Éditions Mélanie Seteun
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Notes de lecture Gérôme GUIBERT, « Michael MOYNIHAN, Didrik SØDERLIND, Lords of chaos. The bloody rise of the satanic metal underground, 1998 ; Benoît DOMERGUE, Culture barock et gothic flamboyant. La musique extrême : un écho surgi des abîmes, 2000 », Volume ! La revue des musiques populaires, n° 1(1), 2002, p. 124-127. Emmanuel BRANDL, « Anne BENETOLLO, Rock et Politique. Censure, Opposition, Intégration, Paris, L’Harmattan, 1999 », Volume ! La revue des musiques populaires, n° 1(1), 2002, p. 127-130. Éditions Mélanie Seteun 124 notesde lecture MOYNIHAN Michael, SØDERLIND Didrik, Lords of chaos. The bloody rise of the satanic metal underground, Venice, Feral House, 1998, 358 p. DOMERGUE Benoît, Culture barock et gothic flamboyant. La musique extrême : un écho surgi des abîmes, Paris, François-Xavier de Guibert, 2000, 194 p. Les sciences sociales s’intéressent de manière de plus en plus importante à certains nouveaux courants musicaux (musiques électroniques, hip-hop...) et leurs implications sociales. Pourtant certaines formes de cultures musicales, comme le metal, restent peu étudiées. Nous évoquerons deux titres récemment publiés qui permettent de mieux comprendre le black metal, un style musical dérivé du heavy metal et qui revendique une image « sataniste », à travers les paroles et l’imagerie qu’il véhicule. Volume! 2002 - 1 A l’heure, où, en France même, plusieurs procès mettent en cause des fans de black metal (nombreuses profanations de cimetières, meurtre d’un prêtre...)1, les confusions et les explications hâtives et simplistes des médias sont de plus en plus nombreuses quant aux mobiles, aux pratiques et aux croyances des condamnés et, plus largement, des personnes qui écoutent du black metal. Les rares études qui concernaient le heavy metal ont montré qu’il s’agissait d’un mode d’expression né au début des années 70, réaction des jeunes des classes populaires au phénomène hippie. D’un point de vue culturaliste, on peut dire que le mode de vie metal trouve ses références dans les valeurs et l’esthétique de l’heroic fantasy 2. La force physique, la puissance, la guerre et surtout l’ésotérisme sont des centres d’intérêt valorisés, des récits romanesques tels que Conan le Barbare ou Le Seigneur des Anneaux étant très fréquemment plébiscités, tout comme la pratique des jeux de rôles. Socialement dominés, déférents envers les conceptions romantiques de l’art (individualité du génie créateur, références aux compositeurs classiques, de Bach à Wagner, valorisation du bagage technique...), les acteurs du milieu metal trouvent ainsi un échappatoire à leur position sociale dans l’imaginaire où ils élaborent néanmoins des éléments d’une culture autonome et originale. 125 Né dans les années 80, et concernant sociologiquement le même public, le black metal est une évolution du heavy metal qui s’intéresse à l’occultisme, à la magie noire, au satanisme et aux religions polythéistes pré-chrétiennes (d’Europe du Nord, Celtique...). Deux personnages, cités par Moynihan et Domergue, sont importants dans la constitution idéologique du black metal. Le premier est l’anglais Aleister Crowley, surnommé la Bête 666 en hommage à Satan, adepte de magie noire et auteur en 1904 du Livre de la loi, qui instituait un nouveau principe éthique pour l’Humanité, selon lequel la liberté individuelle absolue devait être la seule loi. Ce principe d’insoumission aux préceptes moraux et spirituels que prêchait le christianisme allait devenir le pilier du courant sataniste de l’ère moderne. Cette influence se remarque particulièrement dans les fondements de la pensée d’un second auteur, Anton LaVey, fondateur de l’Eglise de Satan et auteur en 1969 de la Bible Satanique. Bien que traitant du black-metal ainsi que du rôle du satanisme et du paganisme qui lui sont liés, les ouvrages de Moynihan et de Domergue sont très différents. Après un historique de la genèse du black metal, où est mentionnée l’influence de A. Crowley sur Jimmy Page de Led Zeppelin, l’ouvrage de Moynihan et Søderlind se concentre sur le black metal norvégien du début des années 90, à partir de nombreuses interviews et de reproductions de documents visuels (coupures de presses, flyers, fanzines, pochettes de disque...). Propriétaire d’un magasin de disques à Oslo, Oystein Aarseth alias Euronymous (du groupe Mayhem, dont le chanteur s’est suicidé après une mise en scène macabre), fascine, à l’époque, par ses propos anti-chrétiens un petit groupe d’adolescents, dont les futurs membres d’Immortal et d’Emperor mais aussi Kristian « Varg » Vikernes (du groupe Burzum), sans aucun doute la personnalité principale du livre. On peut ainsi suivre le parcours de ce dernier, qui commence par l’incendie de plusieurs stave churches (les églises en bois norvégiennes, dont plusieurs dizaines partiront en fumée) jusqu’à l’assassinat d’Euronymous, qu’il considère comme un être faible qui méritait la mort. Lords of Chaos tente ensuite de dresser un bilan aussi exhaustif que possible des conséquences des affaires norvégiennes à partir d’un passage en revue de toutes les exactions anti-chrétiennes perpétrées par des jeunes du milieu black metal en Angleterre, France, Allemagne, Pologne, Etats-Unis... Volume! 2002 - 1 Mais c’est la dernière partie du livre qui porte le plus à discussion, Moynihan cherchant à relier le black metal et les religions ancestrales germanico-scandinaves à l’extrême droite européenne, ces différentes idéologies partageant des visions de l’homme empruntes d’élitisme et de darwinisme social. L’approche de Moynihan s’avère alors beaucoup trop systématique. On comprend mieux cette thèse lorsqu’on apprend que le principal rédacteur de Lord of Chaos est lui-même membre de l’A.A. (Asatru Alliance of Independant Kindreds), une organisation américaine « racialiste », basée sur les religions germaniques et nordiques, Asatru étant le nom donné par les scandinaves au culte du dieu Odin et de son panthéon 3, culte que Vikernes prétend désormais pratiquer et promouvoir. Moynihan a aussi collaboré avec le musicien Boyd Rice du groupe NON, au sein du projet industriel Blood Axis. Si Rice n’hésite pas à se proclamer d’un « fascisme esthétique », un différend l’oppose aujourd’hui à Moynihan qui défendrait un fascisme plus « politique ». 126 Volume! 2002 - 1 La thèse de B. Domergue aborde le sujet de manière différente. Pour lui, l’émergence des courants du metal extrême serait liée à un développement, dans une partie de la culture, de l’occultisme et de la magie dans des proportions jamais connues jusqu’alors. Ses données, très nombreuses et enrichissantes, sont issues de l’analyse des paroles de disques (ici traduites), du recueil des coupures de presse régionales 4 et de l’observation participante en concert. Issu selon l’Auteur de la beat generation et du flower power, puis confirmé par les premiers groupes de metal occultes comme Black Sabbath, le « satanisme culturel » proviendrait aujourd’hui du black metal certes, mais aussi des jeux de rôles, d’une certaine bande dessinée ainsi que des raves parties qui amènent à une transe « démoniaque ». Si une certaine confusion transparaît parfois au sein du livre entre le metal et d’autres courants comme le punk, le gothique ou la techno, c’est que là n’est pas le propos. Domergue cherche en effet à montrer comment le « satanisme culturel » divulgue aux jeunes des messages contenant des propos « blasphématoires et sataniques qui visent à la destruction pure et simple de la vertu et de la religion » 5. Il faut en fait préciser ici que Benoît Doumergue, Docteur en théologie de l’Université grégorienne de Rome, est prêtre du diocèse de Bordeaux. L’intérêt de sa posture est qu’il nous éclaire, discute et réfute les nombreux textes et références bibliques des groupes black-metal. L’inconvénient est que, se définissant d’une « anthropologie chrétienne », il articule des argumentations psychologiques ou ethnologiques avec d’autres qui sont normatifs (décadence des valeurs morales...). Pour l’Auteur, à travers ces nouvelles pratiques, transparaît un état de désespérance de la jeunesse. Plus que d’autres tendances sociales, le « satanisme culturel » serait ainsi un signe majeur des problèmes sociétaux « Dans le metal (...), contrairement à la musique rap qui, la plupart du temps, se fait l’écho de la misère et de l’injustice humaine, les artistes font très souvent l’apologie de la puissance et de la haine » 6. Il semble alors que, sans doute trop axé sur l’aspect blasphématoire du black metal, Doumergue surestime le danger de cette culture, tout comme, par manque d’objectivité ou par volonté idéologique, Moynihan surestime sa politisation. Le heavy metal a souvent été le vecteur, depuis ses débuts, d’une théâtralisation importante. Après qu’ils aient professé tout au long de l’interview des propos satanistes et haineux envers le genre humain, les membres de Dimmu Borgir avouent par exemple à la fin d’une interview « C’est quoi le problème ? C’est naturel d’avoir des amis et des copines (...) Nous sommes des êtres humains comme tout le monde mais qui jouent dans un groupe de black. On n’est pas des monstres : on a une maison, une voiture et les mêmes soucis que le commun des mortels » 7. S’il existe parmi eux une minorité de déviants (au sens de H.Becker), la plupart des fans de black metal cherchent avant tout un moyen de s’échapper du réel qu’ils trouvent dans la musique. Le black metal est surtout écouté par des adolescents et de jeunes adultes issus des classes populaires et provenant de communes rurales ou de petites villes, ils ne contestent pas la société, sont « pacifiés » et s’engagent rapidement dans le monde du travail 8. Si certaines personnes peuvent être attirées par le contenu transgressif du black metal, il faut rappeler qu’existait, il y a quelques années, un courant white metal (metal chrétien) 9. 127 A côté de rares dérives extrémistes qu’on peut sociologiquement expliquer, on peut voir le black metal chez le jeune comme une étape, un rite de passage ordalique 10, ou bien comme le moyen de tisser des liens sociaux affinitaires (comme le montrent les annonces des magazines metal) dans un monde en partie « communautariste », ou bien encore comme une façon provisoire d’accepter la complexité du monde social. Gérôme GUIBERT, LESTAMP, Université de Nantes 1 Par exemple, Le Monde, 15 août 2000, p. 8 ; 15 février 2001, p. 10 ; 4 avril 2001, p. 11 ; 18 avril 2001, p. 12. Weinstein Deena, Heavy metal, a cultural sociology, New York, Lexington Book, 1996, p. 143. 3 « Hors-série black metal n°2 », Hard&Heavy, Août 1999, p. 57. 4 il recense notamment des profanations (stèles renversées, tombes ouvertes, traces de messes noires et inscriptions sataniques) dans 42 cimetières français entre 1996 et 1999. 5 p. 149. 6 p. 179. 7 « Hors série metal extrême n°3 », Hard-Rock, Juillet 1997, p. 29. 8 comme on a pu l’observer lors de nos études de terrain dans l’Ouest de la France. 9 « Dossier white-metal », Hard-Force, Juillet-Août 1987, p. 16-19. 10 Guibert Gérôme, « La trilogie chez The Cure où l’oeuvre noire comme rite de passage », Colloque GdR OPuS CNRS, CEPREMAP Amiens, Les oeuvres noires, Paris, L’Harmattan, à paraître nov. 2002. 2 BENETOLLO A. Rock et Politique. Censure, Opposition, Intégration, L’Harmattan, Coll. «Logiques Sociales» , 1999, 258 p. Volume! 2002 - 1 A partir de l’analyse historique de la constitution de cette forme d’action collective tout à fait particulière qu’est une association – le PMRC (Parents’ Music Resource Center) créé par des femmes d’hommes politiques américains –, A. Benetollo nous emmène vers une analyse des rapports complexes entre rock et politique à travers une véritable histoire des mentalités étatsuniennes. Comme l’indique le titre, trois grands types de rapport lient le rock et la politique : un rapport de censure, qui prend les allures, c’est-à-dire les armes (symboliques), « petites-bourgeoises » à travers « l’information » et non la censure directe. Un rapport d’opposition, lorsque les artistes s’engagent eux-mêmes dans les luttes politiques, et enfin un rapport d’intégration, lorsque les hommes politiques font appel aux artistes rock, pour une campagne électorale par exemple. Sur ce dernier point, il faut noter la lucidité d’A. Benetollo, il aurait en effet été facile de parler de « récupération » . Mais, si l’on s’en tient au processus en œuvre et à en rendre compte, c’est bien d’intégration au sein des institutions politiques dont il s’agit. Il faut réussir à bien dégager le processus de la fonction 128 sociale que joue alors le rock. Dans ce même axe de réflexion, le mot « censure » aurait éventuellement pu être évité ; la notion de « réaction » (utilisé par N. Heinich in Le triple jeu de l’art contemporain, Minuit, 1998), puis l’analyse de la forme que prend cette réaction aurait alors permis à l’auteur d’éviter de discourir sur ce mot pour le justifier, et surtout justifier de son souci d’objectivité. Toutefois, contrairement à N. Heinich, il n’y a pas ici une pluralité d’actions, « l’information » prend très rapidement la forme de « consignes » (p. 254) à respecter : il s’agit bien alors d’une censure symbolique qui tentera de s’objectiver dans les textes, et il ne s’agira que de cela. Volume! 2002 - 1 Le propos est de déterminer comment une association de femmes très liées au Congrès a pu intervenir sur certaines carrières politiques, sur l’ensemble de la production de la musique rock américaine, et comment elle a réussi à pérenniser ses actions, à les inscrire durablement dans les institutions politiques et juridiques des Etats-Unis. Pour ce faire, il fallait commencer par analyser ce qu’était véritablement cette association, la position qu’elle occupe face au système politique et les mentalités qui l’animent. Mais il fallait aussi comprendre comment ce genre d’association pouvait apparaître, les conditions sociales de son émergence, et pourquoi elle est apparue à ce moment de l’histoire. Le PMRC est en fait l’objectivation d’un système de pensée qui plonge ses racines dans l’ethos d’une classe particulière – que dans le langage politique on nomme «conservatrice» – qui remontent en fait à une matrice commune née des contradictions des années 50. Ainsi, on pourra lire « Elvis the Pelvis » à propos d’Elvis Presley ; il était « la preuve vivante que le rock’n’roll ainsi que la façon obscène dont il était interprété, constituait un très grand danger pour la jeunesse américaine » (p. 99) et sa relation au public fut comparée à celle d’Hitler. A. Benetollo montre brillamment, par une méthodologie socio-historique inductive, comment l’analyse d’un phénomène particulier peut être la voie d’accès privilégiée à une compréhension des systèmes de pensées d’une nation : le PMRC comme voie d’accès à une histoire des mentalités dans le contexte des Etats-Unis. Ce qui, par ailleurs, nous rappelle que les modalités d’analyse d’un phénomène particulier, et donc sa compréhension, ne peuvent se passer d’une prise en compte des particularités nationales. L’analyse de la naissance et du développement du rock en France ne peut être entendue de la même manière qu’aux Etats-Unis. La France a développé une politique culturelle qui n’a pas son égale ailleurs et cette même politique a subi des modifications – d’une démocratisation à une démocratie culturelle – qui renvoient à l’analyse de sa propre histoire. Mais ce que nous dit en filigrane A. Benetollo, c’est que le développement des productions rock provient de l’action d’une relation d’opposition entre les artistes rock d’un côté, le champ politique et l’« ambiance » qu’un régime veut imposer de l’autre, et que tout cela ne peut se comprendre que dans une recomposition socio-historique des mentalités. C’est là, à mon sens, que l’analyse historique prend tout son poids. Les oppositions auxquelles le rock a dû faire face aux Etats-Unis ont toujours été les mêmes (« le rock parle trop de sexe, de violence et de drogue »), mais elles ne se comprennent que si l’on sait qu’aux EtatsUnis, l’éducation chrétienne et les valeurs morales qu’elle véhicule sont un enjeu politique de premier plan. 129 En France, les réactions iront vers d’autres valeurs, comme l’autorité de certaines institutions françaises (on pense au groupe de rap NTM qui avait été condamné à trois mois de prison et six mois d’interdiction de concert pour avoir insulté des policiers). Mais cela n’empêche pas les politiques de savoir compter avec les rockers lorsque cela s’avère nécessaire, comme lors d’élections par exemple. Ainsi, on voit un Reagan se servir de Bruce Springsteen, « et surtout les politiciens des années soixante-dix [utiliser] la musique rock au moment même où l’on parlait de sex rock pour le qualifier avec dédain » (ibid.). Les hommes politiques se sont rendu compte que les stars du rock étaient des hommes publics important ; ils peuvent être des « intermédiaires », des sortes d’« institutions médiatrices » comme dit J. Fulcher, entre l’homme politique et l’électorat (cf. J. Fulcher, Le grand Opéra en France : un Art Politique, Belin, 1988). Volume! 2002 - 1 Mais A. Benetollo nous dévoile aussi l’état des productions musicales rock et leur fonction sociale des années 80. En effet, les artistes rock n’ont que très peu réagi face aux attaques du PMRC (seul Frank Zappa prendra réellement position). C’est que le travail de ces femmes a eu pour finalité, en partie, l’imposition de stickers d’avertissement aux parents collés sur les pochettes de disque. Or, contrairement à ce qui était attendu, ces stickers ont fait grimper la vente des disques ainsi marqués : cet interdit rencontrait en fait les attentes même d’une grande partie de la jeunesse américaine. Mais cela, ces femmes ne pouvaient le concevoir… On comprend alors que les artistes ainsi stigmatisés n’aient eu aucune envie de réagir. Mais c’est plus globalement la prédominance de l’industrie musicale qui a eu pour effet de dépolitiser les artistes rock : « il était infiniment dangereux de transformer les chansons en manifeste politique » (p. 214). On le sait, la politique du rock est une exclusivité française ; aux Etas-Unis, il n’existe pas, comme en France, un champ d’institutions politico-administratives rendant pensable un soutien public au rock. Du côté des artistes, les « dominants » imposaient les « aids », c’est-à-dire les concerts de charité – sur ce point on voit se développer des prises de positions radicalement opposées entre artistes « rock » (tel M. Jackson) et journalistes (tel J. Pareles), ces derniers dénonçant la « Charity Business » et son inefficacité un peu grossière. Ces concerts donnaient le ton des propos qu’il fallait tenir alors : non plus la révolte, mais l’injustice, une injustice fructueuse – on pourrait expliquer cela par ce que P. Bourdieu appelle « l’effet jdanov », mais on pourrait aussi reprocher à A. Benetollo un certain fonctionnalisme bien qu’ici les choses ne soient pas si simple puisqu’elles renvoient au problème du degré d’autonomie de cet espace musical. Reste F. Zappa qui lançait « rock the vote », mais ce n’est pas un appel à la révolte, c’est alors une sorte de campagne ayant pour finalité d’amener les plus jeunes votants à se rendre effectivement aux urnes. Finalement, le rock n’a jamais été un vrai vecteur politique ; « si le rock, puis le rap dérangeaient, c’est donc bien pour leur contenu violent ou pornographique mais certainement pas pour leur engagement politique » (p. 229). Si l’effet du rock dans le monde est bien particulier et reste limité – il n’a jamais réussi à avoir un vrai poids politique –, il reste toutefois « un extraordinaire baromètre de la mentalité des jeunes » (ibid.). 130 Mais les attitudes relevées peuvent peut-être se comprendre aussi par l’ambiguïté même du monde de la musique rock. En effet, le rock n’est pas entendu comme « artistique », il est au plus « culturel » (mais là il faudrait rendre compte des définitions de l’art en France et aux Etats-Unis). On peut poser l’hypothèse que si cela est, c’est certainement parce que, comme pour l’Opéra en France à un moment donné, le rock joue sur plusieurs niveaux de discours. Le monde du rock est le lieu où se mêle la vie et l’art pour en faire un art de vivre sa vie qui va beaucoup plus loin que le seul milieu de la musique – ce qui n’est peut-être pas l’apanage du rock, mais qui est particulièrement prégnant dans les milieux populaires. Au niveau des créations aussi l’art touche la vie : toujours à la recherche de l’actualité, souvent soucieux de satisfaire les attentes du public ; la forme même des esthétiques musicales est touchée par ces attitudes. Encore une fois l’art se confond avec la réalité, ou pour parler un langage philosophique, la forme se subordonne à la fonction. Or, les musiciens se définissent et sont bien souvent définis comme des « artistes ». Ce qui signifie que le comportement esthétique laisse supposer une voie d’action vers la politique (l’attitude envers les mœurs) alors que la définition qu’ils donnent d’eux-mêmes leur impose au contraire d’être « hors du monde ». D’où des actions, des positions différentes de ces musiciens, positions qui sont aussi très liées au désir de notoriété. Tout cela n’étant compréhensible – retenons la leçon d’A. Benetollo – que re-situé dans un état du pensable historiquement défini. Cet ouvrage, méticuleux et complet (on passe d’Elvis Presley à Frank Zappa en passant par Jello Biafra – du groupe punk Dead Kennedys –, Reagan, Bush, Clinton, ou Al Gore et enfin les responsables des plus grandes maisons de disques), qui prend le temps de déterminer et d’expliquer chaque lien entre acteurs aboutissant par exemple à telle décision du Sénat américain ou à la prédominance des majors, dépasse donc le premier travail de l’historien (le descriptif dans un continuum temporel), il casse le continuum historique (la deuxième partie effectue un « retour en arrière ») pour prendre le temps d’analyser et de chercher les racines des conditions socio-politiques – ou mieux « éthico-politiques » – nécessaires à l’émergence d’une catégorie de pensée objectivée. Et parler ici de « catégorie de pensée objectivée » n’est pas anodin car c’est l’individu, l’acteur qui prend une place prépondérante dans cette histoire sociale étatsunienne. Volume! 2002 - 1 Au final A. Benetollo nous décrit un jeu savant entre restriction et respect des valeurs traditionnelles incarnées par quelques femmes et l’acceptation au regard du marché du disque. Mais pour en arriver là, c’està-dire le comprendre, il fallait analyser la dialectique complexe qui lie inexorablement la pensée figée, objectivée dans des institutions sous différentes formes, mais toujours coercitive, et la pensée « active », vivante, en lutte pour quelques changements et pour leur inscription dans ces mêmes institutions. Emmanuel BRANDL, LASA, Université de Besançon