporas chinoises en Afrique. J’ai visité des restaurants chinois et interviewé leurs 60 [ Africultures n° 72 - DOSSIER] Dispersions et mouvements constitutifs propriétaires, les cuisiniers, les serveurs. Pourquoi des restaurants et pourquoi des restaurants chinois ? Le restaurant « ethnique » est un site culturel important, un lieu où des produits culturels sont créés et reproduits et de flux transnationaux économiques et culturels. Le restaurant synthétise des cultures locales, nationales, et internationales car il importe des modes de préparation, de présentation et de cuisine venant d’autres régions du monde, les formalise dans ses menus et les adapte au goût local. A travers le restaurant chinois, je voulais mettre en lumière les itinéraires singuliers des Chinois. J’avais plusieurs questions et centres d’intérêt : le décor du restaurant chinois se répète-t-il à travers des signes ? Quelle est la place des femmes dans ces mouvements ? Les recettes changent-elles d’un pays à l’autre selon la disponibilité d’ingrédients, le goût ? Pourquoi ont-ils chois ce pays d’Afrique ? Quels liens maintiennent-ils avec la Chine ? Aujourd’hui, la présence chinoise en Afrique, les tensions et les formations qui en découlent, est devenue un sujet de reportage mais à l’époque, il était rare de rencontrer un intérêt pour ce sujet. Pourtant, déjà, le gouvernement de Pékin manifestait son intérêt pour les pays africains. Son discours s’appuyait sur une série de tropes : la Chine n’avait jamais colonisé en Afrique, elle avait aidé des pays africains à se libérer, à se développer, sa position de pays du « sud » garantissait son désintérêt pour une exploitation brutale. Le gouvernement chinois faisait aussi référence à l’histoire et aimait rappeler la rencontre au début du 15ème siècle entre les flottes chinoises de l’amiral Zheng He et des souverains africains. En étudiant les échanges économiques entre la Chine et l’Afrique, je découvrais que les firmes chinoises étaient implantées depuis plusieurs années. Mes rencontres m’ont aidée à distinguer plusieurs vagues de migration. La première est celle provoquée par les besoins en main-d’œuvre des impérialismes européens que ce soit pour travailler dans les mines d’Afrique du sud ou les champs de canne à sucre des Mascareignes. La seconde s’observe au moment de la décolonisation : des Chinois quittent leur pays par peur de la révolution et partent s’établir là où vivent des compatriotes. Puis ce sont les échanges entre « pays frères » : la Chine envoie dans les années 1970 des milliers de travailleurs et d’ingénieur sen Tanzanie pour aider à construire un chemin de fer. L’apartheid et sa chute, l’indépendance du Mozambique puis la guerre civile, la rétrocession de Hong-Kong puis de Macao, l’ouverture économique de la Chine entraînent de nouvelles vagues migratoires chinoises vers l’Afrique. Le mouvement inverse est infime : peu d’Africains (sauf quelques milliers d’étudiants) se sont établis en Chine (il y a eu cependant des esclaves africains déportés en Chine, comme en Inde, il y a plusieurs siècles). Les immigrés chinois de la première vague ont connu le racisme et l’exploitation la plus brutale. Beaucoup se sont cependant installés et se sont investis dans des activités économiques autour de la nourriture : culture de légumes, épiceries, restaurants. C’était en majorité des hommes et certains ont épousé des femmes du pays créant un nouveau métissage culturel. Les autres vagues ont vu arriver plus de femmes, mais c’est surtout dans la plus récente que j’ai rencontré le plus grand nombre de femmes venues Dispersions et mouvements constitutifs [ Africultures n° 72 - DOSSIER] 61 UN PATRONNE D’UN RESTAURANT ASIATIQUE DE MAPUTO © FRANÇOISE VERGÈS seules. Ces dernières sont parties pour échapper à la misère en Chine et travaillent comme serveuses, comme coiffeuses, dans les cliniques de médecine chinoise, et particulièrement à Port-Louis, où on les compte par milliers, dans les usines de la zone franche. Les destins sont singuliers, certains sont tristes, d’autres romanesques Ainsi, à Dar es Salam, cette femme venue comme interprète de swahili-chinois lors de la construction du chemin de fer, qui une fois retournée en Chine ne pense qu’à revenir en Tanzanie. Elle y revient des années plus tard avec sa fille, à qui elle a donné le nom chinois qui signifie « Afrique ». Celle-ci ouvre un restaurant spécialisé dans une cuisine qui tient compte du yin et du yang, épouse un jeune Tanzanien d’origine indienne, et fait venir de Chine des objets pour faire connaître aux jeunes Tanzaniens la « culture chinoise. » Les différentes vagues n’ont pas affecté le décor du restaurant chinois. De Durban à Maputo, à Dar es Salam, à Port Louis, j’ai vu les mêmes peintures de montagnes, le même genre de vases, les mêmes tables rondes et leur plateau tournant, les mêmes théières et leurs tasses. Les différences étaient à peine notables. Je retrouvais aussi les mêmes plats, dont l’inévitable chop suey dont tout le monde sait que ce n’est pas un plat chinois. Parfois, il y avait 62 [ Africultures n° 72 - DOSSIER] Dispersions et mouvements constitutifs de jeunes serveuses africaines habillées en costume chinois. Les Chinois parlaient souvent deux langues, la leur et une langue nationale, swahili, anglais, ou portugais. Ils se disaient tous « heureux » d’être en Afrique, ils n’avaient pas pensé aller en Europe ou aux États-Unis. La diversité des trajets et des vies fait écho aux mutations géopolitiques et aux relations complexes entre l’Afrique et la Chine. L’inégalité des échanges va certainement devenir de plus en plus problématique. Cependant, l’existence d’une diaspora chinoise en Afrique qui se renforce aura aussi très certainement des effets sociaux, économiques et culturels. Quelles expressions culturelles vont naître de ces contacts ? J’ai pu en observer certaines, ce qui m’a confortée dans ma conviction que les diasporas sud-sud construisent de UN QUARTIER CHINOIS DANS UNE VILLE SUD-AFRICAINE © DR. nouveaux espaces de créativité et d’inventivité. 1. Kiri N. Chaudhuri, Asia Before Europe. Economy and Civilisation of the Indian Ocean from the Rise of Islam to 1750. Cambridge: Cambridge University Press, 1990; Trade and Civilisation in the Idian Ocean. An Economic History from the Rise of Islam to 1750. Cambridge : Cambridge University Press, 1985. M. N. Pearson, ed. Spices in the Indian Ocean World. Aldershot, Hampshire, UK, 1996. 2. Paul Gilroy, The Black Atlantic. Cambridge: Harvard University Press, 1993. 3. Henri Lefevre, The Survival of Capitalism. London: Allison & Busby, 1976, The Social Production of Space. See also: David Harvey, Spaces of Hope. Edinburgh: Edinburgh University Press, 2000; Klaus Doods and David Atkinson, Geopolitical Traditions. A Century of Geopolitical Thought. London: Routledge, 2000; David Harvey, Spaces of Hope. Edinburgh: Edinburgh University Press, 2000; Edward W. Soja, Postmodern Geographies: The Reassertion of Space in Critical Social Theory. (London: Verso, 1988). Le travail d’Yves Lacoste et sa revue Herodote sont aussi utiles pour la compréhension de l’espace socialement et politiquement produit. V ice - présidente du C omité pour la M émoire de l ’E sclavage , F rançoise V ergès est docteur en sciences politiques , professeur à l ’U niversité de L ondres et assure la direction culturelle de la M aison de la C ivilisation et de l ’U nité réunionnaise . S es domaines de recherche sont les théories politiques en postcolonie , les économies de prédation ( esclavage et guerres ), les politiques de réparation , et les processus et pratiques de créolisation dans l ’ océan I ndien . D epuis plusieurs années , elle collabore à des événements culturels divers tels L atitudes (2003) et le film F rantz F anon , B lack S kin , W hite M ask (1996). D ans un de ses ouvrages les plus récents « A bolir l ’ esclavage : une utopie coloniale . L es A mbiguïtés d ’ une politique humanitaire » (2001) elle met en lumière des liens peu connus entre l ’ abolitionnisme , les politiques de réparation , l ’ héritage du colonialisme et les origines complexes et souvent peu attendues de l ’ humanitaire . S on dernier titre , avec N icolas B ancel et P ascal B lanchard , est L a R épublique coloniale , essai sur une utopie (2003). Dispersions et mouvements constitutifs [ Africultures n° 72 - DOSSIER] 63