Rapport WP8 ASPECTS DE LA DÉVIANCE, DE LA CRIMINALITÉ

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Rapport WP8 ASPECTS DE LA DÉVIANCE, DE LA CRIMINALITÉ
Rapport
WP8
ASPECTS DE LA DÉVIANCE, DE LA
CRIMINALITÉ ET DE LA PRÉVENTION
EN EUROPE
Rapport de la Conférence Finale – WP8
ICCCR – Open University
Milton Keynes (UK). 17-19 Juin 2009
ISBN 978 2 917565 674
Assessing Deviance, Crime and Prevention in Europe. Project CRIMPREV. Coordination Action – FP6, funded by the European Commission. Contract n° 028300. Starting
date: July 1st, 2006. Duration : 36 months. Project coordinated by CNRS – Centre National de la Recherche Scientifique. Website: www.crimprev.eu. E-mail [email protected]
SOMMAIRE
Les realisations de Crimprev : un bilan et quelques recommandations
René Lévy ..................................................................................................
5
Évaluer la criminalité, la déviance et la prévention : un accident et quelques
questions
Clive Emley ...............................................................................................
18
Les facteurs des conduites déviantes : leçons tirées des séminaires et perspectives
théoriques
Laurent Mucchielli..................................................................................
31
Violence : entre peurs et réalités : examen du comportement criminel
Pieter Spierenburg ..................................................................................
41
Penser la violence politique
Xavier Crettiez..........................................................................................
47
« Le syndrôme du monstre biblique ». Commentaire sur le rapport de Xavier
Crettiez
Dario Melossi ...........................................................................................
63
Usage de drogues: facteurs et mise en forme de la criminalisation en Europe
Maria Luisa Cesoni, Marie-Sophie Devresse, Isabel Germán
Mancebo ....................................................................................................
69
Facteurs de risque et de protection relatifs à la criminalisation : une approche
comparative
Sonja Snacken ..........................................................................................
79
Commentaire sur le rapport de Maria Luisa Cesoni, Marie-Sophie Devresse,
Isabel Germán Mancebo
Toby Seddon.............................................................................................
106
Gérer les perceptions du crime et de la sécurité/insécurité à une époque marquée
par l’incertitude
Adam Crawford........................................................................................
115
Le risqué et l’insécurité : deux concepts plus larges derrière la peur du crime et
la punitivité
Klaus Sessar, Helmut Kury...................................................................
144
Risque, peur et insécurité : à la louange de la simplicité. Commentaire sur les
Textes de Adam Crawford, Klaus Sessar et Helmut Kury
Mike Hough .............................................................................................
163
2
Les effets potentiels des politiques nationales sur l’économie informelle
Joanna Shapland, Paul Ponsaers ........................................................
178
Commentaires sur l'approche du programme Crimprev en matière d’économie
Informelle et d’immigration
Pietro Saitta...............................................................................................
179
Économie informelle, immigration, perception du crime et insécurité.
Commentaire sur le rapport de Pietro Saitta
André Lemaître ........................................................................................
195
Politiques publiques de prévention de la criminalité
Tim Hope ..................................................................................................
203
Le “tournant préventif” et la promotion des “villes plus sûres” en Angleterre et
Pays de Galles : inventivité politique et instabilités gouvernementales
Adam Edwards, Gordon Hugues.......................................................
247
Discussion sur les politiques de protection du point de vue de la justice des mineurs
María José Bernuz Beneitez.................................................................
248
Le crime et la mesure. Mesurer la délinquance et évaluer les politiques de sécurité
et de prévention
Philippe Robert, Renée Zauberman..................................................
254
Enquêtes de délinquance autoreportée en Europe : un bilan de 50 ans de
recherche
Marcelo Aebi.............................................................................................
282
Convergences et divergences entre les enquêtes de délinquance autoreportée et la
recherche sur la violence à l’école
Anabel Rodriguez Basanta...................................................................
332
3
Traducteurs :
John Tuttle pour les textes de :
Maria José Bernuz Beneitez, André Lemaître, Laurent Mucchielli et Anabel
Rodriguez Basanta.
Dina Figueiredo pour les textes de :
Maria Luisa Cesoni - Marie-Sophie Devresse - Isabel German Mancebo, Adam
Crawford, Clive Emsley, Mike Hough, Philippe Robert - Renée Zauberman, Pietro Saitta et
Pieter Spierenburg.
Christine Mear pour les textes de :
Tim Hope, Dario Melossi, Toby Seddon, Klaus Sessar, Helmut Kury et Sonja
Snacken.
Mise au point éditoriale : Bessie Leconte (GERN/CNRS)
4
LES RÉALISATIONS DE CRIMPREV : UN BILAN ET QUELQUES
RECOMMANDATIONS
René Lévy
Chers collègues et amis,
je suis heureux de vous accueillir à cette conférence finale de Crimprev et je vous
remercie de votre présence aujourd'hui. Je remercie également le Prof. Heywood pour ses
aimables paroles de bienvenue et Clive Emsley, ses collègues et le personnel de l'Open
University (en particulier Yvonne Bartley) pour le travail accompli dans l'organisation de
cette rencontre.
Pour tous ceux qui ont pris part à ce projet – et pour moi en particulier – il s'agit
d'un événement important, car il marque l'achèvement d'une entreprise qui, collectivement,
nous a occupés pendant près de 6 ans. En effet, c'est les 2-3 octobre 2003 qu'a été conviée
la première réunion relative à une éventuelle réponse au 6e PCRD !
Naturellement, pour la plupart d'entre nous, ce sont les trois dernières années qui
ont été les plus actives : entre juin 2006 et juillet 2009, il y a eu 46 rencontres Crimprev
officielles1 !
Le moment est venu de tenter un bilan du travail accompli au cours de ces trois ans.
Tant de réunions, dispersées dans dix pays, et à l'ensemble desquelles nul ne pouvait
participer – moi pas plus que les autres –, ne permettent pas de conserver aisément une vue
d'ensemble du travail réalisé par les partenaires. Par conséquent, le premier objectif de cette
rencontre est de donner à chacun une occasion d'en prendre la mesure.
Un deuxième objectif vise à croiser les multiples perspectives des différents
workpackages sur un certain nombre de thèmes choisis. Et un troisième objectif consiste,
bien sûr, à accroître la visibilité de Crimprev.
Cette introduction générale ne vise pas à présenter quelque grande théorie ou une
synthèse générale des résultats. Plus modestement, je voudrais ici,
a) présenter brièvement le contenu de Crimprev
1
Y compris six réunions du Steering Committee ou du conseil de consortium.
5
b) en décrire les principaux résultats et les difficultés de mise en œuvre
c) esquisser quelques perspectives futures.
I - En quoi consiste Crimprev ?
1 - L'arrière-plan
Crimprev est une Action de Coordination. Pour ceux qui ne sont pas familiers de
l'Eurojargon, je vous rappelle qu'il s'agit fondamentalement d'une activité de réseau.
Contrairement à d'autres instruments plus ciblés du 6e PCRD, une Action Coordonnée
n'est pas censée produire des recherches originales, mais plutôt une "valeur ajoutée"
européenne résultant de la comparaison de travaux existants dans les différents pays
concernés.
Le point de départ de ce programme fut le § 6.2.3 du programme de travail 20042005 de la Priorité 7 (Citoyens et gouvernance dans une société de connaissance) du 6e
PCRD, intitulé "Crime et criminalisation"2. Il n'y a pas lieu, à ce stade, de commenter
davantage cet appel à propositions. Contentons-nous d'observer qu'il était très vaste et
qu'en conséquence, notre programme l'était aussi.
2
Texte du § 6.2.3 du programme de travail :
Some social conflicts e.g. between different communities in disadvantaged areas- may be associated with socially deviant behaviours
and to their Criminalisation; the latter, in turn may influence the capability to address the roots of such behaviours as well as the
possibilities of resolving the conflicts themselves. The objective is to identify the social, political, economic, legal and cultural factors
in Europe conducive to the perception of crime and to the practice of socially deviant behaviours, and to examine the implications
for crime prevention policies within the EU.
STREPs and/or CAs should consider how "new"‚ and "old"‚ forms of violence have (re)defined the notion of crime and
highlight the relevance of class, race, gender, age and location in understanding these phenomena; the distinctiveness of socially
deviant behaviour as compared to organised crime, as well as possible relations between them (e.g. the first as recruitment field for
the second); the causes and consequences of criminalisation and marginalisation together with the dynamics of socio-political,
economic and media actors responsible for constructing feelings of insecurity. The challenges that measures such as detention and
repatriation face in reproducing and preventing further crime -and in safeguarding or violating human rights- should be critically
examined; the role of negative social stereotyping could also be considered in this regard. A comparison of different criminal law
regimes and crime prevention and social integration policies implemented across national and European levels should be
undertaken and good practises should be identified.
6
2 - Organisation du consortium et du programme
CRIMPREV - MEMBRES DU CONSORTIUM
UNITED
KINGDOM :
OU
KEELE
UNIVLEEDS
USFD
MU
BELGIUM :
FUSL
UCL
ULB
UGENT
ULG
VUB
FRANCE :
CNRS
UNIV V. SEGALEN
FNSP
UTM
EFUS
USTL
NETHERLAND :
EUR
GERMANY:
HSF ESSLINGEN
UNIV. HAMBURG
UNIFRANKFURT
UK
NL
B
D
SLOVENIA :
IK
UM
F
PORTUGAL:
FDUP
I
P
SL
SP
G
SPAIN :
GENCAT
UPV
UNIZAR
ITALY :
RER
UNIBO
DISA-UNIGE
GREECE
:
UOP
Ce projet a rassemblé 31 institutions dans 10 pays européens (puis ensuite 30, après
le retrait de l'Université de Bordeaux 2). Comme certaines d'entre elles comportaient
plusieurs entités participantes, le nombre réel de partenaires fut de 36. Le budget s'élevait à
1 100 000 €.
De manière à englober tous les thèmes indiqués dans l'appel d'offres, le projet était
structuré en 5 sous-programmes (workpackages ou WP) thématiques, placés chacun sous la
responsabilité de deux personnes. Ces sous-programmes étaient les suivants :
 Facteurs des conduites déviantes (WP2), Pieter Spierenburg et Laurent Mucchielli
 Criminalisation (WP3), Sonja Snacken et Yves Cartuyvels
 Perceptions de la délinquance (WP4), Adam Crawford et André Lemaître
 Économie informelle (WP5), Johanna Shapland et Paul Ponsaers
 Politiques publiques de prévention (WP6), Hugues Lagrange, puis Tim Hope et Dario
Melossi.
En outre, un WP était spécialement consacré à évaluer les connaissances
méthodologiques, développer une compréhension adéquate des questions de méthode et
promouvoir de bonnes pratiques dans le travail théorique et pratique relatif à la prévention
de la délinquance (WP7, Renée Zauberman et Philippe Robert, avec l'appui de Amadeu
7
Recasens et de Anabel Rodriguez). Je n'en dirai pas davantage ici, puisque les deux jours
suivants seront consacrés à la présentation et à la discussion des résultats.
3 - Les objectifs de Crimprev
Le projet Crimprev comportait un certain nombre d'objectifs :
a) Produire
une
plus-value
scientifique
par
l'utilisation
systématique
de
comparaisons au sein de l'Union européenne.
b) Diffuser ces résultats (i) au sein du consortium ; (ii) plus largemant parmi la
communauté
scientifique ;
(iii)
parmi les responsables aux
différents niveaux
gouvernementaux en Europe ; et (iv) parmi les différents groupes d'intérêt (médias, ONG,
secteur de la sécurité privée etc…).
c) Développer un réseau scientifique interdisciplinaire susceptible d'intégrer
progressivement les centres de recherche compétents dans différents pays, en partant d'un
noyau dur apte à établir dans l'avenir une coopération scientifique avec des centres situés
hors de l'Union Européenne.
d) Fournir
aux
différents
niveaux
de
gouvernement
des
compétences
méthodologiques utiles à la prise de décision, à la mesure des phénomènes et à l'évaluation
des politiques publiques, de manière à contribuer à l'action des différents observatoires, aux
niveaux supra-national, national ou infra-national.
e) Un objectif plus implicite visait à utiliser Crimprev comme terrain d'entraînement
pour les partenaires ou collègues qui n'avaient pas encore eu l'occasion de participer aux
PCRD.
Ainsi que je vais maintenant l'exposer, je pense que nous avons atteint ces objectifs.
II - Quels sont les résultats de Crimprev ?
Comme je l'ai indiqué, les résultats particuliers seront présentés et discutés
ultérieurement au cours de cette conférence. Mon propos est ici d'évoquer les résultats plus
vastes d'une telle entreprise. Ce n'est pas une tâche aisée, car à côté de résultats de court
terme, immédiatement visibles et quantifiables, d'autres conséquences à plus long terme, de
nature plus qualitative, ne sont pas encore complètement apparentes.
8
1 - Les résultats visibles
Certains résultats sont déjà visibles, voire quantifiables :
a) Au cours de ces trois années, nous avons tenu 46 réunions dans 27 villes
européennes.
CR I M P R EV - 2 7 Lie u x d e r é u n i o n
Brussels
Gent
Liège
Louvain
Buxton
Edinburgh
Keele
Leeds
Milton Keynes
Amsterdam
Rotterdam
Berlin
Esslingen
Hamburg
Lille
Nice
Paris
Toulouse
Ljubljana
Maribor
Barcelona
Zaragoza
San Sebastian
Bologna
Genoa
Porto
Corinth
b) Ces rencontres ont impliqué 470 participants individuels3, dont beaucoup
n'étaient pas membres du Consortium originel. Finalement, ce sont 196 institutions de 31
pays qui ont été touchées par le programme. Il me paraît donc que nous avons atteint
l'objectif qui nous était assigné d'intégrer des collègues d'autres pays que ceux du noyau dur
(soit 57 participants), et particulièrement ceux des membres récents de l'Union Européenne
et des pays candidats (25 participants), en vue d'encourager des coopérations et de
consolider la recherche sur les conduites socialement déviantes et la prévention.
3
Hommes : 65,5% ; Femmes : 34,5%.
9
31 Pa ys
Canada
Etats-Unis
Brésil
470
Participants
8
4
2
Canada
3
5
1
1
74
22
Etats-Unis
27
1
1
72
1
1
6
Brésil
1
50
1
5
26
2
1
91
5
3
4
37
10
1
4
c) Un autre résultat visible, quoiqu'encore partiel, réside dans le nombre et la qualité
des publications issues de Crimprev.
Outre les deliverables prévus par le contrat, nous avons produit toute une gamme de
publications, sous forme papier ou électronique, la plupart du temps en français ou en
anglais, mais aussi quelques-unes dans d'autres langues. Elles vont du simple article à
l'ouvrage collectif ou même à la série d'ouvrages (comme pour le WP7), dont certains ne
paraîtront qu'après l'achèvement du programme. En définitive, on comptera au moins 18
ouvrages collectifs, 8 numéros spéciaux de revues, 24 chapitres ou articles dans des revues à
10
comité de lecture, 4 brochures, 34 CrimprevInfo4, ainsi que plusieurs rapports et
productions multimédias.
d) La contribution de Crimprev au corpus croissant de travaux comparatifs dans
notre domaine est un autre résultat que cette conférence met en évidence.
Il est classique dans les sciences sociales de considérer l'approche comparative
comme un substitut à la démarche expérimentale des sciences naturelles : Durkheim
affirmait que la sociologie comparative n'est pas une branche particulière de la sociologie,
mais est la sociologie elle-même5 ; dans le projet Crimprev, nous soulignions que l'Europe
constituait en quelque sorte un terrain naturel d'expérience. C'est pourquoi la production
d'une "valeur ajoutée" comparative constituait l'un des objectifs principaux de ce
programme.
Il existe un volume considérable de travaux concernant la difficulté de la recherche
comparative6. Schématiquement, dans la recherche comparative, il y a toujours une tension
entre la recherche de ressemblances globales et celle des particularités, ou – comme
l'écrivaient récemment Adam Edwards et Gordon Hugues – entre des traditions de
recherche nomothétique ou idiographique7. La notion même de comparabilité est sujette à
discussion. Durkheim insista très tôt sur le lien existant entre un fait social et la société
particulière dont il fait partie et plaida que la seule comparaison susceptible de produire des
résultats valables devait se faire au sein d'un type de société donné. De la même manière,
Fabien Jobard et Axel Groenemeyer ont argué que la France et l'Allemagne étaient de bien
meilleurs candidats à la comparaison que la France et les États-Unis, ou même le RoyaumeUni, en raison des similarités de leurs traditions légales et institutionnelles8.
Par l'accent mis sur la comparaison, Crimprev s'inscrit pleinement dans le
renouveau de la recherche comparée en criminologie qu'illustrent, par exemple, les travaux
de Michael Cavadino et James Dignan, Michael Tonry ou Hugues Lagrange9. Ce qui
caractérise ces travaux, tout comme ceux réalisés au sein de Crimprev, c'est leur refus de se
cantonner à des slogans attrape-tout et invalidables tels que "mondialisation", "néo-
4
Brochures et CrimprevInfo sont publiés en français et en anglais.
Durkheim, 1960a, 137.
6 Voir par ex. Oyen, 1990.
7 Edwards, Hugues, 2005.
8 Jobard, Groenemeyer, 2005.
9 Cavadino, Dignan, 2006 ; Lagrange, 2003 ; Tonry, Farrington, 2005 ; Tonry, 2007 ; voir aussi Nelken, 2007.
5
11
libéralisme", etc… et leur insistance sur des différences ou ressemblances théoriquement
fondées.
2 - Les résultats moins visibles
J'en viens maintenant aux résultats moins immédiatement visibles, mais aux effets
durables, de Crimprev. Notre but était de produire de la connaissance par la mise en réseau,
et je viens de montrer que le réseau a été très actif. Ceci aura, j'en suis convaincu, des effets
prolongés au sein de la communauté universitaire européenne : l'occasion qui nous a ainsi
été donnée de coopérer de façon intensive (vu le nombre de rencontres) avec tant de
collègues européens aura des répercussions en chaîne qui ne deviendront apparentes que
dans les prochaines années, à travers de futurs projets.
Un autre effet de long terme tient au fait que Crimprev nous a permis de nouer des
relations plus étroites avec de nombreux décideurs et responsables politiques, et en
particulier avec des organisations non-universitaires actives au niveau international dans le
domaine de la délinquance et de la prévention qui ont montré un grand intérêt pour notre
travail, comme le Forum Européen pour la Sécurité Urbaine (FESU) – qui était membre du
consortium – et le Centre International de Prévention de la Criminalité (CIPC) – qui a pris
une part active au programme. C'est avec plaisir que je souhaite la bienvenue à leurs
représentants, convaincu que les liens forgés grâce à Crimprev auront de nombreuses
retombées tant du point de vue de la recherche européenne ou transnationale que de celui
de la coopération entre chercheurs et autres intervenants dans notre domaine. C'est
d'ailleurs pourquoi nous avons consacré la table ronde finale de cette conférence à la
présentation et à la discussion de la manière dont ces organisations voient la délinquance et
la prévention dans la période actuelle.
Enfin, et ce n'est pas le moindre, je pense que Crimprev a considérablement accru
la visibilité de son noyau dur, le Gern et ceci aura des conséquences sur les futurs projets de
ce dernier (pour ceux qui ne connaissent pas cet acronyme, je rappelle que GERN signifie
Groupe Européen de Recherche sur les Normativités). J'y reviendrai après avoir indiqué certaines
des difficultés auxquelles nous avons été confrontés dans cette entreprise.
12
III - De quelques difficultés des programmes européens
J'ai déjà indiqué que l'un des objectifs implicites de Crimprev était l'apprentissage de
la mise en œuvre de programmes européens de ce type. Et je dois dire que cet
appprentissage a été continu et je suis sûr qu'il se poursuivra jusqu'à la toute fin de ce
programme. Comme je souhaite que cette expérience donne naissance à de nombreux
autres projets à l'avenir, et puisqu'une occasion unique m'est fournie, où sont réunis
partenaires actuels et potentiels, ainsi que les représentants de l'Union Européenne, je
voudrais consacrer quelques minutes pour évoquer les difficultés rencontrées, mais surtout
pour faire quelques recommandations très concrètes aux futurs partenaires, coordinateurs
et à la Commission européenne.
1 - Quelques difficultés
Le principal problème que nous avons rencontré est d'avoir à traiter avec plus de 30
bureaucraties différentes, chacune ayant ses propres règles de gestion de fonds européens,
mais beaucoup d'entre elles n'en ayant que peu d'expérience. Une autre difficulté imprévue,
mais compréhensible rétrospectivement, est que, dans les sciences sociales, nous sommes
surtout formés à être économes et ne sommes pas habitués à gérer des fonds aussi
abondants que dans Crimprev.
La combinaison de ces deux inexpériences, les incertitudes qui en sont résultées
quant à la manière d'utiliser les fonds et à l'objet des dépenses, nous ont sans doute
conduits à être parfois trop économes, c'est-à-dire à limiter indûment nos ambitions. Je dis
ceci tout en étant dans l'impossibilité, au moment où je m'exprime, d'évaluer le montant
réel des dépenses, ce qui signale une autre difficulté de tels programmes.
2 - Quelques conseils pratiques aux partenaires et futurs coordinateurs de projets PCRD
Je fais les recommandations suivantes aux futurs coordinateurs et partenaires :
 restreindre le projet à un nombre raisonnable de partenaires ; plus ils seront
nombreux, plus le programme sera rigide, la prise de décision ralentie et moindre sera la
réactivité, de manière générale.
13
 Limiter le nombre de deliverables. Je dois ici dire ma gratitude à notre premier
officier scientifique qui nous a conseillé de réduire ce nombre lors de la négociation du
contrat ; nous n'aurions probablement pas pu le mener à bout en conservant la liste initiale.
 Simplifier au maximum la convention de consortium. En particulier, prévoir la
possibilité de votes électroniques, éviter les quorums et, principalement, éviter toute
disposition prévoyant des décisions à l'unanimité.
 Être conscient qu'il est pratiquement impossible de suivre en temps réel
l'exécution des budgets (plus le nombre de partenaires est élevé, moindre est la visibilité
dans ce domaine).
 Ne pas espérer pouvoir modifier substantiellement le programme, une fois qu'il
est lancé.
 Ne pas programmer d'activité au cours des 6 premiers mois, car on ne peut
connaître avec certitude à l'avance la date de démarrage du contrat.
 Ne pas programmer d'activité au cours des 6 derniers mois, qui devraient être
réservés à la mise au point définitive des deliverables, faute de quoi on risque de ne pouvoir
financer cette dernière étape (par conséquent, ne commettez pas notre erreur d'organiser
cette conférence deux semaines avant la fin du contrat !).
 Ne pas débuter le contrat en juillet, comme nous l'avons fait par inadvertance,
car cela oblige à procéder aux justifications lorsque la plupart des partenaires sont en
vacances (et risque fort de gâcher les vôtres !).
 Et avant toute chose, il faut avoir un administrateur expérimenté et une équipe
compétente (ce que j'ai eu la grande fortune d'avoir dans les personnes de Daniel Ventre,
Bessie Leconte et Claude Couture).
3 - Quelques recommandations à la Commission européenne
Mes recommandations à la Commission sont moins nombreuses mais non moins
importantes :
a) Organiser des sessions de formation pour les coordinateurs et les gestionnaires
de projets.
b) Simplifier les règles de gestion. Actuellement, elles ne sont maîtrisées par
personne, même pas au niveau de la Commission, et encore moins à celui des organisations
14
partenaires, même lorsqu'il s'agit de grandes organisations nationales. Cet état de fait a deux
conséquences majeures :
 au niveau des partenaires, le réflexe conditionné de toute bureaucracie effrayée
par une complexité qu'elle ne maîtrise pas consiste à rajouter une strate de restrictions
supplémentaires pour se protéger, ce qui complique encore davantage les choses.
 Au niveau de la Commission, cette situation augmente le pouvoir discrétionnaire
de l'officier scientifique et, corrélativement, le degré d'incertitude (l'"inconnu inconnu",
comme dirait Donald Rumsfeld, et nous en avons eu maints exemples, ayant travaillé avec
3 officiers scientifiques en 3 ans).
c) Réduire la fréquence des justifications : pour un projet de 3 ans, il ne devrait y
avoir qu'une justification après 18 mois et une à la fin, plutôt qu'une chaque année. Cela
réduirait considérablement la charge administrative pour tous.
d) Autoriser les partenaires (et pas uniquement le coordinateur comme c'est le cas
actuellement) à engager des dépenses pour une période limitée après la fin officielle du
contrat, lorsque les nécessités de la mise au point finale des deliverables le justifie (par
exemple : pour payer des traductions).
e) Ouvrir des appels à projet "blancs" (c’est-à-dire non thématisés) dans le cadre du
e
7 PCRD, comme le font les principales organisations nationales de financement de la
recherche. Il est légitime que l'Union Européenne définisse certaines priorités, mais il est de
mauvaise politique – et c'est aussi un signal de défiance envers la communauté scientifique
– que de penser que ceux qui en sont chargés choisiront infailliblement les meilleures. On
en a du reste un bon exemple lorsque l'on constate que la déviance, la délinquance, la
justice pénale, l'insécurité ne sont que marginalement présentes dans le 7e PCRD depuis ses
débuts.
IV - Perspectives
Quelle que soit leur importance, ces difficultés ne doivent pas nous dissuader de
penser à l'avenir. Le fait que de nombreux partenaires de Crimprev veuillent dorénavant
passer d'une simple activité de réseau à une véritable activité de recherche comparée,
constitue à mes yeux un très grand succès de Crimprev. Par conséquent, nous sommes
maintenant confrontés au défi qui consiste à faire de Crimprev non plus seulement un
15
terrain d'entraînement, mais une pépinière, et à développer un certain nombre de projets de
recherche nouveaux dans le cadre soit du 7e PCRD, soit d'autres systèmes de financement.
Au sein du GERN, nous avons déjà réfléchi à la question. Nous envisageons
d'établir un certain nombre de groupes de travail, que nous soutiendrons financièrement au
début, et qui auront pour tâche de développer des projets susceptibles de trouver un
financement au travers soit du 7e PCRD, soit d'autres dispositifs nationaux ou
transnationaux établis par des agences nationales (comme le ESRC britannique, la DFG
allemande ou l'ANR française). Nous espérons aussi pouvoir accompagner ce
développement par la mise en place d'un fonds permettant à des doctorants ou postdoctorants de séjourner auprès d'autres membres du GERN pour réaliser leurs recherches.
Je suis sûr que nos échanges au cours de cette conférence stimuleront de nouvelles
coopérations parmi les partenaires de Crimprev (et peut-être avec d'autres participants qui
n'y ont pas pris part), et j'y compte beaucoup.
En conclusion, je voudrais remercier chaleureusement tous ceux qui ont pris part à
ce programme et en particulier les responsables des workpackages qui ont accompli un
remarquable travail et m'ont soutenu sans défaillance dans les moments difficiles. Je
voudrais également remercier Daniel Ventre sans lequel j'aurais été incapable de mener ce
programme, ainsi que Bessie Leconte (GERN) et Élisabeth Johnson (FESU), qui ont
respectivement supervisé les publications, et les traductions et la diffusion.
Crimprev a été une entreprise véritablement collective, en grande partie fondée sur
une coopération ancienne et amicale entre participants et qui a connu de nombreux
moments agréables qui ont beaucoup atténué les difficultés que j'ai mentionnées.
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Zedner L., Pre-crime and post-criminology ?, Theoretical Criminology, 2007, 11, 2, 261-281.
17
ÉVALUER LA CRIMINALITÉ, LA DÉVIANCE ET LA PRÉVENTION :
UN ACCIDENT ET QUELQUES QUESTIONS
Clive Emsley
Parmi les participants à la conférence finale de Crimprev, nombreux sont ceux qui
ont passé trois ans environ à travailler sur ce projet - sans parler des années de préparation.
Ils ont également, d’une façon ou d’une autre, passé la majeure partie de leur vie
professionnelle à évaluer la criminalité, la déviance et/ou la prévention. On peut facilement
établir un lien entre ces trois mots : criminalité, déviance, et prévention. Si l’on s’en tient à
des définitions vastes et simplistes, la ‘criminalité’ est essentiellement un comportement qui
viole le droit pénal d’un État étant, par conséquent, assujetti à une forme de sanction
pénale ; la ‘déviance’ est un comportement qui transgresse les normes sociales et qui peut,
mais pas nécessairement, être criminel ; la ‘prévention’, prise dans le contexte de la
‘criminalité’ et de la ‘déviance’, correspond à la suppression, la prohibition ou l’enrayement
de tels comportements.
Il est tout à fait possible qu’il existe des divergences quant à la définition du terme
‘déviance’ selon la communauté à laquelle un individu appartient : en effet, la notion de
‘déviance’ des uns peut très bien correspondre à un mode de vie pour d’autres. De façon
générale, les gouvernements, de nombreux commentateurs politiques et, ce qui est peutêtre plus significatif, les médias rejettent cette idée, tout au moins de façon implicite. Peutêtre que les chercheurs se délectent de ce type de complexité, et nous avons bien raison ;
chicaner sur l’utilisation imprécise de mots et de significations supposées va bien au delà du
simple pédantisme. Malheureusement, nos contestations à l’égard de tels usages ainsi que
nos définitions et nos explications minutieuses sont presque toujours ignorées ou critiquées
car on nous reproche de rendre complexe quelque chose qui, selon les médias et les
politiques populistes, relève du simple ‘bon sens’. Bien que les lois pénales des divers pays
européens soient différentes les unes des autres, d’une façon générale, ces lois, comme
d’ailleurs la plupart des Européens, s’accorderaient probablement sur ce qui constitue un
crime et donc, ce que pourrait signifier le terme ‘prévention’ dans un tel contexte.
Toutefois, les lois pénales sont créées par des êtres humains. Elles sont, par ailleurs,
également interprétées et appliquées par des êtres humains et c’est là, une fois de plus, que
18
nous entrons dans le monde de la complexité, qui fait les délices des chercheurs mais en
exaspère beaucoup d’autres.
J’étais un peu inquiet car je ne savais pas trop ce qu’un historien pourrait bien
raconter à une assemblée de criminologues, sociologues et praticiens aussi prestigieuse que
celle réunie lors de cette conférence finale. J’ai finalement choisi de commencer par une
histoire personnelle avant de passer, tout en glissant quelques allusions historiques
occasionnelles, à des questions simples mais importantes concernant notre rôle en tant
qu’analystes de la criminalité, de la déviance et de la prévention avant tout dans la GrandeBretagne d’aujourd’hui, mais également ailleurs, j’imagine.
J’habite dans une rue rectiligne. On y trouve une école, un parc et même un bois
d’un côté, et des maisons de l’autre. Dans cette rue, la limitation de vitesse a toujours été de
50 km/heure (environ) mais, en raison de sa configuration et peut-être aussi parce qu’elle
ressemble un peu à une route de campagne, cette limitation est souvent ignorée.
Récemment, des dispositifs de contrôle de la circulation ont été installés et la limitation de
vitesse à proximité de l’école a été réduite à 30 km/heure (environ) aux heures d’entrée et
de sortie des classes, c'est-à-dire au moment où les élèves arrivent et repartent.
Dans l’après-midi du samedi 10 mai 2008, ma femme et moi faisions un peu de
jardinage. Je venais de terminer de tondre la pelouse à l’arrière de la maison et m’apprêtais à
passer à l’avant lorsque nous entendîmes un grincement de freins suivi du bruit d’une
collision. Nous traversâmes le jardin et découvrîmes une voiture encastrée dans notre mur.
La conductrice, une femme vêtue d’un maillot de football Arsenal, était bloquée sur son
siège. Les vestiges de mon mur l’empêchaient d’ouvrir la portière côté conducteur. Un
témoin l’aida à sortir côté passager. Ma femme appela une ambulance et un autre témoin
utilisa son portable pour appeler la police. Les témoins et moi-même conseillâmes
vivement à la conductrice de s’asseoir en attendant l’arrivée de l’ambulance, voire de la
police. Elle refusa. Voici les mots qu’elle prononça avant de s’éloigner : ‘Oh, il faut que
j’aille donner à manger à mon chat !’. Elle prit également son portable et se mit à
téléphoner tout en continuant à marcher. Lorsque l’ambulance et la police arrivèrent, dans
les cinq minutes qui suivirent, elle avait disparu.
Les témoins affirmèrent que la femme n’avait pas respecté la limitation de vitesse.
Selon eux, elle avait réalisé qu’elle était sur le point de rater le virage à droite situé tout près
de chez moi, puis elle avait freiné brusquement et tourné à droite pratiquement sur deux
roues avant de venir s’écraser contre mon mur. Le témoin qui l’avait aidée à sortir du
19
véhicule déclara que son haleine sentait l’alcool. La police ouvrit le coffre de la voiture.
Deux boîtes ouvertes se trouvaient à l’intérieur. L’une était remplie de photos de la
conductrice avec un homme et l’autre contenait des dossiers indiquant qu’elle avait déjà été
poursuivie pour infractions au code de la route. En effet, sur les dossiers, se trouvait une
carte plastique, plus ou moins de la taille d’une carte de crédit, avec la photo de la
conductrice. En haut de la carte étaient inscrits, en bleu, les mots suivants : ‘HMP10 [Her
Majesty’s Prison] Holloway’, et en dessous, en rouge, ‘Détenu’. Les deux policiers présents
sur place sourirent. Ils n’en revenaient pas d’avoir autant de chance ; avec toutes ces
informations, retrouver la coupable allait être un jeu d’enfant.
Lorsque, quelques jours plus tard, je rentrai chez moi le soir, après le travail,
j’aperçus un homme très corpulent qui faisait les cent pas devant le trou fait dans mon mur.
Il m’expliqua qu’il était l’ancien compagnon de la conductrice. Selon lui, c’était sa voiture
qu’elle conduisait au moment des faits et il venait tout juste de devoir payer 200 livres pour
la récupérer à la fourrière. Il ajouta qu’il travaillait dans le bâtiment et qu’il pouvait
reconstruire mon mur, si je le souhaitais. Il y avait là un soupçon de ‘justice réparatrice’,
quelque chose que, j’en suis convaincu, de nombreux participants à la conférence
aimeraient voir se développer plus qu’une politique pénale axée sur le type de système
carcéral surpeuplé et inefficace qui est le nôtre. Mais j’avais déjà déclaré l’incident à ma
compagnie d’assurances et payé ma franchise de 100 livres afin que cette dernière se charge
de la reconstruction. Par ailleurs, même si je voyais l’avantage que présentait cette justice
réparatrice, à savoir faire reconstruire mon mur par une personne liée à celle qui l’avait
détruit, un problème demeurait : celui du contrôle de la qualité. Comment pouvais-je être
sûr que mon mur allait être reconstruit correctement et de façon durable, et quels auraient
été mes recours en cas de problèmes ? Malheureusement, la société moderne ne dispose
pas du type d’autorités locales capables de garantir un tel ‘contrat’ et que les historiens ont
identifié dans certaines communautés de face-à-face de la France et de l’Angleterre du
XVIIIe siècle11, par exemple. Je refusai la proposition de cet homme.
Au cours des semaines qui suivirent, on me demanda de compléter un formulaire
de témoignage pour ‘accident de la route’. Celui-ci me fut envoyé par la poste avec une
lettre d’accompagnement me priant de le remplir afin de faire gagner du temps à la police ;
en effet, aucun agent n’aurait ainsi à se déplacer pour m’interroger et rédiger le rapport. On
10
11
Abréviation qui précède le nom des prisons en Grande-Bretagne.
Ploux, 1992 ; King, 2004.
20
me demanda également de remplir un formulaire indiquant mes dates de disponibilité afin
de comparaître au tribunal en tant que témoin. Je ne suis pas avocat pénaliste mais
permettez-moi de dresser la liste des infractions qui auraient pu faire l’objet de poursuites
et pour lesquelles il y avait des témoins :
1. Excès de vitesse ;
2. Conduite négligente ;
3. Délit de fuite ;
Et je ne pense pas être particulièrement malveillant en ajoutant que la conductrice
était une récidiviste. J’avais vu son casier dans le coffre de la voiture. Mais ensuite, presque
six mois jour pour jour après la date de l’accident, je reçus une lettre de la police du
Bedfordshire m’indiquant : ‘une attention particulière a été accordée à toutes les
circonstances de cet incident et je dois vous informer que l’affaire sera classée sans suite’.
Un PS avait été rédigé à la main : ‘Je vous remercie pour votre aide dans cette affaire’. Il n’y
avait donc pas infraction ; c’était juste un accident et rien d’autre. Les autres témoins et
moi-même pouvions bien penser que nous avions assisté à un comportement déviant, mais
qu’existe-t-il pour prévenir cette déviance à part un panneau annonçant une limitation de
vitesse à 50 km/heure et la norme selon laquelle on se doit de conduire sur la route, sans
traverser les trottoirs et les parterres de fleurs et venir ‘se garer’ dans le mur de quelqu’un ?
Un dernier point : je me demandais si la conductrice était assurée. À l’époque, mon
assurance tentait encore de le vérifier. Lorsque je les contactai le 18 mai 2009 (12 mois
après l’incident), ils attendaient une copie du rapport de police et des déclarations de
témoins afin de pouvoir récupérer l’argent dépensé dans la reconstruction de mon mur.
Cet incident pose toute une série de questions sur le système de justice pénale de la
société actuelle. J’aimerais en aborder juste trois, brièvement :
1. La transparence des décisions prises au sein du système ;
2. Ce qui apparaît comme une confiance décroissante dans le système, illustrée, tout
d’abord, par des commentaires stridents dans les médias, puis par des réponses populistes
de la part des politiciens - tous deux signes d’une population désenchantée ; et finalement,
3. Quel pourrait bien être le rôle du chercheur dans la situation actuelle ?
Donc, pour commencer, qu’est-ce qui provoque les décisions et comment sontelles prises ? La décision consistant à ne pas donner suite à l’incident concernant mon mur
correspond au type de position qui, depuis quelques années, secoue sérieusement une
certaine presse. Toutefois, ce cas précis, probablement plus proche du délit ordinaire, ne
21
correspond pas au genre d’affaire qui fait vendre des journaux ou qui ‘accroche’ les
téléspectateurs à leur petit écran lors de la diffusion des informations. Sur le plan personnel,
j’ai trouvé un peu déconcertant de m’entendre dire qu’une ‘attention particulière avait été
accordée’ à l’incident alors que la décision de ne pas engager de poursuites contre la fautive
semblait venir contrecarrer les affirmations des témoins. Où se trouve donc la transparence
promise par les gouvernements des sociétés démocratiques libérales modernes ? Étant
donné les objectifs imposés aux forces de l’ordre et les budgets soigneusement contrôlés,
certains pourraient être tentés d’en conclure que nous nous trouvons actuellement dans une
situation où, comme l’affirmait Howard Taylor il y a dix ans, ce sont les impératifs
financiers ou policiers qui dictent les poursuites judiciaires. Taylor mena ses recherches de
doctorat à une époque où le service de police de l’Angleterre et du Pays de Galles était de
plus en plus soumis aux exigences d’une meilleure gestion financière ainsi qu’à toute une
série de cibles et d’objectifs définis par le gouvernement central. Selon lui, la parcimonie du
ministère des Finances (Treasury) dictait le profil des statistiques criminelles depuis le milieu
du XIXe siècle. Par ailleurs, il affirmait que la situation s’était aggravée au cours de la
première moitié du XXe siècle à cause de la détermination de la police à démontrer ce
qu’elle valait, face à l’austérité financière, en ciblant de nouveaux types d’infractions
pénales12. Je décidai d’écrire au commissariat de mon quartier afin de demander des
informations complémentaires concernant leur décision. Évidemment, je me doutais bien
qu’ils n’allaient pas me répondre que les poursuites avaient été abandonnées en raison de
restrictions budgétaires. En outre, dans la mesure où l’affaire était on ne peut plus claire,
pourquoi ne voulaient-ils pas poursuivre la conductrice ? Une affaire résolue, avec une
condamnation, ne pouvait être qu’une bonne chose pour les statistiques. Je reviendrai plus
tard sur ce courrier au commissariat local.
Une autre raison pouvant expliquer la décision de ne pas poursuivre celle qui avait
démoli mon mur me fut suggérée par un ancien membre du Crown Prosecution Service13,
aujourd’hui à la tête d’un grand cabinet d’avocats spécialisé dans la défense d’accusés
bénéficiant de l’aide judiciaire. Étant donné la ‘carrière criminelle’ de la conductrice, il se
demandait si cette dernière n’était pas en train d’être formée pour devenir informatrice de
la police ou si elle ne l’était pas déjà, tout simplement. Devoir m’expliquer tout ceci aurait
manifestement entraîné des problèmes de transparence, victime ou pas... Lorsqu’il s’agit de
12
13
Taylor, 1998a, 1998b, 1999.
Plus ou moins l’équivalent du ministère public.
22
s’assurer que justice est rendue de façon visible, les informateurs compliquent toujours les
choses. Les incidents de ce genre les plus célèbres impliquent des affaires politiques dans
lesquelles l’État s’est montré réticent à appeler certains témoins à la barre. Le scandale
provoqué par de telles affaires pendant la décennie de la Révolution française en GrandeBretagne, puis sous la Régence anglaise suscita une vive appréhension à l’égard de la
Metropolitan police14 dès sa création. En 1833, les liens d’un sergent de la Metropolitan police
avec un groupe radical donna lieu à une enquête menée par un comité restreint du
parlement15. Les inquiétudes vis-à-vis du recours aux informateurs - ou ‘repentis’ comme
on les appelle lorsqu’il s’agit d’infractions majeures - ont refait surface dans l’Angleterre
d’aujourd’hui. Et au mois d’avril de cette année, les médias s’en sont donnés à cœur joie
dans l’un de leurs moments d’indignation contre la police en apprenant qu’une jeune
femme avait reçu une proposition financière de la part d’une force de police écossaise pour
fournir des informations sur un mouvement écologiste auquel elle appartenait.
Malheureusement pour la police, la jeune femme avait enregistré les entretiens qu’elle avait
eus avec les officiers de la police de Strathclyde16. Mais, bien évidemment, les informateurs
sont probablement indispensables aux forces de l’ordre et l’on peut aisément comprendre
que les autorités ne souhaitent pas les exposer tant que ces derniers leur sont encore utiles.
En mai 2009, je reçus une réponse de la police du Bedfordshire. La conclusion du
second paragraphe m’apparut particulièrement intéressante : lors de l’audition de la
conductrice ‘certains faits sont apparus qui ont remis en cause l’intérêt public qu’il y aurait à
poursuivre. Malheureusement, ces faits sont confidentiels et ne peuvent être divulgués’. Il
s’agissait donc peut-être bien d’une informatrice. Toutefois, la lettre disait également que
les papiers de la conductrice étaient en ordre et qu’elle avait ‘confirmé’ que ma propriété
avait été réparée à ‘ses frais’, ce qui constitua une véritable surprise pour moi et ma
compagnie d’assurances. C’était totalement faux. Par la suite, la police envoya à mon
assurance des informations concernant le permis de conduire et l’assurance de la
délinquante. Ils me firent également parvenir un courrier vers la fin du mois de juin pour
m’expliquer que la conductrice souffrait de problèmes mentaux et que c’était sur les
14
Police londonienne.
Grande-Bretagne, documents parlementaires, 1833 (627) XIII, Report from the Select Committee on the Petition of
Frederick Young and Others. Pour ces préoccupations en général voir, Emsley, 2009, en particulier 31-33 et 5658.
16 Les entretiens enregistrés ont été mis à disposition sur le site web du Guardian à l'adresse suivante
[www.guardian.co.uk/uk/audio/2009/apr/24/police-surveillance-intelligence-1].
15
23
conseils d’un médecin, et à la condition qu’elle renonce à son permis de conduire, qu’ils
avaient décidé de ne pas donner suite aux poursuites contre elle. Je pense que la police
aurait pu m’expliquer tout ceci dès la première lettre, où on me disait que l’affaire était
classée sans suite, au lieu d’employer la mystérieuse formule ‘pas dans l’intérêt public’ qui
éveille presque obligatoirement toutes sortes de soupçons.
Passons à présent aux questions liées à la ‘confiance dans le système’ et à la
représentation médiatique : reprocher à la presse à sensation la façon dont elle
‘sensationnalise’ la criminalité est chose facile, mais il n’est guère crédible que les médias
soient, à eux seuls, responsables de ce qui semble être devenu une attitude plus punitive au
sein de la société et du système pénal. Une comparaison de deux meurtres d’enfants par des
enfants, l’un en 1861 et l’autre en 1993, a permis d’établir de nombreuses similitudes au
niveau de la couverture médiatique, mais aussi de grandes différences quant aux résultats.
Le système de justice victorien semblait mieux parvenir à maintenir la confiance du peuple dans sa capacité
à résoudre les dilemmes moraux consistant à satisfaire la nécessité de sanctionner, d’un côté, et de réinsérer,
de l’autre17. Il serait tentant d’attribuer le déclin de la confiance dans le système à la façon
dont, depuis les années 1970, les politiciens ont placé les questions d’ordre public au cœur
du débat politique en Grande-Bretagne. Avant cette décennie, la justice pénale
n’apparaissait que rarement dans les manifestes électoraux. Depuis lors, les deux principaux
partis ont consacré beaucoup de temps à condamner leurs politiques policières et pénales
respectives et à essayer de se surpasser l’un l’autre en proposant des solutions dans des
déclarations publiques incisives visant surtout à gagner un soutien populaire. De plus, lors
de ses dix premières années de gouvernement, le New Labour18 a introduit toute une série
d’initiatives et voté d’affilée plusieurs lois afin ‘d’améliorer’ le système. Au final, tout ceci
(mais aussi les politiques de leurs prédécesseurs) a entraîné la réduction d’un pouvoir
discrétionnaire des juges en matière de condamnation ainsi que la prolifération de prisons
pleines à craquer. Le déclin de ce que David Garland a autrefois défini comme un penal
welfare n’est cependant pas un phénomène propre à la Grande-Bretagne ni au monde anglosaxon, et ce sujet gagnerait certainement beaucoup à faire, un jour, l’objet d’une analyse
comparative approfondie de la part des partenaires de Crimprev.
17
Rowbotham, Stevenson, Pegg, 2003.
Nouveau nom donné au parti travailliste britannique vers le milieu des années quatre-vingt-dix dans le souci
d'en moderniser l'image.
18
24
La presse s’est toujours délectée du sensationnalisme en matière d’affaires
criminelles et peut-être serait-il bon de mieux réfléchir à la façon dont le public réagit à ce
type d’information. L’accident de la route ayant détruit mon mur était beaucoup trop
insignifiant pour être relaté par la presse ; toutefois, s’il s’était agi de la destruction du mur
d’une célébrité très en vue, l’incident ne serait peut-être pas passé sous silence, et les médias
auraient, sans aucun doute, insisté sur le fait qu’il s’agissait d’une récidiviste. Il arrive très
souvent que la presse ‘se mette dans tous ses états’ lorsque l’on découvre que des individus
condamnés pour des crimes majeurs avaient déjà été suspectés antérieurement mais pas
poursuivis, pour une raison ou une autre. L’affaire John Worboys, un chauffeur de taxi qui
avait drogué et agressé sexuellement un grand nombre de femmes (certains journaux ont
parlé de 100 femmes et plus), en est le parfait exemple. Worboys a été condamné en mars
2009, et des témoignages ont révélé que, suite à une arrestation antérieure pour un délit
similaire, il avait été relâché sans qu’aucune poursuite n’ait été engagée contre lui19. Mais
Worboys réunit plusieurs des conditions qui, selon la recherche, sont souvent essentielles à
la couverture médiatique en matière criminelle : un déviant sexuel ou un ‘monstre’ (il avait
même travaillé comme strip-teaseur) ; des victimes qui sont généralement des jeunes filles
et des jeunes femmes vulnérables, et des infractions commises en série. Bien évidemment, il
ne s’agit pas là de questions qui secouent uniquement les médias contemporains : Londres
avait aussi son ‘Monstre’ dans les années 1790 ; Frédéric Chauvaud a souligné l’utilisation
de termes tels que ‘monstre’ dans la presse française de la fin du XIXe siècle pour décrire
des délinquants particulièrement cruels, etc. Les meurtres et les agressions commis sur des
femmes et des jeunes filles sont souvent devenus le centre d’intérêt de campagnes
médiatiques à grande échelle ; le nom de ‘Jack l’éventreur’ a été inventé par les médias et
non pas par le meurtrier qui rôdait dans une zone restreinte de l’est londonien à l’automne
de 1888 - en supposant toujours qu’il ne s’agissait que d’un seul meurtrier20.
Un changement important s’est opéré au cours des dernières années : en effet, les
historiens de la criminalité ont cessé d’examiner les journaux pour trouver des preuves de
criminalité, les étudiant désormais pour trouver des éléments relatifs aux types d’infractions
sélectionnées pour remplir ce que l’on appelle le newshole21 et à la façon dont les criminels, et
19
L’affaire Worboys a été largement couverte par la presse britannique suite à sa condamnation le 12 mars
2009.
20 Voir, entre autres, Bondeson, 2000 ; Chauvaud, 1991 ; Perry Curtis Jr., 2001.
21 L’espace disponible à un moment donné du temps dans une source de presse donnée.
25
leurs victimes, sont fabriqués pour les lecteurs22. Des démarches similaires sont intervenues
parmi les criminologues et les sociologues, attentifs au rôle des médias dans l’émergence et
la persistance de notre démocratie punitive contemporaine23. Même s’il est difficile de
savoir exactement comment en évaluer l’impact, il est intéressant de mettre en contraste les
minuscules caractères utilisés pour relater les procès devant le tribunal de police dans un
journal du XIXe siècle (ou tout début du XXe) avec les énormes titres d’aujourd’hui, les
photos couleur saisissantes et le passage en boucle de scènes déchirantes (lorsqu’elles ont
été enregistrées sur des caméras de vidéosurveillance) telles que le kidnapping du petit
James Bulger et le fait de le voir s’éloigner avec les deux garçons âgés de dix ans qui allaient
l’assassiner peu après.
Il existait parmi les élites libérales un discours et une supposition confortables (et
qui perdure dans de nombreux cas) selon lesquels seuls les régimes autoritaires étaient
oppressifs et punitifs. Pas la peine d’être un disciple de Foucault pour s’interroger sur ce
point. Et je ne pense vraiment pas que ce soit de la provocation que de souligner que ce
sont les deux pays qui ont donné au monde le concept de ‘démocratie occidentale
moderne’ qui, parmi les États occidentaux ont le plus tardé à abolir les exécutions
publiques : la France et les États-Unis. Dans les États du Sud des États-Unis, le lynchage
était étroitement lié à des problèmes de race mais, après la Seconde Guerre mondiale et
jusque dans les années 1960, il fut parfois justifié comme étant une justice populaire
appliquée par le peuple souverain24.
Nick Davies affirme avec ardeur que les médias modernes sont aux mains de ceux
qu’il appelle les ‘épiciers’ et dont le seul but est de gagner de l’argent grâce à leur produit.
Les ‘épiciers’ ont réduit le nombre de journalistes, mais la demande d’informations 24
heures sur 24 et 7 jours sur 7 a mis ces journalistes moins nombreux sous une plus grande
pression pour ‘produire des histoires’. Parallèlement, les médias sont contraints de travailler
avec des sources d’informations restreintes à cause, en grande partie, de la disparition des
bureaux et des journaux locaux. Ceci engendre une dépendance de plus en plus grande visà-vis des communiqués de presse des services de relations publiques - qui ne sont pas
toujours les sources d’informations les plus impartiales. L’une des conséquences de tout
ceci c’est que, actuellement, en Angleterre et au Pays de Galles, la couverture des affaires
22
Voir, par exemple, le numéro spécial de Continuity and Change (2007, 22, 1) ‘Newspaper Reporting of Crime
and Justice.’
23 Voir, par exemple, Jewkes, 2004.
24 Waldrep, 2002.
26
criminelles se limite presque entièrement à la région de Londres et aux infractions majeures,
en particulier le sexe et la violence. Et dans le climat actuel, les célébrités rendent certaines
affaires encore plus palpitantes et dignes du newshole25.
Le problème pour les politiciens c’est que ceci constitue la vision de la criminalité à
laquelle ils doivent répondre. Malheureusement, au cours des dernières années, ils ont
choisi de répondre, non pas par une reconnaissance et une explication des problèmes, mais
plutôt par une vague d'initiatives et de lois populistes. C’est en ces termes que le ministre de
la Justice s’est récemment adressé à la Chambre des communes : ‘Le populisme des uns est
la démocratie des autres… Pourquoi devrions-nous croire, en tant que membres du
Parlement, ministres de la Justice ou fonctionnaires des services d’insertion et de probation,
que nous sommes plus à même de détenir la vérité que le peuple26 ? Si nous suivions cette
logique jusqu’au bout, nous pourrions nous retrouver avec un référendum sur la peine de
mort en moins d’une semaine, et la rétablir en moins d’un mois’.
Tout ceci pose des problèmes aux chercheurs qui travaillent sur la criminalité. Nos
recherches indiquent la relative rareté des homicides entre étrangers ainsi que la
prédominance des petits vols au sein des atteintes aux biens, ces larcins étant d’ailleurs
souvent commis par des jeunes qui finiront par passer à autre chose. Nous sommes
souvent sollicités pour des ‘clips’ médiatiques mais cela arrive généralement suite à un
scandale ou à un crime majeur. Nous répondons ; nous pouvons rarement prendre les
devants. Nous pouvons aussi être ‘édités’ ou coupés ; les informations 24/24 aiment ce
genre de ‘clips’.
Il existe, selon moi, un autre problème qui touche beaucoup plus le
criminologue/sociologue que le simple historien. Le projet Crimprev a eu l’énorme chance
d’obtenir un financement ainsi que les encouragements des fonctionnaires scientifiques (et
autres) de l’Union Européenne afin de poursuivre... En Grande-Bretagne, il semble très
improbable qu’un historien puisse puiser dans les coffres du ministère de l’Intérieur pour
un projet de recherche ; toutefois, au cours du dernier quart de siècle, ce dernier s’est
montré extrêmement généreux quant au financement de la recherche criminologique. À ses
débuts, la criminologie s’est très bien ‘vendue’, du moins en partie, car elle promettait de
trouver des explications et des solutions aux problèmes contemporains. À la fin du XIXe
25
Davies, 2008.
HC Hansard, 27 avril 2009, cols. 579-580. J’aimerais souligner que ce commentaire n’a été fait en rapport
avec aucune législation pénale.
26
27
siècle et début du XXe, en Italie, plus particulièrement, des hommes tels que Salvatore
Ottolenghi dispensaient des cours à toutes sortes de praticiens de la justice pénale, illustrant
leurs exposés avec de vrais condamnés que l’on allait chercher dans des prisons voisines.
J’ignore combien de criminologues contemporains pensent pouvoir trouver un remède
miracle à la criminalité, mais il semblerait que certains politiciens pensent que le seul type
de recherche digne d’être financé est celui qui sera en mesure de montrer des résultats
mesurables, de contribuer à l’économie ou de résoudre des problèmes immédiats avec, de
préférence, des bénéfices pour le Royaume-Uni. Il y a presque un quart de siècle, on
sonnait déjà l’alarme sur le danger potentiel de la ‘marchandisation’ de la criminologie27
(alarme pouvant d’ailleurs s’appliquer à n’importe quelle discipline universitaire). En
Grande-Bretagne, le gouvernement de New Labour est arrivé au pouvoir en affirmant qu’il
voulait être capable de développer des politiques ‘factuelles’, et donc basées sur des faits.
Toutefois, comme peuvent en témoigner les partenaires britanniques de Crimprev, il
semblerait que ces faits soient, le plus souvent, écrémés afin d’accommoder des politiques
‘instantanées’ préparées pour répondre à l’indignation médiatique, au lieu de servir de
fondement à de nouvelles politiques mûrement réfléchies28. Et, pour suivre Nick Davies, il
apparaît que, malheureusement, peu de journalistes ont le temps de lire les résultats
recueillis par les criminologues (en supposant que le gouvernement ne les ait pas
dissimulés), choisissant plutôt les résumés soigneusement structurés préparés pour les
communiqués de presse. Nous pouvons toujours nous plaindre mais les protestations des
chercheurs ont un caractère éphémère ; pour citer la fameuse formule d’un Premier
ministre britannique : ‘en politique, une semaine c’est très long’. En outre, de par sa
position, un politicien demeure un personnage public ayant l’oreille des médias bien au delà
d’une semaine.
Tout ceci nous laisse entrevoir des problèmes quant au rôle du criminologue
universitaire, en particulier celui qui évolue au sein d’une démocratie punitive dont la
couverture en matière d’affaires criminelles est si sélective et orientée.
Que faire ? Nous avons, par le biais de notre enseignement, l’occasion de
sensibiliser nos étudiants. Cependant, il nous faut résister, en Grande-Bretagne tout au
moins, à l’idée qui se développe au sein du gouvernement central selon laquelle
l’enseignement supérieur devrait se centrer sur un métier ou déboucher sur un bénéfice
27
28
Bottoms, 1987 ; Hood, 1987.
Voir, par exemple, Hope, Walters, disponible en ligne sur [www.crimeandjustice.org.uk].
28
économique. Peut-être que les personnes titulaires d’un diplôme en criminologie feraient de
meilleurs praticiens de la justice pénale mais, personnellement, je me considère comme un
historien avant tout et je n’ai jamais enseigné dans un département de criminologie. Je ne
vois d’ailleurs pas très bien quel métier on pourrait assigner à mes étudiants en tant que
groupe. Toutefois, et ce qui est bien plus important, je ne pense pas que le fait de suggérer
qu’un électorat bien informé est essentiel à une démocratie saine soit juste ‘du vent’. Il est
clair qu’une grande partie de nos recherches et de nos écrits est destinée à nos pairs, mais
nous devrions faire plus d’efforts afin de garantir que notre travail soit accessible au delà de
la sphère de la recherche. Il est possible qu’en Grande-Bretagne ceci s’avère de plus en plus
difficile en raison des exigences souvent incertaines des évaluations de la recherche
sollicitées par le ministère des Finances (Treasury) et des errements connexes quant à la
façon dont l’impact de la recherche doit être calculé.
Je prendrai ma retraite fin septembre 2009. Par conséquent, j’aimerais pouvoir
penser que je n’aurai plus à m’inquiéter de tout ceci. Tout comme le Candide de Voltaire, je
peux aller cultiver mon jardin - malheureusement, un jardin peut parfois s’avérer un endroit
dangereux.
BIBLIOGRAPHIE
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2000.
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30
LES FACTEURS DES CONDUITES DÉVIANTES (WP 2) :
LECONS TIRÉES DES SÉMINAIRES ET PERSPECTIVES THÉORIQUES
Laurent Mucchielli
Bien sûr, tout ce que nous avons fait depuis trois ans, toute cette énergie investie,
toutes ces rencontres, toutes ces discussions, tout cet argent public dépensé, tout cela est
probablement totalement inutile et ne doit jamais se reproduire.
En effet, il existe depuis longtemps, il existe encore et il existera sans doute toujours
des scientifiques qui prétendront que la première des explications des comportements
déviants est tout simplement génétique. Ainsi puis-je vous informer en avant-première de
cette publication imminente :
« Monoamine oxidase. A genotype is associated with gang membership and weapon
use », by Kevin M. Beaver (College of Criminology and Criminal Justice, Florida State University),
Matt DeLisi (Department of Sociology, Iowa State University), Michael G. Vaughn (Department of
Public Health Studies, Saint Louis University), J.C. Barnes (College of Criminology and Criminal
Justice, Florida State University), Comprehensive Psychiatry, 2009 (in press, Available online at
[www.sciencedirect.com]).
Abstract
Context: A functional polymorphism in the promoter region of the monoamine
oxidase A (MAOA) gene has been found to be associated with a broad range of antisocial
phenotypes, including physical violence. At the same time, it is well known that gang
members represent some of the most serious violent offenders. Even so, no research has
ever examined the association between MAOA and gang membership.
Objectives: The aim of this study is to examine the association between MAOA and
gang membership and between MAOA and weapon use.
Design: We examined the effects of MAOA by using a molecular genetic association
research design.
Setting: A nonclinical sample was used in this study.
Participants: Participants were drawn from the National Longitudinal Study of
31
Adolescent Health (1155 females, 1041 males).
Main Outcome Measures: The outcome measures of this study are gang membership
and weapon use.
Results: The low MAOA activity alleles conferred an increased risk of joining a gang
and using a weapon in a fight for males but not for females. Moreover, among male gang
members, those who used weapons in a fight were more likely to have a low MAOA
activity allele when compared with male gang members who do not use weapons in a fight.
Conclusions: Male carriers of low MAOA activity alleles are at risk for becoming a
gang member and, once a gang member, are at risk for using weapons in a fight.
Que dire ? D’abord que nous savons déjà que cette étude repose sur une prémisse
fausse, l’idée qu’il existe un comportement humain particulier dénommé « entrée dans un
gang violent ». En effet, le workshop animé par Stephen Farral à l’université de Keele en
juillet 2008 était consacré aux sorties de la carrière délinquante. Y aurait-il un autre gène qui
explique cette fois la sortie de la délinquance ? Et, bien entendu, il faudrait aussi mettre en
évidence les caractéristiques biologiques d’une pathologie altérant la pureté de ce gêne, ce
qui permettrait d’expliquer le fait que certains individus font des allers et retours dans la
délinquance, ils entrent et en sortent à plusieurs reprises… On pourrait répondre ensuite
que l’on suggère aux auteurs de faire la même enquête sur le milieu académique dans leurs
universités, en utilisant des tests ADN plus complets et une définition de la violence plus
large.
En attendant les résultats de ces études prometteuses, je vous propose néanmoins
de continuer à penser que les choses sont plus compliquées, que les humains ne sont ni des
rats de laboratoire, ni des machines, que leurs comportements sociaux sont construits dans
des temps et des lieux donnés avec une forte plasticité que démontre l’histoire, et que c’est
tout l’intérêt des sciences humaines et sociales que de tenter d’analyser la complexité de
cette construction sociale des comportements déviants à la fois individuels et collectifs.
Des facteurs en pagaille, une énumération sans intérêt
Au fil des dizaines d’interventions qui se sont succédées dans les 6 workshops que
j’avais organisés au sein du WP2, c’est une liste de facteurs corrélés aux pratiques déviantes
32
particulièrement longue qui apparaît : facteurs individuels, familiaux, scolaires, résidentiels,
économiques, culturels, techniques, organisationnels, étatiques, etc. Et il faut dire d’emblée
que cette liste telle qu’on peut la dresser en 2009 ressemble à s’y méprendre à celle que
d’autres dressèrent lors des décennies précédentes, à quelques adaptations technologiques
près (l’on ne volait pas de téléphones portables avant leur commercialisation en série, on
racontait beaucoup ses « exploits » déviants dans son groupe de pairs mais on ne les filmait
pas avant que ces téléphones portables soient équipés de caméras, on volait davantage de
voitures avant la génération des anti-démarrages, on cambriolait plus largement avant la
sécurisation des domiciles, etc.).
Le risque principal dans une synthèse consacrée aux facteurs des comportements
déviants est donc de tomber dans un éclectisme de surcroît peu intéressant. En effet, les
facteurs sont extrêmement nombreux, la recherche (surtout quantitative) n’en finit jamais
de re-tester telle corrélation, telle influence et telle théorie. En effet, aucun modèle n’est
jamais parvenu à ma connaissance à tenir ensemble tous ces facteurs d’une façon
empiriquement satisfaisante, même à propos d’un type particulier de déviance. C’est du
reste le deuxième problème évident : la liste des facteurs, leur emboîtement et leur
hiérarchie varie considérablement selon les types de déviance étudiés. Enfin, un troisième
problème est qu’un facteur accélérateur ou décélérateur de déviance ne nous renseigne pas
nécessairement sur les mécanismes qui produisent les pratiques déviantes.
Je renonce donc à l’idée peu intéressante de présenter une liste de facteurs en disant
qu’il est particulièrement souligné dans l’étude de tel ou tel type de déviance, comme à
l’idée de listes de ces types de déviance pour introduire à chaque fois la question des
facteurs. Les newsletters disponibles sur le site Internet de CrimPrev font cela très bien, il
suffit de les lire les unes après les autres.
Je vous propose plutôt de réfléchir à partir de quelques matrices, quelques nœuds
sociaux autour desquels s’enroulent les facteurs, quelques mécanismes de production de la
déviance. J’en distinguerai au moins 5, sans ordre particulier à ce stade de construction de la
synthèse, qui permettent dans certains cas de reposer des questions théoriques classiques
dans notre domaine de recherche.
I - L’État, producteur de normes et de déviances
Rappelons que les déviances sont l’envers des normes et que le premier facteur de
33
déviance est donc la production normative du plus puissant des acteurs publics : l’État.
Sans revenir ici sur le détail de ce qu’a exposé Pieter Spierenburg en s’appuyant sur
le workshop de Rotterdam en janvier 2007, il faut insister sur l’effondrement du niveau des
violences physiques interpersonnelles graves, à commencer par l’homicide. Ce phénomène
marquant du demi-millénaire écoulé est lié de façon structurelle à la construction du
monopole étatique de la violence physique légitime ainsi qu’au processus de délégitimation
du recours à la violence qui l’accompagne. Et ce processus n’est pas isolé. On voit
aujourd’hui comment l’action normative et répressive de l’État induit des modifications
partielles du comportement routier. On peut également penser que cette action – qui se
déploie de nos jours à l’aide de toute une série de techniques de communication – a pour
conséquence la transformation continue de nos seuils de tolérance, pour le meilleur et pour
le pire. Ces mêmes techniques de communication s’avèrent du reste très utiles aux États
pour tenter de masquer l’un des effets de leur action, la judiciarisation croissante de
déviances jadis tolérées ou renvoyées à la sphère discrétionnaire de la vie privée. Cette
judiciarisation pousse en effet à une augmentation continue des plaintes et donc des
statistiques enregistrant l’activité policière, statistiques qu’il s’agit bien entendu de s’arranger
pour afficher une baisse globale prouvant l’efficacité des gouvernants (du moins en
France).
On voit aussi comment, au nom des victimes plus que de l’ordre public, l’État tente
d’étendre son action se présentant comme pacificatrice à des formes de plus en plus variées
de déviances dès lors qu’elles sont juridiquement transformables en délinquances. Il s’en
faut toutefois que cette tentative soit partout couronnée de succès. D’abord parce que
l’incrimination en soi ne signifie pas que les pratiques de déviance et de contrôle de la
déviance soit réellement transformées (a fortiori quand l’incrimination est surtout
symbolique et que les lois ne sont pas suivies par des décrets d’application adéquates).
Ensuite parce qu’une politique reposant sur l’idée de répression dissuasive (la « peur du
gendarme ») a toujours montré ses limites. Le cas du contrôle de la vitesse et de
l’alcoolémie au volant n’a pas en réalité de valeur paradigmatique. La plupart des problèmes
de déviance sont nettement plus compliqués.
On peut enfin ajouter que l’État n’intervient pas seulement au niveau des individus.
Il tente aussi de juguler les violences collectives en poussant à l’institutionnalisation des
mouvements sociaux, en développant des pratiques de négociation et d’« achat de la paix
sociale ». Le cas des « violences paysannes » l’illustre assez bien, il fut abordé lors du
34
workshop de Nice organisé par Xavier Crettiez et Laurent Mucchielli en juin 2008.
On peut donc voir par certains côtés l’État comme un facteur de réduction des
déviances et des désordres. Mais l’on peut aussi analyser l’État d’un autre côté : comme
producteur de déviance. Nos travaux en ont fourni plusieurs exemples, j’en retiens
seulement deux principaux.
* Le premier est l’exemple de la criminalisation de la consommation de drogues,
longuement abordé lors du workshop de Lille organisé par Dominique Duprez en juillet
2007 : après avoir fait commerce des drogues en même temps que du tabac et avoir
commencé à les transformer pour des usages médicaux au XIXe siècle, les États
occidentaux sont entrés au XXe siècle dans un processus d’incrimination croissant. Depuis
les années 1970, nous sommes confrontés à une situation totalement paradoxale dans
laquelle la pénalisation et la consommation croissent de concert. À lire les enquêtes de
l’Observatoire européen des drogues et toxicomanies, on en vient à la conclusion que la
politique purement prohibitionniste de certains États (comme la France) est un des facteurs
de la poursuite de l’augmentation des consommations. Ajoutons même cette leçon venue
du Brésil lors du workshop de Lille, qui nous rappelle qu’une politique purement
prohibitionniste suscite par ailleurs le développement d’une criminalité organisée dans le
trafic : « plus la législation est dure, plus les marchés illicites de l’extorsion et de la
corruption deviennent attirants ».
* Le deuxième exemple est celui des violences policières que nous avons discuté
lors du workshop de Nice, en juin 2008. Que ce soit dans les opérations de maintien de
l’ordre (comme à Gênes en 2001) ou bien dans la police du quotidien comme en France, il
est clair que les États peuvent favoriser ou défavoriser l’existence de déviances policières,
en particulier d’usages illégitimes et disproportionnés de la force (violences policières) et de
discriminations dans l’application de la loi (en particulier dans l’acharnement sur les
minorités ethniques et les jeunes).
II - La question de la jeunesse, de ses déviances et de son intégration aux normes
sociales
Je ne me risquerai pas à parler d’un « invariant historique » car nos connaissances
sont toujours limitées et relatives à un état de la recherche et de ce qu’elle tient pour acquis.
Néanmoins, avant même la construction moderne de la notion et du temps de
35
« l’adolescence », force est de constater la récurrence historique de la « question des
désordres juvéniles ». Toutes les sociétés ont bien à faire face et à organiser ce phénomène
au terme duquel il existe une phase de la vie durant laquelle les jeunes hommes ne sont pas
encore totalement insérés sur le marché de l’emploi et sur le marché matrimonial. Toutes
les sociétés connues construisent par ailleurs plus ou moins fortement la virilité, la force, le
courage, la prise de risque, comme des attributs de la masculinité. Longtemps, ces sociétés
ont organisé et géré cette « vitalité sociale » des jeunes hommes en leur confiant des rôles
particuliers durant des moments particuliers (les charivaris) ou dans des formes
particulières (les sociétés de jeunesse), en les utilisant aussi massivement pour faire la
guerre, quitte à en jeter une partie sur les routes au retour de la guerre (ce sont ces
vagabonds avec lesquels on remplira les prisons, qu’on enverra aux galères puis en prison et
aux bagnes).
Mais dès lors que disparaissent les sociétés de jeunesse au XIXe siècle et que les
guerres deviennent moins permanentes, la question de la jeunesse délinquante se pose. Son
acuité semble alors varier en fonction de deux facteurs fondamentaux : 1) le facteur
démographique du nombre de jeunes et de leur part plus ou moins importante dans
l’ensemble de la société, 2) le facteur économique de leur intégration par le biais du travail.
En France, de l’alerte sociale liée aux « enfants des rues » sous la monarchie de Juillet
jusqu’à la question actuelle des « jeunes de cités », en passant par les « Apaches » du début
du XXe siècle et les « Blousons noirs » des années 1960, cette question est véritablement
récurrente, surtout sous la forme de la dangerosité associée à la « bandes de jeunes ».
Voilà donc une source importante de production de déviance qui a été abordée
dans plusieurs workshops. Par exemple, la discussion autour de la sortie de la délinquance, au
workshop de Keele en juillet 2008, a rappelé que ce phénomène questionnait massivement et
directement les capacités intégratrices des sociétés, en particulier leurs capacités à 1) offrir
aux jeunes des emplois peu ou pas qualifiés, 2) faciliter leur accession au logement
individuel et 3) encourager et soutenir financièrement la parentalité. Ajoutons, pour l’amont
(la prévention du niveau des désordres juvéniles) et pour les sociétés urbaines actuelles, la
difficulté à encadrer la pré-adolescence et l’adolescence, moments au cours desquels une
délinquance de type « initiatique » est assez considérable comme le révèlent les enquêtes de
délinquance autodéclarée, point qui fut discuté sous l’angle des vols lors du workshop de
Bruxelles organisé par Xavier Rousseaux et Renée Zauberman en février 2007.
36
III - La question de la domination sociale et de la répartition des richesses
Voilà un troisième grand nœud social, dont la gestion selon les sociétés et les
moments de leur histoire, génère un plus ou moins grand niveau de déviances et de
délinquances, dont les jeunes hommes évoqués à l’instant sont généralement le bras armé,
mais qui agissent ici comme des représentants de groupes sociaux entiers.
La violence est aussi une ressource des dominés - c’est la question du partage du
pouvoir -, qui sont bien souvent aussi des affamés d’où la question du partage des
richesses. Et ces deux dimensions interviennent d’au moins trois façons : a) dans les
rapports entre groupes sociaux au sein d’un territoire donné, b) dans les rapports de
certains groupes sociaux avec l’État central, c) dans les rapports de certains individus au
reste de la société.
a) Sur le premier point, citons l’exemple de la Corse discuté lors du workshop de
Nice en juin 2008 (où l’on parla aussi de l’Irlande et du Pays basque). L’une des façons de
comprendre l’enracinement d’un nationalisme violent est de prendre au sérieux non
seulement sa dénonciation de la domination parisienne, mais aussi sa dénonciation d’un
pouvoir insulaire et de richesses confisqués par quelques grandes familles historiques. En
d’autres termes, il dénonce une double source de domination structurelle et une double
dimension (politique et économique) de cette domination structurelle. Et c’est dans cette
dénonciation que se construit et se légitime à la fois la revendication identitaire (qui devient
l’étendard des clandestins) et le recours à la violence (qui devient leur marque de fabrique),
les deux étant habillées de costumes et de chansons empruntées à l’histoire et aux légendes
de la société corse.
b) Sur le second point, citons l’exemple des émeutes urbaines également discutées
lors du workshop de Nice à travers la comparaison entre les cas britanniques et français. Le
premier cas est pluriel et les violences émeutières impliquent aussi les rapports entre
communautés dans un pays qui pratique une gestion communautaire assumée. Le second
cas est en revanche plus simple et les violences émeutières apparaissent clairement comme
la ressource de groupes sociaux qui se considèrent marginalisés, dominés et humiliés par
l’État.
c) Sur le troisième point, nous revenons à l’analyse classique de l’engagement de
certaines personnes dans une carrière délinquante. Nous retrouvons bien ici notre
37
problématique dans la mesure où, sauf exception, si la délinquance de type initiatique est
bien partagée socialement, l’engagement dans une carrière délinquante est en revanche
massivement le fait de jeunes hommes issus de milieux populaires et marqués par des
échecs sociaux (au premier rang desquels l’échec scolaire) qui témoignent généralement
d’un manque de ressources sociales et d’une position de dominé. Ce point fut rappelé
notamment lors du workshop de Keele en juillet 2008.
Je poursuivrai l’analyse de ce troisième aspect en pointant l’intrication des
dimensions objectives et subjectives de ces déviances de dominés, et dans les trois niveaux
d’analyses distingués. En effet, les pratiques déviantes sont ici indissociables des identités
rebelles dans lesquelles elles se légitiment et se renforcent. Ces questions identitaires sont
donc centrales et elles l’ont d’ailleurs toujours été. Elles sont le fruit direct de la double
domination sociale déjà évoquée. Ce qu’il faut donc aujourd’hui déplorer n’est pas le retour
de ces questions identitaires et communautaires sur les devants de la scène politique de
plusieurs pays européens, mais la réduction de ces questions à des dimensions raciales ou
religieuses qui ne sont que des marqueurs par défaut, d’autant plus prégnants que les
dominants s’en servent pour délétigimer des rebellions mettant en cause les mécanismes
politiques et économiques de leur domination.
Je terminerai cet essai de synthèse en évoquant deux autres processus de production
de la déviance - qui sont aussi deux questions théoriques classiques - et qui nous éloignent,
au moins en partie, des mécanismes macro-sociaux évoqués jusqu’à présent, pour affiner le
regard sur les situations de la vie quotidienne où se jouent aussi des mécanismes de
production et d’amplification des déviances.
IV - La question de la coproduction locale de la déviance (les pratiques déviantes
individuelles et collectives rapportées à un contexte micro-social donné)
Pour illustrer ce mécanisme, je prendrai ici l’exemple des violences à l’école
discutées lors du workshop de Paris organisé par Cécile Carra et Maryse Esterle-Hedibel en
janvier 2009. Les travaux sur ce sujet, devenu une forte préoccupation contemporaine dans
plusieurs pays européens, livrent en effet deux grands constats statistiques inégalement
connus et pris en compte par les politiques publiques. Le premier, connu jusqu’à l’excès à
travers la médiatisation des faits divers et la démagogie politique renvoyant les problèmes à
une « menace extérieure au sanctuaire scolaire », est qu’il existe une corrélation macro-
38
sociale entre le niveau de désordres et de violences caractérisant des établissements
scolaires et le milieu social des enfants scolarisés et de leurs familles. Le second,
généralement passé sous silence, est qu’à public socialement équivalent les établissements
scolaires connaissent des niveaux de désordres et de violences très différents. En d’autres
termes, il existe donc des facteurs relatifs à l’organisation scolaire et à la gestion locale du
public en difficulté. Autrement dit, il existe un « effet établissement » bien connu pourtant
en sociologie de l’éducation sous l’angle de l’étude des résultats scolaires. C’est donc cette
question de la coproduction locale de la déviance individuelle et collective qu’il faut aussi
étudier en analysant les établissements, leurs organisations internes, leurs fonctionnements
en équipe, leurs gestions des déviances, leurs « climats » internes, leurs politiques de
prévention comme de réactions aux pratiques déviantes des enfants et des adolescents.
V - La question de l’occasion et du larron
Enfin, le workshop de Bruxelles en février 2007, consacré aux vols et cambriolages, a
permis de reposer la question classique de l’occasion et du larron. L’essor considérable des
vols et cambriolages durant le demi-siècle écoulé est en effet lié à une prolifération des
biens de consommation laissés par ailleurs sans surveillance (qu’il s’agisse des véhicules
stationnés sur la voie publique ou des domiciles désertés pendant la journée). De là des vols
non nécessairement « professionnels » (destinés au recel et à la revente illégale) qui se sont
stabilisés à un très haut niveau avec l’entrée dans une économie de chômage de masse dès
la fin des années 1970, et qui ne déclinent depuis la deuxième moitié des années 1990 qu’en
raison des progrès très nets réalisés dans la protection de ces biens et dont les milieux les
plus fortunés ont massivement bénéficié.
La faiblesse des études qualitatives sur ces atteintes impersonnelles aux biens gêne
beaucoup la théorisation. Quelle portée donner à la théorie de l’occasion et du larron ? Elle
rencontre à l’évidence une réalité qu’illustre l’image de l’objet perdu et trouvé par un
passant ordinaire : combien consacrent de l’énergie à tenter de le restituer à son propriétaire
si celui-ci n’a pas signé d’une façon ou d’une autre le bien perdu ? Mais elle se heurte aussi
au constat tout aussi évident (mais tout aussi peu mesuré et mesurable) que toutes les
occasions ne font pas de larrons. Il existe donc aussi d’autres facteurs de production de
voleurs potentiels, qui sont certainement à rechercher au moins dans trois autres processus
distingués supra : 1) l’importance des conduites à risque et de la délinquance initiatique
39
durant la première partie de l’adolescence, 2) la quantité de personnes (en particulier de
jeunes hommes) socialement désinsérés à un moment donné sur un territoire donné, 3) la
force des mécanismes de domination et de leurs conséquences identitaires, qui produisent
autant de raisons de neutraliser la culpabilité liée au fait de voler le bien d’autrui, suivant ici
l’idée fondamentale avancée dès 1957 par Sykes et Matza.
Conclusion générale
Concluons rapidement en poursuivant sur la dernière idée avancée et en bouclant
en quelque sorte la boucle par rapport à notre introduction. Nous constatons qu’il n’est pas
utile de concevoir des postulats lourds sur la nature humaine, ni d’essentialiser une
différence entre le normal et la pathologique pour comprendre les mécanismes ordinaires
de production et d’amplification des déviances.
40
VIOLENCE : ENTRE PEURS ET RÉALITÉS : EXAMEN DU
COMPORTEMENT CRIMINEL
Pieter Spierenburg
La violence est l'une des principales formes de comportement déviant ayant été
examinées dans le cadre du WP2. L'évolution à long terme de la violence était le thème de
l'atelier qui s'est déroulé à Rotterdam les 19 et 20 janvier 2007. J'ai déjà commenté cette
réunion à l'occasion de la conférence d'ouverture du programme CRIMPREV, qui s'est
tenue le mois suivant. J'ai inclus une partie des résultats de l'atelier dans mon livre intitulé A
History of Murder, achevé à l'automne 2007 et publié en 2008. Une sélection des articles de
Rotterdam, ainsi que quelques articles inédits ont été publiés dans un volume collectif
intitulé Histoire de l'homicide en Europe de la fin du Moyen-Âge à nos jours, au début de cette
année.
Dans la mesure où j’ai déjà rendu compte de cet atelier il y a maintenant plus de
deux ans, je me limiterai ici à rappeler les principaux thèmes abordés lors de la discussion.
L'une des principales questions concernait la nécessité d'étudier le contexte dans lequel
cette violence s'exprime. Étudier uniquement les archives de la police et des organes
similaires ne permet pas une meilleure connaissance des structures sociales sous-jacentes ou
des mobiles individuels. Il est d'autant plus important d'étudier le contexte de cette violence
que les définitions de la violence ont changé au fil des années. Certaines formes de violence
ont toujours été condamnées, tandis que d'autres ont pendant longtemps été considérées
légitimes ou socialement acceptables. Le recours à la violence par l'État a également évolué.
Ainsi, bien que ce workpackage identifie clairement la violence comme une forme de
comportement déviant, l'une des principales conclusions de l'examen historique réalisé est
que cette perception évolue avec le temps et en fonction du contexte social et culturel.
L'atelier a également confirmé des notions familières telles que le lien entre violence
interpersonnelle et consommation d'alcool et le recul à long terme de la fréquence des
homicides. Bien que de nombreux chercheurs pensent que ce processus puisse être
fructueusement expliqué par la théorie de la civilisation de Norbert Elias, d'autres restent
plus sceptiques. Il a toutefois été souligné que les pics de violence passagers coïncident
41
souvent avec des bouleversements politiques au sein d'un pays, générateurs d'instabilité
sociale. Ceci s'est produit en Espagne durant l'invasion napoléonienne. De manière
générale, le taux d'homicides a de nouveau augmenté au cours du dernier tiers du XXe
siècle. La concurrence accrue pour les biens économiques et l'exclusion sociale de certains
groupes peuvent expliquer cette tendance à la hausse.
Les articles et les débats de l'atelier, et encore plus les thèmes abordés dans la
publication éditée subséquemment, se sont concentrés sur la violence interpersonnelle
grave, utilisant l'homicide en tant que principal indicateur. Au cours des sept derniers
siècles, l'appréciation de l'homicide en Europe a considérablement évolué. Alors qu'au
XIVe siècle, le meurtre était souvent considéré comme un acte de défense ou de vengeance
tout à fait honorable, de nos jours les meurtres inquiètent profondément la population.
Ainsi, le constat d'une évolution au fil des années de ce qui est considéré légitime ou
acceptable socialement en matière de violence s'applique également à sa manifestation la
plus tragique, ‘l’acte de tuer’. Par ailleurs, la peur de la violence éprouvée par le public est
inversement proportionnelle à la fréquence des homicides : au Moyen-Âge les meurtres
étaient nombreux mais la peur de la violence peu répandue ; de nos jours, cette peur a
énormément augmenté malgré le fait que le taux d'homicides soit relativement faible.
Toutefois, cette relation inversement proportionnelle, qui a duré près de six siècles, semble
s'être résorbée depuis le milieu du XXe siècle.
La criminalisation de l'homicide est un exemple historique célèbre de cette
évolution en matière d'appréciation de la violence interpersonnelle. Naturellement, dans
quasiment toutes les sociétés, l'homicide est considéré comme un tort causé à autrui, mais
qui diffère d’un crime. Au Moyen-Âge, en Europe, un homicide était considéré comme un
acte relevant plus de la sphère privée que de la sphère publique. Le conflit opposait avant
tout deux familles, celle de la victime et celle du tueur. Ce conflit pouvait entraîner des
représailles voire une querelle prolongée, pouvant également être résolu par le biais d'un
processus de réconciliation formelle ou de paix. De manière générale, les autorités
encourageaient la réconciliation mais il leur a fallu beaucoup de temps avant de parvenir à
imposer cette solution de façon efficace. Les poursuites judiciaires pour homicide, qui au
départ se traduisaient essentiellement par des amendes, se firent peu à peu plus fréquentes
en parallèle de la réconciliation d'ordre privé. Toutefois, il était également assez fréquent
que les souverains gracient les accusés, conséquence d'une attitude libérale en matière de
légitime défense. Au XVIe siècle, le processus de réconciliation ne relevait plus de la sphère
42
privée uniquement ; à partir de cette époque, sa principale fonction fut de servir de
condition préalable à l'obtention d'une amnistie. Le processus de criminalisation de
l'homicide se concrétisa vraiment dès lors que les grâces se sont faites plus rares et que la
légitime défense a été soumise à des critères beaucoup plus stricts. Dans la plupart des pays
d'Europe, ce tournant historique n'eut lieu qu'à partir de la moitié du XVIIe siècle.
Pourtant, même à cette époque, dans certaines catégories de la population, on continuait à
considérer l’homicide, à l'issue d'une rixe au couteau par exemple, comme un accident ne
justifiant guère une sentence trop sévère.
Les contributions à Histoire de l'homicide apportent de nombreuses idées intéressantes
au débat sur l'évolution à long terme de l'homicide. L'une d'entre elles concerne le
développement d'une culture spécifiquement urbaine qui pourrait avoir influencé les
transformations en matière d'appréciation de violence physique. Partout on retrouve
l'opposition entre facteur urbain et facteur rural, des Pays-Bas de la fin du Moyen-Âge à la
France du XIXe siècle, en passant par l'Espagne du XVIIe. Toutefois, il est surprenant de
constater le très faible taux d'homicides dans la région rurale de Cantabrie dès la fin du
XVIIe siècle. Les différences régionales étaient elles aussi importantes, comme en
Scandinavie. La question se pose également de savoir si certains pays ont eu, au cours de
leur histoire, une tradition de violence moins marquée que d’autres. La réponse n'est pas
aussi simple qu'il y paraît. Au sein de la République hollandaise, par exemple, seules les
élites (mais pas la population en général) embrassaient une philosophie de moindre
violence. Un troisième point important concerne le raffinement de la méthodologie. Ainsi,
divers auteurs ayant participé à ce recueil soulignent la nécessité de baser les estimations
quantitatives de l'homicide sur une combinaison de sources variées. D'autres choisissent de
baser leur analyse sur un examen ‘sophistiqué’ des statistiques de police.
I - Bénéfices
Les bénéfices de la coopération européenne sont clairement visibles dans le
domaine abordé par l'atelier ainsi que dans le recueil subséquent. Deux d’entre eux sont
plus particulièrement évidents : tout d'abord, elle permet une compréhension approfondie
du processus historique en soi. Bien qu'un travail de synthèse ait déjà été effectué (sous la
forme de la méta-analyse quantitative de Manuel Eisner et de publications d’autres
chercheurs), l'acquisition de connaissances est devenue beaucoup plus méthodique grâce au
43
programme CRIMPREV. Par ailleurs, le projet s'est élargi à de nouveaux pays grâce à
l'inclusion des pays de l'Europe du Sud : l'Italie, pour laquelle il existait déjà quelques
connaissances historiques et, de manière plus spectaculaire, l'Espagne et la Grèce, pays
pour lesquels on ne disposait jusque-là de quasiment aucune information historique en
matière de violence. Les recherches effectuées sur les pays méditerranéens montrent, par
exemple, que l'honneur sous sa forme traditionnelle y est resté un facteur puissant, bien
plus longtemps que dans les pays du Nord. D'un autre côté, les cas de violence en rapport
avec des questions d'honneur sont de nos jours plus exclusivement liés à la sexualité
féminine que dans un passé lointain. Ceci est vrai pour la génération des Grecs des années
1950 et, plus récemment, au sein des groupes d'immigrés en Europe du Nord. En ce qui
concerne l'évolution à long terme de la violence, seule l'Europe de l'Est n'a pas encore été
étudiée. Naturellement, les deux contributions concernant des pays de cette région
(l'Estonie et la Slovénie) se sont limitées à l'étude des récentes décennies, faute de
documentation fiable.
L'autre bénéfice, et non des moindres, concerne la coopération entre historiens et
spécialistes des sciences sociales. Dans ce cas précis, un effort préliminaire avait déjà été
déployé dans le cadre d'un précédent séminaire du GERN, dirigé par Sophie BodyGendrot et moi-même. Les rencontres fréquentes entre historiens et spécialistes des
sciences sociales dans le cadre d'ateliers de Crimprev ont renforcé cette coopération. Par
conséquent, il est désormais possible, dans une large mesure, d'observer les problèmes
contemporains liés à la violence dans le contexte de son évolution historique. Ainsi, malgré
l'accroissement réel et significatif des taux d'homicides moyens en Europe de 1970 à 1995
environ, il est intéressant de souligner, dans un premier temps, que des taux vingt fois
supérieurs à ceux d'aujourd'hui (avec, il est vrai, des moyens disponibles pour sauver des
vies moins développés) ont déjà été fréquemment enregistrés. Ensuite, si on étudie le rôle
crucial de l’honneur dans la violence en Europe par le passé, on s'aperçoit que son retour
en force apparent dans les quartiers urbains d’aujourd'hui, en particulier au sein des
communautés d'immigrés, est bien plus qu’une simple ‘renaissance’. J’ai constaté que la
sexualité féminine est davantage au cœur de ces violences, contrairement aux règlements de
compte entre hommes, par exemple. Cette valeur héritée du passé selon laquelle le
rétablissement de l'honneur passe par l’effusion de sang, ou tout au moins par l'agression,
perdure aujourd'hui. Toutefois, en Europe, cette vision a perdu du terrain en raison du
processus de spiritualisation de l'honneur, présent depuis le XVIIIe siècle. Ainsi, alors que
44
nombreux sont ceux qui aujourd'hui voient l'honneur traditionnel en termes d'opposition
culturelle, en termes ‘d'eux contre nous’, il s'agit en réalité d'un facteur relativement
constant à travers les cultures et susceptible de varier au sein même de ces cultures. Ceci
n'est qu'un exemple des thèmes-clés qui soulignent l’intérêt de placer la violence dans un
contexte historique pour mieux comprendre la violence contemporaine.
Pourtant, d'autres éléments que nous ignorons sont également inhérents à la
violence des trois ou quatre dernières décennies. Les études effectuées sur des homicides
récents, par exemple, ont insuffisamment exploité l'approche, adoptée par certains
historiens, qui consiste à combiner les données quantitatives et qualitatives. Tandis que les
enquêtes quantitatives modernes utilisent essentiellement des données nationales agrégées,
les enquêtes qualitatives modernes sont presque exclusivement toutes des études de cas.
Ainsi, la question reste ouverte - et un accord entre chercheurs reste à trouver - concernant
le rapport de causalité entre la hausse récente des taux d'homicides et la complexité des
quartiers urbains, et afin de déterminer dans quelle mesure elle est la résultante du
développement du crime organisé. Mucchielli tente de répondre à cette dernière question
dans la contribution qu’il a apportée à Histoire de l'homicide. Par ailleurs, il nous faut encore
déterminer pourquoi certaines tendances anciennes se sont récemment atténuées ou ont été
inversées (depuis les années 1950 ou 1970 environ) : la corrélation négative entre
l'incidence et la peur de l'homicide ; le fait que la violence était plus marquée à la campagne
que dans les zones urbaines ; le fait que c'est en Angleterre que l'on enregistrait les taux
d'homicides les plus bas et en Italie les plus élevés.
Je termine par un point de détail, mais non moins important, qu'il convient
d'élucider : est-ce, comme je l'ai suggéré, la prolifération des téléphones portables qui
explique l'apparente stabilisation ou tendance à la baisse des taux d’homicide en Europe
depuis 1995 ?
II - Perspectives pour des recherches futures
Les lacunes mises en évidence supra donnent des pistes pour les recherches futures.
En ce qui concerne l'évolution à long terme de la violence, les recherches devraient, dans
un premier temps, s'élargir à l'Europe de l'Est. Mais elles pourraient aller plus loin. On peut
s'attendre à ce qu'elles adoptent de plus en plus une perspective globale et s'étendent à
l'ensemble du monde non occidental. Jusqu'à présent, les recherches en matière d'homicide
45
en Asie, en Afrique et en Amérique latine se sont, en grande partie, limitées à la période
contemporaine. Toutefois, il est fort probable que la meilleure compréhension acquise
grâce à une analyse historique et à long terme s'appliquera de la même manière à ces parties
du monde.
Citons la Chine, par exemple. Elle offre d'excellentes possibilités pour les
recherches longitudinales en raison de sa longue et vénérable tradition historique qui
permet de plonger bien plus loin dans son passé que dans celui de pratiquement n'importe
quel autre pays du monde. Alors que l'Europe était encore plongée dans l'Antiquité, la
Chine possédait déjà des structures administratives d’État très développées qui
monopolisaient les moyens de violence légitime (Hui, 2005). La grande tradition impériale
et l'omniprésence du confucianisme en matière de maintien de l'ordre ont engendré l'image
d'une société chinoise, antérieure au XXe siècle, particulièrement pacifique, mais des
recherches récentes viennent contredire cette vision idyllique. Ces publications, au lieu de
corroborer ce que nous savons déjà, pourraient constituer une base de recherche pour des
études longitudinales. Elles renvoient par ailleurs à l'existence d'excellentes sources
primaires, telles que des gazettes et, pour les périodes Ming et Qing, des rapports
d'enquêtes judiciaires portant sur des meurtres. Ces études éparses en langue anglaise
contiennent une monographie qui analyse des données d'homicides (Buoye, 2000), mais
uniquement pour des cas liés à des conflits territoriaux datant de la période de l'empereur
Qianlong (1736-1795). D'autres études se centrent sur la violence symbolique et sa
représentation littéraire, abordant des thèmes tels que le poids relatif des traditions
martiales face aux traditions civiles ou la consommation rituelle de sang. On trouve
également des études de cas liées au banditisme et aux protestations collectives (Lewis,
1990 ; ter Haar, 2000 ; Robinson, 2001 ; Rowe, 2007).
46
PENSER LA VIOLENCE POLITIQUE
Xavier Crettiez
Le workshop de Nice s’est déroulé sur deux jours pleins, faisant intervenir 18
chercheurs, sociologues, politistes et historiens, venant de France mais aussi d’Espagne,
d’Italie, de Grande-Bretagne, de Hollande et d’Allemagne. Consacré à la violence politique,
il s’est structuré autour de cinq grands thèmes : les émeutes et manifestations contre l’État ;
les violences entre groupes sociaux et intercommunautaires ; les violences terroristes
internes ; les groupes politiques violents et enfin les violences d’État.
On présentera dans ce compte rendu les grandes conclusions analytiques en évitant
un résumé des interventions pour privilégier les synergies conclusives des différents
papiers.
C’est principalement autour des facteurs explicatifs de survenance de la violence
politique que se retrouvent tous les intervenants. C’est cette dimension qui guidera ici notre
réflexion.
Qu’il s’agisse des violences ethniques, raciales, idéologiques ou sociales, qu’elles
soient contre l’État ou entre communautés, mues par des ambitions politiques,
économiques ou simplement identitaires, les chercheurs réunis à Nice se sont tous
interrogés sur les raisons à la fois de l’émergence de ces violences mais aussi de leur
pérennité.
On découpera l’analyse en trois niveaux en distinguant un niveau macro, faisant
intervenir les ressorts larges de l’émergence de la violence (économiques, culturels,
institutionnels),
un
niveau
mezzo
interrogeant
les
facteurs
situationnels,
communicationnels et organisationnels qui influent sur le déclenchement et la continuité
des violences, et enfin, un niveau micro, centré sur la dimension à la fois psychologique et
cognitive du rapport à la violence.
Si ces trois niveaux sont présentés ici successivement, la prétention explicative des
phénomènes de violence politique force à les confondre de façon sûrement inégale selon le
type de violence à l’œuvre, mais en prenant systématiquement en compte cette focale
tryptique. Opérer ainsi revient à s’inscrire dans les encouragements de Donatella della Porta
47
qui appelait, dans son intervention, au rapprochement des approches disciplinaires entre la
sociologie de l’action collective et les analyses sur la violence politique.
I - Le niveau macro
1 - Les facteurs structurels
La quasi-totalité des intervenants ont souligné le poids déterminant des facteurs
structurels lourds dans le déclenchement des violences que celles-ci soient de type
émeutières, désorganisées ou plus construites autour de mots d’ordre idéologiques précis. Si
ces moteurs de l’action semblent évidents (la violence est une ressource de pauvres), il
demeure important de les rappeler à l’heure où l’analyse sociologique, se confondant avec
une injonction idéologique à la responsabilisation, préfère parfois insister sur des facteurs
plus interactionnistes. Laurent Mucchielli ou Dave Waddington ont montré le poids
déterminant des facteurs économiques comme le niveau de chômage, l’habitat déshérité ou
le niveau de pauvreté au sein des quartiers émeutiers en France depuis le début des années
1980 (30% de chômage dans les quartiers lyonnais ou d’Île-de-France pour les émeutes
rituelles des années 1980 et 1990). En Grande-Bretagne, la concurrence pour les emplois
après le déclin de l’industrie textile et le sentiment d’une politique préférentielle pour
certaines couches de la population ont pu avoir un effet déclencheur fort dans les
phénomènes émeutiers. Si en France les émeutes de 2005 perdent leur caractère localisé,
comme le souligne Laurent Mucchielli, avec plus de 300 villes touchées à des degrés très
divers, la dimension économique demeure avec le constat renforcé des effets de la
déscolarisation des jeunes qui là aussi touche fortement les quartiers populaires. Dans son
étude sur le supportérisme violent, Dominique Bodin montre bien également le poids des
origines populaires des hooligans, utilisant la violence comme expression d’une frustration
sociale de la part de jeunes déshérités, en situation de crise économique grave.
Au delà de l’économie, la question démographique a également son importance.
Élise Féron a pu montrer le rôle important du différentiel démographique entre
communautés suscitant, en Ulster, mais on pourrait dire la même chose aux frontières de
l’Europe en Bosnie ou au Kosovo, des sentiments de peur vis-à-vis de l’autre dénoncé
comme menaçant car envahissant. La pression démographique dans certaines familles
originaires d’Afrique sub-saharienne en France, couplée avec l’absence de ressources
48
économiques et un habitat de petite taille, conduit également les jeunes enfants mâles à
occuper l’espace de la rue, favorisant des phénomènes de bande où la socialisation à la
violence peut être importante.
2 - Les facteurs culturels
De nombreux participants au colloque ont insisté sur les facteurs culturels qui
alimentent les phénomènes de violence politique. Lorsque l’on parle de facteurs culturels, il
faut plus penser aux produits des cultures professionnelles ou locales qu’à une trame
historico-culturelle qui déterminerait les actes des violents. C’est ainsi que Xavier Crettiez
refuse toute explication sur la violence politique en Corse en terme d’héritage historique,
faisant de la violence à prétention indépendantiste, le reflet contemporain d’une tradition
de banditisme politique ou la réactivation du rejet des troupes françaises au XVIIIe siècle. Si
la violence politique en Corse peut bien sûr compter sur une culture locale qui fait grand
cas du port des armes, des logiques d’honneur et du phénomène clanique, sa pérennité
s’explique avant tout par l’imposition contemporaine d’une culture de la violence devenue
un mode naturalisé d’expression politique dans une île qui depuis trente ans a connu près
de 10 000 attentats à l’explosif.
Parmi les facteurs culturels, de nombreux intervenants ont souligné les effets en
termes de socialisation à la violence au sein de groupes plus ou moins fermés qui
développent une culture de la force et de la confrontation, à la fois physique et verbale. Si
Crettiez le souligne à propos des nationalistes corses, dont plus rien ne les distingue des
forces politiques institutionnelles de l’île, si ce n’est le maintien d’une violence devenue
facteur d’identité, Élise Féron ou Alfonso Perez Agote affirment les mêmes conclusions
concernant l’Ulster ou le Pays basque. En Euskadi, Agote montre bien le rôle socialisateur
de pratiques culturelles comme le poteo (la tournée des bars) qui va se radicaliser ces
dernières années en ne fréquentant que des bars nationalistes : l’enfermement de toute une
jeunesse basque dans un univers culturel marqué par la glorification des actions d’ETA
(lecture de la presse nationaliste, fréquentation des clubs sportifs nationalistes, dîner dans
les restaurants nationalistes…) fonde une culture de la violence qui la légitime et la
naturalise. Dans un tout autre univers qui est celui des supporters de football, Bodin,
explique le développement d’une culture de l’affrontement parfois très violente qui se
superpose au déroulement du jeu sportif et l’accompagne (logique du douzième homme qui
49
se bat avec son équipe). Cette culture de l’affrontement prend souvent une tournure
violente à l’image de l’utilisation des symboles des horreurs totalitaires faite par les
supporters des clubs hollandais, provoquant leurs adversaires au moyen d’insultes
antisémites. Les combats de rue post-match parachèvent cette emprise de la violence.
Didier Lapeyronnie, dans son analyse des violences antisémites dans le dixneuvième arrondissement de Paris (à forte densité de population de confession juive)
insiste également sur la culture de la violence qui habille les comportements des jeunes issus
pour la plupart de l’immigration magrébine. La violence antisémite est devenue selon
Lapeyronnie tellement inscrite dans le quotidien de ces jeunes qu’elle n’est plus ressentie
comme telle et devient un trait culturel. L’expression maintes fois entendue selon le
sociologue « ton stylo fait le feuj » (« ton stylo ne marche pas ») est révélatrice de cette
culture de la haine. L’injure raciste fonde plus qu’un climat, elle fabrique un ordre social
localisé qui, en banalisant l’offense, légitime des actes violents, souvent pas même perçus
comme tels. Dave Waddington parlera également de la culture du « gangsta rap », très en
vogue dans les banlieues des grandes villes anglaises comme Londres ou Liverpool, qui
influe fortement sur les comportements des jeunes en distillant une culture de la force, de
la masculinité exacerbée et de la violence de rue.
C’est enfin du côté policier que les effets de la culture professionnelle peuvent être
ressentis. Waddington insiste, comme de nombreux sociologues français de la police
(Monjardet), sur l’important turn over des personnels nommés dans les quartiers défavorisés
qui empêche toute connaissance de l’autre et toute culture commune. Olivier Fillieule quant
à lui encourage à prendre en compte les cultures policières propres qui conduisent les
forces de maintien de l’ordre à développer de l’empathie ou à l’inverse de l’hostilité pour tel
ou tel groupe en fonction de représentations collectives liées à l’origine sociale des forces
de l’ordre. C’est ainsi que les agriculteurs ou artisans manifestants sont toujours mieux
appréhendés - et régulés - par les CRS ou gendarmes mobiles français (souvent issus des
mêmes milieux), que les jeunes des banlieues ou les étudiants parisiens.
3 - Les facteurs institutionnels
La violence est aussi fortement dépendante du cadre institutionnel qui la rend
possible ou l’accepte ainsi que des structures d’opportunités.
50
Jérôme Heurteau, dans son analyse de la violence en Roumanie, insiste ainsi sur la
période de la transition qui ouvre des opportunités favorables à certains groupes politiques
ou sociaux dans leur conquête du pouvoir ou leur volonté de maintien au pouvoir.
L’utilisation par le pouvoir politique des mineurs roumains, très bien organisés et encadrés
par des structures syndicales proches de l’ancien régime, va donner lieu à des
manifestations très violentes en faveur du pouvoir post-communiste dirigé dans les années
1990 par Ion Lliescu. En 1990, 1991 et 1999, les manifestations de mineurs mettront un
terme aux protestations de l’opposition devant l’inaction réformatrice du gouvernement
post-communiste à l’époque dominé par d’anciens responsables communistes. L’activisme
des mineurs deviendra une forme de régulation par la violence des oppositions tellement
normalisée qu’il prendra un nom : les minériades.
Plus généralement, l’ensemble des chercheurs ont mis l’accent sur les facteurs
institutionnels pour comprendre la violence, analysant, soit les formes mêmes du régime
(générant en général un blocage à l’action institutionnelle et donc un encouragement à la
violence), soit l’importance de la couverture médiatique, du type de police mobilisé ou du
rapport aux élites.
Xavier Crettiez a montré dans la lignée des travaux de Jean-Louis Briquet, que la
violence politique en Corse était ainsi moins le fait d’une hostilité à l’État français que d’un
refus d’un système politique fermé désigné dans l’île sous l’appellation de clanisme. En
rendant impossible toute expression politique hors des structures claniques, les grandes
familles corses vont susciter une contestation de leur autorité par des groupes actifs
économiquement et socialement mais tenus à l’écart du pouvoir décisionnel : la violence va
être un moyen d’en appeler à l’État pour briser l’emprise clanique dans l’île et permettre la
représentation politique des nationalistes.
De la même façon, Anne Marijnen insiste également, dans la lignée des travaux de
Nathalie Duclos sur le monde paysan, sur le poids des médias et les liens construits depuis
l’après-guerre entre le pouvoir politique et administratif français et les syndicats agricoles
dans la diminution des violences paysannes lors de ces quarante dernières années. Alors
que les jacqueries paysannes représentaient une tradition française extrêmement violente, le
corporatisme qui liera syndicats et État gaullien dans la définition des politiques publiques
alimentaires en France va rendre difficile la contestation violente de l’État et remplacer les
jacqueries traditionnelles par des manifestations usant d’une violence plus symbolique que
réelle. La couverture médiatique des actions collectives contribuera plus encore à pacifier
51
ces manifestations au risque de perdre le soutien de l’opinion publique. Cette médiatisation
croissante des mouvements sociaux favorise tendanciellement une pacification de l’action
collective même si certains chercheurs comme Donatella della Porta soulignent qu’elle peut
aussi, lorsque l’identité du groupe contestataire est directement liée à la violence, entraîner
une mise en scène de soi particulièrement belliqueuse (FLNC en Corse selon Crettiez ou
hooliganisme selon Bodin).
La violence est aussi imputable au rapport avec des forces de police de statut
différent. C’est ainsi qu’en Irlande du Nord, l’homogénéité confessionnelle et politique de
la RUC pendant des années a encouragé un maintien de la violence politique républicaine
envers une administration policière qui lui semblait - à juste titre - totalement étrangère si
ce n’est hostile. Fillieule insiste également sur le niveau de professionnalisation de la police
chargée du maintien de l’ordre qui varie selon les pays et peut avoir des effets sur la
survenance des violences à l’image de la police militaire américaine lors du rassemblement
altermondialiste de Seattle ou, plus clairement encore, des carabiniers italiens lors de celui
de Gênes, comme le souligne le sociologue italien Salvatore Palidda. De la même façon, le
statut militaire ou civil des forces de l’ordre ou les traditions de police répressive (France)
ou de community policing (Grande-Bretagne) induisent des cultures professionnelles plus ou
moins favorables à la survenance de violences de même que le type de législation sur les
libertés publiques qui conditionne la marge de manœuvre de la police et ainsi l’apparition
des violences. À ce titre, Pierre Piazza a bien montré le rôle des techniques d’encadrement
et de surveillance des personnes en amont des manifestations qui participe à conditionner
les risques de débordement mais qui, en rigidifiant la législation sur les infractions, multiplie
les cas de déviance. C’est enfin le type de gouvernement au pouvoir qui peut conditionner
la survenance de violences, Fillieule montrant que les partis politiques de gauche sont en
général plus cléments que les partis de droite dans leur acceptation des désordres urbains.
Il importe enfin, comme le propose Laurent Mucchielli dans le cas des violences
émeutières ou Élise Féron pour la violence républicaine en Ulster, de prendre aussi en
compte le rapport entre les populations violentes et les élites morales, politiques et
économiques du pays. Mucchielli parle d’un sentiment de légitimité morale de la violence lorsque
celle-ci répond à une injustice d’État comme ce fut le cas lors des émeutes de 2005 où un
mensonge policier relayé par le gouvernement sur la mort d’adolescents poursuivis par la
police, mettra le feu aux poudres. Féron insiste de son côté sur l’utilité politique de la
violence pour certains acteurs élus, sûrs de leurs circonscriptions tant que celles-ci,
52
modelées par le conflit sectaire, ne sont pas menacées par une réconciliation qui pourrait
s’avérer déstabilisatrice. La violence devient alors un bon moyen de délimiter de façon nette
des communautés et des fiefs électoraux.
II - Le niveau mezzo
Trois regards complémentaires des précédents sont ici nécessaires : la prise en
compte des facteurs situationnels, communicationnels et organisationnels.
1 - Les facteurs situationnels
On entend par là les facteurs déclencheurs de la violence qui naissent des
interactions entre les acteurs contestataires et la police ou entre acteurs politiques
d’obédience opposée.
Dans la lignée des travaux de Frederick Barth, on insistera comme le fait Élise
Féron sur la notion de « frontière » physique ou symbolique comme lieu de crispation des
identités et de déchaînement des violences. En Ulster, Féron montre que les deux tiers des
victimes du conflit communautaire ont eu lieu dans ces interfaces violentes que sont les
zones de délimitation entre quartiers catholiques et protestants sous la forme de murs, de
grillages ou de no man’s land. Non seulement la violence sourd de la confrontation plus ou
moins organisée entre communautés sur ces zones frontières mais plus encore, elle
participe à renforcer les frontières existantes et pérenniser les oppositions. La logique du
hooliganisme étudiée par Dominique Bodin repose aussi sur la constitution de territoires
physiques dans les stades produisant à leurs frontières des conflits souvent forts. Dave
Waddington ou Laurent Mucchielli portent également un regard analytique sur les lieux
fortement investis symboliquement par les jeunes des quartiers déshérités qui construisent
leur territoire comme un lieu privatisé interdit aux représentants de l’État. Nombre de
violences proviennent souvent des rivalités spéculaires entre police et jeunesse prolétarisée
pour l’accaparement de ces lieux/symboles.
L’importance des lieux symboliques est aussi soulignée par Anne Marijnen qui
montre dans le cas des manifestations paysannes l’importance d’un centre comme Bruxelles
devenant au fil du temps le principal espace de contestation parfois violente des pouvoirs
décisionnaires en matière agricole. La centralité de la politique agricole commune en
53
Europe ainsi que l’encouragement parfois réel des autorités nationales à contester les
décisions de Bruxelles ou de Strasbourg ont érigé ces lieux en espace fort de la
contestation.
Une recherche originale conduite par le CESDIP (CNRS) sous la direction de René
Lévy et Fabien Jobard sur les contrôles d’identité dans les lieux publics a également mis en
exergue les réflexes stéréotypés des forces de l’ordre opérant ces contrôles, sensibles à
l’allure physique des acteurs contrôlés. Les jeunes issus de l’immigration, revêtant des habits
identifiés comme « subversifs » (tenue de sport, capuches, sac à dos) sont nettement plus
contrôlés que les autres. Lorsque l’on sait que les excès en matière de contrôle d’identité
sont souvent à l’origine des rébellions des jeunes des quartiers sensibles, cette étude
confirme le rôle déclencheur des interactions mal supportées.
2 - Les facteurs communicationnels
On entend par là la recherche de facteurs liés à des défauts de communication qui
peuvent engendrer des incompréhensions et des heurts ou à l’inverse des excès de
communication mal vécus par les personnes à qui ils s’adressent.
En s’appuyant sur les travaux de Jacques de Maillard et de Sebastian Roché, Dave
Waddington insiste sur les problèmes de commandement opérationnel de la police chargée
du maintien de l’ordre, souvent trop éloignée des lieux de l’action, ce qui engendre
rapidement des défauts de perception des risques réels. Ce cas a été mis en exergue dans la
situation française où cohabitent de plus sur les terrains d’opération des forces policières et
militaires ayant des cultures professionnelles différentes (CRS et gendarmes mobiles). Cette
gouvernance à distance et cette absence parfois de coordination peut engendrer des
violences plus que les réguler.
Ces défauts de communication se retrouvent à un tout autre niveau dans les
pratiques des acteurs violents. Lapeyronnie dans son étude sur les violences racistes et
antisémites pointe du doigt les déficiences langagières des jeunes issus de familles
défavorisées, en situation de précarité économique et souvent déscolarisés. La violence peut
être comprise comme une forme d’expression prenant le pas sur une incapacité à exprimer
oralement ses opinions. La faiblesse de la densité du vocabulaire employé serait à mettre en
relation avec la propension à utiliser la violence pour se faire entendre. Crettiez, Boubeker
ou Agote montrent également que la violence à prétention identitaire à l’œuvre en Corse ou
54
au Pays basque ou sur le terrain européen de la part de jeunes islamistes, concerne
également les moins insérés dans le tissu culturel (ou religieux) local : la violence sert alors à
renforcer son insertion identitaire (ou même à l’inventer), remplaçant la langue ou la culture
dans un rôle nécessaire d’intégration.
La violence provient également des excès de la communication lorsque celle-ci
cherche à stigmatiser une population ou à dénoncer une pratique collective. Mucchielli
comme Waddington ou Bovenkerk, dans le cas des violences racistes en Hollande, ont pu
montrer le rôle néfaste des élites politiques partisanes accusées de propager de fausses
rumeurs, de proposer des cadres d’interprétation du réel tronqués où l’assimilation banlieue
= islamisme devient dominant ou d’utiliser une rhétorique belliqueuse à l’adresse de
quelques-uns (les mots d’un Nicolas Sarkozy sur la nécessité de « nettoyer au Karcher » la
« racaille » des banlieues). Les effets de la médiatisation de certaines violences que ce soit en
Corse avec les conférences de presse clandestine du FLNC ou dans les banlieues
émeutières, peuvent également favoriser la propagation des violences comme ce fut le cas
en 2005 en France au plan local (la médiatisation n’explique nullement la contagion
nationale, mais elle amplifie les compétitions et surenchères locales).
3 - Les facteurs organisationnels
On entend par là l’ensemble des facteurs liés au dispositif organisationnel des
groupes violents. Il s’agira d’insister principalement sur la concurrence entre organisations
violentes, souvent à la source des conflits ainsi que sur l’importance des réseaux de
sociabilité qui encourage la violence en la légitimant, voire en l’organisant.
Donatella Della Porta insiste particulièrement sur la dynamique organisationnelle,
souvent scissionnelle, à l’œuvre dans les violences politiques, principalement lorsque cellesci sont menées par des groupes clandestins. Le cas des Brigades rouges en Italie, de la
Fraction Armée rouge en Allemagne ou le cas caricatural de la Corse analysé par Xavier
Crettiez (plus de 50 groupes comptabilisés à la suite de la scission du FLNC), attestent cette
réalité. La compétition pour l’accès aux ressources rares que sont les médias ou le pouvoir
institutionnel, quand ce n’est pas l’argent fruit du racket, induit bien souvent des divisions
multiples des appareils clandestins qui conduisent à une augmentation des violences. Cette
croissance vient soit de la volonté de s’afficher comme le principal représentant de la lutte,
soit d’une volonté de monopoliser l’accès aux ressources, soit enfin d’un enfermement dans
55
une logique sectaire inévitablement mortifère. Anne Marijnen montre également, dans un
tout autre univers, cette tendance à la concurrence radicale pour le monde paysan :
l’apparition de syndicats paysans contestataires des grands syndicats traditionnels (la
Confédération paysanne en France face à la FNSEA) va conduire à l’adoption de formes
d’action plus extrémistes permettant à la fois de délégitimer la politique néo-corporatiste de
la FNSEA et de rassembler les agriculteurs mécontents sous une pratique (la violence)
culturellement encore valorisée dans le monde paysan.
C’est enfin la question des réseaux et des effets de la socialisation qui nécessite
d’être étudiée. Donatella Della Porta insiste à juste titre sur ce point. La violence
n’intervient que rarement comme un basculement soudain et inattendu. Elle est le produit
d’une carrière spécifique marquée à la fois par une socialisation singulière et par des
rencontres et mises en réseau susceptible de favoriser l’entrée dans un activisme à haut
risque (high rik activism pour reprendra la formule de Doug Mac Adam). Elle insiste ainsi sur
les lieux de socialisation (quartiers, bars, associations, squats…) qui peuvent favoriser
l’acceptation de la violence ou même la préparer. Isabelle Sommier montre ainsi très bien le
rôle des squats comme lieux d’intégration et d’acceptation d’une culture de l’illégalité dans
les milieux d’ultra-gauche en Europe. De la même façon, Wilhem Heitmeyer, travaillant sur
les violences d’extrême droite en Allemagne, insiste sur le rôle géniteur de la culture de
bande et de la socialisation à la violence lors des concerts ou des virées dans les quartiers
immigrés. Didier Lapeyronnie ne dit rien d’autre dans le cas des violences antisémites où
l’apprentissage du vocabulaire de dédain vis-à-vis des juifs et les pratiques de bagarre, se
font dans la bande, au sein du quartier. Au Pays basque, Alfonso Perez Agote insiste
également sur l’univers abertzale mis en place par les radicaux qui socialise à la violence et
son acceptation des jeunes nationalistes basques, fréquentant tous les mêmes bars où le
rappel des exactions de la police espagnole est constant (affiches, chants, témoignages
oraux). La kale borroka - la guerre des rues - qui réunit chaque week-end les jeunes
abertzales de Bilbao ou Donostia - sert ainsi d’épreuve de socialisation à la violence. Le fait
que tous les actuels responsables de l’ETA soient passés par la kale borroka témoigne de la
force de ce rite de socialisation. L’importance des « passeurs » est ici fondamentale. Ceux-ci
peuvent être des responsables politiques, associatifs ou religieux ou, comme dans le cas des
banlieues, des personnalités localement influentes, qui favoriseront l’entrée dans une
carrière violente en légitimant l’illégalité et en offrant au violent un cadre d’apprentissage à
la violence.
56
III - Le niveau micro
Il s’agira ici d’insister comme l’ont fait l’ensemble des intervenants au workshop sur
l’importance trop souvent sous-estimée des facteurs à la fois psychologiques et cognitifs de
l’explication des phénomènes de violence politique.
1 - Les facteurs psychologiques
Cinq facteurs psychologiques ont été évoqués lors des discussions :
 Le premier, loin de s’intéresser à d’éventuelles pathologies individuelles violentes,
revient à penser les conditions psychosociales qui favorisent l’oubli des barrières morales et
encouragent le versement dans la violence. À ce titre, l’insistance sur les effets de la
clandestinité (Donatella della Porta) est cruciale. Lorsque celle-ci est totale comme dans le
cas des militants basques de l’ETA ou de l’IRA, des militants des Brigades rouges ou de la
Fraction armée rouge, les conséquences psychologiques de l’isolement et de la pression
induite par le sentiment de traque, peuvent être redoutables en matière de violence. Ce n’est
pas ici - comme le montre Xavier Crettiez - la violence qui fait le clandestin, mais bien le
clandestin qui fait la violence.
 Le second, fortement mis en avant par Laurent Mucchielli ou Alfonso Perez
Agote, est le sentiment d’humiliation et de rabaissement qui peut être à l’origine de la
violence. Même s’il est complexe de mesurer collectivement un ressenti individuel,
Mucchielli insiste dans le cas français sur ce qu’il appelle « les humiliations multiples
accumulées » par les jeunes issus de l’immigration et venant des quartiers populaires :
humiliation du racisme quotidien, du refus à l’embauche, de rejet du système scolaire et
bien sûr lors des interactions avec la police lors des contrôles multiples. Perez Agote, dans
le cas basque, situe ce sentiment d’humiliation dans un processus historique de
déclenchement de la lutte armée. De nombreux témoignages des fondateurs de l’ETA ont
montré que le sentiment d’humiliation face à l’inaction des nationalistes basques modérés
devant l’oppression franquiste les avait conduits à vouloir « relever la tête » en utilisant la
violence.
 Le lien entre violence et rehausse de l’estime de soi est donc ici fondamental.
Dominique Bodin le montre en ce qui concerne les hooligans européens. La violence va
57
servir à transformer l’inégalité en réussite sociale, l’exclusion en reconnaissance sociale. Concernant des
jeunes souvent déshérités, la violence devient une ressource forte d’affirmation collective d’autant plus forte qu’elle se fait rare dans notre monde ultra-pacifié - qui permet à des
groupes dépourvus de ressources d’obtenir un instant un rapport de force qui leur soit
favorable.
 Dave Waddington insiste également, comme avaient pu le faire certains
chercheurs liant violence et affirmation virile (Vincent Foucher pour la lutte en Casamance,
Hugues Lagrange pour les violences sociales de banlieue), sur la dimension sexuée de la
violence émeutière en Grande-Bretagne dans les années 1990. Selon le chercheur, cette
violence menée par des jeunes hommes discriminés et au chômage s’explique partiellement
par un sentiment de déclassement viriliste face à des jeunes femmes (sœurs, amies,
familières) plus diplômées, relativement insérées dans la vie professionnelle et souvent
mères de famille, disposant ainsi d’une forte estime d’elles-mêmes. La violence peut alors
devenir une forme de réaffirmation virile lorsque le rôle dominateur des hommes semble
céder face à la réalité sociale et professionnelle des femmes.
 Enfin, on insistera plus généralement sur les effets de groupe qui produisent la
violence. Jérôme Heurteau dans le cas des minériades, Bodin pour le hooliganisme,
Heitmeyer pour les violences d’extrême droite, et aussi Palidda pour les violences policières
en Italie, insistent conjointement sur le poids du groupe constitué dans l’activisme violent.
Le groupe uni force à un respect de sa dynamique qui interdit tout phénomène de free riding
individuel : la violence sourd ainsi bien souvent du conformisme à la loi collective et du
refus de briser la dynamique groupale. Non seulement le groupe produit du consensus
pratique mais il produit également une pensée groupale (groupthink) qui légitime la violence
et rend complexe sa contestation. Ce point nous amène à conclure en insistant sur la
dimension cognitive de l’encouragement à la violence.
2 - Les facteurs cognitifs
La dimension cognitive de l’action collective violente a été soulignée dans différents
travaux provenant d’origines intellectuelles opposées, à l’image des travaux pionniers de
Ted Gurr insistant sur les justifications normatives et utilitaires de la violence collective
pour devenir politique, ou des travaux de Gamson ou encore David Snow - dans la lignée
58
de la frame analysis de Goffman - complétant le paradigme de la mobilisation des ressources
en insistant sur les moteurs idéologiques de l’action.
La violence profite bien souvent de l’instauration de ce que le sociologue américain
Anthony Obershall a appelé un cadre cognitif de crise, proposant une vision de la réalité sociale
fondée sur la peur, la crainte de l’autre, la mise en avant de la menace faite au groupe et
l’impérieuse nécessité de réagir avant de disparaître. Alfonso Perez Agote illustre bien ce
cadre cognitif dans le cas basque qui repose entièrement sur ce qu’il appelle une prophétie
imaginaire, profondément inscrite dans la mentalité collective abertzale. Cette prophétie qui
consiste à penser que rien n’a changé avec l’instauration de la démocratie en Espagne légitime la
violence et l’encourage en désignant implicitement le pouvoir à Madrid comme néofranquiste, fasciste et génocidaire à l’encontre du peuple basque. Élise Féron montre de la
même façon que la violence persistante des miliciens orangistes en Ulster repose sur un
cadre de perception de la réalité insistant sur la prise du pouvoir par les catholiques, la
domination républicaine à venir qui, inévitablement, cherchera à se venger sur les loyalistes.
La prise en compte au sein de chaque groupe violent de cette perspective cognitive est
centrale : la violence répond en effet bien souvent à une grille de lecture de
l’environnement du groupe qu’il se construit et qu’il entretient. Mais il n’est pas le seul à le
faire et peut trouver dans les médias ou les politiques d’efficaces relais qui confortent sa
vision du monde.
À ce niveau, des chercheurs comme Franck Bovenkerk ou Wilhelm Heitmeyer sur
les violences racistes ou Dominique Bodin sur le hooliganisme insistent sur le rôle des
partis politiques ou/et des élites politiques qui font du frame bridging, en assimilant des
groupes particuliers à des ennemis ou à des menaces inscrits dans l’actualité (les musulmans
identifiés à des terroristes depuis le 11 septembre ) ou de la frame extension en opérant des
montées en généralité douteuses (les révoltes dans les banlieues sont les prémisses d’une guerre
ethnique ou religieuse). De son côté, Didier Lapeyronnie, en observant les acteurs antisémites
parmi les jeunes « issus de l’immigration » du 20ème arrondissement de Paris, parle d’une
violence raciste d’en bas, sans relais extérieur tout en soulignant le risque que présentent des
personnalités à forte notoriété qui pourrait offrir un cadre légitimant à des pratiques
inscrites dans la culture du groupe (on pense à la figure du « comique » français
Dieudonné).
On insistera enfin sur la grille de lecture des forces chargées du maintien de l’ordre
lors des différents rassemblements. Pierre Piazza dans son étude sur l’identification
59
policière en France avant la rationalisation d’Alphonse Bertillon (début XXe siècle), montre
la façon dont la police se fabriquait une mémoire photographique des milieux criminels en
insistant sur les traits censés incarner le syndrome du crime : photos aux visages menaçants,
rictus mis en avant, airs sombres, etc… Fillieule montre également de façon convaincante
que le niveau de répression sera bien souvent fonction de la perception par les policiers de
terrain et leur hiérarchie de la légitimité des protestataires. C’est ainsi que les groupes
contestataires nouveaux, souvent perçus comme peu légitimes et aux contours flous (les
altermondialistes) sont nettement moins bien reçus que les groupes traditionnels (forces
ouvrières). Là aussi le phénomène de frame bridging peut jouer en assimilant dans un tout
rejeté altermondialistes, militants libertaires et culture hippie.
Conclusion et perspectives
À l’issue de cette riche rencontre, les intervenants ont soulevé des questions
générales qui mériteront d’être à l’avenir au centre des préoccupations des chercheurs sur la
violence politique :
 Il importe en premier lieu de disposer d’une plus grande connaissance de la
matérialité de la violence. Trop souvent les analystes de la violence politique se contentent
de lignes conclusives sans avoir prêté attention aux dimensions strictement matérielles de
cette dernière. Si les études sur la violence d’État à travers le maintien de l’ordre (Fillieule,
Bruneteau, Monjardet) ont insisté sur les révolutions technologiques de celui-ci, l’analyse
des violences protestataires n’en tient pas suffisamment compte. Fondamentalement, c’est
une banque de données européenne des actes de violence politique qui manque, recensant
les attentats, manifestations, émeutes, assassinats politiques, violences racistes, etc… Cette
base de données détaillée (lieux, arme, revendication, type de victime, type de cible, motifs
politiques…) serait complexe à mettre en œuvre mais d’une utilité première pour mieux
cerner la violence politique sur le continent.
 Une analyse anthropologique de la violence mérite également d’être affinée. La
violence, au delà du message politique qu’elle exprime verbalement est aussi un acte dont la
portée culturelle doit être étudiée. On insistera ici sur les formes mêmes de la violence mise
en œuvre : depuis les émeutes jusqu’aux massacres de masse, le répertoire des violences
choisi en dit long sur la culture des groupes qui la pratiquent et permet parfois - comme ce
fut le cas pour l’analyse des violences en Colombie - d’inscrire ces actes dans une tradition
60
historique, une épaisseur anthropologique qui leur donne sens. Il s’agirait ici au delà des
actes eux-mêmes, de comprendre les groupes qui les commettent, leurs pratiques culturelles
propres, leurs références et de proposer en conséquence des réponses plus adéquates.
 Comme Donatella Della Porta nous y invite, il paraît central de briser les murs
académiques entre les chercheurs travaillant sur la violence politique et le terrorisme et ceux
travaillant sur la sociologie de l’action collective et des mouvements sociaux. Cette mise à
distance s’expliquait principalement par le fait que beaucoup de spécialistes du terroristes,
surtout en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, étaient aussi des acteurs de l’antiterrorisme, que le rapport au terrain apparaissait bien plus complexe pour les premiers que
pour le seconds et que la notion même de terrorisme était critiquée par les social movement
scientists. Pour autant, les outils d’analyse issus de la sociologie de l’action collective
apparaissent d’une utilité première pour comprendre le terrorisme et ses logiques à l’heure
où de nombreux mouvements terroristes sont ancrés dans des mouvements sociaux plus
vastes (ETA, mouvement islamiste) ou que des mouvements sociaux sont accusés de
générer une tentation terroriste (ultra-gauche en France, en Grèce et en Italie). De même,
les travaux sur les émeutes invitent à faire dialoguer sociologie de l’action collective et
sociologie de la délinquance pour comprendre les dynamiques de certains territoires
ghettoïsés.
 Plus difficile à aborder et suscitant souvent parfois des réticences chez les
chercheurs en sciences sociales, la question d’un regard psychosociologique sur la violence
semble pourtant intéressante. En oubliant les études datées de la psychologie des foules ou
des « lois de l’imitation », on encouragera la prise en compte des effets des groupes sur les
psychologies individuelles, de la psychosociologie du suivisme dans l’activisme violent, des
conséquences de l’enfermement et du cloisonnement clandestin sur la formation d’une
mentalité particulière propice à la violence. De façon plus audacieuse, il pourrait être
intéressant de se pencher aussi sur l’attrait que suscite la violence chez certains groupes, son
usage dionysiaque, reposant avant tout sur le constat de la marginalisation sociale, de
l’isolement intellectuel, de l’ennui ou de la certitude que la violence est une ressource
d’affirmation pour ceux qui ne détiennent que peu de ressources légales, etc…
 Enfin, dans des domaines où dominent encore souvent les analyses historiques,
statistiques et institutionnelles, il faut insister sur la nécessité de mener aussi des enquêtes
de terrain où la confrontation directe avec les acteurs violents et la prise en compte de leur
discours de légitimation peut s’avérer instructive. Même si elles sont souvent difficiles en
61
matière de violence politique (aussi bien pour les forces de désordre que pour les forces de
l’ordre), qu’il s’agisse - par exemple - de l’observation in vivo pour éprouver les logiques
d’action, ou bien des récits de vie pour reconstituer les « carrières », il est clair que ce type
d’investigation est indispensable pour répondre aux besoins de connaissance d’aujourd’hui.
62
« LE SYNDRÔME DU MONSTRE BIBLIQUE »
COMMENTAIRES SUR L’ARTICLE « PENSER LA VIOLENCE POLITIQUE –
ÉTAT DES SAVOIRS » DE Xavier Crettiez
Dario Melossi
Étant donné que les activités de l’axe (Workpackage 6) « Politiques publiques et
prévention », auxquelles j’ai participé, se sont déroulées sans que la question des « désordres
politiques et sociaux » ne fasse l’objet de la moindre attention, c’est donc mon intérêt plutôt
inespéré pour ce sujet qui seul inspirera ici mes commentaires, lesquels seront tout au plus
guidés par les orientations générales des réunions du WP6. N’est-il pas intéressant, en effet,
qu’un tel sujet n’ait jamais été abordé ? Cela mériterait en soi réflexion !
Cela ne signifie pas néanmoins que la question des « désordres politiques et
sociaux » n’est pas digne d’intérêt ou d’une discussion ! Bien au contraire ! Je dois dire que
le résumé de l’axe 2 (WP2) de Xavier Crettiez a suscité en moi un grand intérêt.
Il est toutefois ressorti de ma lecture que la définition des deux termes de la
question, à savoir violence et politique, n’était pas sans poser quelques problèmes !
J’ai retenu au fil des pages un certain nombre de points intéressants sur divers faits
et thèmes :
 Les mouvements sociaux ;
 Des communautés nationales aspirant à une certaine forme d’indépendance ;
 Le crime de haine et le racisme ;
 La violence policière et les contrôles de police ;
 Le fascisme ;
 Le hooliganisme (vandalisme) ;
 Le terrorisme (terme par nature difficile à définir, car selon le point de vue,
l’activité dite « terroriste » peut par exemple prendre le nom de « lutte armée », de « guerre
sainte » ou de « djihad »).
Ainsi peut-on naturellement s’interroger, certes naïvement, sur le bien-fondé de
vouloir regrouper l’ensemble de ces éléments et les comprendre par le prisme de la
« violence » ? Afin de comprendre de quoi il retourne, ne devrait-on pas utiliser un outil
conceptuel général émanant de quelque grille théorique ?
63
Quant à savoir quelle « violence », quelle qu’elle soit, est politique, la question est
encore plus problématique. Si cela peut paraître évident pour la violence policière, pour les
autres types de violence, la définition semble, d’après le texte de Crettiez, se fonder
davantage sur les intentions que sur des critères objectifs. Cela peut bien sûr être
acceptable, mais il conviendrait peut-être de détailler et de justifier de tels critères.
Finalement, intégrer dans cet ensemble des phénomènes tels que le « hooliganisme » peut
évidemment dépendre d’un choix théorique qui n’aurait pas déplu à la sociologie rebelle des
années 1960, de l’excellent et célèbre article signé Horowitz et Liebowitz paru dans Social
Problems en 1968, à The Deviant Imagination de Geoffrey Pearson (1975).
Ou bien faut-il entendre par « politique » toute forme de comportement « collectif »
criminel ou déviant, ou de comportement de foule ? Nous reviendrons sur ce point, mais
l’évocation des auteurs supra conduit à s’interroger si, sur un sujet tellement illustre, il
n’aurait pas fallu recourir plus largement aux traditions de la criminologie et de la sociologie
de la déviance. Il est quelque peu surprenant de ne pas trouver la moindre référence au
récent livre de Vincenzo Ruggiero sur la violence politique (2006) et aux traditions de
pensée très riches qui y sont mentionnées. Il me semble que la question de « la foule »
mériterait notamment une plus grande attention, tout particulièrement lorsque, après
expurgation de la psychologie des foules « dépassée », l’importance des effets de groupe sur la
psychologie individuelle est néanmoins soulignée. Sommes-nous si loin d’évoquer une « pensée
de groupe » certainement démodée ? Ou bien, un tel examen de l’histoire de la pensée sur
les foules n’établirait-il pas un certain nombre de connexions intéressantes avec des
concepts d’opinion publique et de contrôle social ou effectivement avec ce « monstre
biblique », à savoir l’État, que les sociologues et les politologues éprouvent de plus en plus
de difficultés à évoquer aujourd’hui ?
Il y a longtemps, en 1980, Todd Gitlin, dans une tentative exemplaire de montrer
l’interaction entre un mouvement social, la Students for a Democratic Society (SDS), et un
échantillon des plus grands médias de l’époque (New York Times, CBS, etc.), se référait à
l’ouvrage alors récemment publié de Stanley Cohen, Folk Devils and Moral Panics (1972),
pour y puiser des exemples de façons dont l’interaction avec le type de « réaction sociale »
représenté par les médias a une profonde influence sur les sujets étiquetés « déviants »,
selon en fait des modalités et une tournure des événements qui sont au cœur des
« prédictions » de l’approche de l’étiquetage. Gitlin montre de manière fort convaincante, à
mon humble avis, que l’intérêt des médias pour le sensationnel et le sordide, conjugué à la
64
soif de notoriété des leaders des mouvements, a mené à une radicalisation des mouvements
sociaux dans les années 1960. Cela a constitué en fin de compte le moyen de contrôle social
le plus efficace, un contrôle social que nul n’avait organisé, mais que les élites ont
favorablement accueilli. Vue sous cet angle-là, l’histoire des événements survenus dans la
plupart des pays occidentaux entre les années 1960 et 1970 reste à écrire. Je pense que
l’analyse de Gitlin peut jeter une lumière intéressante sur des organisations radicales telles
que les Brigades rouges en Italie et la Fraction armée rouge (RAF) en Allemagne. De plus,
bien sûr, le recours systématique à la violence et à la manipulation aux États-Unis pour
affaiblir l’organisation, complètement différente, du Black Panther Party est bien connue (le
tristement célèbre programme COINTELPRO du FBI). En effet, ce qui devait se passer
quelques années après que C. Wright Mills (1956, 317) eut écrit sur la manipulation de l’élite
du pouvoir dans la société de masse dépassera de loin son imagination ! L’une des retombées
intéressantes d’une telle analyse pourrait être qu’elle soulève des doutes quant à l’utilité
d’une distinction trop nette entre ce qu’est « l’État » et ce qui est « hors de l’État », voire
« contre l’État », alors qu’une caractéristique fondamentale de nombreuses organisations
criminelles, notamment les organisations terroristes, mais pas uniquement (il suffit de
penser au crime organisé dans le sud de l’Italie), est l’entremêlement profond des éléments
de « l’État » avec les organisations criminelles afin de parvenir à des objectifs politiques de
différentes natures. Dans ces cas, paraphrasant le récent et excellent ouvrage de Jonathan
Simon, Governing Through Crime (2007), nous pourrions aussi bien parler de « gouverner par
la violence », pas seulement au sens ancien donné par Weber dans sa définition de l’État,
comme l’organisation (légitime ?) jouissant du monopole de la violence, mais aussi dans le
sens où, lorsque cette légitimité est trop dangereusement remise en question, une rupture
apparente de ce monopole pourrait très bien contribuer à rétablir les anciens rapports de
force en vertu de nouvelles revendications, qu’elles revêtent l’uniforme noir ou brun des
fascistes des années 1930 ou qu’elles arborent avec inconscience et naïveté la couleur rouge
des mouvements radicaux des années 1970.
Est-il vraiment sérieux d’accepter une représentation de la « violence » en dehors du
domaine de compétence de ce que beaucoup appellent encore malheureusement « l’État » ?
Ou ne devrions-nous pas nous remémorer l’exposé de Gary Marx sur la signification de
l’infiltration policière ? (Comme les affrontements autour du G-8 à Gênes en 2001, restés sans
conclusions judiciaires convaincantes - ce qui n’est bien sûr pas l’exception en Italie ! -,
nous l’ont récemment rappelé).
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Afin d’accepter l’idée que la violence accumulée et concentrée dans l’État relève
d’un pouvoir politique légitime, le mode d’organisation d’un tel pouvoir est absolument
essentiel, autrement dit, la question de la démocratie est cruciale.
Il existe une longue tradition critique qui a profondément contesté la prétention de
l’État à être étranger au crime et de fait opposé à celui-ci ! Du Marquis de Sade, dans son
(tristement ?) célèbre pamphlet adressé aux Français caché dans La Philosophie dans le boudoir,
« Français, encore un effort si vous voulez être républicains ! », à l’effort de définition de
Max Weber déjà mentionné, en passant par l’essai de Walter Benjamin sur la violence, la
conclusion épique de David Matza de Becoming Deviant et le concept de « vie nue » de
Giorgio Agamben dans Homo Sacer, chacune de ces grandes contributions à l’autocompréhension de l’humanité (contributions avec lesquelles il est possible d’être ou de ne
pas être d’accord !) a profondément remis en question l’idée d’un État exempt de violence,
ou qui serait en fait l’antithèse de la violence ou bien son « remède » ! Tout au moins, il est
juste de penser que la revendication par l’État du monopole de la violence ne peut être
acceptée que dans la mesure où l’État appartient à tous, c’est-à-dire qu'il est démocratique.
Autrement, comme l’un des principaux interprètes du libéralisme nous l’a dit, l’action de
l’État n’est autre qu'une violence d’un seul ou de plusieurs contre un citoyen (Beccaria, 1764, 113).
Contre une telle action, nous avons le droit de résister, comme l’affirmait John Locke, le
philosophe tant apprécié des Américains.
Puisque CRIMPREV, et en particulier notre WP 6, porte sur la prévention,
penchons-nous sur un passage particulièrement intéressant de l’ouvrage dudit Beccaria,
Traité des délits et des peines, qui se trouve vers la fin du livre dans les chapitres consacrés au
problème de la prévention du crime : Il vaut mieux prévenir les crimes que de les punir. C’est à
prévenir les crimes que doit tendre une bonne législation, qui n'est que l'art de conduire les hommes au
maximum du bonheur […] Voulez-vous prévenir les crimes ? Faites que les lumières accompagnent la
liberté (Beccaria, 1764, 103-105). Il en découle donc l’idée qu’un public instruit, sensible à
l’idée de liberté, est également un public capable de se maîtriser, et donc de vivre dans cette
« monarchie éclairée » (plus tard une « république ») que constituait l’idéal politique de
l’École de Milan à laquelle appartenait Beccaria. À l'inverse, l’homme ou la femme qui n’a
pas reçu d’instruction ne sera pas en mesure de s’élever à un niveau suffisant de rationalité.
Il ou elle ne pourra donc vivre que dans un régime autocratique de coercition et de
répression (des idées semblables ont été développées par Montesquieu dans De l’Esprit des
lois (1748)). Encore une fois, la violence de l’État n’est que le miroir de la violence du
66
membre individuel de la société. La tyrannie engendre la violence et la violence engendre la
tyrannie. Une « république » démocratique bien odonnée constitue la meilleure politique de
prévention contre une violence qui est, avant toute chose, une « usurpation privée »
(Beccaria, 1764, 9) par l’individu ou le tyran, du pacte social qui nous lie.
BIBLIOGRAPHIE
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67
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Weber M., (1956), Economy and Society, New York, Bedminster, 1968.
68
USAGE DE DROGUES : FACTEURS ET MISE EN FORME DE LA
CRIMINALISATION EN EUROPE
Maria-Luisa Cesoni - Marie-Sophie Devresse - Isabel Germán Mancebo
I - Organisation et objet du séminaire consacré aux stupéfiants
Dans le cadre de la recherche collective CRIMPREV, et plus particulièrement des
travaux du Workpackage 3, cette contribution vise à rendre compte du travail qui a été
poursuivi tout au long de trois séminaires qui se sont tenus à Bruxelles (en octobre 2007), à
Lille (en mars 2008) et à San Sebastian (en octobre 2008) concernant les processus de
criminalisation et de décriminalisation de l’usage et de la détention de stupéfiants pour sa
propre consommation.
Lors de ces trois rencontres, les participants au séminaire ont eu l’occasion
d’échanger leurs expériences et leurs points de vue au départ des contributions émanant de
chercheurs issus de onze pays : l’Allemagne, la France, la Belgique, les Pays-Bas, l’Espagne,
la Suisse, le Portugal, la Hongrie, la République Tchèque, l’Italie et l’Allemagne.
Préalablement à la tenue de ces trois séminaires, une étude préparatoire avait été réalisée
par les deux coordinatrices du séminaire, afin de réaliser un « état de l’art » dans le domaine
couvert par le Worckpackage 3, en relation avec les stupéfiants.
Les notions de criminalisation et de décriminalisation sont ici entendues au sens
large. Outre l’incrimination de l’usage et/ou de la détention pour usage personnel et la
décriminalisation ou la dépénalisation de ces comportements, elles visent plus largement le
processus de production, l’évolution et la mise en œuvre du cadre législatif. Elles renvoient
également à toute mesure de politique publique qui vise ou suscite un accroissement ou une
diminution de la criminalisation de ces comportements. Par ailleurs, la criminalisation de
l’usage et des usagers, envisagée dans sa composante sociale (qui concerne, notamment les
processus d’étiquetage), est prise en compte en tant que facteur qui peut influencer ou être
influencé par les processus politiques et législatifs.
L’étude préparatoire a fourni un premier état des lieux des connaissances existantes
qui permettent d’établir des liens entre les processus de criminalisation ou de
décriminalisation et quatre thématiques :
69
1. l’influence des politiques sociales (Welfare),
2. l’impact de la prise en compte des droits de l’Homme dans l’action publique,
3. la place accordée aux victimes et à leurs revendications,
4. la place accordée à l’opinion publique ainsi que le rôle des experts.
Ces axes de recherche et de discussion avaient, en effet, été sélectionnés afin de
représenter des axes communs aux trois volets de la recherche menée dans le cadre du
Workpackage 3 (mineurs, immigration, stupéfiants).
Les trois rencontres ont permis d’approfondir cette exploration scientifique, ainsi
que de la prolonger dans chaque pays par une analyse relative à l’évolution des politiques
publiques, des cadres législatifs et de leur mise en œuvre.
II - Résultats des rencontres entre les chercheurs
À l’occasion de ces trois séminaires, divers axes transversaux de travail furent mis
en lumière, prenant en compte les axes thématiques sélectionnés. Préalablement, il faut
souligner l’impossibilité d’analyser les politiques mises en œuvre dans le domaine de l’usage
de stupéfiants et de leur détention pour l’usage personnel sans prendre en compte
l’encadrement législatif des produits.
En effet, si l’approche de la consommation fait l’objet de choix diversifiés, le
consensus international portant sur la réglementation restrictive des produits et la
répression du trafic n’est pas sans effet sur les politiques en matière d’usage.
1 - L’inscription des politiques nationales dans des enjeux de contrôle international
Bien qu'ayant adopté une politique prohibitive commune à l’égard des substances,
lorsque l’on prend en compte les législations nationales en matière d’usage il faut conclure
que, globalement et en dépit de quelques déclarations dissonantes, les États membres de
l'Union Européenne ont interprété et appliqué le cadre juridique international comme un
cadre qui leur permet de conserver la liberté d'élaborer leur propre cadre juridique national,
en fonction de leurs caractéristiques, de leur culture et de leurs priorités. Il en résulte une
grande diversité des politiques législatives adoptées au sein de l'Union Européenne à l’égard
de la consommation illicite de drogues et des infractions liées à la détention et l'acquisition
des drogues pour la consommation personnelle.
70
Cependant, un premier tour d’horizon, effectué lors du premier séminaire, a permis
de mettre en évidence des aspects communs dans les approches envisagées, aspects liés,
précisément, au contexte politique international.
On remarque, en effet, que la construction d’un contrôle international des drogues
a représenté un processus long, qui a progressivement défini et uniformisé les usages
soumis à contrôle et identifié les acteurs autorisés à les utiliser de manière légitime dans les
divers pays concernés. On retiendra surtout, aux fins de notre recherche collective, que le
contrôle international se centre tout particulièrement sur l’offre et apparaît longtemps
indifférent quant à la consommation des produits. Alors que la première convention
internationale date de 1912, la première disposition concernant la consommation a été
adoptée dans le cadre de la convention du 19 décembre 1988, dite convention de Vienne.
Notons d’emblée que cette convention porte sur « le trafic illicite de stupéfiants » et que
l’imposition de l’incrimination de la détention, achat et culture de stupéfiants destinés à la
consommation personnelle dans son article 3 § 2 n’est qu’accessoire et, par ailleurs, non
contraignante.
L’étude présentée en séminaire a indiqué que, lorsque l’on examine les diverses
conventions internationales successivement adoptées de 1912 à 1972, on constate que
l’enjeu originel de la limitation des usages licites semble principalement résider dans la
désignation de ceux qui peuvent participer à l’offre mondiale et dans la volonté d’assurer
des débouchés à leurs productions. L’étude des processus d’élaboration des conventions au
sein de la Société des Nations d’abord, puis de l’ONU, en vue de limiter la production licite
de drogues aux seules fins médicales et scientifiques, montre en effet que l’essentiel des
négociations s’organisait autour de la répartition des marchés entre les principaux pays
producteurs.
Les conclusions de cette étude renversent ainsi la logique usuelle. Loin de
représenter une politique prohibitionniste, le contrôle international des drogues est d’abord
à envisager comme une entreprise de régulation de l’économie licite des drogues au niveau
mondial. À cet égard, d’un point de vue historique, il faut pourtant souligner le rôle
important joué par les professionnels de la santé et les Ligues de tempérance, qui s’est
notamment manifesté à travers la diffusion de l’idée de limitation de l’offre de produits aux
seuls besoins médicaux et, dès lors, au contrôle strict des marchés. Notons qu’aujourd’hui,
en revanche, comme nous allons le voir, les « entrepreneurs moraux » s’inspirent davantage
d’une doxa sécuritaire déclinée sous toutes ses formes.
71
Il apparaît, dès lors, au terme des analyses présentées lors de nos rencontres, que le
contrôle international des drogues est une entreprise mondiale de mise en ordre de la
réalité, qui établit des classements, fixe des usages, trace des frontières et désigne des
acteurs. Derrière la conviction - voire la croyance - trop souvent répandue, que la
réglementation des drogues est essentiellement fondée sur la dangerosité des substances,
c’est en réalité toute une organisation sociale et économique particulièrement contraignante
qui est en jeu, dont les enjeux et les justifications évoluent selon les priorités du moment.
Rarement examiné pour lui-même, le contrôle international des drogues constitue
cependant un précédent de gouvernance mondial, qui ne semble pas avoir d’équivalent
dans d’autres domaines.
2 - L’ambiguïté des politiques de welfare
L’ambiguïté du rapport entre Welfare et politique pénale en matière de stupéfiants se
traduit par le fait que le lien qui unit ces deux éléments est double. Tout en légitimant
l’approche sanitaire de l’usage au détriment de la réponse plus directement répressive,
notamment la peine de prison, l’État social semble favoriser, en même temps, l’extension
des dispositifs coercitifs à l’égard des usagers ou, tout au moins, un renforcement des
mécanismes de contrôle.
L’exemple de la France éclaire cette ambiguïté de façon manifeste. Alors que le
traitement pénal sévère de l’usage simple de drogues (par l’emprisonnement en particulier)
a progressivement été doté d’une charge symbolique négative, l’approche médicale et
sociale (donc par le Welfare) a été, quant à elle, progressivement connotée positivement. Elle
a ainsi conforté la légitimité des pratiques de relative tolérance, telles que le classement sans
suite. On serait dès lors tenté de voir, en France, le développement de l’État social comme
un rempart contre le développement de l’État pénal. Pourtant, le constat d’une forte
répression policière de l’usage, l’impossible révision de la loi de 1970, ainsi que les
évolutions récentes en faveur d’une re-pénalisation du traitement de l’infraction d’usage,
poussent à soutenir l’hypothèse d’un phénomène de juxtaposition entre État social et État
pénal, préférable à celle d’une relation de compensation entre politique sociale et politique
pénale.
En Suisse, l’intégration des politiques de welfare dans les dispositifs de prise en
charge des usagers de drogues est plus large qu’en France, puisque au volet médico-
72
psychologique s’ajoutent des interventions assistancielles plus globales. Celles-ci
s’accompagnent d’un recours plus limité au dispositif pénal au sens strict. Cependant, de la
situation helvétique, on tire aussi l’impression que les politiques de welfare rendent possible
ou se traduisent dans un renforcement - ici plus précisément une institutionnalisation - du
contrôle exercé sur les usagers.
Par ailleurs, les analyses portant sur la Belgique, la France et les Pays-Bas ont
montré la diffusion des références à des notions telles que les nuisances publiques, dont
l’émergence semble correspondre à la montée d’un sentiment d’insécurité (à l’égard des
comportements délictueux), qui paraît être fortement relié à l’évolution d’un sentiment plus
étendu d’insécurité « sociale ». Comme le souligne R. Castel, la demande de protection à
l’égard de l’État s’est ainsi accrue au fur et à mesure que les risques sont allés décroissant.
Dès lors, avec la crise des protections sociales, les individus, moins habitués aux risques,
demandent toujours plus de protection et supportent mal l’idée que celle-ci diminue. C’est
ainsi que l’insécurité sociale et l’insécurité civile se recoupent ici et s’entretiennent l’une l’autre29.
3 - La reconnaissance des droits des usagers
Les échanges relatifs au Welfare lors des séminaires ont permis, en outre, de mettre
en lumière que la question du respect des droits des usagers (y compris leurs droits socioéconomiques) se révélait être une condition nécessaire d’une politique digne d’un État de
droit - et plus encore d’un État social de droit. Ainsi, pour prendre un exemple maintes fois
évoqué par l’ensemble des participants, une politique de réduction des risques pour les
usagers de drogues illégales passe par une protection qui leur permette d’éviter (ou de
surmonter) une situation de marginalisation et de vulnérabilité. Dès lors, il paraît nécessaire
de reconnaître aux usagers leur condition de sujets de droits, c’est-à-dire de garantir la
reconnaissance de leurs droits fondamentaux, comme c’est le cas pour les usagers de
drogues légales, et, par conséquent, le respect de leurs styles de vie.
Les participants au séminaire ont conclu que, pour atteindre ces objectifs, il était
nécessaire d’améliorer l'accessibilité aux services, en s'adaptant aux besoins des usagers de
drogues, et d'offrir et promouvoir une éducation sanitaire visant un usage moins risqué.
Cette éducation sanitaire doit aller de concert avec une participation et une
29
Castel, 2003, 53.
73
responsabilisation des usagers de drogues en tant que citoyens. Elle doit comprendre des
stratégies adaptées, qui permettent de motiver le changement dans les cas des usagers ayant
des habitudes nocives pour leur santé. En définitive, il s'agirait d’adopter une approche plus
rationnelle et objective du phénomène des drogues, de surmonter les réactions d'alarme
sociale et de promouvoir un cadre légal favorisant des interventions moins agressives.
Des constats empiriques viennent en soutien de ce souhait. Les cas des Pays-Bas et
de la Suisse semblent montrer, par exemple, que le fait de disposer d’une autonomie locale
dans la mise en place de politiques de santé (publique) est un facteur qui facilite l’adoption
de politiques de réduction des risques, celles-ci favorisant à leur tour une approche plus
tolérante du phénomène de la consommation. Ces résultats rencontrent ceux d’une
recherche effectuée dans le cadre du 5e programme cadre européen, qui s’est récemment
penchée sur le fonctionnement et l’efficacité des traitements quasi-obligatoires proposés
aux usagers (QTC Europe). Ces résultats attestent une réduction aussi bien des conduites
liées à la consommation que des conduites criminelles, mais soulignent que l’efficacité de ce
type de dispositif dépend d’un réseau de prises en charge développé et coordonné. Or, dans
ces réseaux de prise en charge, les traitements ordonnés ne représentent qu’une stratégie
mineure, et lorsque les relais ne se font pas avec l’État social (assurant par exemple les
revenus minimums des individus soumis aux traitements), les résultats sont compromis.
On peut dès lors, à l’instar des intervenants espagnols du séminaire, envisager le
concept de Welfare à travers ses multiples facettes et considérer que, face à la criminalisation
des drogues, il existe des arguments de poids en faveur de l’adoption de politiques
différentes, orientées vers la "normalisation". Ainsi, par exemple, d'un point de vue
économique, la criminalisation entraîne d'importantes dépenses sociales - pour les
consommateurs eux-mêmes et leur environnement social, pour le système de justice pénale,
pour les systèmes de surveillance, pour les financeurs internationaux de la lutte contre la
production de drogues, pour le système social dans son ensemble. Du point de vue de la
politique criminelle, la criminalisation se reflète clairement dans les cas de délinquance
fonctionnelle, qu’elle engendre et qui génèrent à leur tour une série de coûts sociaux. Or, en
cas de normalisation, tous ces coûts artificiellement engendrés pourraient être évités.
L’argent public épargné pourrait alors être consacré à des programmes de prévention, de
réduction des risques et des dommages, ainsi qu'à des dispositifs de réinsertion sociale des
consommateurs, principales victimes non seulement des substances, mais aussi de la
politique répressive.
74
4 - L’impact du recours à la notion de droits de l’Homme sur les mouvements de criminalisation et de
décriminalisation de la consommation de drogues
Lors des trois séminaires, compte tenu de la thématique générale du Workpackage 3
évoquée en introduction, une attention particulière a été apportée à la progression de la
promotion de droits humains dans le processus législatif et la gestion publique concernant
l’usage de drogues. Les expériences nationales présentées en séance ont permis de mettre
en lumière l’importance de l’impact de la notion de droits de l’Homme dans la
configuration des politiques publiques en matière de stupéfiants. Mais on pourrait dire ici :
« pour le meilleur et pour le pire ».
L’évolution des « droits de l’Homme » ouvre, en effet, la porte à différentes
interprétations qui vont permettre tantôt de fonder une politique de décriminalisation,
tantôt de maintenir diverses formes de pénalisation.
Ainsi, dans le système portugais, on peut attribuer en partie le changement de
stratégie politique quant à la criminalisation des drogues à l’influence d’une prise en compte
des droits humains et de l’adoption d’un principe de primauté des droits fondamentaux,
ainsi qu’établis au niveau international et national, sur les conventions internationales en
matière de stupéfiants. Après de nombreuses années passées sous un régime de
criminalisation de l’usage des produits stupéfiants, le Portugal a en effet décriminalisé la
consommation de drogues en 2001, en substituant une réaction purement administrative à
la réaction pénale traditionnelle. Sans entrer ici dans le détail des mécanismes qui ont
permis ce renversement de perspectives (ni dans ceux qui auraient pu lui faire obstacle,
notamment au niveau international), on remarquera le recours paradoxal à la notion de
« sécurité » pour justifier une ouverture à la décriminalisation. En dépit de l’introduction de
sanctions administratives en matière de consommation, cette nouvelle perspective, qui a
permis d’établir la proéminence d’un droit social sur le droit criminel, notamment à travers
la notion de « protection sociale et sanitaire de l’usager », renvoie, en filigrane, à une
interprétation de la liberté individuelle de l’usager qui se distingue de la conception
dominante ayant cours en Europe. On peut ainsi considérer, aujourd’hui, que le Portugal y
est devenu l’un des pays les plus libéraux en matière de drogues.
D’autres pays s’écartent, en effet, des options prises par le Portugal. C’est le cas de
la Hongrie, où l’impact du discours sur les droits de l’Homme, bien qu’important, n’est
75
cependant pas comparable à celui connu par le Portugal. La notion de droits de l’Homme,
insérée dans la Constitution et considérée comme « une des forces motrices des
modifications législatives en matière de stupéfiants », notamment par l’entremise des
experts, prête à vives discussions. Ainsi, en Hongrie, le mouvement visant à dépénaliser
certains délits liés aux stupéfiants n’a pas été suivi d’effets majeurs, principalement en
raison d’un arrêté pris par la Cour constitutionnelle portant précisément sur l’interprétation
du concept de droits de l’Homme.
L’analyse de la situation en république Tchèque rappelle d’ailleurs que, dans le
contexte communiste, les politiques de welfare étaient davantage placées au service du
contrôle du comportement des citoyens. De plus, le rôle de l’opinion publique, tout comme
celui des médias, était rapporté à l’idée de « vérité » soutenue par l’establishment. Le recours à
la notion de droits de l’Homme connaît dès lors des périodes très distinctes, en relation
avec la succession des régimes politiques, et se répercute sur l’évolution de la politique en
matière de drogues : d’une approche simpliste de criminalisation à la reconnaissance de la
liberté de conduite fondant la revendication une politique moins répressive – qui sera
cependant de courte durée.
5 - La faiblesse de l’impact des changements législatifs sur les comportements de consommation
L’analyse du recours au concept de droits de l’Homme conduit à souligner
l’hétérogénéité de son usage et le maintien de politiques législatives diversifiées mais qui, en
dépit de leurs évolutions, font une part importante au contrôle, voire à la répression des
usagers. Pourtant, l’analyse des politiques publiques proposée lors du séminaire conduit à
souligner la faiblesse de leur impact sur les conduites de consommation. L’impact des
politiques de criminalisation et de décriminalisation apparaît, en effet, peu significatif sur les
comportements d’usage. En particulier, la menace de peine est considérée presque
unanimement comme inopérante (les échos de ce débat, en Allemagne, étant
particulièrement intéressants).
Ainsi, sur le terrain italien, les changements intervenus dans la législation sur les
drogues, et tout particulièrement l'orientation vers des attitudes plus répressives, ne
semblent pas avoir eu d'impact réel tangible sur le développement phénomène (ni du point
de vue strictement criminel, ni du point de vue social). Notons qu’aucune évaluation
scientifique valable n'a été produite à ce sujet (ni en Italie, ni ailleurs à notre connaissance).
76
Cependant un tel constat avait été conforté par une analyse comparative des données
nationales disponibles30.
Ces conclusions, qui rejoignent les constats avancés lors d’un autre séminaire
CRIMPREV tenu à Lille en juillet 2007 concernant les pratiques d’usages de stupéfiants,
semblent traverser l’ensemble des pays représentés et transcender les contextes sociaux et
politiques.
L’impact des politiques et des législations sur les prises en charge sanitaires est en
revanche plus sensible, car le choix adopté - criminalisation ou non - permet d’envisager ou
non des politiques de réduction des risques en dehors de la clandestinité. D’ailleurs, le
problème de l’absence de prise en compte du consommateur dans la législation pénale a été
analysé lors du séminaire. Un tel type de législation, qui prévoit pourtant le plus souvent
des formes d’« alternatives thérapeutiques » aux poursuites ou à la peine, ne semble pas
toujours affecté par les évolutions que connaît le domaine de la santé publique et de la prise
en charge psycho-médico-sociale des consommateurs, ni par les nouvelles connaissances
produites par la recherche scientifique.
De ce point de vue, on remarquera que, pour l’identification de l’impact des
politiques publiques sur les comportements d’usage, il importe de rapporter l’analyse aux
divers types d’entrées dans la consommation de stupéfiants et de « carrières » développées.
Une telle analyse devrait cependant reposer sur les recherches scientifiques disponibles et
non pas sur les images proposées par les médias et sur l’« opinion publique », qui inspirent
si souvent le législateur (pénal notamment). Le rôle joué par les médias semble à cet égard
ambigu. Permettant parfois, par leur ancrage dans l’actualité, la mise en lumière de
nouvelles conduites et de nouvelles pratiques, il n’en demeure pas moins - et c’est un lieu
commun de le souligner - qu’ils contribuent largement à la construction de stéréotypes,
sinon à l’uniformisation des représentations relatives aux usagers.
III - En conclusion
L'insatisfaction générée par le traitement juridique de la consommation et, plus
généralement, du trafic de drogues dans les sociétés modernes est une constante dans les
différents pays étudiés. L'inefficacité des mesures pénales est démontrée : justifiées par la
30
Cf. notamment Cesoni, 2000.
77
tentative de lutter contre le trafic de drogues et les organisations criminelles, elles finissent
par s'appliquer surtout au petit trafiquant et à l’usager-revendeur, voire au simple usager.
Pourtant, le traitement des drogues (illégales) se définit encore essentiellement d’un point
de vue punitif, bien que les experts soulignent, d’une part, l'incidence pratiquement nulle de
la politique répressive vis-à-vis tant de la consommation que de la réduction des dommages
découlant de la consommation et, d’autre part, les effets pervers du système pénal.
La réglementation restrictive des produits et la répression du trafic exercent un effet
d’entraînement sur les politiques en matière d’usage, en induisant des éléments répressifs
ou, de toute manière, de contrôle à l’égard des consommations et des consommateurs,
même là où les politiques se veulent les plus tolérantes et axées sur la prise en charge
psycho-médico-sociale des usages problématiques.
En effet, ni le développement des politiques de welfare, ni l’appel aux droits de
l’Homme ne semblent suffire à contrecarrer cette influence et s’accommodent de politiques
coércitives, sinon répressives, que les législateurs justifient, entre autres, par une demande
de sécurité provenant de l’opinion publique.
Pourtant, l'absence de résultats satisfaisants de l'approche punitive, et encore plus le
constat de ses effets pervers, exigeraient que l'on mette en place d'autres voies
d'intervention pour faire face au phénomène de la consommation de drogues.
BIBLIOGRAPHIE
Castel R., L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seuil - La République des Idées,
2003.
Cesoni M.L., L’incrimination de l’usage de stupéfiants dans sept législations européennes,
Documents du Groupement de recherche Psychotropes, politique et société (Paris), 2000, 4.
78
FACTEURS DE RISQUE ET DE PROTECTION RELATIFS À LA
CRIMINALISATION : UNE APPROCHE COMPARATIVE
Sonja Snacken
Introduction : criminalisation
La « criminalisation » peut être primaire ou secondaire.
La criminalisation primaire se rapporte à la législation qui criminalise certains comportements.
Au cours de ces dernières années, les pays européens ont été témoins de changements dans les processus de
criminalisation primaire. En voici quelques exemples :
 Crimes sexuels : passage d’une protection de la morale publique à une priorité
accordée à la vie privée mais dépendant du consentement individuel ;
 Infractions liées aux stupéfiants : criminalisation accrue du trafic de drogue
comparé à la dépénalisation totale ou partielle de l’usage personnel dans certains pays (par
exemple pour les petites quantités de drogues douces) ;
 Comportement violent : criminalisation accrue de la violence domestique, mais
également de la torture ou du génocide perpétrés par les pouvoirs publics ;
 Comportements juvéniles problématiques : distinction accrue entre les
« situations éducatives à problèmes » (qui nécessitent des mesures de protection) et la
« délinquance » (qui exige des sanctions ou des mesures) ;
 Criminalisation accrue du « comportement antisocial ».
Le processus de criminalisation primaire suppose également que certaines sanctions
soient prises vis-à-vis de ces comportements. De nombreux pays européens ont fait
l’expérience de réformes juridiques visant à la fois à réduire les peines (abolition de la peine
de mort, introduction de sanctions et mesures d’intérêt général alternatives à
l'emprisonnement) et à les augmenter (augmentation de la durée légale d'emprisonnement
pour certains délits, limitation des possibilités de libération anticipée). Les « ordonnances
relatives aux comportements antisociaux » (ASBO) constituent une forme particulière de
criminalisation, car il s’agit de mesures civiles. Toutefois leur violation peut entraîner une
mesure pénale de privation de liberté.
79
La criminalisation secondaire se rapporte aux pratiques pénales et à l'application du droit pénal
par les différents acteurs pénaux (poursuites, détention provisoire, condamnation, libération,...)
Toutefois, le concept de « criminalisation » est parfois utilisé dans un sens sociologique
plus large, comme dans ce Workpackage avec la « criminalisation des migrants » qui se
rapporte au degré de responsabilité imputé aux migrants pour des délits, par les médias et la
population, le système judiciaire pénal.
La « criminalisation » et la « décriminalisation » sont souvent liées à la « punitivité »,
qui est toutefois un concept plutôt imprécis. Faisant généralement référence à la
« propension à punir », ce concept est souvent utilisé plus spécifiquement pour désigner des
« attitudes populaires » punitives (ce que l’on appelle « l’opinion publique »). Toutefois, si
l’on considère les processus de criminalisation primaire et secondaire, le niveau de
punitivité de certaines initiatives n'est pas toujours clair. Voici quelques exemples : quel est
le niveau du punitivité :
 de l'abolition légale de la peine de mort, qui n’avait pas été appliquée depuis
longtemps, et de son remplacement par des peines de prison bien plus longues avant de
pouvoir prétendre à une liberté conditionnelle ?
 des sanctions et mesures d’intérêt général telles que la mise en liberté surveillée,
le bracelet électronique, les programmes comportementaux cognitifs ou autres thérapies ?
 des pratiques de justice réparatrice ?
 d’un système d'aide sociale pour adolescents comparé à un système de sanction
juvénile, si les deux peuvent entraîner une privation de liberté ?
Dans la plupart des études (comparatives), la « punitivité » est mesurée en fonction
des taux de population carcérale, fondés sur la population carcérale pour 100 000 habitants
dans un pays donné (« effectif des détenus »)31. Elle pourrait cependant également être
étudiée sur la base du traitement qualitatif des délinquants ou des détenus. Par exemple,
une peine d’incarcération appliquée dans le but unique de mettre à l’écart pour empêcher
de nuire est-elle plus punitive qu’une peine aussi longue visant une réintégration sociale ?
L'introduction des « droits » des détenus a-t-elle une influence sur la punitivité d'une peine
de prison ? (cf. van Zyl Smit, Snacken, 2009).
31Mais
même ce critère n'est pas absolument clair, car il ne tient pas compte des taux d'entrées en prison
(« flux ») : un pays qui incarcère moins de personnes, mais pour des peines de plus longue durée, est-il plus
« punitif » qu'un pays qui incarcère plus de personnes mais pour des périodes plus courtes ?
80
I - Les facteurs de criminalisation : examen de la littérature
Plusieurs auteurs ont récemment établi un lien entre les transformations des systèmes de
justice pénale dans les sociétés occidentales et des mutations sociales et politiques plus générales. Deux
tendances se dégagent de cette littérature : si d’un côté certains auteurs se concentrent sur
des changements sociaux et politiques plus vastes supposés être communs à toutes les
sociétés occidentales, et par conséquent influer à terme sur leur système de justice pénale
dans des directions similaires, d'autres mettent l’accent sur les évolutions propres à chaque
pays.
Dans le premier groupe, les politologues relient les processus de mondialisation de
l'économie aux transformations et limitations des compétences traditionnelles des Étatsnations. Un courant de pensée relie la mondialisation au déclin de l’« État-providence » et à
l'émergence de l’« insécurité » en tant que sujet politique majeur (Mary, 2003). Il s’opère une
transition au niveau du globe du modèle de l’État-providence vers le modèle de la
concurrence capitaliste mondiale, bien que l’allure et l’intensité à laquelle elle s’effectue
varient selon les différents États-nations. Étant donné que les questions économiques et
sociales échappent de plus en plus aux mécanismes de contrôle nationaux, les États-nations
sont contraints de trouver une nouvelle légitimité. La déréglementation en cours réduit
l'État à ses fonctions répressives. L'insécurité, en tant que sujet politique, devient par
conséquent plus une solution qu'un problème (Van Campenhoudt, 1999). Plusieurs auteurs
voient l’émergence des « États pénaux » ou des « États sécuritaires » comme le résultat de
cette réorientation forcée vers une nouvelle légitimité (Garapon, Salas, 1996 ; Cartuyvels,
Mary, 1999 ; Wacquant, 2004). Dans cette analyse, les États-Unis sont décrits, comme le
modèle extrême de l’« État pénal ». Plutôt « État charité » qu’« État social », ce pays
incarcère jusqu'à 20 fois plus de ses citoyens que les autres pays occidentaux. La tendance
actuelle au démantèlement des « États sociaux » en Europe de l'Ouest semble toutefois y
présenter le même risque d’émergence d’« États pénaux ». Par ailleurs, la surreprésentation
des étrangers et des minorités ethniques dans les prisons européennes et les centres de
détention administratifs s’apparente à « l’hyper-incarcération » des Afro-Américains et des
Hispaniques aux États-Unis, peut-être même en pire (Wacquant, 2004).
Dans son livre The culture of control (2001), David Garland soutient que les
caractéristiques et les problèmes typiques de l'ordre social de la modernité tardive ont conduit
à l'émergence d'une nouvelle configuration de contrôle du crime depuis les années 1970. Cette
81
« nouvelle culture du contrôle », qui est également considérée comme une légitimation de la
politique anti-sociale, y est décrite et analysée pour les États-Unis et le Royaume-Uni, deux
« sociétés à fort taux de criminalité » où l'expérience collective du crime engendre colère et
anxiété parmi le public, ce qui conduit par conséquent les responsables politiques à recourir
à des politiques punitives d'exclusion. D'autres pays européens semblent toutefois montrer
une tendance croissante à imiter les modèles de contrôle du crime développés aux ÉtatsUnis, y compris là où ceux-ci vont à l’encontre des traditions historiques des nations
concernées.
Cette analyse est en partie contredite par Michael Tonry (2001) qui, à travers la
comparaison de certaines évolutions dans diverses sociétés occidentales, montre que les
tendances en matière de sanction varient considérablement, en dépit de la similitude des mutations
économiques, des schémas de l’opinion publique, des développements sociaux et des
tendances de la criminalité dans la plupart des pays occidentaux. Plusieurs innovations
américaines semblent ne trouver faveur que dans des juridictions de Common Law comme
en Angleterre et en Australie. À l’inverse, les traditions d’Europe continentale ne se
répandent ni au Royaume-Uni, ni aux États-Unis.
Cela pourrait s’expliquer par la reconnaissance d’une autonomie relative des systèmes
de justice pénale vis-à-vis des tendances sociales. Premièrement, les tendances sociales
n’ont une prise sur la justice pénale que si elles entrent dans les mœurs sur le terrain.
Deuxièmement, les institutions de contrôle de la criminalité et de justice pénale disposent
également d’une capacité de développement et de changement intrinsèques (Garland, 2001,
3, 24). Comme le démontre Denkers (1976), les institutions de cette nature poursuivent
non seulement l’objectif instrumental général de contrôle du crime de diverses manières
(châtiment, dissuasion, « mise hors d’état de nuire », prévention générale et spécifique),
mais aussi des objectifs intrinsèques (procès équitable, responsabilité, droits de la personne)
et organisationnels (ressources humaines et financières, aspects administratifs).
Une autre explication pourrait être les différences culturelles entre les pays qui ont un
impact sur les politiques pénales, telles que les conceptions humanistes et moralistes du
crime et des sanctions, les valeurs du bien-être social, une plus grande réceptivité aux
informations rationnelles et fournies par des experts, l’importance accordée en Europe aux
droits de la personne (Tonry, 2001, 530).
En effet, les conceptions légales et procédurales distinctes des systèmes d’Europe
continentale (« droit civil ») et de Common Law sont enracinées dans des représentations
82
fondamentalement différentes de l'État et du pouvoir de l'État et de sa relation aux
citoyens. Cela permet de mieux comprendre les politiques pénales divergentes dans les
deux cultures juridiques distinctes (cf. Damaska, 1986 ; Gutwirth, De Hert, 2001 ; Garapon,
Papadopoulos, 2003). Le développement de ces différentes racines culturelles a été
approfondi par Whitman (2003) à travers une comparaison de la nature et des niveaux de
sanction aux États-Unis et en Europe, plus particulièrement en Allemagne et en France.
Selon lui, l’attitude moins punitive de l’Europe trouverait son origine dans l’« égalitarisme
par le haut » qui s'est développé à partir du XVIIIe siècle en réaction à l'Ancien Régime qui,
en matière de sanctions, appliquait deux poids deux mesures en fonction de l’appartenance
aristocratique ou non des contrevenants. Il explique également cette attitude par le rejet
après la Seconde Guerre mondiale de la philosophie pénale fasciste qui privilégiait
l’humiliation comme objectif légitime de sanction, ce qui a ainsi conduit la CEDH (Cour
Européenne des Droits de l’Homme) et les tribunaux nationaux à faire valoir les droits de
la personne et à s’opposer aux traitements et sanctions inhumains et dégradants. Enfin, il
avance l’argument du développement d'une bureaucratie de la sanction financée par l'État,
plutôt indépendante de l'opinion publique. A contrario, aux États-Unis, un « égalitarisme par
le bas » exige que tous les contrevenants soient punis avec la même sévérité, et une
méfiance
profondément
enracinée
envers
l'État
agit
contre
toutes
formes
d'individualisation de la sanction et d'exercice de la clémence.
D'autre part, cela peut également expliquer les différences entre les États-providence
libéraux et démocratiques (Esping-Anderson, 1990) et l'émergence de différents modèles
sociaux dans le monde occidental (scandinave, anglo-saxon et européen). Ces modèles
sociaux correspondent, comme on le sait, à différentes politiques criminelles et pénales.
Becket et Western (2001) ont ainsi abouti à la conclusion, pour 32 États des États-Unis,
que les dépenses consacrées à l’aide sociale étaient inversement proportionnelles aux taux
d’incarcération, les dix États les plus punitifs (populations carcérales les plus importantes)
ayant les dépenses les plus faibles en matière de politique sociale et les dix États les moins
punitifs (populations carcérales les moins nombreuses) ayant le plus investi dans la
politique sociale. Cette corrélation s’est renforcée au cours des trente dernières années (si
l’on compare 1975, 1985, 1995) et a également été influencée par la présence des minorités
ethniques (lien entre la proportion de citoyens afro-américains et l’emprisonnement) et par
la représentation politique dans les différents États (lien entre une majorité républicaine et
une propension à emprisonner davantage). Leur conclusion selon laquelle la politique
83
sociale et les sanctions/emprisonnement étaient « deux façons de traiter la marginalité
sociale » a depuis été confirmée pour l'Europe par Downes et Hansen (2006) qui ont
trouvé la même corrélation inverse entre les dépenses consacrées aux politiques sociales et
les taux d’incarcération dans les pays européens.
Ces résultats ont amené Cavadino et Dignan (2006) à diviser les pays européens (et
le Japon) en quatre catégories, selon la relation entre leur économie politique (politique
sociale,
inégalité
sociale
et
droits
sociaux,
affaires
publiques)
et
leur
taux
d’incarcération (indiqué entre parenthèses) :
 Néo-libéralisme : protections sociales faibles, extrême inégalité sociale, droits
sociaux limités, politique de droite, taux d’incarcération élevé : Angleterre et Pays de Galles
(141) ;
 Corporatisme conservateur : protection sociale modérée, inégalité sociale
modérée, droits sociaux soumis à conditions, politique centriste, taux d’incarcération
moyen : Allemagne, France, Italie, Pays-Bas (100) ;
Corporatisme social démocrate : protection sociale généreuse, inégalité sociale
limitée, droits sociaux sans conditions, politique de gauche, taux d’incarcération faible :
pays scandinaves (70) ;
 Corporatisme oriental : système de protection sociale assuré par le secteur privé,
inégalité sociale limitée, inclusion quasi-féodale, politique centriste, taux d’incarcération
faible : Japon (53).
Ces deux tendances apparentes dans la littérature semblent indiquer que nos
sociétés sont confrontées aux mêmes évolutions, ce qui pourrait entraîner des tendances de
criminalisation similaires en Europe et aux États-Unis, mais qu’il existe également des
différences nationales qui pourraient se traduire par des décisions politiques différentes.
Garland (2001, 23), par exemple, reconnaît que tandis qu'au Royaume-Uni et aux ÉtatsUnis les décisions politiques ont privilégié des mesures d'exclusion et punitives, d'autres
pays peuvent faire un choix différent (Garland, 2001, 202). Dans un article postérieur,
toutefois, il met en garde contre toute surestimation de la portée de l'action politique et
contre toute exagération du degré de choix qui est normalement à la disposition des acteurs
gouvernementaux et non gouvernementaux, car de tels choix sont toujours conditionnés par les
structures institutionnelles, les forces sociales et les valeurs culturelles (Garland 2004, 181).
Une étude comparative récente de la délinquance, des peines et de la politique (Tonry,
2007) a démontré que des niveaux plus faibles de punitivité sont corrélés non seulement à
84
la protection et à l’égalité sociale mais également à une plus grande confiance du public et
une légitimité politique dans des démocraties consensuelles, par rapport aux démocraties à
principe majoritaire (Lappi-Seppällä, 2007). Elle a également montré que, malgré un
renforcement de la rhétorique populiste dans certains pays européens, l'avis des experts
demeure une source importante pour les décisionnaires et les médias dans d'autres pays
(Lappi-Seppällä, 2007 ; Snacken, 2007 ; Green, 2007). Enfin, elle affirme que mettre
davantage l’accent sur les droits et les intérêts des victimes ne mène pas nécessairement à
des approches plus punitives vis-à-vis des délinquants (Snacken, 2007).
Le Workpackage 3 avait donc pour ambition d’approfondir l’analyse et la
compréhension du mode de fonctionnement concret de ces différents facteurs de
(dé)criminalisation. Pour ce faire, un séminaire d'introduction portant sur les « facteurs de
(dé)criminalisation – une approche européenne comparative » a analysé une série de
facteurs dans leur interaction avec des tendances de criminalisation primaire et secondaire :
politiques sociales, droits de la personne, victimes et opinion publique comparé aux avis
d’experts. Les résultats de cette conférence seront publiés dans un livre signé Snacken et
Dumortier (à paraître).
Ces facteurs ont ensuite été étudiés de manière plus approfondie lors de trois
séminaires thématiques portant sur leur interaction avec les systèmes de justice des
mineurs, les politiques en matière de stupéfiants et l'immigration, ce qui a déjà fait (et
continuera de faire) l’objet de publications importantes : Palidda (2009) sur l'immigration,
Bailleau et Cartuyvels (à paraître) sur la justice des mineurs, une édition spéciale de Res
Socialis (à paraître) sur les politiques en matière de stupéfiants.
1 - Les facteurs de (dé)criminalisation : politiques sociales, droits de la personne, victimes,
opinion publique comparé aux avis d’experts - une approche européenne comparative
A - Politiques sociales
Afin de comprendre la corrélation inverse entre les dépenses consacrées à la
protection sociale et les taux d’incarcération en Europe qui a été mise en évidence par
Downes (à paraître), nous avons examiné plus en détail les caractéristiques spécifiques du
modèle social scandinave (Kuhnle, à paraître). Nous avons ensuite essayé de comprendre
les mécanismes par lesquels celles-ci pourraient avoir un rapport avec des taux
85
d’incarcération plus faibles (Lappi-Seppällä, à paraître). Lappi-Seppällä a étudié le contexte
social, politique, économique et culturel des politiques pénales de 25 pays industrialisés
entre 1960 et 2005 et dans 99 pays en 2005 à travers sept catégories principales :
 La délinquance : criminalité enregistrée (Sourcebook du Conseil de l'Europe et
Statistiques nationales) et enquêtes de victimisation (ICVS et ECVS) ;
 Les peurs et la punitivité (enquêtes ICVS, ECVS, ESS) ;
 La confiance (enquêtes ESS, WVS, EB) ;
 Les indicateurs sociaux : inégalité de revenus et dépenses consacrées à la
politique sociale (LIS, Eurostat, ONU, EUSI, OCDE et des études spécifiques) ;
 Les facteurs démographiques : multiculturalisme, immigrés, populations
étrangères (LIS, Eurostat et des études spécifiques) ;
 Les facteurs économiques : chômage, PIB, pauvreté (LIS, Eurostat, ONU) ;
 Les facteurs politiques : culture politique, corporatisme, taux de participation
électorale (LIS et des études spécifiques).
Les résultats confirment que les différences entre les taux d’incarcération ne
peuvent pas s’expliquer par une délinquance de nature différente. Au contraire, la sévérité
pénale semble être étroitement associée aux sentiments publics (peurs, niveau de confiance
et punitivité), à l'ampleur des politiques sociales, à l'inégalité des revenus, aux structures
politiques et aux cultures juridiques. Cette analyse soutient l’idée que le modèle pénal
scandinave plus clément est enraciné dans une culture politique consensuelle et
corporatiste, des niveaux élevés de confiance sociale et une légitimité politique, ainsi que
dans un État-providence fort. L'État-providence a soutenu des politiques moins répressives
et a permis de développer des alternatives viables à l'emprisonnement. La protection et
l'égalité sociales ont également favorisé la confiance publique et la légitimité, qui permettent
une conformité normative fondée sur la légitimité et l'assentiment plutôt que sur la sévérité
de la peine. Ces caractéristiques du système social réduisent également les pressions
politiques pousant à des gesticulations punitives symboliques. Cette situation possède aussi
une dimension politique structurelle. Les faibles taux d’incarcération découlent de cultures
politiques consensuelles, corporatistes et négociatrices. Ces cultures politiques sont, avant
tout, plus favorables à la protection sociale que celles de beaucoup de démocraties à
principe majoritaire. Les politiques consensuelles atténuent également les polémiques,
produisent moins de discours de crise, empêchent les retournements dramatiques et
soutiennent des politiques cohérentes à long terme (cf. figure 1 en annexe).
86
Bien que les structures de l'économie politique et leurs impacts et interactions avec
l’opinion publique soient d’une importance fondamentale dans la formation des politiques
pénales, il convient de prendre en compte plusieurs autres facteurs. C’est le cas des
différences dans la culture des médias et dans la réactivité du système politique aux
opinions exprimées dans les médias. L’homogénéité démographique peut également
faciliter la mise en œuvre de politiques pénales libérales (sans en garantir le succès ; pas plus
que le multiculturalisme n’a amené à des régimes plus sévères). Les structures judiciaires et
les cultures juridiques jouent aussi de toute évidence un rôle important, en particulier pour
expliquer les différences entre les pays d’Europe continentale et ceux appliquant la Common
Law. Le pouvoir des élites professionnelles (étroitement associées à certaines structures
politiques), des petits groupes et même des individus peuvent être d’une importance
majeure selon les pays inclus dans les analyses (par exemple, la culture politique des pays
scandinaves traditionnellement axée sur l’avis des experts). Ce qui soulève également des
questions concernant la prise de décision au sein de l’Union Européenne, où
l’« harmonisation » dans le domaine pénal semble toujours mener à une position plus
répressive imposée aux pays les plus cléments.
Par ailleurs, un rapport sur la Belgique (Mary, Naegels, à paraître) indique que nous
devrions peut-être scruter plus en détail les différents secteurs d’investissements de la
politique sociale, car des investissements globalement élevés peuvent masquer des
modifications des groupes-cibles destinataires de ces dépenses. Le vieillissement de la
population engendre des charges beaucoup plus lourdes en termes de retraites et de soins,
ce qui peut agir au détriment du soutien aux jeunes chômeurs, que nous savons
surreprésentés dans le système pénal et carcéral.
En conclusion, ces résultats posent des interrogations sur l’avenir d’une « Europe
sociale par rapport à une Europe pénale », cette dernière semblant se développer beaucoup
plus rapidement que la première.
B - Les droits de l’Homme
Les droits de l’Homme sont traditionnellement considérés comme un rempart
contre la criminalisation, le système punitif du droit pénal portant gravement atteinte à la
liberté des citoyens. Le droit pénal devrait donc être minimal et marginal et respecter un
certain nombre de conditions et de normes constitutionnelles strictes relatives aux droits de
87
l’Homme. Les tribunaux constitutionnels nationaux et les tribunaux internationaux des
droits de la personne, comme la CEDH (Cour européenne des droits de l’Homme), jouent
un rôle essentiel dans la définition de ces conditions et de ces normes. L’examen de la
jurisprudence récemment prononcée par la CEDH (De Hert, Gutwirth, Snacken,
Dumortier, à paraître) prouve que ce rôle est plutôt ambivalent. La Cour européenne agit
comme un rempart dans certains secteurs de la politique criminelle (cf. sa position contre la
criminalisation des pratiques homosexuelles entre adultes consentants) et des politiques
pénales (cf. la jurisprudence concernant la peine de mort et les condamnations à perpétuité
sans liberté conditionnelle, qui sont considérées comme relevant du traitement inhumain et
dégradant ou la protection accrue des droits des détenus, cf. van Zyl Smit, Snacken, 2009).
Toutefois, elle n’intervient pas, par exemple, dans le choix de sanctions relevant de la
législation ou de condamnations (pour une évaluation critique, cf. Snacken, 2006). Il en va
de même pour les tribunaux constitutionnels nationaux, comme le tribunal constitutionnel
hongrois, qui a œuvré à l’abolition de la peine de mort en tant que sanction inhumaine,
mais qui a légitimé la répression de l’usage personnel de stupéfiants au motif de la
nécessaire protection de la santé de ses citoyens (Levay, à paraître).
Il existe toutefois également une tendance plus récente dans laquelle la
criminalisation est considérée comme un instrument nécessaire à la protection des droits
des victimes de crimes perpétrés par leurs concitoyens ou par l'État. Alors que la CEDH a
déclaré que les victimes ne peuvent exercer aucun droit de vengeance privée ou faire
poursuivre ou condamner l’auteur d’un crime (Perez v. France, 12 février 2004) ; qu’elle a
considéré que la libération provisoire d’auteurs de délits graves s’inscrit dans une politique
légitime, visant la réintégration des détenus, et qu’elle a affirmé que tout meurtre ultérieur
commis par ce même délinquant ne peut pas être considéré comme un manquement de
l'État à protéger la vie de la victime en vertu de l’article 2 (Mastromatteo v. Italie, 24
octobre 2002) ; elle a également stipulé que, dans certains cas, les États membres doivent
recourir au droit pénal, à la poursuite et à la condamnation pénale pour éviter que les
délinquants agissent en toute impunité (M.C. c. Bulgarie, 4 décembre 2003) (De Hert p.a., à
paraître). Françoise Tulkens, juge à la CEDH, affirme cependant que cette position n’est
appliquée que dans les cas de violation les plus graves - habituellement causées par les
autorités elles-mêmes - des droits les plus fondamentaux protégés par la convention,
comme le droit à la vie (article 2) et la prohibition de la torture et des traitements
inhumains et dégradants (article 3) et concerne donc principalement le risque d'impunité
88
autoproclamée des autorités d'État. Elle convient toutefois que les effets préventifs et
dissuasifs du droit pénal et de la sanction sont surestimés par la cour en raison d’une
méconnaissance de preuves criminologiques contraires pertinentes (Tulkens, à paraître).
C - Les victimes
De nombreux pays ont été témoins de l'émergence de mouvements de victimes
ainsi que du soutien et de la solidarité croissante du public vis-à-vis des victimes de crimes.
Cela entraîne souvent une criminalisation et une pénalisation accrues, tant dans les lois que
dans la pratique. Aux États-Unis, plusieurs lois très répressives ont été votées au nom de
victimes de crimes particuliers. Certains responsables politiques semblent considérer que
les droits des victimes ne peuvent être défendus que par le biais de pratiques encore plus
punitives et de l’exclusion des auteurs de crimes (« politique à somme nulle »). D'autres
mouvements, comme le mouvement de justice réparatrice, ont cependant essayé de trouver
un équilibre entre les intérêts et les droits des victimes et ceux des délinquants afin d'éviter
des réactions punitives. Comment peut-on évaluer ces mouvements en Europe ?
Il convient tout d'abord de souligner que la littérature relative à la victimologie a
démontré au cours des années l'importance que revêt le traitement des victimes par les
institutions de justice pénale afin d'éviter une victimation secondaire. Les directives
européennes émanant à la fois du Conseil de l'Europe et de l'Union européenne soulignent
ainsi le droit des victimes à être traitées avec respect et à recevoir les informations
appropriées sur la procédure pénale. Une question se révèle toutefois beaucoup plus
controversée, à savoir la place que devraient occuper les victimes dans cette procédure
pénale. Traditionnellement, la procédure pénale prévoit une compensation civile de
dommages matériels et moraux de la victime, qui n’est pas conçue comme une finalité de la
sanction. Ces dernières années, toutefois, l’accent a de plus en plus été mis sur la
« réparation symbolique » voire « psychologique » des victimes via la procédure pénale.
Cesoni et Rechtman (2005) expliquent cette évolution par les avancées psychiatriques
depuis les années 1960 concernant ce que l’on désigne par « état de stress posttraumatique » ou « ESPT ». Sous la pression des mouvements féministes et des anciens
combattants du Vietnam, le manuel officiel DSM III de 1980 incluait pour la première fois
l’ESPT comme dommage psychique invisible résultant d'un incident (violent) exceptionnel,
indépendant de la responsabilité de la victime. En conséquence, l'analyse psychiatrique du
89
traumatisme psychologique a évolué. Elle est passée d'une « clinique de la suspicion » à
« une clinique de l'innocence » et à la « normalité » du trouble psychique consécutif à un
traumatisme. La réparation psychologique d'un tel traumatisme est par conséquent devenue
un devoir collectif. Cette position a été rapidement adoptée par des organisations de
victimes aux États-Unis, puis dans d'autres pays (comme la France, dans les années 1990).
Cela explique pourquoi, en dépit de l'absence de preuve médicale ou psychiatrique des
effets « thérapeutiques » de la procédure pénale sur les victimes, et du fait que les acteurs
pénaux ne sont en général pas compétents pour traiter des traumatismes psychiques, cette
« réparation psychologique » de la victime a fourni une nouvelle légitimation à la procédure
pénale.
Certains participants au séminaire ont soulevé la question de savoir si le système
pénal ne crée pas ainsi une nouvelle forme de victimation secondaire. Soutenir que la
procédure pénale peut offrir une « réparation psychologique », n’est-ce pas la même chose
que « faire réparer sa voiture accidentée dans une pizzeria » ? La recherche empirique
effectuée par Languin et Robert (à paraître), sur les sentiments et les attentes des victimes
d’un crime vis-à-vis de la procédure pénale dans des cas d'acquittement ou de peines
« clémentes » pour des violences domestiques ou des délits sexuels, démontre que les
principes et garanties légaux de base tels que la « présomption d’innocence » de l’auteur des
faits suscitent de forts sentiments d’injustice chez les victimes. En effet, celles-ci estiment
qu'il devrait plutôt exister une « présomption de la bonne foi de la victime » qui susciterait
en fait une « présomption de culpabilité » de l’auteur des faits. Cesoni et Rechtman (2005)
soutiennent également que si la quantification de la punition venait à être considérée
comme la réparation symbolique de la victime, cela serait contraire au principe de
proportionnalité des sanctions, car la sensibilité des différentes victimes deviendrait alors
un critère venant interférer et qui s’opposerait probablement à toutes possibilités de
libération anticipée ou d’assouplissement du régime carcéral. René Van Swaaningen a
confirmé au cours du séminaire que l'influence croissante des victimes dans la procédure
pénale était l'un des mécanismes sous-jacents du « virage punitif » observé aux Pays-Bas ces
dernières années.
D’un autre côté, la recherche indique que les victimes ne sont pas plus punitives
que d'autres citoyens et que donner plus de poids à la « justice procédurale » (traitement
équitable, cf. Tyler, 1990) mène à une meilleure acceptation des résultats des procédures
pénales (Aertsen, à paraître). Dans certains pays, les partisans de la justice réparatrice ont
90
convaincu les décisionnaires qu’une plus grande attention portée aux droits et aux intérêts
de la victime pouvait aller de pair avec la défense des droits et des intérêts des
contrevenants et de la société dans son ensemble. Toutefois, la question demeure de savoir
si le système pénal est l'instrument adéquat pour s’occuper des intérêts et des besoins des
victimes qui pourraient être mieux pris en charge en dehors de lui (Kaminski, à paraître).
D - Opinion publique contre avis d’expert
Trois éléments-clés caractérisent les « États constitutionnels démocratiques » : la
protection des droits de l’Homme, le respect de l’État de droit et la démocratie. Comme
mentionné supra, les droits de l’Homme offrent un rempart contre toute interférence inutile
de l'État. L’État de droit garantit que des lois rationnelles et impersonnelles protègent tous
les citoyens contre des décisions arbitraires et émotionnelles. La démocratie reconnaît la
souveraineté ou l'autodétermination des peuples ainsi que les principes de la démocratie et
de représentation démocratique. La seule justification valide du pouvoir doit être
recherchée dans le consentement ou la volonté des citoyens. Toutefois, cela peut légitimer
des formes très diverses de gouvernement, fondées sur différentes conceptions de la
relation entre les citoyens et ce dernier, et par conséquent entre le « populisme » et la
« démocratie ». La « démocratie » suppose que le gouvernement soit en accord avec le
public ou l'intérêt général et prenne en compte la volonté de la majorité. Cependant, afin
d'empêcher la volonté de la majorité de devenir la « tyrannie de la majorité » (cf. Alexis de
Tocqueville), la démocratie doit également protéger les droits et les intérêts des minorités.
Même les minorités impopulaires, comme les délinquants ou les détenus, font toujours
partie de « l’intérêt général », et leurs droits fondamentaux doivent être protégés. La
responsabilité du gouvernement envers les citoyens exige une transparence de la prise de
décision et des politiques publiques. L'avis des experts peut être un facteur de cette
responsabilité et de cette légitimité, car il peut aider à déterminer ce que l’intérêt public ou
l'intérêt général exige ou à quel point les politiques sont efficaces pour y parvenir. Le
« populisme », a contrario, se rapporte à un « lien direct, sans médiation, entre les
responsables politiques et le public ». Certaines de ses caractéristiques essentielles se
manifestent par une hostilité envers la politique représentative, l’autoritarisme, l’antiélitisme et surtout par une méfiance à l’égard de l'avis des experts (Taggart, 2000). Les
91
politiques populistes sont poursuivies à des fins purement électorales, indépendamment de
leurs véritables effets sur l'intérêt général.
Les différentes positions politiques aux États-Unis et en Europe vis-à-vis de la
peine de mort sont une bonne illustration de ces interprétations divergentes. En Europe, la
protection des droits de l’Homme et l’État de droit sont considérés comme indépendants
de la volonté de la majorité. L’article II-2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union
européenne (2000) interdit ainsi l'application et l'exécution de la peine de mort au nom de
la « dignité humaine » et du « droit à la vie ». Aux États-Unis, la Cour suprême continue à
défendre la constitutionnalité de la peine de mort, car elle est soutenue par une majorité des
Américains. La CEDH a de même déclaré en plusieurs occasions que des restrictions
légales aux droits des détenus, c’est-à-dire décidées par une majorité au sein d’un Parlement
national, étaient inutiles ou disproportionnées et donc illégitimes du point de vue des droits
de la personne (cf. van Zyl Smit, Snacken, 2009).
Tandis que les politiques pénales « populistes » sont généralement plus punitives,
car les responsables politiques supposent que c'est ce que « le public » souhaite, les
« politiques empiriquement fondées » (evidence-based policies) peuvent également être
punitives, selon le type d'expertise auquel les responsables politiques se réfèrent. René van
Swaaningen affirme ainsi que le « virage punitif » observé aux Pays-Bas est en partie dû à la
destitution des experts pénologues remplacés par des analystes du risque, des gestionnaires,
des psychologues et des psychiatres.
D'autre part, l’« opinion publique » semble devenir une source de légitimité plus
importante pour les décisionnaires de nombreux pays. En ce qui concerne les politiques
pénales, les attitudes du « public » ont été principalement étudiées à travers des enquêtes
quantitatives ou des « sondages d'opinion ». Une littérature importante (cf. les analyses de
Roberts, Hough, 2002 ; Roberts, Stalans, Indermauer, Hough, 2003) révèle qu’une grande
partie du public considère le système judiciaire pénal comme trop clément à l’égard des
délinquants (ce que l’on appelle la « punitivité publique »), mais surestime clairement la
gravité des crimes commis et sous-estime la sévérité du système pénal (par exemple, dans le
cas de la privation de la liberté). Lorsque les différents cas sont étayés par de plus amples
informations, les réponses fournies par le public se rapprochent alors beaucoup des
réponses judiciaires ou s’avèrent même plus clémentes. Les réponses du public reflètent
d'ailleurs une grande diversité d'opinions, selon les caractéristiques socio-économiques des
personnes interrogées (âge, sexe, éducation, utilisation des médias, etc.), mais elles
92
présentent également des « contradictions » apparentes, comme favoriser à la fois des
réponses plus punitives et davantage de sanctions non privatives de liberté et à la fois le
châtiment et la réintégration des délinquants.
Alors que la recherche quantitative ne nous permet pas de comprendre ces
contradictions apparentes, la recherche qualitative (Verfaillie, à paraître) sur les processus
du développement attitudinal et l'utilisation de différentes sources d’autorité nous aident à
comprendre ces attitudes comme des « paradoxes logiquement structurés ». Les opinions se
forgent en réaction à des incidents sur une période et un espace donnés. Elles sont
contextuelles, dynamiques, complexes et organisées par thèmes. Les opinions ne se
développent pas à partir d’une seule idéologie globale, mais elles illustrent plutôt une
cohérence thématique ou « polycentrique » : par exemple un Musulman peut envoyer ses
enfants dans une école catholique, car il pense qu'elle offre une meilleure éducation. En ce
qui concerne les politiques pénales, une personne interrogée dans le cadre d’une recherche
qualitative de ce type explique par conséquent qu'elle se méfie, par exemple, du « système
pénal » (parce qu'elle a entendu dans les médias que les avocats utilisaient des techniques
procédurales pour faire acquitter leurs clients), tout en étant convaincue que « la plupart des
décisions prises sont justes » (parce qu’elle pense que les juges essaIent de faire du bon
travail). Ce même répondant affirme que les sanctions sont trop clémentes et qu'il est
opposé à la libération conditionnelle des détenus, ce qui semble refléter une attitude
clairement « punitive », mais se déclare en même temps en faveur d’une réintégration
sociale des détenus. Cette apparente contradiction s’explique alors par le fait que la
libération conditionnelle laisse le détenu trop dans l'incertitude quant à la date possible de
sa libération, mais que toute peine de prison doit laisser au détenu un espoir d'avenir. En ce
qui concerne les sources d'autorité, les expériences personnelles et les informations
recueillies auprès de personnes directement impliquées (victimes, police) semblent plus
importantes que celles fournies par les médias (Verfaillie, à paraître).
2 - Séminaires thématiques
A - Les systèmes de justice des mineurs
Les séminaires sur les systèmes de justice des mineurs en Europe ont poursuivi le
travail amorcé par une première recherche comparative effectuée par le réseau Gern :
93
- Une approche socio-historique de 8 systèmes de justice des mineurs (2000-2002)
(cf. Bailleau, Cartuyvels, 2002) a mis en évidence :
 une plus grande priorité accordée à la prévention et à la réduction des risques
sociaux ;
 une plus grande sensibilité à l’égard des comportements déviants et des
conséquences pour les victimes ;
 une plus grande importance accordée aux droits des mineurs jugés ;
 une perspective différente selon les contextes nationaux ;
 une corrélation avec la réorientation des politiques sociales dans différents pays.
- L'influence du paradigme néolibéral sur l'évolution de 15 systèmes de justice des
mineurs (2003-2006 : extension à l'Europe du Sud, du Nord et de l'Est) (cf. Bailleau,
Cartuyvels, 2007), a mis en évidence les points suivants :
 une perception plus négative de la jeunesse ;
 une importance croissante de la responsabilité du mineur ;
 le désengagement de l'État de certaines responsabilités collectives ;
 le transfert de certains devoirs de l'État à la famille ou aux communautés ;
 une stigmatisation particulière des jeunes d'origine étrangère.
- une politique judiciaire double, dite de bifurcation : d’une part, un durcissement de
la réponse pénale et, d’autre part, l’introduction de pratiques judiciaires réparatrices.
Lors du séminaire thématique, des évolutions récentes des systèmes de justice des
mineurs en Europe ont été examinés à nouveau au travers de trois instruments que sont la
privation de liberté, les mesures alternatives et l’extension de la logique judiciaire, par
rapport aux quatre facteurs communs que sont : les politiques d’aide sociale, les droits de la
personne, les politiques axées sur la victime et l'impact des médias et de l'opinion publique.
Le réseau de recherche a été étendu à l'Écosse, la Roumanie et la Turquie. Les principaux
résultats seront publiés dans Bailleau et Cartuyvels (2009, à paraître). Ils sont résumés infra.
a - Changements législatifs
La plupart des pays étudiés ont connu d’importants changements législatifs au cours
de ces dix dernières années :
- Angleterre et Pays de Galles (1998-1999)
- Portugal (1999)
94
- Espagne (2000-2003-2006)
- France (2002-2004-2007)
- Canada (2003)
- Grèce (2003)
- Roumanie (2005)
- Turquie (2005)
- Belgique (2006)
b - Privation de liberté
Différentes évolutions peuvent être relevées.
 Une législation plus punitive : France, Espagne, Belgique :
 Influencée par la panique morale, les médias, le populisme
 Un rôle accru des victimes et de l'empathie du public vis-à-vis des victimes
 Mais une résistance des praticiens, ce qui rend le résultat final peu clair !
 Une législation et une pratique plus punitives : Angleterre et Pays de Galles :
 Nombre des décisions d’internement doublé entre 1991-2008
 1998 : introduction des ASBO (décrets relatifs aux comportements antisociaux)
comme mesure civile, mais leur non-respect entraîne une décision d’internement de
24 mois.
 Une législation mettant l’accent sur l’aide sociale, l’éducation, les droits de la
personne : Slovénie, Roumanie (2004)
 Responsables politiques résistant au battage médiatique et à l'opinion publique !
 Une réduction de la privation de liberté : Canada
 Loi sur le système de justice pénale applicable aux adolescents en 2003 : - 50 %
des taux de détention, - 33 % des taux de détention provisoire
 Mais contrée depuis par le gouvernement fédéral conservateur : abaissement de
l'âge de la responsabilité pénale, préconisation de peines plus dures, insistance sur les
objectifs pénaux de dissuasion et de dénonciation.
 Une gestion du système, indépendante des philosophies pénales : Portugal :
 Configuration hybride : logique protectrice (1911) + principe de responsabilité
(1999), politique dite de bifurcation
 Réduction des coûts en encourageant des mesures alternatives.
95
c - Mesures alternatives
Les mesures alternatives sont généralement perçues comme ayant été des vecteurs
importants des changements fondamentaux de beaucoup de systèmes de justice des
mineurs en Europe :
 D'une approche centrée sur l’aide sociale à une approche centrée sur les droits ;
 Complication de la mise en œuvre des procédures traditionnelles et des mesures
éducatives ;
 Tournant dans le fonctionnement judiciaire (paternaliste) ;
 Réorientation des perceptions du public et des médias ;
 Dans certains pays : résistance exprimée par des professionnels (logique de
protection) ;
 Dans d'autres : popularité de la justice réparatrice au niveau politique, mais de la
part des professionnels, résistance ou méconnaissance en la matière qui limite donc son
application ;
 Élargissement du filet et politique dite de bifurcation.
d - Extension de la logique judiciaire
Certains pays ont été témoins d'une extension de la logique judiciaire au-delà du
périmètre du système de justice des mineurs :
- Société : implication dans l’application des peines et mesures d’intérêt général ;
- Famille : l’élargissement des responsabilités des parents de délinquants mineurs,
associé à l’importance néolibérale accordée au droit au respect de la vie privée, a conféré
aux parents davantage de devoirs en termes de surveillance de leurs enfants et de
responsabilité des infractions de leurs enfants.
- École :
 La police ou la justice interviennent directement dans les écoles pour résoudre
des conflits ou sanctionner des comportements ;
 Les écoles appliquent une logique judiciaire/punitive (par exemple procédures
disciplinaires).
96
- Administrations : insistance sur l'engagement réciproque ou le contrat avec les
usagers qui doivent rendre des comptes et seront sanctionnés en cas de non-respect ou de
non-efficacité de la mesure prescrite.
e - Conclusion concernant les systèmes de justice des mineurs
1) La plupart des pays étudiés ont connu des changements législatifs au cours de ces
dix dernières années.
2) Permettant une comparaison des systèmes juridiques et de leurs philosophies, les
informations disponibles ont mené à un examen global de leurs transformations. Une
transition générale semble s’être opérée d'une approche centrée sur l’aide sociale à une
approche centrée sur les droits, transformant ainsi les systèmes sociaux de justice des
mineurs en systèmes de « sanction ». Il convient de l’étudier conjointement avec l'évolution
néolibérale plus large de l’État-providence.
3) L’extension de la recherche aux pays d’Europe de l’Ouest, du Sud, du Nord et de
l’Est prouve qu'il existe des différences nationales importantes en termes d’influence des
politiques sociales, des victimes, de l'opinion publique et des droits de la personne.
4) Les données administratives et scientifiques disponibles sur les pratiques des
systèmes de justice des mineurs sont insuffisantes :
 Manque de données fiables dans différents pays, les comparaisons sont donc
impossibles ;
 Résistances des professionnels :
 Variations locales.
B - Immigration
a - Approche générale
On peut distinguer deux approches :
1)° Études de la « politique d'immigration » : régulation et contrôle de l'afflux,
application de la détention, création de l'irrégularité comme forme d'illégalité et de crime.
2) Études de la « politique d’immigration » : c’est celle choisie par ce Workpackage
 Vie des immigrés, droits, intégration
97
 Gestion de la « diversité » dans les pays européens :
 Causes sous-jacentes de la criminalisation ?
 Facteurs réels de criminalisation primaire ? De jure (criminalisation des pratiques
traditionnelles des immigrés) ou de facto (appliquée principalement aux étrangers)
 Criminalisation secondaire par la police, condamnation ?
b - Qui sont les « étrangers » ?
Idées fortes :
 La construction sociale de l’« altérité » ;
 Catégories légales officielles, opinion publique, individus eux-mêmes,
chercheurs : phénomène subjectif et intersubjectif ;
 L’« altérité » dépend principalement de l'imagination politique, de l'organisation
du marché du travail, de l'histoire de l'immigration (colonies).
c - Politiques d’immigration
Tendance générale vers des politiques d’intégration dans les pays européens :
 France : intégration dans la culture nationale ; récemment plus d'attention portée
sur la « diversité ».
 Grande-Bretagne : tradition d'intégration (aide sociale, droits) et de tolérance
envers la diversité culturelle par rapport à une importance accrue attachée à la « présence
musulmane » ; les attaques terroristes du 9/11 et du 7/7 (Londres) ont finalement conduit
en 2006 à l'abandon officiel du multiculturalisme.
 Pays-Bas : tradition de modèle intégrationniste (« piliers »), acceptation des
spécificités culturelles et religieuses des groupes, discrimination positive, prévention sociale
grâce à l'État-providence, alors que depuis les années 1990 l’importance était mise sur
l’« aliénation de la population musulmane », menaces d'insécurité incarnées par les jeunes
immigrés.
 Portugal : législation de 1991 et campagnes politiques préconisant la tolérance, le
dialogue et la solidarité ; financement de projets éducatifs multiculturels ; en 1993, mesures
favorisant une pleine intégration sociale et professionnelle des immigrés et des minorités
ethniques.
98
d - Criminalisation et victimisation des immigrés
Voir les articles de Palidda (2009).
a) Définitions
La « criminalisation » des immigrés est définie comme l’ensemble de tous les
discours, faits et pratiques au motif desquels la police, les autorités judiciaires, mais
également les autorités locales, les médias et une partie de la population tiennent les
immigrés/étrangers pour responsables d'un grand nombre de délits.
La « victimation » signifie que les immigrés/étrangers sont eux-mêmes victimes des
méfaits commis par les ressortissants du pays d'accueil, par des agents de police et par leurs
compatriotes.
b)
Ethnicisation de facto de la « criminalisation primaire » ?
Cette criminalisation peut se rapporter à :
 des pratiques culturelles de certains groupes d’immigrés (excision, crimes
d'honneur) ;
 une « ethnicisation indirecte » : lois contre le terrorisme, les stupéfiants, la fraude,
le trafic humain, les transports routiers (Belgique), la présence de jeunes dans les halls
d’immeubles (France) ;
 la population Rom : criminalisation par les communautés locales et la population.
 l’impact des politiques sécuritaires.
c)
Criminalisation secondaire : taux de détention
Les comparaisons des données statistiques à l’échelle européenne sont rendues plus
difficiles en raison des différentes définitions du terme « étranger » dans les différents pays
et des différentes approches de l'immigration illégale à travers les mesures administratives
ou pénales, par la privation de liberté dans des prisons ou des centres de détention.
En général, l'augmentation de la présence d’« étrangers » au sein des populations
carcérales européennes peut être mise en rapport avec :
99
 Les droits de la personne : affaiblissement de la sécurité judiciaire ; plus de
pouvoirs entre les mains de la police.
 La protection sociale : similitudes identifiées entre les caractéristiques des
étrangers ou des minorités ethniques et la situation socio-économique la plus négative des
autochtones.
 Les médias, l’opinion publique : les montées de xénophobie et de racisme
semblent être en corrélation avec des populations carcérales comptant plus d’étrangers ; les
médias et l'opinion publique s’intéressent exagérément aux jeunes étrangers (illégaux) et aux
jeunes autochtones issus des classes populaires.
C - Politiques relatives aux stupéfiants
Cf. l'article de Maria-Luisa Cesoni, Marie-Sophie Devresse et Isabel German
Mancebo (2009).
Conclusion
Les résultats auxquels le Workpackage 3 a abouti peuvent être évalués suivant
différentes perspectives :
1) L’extension du réseau de recherche à toutes les régions d'Europe.
2) Une concrétisation sous forme de publications communes, dont deux livres et
deux numéros spéciaux de revues scientifiques internationales.
3) La comparaison approfondie des politiques nationales a donné naissance à une
meilleure compréhension des facteurs de la (dé)criminalisation qui sont également
importants au niveau européen, comme :
 le choix d’une Europe sociale contre une Europe pénale ;
 la limitation continue de la criminalisation et de la pénalisation par les droits de la
personne ;
 les dangers et les points faibles des politiques populistes ;
 le risque d'harmonisation européenne en faveurs de réponses plus punitives.
4) La prise de conscience du manque d'informations qui peut entraîner - et a déjà
entraîné - le lancement d'autres projets de recherche commune (par exemple la soumission
100
Daphné concernant les « Expériences de violences, comme victimes ou auteurs, des jeunes
en institution »).
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104
Annexe
Figure 1 : contextes social, politique, économique et culturel de la politique pénale
(Lappi-Seppällä, à paraître)
POLITIQUE SOCIALE ET ÉTATPROVIDENCE
Distances et divisions sociales
Solidarité sociale et empathie
Sécurité sociale et économique
D
E
M
O
G
C
NIVEAU DE CONFIANCE
SOCIALE
POLITIQUE
CONSENSUELLE
Tolérance, peurs,
projections punitives
Négociations et compromis
Participation extensive des
groupes d’intérêts
Réseaux sociaux, capital
social, contrôle social
informel
R
I
Délibération et cohérence
DÉMOCRATIE
CONFLICTUELLE
LÉGITIMITÉ POLITIQUE
Confiance dans les
institutions politiques
Concurrence et discours de
crise - Changements
complets, résolutions
rapides - Exclusion des
experts
Besoin de gestes de
rassurance
R
CULTURE DES MÉDIAS
CULTURES ET STRUCTURES JUDICIAIRES
Juridictions de « Common Law » / droit civil
Structures institutionnelles (responsables élus/de
carrière)
Jugement d’emprisonnement et impact politique
Normes et instruments internationaux
RÉSULTATS POLITIQUES
105
M
I
N
COMMENTAIRE SUR :
USAGE DE DROGUES : FACTEURS ET MISE EN FORME DE LA
CRIMINALISATION EN EUROPE (Maria Louisa Cesoni, Marie-Sophie
Devresse, Isabel German Mancebo)
Toby Seddon
I - Introduction
Je suis reconnaissant de l’occasion qui m’est offerte de pouvoir présenter mes
observations sur ce court rapport32. Cesoni et ses collègues nous offrent un exposé bref
mais perspicace d’un axe du Workpackage 3 (WP3) de CRIMPREV consacré à la question
des drogues illicites.
Leur analyse, et le WP3, explore la notion de criminalisation/décriminalisation en
tant que cadre pour examiner cinq dimensions de la question des drogues :
i. La relation entre les politiques nationales et les accords internationaux ;
ii. L'influence des politiques d'aide sociale ;
iii. La reconnaissance des droits des consommateurs de drogue ;
iv. L'impact des droits de l'homme ; et
v. L'impact de la loi sur le comportement d’usage de drogues.
En utilisant le cadre de la criminalisation/décriminalisation, Cesoni et al. peuvent
s’appuyer sur ce qui est probablement devenu le mode le plus puissant et le plus répandu
de critique de la politique antidrogue et établir des liens avec celui-ci. Ce mode place le
paradigme de prohibition au centre de nos difficultés contemporaines en matière de gestion
du « problème de la drogue ». De ce point de vue, la solution consiste à faire table rase des
législations en matière de drogues (tant les législations nationales que les accords
internationaux) pour tout reprendre depuis le début avec une approche réglementaire plus
rationnelle et plus humaine.
32
Mon commentaire s’appuie en partie sur le chapitre 6 de Seddon (à paraître, 2009).
106
Je suis tout à fait d’accord avec cette argumentation. En effet, il est très difficile
d'étudier la politique antidrogue pendant un certain temps sans arriver finalement à la
conclusion que le paradigme de prohibition est voué à l’échec et crée en fait plus de
problèmes qu’il n’en résoud et plus de souffrances qu'il n’en soulage. J’effectue des
recherches dans ce domaine depuis environ 15 ans et il m’a été donné d’observer ceci de
nombreuses fois ! Néanmoins, en dépit de cela, quelque chose dans ce mode de critique de
la politique me laisse sur ma faim.
Ce qui me gêne, c’est que cette manière d'appréhender ce problème ne laisse pas
une place suffisante à l’analyse pour trouver et développer une bonne solution. Ceci est
quelque peu ironique, bien entendu, car la plupart des militants en faveur d’une réforme
législative en matière de stupéfiants tendent à se présenter explicitement comme concentrés
sur les questions politiques, plutôt que sur les aspects théoriques ou philosophiques. Je
pense que la difficulté fondamentale réside dans le fait que le cadre analytique implicite
suppose en soi que la solution au problème doit se situer dans le cadre des institutions
d'État (ou des institutions supranationales comme l'ONU ou l'Union Européenne
auxquelles les États adhèrent).
Mais je suis plutôt pessimiste quant aux perspectives de trouver des réponses ou
des solutions dans ce type de cadre centré sur l’État. Dans le bref commentaire que
j'expose ici, je souhaite esquisser une approche analytique différente qui, je pense, peut
ouvrir un espace dans lequel développer de meilleures réponses à la question des drogues.
En bref, je soutiendrai que nous pouvons concevoir de manière plus fructueuse le
« problème de la drogue » en tant que défi législatif et de gouvernance. Pour les besoins de
ce bref commentaire, j'essaierai d'illustrer mon argumentation en me référant à une
approche en particulier du corpus de connaissances vaste et de plus en plus important : le
concept de gouvernance nodale.
II - Gouvernance nodale
La gouvernance nodale est une vision du monde, un prisme analytique qui a été
développé ces dernières années dans le cadre d'une tentative de s’attaquer à certains
changements fondamentaux qui sont intervenus dans la nature et le fonctionnement de la
gouvernance (Burris et al., 2005, 2008), où la gouvernance est définie comme la gestion du
cours des événements dans un système social (Burris et al., 2005, 30). En clair, de ce point de vue,
107
nos outils conceptuels servant à étudier et à comprendre la façon dont le pouvoir et
l’autorité sont véritablement exercés dans le monde réel se sont retrouvés nettement
dépassés par ces transformations de la gouvernance. Cet échec a, à son tour, entravé notre
capacité à développer de meilleures formes de gouvernance. L’idée défendue est que les
nouvelles et différentes manières de conceptualiser et de décrire la gouvernance peuvent
nous aider à aboutir à de meilleurs résultats et conclusions.
Le concept de gouvernance nodale repose sur deux principes intellectuels plutôt
différents. En premier lieu, et de façon évidente, il s’appuie sur le travail de Manuel Castells
sur l'essor de la société en réseau (Castells, 1996, 2000). La thèse de base développée par
Castells est que le réseau est devenu l'unité de base de la société contemporaine. Il situe ce
développement dans le contexte de l’entrée dans l’« ère de l'information », avançant que
nos principales structures et activités sociales et économiques sont maintenant de plus en
plus organisées autour de réseaux fondés sur l’information. En second lieu, il se fonde sur
des idées développées par le gourou néolibéral Friedrich Hayek. L’argument central de
Hayek, dont s’inspirent les disciples de la gouvernance nodale, est le suivant : les systèmes
de gouvernance particuliers sont hautement complexes et généralement insaisissables pour
les autorités centrales de l'État en raison d’un manque de connaissances « locales »
adéquates. Pour Hayek, les marchés offrent le mécanisme le meilleur et le plus efficace
pour mettre de l'ordre dans des systèmes complexes, plutôt que la planification centrale
d'État.
L’idée défendue par l'approche de la gouvernance nodale est donc que nous vivons
dans une ère de gouvernance gérée en réseau dans laquelle la gestion du cours des
événements tend à fonctionner par et à travers les réseaux. Le savoir et l’information sont
au cœur de ces nouvelles formes de gouvernance. La plupart des théories et recherches
s’est concentrée sur les manières dont l’information et le savoir circulent parmi les réseaux.
Mais du point de vue de la gouvernance cela n’est pas tout, car à un point donné, dans la société
en réseau, le flot d’information et de communication se traduit en action (Burris et al., 2005, 37). C'est à
ce stade qu'il devient si essentiel de se concentrer plus fortement sur la nature des nœuds :
La théorie de la gouvernance nodale a pour but d’enrichir la théorie des réseaux en
clarifiant et se focalisant sur les caractéristiques intrinsèques des nœuds, et par conséquent
sur l'analyse de la façon dont le pouvoir est véritablement créé et exercé dans un système
social (Burris, 2004, 341).
108
Les nœuds ne sont alors pas uniquement des relais au sein des réseaux qui servent
seulement à transmettre les informations d'un point à un autre. Il s’agit plutôt de sites
institutionnels où les connaissances, les capacités et les ressources sont mobilisées pour la
gouvernance. Les nœuds possèdent quatre caractéristiques essentielles :
 Une façon de penser (mentalités) à propos des sujets qui ont suscité la création
du nœud dans le but de les gérer ;
 Un ensemble de méthodes (technologies) servant à exercer une influence sur le
cours des événements en question ;
 Des ressources pour soutenir le fonctionnement du nœud et l'exercice
d'influence ; et
 Une structure qui permet la mobilisation ciblée des ressources, des mentalités et
des technologies (institutions) dans le temps (Burris et al., 2005, 37-38, accent mis dans
l’original)
Bien que partageant ces caractéristiques, les nœuds peuvent revêtir des formes très
différentes, allant du gang de rue à un service dans une entreprise (Burris et al., 2005, 38).
Un nœud peut faire partie d'un seul réseau intégré, ou être relié à des nœuds à travers des
réseaux multiples. Il peut également être ce que l’on nomme un « nœud superstructurel »
qui relie et mobilise des nœuds de multiples réseaux afin d’atteindre un objectif commun
(2005, 38). Dans ce cadre, les agences gouvernementales ou les institutions d’État n'ont pas
de statut analytique ou conceptuel privilégié. En d’autres termes, elles ne forment pas une
catégorie distincte de nœuds mais plutôt une caractéristique intrinsèque de certains nœuds
(Burris, 2004, 344). Dans tout réseau de gouvernance, savoir si l'État est prédominant ou
pas constitue une question empirique.
Comment pouvons-nous donc appliquer l'approche de gouvernance nodale au
domaine des drogues ? Je rejoins Burris (2004, 344-353) à penser que nous pouvons le faire
de deux manières principales que je vais très brièvement aborder ici : tout d’abord, à travers
une cartographie nodale de la gouvernance du système ; en second lieu, par
l’expérimentation de stratégies de micro-gouvernance.
Le concept de cartographie nodale est simple. Dans tout site de gouvernance, il
devrait être possible de représenter la façon dont le pouvoir et l’autorité sont véritablement
exercés. Le prisme de la gouvernance nodale se focalise non seulement sur les acteurs de la
gouvernance, comme dans des approches plus conventionnelles qui mettent en exergue les
formes et les institutions, mais également sur une représentation plus détaillée de la façon
109
dont la gouvernance fonctionne dans la pratique. La cartographie nodale implique de
répondre à une série de questions. Que sont les nœuds de gouvernance ? Comment sont-ils
reliés et mis en réseau avec d'autres nœuds (ou avec d'autres réseaux) ? Comment les
caractéristiques intrinsèques des nœuds de gouvernance (mentalités, technologies,
ressources, institutions) affectent-elles leur efficacité de gouvernance ? La réponse à ces
questions ne dépend pas du maintien des distinctions entre sphères publiques et sphères
privées, pas plus qu’elle ne se fonde sur des modèles hiérarchiques ou centrés sur l’État.
Des méthodes empiriques de cartographie nodale ont commencé à être développées,
notamment par Dupont (Dupont, 2006 ; Dupont, Wood, 2006). Une cartographie de cette
nature révèlera très rapidement que la « législation » en tant qu’institution sera souvent
périphérique à la gouvernance et que l’« État » est en général uniquement un acteur parmi
beaucoup d’autres. De ce point de vue, l'observation faite par Cesoni et ses collègues selon
laquelle la législation n’est pas un instrument suffisamment robuste pour changer le
comportement des consommateurs de drogue n’est pas du tout surprenante. Cela ne reflète
pas tant l'échec d'une stratégie de criminalisation que la nature nodale et polycentrique de la
gouvernance dans ce domaine spécifique.
La deuxième application potentielle de l'approche de la gouvernance nodale illustre
la façon dont elle peut être utilisée pour développer de meilleures pratiques en matière de
gouvernance. Elle implique ce que l’on appelle la micro-gouvernance (Burris, 2004).
L’hypothèse de départ est la suivante : un des problèmes rencontré par des acteurs
« faibles » est souvent qu'ils sont confrontés à un « déficit de gouvernance » lié à leur accès
limité à des nœuds de gouvernance efficaces. Des acteurs « forts », en revanche, sont
beaucoup plus susceptibles de pouvoir accéder à des nœuds multiples à travers lesquels ils
peuvent atteindre leurs objectifs de gouvernance. En conséquence, une stratégie visant à
rendre plus forts des acteurs « faibles » consiste à les aider à créer et à soutenir de nouvelles
institutions nodales à travers lesquelles leurs connaissances, capacités et ressources
collectives peuvent être mobilisées. Le postulat de base posé ici étant que des groupes de
cette nature possèdent la capacité à gérer mais ne disposent pas d’un nœud dans lequel cette
capacité diffuse pourrait être coordonnée et mobilisée (Burris et al., 2005, 50).
S’inspirant de cet argument théorique, Clifford Shearing et ses collègues ont
développé, au cours des douze dernières années environ, un modèle novateur de
gouvernance de la sécurité locale dans des communautés très pauvres en Afrique du Sud,
connu sous le nom de modèle de Zwelethemba. Zwelethemba - mot xhosa signifiant « lieu
110
d'espoir » - était le nom du site où ce modèle a été développé pour la première fois en 1997
(cf. Shearing, Wood, 2003 ; Froestad, Shearing, 2007 ; Burris et al., 2005 ; Cartwright,
Shearing, 2004). L’expérience de Zwelethemba était essentiellement une tentative de créer
de nouvelles institutions nodales qui pourraient rassembler et exploiter la capacité locale de
la communauté pour articuler des intérêts communs et favoriser une gouvernance plus
efficace en termes de sécurité et de justice. Ce développement s’est effectué dans un
contexte dans lequel le manque ou le déficit de gouvernance pour les pauvres était
particulièrement prononcé. Ces nouvelles institutions nodales, connues sous le nom de
Peace Committees (centres communautaires pour la paix), partageaient les quatre
caractéristiques des nœuds de gouvernance décrits précédemment :

Mentalités. Les participants devaient s’engager à respecter un Code de bonne
pratique qui incluait de renoncer à la violence et d’accepter de se comporter dans le respect
de la législation sud-africaine. Ils partageaient également l'idée fondamentale selon laquelle
le but principal des centres communautaires pour la paix était de travailler de manière
coopérative afin de « créer de meilleurs lendemains », plutôt que de regarder en arrière et
mettre la faute sur les autres.
 Technologies. Le modèle s'articulait autour de la seule technologie du
rassemblement communautaire, une forme qui avait une résonance culturelle particulière.
Les rassemblements se focalisaient sur deux objectifs : le rétablissement de la paix
(résoudre les conflits locaux de façon à permettre aux parties impliquées de passer à autre
chose dans le calme) et la construction de la paix (l’objectif plus large de développement de
la communauté de façon à prévenir les conflits et les problèmes à venir).
 Ressources. Les centres communautaires pour la paix dépendaient à l’origine de
financements publics ou philanthropiques. Chaque rassemblement suscitait un paiement,
dont une partie était divisée entre les participants et les organisateurs et l’autre était affectée
à un fonds de développement local contrôlé par le centre communautaire (une petite
somme était également prélevée pour couvrir les frais de fonctionnement administratif).
Certains centres communautaires ont continué à bénéficier de fonds publics en raison des
biens publics importants qu’ils fournissaient.
 Institutions. Le centre communautaire pour la paix a fourni le cadre institutionnel
dans lequel le modèle pouvait fonctionner. Des centres ont également été rattachés à une
ONG, appelée Community Peace Programme, qui a notamment apporté un soutien
administratif.
111
En quoi les stratégies novatrices de micro-gouvernance de cette nature pourraientelles s’appliquer à juste titre à notre « problème de la drogue » ? Je pense qu'il y a là une
place considérable pour expérimenter et adapter le modèle de Zwelethemba en tant que
moyen de renforcer les communautés locales confrontées entres autres à des problèmes de
drogue dans leur voisinage. Tout comme les communautés de Zwelethemba et d’ailleurs en
Afrique du Sud, il existe des lieux à travers l'Europe et au-delà, où les habitants peuvent se
sentir très en danger et ressentir une grande insécurité. Ces sentiments peuvent être nourris
de manière significative par les problèmes de trafic de stupéfiants, de comportements
d’usage et autres activités liées à la drogue. Établir dans des endroits comme ceux-là un
centre similaire au centre communautaire pour la paix, développé et géré suivant les
principes de conception de Zwelethemba, pourrait se révéler être une voie fructueuse
d’expérimentalisme démocratique (Dorf, Sabel, 1998). Il existe également sans nul doute
beaucoup d'autres possibilités d’expériences recourant à des stratégies de microgouvernance dans ce domaine.
La perspective de gouvernance nodale a ainsi beaucoup à offrir, à la fois en tant que
cadre pour une meilleure compréhension de la façon dont la gouvernance des problèmes
de drogue fonctionne, du niveau local à un niveau global, et également en tant qu’outil
d’élaboration de nouvelles approches novatrices. En tant que prisme analytique, elle ouvre
deux orientations et possibilités principales en lien avec les drogues : i) une cartographie
nodale comme méthode pour aider à décrire les systèmes polycentriques complexes de
gouvernance fonctionnant à travers différents niveaux et sites ; et ii) une expérimentation
avec des stratégies de micro-gouvernance pour donner plus de pouvoir aux acteurs
« faibles » souffrant de déficits de gouvernance.
III - Remarques de conclusion
Par le biais de la gouvernance nodale, il nous est possible de schématiser un cadre
de criminalisation/décriminalisation. Plutôt que de fournir un chemin vers une solution
politique, ce cadre paraît plutôt étriqué car il s’articule autour de l'idée que les législations
nationales, encadrées par des accords interétatiques, sont le cœur du problème. J’ai soutenu
a contrario que nous devons adopter une approche différente, s’appuyant sur les idées des
sciences sociales en matière de réglementation et de gouvernance. Mon argumentation peut
être synthétisée en trois idées principales :
112
 nous devons étendre notre vision « au delà de l'État », et décentraliser à la fois
nos analyses et nos prescriptions pour les transformer en actions ;
 nous devons étendre notre vision « au delà de la législation », car gérer le cours
des événements exige un éventail d'outils beaucoup plus large que seulement des
instruments juridiques ; et
 nous devons comprendre la gouvernance comme étant gérée en réseau et
polycentrique, opérant dans de multiples sites et à travers différents niveaux dans un
« espace de réglementation » complexe.
BIBLIOGRAPHIE
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114
GÉRER LES PERCEPTIONS DU CRIME ET DE LA
SÉCURITÉ/INSÉCURITÉ À UNE ÉPOQUE MARQUÉE PAR
L’INCERTITUDE
Adam Crawford
Pouvons-nous connaître les risques que nous encourrons, aujourd’hui et demain ? Non, mais nous
devons cependant agir comme si nous le pouvions.
(Douglas, Wildavsky, 1982, 1)
Le thème central des réunions du workpackage 4 porte sur les Perceptions du crime et de
l’insécurité. Les divers séminaires et conférences organisés dans le cadre de ce workpackage
traitent de tout un ensemble de sujets connexes liés au développement des insécurités et de
la peur du crime actuelles, d’un point de vue comparatif. En plus d’étudier les recherches
ayant été menées sur la peur du crime et les causes des insécurités liées à la criminalité, on a
également, lors de ces réunions, tenté de déterminer dans quelle mesure les perceptions du
crime et de l’insécurité influent sur les diverses formes de gouvernance, d’initiatives
politiques et de relations sociales. La première de ces réunions - qui a eu lieu à Hambourg
les 16 et 17 mars 2007 - a mis l’accent sur l’état des recherches empiriques sur la peur du
crime en Europe, ainsi que sur les questions conceptuelles et méthodologiques et les
problèmes soulevés par les résultats de ces recherches. La deuxième s’est tenue les 1er et 2
juin 2007, à Esslingen am Neckar, et a traité du rôle des transformations sociales et
culturelles dans la construction des insécurités contemporaines. La troisième réunion, qui a
eu lieu du 11 au 13 octobre 2007 à Ljubljana, a porté sur les médias, l’insécurité et la peur
du crime. La quatrième réunion, organisée à Liège les 11 et 12 avril 2008, a abordé les
implications des insécurités contemporaines et des perceptions du crime sous l’angle de la
fragmentation sociale, la discrimination et la ségrégation. La cinquième réunion, organisée
par l’Université de Leeds les 19 et 20 septembre 2008, a traité de l’impact des perceptions
du crime et de l’insécurité sur les groupes marginalisés, et a particulièrement examiné le
contrôle des insécurités à l’ombre du terrorisme et de la violence politique. La dernière
réunion a eu lieu à Porto du 15 au 17 janvier 2009 ; les réponses des politiques publiques
aux perceptions du crime et de l’insécurité y ont été explorées.
115
Les exposés et les débats des ateliers se sont essentiellement articulés autour de
trois thèmes centraux :
1. Les questions liées à la mesure et à la conceptualisation, à savoir, par exemple, ce que
nous entendons par ‘perceptions de l’insécurité et peur du crime’, la façon dont nous
mesurons l’insécurité et interprétons les résultats de recherche, et l’utilité de ces mesures.
2. Les causes des perceptions de l’insécurité, y compris l’influence des médias, les
transformations sociales et politiques, les phénomènes culturels (y compris le rôle de
drames et de traumatismes culturels précis).
3. Les conséquences de l’insécurité perçue sur les politiques et les relations sociales, y compris la
promulgation de nouvelles lois, les réformes de la justice pénale et de la police, la
gouvernance urbaine et les développements connexes ainsi que les implications de ce type
de réponses sur des groupes particulièrement marginaux et la ségrégation sociale.
I - Quelques hypothèses de travail
Les six réunions du WP4 ont permis d’identifier deux hypothèses peu formalisées
qui ont alimenté une grande partie du débat (même si elles n’ont pas toujours fait
l’unanimité). Celles-ci ont donné lieu à des réflexions comparatives et souligné
d’importantes tendances correctives et compensatoires. Ces hypothèses de travail sont les
suivantes :
1. Tout d’abord, nous vivons à une époque d’insécurité et d’incertitude accrues où
les perceptions du public à l’égard du crime et de l’insécurité revêtent une importance
croissante.
2. Ensuite, les perceptions du crime et de l’insécurité ont un impact grandissant sur
la vie sociale et les politiques publiques, ce qui fait que les sociétés sont ‘gouvernées au
travers’ des perceptions du crime et de l’insécurité (Simon, 2007).
Les discussions et les réflexions suscitées par ce workpackage ont montré qu’il existe
encore de grandes différences au niveau des diverses expériences européennes, et ont
également révélé l’importance des trajectoires politiques locales, des transformations
sociales et des forces culturelles. Elles ont aussi démontré qu’une grande partie de ce que
l’on attribue généralement aux perceptions du crime et de l’insécurité est, en fait, alimenté
et influencé par des considérations bien plus vastes.
116
En dépit des limites méthodologiques et de mesures évidentes des résultats obtenus
par les enquêtes sur ‘la peur du crime’, les données disponibles révèlent une tendance à la
hausse pour ce qui est des sentiments d’insécurité dans la plupart des États membres. Le
graphique 1 nous présente des données de l’Eurobaromètre indiquant la proportion de
répondants ayant déclaré qu’ils se sentaient en danger (soit un peu en danger soit très en danger)
sur cette période. Ce sont les répondants des pays membres scandinaves (Danemark,
Finlande et Suède) qui ont signalé le sentiment de sécurité le plus élevé. Ceci est
particulièrement vrai au Danemark où la majorité des répondants (60%) a affirmé se sentir
très en sécurité. À l’autre extrémité de l’éventail, les répondants de la Grèce, du Royaume-Uni
et de l’Italie ont déclaré les sentiments d’insécurité les plus importants, à savoir qu’ils se
sentaient un peu en danger ou très en danger (42% au Royaume-Uni et en Italie, 43% en Grèce).
Presque un répondant sur cinq au Royaume-Uni (19%) et plus d’un sur cinq en Grèce
(22%) ont déclaré se sentir très en danger (Commission européenne, 2003, 3).
Graphique 1 : Peur du crime au sein de l’Union Européenne et aux États-Unis 1996 –2002
60
50
1996
40
2000
30
2002
20
10
0
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15
nis
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a
Et
Pourcentage des individus qui déclarent se sentir ‘un peu en danger’ ou ‘très en danger’ quand on
leur demande : Comment vous sentez-vous lorsque vous marchez seul(e) dans votre quartier ? (tout à fait en
sécurité, plutôt en sécurité, un peu en danger, très en danger).
Base de données : Eurobaromètre 44.3 (1996), 54.1 (2000), 58.0 (2002).
On enregistre, au sein de l’Union Européenne dans son ensemble, une légère
augmentation (néanmoins régulière) du sentiment d’insécurité pour cette période, avec 32%
117
des répondants en 1996, 33% en 2000 et 35% en 2002 ayant déclaré qu’ils se sentaient soit
un peu en danger soit très en danger. Le seul État membre affichant une baisse continue de la
‘peur du crime’ depuis 1996 est l’Allemagne. Cette tendance est particulièrement marquée
dans les Länder de l’Allemagne de l’Est composant autrefois la RDA. Les données révèlent
trois groupes de pays : tout d’abord, les pays où le sentiment d’insécurité a augmenté depuis
1996 (notamment le Royaume-Uni, l’Italie, la France, le Luxembourg, les Pays-Bas, la
Suède, la Finlande et le Danemark) ; ensuite, les pays où l’insécurité a augmenté entre 1996
et 2000, puis diminué (en particulier la Grèce, l’Irlande, et la Belgique) ; et pour terminer,
les pays enregistrant une baisse globale du sentiment d’insécurité (comme l’Allemagne,
l’Espagne, le Portugal, l’Autriche et les États-Unis).
Les résultats d’une enquête Ipsos Mori sur les tendances sociales internationales
(International Social Trends Monitor) menée aux États-Unis et dans les cinq plus grands pays de
l’Union Européenne, à savoir l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Italie et la GrandeBretagne apportent quelques indications supplémentaires concernant les perceptions du
public à l’égard de l’insécurité (voir graphique 2)33. L’étude, réalisée en septembre 2006,
révèle que lorsqu’on leur a demandé d’identifier les trois problèmes nationaux les plus
inquiétants parmi onze choix possibles, plus de deux cinquièmes des Britanniques ont
déclaré que la criminalité et la violence constituaient l’un des problèmes les plus alarmants
(43%), deux fois plus qu’en Allemagne (21%). En outre, alors que les Britanniques sont
apparus comme les plus anxieux par rapport à la criminalité, ce sont également eux qui
semblent faire le moins confiance à leur gouvernement pour s’attaquer à ce fléau (avec
seulement 29%). Inversement, tandis que les répondants allemands se sont montrés les
moins inquiets quant à la criminalité en tant que problème national - celle-ci n’ayant été
mentionnée par seulement un cinquième d’entre eux (21%) - ce sont aussi eux qui se sont
montrés les plus confiants (57%) en la capacité de leur gouvernement à gérer ce problème.
33
Environ 1 000 entretiens téléphoniques ont été menés sur des échantillons représentatifs d’adultes de
chaque
pays
[http://www.ipsos-mori.com/content/britons-mostworried-by-crime-and-government-isle.ashx] (dernière consultation le 31.12.2008).
118
Graphique 2 : Perceptions du public à l’égard du crime et confiance dans le gouvernement
60
57
48
50
44
43
40
45
44
40
40
36
31
30
La criminalité
en tant que
problème
national le plus
alarmant
31
29
Confiance dans
le
gouvernement
pour s'attaquer
à la criminalité
27
21
20
10
0
G
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II - Réponse aux perceptions de l’insécurité : incertitude et précaution
Il semble évident que pour une multitude de raisons différentes, les politiques
publiques et l’activité politique en général se montrent de plus en plus sensibles aux
perceptions des populations à l’égard du crime et de l’insécurité, leur apportant des
réponses qui ont des implications pour les conceptions de liberté individuelle
traditionnelles et le rôle de l’État dans les affaires publiques. C’est dans les réponses du
gouvernement aux perceptions de l’insécurité que nous voyons les notions connexes
d’incertitude et de précaution apparaître au cœur des débats et des initiatives politiques. La
prévention, la préemption et la gestion des insécurités et des risques à venir supposent qu’il
faille ‘ramener le futur dans le présent’, ceci reposant inévitablement sur un savoir
provenant du passé. Les attaques du 11 septembre 2001 survenues aux États-Unis ont
symboliquement mis en relief les problèmes liés à la prévision, soulevé des questions
concernant des méthodologies établies de production de renseignements exploitables, et
également remis en cause certaines hypothèses à propos du seuil d’intervention adéquat.
Ainsi, le 11 septembre a considérablement influencé et réorienté une grande partie du débat
sur l’évaluation des risques, la gestion des insécurités et la façon dont les systèmes de
119
contrôle formels sont mis en œuvre dans des conditions d’incertitude. Suite aux attentats de
Madrid (2004) et de Londres (2005), ce débat a revêtu, à l’échelle européenne, une acuité
encore plus forte. Sacrifier les libertés civiles individuelles au nom d’une plus grande
sécurité est donc devenu un thème récurrent au sein des gouvernements nationaux (locaux
et régionaux) (Ignatieff 2004 ; Walker 2007). Tout ceci a mis l’accent sur des questions
concernant l’équilibre adéquat à atteindre entre sécurité et liberté, et a également suscité des
inquiétudes à propos des usages politiques de la peur - du fait de gouverner au moyen du terrorisme
(Mythen, Walklate, 2006 ; Adura, van Munster, 2007) - en vue de renforcer les autorités
politiques et de légitimer l’exercice du pouvoir.
Dans une déclaration souvent citée, l’ancien secrétaire américain à la défense,
Donald Rumsfeld, s’exprimant début 2002, a évalué les soi-disant ‘nouvelles’ menaces
terroristes, suite aux attaques du 11 septembre et à l’échec à les prévoir ou à les empêcher,
dans la mémorable formule suivante :
Les rapports qui disent que quelque chose n’a pas eu lieu m’intéressent toujours car, comme nous le
savons, il y a des connus connus ; il y a des choses que nous savons que nous connaissons. Nous savons
aussi qu’il y a des inconnus connus ; c’est-à-dire que nous savons qu’il y a certaines choses que nous ne
connaissons pas. Mais il y a également des inconnus inconnus, ceux dont nous ne savons pas que nous ne les
connaissons pas34.
Bien que ses commentaires aient été allègrement critiqués à l’époque, Rumsfeld a
exprimé un ensemble d’inquiétudes et (par voie de conséquence) de défis bien plus
profonds pour les gouvernements en matière de réponses aux perceptions du crime et de
l’insécurité (en particulier, ceux associés à la violence terroriste). Il a attiré l’attention sur les
formes et les sources changeantes des menaces contemporaines, signalant les limites des
savoirs experts concernant les risques, soulignant l’impossibilité de connaître l’avenir, et
soulevant des questions à propos de la façon de gouverner dans des conditions
d’incertitude. Par conséquent, ce sont les ‘inconnus connus’ et les ‘inconnus inconnus’, et
pas seulement les ‘connus connus’, qui devraient être au centre de nos préoccupations et
que nous devrions craindre. Fondamentalement, le défi des gouvernements consiste à
savoir comment répondre à ces ‘inconnus’. Ce qui est suggéré dans cette déclaration c’est le
besoin d’intervenir et d’agir avant qu’une menace ou un risque ne devienne un ‘connu
34
Transcription d’une réunion d’information du département de la Défense des États-Unis, 12 février 2002
[http://www.defenselink.mil/transcripts/transcript.aspx?transcriptid=2636] (dernière consultation le
31.12.2008).
120
connu’. C’est un appel à l’intervention précoce – à la gouvernance préemptive – avant
même que les risques ne se soient manifestés ou ne soient connus. Elle proclame le besoin
d’anticiper et d’empêcher des dangers potentiels. Massumi déclare :
Plutôt que d’agir dans le présent pour empêcher un événement à venir, la préemption ramène le
futur dans le présent. Elle rend présentes les conséquences futures d’une éventualité qui peut, ou non, se
produire, sans tenir compte de ce qui se passe réellement (2005, 7-8).
Il est évidemment intéressant de noter que Rumsfeld a oublié de mentionner une
quatrième catégorie d’‘inconnus connus’ : les choses que nous connaissons mais
n’admettons pas connaître ! Ceci est la preuve silencieuse (Taleb, 2007) que les gouvernements
ignorent, écartent, dissimulent ou gardent sous clef, nous rappelant ainsi la nature politique
des usages du savoir et du ‘savoir supposé’.
Déterminer la provenance des dangers et les individus qui présentent un risque met
à l’épreuve les limites de notre capacité à prédire l’avenir. Tandis que la science de la
‘prédiction’ et que la logique de la prévention ont commencé à faire leur entrée dans le
monde de la gestion des affaires humaines, y compris pour le contrôle de la criminalité
(Feeley, Simon, 1994 ; Harcourt, 2007), elles tendent à revêtir une forme de durcissement
des cibles qui vise à perturber les opportunités criminelles, et sont moins sensibles aux
différences existant entre les individus ‘à risque’ (Crawford, 2009). En matière de
prévention de la criminalité, les approches axées sur les risques sont de plus en plus
dominantes, en particulier pour ce qui est des programmes d’intervention précoce auprès
des jeunes et des familles (Farrington, 2007 ; Farrington, Welsh, 2007). Toutefois, en
réalité, la base de connaissances scientifiques pour la prévention et la préemption demeure
trop ambiguë pour être fiable. Même dans le contexte des facteurs de risque pendant
l’enfance, la recherche criminologique développementale révèle d’importants flux sortants et
entrants au niveau du groupe d’enfants qui développent des troubles du comportement
chroniques (Sutton et al., 2004). Par conséquent, les faux positifs et les faux négatifs
abondent. Dans le ‘gouvernement’ de l’avenir, l’incertitude règne. Les limites du savoir
servent à amplifier cette incertitude. Dans des conditions d’incertitude, une logique
préventive et préemptive implique une approche de précaution. Le ‘principe de précaution’
a un rôle bien établi dans les décisions politiques en matière de protection et de gestion de
l’environnement. Dans certains systèmes juridiques, comme dans les lois de l’Union
Européenne, le principe de précaution est un principe légal obligatoire et général
(Commission européenne, 2000). Il impose aux entités publiques l’obligation d’agir afin de
121
prévenir des dommages graves ou irréversibles (Sunstein, 2005 ; Fisher et al., 2006). Ce
principe suggère une responsabilité d’intervention et de protection de la population lorsque
l’investigation scientifique est insuffisante, peu concluante ou incertaine mais qu’il existe
des indices d’effets adverses possibles ou de risques plausibles. Les moyens de protection
ne devront être assouplis qu’en cas de preuves supplémentaires apportant une explication
alternative. Ce principe est appliqué lorsqu’il existe des raisons suffisantes de croire qu’une
activité cause, ou pourrait causer, des dommages mais qu’il y a incertitude quant à la
probabilité du risque et à l’ampleur des dommages (Ewald, 2002).
Dans le contexte de la ‘guerre à la terreur’, le principe de précaution a revêtu la
forme de la One per cent doctrine (doctrine du 1%). À ce propos, l’ancien vice-président Dick
Cheney s’est exprimé de la façon suivante : s’il n'existe que 1% de risque... ce risque doit être
considéré comme une certitude du point de vue de notre réaction… Il ne s’agit pas ici de notre analyse, ni du
fait de trouver une preuve prépondérante. Ce qui importe c’est notre réponse (cité in Suskind, 2006, 62).
II est important de noter que cette approche de la précaution face à l’incertitude a exigé de
dissocier les preuves et l’analyse de l’action et de la réponse. Le seuil d’intervention a été
abaissé de façon radicale et les actions déclenchées en partant du principe que ‘comme si’
correspondait en fait à une certitude. Chose intéressante, tandis que l’administration Bush
évitait
le
principe
de
précaution
concernant
la
réglementation
sanitaire
et
environnementale, elle l’accueillait à bras ouverts dans le domaine de la sécurité35. Tandis
que renverser le fardeau de la preuve de l’innocuité était perçu comme problématique dans
le contexte de l’environnement et de la santé (comme, par exemple, pour les aliments
contenant des OGM, voir Levidow, 2001) parce que cela pouvait étouffer l’innovation et
engendrer des effets nuisibles de peur institutionnalisée, cela n’était pas jugé pertinent en
matière de sécurité.
En outre, le principe de précaution a des implications considérables dans les
domaines de la sécurité et de la criminalité. Anticiper et prévenir des dommages, des
insécurités et des troubles potentiels, en particulier dans une culture de la peur frileuse à
l’égard des risques (Furedi, 2002), impliquera souvent de pécher par excès de prudence (Ericson,
2007). Si l’on s’en tient à ce principe, les individus doivent être jugés par rapport à ce qu’ils
pourraient faire et le soupçon devient alors une catégorie de renseignement exploitable
35
Un fonctionnaire de la Maison Blanche chargé d’examiner les réglementations aurait déclaré au New York
Times, en 2003, que l’administration Bush considérait le principe de précaution comme un concept mythique, un peu
comme la licorne (cité in Gardner, 2008, 319).
122
(actionable intelligence). Après tout, le renseignement n’est rien de plus qu’un ensemble
d’informations à valeur ajoutée (Walker, 2007, 1455) qui ont été traitées en vue d'apporter une
prévision - une capacité prédictive quant à la façon d’agir à un certain moment de l’avenir afin d’atteindre
des objectifs bien précis en fonction de certaines conditions données (Innes, 2006, 229). Lorsque
l’insécurité interagit avec l’incertitude dans divers domaines de l’activité policière, les rumeurs
surgissent et influencent la façon dont les individus et les communautés pensent, agissent et ce qu’ils
ressentent (Innes, 2008). Ces rumeurs, qu’elles soient ou non fondées, peuvent influer sur les
perceptions des individus et déclencher des réactions sociales considérables. Dans un
contexte d’incertitude, réagir et répondre aux rumeurs devient un véritable défi, non
seulement pour ce qui est de la gestion du sentiment de sécurité des individus mais aussi de
l’évaluation de l’action préventive.
Comme le souligne Zedner, la précaution privilégie l’incertitude - pas le savoir (2009, 37).
Dans les quêtes de sécurité contemporaines, c’est l’‘incertitude’ qui, de plus en plus, justifie l’action
gouvernementale… : aujourd’hui, c’est le fait de ne pas savoir, notre incapacité à savoir, notre réticence à
prouver ce que nous pensons savoir qui motivent l’action avant qu’une menace inconnue ne se manifeste
(Zedner, 2009, 58). Ce que Rumsfeld souligne c’est un glissement subtil de l’analyse du
‘risque’ vers l’‘incertitude’ qui, peu à peu, devient la base sur laquelle les États construisent
les problèmes sociaux qu’ils cherchent à gérer :
Tandis que les approches axées sur le risque ont stimulé le développement du profilage, de la
surveillance ciblée, de la catégorisation des populations suspectes et d'autres techniques actuarielles destinées à
la gestion de populations à haut risque, l’incertitude, elle, encourage une toute autre série de techniques
exigeant des agents publics qu’ils agissent de façon préemptive dans le but d’éviter des dommages
potentiellement sérieux à l’aide de mesures non différenciées visant tout un chacun (Zedner, 2009, 45).
Tandis que les évaluations des risques tentent de prédire l’avenir en se basant sur ce
que les individus ont fait par le passé et les événements qui ont eu lieu, dans un contexte
d’incertitude, la logique des décisions en matière de sécurité met plutôt l’accent sur des
questions telles que ‘que pourrait-il advenir ?’ ou ‘et si ?’ (Walklate, Mythen, 2008).
Toutefois, au lieu de servir d’excuse à une inertie fataliste, l’incertitude et le fait de ne pas
savoir sont investis d’un besoin urgent de mesures préemptives décisives et puissantes, ce
qui entraîne par la même occasion une reconsidération radicale des bases légitimes de
l’intervention précoce. L’incertitude privilégie la sécurité, provoquant ainsi l’action
préventive avant que les risques ne se manifestent (O’Malley, 2004). Ceci a des implications
considérables sur les principes traditionnels de la justice pénale tels que la présomption
123
d’innocence, la garantie d’une procédure régulière et la proportionnalité. Mythen et
Walklate soulignent : lorsqu’on adopte la position projective du ‘Et si ?’, la présomption d’innocence se
transforme en présomption de culpabilité (2008, 234). En défendant la décision d’entrer en guerre
avec l'Irak, Tony Blair a démontré les dangers évidents qu’il y avait à gouverner en se
posant la question du ‘et si ?’.
Voici les renseignements. Voici les conseils. Devez-vous les ignorer ? Mais, bien évidemment, le
renseignement ce n’est que cela : du renseignement. Il n’a rien de concret. Il a ses limites… Mais ceci dit,
préféreriez-vous que nous agissions, même si cela s’avère être une erreur ? Ou que nous n’agissions pas et
priions pour que tout aille bien ? Et supposez que nous n’agissions pas et que les renseignements s’avèrent
avoir été corrects, les gens feront-ils preuve d’indulgence36 ?
Plus le risque est élevé, plus les conséquences sont potentiellement néfastes, et plus
l’inaction devient indéfendable. Dans de telles circonstances, la question ‘et si ?’ incite à
l’action, ‘au cas où’. En réclamant la précaution, l’incertitude en appelle à l’action, même
dans des situations où il est impossible de connaître la nature ou l’ampleur précises de la
menace potentielle. C’est là que la prise de décision en matière de sécurité est facilitée, non
pas dans un contexte de certitude, ni même d’un savoir disponible, mais dans un contexte de doute, de
prémonition, de mauvais pressentiments, de méfiance, de peur et d’anxiété (Ewald, 2002, 294).
Toutefois, comme le souligne Zedner (2009), l’‘incertitude’ ne remplace pas le
‘risque’. En fait, ils travaillent en parallèle aux frontières visibles du savoir. À l’inverse de ce
qu’affirment certains criminologues (Feeley, Simon, 1994), la gouvernance actuelle du
risque n’est pas dominée par la logique de l’actuarialisme (et encore moins dans le domaine
de la criminalité et de l’insécurité) et, contrairement à la distinction introduite par Knight en
1921, le risque et l’incertitude ne constituent pas des classes d’objet distinctes. Michael
Power (2007) suggère que la gestion des risques a pris la forme d’une incertitude organisée. Il
suit le glissement qui s’est opéré de l’analyse du risque vers la gouvernance du risque,
affirmant qu’une grande partie de ce que l’on appelle aujourd’hui la gestion du risque n’est,
en fait, rien de plus que la gestion de l’incertitude - à savoir, des efforts visant à gérer des “objets du
risque” pour lesquels des données sur la probabilité et les conséquences sont, à un moment donné,
indisponibles ou insuffisantes (ibid., 26). Toutefois, le ‘risque’ conserve une place importante car,
contrairement à l’incertitude, ce dernier en appelle à l’action. Il suppose la nécessité de
prendre des décisions à propos de l’avenir ainsi que l’attribution des responsabilités se
36
[http://www.number10.gov.uk/Page5461] (dernière consultation le 31.12.2008).
124
rapportant à ces dernières. Il suggère la décidabilité et la gestion du danger, alimentant ainsi
les expectatives vis-à-vis de sa gouvernance. Power poursuit en affirmant : L’incertitude est
donc transformée en risque lorsqu’elle devient un objet de gestion, indépendamment de l’étendue des
informations relatives à la probabilité (2007, 6). Les ‘inconnus inconnus' de Rumsfeld et la
‘doctrine du 1%’ de Cheney constituent deux tentatives visant à ‘organiser l’incertitude’
comme si celle-ci était gérable. Par conséquent, la gestion de l’incertitude crée des
expectatives et distribue des responsabilités. Ce qu’il ne faut pas oublier c’est que le public
est entraîné dans cette ‘toile’ d’attentes à propos d’une gouvernance future, en particulier
pour ce qui est des risques qui ont un impact profond sur ses perceptions vis-à-vis de la
sécurité et à l’égard desquels il a une certaine responsabilité. Dans la politique de gestion
des risques, tout comme dans la politique en matière d’activité policière et d’’insécurité, les
perceptions du public sont importantes (Crawford, 2007). Le fait de mêler le public à la
gouvernance du risque engendre toutefois ses propres dilemmes :
Les perceptions du public à l’égard des risques ne constituent pas uniquement un facteur nouveau
dans une analyse de risques plus intelligente, elles sont elles-mêmes une source de risques. Ainsi le glissement
d’une analyse du risque vers une gouvernance du risque est, en partie, une stratégie visant à gérer des
perceptions ‘indisciplinées’ et à maintenir la production de légitimité face à ces perceptions (Power, 2007,
21).
Tandis que le fait de ne pas savoir peut constituer une forte justification à
l’intervention, les évaluations des risques, elles, permettent de réduire le nombre des
groupes à risque de façon à ce que les désagréments des précautions universelles ne soient
concentrés que sur certains groupes (souvent marginaux). Ainsi, tandis que l’incertitude
peut autoriser des mesures indifférenciées qui visent tout le monde, comme l’affirme Zedner (2009,
45), les cibles de cette surveillance étant de plus en plus arbitraires, il existe de fortes
motivations économiques et politiques pour réduire ce ‘fardeau’ aux groupes les plus ‘à
risque’ de la société. Les pressions visant au ciblage des ressources et à la minimisation des
désagréments des exigences de sécurité pour le public en général vont probablement
entraîner le sacrifice de la liberté des ‘autres’ afin de ‘nous’ (la majorité dominante) faire
sentir plus en sécurité. Le savoir (ou du moins certains ‘savoirs supposés’) à propos du
risque demeure essentiel pour légitimer et créer ce processus de ciblage. Comme le souligne
adroitement Ericson, l’évaluation des risques repose rarement sur un savoir parfait, se dissolvant
généralement dans l’incertitude (2005, 659). Même si les contrôles de sécurité de routine (post 11
septembre) effectués dans les aéroports nous agacent tous, ces derniers n’ont pas remplacé
125
des formes de contrôle plus ciblées, ni la quête de procédures ‘accélérées’ pour les groupes
moins ‘à risque’ – à condition, par exemple, que ces derniers acceptent de se soumettre à
des systèmes exigeant la fourniture de données personnelles et biométriques (telles que les
empreintes digitales et/ou le scan de l’iris)37. Au lieu d’écarter le savoir (comme le suggère
Zedner), le besoin de répondre aux conditions d’incertitude incite à le rechercher,
légitimant son imperfection et sa fragilité. Ainsi, les perceptions subjectives (et non les
risques objectifs) revêtent une importance accrue quant à la création des stratégies de
réconfort (Crawford, 2007). Aradau et van Munster ont donc raison d’affirmer que l’un des
éléments de la guerre à la terreur est la quête insatiable du savoir : profilage des populations, surveillance,
renseignements, connaissances concernant la gestion de catastrophes, prévention, etc. (2007, 91). Le risque
est ici redéfini comme risque de précaution, ce qui a donné lieu à de nouvelles configurations du risque
exigeant que les perspectives catastrophiques du futur soient évitées coûte que coûte (ibid.).
La pathologie de l’insécurité se trouve non seulement dans les limites du savoir sur
la base duquel on peut construire une science de prédiction mais aussi dans la façon dont le
savoir et l’expertise sont contestés. Le savoir, comme le remarque Ericson, est à la fois un
objet et un instrument du soupçon (2007, 204). Non seulement peut-on s’attendre à une
profonde méfiance de la part du public à l’égard des jugements experts concernant le
risque, mais il se peut également que pour les politiciens le langage du risque soit quelque
peu en décalage avec la nécessité d’agir. Ceci est particulièrement évident en ce qui
concerne les domaines délicats de la criminalité et de la victimation pour lesquels les
exigences de certitude absolue abondent. Comme le souligne Ewald, ceci ne signifie pas que
l’expertise scientifique soit inutile mais plutôt qu’elle ne libèrera pas le politicien de la responsabilité de sa
décision (2000, 77). Gérer l’incertitude implique que les politiciens soient sélectifs quant à
leur tolérance à l’égard d’activités potentiellement néfastes. Prenons, par exemple, le
tumulte survenu début 2009 en Grande-Bretagne, lorsque le Professeur David Nutt,
président de l’Advisory Council on the Misuse of Drugs (Conseil consultatif sur l'abus de drogues
- ACMD), a suggéré, dans un éditorial du Journal of Psychopharmacology, que le risque de
mourir en prenant de l’ecstasy était plus faible que le risque de mourir en montant à cheval
- une addiction qu’il a ironiquement appelée ‘Equasie’ (Nutt, 2009). Il s’est servi de la
37
Par exemple, l’aéroport de Francfort a inauguré en février 2004 un système biométrique en tant que partie
intégrante de l’initiative relative aux contrôles aux frontières de l’Union Européenne, et Heathrow a annoncé
la création d’un projet similaire au Terminal 3 fin 2006. L’administration américaine de la sécurité des
transports (TSA) - décidée à améliorer la sécurité après le 11 septembre - a lancé, en 2004, le Programme de
fichage de passagers aériens dans cinq aéroports (Frary, 2004).
126
comparaison des risques pour mettre en évidence le besoin d’un processus d’évaluation des
dangers plus pertinent et en a conclu que : L’utilisation de preuves rationnelles pour l’évaluation des
dangers de la drogue constituera un pas en avant pour le développement d’une stratégie antidrogue crédible
(ibid., 5). Dans une réponse édifiante à une telle ‘affirmation scientifique’, le ministre
britannique de l’Intérieur, Jacqui Smith, a exigé des excuses, s’étant ainsi adressée aux
députés : J’estime que ces commentaires sont allés bien au delà de l’avis scientifique que j’attends de lui en
tant que président de l’ACMD… Il m’a présenté ses excuses et je lui ai demandé de s’excuser également
auprès des familles des victimes d’ecstasy (Hansard38, Chambre des Communes, 9 février 2009,
colonne 1093). Ceci met en lumière l’importance politique (et culturelle) de certains risques
et dangers par rapport à d’autres.
Par ailleurs, Innes (2004) nous rappelle que les incidents, les comportements ou les
événements criminels ne présentent pas tous les mêmes propriétés communicatives. Divers
troubles physiques ou sociaux sont différemment interprétés et se voient attribuer, par des
groupes et des individus, une signification de ‘signaux d’alarme’. Les gens lisent les signaux
et en déduisent des perceptions du risque. L’exposition à ces signaux engendre une
reconfiguration des croyances ou des actions face au risque accru auquel les gens pensent
être exposés. Tout comme les événements à faible fréquence et impact élevé, tels que les actes de
violence terroriste (médiatiquement saturés), ont une grande valeur symbolique influençant
les perceptions et les insécurités du public, il en va de même pour certains actes ou
comportements à fréquence élevée et faible impact qui reflètent la détérioration d’un sentiment
d’ordre social local. Ceci explique pourquoi certaines activités ou certains incidents - depuis
les incivilités de faible importance et le vagabondage des jeunes jusqu’aux actes de violence
de masse - ont un impact disproportionné sur la façon dont les individus et les
communautés vivent et construisent leurs croyances à l’égard de la criminalité, des troubles
et du contrôle. Par conséquent, les perceptions sont importantes (qu’elles soient ou non fondées
sur un risque objectif) dans la mesure où elles façonnent les actions et les croyances de la
population.
L’une des principales conclusions est que la police et d’autres autorités légales
devraient prêter attention aux processus de communication symbolique, de gestion des impressions, et à
la façon dont les communautés vivent la délinquance et l’activité policière dans la vie de tous les jours
(Innes, Fielding, 2002, § 8.4). De ce point de vue, les réponses des autorités publiques - les
38
Compte rendu officiel des débats.
127
‘signaux de contrôle’ qu’elles émettent afin de neutraliser les ‘signaux d’alarme’ - en matière
de gestion des insécurités peuvent opérer aussi bien à travers les messages symboliques et
les propriétés communicatives qu’elles véhiculent, qu’à travers leur capacité instrumentale à
préempter ou à prévenir des événements réels. Ceci nous avise de la dimension symbolique
des actes de contrôle social qui peuvent être conçus en vue d’encourager l’apaisement mais
aussi pour combattre la délinquance directement.
C’est dans ce contexte que l’on a assisté, au cours de la dernière décennie, à une
grande activité gouvernementale : introduction de nouvelles lois et mise en œuvre de
nouvelles stratégies au nom de la sécurité nationale et internationale. La logique de
précaution a engendré des formes de ce qu’Ericson appelle le contre-droit par lequel : de
nouvelles lois sont promulguées et de nouvelles utilisations de lois déjà existantes inventées afin de fragiliser
ou d’éliminer les principes, les normes et les procédures traditionnels du droit pénal qui pourraient gêner la
préemption vis-à-vis de sources de danger imaginées (2007, 24). À ceci viennent s’ajouter la plus
grande utilisation des bases de données, le stockage de données ADN et le profilage de
risques. Dans un contexte d’incertitude, la présomption d’innocence, la nécessité de
preuves au delà de tout doute raisonnable et l’exigence de la proportionnalité ne semblent
pas vraiment s’accorder avec l’approche de précaution (Zedner, 2009). À travers toute
l’Europe, des inquiétudes similaires se sont exprimées concernant le rééquilibrage
sécurité/liberté au sein des systèmes de justice pénale (Patane, 2006 ; Safferling, 2006 ;
Ashworth, Zedner, 2008).
III - L’ombre de la terreur
Face à l’ampleur des menaces que représentent le terrorisme et la violence politique
depuis les attentats du 11 septembre, de nombreux débats sur le contrôle des insécurités se
sont récemment penchés sur les réponses pouvant être apportées à ces menaces de terreur.
L’incalculabilité du risque du terrorisme et les conséquences catastrophiques des incidents
de masse impliquent que les préoccupations des gouvernements concernant les menaces
terroristes, ainsi que leurs réponses à ce fléau, revêtent des formes très particulières
(Aradua, van Munster, 2007). En outre, comme le souligne Adams, la perception de la
menace et la réponse politique au terrorisme sont disproportionnées par rapport aux
risques réels :
128
En Grande-Bretagne, au cours d’une journée ordinaire, neuf personnes perdent la vie dans
des accidents de la route et plus de 800 sont blessées. On peut supposer que la tôle froissée, la douleur
des victimes, et le chagrin des familles et des amis sont identiques dans les deux cas. En termes de vies
perdues, les attentats du 7 juillet 2005 ont représenté six jours d’accidents mortels sur les routes.
Mais des milliers d’individus ne se rassemblent pas toutes les semaines à Trafalgar Square pour
manifester leur inquiétude collective… Le nombre de 191 personnes tuées dans les attentats de
Madrid le 11 mars 2004 correspond au nombre de morts sur les routes tous les 12 ou 13 jours, en
Espagne. Ce second type de tragédie ne mérite, généralement, que quelques lignes dans la presse locale
tandis que le drame du 11 mars a provoqué 3 jours de deuil national en Espagne, 3 minutes de
silence ayant également été observées dans tout le reste de l’Europe (2005, 18).
Il existe cependant des liens évidents entre les réponses gouvernementales au
terrorisme et d’autres insécurités contemporaines comme, par exemple, le crime organisé
transnational, les incivilités locales mineures et les comportements anti-sociaux. On
observe, par exemple, des parallèles et des liens étroits entre les réponses du gouvernement
britannique aux perceptions de l’insécurité dans un contexte de terreur et de comportement
anti-social, tel que démontré par l’utilisation des Control Orders et des Anti-Social Behaviour
Orders (Macdonald, 2007)39. L’une des conséquences de la guerre à la terreur a été de rendre
(encore) plus floues les différences entre la sécurité nationale (ou la sécurité de la patrie
comme les Américains préfèrent l’appeler) et la sécurité internationale. Lors de sa
conférence Dimbleby en 2005 – justement intitulée Quel type de service policier souhaitons-nous ?
– le directeur (Commissioner) de la Police métropolitaine de Londres de l’époque, Sir Ian
Blair, a établi les liens entre la lutte contre la terreur et le contrôle des incivilités dans deux
commentaires révélateurs qu’il est intéressant de citer :
Depuis les atrocités survenues à New York, Madrid et Londres, depuis Bali, Casablanca,
Istanbul, Delhi et la Jordanie, les peurs liées à la sécurité personnelle et communautaire font
inextricablement partie de la vie contemporaine. En outre, ces événements coïncident avec un autre
développement : le sentiment de plus en plus fort que le comportement anti-social, comme l’envers d’une
société civile, menace également notre capacité à mener une vie libre40.
39
Les Control Orders ont été introduits en vertu du Prevention of Terrorism Act 2005 (Loi sur la prévention du
terrorisme de 2005), ayant été précédés par les Anti-Social Behaviour Orders, introduits par le biais du Crime and
Disorder Act 1998 (Loi sur la prévention de la criminalité et des troubles à l'ordre public de 1998),
ultérieurement modifié et élargi.
40 [http://news.bbc.co.uk/1/hi/uk/4443386.stm] (dernière consultation le 31.12.2008).
129
Le second extrait se rapporte à des événements ayant eu lieu après les attentats ratés
du 21 juillet 2005, à Londres :
Un fonctionnaire de l’administration locale a identifié l’appartement que trois hommes
apparaissant sur les images de caméras CCTV avaient fréquenté : c’était l’usine à bombes. Il a toutefois
également mentionné qu’il avait trouvé des dizaines de bouteilles de péroxyde vides dans les poubelles. Si
l’une de nos équipes de police de proximité avait été sur place, il nous aurait probablement parlé de ce qu’il
avait trouvé. Le péroxyde est le composant de base des bombes. Par conséquent, la sécurité nationale dépend
de la sécurité de quartier41.
Certains commentateurs universitaires ont ainsi affirmé que, dans un contexte
d’incertitude, les exigences de réponses policières face à la menace du terrorisme réclament
une meilleure intégration du low policing et du renseignement de proximité, par le biais d’une
police de proximité, dans la réalisation d’opérations anti-terroristes : Le renseignement de
proximité appliqué à l’anti-terrorisme constitue précisément le type d’informations pouvant aider la police à
combler les vides et les faiblesses en matière de renseignement qui semblent inhérents aux méthodes en
vigueur (Innes, 2006, 230). Quelle que soit sa capacité à produire des renseignements exploitables,
une telle vision de l’activité policière annonce une expansion envahissante des indicateurs subtils du soupçon
(ibid., 224), un entrelacement du high policing (haute police) et du low policing (basse police)
ainsi qu’un ‘flou’ certain quant aux sources d’insécurité et aux types de danger.
Il serait toutefois inexact de suggérer que la récente série d’attentats liés à Al
Quaeda, et en particulier celui du 11 septembre, ait fondamentalement modifié les
perceptions de l’insécurité et les réponses à ces dernières. En effet, la menace du terrorisme
et de la violence politique – en particulier dans un contexte européen – ne date pas
d’aujourd’hui. Contrairement à l’Amérique, l’Europe continentale a une longue histoire de
terrorisme et de violence politique, ainsi que des réponses aux menaces de terreur. Il y a
danger à ne pas tirer les leçons du passé, même lorsque l’origine et le contexte du conflit
sont différents (par exemple, l’Irlande du Nord, la région basque, etc.). Le traumatisme
culturel (Alexander et al., 2004) provoqué par les événements hautement symboliques du 11
septembre et des attentats de Madrid et de Londres (7/7) a, à bien des égards, cristallisé et
mis en avant des sensibilités, des développements et des tendances déjà sous-jacentes ou
émergentes.
41
Ibid.
130
Toutefois, du statut exceptionnel de Guantanamo Bay au système de ‘restitutions
extraordinaires’ (extraordinary renditions) et à la détention préventive, en passant par les bases
de données biométriques, la surveillance accrue et la sécurité améliorée, la période post 11
septembre a engendré tout un ensemble de pratiques introduites au nom de la guerre à la
terreur (et légitimées par celle-ci). Plusieurs d’entre elles ont toutefois des rapports quelque
peu délicats avec la guerre mais aussi avec la justice pénale (Aradua, van Munster, 2007 ;
Zedner, 2007). La réaction officielle aux menaces de terreur contemporaines est souvent
alimentée par un discours de la peur qui encourage les individus à percevoir le terrorisme
comme incertain, incompréhensible, absurde et dépassant l’entendement (Furedi, 2007). De
ce fait, elle autorise des actes de spéculation et exige des technologies de précaution42.
Ce qui est évident, et peut-être relativement nouveau, c’est la façon dont les
perceptions de la terreur et de la violence politique, ainsi que les réponses qui leur sont
apportées, ont influencé (et sont influencées par) l’évolution et les tendances des contrôles
au niveau des incivilités mineures, des vérifications aux frontières, des politiques
d’immigration et de la cohésion communautaire de façon plus générale. Par la même
occasion, le principe de précaution, traditionnellement associé à des catastrophes
environnementales et des dommages graves irréversibles, s’est infiltré dans la
réglementation des désagréments de faible importance, des troubles sociaux, des incivilités
et des perturbations de la qualité de vie. Ces développements ont été associés aux politiques
de ‘tolérance zéro’, à la quête des environnements sans risques et de la sécurité absolue – ce
que Boutellier (2004) a appelé l’Utopie de la sécurité - et à l’élaboration de politiques basées
sur les ‘scénarios catastrophes’. Par ailleurs, les anxiétés causées par le terrorisme ont donné
lieu à des réponses politiques dont les implications vont bien au delà du contrôle et de la
réglementation des menaces terroristes, ayant ainsi des retombées sur les actes criminels
plus courants, les troubles et les dissidences (politiques).
Il y a quelques temps, Garapon et Salas (1996, 75-92) ont identifié trois figures
centrales menaçantes influençant les insécurités contemporaines en France (et pertinentes
ailleurs également), entraînant ainsi ce qu’ils ont décrit comme une politique de
pénalisation. Ces nouvelles figures d’insécurité sont : (i) l’adolescent invulnérable ; (ii) l’étranger
42
Par exemple, au Royaume-Uni, en justifiant les propositions contenues dans le Counter Terrorism Bill 2008
(Projet de loi anti-terroriste de 2008), un porte-parole du gouvernement a clairement exprimé le besoin de
mettre en place une législation sur une base de précaution, qui permettrait de placer les suspects en garde à vue pendant plus
de 28 jours’ (romain ajouté, voir [http://www.number10.gov.uk/Page15420] dernière consultation le
31.12.2008).
131
indésirable et (iii) le pervers inguérissable43. Après le 11 septembre, nous pouvons ajouter à ces
fantômes immuables des peurs contemporaines une quatrième figure, le kamikaze, en tant
qu’étranger indésirable mais également en tant que terroriste endogène (ce qui est peut-être plus
inquiétant). Il arrive que ces ennemis anonymes fusionnent et se fondent l’un dans l’autre
constituant néanmoins, à d’autres moments, des menaces plus distinctes contre lesquelles
de nouvelles réponses spécifiques se trouvent en construction. Ce qui semble évident c’est
que l’ombre qu’ils projettent conjointement sur les sensibilités du public et le débat
politique est en train de transformer de façon radicale les technologies de contrôle ainsi que
la forme de la justice pénale.
La collecte, la recherche et le tri d'informations et de données personnelles sont au
cœur de l’organisation de l’incertitude et de la gestion des risques44. Les données personnelles issues
des archives publiques et officielles ainsi que des diverses activités des consommateurs sont
utilisées avec voracité par les différents intérêts commerciaux et les gouvernements dans le
but de différencier et de classer les clients, les citoyens et les étrangers par le biais de profils
algorithmiques. D’une part, la séduction catégoriell’ engendre la flatterie commerciale à
l’endroit des clients recherchés ; de l’autre, le soupçon catégoriel se rapporte à certains groupes
de délinquants potentiels et de types dangereux (Lyon, 2007, 103). Les informations sont ici à
la base du tri social. Quelle que soit la partialité des profils formulés, leur capacité à
répondre aux exigences de l’organisation de l’incertitude encourage la quête de sources
d’informations additionnelles, sur lesquelles les catégories du soupçon peuvent être
construites, malgré les vastes quantités de ‘faux positifs’ engendrés par une telle pêche aux
informations. La combinaison croissante de groupes de données disparates permet de
mettre sur pied un dispositif de surveillance (Haggerty, Ericson, 2000) doté de dimensions
supplémentaires en termes de potentiel de tri social, laissant toutefois également une grande
place au conflit, à l’échec et à la surcharge d’informations.
43
On peut toutefois se poser la question de savoir à quel point elles sont vraiment nouvelles (voir Pearson,
1983).
44 Ron Suskind (2006, 11-13) décrit comment dans les jours qui ont suivi le 11 septembre, First Data
Corporation – leader mondial du traitement des transactions par cartes de crédit (incluant Western Union, l’un
des principaux opérateurs de transferts financiers internationaux) – est devenu une ‘arme’ majeure dans la
guerre contre la terreur de l’administration Bush.
132
1 – Bases de données ADN
Un parfait exemple en est la croissance des bases de données ADN nationales qui
ont fait leur apparition dans l’Europe toute entière. La plus importante d’entre elles se
trouve actuellement en Grande-Bretagne où elle a été créée en 1995, aujourd’hui de plus en
plus et que l’on justifie en termes de potentiel préventif vis-à-vis des menaces de terreur et
autres démons contemporains. Cette base de données est dirigée par la National Policing
Improvement Agency (NPIA) et contient le profil ADN de plus de quatre millions de
personnes. On estime qu’elle serait 50 fois plus importante que son équivalent français qui
occupe la deuxième place à l’échelle européenne. La troisième place revient à l’Autriche où
moins d’un pour cent de la population est concernée. En vertu du Criminal Justice Act 2001,
il est possible, en Grande-Bretagne, de prélever l’ADN de tout suspect ayant été arrêté
pour un délit ‘enregistrable’ passible d’emprisonnement et de le conserver à vie. Toutefois,
dans une décision qui a fait date fin 2008, dans l’affaire S. et Marper c/ Royaume-Uni, la Cour
Européenne des Droits de l’Homme, à Strasbourg, a considéré que le fait de conserver les
profils ADN de personnes innocentes dans un fichier pénal violait l’Article 8 de la
Convention, relatif au respect de la vie privée et familiale. Les 17 juges de la Cour ont
déclaré que le caractère général et indifférencié du pouvoir de conservation de données relatives à
des suspects non condamnés, y compris les mineurs, constituait une atteinte disproportionnée au
droit des requérants au respect de leur vie privée et ne pouvait passer pour nécessaire dans une société
démocratique45. La Cour a exprimé une inquiétude toute particulière concernant le risque de la
stigmatisation, ayant pour cause le fait que les individus qui n’avaient fait l’objet d’aucune
condamnation, et qui bénéficiaient de la présomption d’innocence, étaient traités de la
même façon que les individus ayant été condamnés. Ce jugement pourrait forcer la
Grande-Bretagne à éliminer de sa base données presqu’un million d’échantillons provenant
d’individus sans casier judiciaire. Cette décision aura probablement des implications sur des
initiatives en cours liées au partage de l’ADN en Europe. Le gouvernement britannique n’a
pas encore réagi à cette décision.
De l’autre côté de la Manche, ‘EDVIGE’46, la base de données proposée par la
France et créée en juillet 2008, visait à augmenter considérablement la capacité de l’État
français à identifier toute personne jugée comme étant une menace potentielle à l’ordre public (y
45
46
Affaire S. et Marper c/ Royaume-Uni 30562/04 [2008] ECHR 1581 (4 décembre 2008).
Exploitation documentaire et valorisation de l’information générale.
133
compris des mineurs de 13 ans et plus), reflétant ainsi une logique de précaution tout à fait
évidente. Surnommée la ‘grande sœur’ de Sarkozy, Edvige est allée plus loin et a permis de
rassembler des informations personnelles concernant la santé et les orientations sexuelles,
permettant ainsi aux responsables de la sécurité d’identifier tout individu perçu comme une
menace potentielle à l’ordre public. Il est intéressant de noter qu’au lieu d’avoir été créée en
raison des peurs liées au terrorisme, Edvige a été présentée au public comme une réponse à
la violence accrue chez les jeunes et aux troubles urbains survenus dans les banlieues en
2005. Hélène Franco, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, a déclaré au journal
Le Monde47 : Cette logique policière est celle d'une société qui a fini par considérer une partie de sa jeunesse,
notamment dans les quartiers populaires, comme une menace. Ceci correspond assez bien à l’adolescent
invulnérable de Garapon et Salas, devenu membre d’un groupe à risque bien précis exigeant
un contrôle au nom du principe de précaution.
Toutefois, face à une considérable opposition - y compris une pétition en ligne
signée par plus de 200 000 Français48 - en septembre 2008, Sarkozy s’est vu contraint de
réviser ses plans. Edvige doit maintenant céder la place à un projet modifié appelé
EDVIRSP49 qui exclura catégoriquement toute information relative à la santé ou aux
orientations sexuelles des individus. Le nouveau décret n’autorisera plus la police à
recueillir des données sur les politiciens, les militants syndicaux ou les personnages religieux
simplement en raison de leurs activités. Les critères d’inclusion dans ce nouveau fichier
seront désormais liés à des menaces perceptibles de sécurité. Les policiers pourront
toutefois continuer à stocker des données sur des mineurs de 13 ans et plus à partir du
moment où ces derniers sont considérés comme une menace à l’ordre public.
Les expériences française et britannique soulignent l’opportunisme technologique
des gouvernements désireux de développer et de renforcer leur capacité apparente à gérer
l’incertitude, et l’opposition que de tels efforts peuvent engendrer.
47Voir
: [http://www.lemonde.fr/societe/article_interactif/2008/09/06/trois-opposants-a-edvige-sexpliquent_1092373_3224_1.html] (dernière consultation le 31.12.2008).
48 Voir [http://nonaedvige.ras.eu.org/].
49 Exploitation documentaire et valorisation de l’information relative à la sécurité publique, voir ‘Edvige :
“reculs insuffisants”’, Le Figaro, 20.9.2008.
134
2 - Vérifications préalables à l’emploi
Suivant une autre figure d’insécurité de Garapon et Salas, le pervers inguérissable, les
anxiétés liées à la pédophilie et aux dangers que représentent les prédateurs (sexuels) pour
les jeunes enfants constituent un spectre contemporain majeur qui a considérablement
influé sur les peurs et les réponses normatives. Un exemple britannique qui illustre
parfaitement la construction de technologies de sécurisation ancrant fermement la notion
de risque de précaution est le développement des vérifications préalables à l’emploi au nom de
la protection de l’enfant - réalisées par le Criminal Records Bureau (Organisme chargé de
vérifier le casier judiciaire de personnels sensibles - CRB) depuis 2002. Depuis lors, de plus
en plus de citoyens britanniques se voient contraints de subir un CRB check50. En janvier
2008, le CRB avait émis 15 millions de fiches de renseignements. Le point culminant fut
atteint récemment avec le Safeguarding Vulnerable Groups Act 2006 (Loi relative à la
protection des groupes vulnérables de 2006), fruit des recommandations de l’Enquête
Bichard ouverte suite au procès et à la condamnation de Ian Huntley pour les meurtres de
Holly Wells et Jessica Chapman à Soham, en 2002. L’exigence justifiée du public réclamant
que des mesures soient prises afin qu’un tel événement ne puisse jamais se reproduire
encourage, bien qu’involontairement, l’élaboration de politiques anti-risques par le biais de
scénarios catastrophes. La législation de 2006 va permettre la création de la Independent
Safeguarding Authority (Autorité indépendante de sauvegarde - ISA) qui prendra des décisions
expertes concernant les individus auxquels le travail avec des enfants et des adultes vulnérables51 doit être
interdit. Le gouvernement britannique prétend que son système sera le plus rigoureux, le plus
50
Il existe deux types de CRB checks : la fiche de renseignement standard ou ‘améliorée’. La première fournit
des renseignements concernant les condamnations présentes ou passées, les avertissements et les réprimandes
figurant sur le Police National Computer (Ordinateur national de la police, Royaume-Uni). Les fiches de
renseignements améliorées comprennent la divulgation de toute information pertinente figurant dans les
fichiers de police comme, par exemple, le fait qu’un individu ait été arrêté mais pas accusé, ou encore
poursuivi mais déclaré innocent du crime qu’on lui imputait ; ces informations peuvent être divulguées à la
discrétion du préfet de police (Police Act, 1997, 13-15).
51 L’ISA sera créée en octobre 2009. Cette loi vise à réglementer deux catégories d’activité appelées ‘activités
réglementées’ et ‘activités contrôlées’. Les premières concernent des formes de travail impliquant un contact
étroit avec des enfants comme, par exemple, le travail dans les écoles ou les garderies. Les secondes
concernent les emplois auxiliaires dans le domaine de la santé et de l’enseignement, comme le ménage ou la
restauration, ainsi que le travail administratif permettant d’accéder à des informations sensibles concernant
ces groupes protégés. Toute personne ne passant pas les CRB checks requis et inscrite sur le registre sera
coupable d’une infraction pénale si elle travaille avec des enfants ou des adultes vulnérables. Une personne
‘interdite’ sera en infraction si elle cherche, propose ou s’engage dans une activité réglementée.
135
sélectif et le plus restrictif au monde52. On estime que le nouveau régime exigera les CRB checks de
11,3 millions de personnes - plus d’un quart de la population anglaise adulte. Il existe
toutefois un danger évident : à savoir, que les procédures sélectives résultant de ce système
ne se contentent pas d’entraver le contact avec les jeunes enfants et de détourner les adultes
des activités bénévoles et de garde mais qu’elles viennent également miner les relations de
confiance sociale, engendrant ainsi des conflits intergénérationnels. Au fond, on craint que
de tels projets n’agissent plus à un niveau symbolique de la gestion des impressions qu’au niveau
de la sécurité de l’enfant lui-même : ce système constitue un rituel de sécurité plutôt qu’une protection
efficace (Furedi, Bristow, 2008, viii). Ce qui est clair c’est qu’il crée de nouvelles catégories
d’individus potentiellement à risques qui peuvent se retrouver dans l’interdiction d’accéder à
certains types d’emplois simplement en raison d’informations fondées sur des accusations
qui n’ont été ni admises, ni confirmées (et peut-être même réfutées) par un tribunal. Dans
le contexte de la protection de l’enfant, il apparaît qu’en posant la question ‘et si’, la logique
de précaution dominante du ‘au cas où’ soit prééminente. On trouve des logiques similaires
dans d’autres formes de profilage, de vérification et de tri des données ainsi que dans la
réglementation du comportement anti-social (Ericson, 2007 ; Crawford, 2008).
IV - Groupes marginalisés
Bien qu’il existe, dans un contexte d’incertitude, une tendance généralisée au
contrôle, les anxiétés liées à l’insécurité engendrée par le terrorisme combinent à, ou
intègrent des catégorisations existantes de populations problématiques. Le soupçon est
facilement associé à des groupes marginalisés précis - en particulier, dans le contexte du
terrorisme, les jeunes indo-pakistanais53 musulmans (ou tous ceux leur ressemblant) - qui se
voient qualifiés de dangereux (Mythen, Walklate, 2008, 229). Dans un contexte d’actions de
précaution face à des menaces de terrorisme inconnues, la radicalisation, indépendamment
du fait qu’elle mène directement ou non au recrutement actif à des fins de violence
52
Ministère de la Santé, ministères des Enfants, des Écoles et des Familles, ministère britannique de
l’Intérieur (2007) Safeguarding Vulnerable Groups Act 2006 Safeguarding Vulnerable Groups (Northern Ireland) Order
2007 SVG Act 2006: Document de consultation du régime de l’ISA, p. 2 disponible sur
[http://www.dh.gov.uk/en/Consultations/Closedconsultations/DH_080437] (dernière consultation le
31.12.2008).
53 Le terme ‘indo-pakistanais’ désigne les populations du sous-continent indien (Pakistan, Inde, Bangladesh,
Sri-Lanka, etc.).
136
terroriste, a été définie comme une menace sérieuse en elle-même. Ceci est implicite dans la
stratégie de l’Union Européenne visant à lutter contre la radicalisation et le recrutement de terroristes
(Union Européenne, 2005) ainsi que dans de nombreuses stratégies nationales54. La
radicalisation en tant que ‘pré-crime’ incite à la recherche d’indicateurs de radicalisme
(islamiste) identifiables pouvant revêtir différentes formes : changements au niveau de
l’idéologie, du comportement, des pratiques et/ou de l’apparence.
Conformément à la thèse de la responsabilisation (2001) de Garland, le spectre du
soupçon encourage également différentes formes d’auto-surveillance et d’autoréglementation – tel qu’il a été démontré par le rôle des Muslim Contact Units (Unités de
Contact avec les Musulmans) et du Muslim Safety Forum (Forum de Sécurité musulman) au
Royaume-Uni. Là-bas, les communautés contre le terrorisme est en train de devenir une maxime
anti-terrorisme admise par laquelle les communautés musulmanes sont recrutées pour
participer à des efforts conjoints visant à prévenir l’extrémisme violent (Spalek et al., 2008).
De façon plus générale, les citoyens doivent être vigilants et attentifs aux signes de
comportement ou d’activité suspects. Des responsabilités de contrôle et de surveillance
accrues ont toutefois été confiées aux mosquées, aux groupes de prière et communautaires,
et aux universités. Les exigences des activités de police fondées sur le renseignement ont
augmenté les niveaux de renseignement (de moindre importance). Cependant, une activité
policière et une collecte d’informations plus intensives suscite la suspicion en même temps
qu’elle en fournit les preuves. De sorte que, les formes de surveillance plus proactives ayant
été mises en place pour surveiller les populations suspectes ont donné lieu à une avalanche
d’informations ainsi qu’à une prédiction excessive de risques et de menaces (Levi, Wall,
2004).
Toutefois, dans de nombreux pays, le discours politique sur la lutte contre la
radicalisation et la prévention de l’extrémisme est allé bien au delà de la simple sphère de la
surveillance et de l’activité policière (Walker, 2008 ; Virta, 2008 ; HM Government, 2009).
Des efforts ont été déployés afin de :
 Promouvoir des valeurs communes de citoyenneté et de cohésion sociale ;
 Soutenir les solutions locales ;
54
Malgré le fait que les États-nations demeurent plutôt conservateurs quant à l’internationalisation de leurs
systèmes de justice pénale (souvent perçus comme le symbole ultime de la souveraineté de l’État), nous avons
assisté, dans la période post 11 septembre, à une importante européanisation de la politique anti-terroriste
(den Boer, 2003 ; den Boer et al., 2008).
137
 Développer le civisme et la prise de responsabilité ; et
 Renforcer les institutions religieuses et leurs cadres.
Dans ce domaine, on s’est inspiré de développements et d’innovations récentes
relatives à la prévention communautaire du crime et la police de proximité.
Cependant, la discordance et les conflits existant entre les diverses politiques surveillance policière et cohésion communautaire d’une part, et stratégies locales et
relations internationales de l’autre - risquent de miner les efforts visant à intégrer les
groupes marginalisés et aliénés. L’impact néfaste des réponses anti-terroristes est largement
admis. Le House of Commons Home Affairs Select Committee (Comité restreint sur les affaires
intérieures de la Chambre des communes) en a conclu que nos témoins musulmans sont
parfaitement conscients que la mise en œuvre de la loi sur le terrorisme stigmatise les Musulmans : ceci est
extrêmement nuisible aux relations communautaires (2005, parag. 153).
V - Réflexions finales
Les menaces contemporaines à la sécurité, telles que la violence terroriste, les
comportements anti-sociaux, les désordres et la criminalité ‘ordinaire’, constituent, sans
l’ombre d’un doute, de véritables défis urgents pour les gouvernements, les entreprises et
les citoyens. Toutefois, il y a un vrai danger à ce que notre façon d’interpréter les risques et
les dangers inconnus, et d’y répondre, ne vienne fragiliser certaines valeurs et principes
fondamentaux des sociétés démocratiques et miner les relations de confiance sociale et de
tolérance mutuelle. De ce fait, trouver un équilibre entre sécurité et liberté constitue peutêtre le plus gros défi auquel se trouvent confrontés les États européens aujourd’hui. La
demande de sécurité dans des sociétés où les individus jouissent d’une ‘liberté’ sans cesse
plus grande est une question épineuse. Le dilemme est que cela revient souvent à sacrifier
les libertés des autres pour que nous nous sentions plus en sécurité. Ceci a des conséquences
néfastes sur les groupes marginaux et marginalisés, ceux sur lesquels les groupes dominants
projettent leurs peurs et leurs anxiétés. Ainsi, les questions les peurs de qui ?, la sécurité de qui ?
et les libertés de qui ? sont particulièrement importantes quoique moins visibles lors des
débats sur les menaces de terrorisme et de violence politique, ainsi que d’autres peurs
contemporaines, et la façon d’y répondre. Dans la confrontation politique entre peur et
liberté, les actions violant les libertés - si elles sont nécessaires - sont manifestement plus
justifiables lorsque ceux qui soutiennent ces actions sont eux-mêmes affectés par ces
138
dernières et que les retombées de telles initiatives ne se concentrent pas uniquement sur des
membres de groupes minoritaires identifiables - soit de façon implicite soit par le biais
d’une mise en œuvre différenciée.
Concernant les réponses gouvernementales aux perceptions du crime et de
l’insécurité, en particulier le terrorisme, la précaution est en train de devenir un facteur
déterminant pour la légitimisation des interventions précoces avant même que nos inconnus
inconnus ne se manifestent. Dans un contexte d’incertitude et en quête d’une sécurité
absolue inaccessible, le simple soupçon, la perception des autres, la présence visible d’un
comportement potentiellement à risque et les scénarios catastrophes peuvent constituer des
raisons suffisantes pour justifier une action préemptive. Il est donc indispensable d’analyser
les preuves, de les remettre en question et d’évaluer les différentes lignes de conduite
possibles. Comme l’affirme Sunstein : Les gouvernements démocratiques se soucient des faits mais
aussi des peurs… ils prennent des mesures prudentes afin de garantir que les lois et les politiques réduisent,
et ne reproduisent pas, les erreurs auxquelles les anxieux sont enclins (2005, 226). Avec la gouvernance
par la précaution, nous sommes peut-être en train de renoncer à des libertés civiles et des
principes légaux précieux dans le seul but d’intervenir le plus tôt possible pour empêcher
que nos démons inconnus ne surgissent. Nous sommes donc en train d’accroître le nombre
de nos instruments de contrôle et de les surcharger d’informations provenant de diverses
banques de données dans l’espoir que ceci nous permettra de reconstituer le puzzle en vue
d’identifier des risques potentiels et d’anticiper l’avenir. S’il est vrai qu’une inaction
délibérée face à des preuves de dommages irréversibles et graves possibles peut être
risquée, il faut bien reconnaître qu’une réaction exagérée peut parfois présenter des dangers
encore plus grands, en particulier lorsqu’elle engendre des conséquences non souhaitées et
conduit à consommer des ressources qui auraient pu être employées à des fins plus
bénéfiques.
139
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143
LE RISQUE ET L’INSÉCURITÉ :
DEUX CONCEPTS PLUS LARGES DERRIÈRE
LA PEUR DU CRIME ET LA PUNITIVITÉ
Klaus Sessar - Helmut Kury
I - Introduction
La présente contribution à l’axe (Workpackage) 4 « Perception du crime et
insécurité » (animé par les professeurs Adam Crawford, Université de Leeds, et André
Lemaître, Université de Liège) s’inscrit dans le cadre du projet européen Assessing Deviance,
Crime and Prevention in Europe (Crimprev). Elle s’intéresse tout particulièrement aux concepts
de risque et d’insécurité ainsi qu’à leurs concepts connexes de peur du crime et de
punitivité.
Dans un cas théorique comme celui-ci, la peur du crime et la punitivité traduisent
ou dissimulent, des formes plus générales de malaise et d’incertitudes, tant au niveau
individuel que collectif. Cette hypothèse n’est toutefois pas remise en cause par l’existence
d’une peur réelle, particulièrement de la violence. Nous ne contesterons pas non plus
l’existence d’avis tranchés sur les peines à appliquer dans des cas généraux ou spécifiques.
Dissocier, d’une part, le crime en tant qu’objet de perceptions et d’attitudes concrètes, et,
d’autre part, le crime en tant que représentation symbolique d’anxiétés relativement
générales, s’avère très difficile. La criminologie n’a pas su, à notre avis, tenir compte
comme il se doit de cette distinction pour un certain nombre de raisons.
L’une de ces raisons n’est pas étrangère à la vision du monde positiviste teintée de
normativité qui a encore parfois cours en criminologie. Nous entendons par là que
certaines méthodes empiriques utilisées pour l’étude des attitudes à l’égard du crime
contiennent des éléments de réprobation morale. Lorsqu’ils abordent ce que les règles
pénales considèrent comme des actes illégaux menaçants, offensants et préjudiciables, les
criminologues réalisent souvent leurs études sans tenir compte de la perception desdits
actes par les personnes concernées. Ainsi s’attendait-on toujours par le passé aux mêmes
réactions qui se manifestaient soit par des sentiments de crainte persistants, soit par des
attitudes profondément enracinées de fermeté à l’égard du crime. Le point de référence
144
admis était la victime du crime, chez qui toutes ces attentes se concentraient. Par conséquent,
quel ne fut pas l’étonnement lorsque l’on découvrit que les réactions des victimes étaient
souvent déterminées par leur propre monde vécu (Lebenswelt) et non pas nécessairement par
des impératifs moraux ou juridiques. Autrement dit, leur perception du crime s’inscrivait
souvent dans l’ensemble des autres expériences désagréables vécues au quotidien. Ceci
explique donc pourquoi les sujets étudiés n’attribuaient que rarement aux crimes dont ils
avaient été victimes le caractère exceptionnel auquel les experts dans les domaines
concernés (police, système de justice pénale, criminologie ou organisations d’aide aux
victimes) s’attendaient et qu’ils leur conféraient généralement. Il est évident que cela ne
s’applique pas aux victimes de crimes très graves. Comme beaucoup de victimes ne se
déclaraient pas auprès de la police (en moyenne 50 %, à l’exception des cas de vols de
voiture et ou de cambriolages), et qu’elles manifestaient rarement une attitude punitive plus
sévère et n’étaient généralement pas en proie à une plus grande peur du crime que les nonvictimes, la question sans réponse qui découle de tels résultats, à savoir « pourquoi le
devraient-elles ? », paraît inacceptable. Quoi qu’il en soit, la ‘victime’ n’apporte pas une
justification très appropriée à une politique de sanction sévère (Boers, 2003, 14).
Une autre raison est liée à l’importance crimino-politique des domaines de recherche
connexes. Cela signifie que le législateur, la police et le système de justice pénale (et bien sûr
les médias) s’intéressent aux attitudes du public face à la criminalité pour adapter leur action
de lutte contre le crime, et ce tant dans la rue que dans les tribunaux, en fonction de la peur
et de l’attitude punitive attendues. La difficulté pour les criminologues est la suivante. Ils
peuvent, par leurs connaissances, alimenter à leur corps défendant la guerre contre le crime.
Il arrive cependant, peut-être à cause d’un cruel manque de moyens, du besoin de
reconnaissance de leur qualité d’experts ou de leur appartenance à une institution
subventionnée par l’État, de constater chez certains une proximité d’esprit avec les
politiques et leur raisonnement. La criminologie devrait toutefois développer ses propres
concepts théoriques en abandonnant la simplicité habituelle afin de tenir compte de la plus
grande complexité propre aux perceptions juridique, politique et médiatique du crime.
Nous ne pouvons pas exclure que des approches descriptives comme : « Quel degré de
peur ? » ou « Quelle devrait être la sévérité des peines ? » cèderont la place à des approches
davantage analytiques comme : « La peur ? Qu’en est-il des relations avérées entre les
attitudes face aux mutations sociales et le crime ? », ou encore « La punitivité ? Qu’en est-il
145
des attitudes (hostiles) semblables à l’encontre des demandeurs d’asile, des Roms et des
délinquants ? ».
Ces rapides observations témoignent du besoin urgent de réorienter la recherche en
matière de perception publique du crime. Ceci s’applique non seulement à la peur du crime,
mais aussi à la demande de « plus de sévérité » dans l’application de la loi. En nous
appuyant sur la recherche autour du modèle existant d’une relation simple entre les
attitudes à l’égard du crime et le crime lui-même, puis sur une rapide critique des méthodes
et approches actuelles, nous étudierons brièvement les moyens d’intégrer les anciennes
attitudes et perceptions au sein des notions plus larges que sont « l’insécurité » et le
« risque ».
II - La peur du crime, expression de la peur du changement social ?
La recherche en victimologie nous a permis de comprendre les grandes souffrances
des victimes, notamment des victimes de graves délits violents. En outre, la recherche a
montré que ces victimes craignaient particulièrement d’être confrontées de nouveau à la
violence, qu’elles évitaient la rue et les espaces publics (notamment après la tombée de la
nuit) et qu’elles avaient tendance à prendre des mesures de précaution pouvant affecter leur
qualité de vie. Il convient toutefois de préciser que les formes graves de criminalité en
public, par opposition à celles perpétrées en privé, sont plutôt rares (notamment pour les
femmes victimes de violence). Malheureusement, les statistiques policières et les études sur
les victimes ne font pas clairement la distinction entre espace public et sphère privée. Cette
lacune a donc conduit à créer une catégorie « personne inconnue » pour désigner l’auteur
réel ou potentiel d’un crime ; en partant du postulat que la violence qui s’exerce dans les
espaces publics est généralement commise par des inconnus.
Selon les statistiques sur la criminalité de la police allemande de 2007 (qui n’incluent
pas les infractions routières), le nombre de crimes violents graves enregistrés (catégorie
englobant les coups et blessures, tous types de vols avec violence, les viols et agressions
sexuelles, les meurtres et homicides, les enlèvements et séquestrations et l’extorsion)
représentait 3,5 % de l’ensemble des actes enregistrés (Polizeiliche Kriminalstatistik, 2007,
Tableau 92). 70 % des victimes étaient des hommes, contre 62 % en Grande-Bretagne pour
une catégorie similaire de crimes violents, selon la définition du British Crime Survey (BCS)
de 2005/2006 (voir Walker et al., 2006, 64). Dans 53 % des cas allemands, l’auteur du crime
146
était inconnu (pour 59 % de victimes masculines et pour 39 % de victimes féminines) alors
que dans le BCS, la proportion des délits commis par des inconnus était de 52 % (62 % des
victimes étaient des hommes, 36 % étaient des femmes ; Walker et al., 2006, Tableau 5.01).
Si l’on considère à la fois la gravité de la violence, le sexe des victimes et leur rapport avec
le malfaiteur, on peut considérer que l’espace public présente un facteur de risque
relativement modéré, et cela particulièrement pour les femmes eu égard à la plus grande
exposition au crime des hommes55.
Quel est alors l’objectif de la recherche en matière de peur du crime ? Si l’on prend
la définition souvent citée : la peur du crime est une réaction émotionnelle de crainte ou d’anxiété
relative au crime ou aux symboles qu’une personne associe au crime (Ferrero, 1995, 4), l’intérêt des
politiciens et des criminologues devrait se porter sur la violence commise tant dans la rue
qu’au sein de la famille (violence domestique). Pourtant, les politiques et les scientifiques ne
s’intéressent presque exclusivement qu’à l’espace public. La raison peut en être que la
violence publique est davantage visible et donc perçue comme plus répandue et
dangereuse, d’où l’apparition de nouveaux thèmes comme les Villes inquiètes (Sessar et al.,
2007) ou la Sécurité communautaire (Crawford, 1998). Cependant, comme la recherche est
capable de démontrer que dans la sphère privée (par opposition à la sphère publique) les
femmes sont très largement davantage victimes, et davantage à répétition, de la violence
que les hommes (Finney, 2006, Tableaux 2.1, A.1), nous pourrions parvenir à des
conclusions différentes concernant l’intérêt officiel porté à la question de la peur du crime.
Son objectif principal est de lutter contre le crime en utilisant la peur comme légitimation
supplémentaire. À l’inverse, les initiatives pour combattre la peur du crime domestique
semblent susciter moins d’intérêt.
La peur du crime est avant tout une question politique. Alors qu’il était encore
sénateur, Richard Nixon exprima cela très clairement dans un pamphlet intitulé Toward
Freedom from Fear (Se libérer de la peur) : si le taux de condamnation était multiplié par deux dans ce
pays, cela contribuerait davantage à éradiquer le crime dans le futur que de quadrupler les fonds publics
pour lutter contre la pauvreté (cité in Harris, 1969, 73). S’efforçant de mesurer l’étendue de la
peur du crime au sein de la population américaine, les politiques ont confié aux sciences
sociales la réalisation d’une série d’enquêtes (Ennis, 1967). C’est ainsi que la peur du crime
55
Ces similitudes entre les données britanniques et d’outre-Rhin sont frappantes, surtout compte tenu des
méthodes d’enquête différentes (crimes enregistrés par la police vs crimes recensés lors d’enquêtes auprès des
victimes), des différentes définitions juridiques des actes et des divers regroupements de crimes violents.
147
devint une question scientifique centrale, avec un fond toutefois clairement politique. La
criminologie a alors entrepris en toute naïveté de créer des concepts si vagues qu’ils
permettaient trop facilement de parvenir à une interprétation qui concluait à la peur. Plus
précisément, la peur telle que définie par la criminologie était mesurée par rapport à ellemême, d’où l’émergence d’un sujet en proie à la peur en tant que construction politiquement
exploitable (Lee, 2001 ; Sessar, 2008).
Nous prendrons la définition de Ferrero comme point de départ aux fins de notre
démonstration. Son opérationnalisation dans des travaux de recherche pourrait supposer
que le nombre de sujets qui manifestent des sentiments aussi forts n’est pas très élevé. Les
termes « peur » et « crime » ayant été évités et remplacés dans les questions par
« insécurité » le soir seul(e) dans la rue (la question dite standard), les réponses sont et
restent interprétées comme une expression de la peur. « L’insécurité » est par conséquent une
variable de substitution ayant une signification plus large que la peur. Après tout, n’est-il
pas possible de se sentir en insécurité sans éprouver de la peur ? En outre, alors que les
enquêtes quantitatives ne posent aucune question sur les contextes sociaux de la peur
(Quand ? Où ? À quelle fréquence ? Quelle persistance ?), il n’a toujours pas été déterminé
clairement si la peur était fondée sur une expérience passagère spécifique ou était devenue
un sentiment permanent et profondément enraciné. Finalement, étant donné que les
chercheurs interrogent les mêmes personnes deux fois et constatent de grandes divergences
entre des taux de peur élevés lors des entretiens avec questions fermées et des taux de peur
bas lors des entretiens suivants fondés sur des questions ouvertes (Farrall et al., 1997 ; Kury
et al., 2004a), les approches actuelles sont devenues inacceptables d’un point
méthodologique.
L’utilisation d’autres termes, comme « inquiétude », n’a pas amélioré la situation car
l’inquiétude revêt différentes significations d’une personne à l’autre (Farrall et al., 1997, 666). On ne
sait pas non plus clairement si la question sur la probabilité d’être victime d’un crime porte
également sur la peur dudit crime. Étant donné que ces estimations ne cadrent parfois pas
avec la réalité, des doutes se sont installés quant à la validité des réponses. Par exemple,
deux ans après la chute du mur du Berlin en 1989, plus d’un tiers (36 %) des jeunes femmes
(de moins de 30 ans) habitant les grandes villes d’Allemagne de l’Est pensaient qu’il était
probable ou très probable qu’elles soient victimes de viol. À Cracovie, une enquête auprès
de femmes de moins de 50 ans, qui ne sortent presque jamais de chez elles la nuit, a révélé
qu’un nombre presque identique (31 %) estimaient qu’il était probable ou très probable
148
qu’elles soient victimes d’un crime dans un futur proche (Sessar, 2008, 26-27). Ces réponses
pouvaient difficilement être interprétées comme une expression de la peur conformément à
l’acception habituelle de ce mot, elles reflétaient plutôt un certain malaise ou une désapprobation face
aux conditions insoutenables au sein de leurs communautés ou quartiers en termes de désordre social […] et
à l’absence de contrôle social (Sessar, 2008, 27).
Aucune de ces analyses n’est nouvelle. Ni le fait qu’elles aient souvent été ignorées,
de sorte que des études en cours utilisant des instruments de mesure et des interprétations
identiques ou semblables continuent d’arriver sur le marché. On peut, en fait, observer
qu’en dépit de toutes les critiques méthodologiques et conceptuelles sur la recherche
précédemment réalisée sur la peur du crime, il y a clairement un désir de traiter ce sujet en
développant de meilleurs indicateurs capables d’améliorer les études sur les sentiments de
peur. Une question dérangeante demeure toutefois : mesurons-nous réellement la peur du
crime lorsque nous mesurons la peur du crime ?
La première étape en ce sens a été d'intégrer le domaine relativement vaste du
désordre (urbain) social dans la recherche sur la peur du crime. Pour ce faire, le désordre
social et physique de certains quartiers urbains, résumé sous le terme « d’incivilités », a été
examiné afin de déterminer s’il peut être à l’origine de la peur du crime, même en l’absence
de crime. Cette question est importante car les quartiers qui souffrent de désordre social
enregistrent également des taux de criminalité élevés. Il semblerait que cette question soit
toujours sans réponse : les indicateurs de désordre et de criminalité sont par essence étroitement liés et un
échantillon de quartiers beaucoup plus large serait nécessaire afin d’éclaircir précisément leurs rapports
distincts avec la peur (Skogan, 1990, 77). Si l’on y parvenait, l’attention se porterait alors sur
des aspects de l’insécurité sociale et la criminalité n’aurait pour rôle que d’apporter son
vocabulaire à la discussion.
Peut-être devrions-nous changer de perspective. Le discours social et politique sur
la violence quotidienne est presque identique au discours sur l’insécurité et la peur. Cela
signifie que la peur du crime n’est pas la manifestation de diagnostics de non spécialistes sur la
dégradation et la stabilité du quartier (Jackson, 2008), mais plutôt de diagnostics d’experts, que
sont les résidents, sur les conditions de vie dans leur quartier. Pour les résidents, l’insécurité
et la peur (du crime) sont intrinsèquement liées, ensemble et avec l’inhospitalité de leur
environnement immédiat.
Peut-être est-ce même davantage. L’hypothèse avancée indique que des
préoccupations liées à des problèmes plus généraux, parfois même mondiaux, sont
149
capables d’affecter directement l’existence des individus et par conséquent leurs attitudes, y
compris la peur du crime. Ces problèmes englobent les pandémies, les crises économiques,
la pauvreté, le terrorisme ou le changement climatique. Le travail de recherche de
Hirtenlehner (Université de Linz), qui a testé un modèle méthodologique complètement
différent, a apporté les premières clés. Grâce à l’Analyse factorielle confirmatoire de second-ordre
(Byrne, 2001), plusieurs séries de variables ont été calculées les unes par rapport aux autres
dans les domaines suivants : « peur du crime » (évaluation des risques portant sur huit types
de crimes de rue différents) ; « désordre social » (huit items tels que les jeunes désœuvrés, le
vandalisme, les logements insalubres, etc.) ; « peurs personnelles » (quatre items, par
exemple, maladie grave, perte d’amis) ; et « peurs sociales » (six items, dont la hausse des
impôts et des prix et la destruction de l’environnement). Dans ces calculs, la peur du crime
(évaluation des risques) n’était pas une variable dépendante, mais l’un des facteurs utilisés
pour l’identification d’une nouvelle dimension nommée de façon hypothétique « insécurité
généralisée ». Selon l'auteur, les résultats montrent que la peur du crime est la projection d’anxiétés
plus générales. Elle est indissociable d’autres formes d’insécurité. Elle constitue un élément d’une insécurité
généralisée dont les origines peuvent être observées dans les changements politiques, économiques et sociaux
des sociétés de la modernité tardive, selon plusieurs diagnostics sociologiques alors établis. D’autre part, les
résultats ont mis au jour un mécanisme de confusion entre incivilité et peurs liées au crime, ce qui, à l'heure
d'aujourd'hui, n'a pas encore été étudié en détail. La peur du crime et les sentiments d'insécurité semblent
être des manifestations parallèles d’un syndrome généralisé d’insécurité qui ne peut être compris qu’à la
lumière des changements sociaux (Hirtenlehner, 2008, 149-151). Cette vision est étayée par des
études sur la punitivité qui ont découvert l’impact essentiel de facteurs non liés au crime,
notamment des anxiétés économiques générales, sur les attitudes punitives (King, Maruna,
2009, 160-162). Les concepts systémiques n’ignorent pas de tels liens et de telles
connexions. Il n’est plus possible d’étudier et d’interpréter le monde de façon parcellaire
car celui-ci est à présent un système complexe composé d’éléments interactifs qui requiert
plutôt une approche intégrée.
Des conclusions importantes, bien que sans conséquence, ont été tirées de cette
étude et d’autres également. Par exemple, la peur a été expliquée comme le résultat de la
dynamique de la dé-traditionnalisation et du sentiment de bouleversement qui l’accompagne (Hope,
Sparks, 2000, 5). Elle a aussi été comparée à une éponge, absorbant toutes sortes d’anxiétés liées
aux problèmes connexes de la détérioration du tissu moral, de la famille à la communauté et à la société
(Jackson, 2006, 261). Ou encore, elle a été considérée comme un code ou une métaphore
150
servant à exprimer des sentiments de privation et d’aliénation ou un pessimisme général
quant aux prochaines crises sociales susceptibles d’affecter considérablement l’existence de
chacun (Sessar, 1997a, 171-176). La question est donc pourquoi le concept de peur du
crime n’a pas encore été remplacé par des concepts plus larges tels que les perceptions du
risque ou par des sujets brûlants tels que l’angoisse existentielle afin de replacer nos items
dans un contexte plus approprié.
III - La punitivité en tant qu’expression d’impuissance et d’insécurité ?
Il est devenu presque complètement impossible de maintenir une vue d'ensemble
complète de la recherche scientifique sur la « punitivité ». C’est pourquoi nous limiterons le
débat infra à la punitivité en tant qu'élément essentiel de la perception publique du crime.
L’autre aspect de la punitivité en tant que trait inhérent de la politique pénale moderne sera
laissé de côté.
La peur du crime présente un certain nombre d’analogies qui conduisent à la
concevoir et à la traiter comme un thème fédérateur. Étant donné la difficulté, voire
l’impossibilité, de trouver des critères objectifs pour des attitudes comme la punitivité ou
des réactions raisonnables comme la peur, les résultats de chaque étude sont le produit de
leur méthodologie (Kury et al., 2004b, 55). Ceci s’applique également à l’interprétation des
résultats. Rien dans ce domaine ne résiste à la méthodologie. Prenons comme exemple la
question commune concernant le soutien à la peine de mort. Puisqu’aucun système de
comparaison objectif n’existe pour la punitivité, nous devons le définir. Pour ce faire, on
procède généralement par comparaison avec des enquêtes précédentes sur le même sujet
ou avec des enquêtes réalisées dans d'autres pays. La punitivité est alors considérée la plus
élevée là où l’on trouve le plus grand soutien (c'est-à-dire l’approbation). À ce titre, les
attitudes à l’égard de la peine (capitale) deviennent des interprétations criminologiques. Ceci
est également valable si l’on utilise des enquêtes moins simplistes comme la présentation
échelonnée de plusieurs sanctions (de sévère à clémente) ou bien de la finalité de la
condamnation (par exemple, de la punition à la réparation). La préférence pour des peines
sévères ou punitives passe alors pour une attitude punitive. Toutes ces études descriptives
manquent de validité, du moins tant que les questions ne sont pas intégrées dans des
contextes plus larges permettant des analyses plus approfondies. Les variables contextuelles
sont, entre autres, la substance de différentes peines, leurs conséquences (également pour la
151
victime), leur capacité présumée à dissuader ou réhabiliter et, tout particulièrement, les
mesures alternatives qui, bien que peut-être plus civilisées, ne font pas obstacle aux
présomptions traditionnelles.
C’est un homme de loi, le juge Thurgood Marshall, de la Cour suprême des ÉtatsUnis, qui remarqua que pour pouvoir exprimer un avis valable sur la peine de mort, il
convenait d’être informé de ce qu’elle signifiait réellement (Furman v. Georgia, 408 U.S.
238 (1972) ; Bohm et al., 1991). C’est ainsi que furent créées ce que l’on appelle
communément les hypothèses de Marshall. Toute une littérature existe maintenant sur la
question beaucoup plus vaste visant à déterminer si les connaissances ou l’accès aux
informations peuvent changer les attitudes à l’égard de la peine, de ses objectifs et de ses
résultats sur le long terme (Cochran, Chamlin, 2005). La plupart des études se déroulent en
deux temps, le pré-test et le post-test, et les informations supposées faire évoluer les
attitudes et opinions sont intercalées entre deux phases d’interrogation ou plus. Une
méthode appelée sondage délibératif consistait à interroger sur l'efficacité, en matière de
réduction du crime, de l’éducation parentale, des programmes de surveillance du voisinage,
des mesures de précaution, de peines plus sévères, du recours accru aux peines
d’emprisonnement, etc. Les attitudes vis-à-vis des prisons et des peines d’emprisonnement
étaient également enregistrées. À l’issue du premier entretien, les participants furent invités
à passer un week-end avec des professionnels de la justice pénale, des chercheurs, des
politiques et d’anciens détenus afin d’appréhender le sujet sous toutes ses dimensions.
Ensuite, à deux occasions distinctes, les mêmes questions que lors du premier entretien
furent posées aux participants, une fois immédiatement après les rencontres puis 10 mois
plus tard. Dans la plupart des cas, même après presque une année, il a été observé que les
items portant sur « la loi et l’ordre » obtenaient moins de soutien que lors du premier
entretien (Hough, Park, 2002.)
En raison de la complexité de cette expérience, il est peu probable qu’elle soit
renouvelée. Elle a toutefois démontré que la connaissance affecte les opinions et les
sentiments (pas toujours dans le sens d'une plus grande libéralité, un fait que la
criminologie doit admettre et accepter). Elle montre en outre que seules la connaissance et
l'information, ou bien une occasion de rencontrer des experts pour discuter du sujet,
apparaissent comme le préalable à une réponse valable. Les personnes interrogées ne sont
prises au sérieux qu’à cette condition-là. Il est donc impératif d’essayer d’accroître la
152
complexité des recherches sur les sentiments punitifs, car c’est en ajoutant des niveaux de
détail que l’on obtiendra des résultats plus circonstanciés.
Voici quelques autres exemples provenant de la recherche criminologique. L’une
des constatations les plus importantes de ces dernières années a été le changement
d’attitude à l’égard de la peine lors de l’introduction de mesures alternatives de résolution
des conflits. Prenons deux groupes de personnes interrogées sélectionnés de façon
aléatoire. Chaque groupe doit évaluer le cas d’un délinquant de 30 ans avec des antécédents
judiciaires (agression et vol) qui a provoqué une rixe dans un bar et a ensuite agressé sa
victime avec un tabouret. La victime a perdu deux dents et a été blessée à la tête, blessure
qui a nécessité des points de suture. Un groupe a été en outre informé qu'avant le procès
un travailleur social a organisé une rencontre entre l’agresseur et la victime pour parler de
l’incident. L’agresseur a présenté ses excuses pour son acte et, avec le consentement de la
victime, a versé des dommages-intérêts pour les dégradations et pour les douleurs et
souffrances occasionnées. Les personnes des deux groupes se sont prononcées en faveur
des sanctions données comme suit (groupe non informé/informé de la réparation
préalable ; pourcentages arrondis) :
 emprisonnement 10%/4% ;
 sursis probatoire 26%/14% ;
 amende ou/et travail d'intérêt général 47%/46% ;
 réparation 1%/4% ;
 acquittement - /24% ;
 autres, sans opinion 16%/12% (Pfeiffer, 1993, 59-61).
De nombreuses études semblables abondent dans ce sens (Sessar, 1992). Si la
réparation avait la même valeur que les sanctions pénales traditionnelles ou si elle convenait
dans le cas en question, la société manifesterait des attitudes beaucoup plus laxistes en
matière d’application de la loi et il serait possible de se fier à la victime dans de nombreux
cas tels que celui-ci. On ne peut toutefois pas exclure que ce n’est pas le résultat recherché.
Comme pour la recherche sur la peur du crime, nous devons également nous poser
la question suivante : que mesurons-nous lorsque nous mesurons la punitivité ? Une fois de
plus, ce sont les facteurs contextuels qui nous intéressent, et tout particulièrement la
compréhension de la punitivité en tant que garantie d’une sécurité générale. Il y a 35 ans,
Faugeron et Robert identifièrent que le plaidoyer en faveur de la peine de mort pouvait être
entendu comme un besoin de sécurité face à de dangereux récidivistes et pas uniquement
153
comme un désir de punir sévèrement (1974). Cette hypothèse a été plusieurs fois confirmée
depuis par des études empiriques : aux États-Unis, lorsque la réclusion à perpétuité sans
libération conditionnelle a été proposée pour remplacer la peine de mort, celle-ci a connu
un déclin sensible du nombre de ses partisans (Kury et al., 2004b, 62-64). Il a été avancé que
dans le cas de la réclusion à perpétuité, si elle signifiait réellement à vie (c'est-à-dire sans
libération conditionnelle ou grâce), les intérêts sécuritaires de la population étaient dûment
préservés au point de rendre la peine de mort inutile (Dieter, 1993). Compte tenu des
conditions d’incarcération actuelles des condamnés à perpétuité, on peut se demander si
privilégier la réclusion à vie sur la peine de mort traduit véritablement une attitude moins
punitive, mais nous laisserons cette question en suspens.
Cependant, si l’enfermement traduit effectivement un besoin de sécurité, on peut
également observer un lien entre l’insécurité et les opinions punitives. Il s’agit d’une approche
complètement différente. Dans le cadre d’un projet d’observation du crime pendant les
bouleversements sociaux qu’ont traversés l’Allemagne de l’Est après la chute du mur de
Berlin, Sessar osa intituler un chapitre du rapport de recherche final : Attitudes punitives à
l’égard des bouleversements (1997, 255-292). Il fut observé que le remplacement total de la
structure sociale de la RDA par celle de la RFA ne constituait pas seulement un problème
politique, mais aussi un problème d’identité dans la mesure où tout un peuple avait perdu
son orientation sociale et morale (indépendamment de l’adhésion au régime précédent). De
forts sentiments d’aliénation en termes d’impuissance et de désespoir, c'est-à-dire
d’insécurité sociale et morale, ont prévalu pendant un bon moment. Il apparut évident que
ces types de privations structurelles alimentaient des fantasmes de punition tous azimuts
qui, modérés aux fins de l’enquête, se traduisaient par des attitudes punitives dans les
résultats. Par exemple, 30 % des Allemands de l’Est interrogés se prononçaient en faveur
de l’incarcération dans le cas d’un homme d’Allemagne de l'Ouest qui prétendrait être
l’ancien propriétaire d'un bien en RDA et qui y entrerait sans demander la permission
(Sessar, 2001, 20). Cette réaction fut interprétée comme une manifestation d’indignation,
d’impuissance et un sentiment diffus d’insécurité plutôt que comme une véritable attitude
punitive dans le sens ordinaire du terme. Cette interprétation se rapproche du rapport entre
le déclin du consensus moral et social de la société, et le soutien de politiques publiques
punitives décrit par Tyler et Boeckmann (1997, 256). L’étude menée par King et Maruna a
développé cette idée dans le même sens. Ce sont les facteurs dits expressifs comme l’anxiété
économique au sens large (concernant l’économie du pays) et l’anxiété générationnelle (concernant
154
le comportement des jeunes et leur irrespect), ainsi que « l’éducation » et le
« conservatisme », qui influencent le plus la punitivité alors que les facteurs liés au crime,
comme la « victimation » ou « la préoccupation relative au crime », n'ont aucun effet direct
(King, Maruna, 2009, 159). En incluant la question de la peur du crime, les auteurs
résument leurs résultats : … la véritable origine des opinions punitives, ainsi que des anxiétés ou peurs
relatives à la victimation, se situait dans des préoccupations plus vastes ayant trait au changement social
(King, Maruna, 2009, 161).
IV - L’insécurité et le risque sont-ils de nouvelles pistes de recherche ?
Les précédentes considérations n’ont pas eu pour objet de s’interroger sur qui craint
la violence et pourquoi, ni de se demander pourquoi certaines personnes cherchent à punir
plus sévèrement les criminels que d’autres. Elles ont eu pour but de démonter puis réassembler les perceptions publiques du crime, car les concepts criminologiques seuls
semblent trop limités pour saisir l’importance de ces attitudes. Dans le passé, les
améliorations conceptuelles et méthodologiques permanentes n’avaient d’autre rôle que
d’améliorer la validité des mesures.
Dans une discipline dont la fonction est d’étudier le crime sous toutes ses facettes
(y compris son contrôle et sa prévention), il ne peut en être autrement. C’est toutefois là
que le bât blesse. Étudier les attitudes en s’intéressant aux crimes est fortement normatif,
comme si le crime tel que le code pénal le définit fournissait en soi un modèle social et moral
pour une interprétation incontestable des opinions de tous. Cependant, la criminologie
moderne interprète le crime beaucoup plus comme un construit à la fois social et discussif. Il s’agit
d’une catégorisation violente de la diversité des conflits et transgressions humains en une catégorie unique « le
crime », comme si tous étaient en quelque sorte identiques (Henry, Milovanovic, 1996, 115). Cela est
également vrai pour la peur du crime et la punitivité issues de la criminologie qui, passées
au crible du crime, négligent une foule de motivations et attentes intrinsèques, souvent sans
rapport aucun avec ce dernier.
La recherche entreprise sur la base d’une représentation plutôt fermée du crime
fonctionne nécessairement avec un ensemble de variables relativement fermées, c'est-à-dire
autonomes, unies par la notion de crime. Elle constitue un quasi-corpus d’expériences pour
les recherches en criminologie. Les nouveaux résultats ne peuvent pas critiquer ou remettre
en cause le canon des connaissances acquises, mais seulement l’enrichir. C’est pourquoi il
155
peut s’avérer difficile d’établir des liens entre la criminologie et d’autres disciplines qui
possèdent de vastes expériences et connaissances propres. Par exemple, le concept de
désorganisation sociale relevait initialement de la sociologie urbaine et de l’écologie humaine et
ne devint que plus tard une question criminologique. Ce fut rendu possible par une
extension du niveau macro-social. La question est plus ardue lorsque l’on traite de
« l’incivilité ». L’incivilité engendre le crime ou l’attire, nous sommes d’accord jusque-là.
Elle peut cependant susciter la peur, même en l’absence de crime, ce qui est interprété
comme peur du crime en criminologie, est-ce logique ? A-t-on peur parce que le crime est
suspecté de se tapir derrière des fenêtres brisées, parce que les fenêtres brisées sont perçues
comme des crimes ou bien parce que le crime est une expression métaphorique des
fenêtres brisées ? De plus, comment la criminologie devrait-elle réagir aux conclusions de
Hirtenlehner, King et Maruna, pour n’en citer que quelques-uns, qui ont découvert
l’existence d’insécurités et d’anxiétés plus universelles qui seraient sous-jacentes à la peur et
la punitivité ?
Il semblerait que nous quittions alors le domaine étroit de la criminologie avec l’aide
de la recherche criminologique, afin d’explorer les domaines sociologiques et sociopsychologiques plus larges de l’insécurité, de l’anxiété (ou angoisse) et du risque, une
évolution qui n’est pas dépourvue d’ironie. Ces concepts sont déjà interconnectés (la
société du risque comme société de l’angoisse, voir Scott, 2000, 39) et, bien que tout aussi
ambigus, ils conviennent parfaitement pour délimiter le domaine dans lequel la peur et la
punitivité pourraient se positionner. Quelques brèves remarques à ce propos devraient
suffire.
L’incertitude et l’imprévisibilité des événements ou situations sont un trait commun
à l’ensemble de ces attitudes courantes et parfois aux pressentiments auxquels elles font
face. Nous vivons dans un monde où la confiance fondamentale en l’avenir, autrefois
transmise par la société et ses systèmes économique, juridique, éducatif ou politique, recule
progressivement. De surcroît, nous sommes préoccupés par le terrorisme, le réchauffement
planétaire, la pollution, la dégradation des services sociaux, les pandémies, les problèmes
économiques et les catastrophes sociales ou naturelles. Nous nous sentons également
menacés
par
le
crime
(crime
politique,
transnational,
organisé,
économique,
environnemental ou la violence en tant que moyen de communication mondial en
expansion). Ces menaces et problèmes convergent dans nos esprits et mènent à
l’émergence d’une question majeure appelée « risque ». La notion de risque est séparée de celle de
156
danger (Castel, 1991, 288). Contrairement au danger, le risque ne se voit pas, il est intangible.
C’est une façon de percevoir des développements incontrôlables, voire invisibles, aux
caractéristiques vraisemblablement désastreuses.
On pourrait procéder comme suit :
a. Intégrer le risque dans la recherche criminologique sur les perceptions du crime,
c'est-à-dire que le risque s’ajoute à des notions telles que la peur, l’insécurité, l’anxiété et
l’inquiétude. Il s’agit d’un processus qui est en cours depuis un certain temps : lorsqu’il est
demandé dans une enquête aux personnes interrogées d’évaluer leur probabilité d’être
victimes d’un crime, nous appelons cela « évaluation des risques », ce qui est censé être ce
que l’on appelle l’élément cognitif de la peur. La recherche nous a toutefois appris que
certaines personnes interrogées évaluent la menace conformément à la réalité du crime : il
ne s’agit alors peut-être pas de peur. Ou alors leur perception de la menace du crime (par
exemple, en termes de présence de violence dans le quartier) est totalement
disproportionnée : ce qui ne relève alors peut-être pas du cognitif. Nous en avons donc
conclu que l’évaluation des risques ne comprenait pas uniquement les perceptions
environnementales du crime et des symboles qui y sont associés (Jackson, 2006, 256), mais
également les symboles qui ne sont pas associés au crime. De la même façon, bien qu’avec
prudence, la punitivité devrait être intégrée dans ces considérations.
b. Une autre possibilité serait de mener une recherche sur les risques et d’y intégrer
la recherche criminologique. Cela signifierait qu’on ne traiterait pas le risque comme un
ensemble de variables global et symboliquement chargé pour mesurer les attitudes à l’égard
du crime à plus grande échelle. À l’inverse, on traiterait le risque comme un objet de nos
insécurités et anxiétés générales, dont la peur et les exigences de punition feraient partie. Ce
faisant, on abandonnerait la notion de perception publique du crime et on lui substituerait la
perception publique du risque (voir Douglas, 1992, 40 ; Scott, 2000, 38-39). On peut supposer
que la criminologie ne serait pas d’accord, car cela impliquerait de renoncer à certains pans
de sa base de connaissances (l’analyse du crime) et de les confier à d’autres disciplines. Ce
danger est toutefois omniprésent. La question a été posée naguère de savoir si nous avions
encore besoin de la criminologie car la sociologie, la psychologie, les sciences politiques, l’anthropologie
urbaine ou la neurologie pourraient également effectuer des études de ce type (van Swaaningen, 1999, 7).
c. Enfin, on peut étudier l’instrumentalisation politique de la peur, du risque et de la
punitivité. On reviendrait ainsi à l’un de nos points de départ.
157
V - De la peur du crime à la prévention de la peur du crime ?
L’une des tâches les plus remarquables de la criminologie moderne est la recherche
sur la lutte contre la criminalité. Elle comprend des études sur la peur du crime et la
punitivité car ces facteurs se sont avérés utiles dans la guerre contre le crime. Cependant,
l'énergie politique déployée face aux attitudes criminelles a commencé à s’amenuiser en
raison d’un déclin de la délinquance sur la voie publique et des autres préoccupations
auxquelles la population est de plus en plus confrontée. De surcroît, une différenciation
plus fine des attitudes a été rendue possible grâce à la recherche criminologique, ce qui est
décourageant pour le système politique car il a besoin de formules et de conclusions
simples. Les politiques doivent prendre en compte la réalité de l’opinion publique telle qu’elle transparaît à
travers des sondages d’opinion « instantanés » dans lesquels les personnes interrogées n'ont ni les
informations suffisantes ni l’occasion de réfléchir au problème (Hough, Park, 2002, 16656).
En outre, cela fait un certain temps que la politique criminelle connaît un
changement d'orientation. L’accent est désormais de plus en plus mis sur la prévention de
la délinquance pour laquelle le risque constitue le nouvel objectif des interventions. Les
politiciens et les forces de l’ordre sont las de poursuivre les délinquants. Leur objectif est
maintenant de veiller à ce que les individus n’en deviennent pas des criminels. Compte tenu
de la difficulté de savoir qui d’entre nous deviendra plus tard délinquant, une forme de
suspicion généralisée semble émerger, qui viserait à englober le plus grand nombre de
citoyens (ou de préférence tous). C’est ainsi que les citoyens deviennent des risques. Les
infractions avérées et les délinquants, ainsi que les restrictions juridiques exaspérantes
utilisées dans la lutte contre la criminalité, deviennent ainsi plutôt gênants et ennuyeux au
point que la surveillance largement fondée sur la technologie exige un champ d’action
illimité. D’une part (comme indiqué supra), l’essence du risque réside en son incertitude et
son imprévisibilité, et d’autre part, on manque de sujets sur qui rejeter la responsabilité. Le
risque doit par conséquent être compensé par le contrôle : Ce dont ces politiques préventives
traitent d’abord, ce ne sont plus des individus, mais des facteurs, des corrélations statistiques d’éléments
hétérogènes. Elles déconstruisent le sujet concret de l’intervention et reconstruisent un combinatoire de tous les
facteurs susceptibles de produire du risque. Leur visée première n’est pas d’affronter une situation concrète
dangereuse, mais d’anticiper toutes les figures possibles d’irruption du danger […] Pour être suspect, il n’y a
56
Voir également John Maynard Keynes : il n’y a rien qu’un gouvernement déteste plus que d’être bien informé, car le
processus de prise de décisions en devient beaucoup plus compliqué et difficile (cité in Davies, 2004).
158
plus besoin de manifester des symptômes de dangerosité ou d’anomalie, il suffit de présenter quelques
particularités que les spécialistes responsables de la définition d’une politique préventive ont constituées en
facteurs de risques (Castel, 1983, 123).
De manière croissante, nos sociétés vivent une trasition entre un modèle répressif
de contrôle (restreint) de la délinquance et un modèle préventif de contrôle social (illimité).
Le « risque » se substituera progressivement à la « délinquance », ce qui du point de vue
criminologique marquera le passage de la société du crime à la société du risque. Le contrôle
fondé sur le risque n’est plus une tendance parmi d'autres, parmi lesquelles la justice punitive et réparatrice,
mais est devenu omniprésent (O’Malley, 2004, 135), couvrant pratiquement toutes les facettes de
nos mondes vécus.
La criminologie a longtemps hésité à concevoir la peur du crime et la punitivité
comme des problèmes politiques. Davantage consciente que ses résultats et ses discours
aident à élaborer des stéréotypes de la délinquance, des délinquants et des perceptions du
crime, la criminologie peut désormais traiter la prévention de la peur du crime comme un sujet
prépondérant pour la recherche.
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162
RISQUE, PEUR ET INSÉCURITÉ : À LA LOUANGE DE LA SIMPLICITÉ
Mike Hough
Ce papier constitue une réponse aux articles d’Adam Crawford (Gérer les perceptions
du crime et de la sécurité/insécurité à une époque marquée par l’incertitude) et de Klaus Sessar et
Helmut Kury Le risque et l’insécurité : deux concepts plus larges derrière la peur du crime et la punitivité.
Ces deux articles sont tout à fait intéressants et stimulants et je suis d’accord avec une
grande partie de leur contenu. Toutefois, j’ai choisi d’adopter une position critique à leur
égard en partant du principe que se faire l’avocat du diable peut aider à faire avancer le
débat.
Les chercheurs ont tout intérêt à prétendre que les choses sont bien plus
compliquées qu’elles n’en ont l’air à première vue. De quelle autre façon pourrait-on
justifier toute une vie consacrée à l’analyse réfléchie de questions que la plupart des
individus considèrent comme du sens commun ne présentant aucun problème ? Mon but
n’est pas de dévaloriser le travail des chercheurs. Dans la mesure où les gens puissants ont
directement intérêt à préserver les discours politiques qui protègent leur pouvoir, je suis
très heureux que les universitaires exercent cette fonction critique qui consiste à
déconstruire le sens commun.
Cependant, il arrive parfois que les choses soient aussi simples qu’elles le paraissent,
ou pas aussi compliquées que nous, chercheurs, l’affirmons - ou, tout au moins, qu’elles
soient bel et bien aussi compliquées que nous le prétendons mais d’une autre façon - et
c’est cette idée que j’aimerais développer ici.
I - Quelques idées contenues dans les articles
L’idée selon laquelle l’attitude des individus envers la criminalité et les sanctions
n’est pas vraiment liée à ce que l’on pourrait croire est implicite dans le papier d’Adam
Crawford et plus explicite dans celui de Klaus Sessar et Helmut Kury. L’expression de
l’anxiété vis-à-vis de la criminalité ou les positions hautement punitives à l’égard des
délinquants sexuels, par exemple, ou des voleurs de rue, peuvent être interprétées comme
faisant partie de tout un ensemble d’attitudes ayant leurs origines dans quelque chose de
163
bien plus profond que les faits ou les perceptions liés à la criminalité. Les interprétations de
ce type sont l’équivalent psychologique de la “douleur projetée”57 : la source du problème
n’est pas celle que l’on croit.
1 - Explications psychologiques de la “douleur projetée”
On peut probablement trouver les origines lointaines de cette famille d’explications
dans l’intérêt que le XIXe siècle portait à l’inconscient, dans la notion marxiste de “fausse
conscience” ainsi que dans les concepts freudiens de répression et projection. On trouve
cependant un antécédent légèrement plus récent chez Adorno, le théoricien de l’École de
Francfort, connu pour ses travaux sur la personnalité autoritaire (Adorno et al., 1950). Ses
recherches constituaient une tentative d’explication, dans la tradition postfreudienne, du
phénomène de l’antisémitisme fasciste. Adorno suggérait que certaines formes d’éducation
autoritaire entraînaient la répression de pulsions interdites (telles que le sexe, l’avidité et
l’agression) et la projection résultante de ces mêmes pulsions sur des minorités ethniques,
politiques, religieuses ou sexuelles. Le groupe détesté (par l’individu) sert tout simplement
d’écran sur lequel les désirs réprimés peuvent être projetés. Les délinquants - ou les
criminels, pour employer le terme haineux favori - peuvent faire partie de cette catégorie.
Ce n’est pas ici le lieu pour passer en revue les nombreuses critiques concernant la
position d’Adorno. Néanmoins, pour les besoins de ce texte, observons simplement que sa
proposition générale est intuitivement attrayante pour toute personne ayant dû faire face à
l’intensité émotionnelle avec laquelle certains homophobes, racistes ou bigots exposent
leurs points de vue. Et il est, bien évidemment, tout aussi certain pour un individu qui a eu
affaire à des personnes ayant cette façon extrême de voir les choses que le fait d’essayer de
modifier leur perception par le biais d’arguments rationnels est totalement inutile.
Adorno écrivait à une époque où il était socialement acceptable – voire souhaitable,
dans certains régimes – d’exprimer une haine intense à l’égard des groupes ‘déviants’. Les
temps ont bien changé. L’un des nombreux effets favorables de notre intolérance
croissante envers l’intolérance est que le nombre de groupes qu’il est socialement
acceptable de haïr diminue à vue d’œil (de fait, plusieurs commentateurs ont suggéré que
57
Douleur que l’on ressent à un endroit du corps qui n’est pas la partie malade ou blessée où la douleur serait
normalement attendue. Par exemple, l’angine de poitrine peut provoquer une douleur projetée dans l’épaule
gauche.
164
les délinquants constituaient l’un des rares groupes pouvant encore être diabolisés).
Aujourd’hui, la démarche d’Adorno semble moins pertinente qu’elle ne l’était juste après
l’Holocauste. La terminologie postfreudienne semble de plus en plus démodée et on ne fait
plus guère référence à son travail. Toutefois, la logique de ces explications postfreudiennes
concernant des attitudes profondément ancrées a pénétré notre pensée.
Concernant la sphère criminologique, on ne s’intéresse plus beaucoup aujourd’hui
aux explications qui renvoient à des traits de personnalité, à l’échelle individuelle, pour ce
qui est de l’inflexibilité et l’insécurité - bien que je pense que nous serions probablement
tous d’accord pour reconnaître deux choses :
 Il y a les personnes anxieuses qui s’inquiètent de tout (cf. Hough, 1996)
 Et il y a les personnes inflexibles dont les attitudes envers les délinquants font
partie de tout un ensemble d’attitudes vis-à-vis des parasites sociaux, des immigrants, des
adolescents etc.
2 - Explications sociologiques de la “douleur projetée”
Toutefois, on assiste actuellement, comme en témoignent les articles, à un intérêt
croissant pour les explications sociales et culturelles de la “douleur projetée” pour ce qui est
des attitudes du public à l’égard de la criminalité. Selon moi, les origines intellectuelles de
ces explications sociologiques se trouvent probablement dans la notion marxiste de “fausse
conscience”, bien que la tradition psycho-analytique de Freud à Adorno, et au-delà, y soit
certainement aussi pour quelque chose.
On peut imaginer un continuum sur lequel se trouvent différentes explications
sociologiques. À l’une des extrémités de ce continuum, Giddens (1990, 2000) et des
criminologues tels que Bottoms (1995), Garland (2001) et Young (1999) ont suggéré que la
punitivité envers les délinquants et que la peur à l’égard de ces derniers étaient un reflet de
l’incertitude des conditions de vie actuelles. Ici, l’accent est mis sur les circonstances
économiques et sociales rapidement changeantes et sur les peurs que ces changements
engendrent chez les individus. L’opinion publique punitive et la politique pénale punitive
sont considérées, ensemble, comme des réponses aux complexités et aux protections
réduites provoquées par un changement social rapide.
Dans un monde où les certitudes et les sources de confiance traditionnelles se sont
évaporées, l’envie du public de punir les délinquants et la détermination de l’État à assumer
165
cette responsabilité sont tout à fait révélatrices. Tandis que les perspectives d’une vie
familiale, d’un travail pour la vie, et même d’une vie après la mort, semblent de plus en plus
incertaines, il est facile d’identifier (ou d’identifier à tort) la source de la menace comme
étant les délinquants, et il peut s’avérer cathartique pour les communautés de prendre des
mesures punitives décisives. En d’autres termes, les différentes insécurités que les individus
ressentent face à un changement social rapide se traduiront en inquiétudes vis-à-vis des
risques de criminalité et des menaces pour la sécurité personnelle. La “douleur” causée par
l'incertitude des conditions de vie actuelles est projetée, se manifestant sous la forme
d’anxiété à l’égard de la criminalité. Les anxiétés plus générales ressenties par le public
créent un environnement caractérisé par une insécurité ontologique dans lequel se révèle la
“criminologie de l’autre” – pour employer l’expression de Garland.
À l’autre extrémité du continuum, on affirme que l’inquiétude vis-à-vis de la
criminalité est une façon d’exprimer des préoccupations juste un peu plus vastes
concernant la dégradation des quartiers. On pourrait en effet soutenir que ces théories
portent plus sur l’identification imprécise des sources d’anxiété que sur leur identification erronée.
La signal crimes perspective (SCP) développée par Martin Innes et ses collègues (par exemple,
Innes, 2004) illustre parfaitement cette approche. La SCP suggère que certains actes de
délinquance et de désordre, ainsi que certaines formes de contrôle social, ont un impact
disproportionné sur la façon dont les individus et les communautés vivent et construisent
leurs croyances à l’égard de la criminalité, du désordre et du contrôle - et de la sécurité que
leurs quartiers leur apportent. Le cadre théorique se centre sur les façons dont différentes
formes de criminalité et de désordre - et différentes formes de contrôle policier - nous
informent à propos des conditions plus vastes de l’ordre social. Ces arguments conservent
la logique de la “douleur projetée” dans la mesure où l’inquiétude déclenchée par les
“signes de criminalité” n’est pas liée au risque de criminalité en soi, mais à la dégradation de
la qualité de la vie communautaire et de quartier. Les travaux de Jon Jackson (2004) sont
également pertinents ici. Ce dernier affirme que la peur du crime est liée à des anxiétés plus
générales mais que cette corrélation peut être expliquée (en partie) par les signaux dont les
gens se servent pour conclure à des processus de dégradation des quartiers, mais aussi
parce que les problèmes de dégradation des quartiers sont bel et bien liés à ceux de la
criminalité.
166
II - Évaluation des assertions selon lesquelles les expressions de la peur du crime
sont des formes de “douleur projetée”
L’une des critiques les plus connues de la thèse d’Adorno est celle de Karl Popper
(1959) qui affirmait qu’il est difficile, voire impossible, de démontrer que les principales
assertions à propos de la projection sont erronées. Dans la mesure où toutes les théories
concernant la “douleur projetée” partagent une même logique quant à la source apparente
et réelle des émotions qui engendrent les attitudes, elles partagent également le problème
identifié par Popper. Quels sont les types de preuves que l’on peut accepter afin d’appuyer
ou d’infirmer une théorie donnée ?
Cela fait longtemps que je m’intéresse aux théories relatives aux anxiétés de la
modernité tardive qui s’expriment sous forme d’inquiétude vis-à-vis de la criminalité et des
criminels. Toutefois, j’ai souvent eu du mal à comprendre ce qui peut servir d’élément de
preuve décisif ou d’élément de preuve irréfutable à l’appui ou à l’encontre d’une
proposition. Comment peut-on affirmer que les incertitudes actuelles sont plus ou moins
incertaines que celles liées à la guerre froide dans les années 1960 ? Ou au krach de 1929 ?
Ou aux bouleversements causés par le passage des sociétés agraires aux sociétés
modernes ? Et comment peut-on affirmer que les individus expriment leurs anxiétés
actuelles par le biais d’un discours axé sur l’inquiétude vis-à-vis de la criminalité ?
Tout comme Adorno cherchait à accumuler des preuves empiriques en faveur de
ses théories sur les personnalités autoritaires, on peut également imaginer une forme
d’exploration empirique des explications sociologiques de la “douleur projetée”. Il existe,
par exemple, des hypothèses “testables” selon lesquelles les groupes qui sont les plus
vulnérables aux vicissitudes de la modernité sont aussi ceux qui se montreront les plus
inquiets vis-à-vis de la criminalité. Je pense qu’il est important que ce type de théorisation
s’appuie sur des recherches empiriques - car, autrement, la sociologie criminologique ne
serait rien de plus qu’une démarche purement interprétative ou spéculative.
Le test-clé est probablement la présence ou l’absence de co-variation entre les
mesures qui, selon l’hypothèse de la douleur projetée étudiée, devraient co-varier. Il peut
s’agir d’une co-variation dans le temps ou d’une co-variation entre individus. Bien
évidemment, les explications psychologiques s’intéressent à la co-variation entre individus.
Une co-variation parfaite entre l’anxiété vis-à-vis du crime et l’anxiété vis-à-vis de la santé
indiquerait que celles-ci reflètent tout simplement un trait d’anxiété sous-jacent. Une co-
167
variation imparfaite signalerait que les différentes inquiétudes ont des origines causales
différentes.
Les tests des hypothèses sociologiques de la douleur projetée rechercheraient la covariation dans le temps, ou l’espace, entre :
a) Niveaux et tendances de l’anxiété vis-à-vis de la criminalité et du désordre
b) Niveaux et tendances de la criminalité et du désordre
c) Niveaux et tendances de la source postulée de la ‘douleur projetée’ – comme, par
exemple, la rapidité du changement social.
Clairement, une corrélation entre a) et c) et pas de corrélation entre a) et b)
corroborerait fortement l’hypothèse de la douleur projetée. Une corrélation entre a) et b), et
un manque de corrélation entre a) et c) constituerait une infirmation de l’hypothèse de la
douleur projetée. Voici quelques réflexions sur la co-variation dans le temps – axées
principalement sur le Royaume-Uni.
 Si nous pensons que l’insécurité est en hausse, alors les tendances relatives à la
peur du crime devraient augmenter. Or, les résultats de l’Eurobaromètre évoqués dans le
papier de Crawford révèlent, entre 1996 et 2002, une baisse de cette peur dans sept des
pays étudiés, une hausse dans neuf d’entre eux, et des niveaux plus ou moins stables pour le
dernier pays.
 En Angleterre et aux Pays de Galles, la tendance des réponses à la question très
répandue (néanmoins discutable) à propos “du sentiment de sécurité en marchant seul(e)
une fois la nuit tombée” est plus ou moins stable depuis 25 ans.
 En Angleterre et au Pays de Galles, les tendances concernant les inquiétudes visà-vis de délits stéréotypes sont conformes à l’évolution des délits eux-mêmes : en hausse
jusqu’au milieu des années 1990, puis en baisse.
 Aujourd’hui, en Angleterre et au Pays de Galles, la plupart des individus pensent
que la criminalité est en baisse dans leur région – bien qu’ils considèrent qu’elle est en
hausse dans l’ensemble du pays.
 En Angleterre et au Pays de Galles, les trois quarts du public pensent que les
tribunaux sont trop indulgents - ce qui représente une légère baisse par rapport aux 80%
enregistrés en 1996.
168
III - Que faire ?
À ce stade, vous aurez certainement compris que j’ai une certaine sympathie à
l’égard des théories sociologiques de la douleur projetée, ce qui ne m’empêche pas toutefois
d’exprimer quelques doutes. Ces doutes sont liés à la façon dont ces théories nous mettent
face à une espèce d’“impossiblisme” quant à l’utilité d’agir concernant l’anxiété vis-à-vis de
la criminalité ou la punitivité populaire. Plus on s’éloigne des explications de “sens
commun” concernant les attitudes à l’égard de la criminalité et des sanctions, et plus la
source de la réponse est perçue comme quelque chose d’autre que la criminalité, moins il
semble logique de se tourmenter à propos de la peur et la punitivité et de faire quelque
chose à propos des dégâts qu’elles provoquent.
Je me trompe peut-être, mais il me semble qu’il se dégageait du papier d’Adam
Crawford un certain pessimisme quant aux possibilités d’interrompre les processus par
lesquels l’insécurité - liée à la criminalité ou au terrorisme - donne lieu à une famille de
réponses bien précise dans laquelle les principes de précaution justifient des mesures
exceptionnelles “peu regardantes en matière de droits”. Nous entendons trop souvent
l’argument selon lequel il faut trouver un nouvel équilibre entre droits et sécurité.
Actuellement, de nombreux criminologues soutiennent Simon lorsqu’ils affirment que
gouverner à travers la criminalité - et le terrorisme - est aujourd’hui une réalité.
Il m’arrive parfois d’avoir quelques moments d’optimisme où je me dis que les
attitudes du public envers la criminalité sont, en fait, bien plus simples. Laissez-moi vous
donner juste un exemple : nous venons de publier les résultats d’une étude sur les principes
de la condamnation. Celle-ci comprenait un exercice au cours duquel nous demandions aux
personnes de deviner les taux d’emprisonnement pour différents types de délits.
Personnellement, ce qui m’a le plus frappé c’est la surprise que les gens ont exprimée
lorsque nous leur avons appris à quel point ils sous-estimaient la punitivité des tribunaux
anglais et gallois. Les gens sont “punitifs” pour des raisons complexes et variées mais la
principale raison c’est qu’ils sont tout simplement - et totalement - mal informés en matière
de criminalité. Il ressort également de cette étude que les gens sont plutôt doués pour ce
qui est d’évaluer leurs risques d’être un jour victimes de la criminalité et que les bonnes
personnes s’inquiètent des bons délits (cf. Hough, 1996).
Plus ce sera le cas, et plus il y aura de place pour de réels échanges avec le public
concernant les politiques pénales et criminelles progressives. Les théories de la justice
169
procédurale constituent un cadre précieux pour conceptualiser le type de réformes
institutionnelles nécessaires au sein du système de justice pénale (par exemple, Tyler, Huo,
2002 ; Tyler, 2007). Il serait utile de considérer le principal objectif des législations comme
étant d’encourager le public à observer les obligations sociales basées sur des droits.
L’observance normative est plus stable et donc plus souhaitable que l’observance
“instrumentale”. Ceci implique qu’il faudrait privilégier des stratégies visant à engendrer la
confiance en la justice - la confiance dans le fait que le système judiciaire adhèrera bel et
bien aux valeurs de la justice. Ceci est en contraste total avec l’approche étroitement
instrumentale des politiques criminelles actuelles du gouvernement britannique, qui
semblent bien souvent privilégier le contrôle de la criminalité au détriment des
considérations de justice.
Face à tout ce qui vient d’être évoqué, il me semble essentiel d’alimenter le discours
de la “rédemption”. Actuellement, la politique gouvernementale est de plus en plus
manichéenne dans la mesure où elle identifie une minorité de “criminels” s’en prenant à
une majorité d’“honnêtes citoyens”. Cette rhétorique détruit l’idée selon laquelle les
individus peuvent traiter leur délinquance ; elle sert fatalement à renforcer le rôle des
délinquants en tant que “groupe haïssable” pouvant servir de cible à la “douleur projetée”.
La justice réparatrice propose une forme de reconnaissance plus directe pour ce qui est de
la souffrance que le délit a engendré chez les victimes, tout en remplissant également une
fonction “rédemptrice” tout aussi susceptible de réussite que ses “concurrentes”. Elle peut
surtout aider à polir notre système de justice pénale en l’encourageant à se voir comme un
peu plus qu’un simple “jeu à somme nulle” dans lequel un meilleur traitement des victimes
ne peut être obtenu qu'en réduisant les droits des délinquants.
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171
DISCUSSION SUR LES POLITIQUES DE PROTECTION... DE LA JUSTICE
DES MINEURS
María José Bernuz Beneitez
Dans le contexte de Crimprev, notre groupe a travaillé à partir de deux hypothèses :
d’un côté, celle de la progressive criminalisation des politiques de l’enfance ; et, d’un autre
côté, celle de la construction d’un nouveau modèle néolibéral et de gestion des risques dans
la justice des mineurs. On a travaillé cette question à l'aide, principalement, de deux
instruments : l’analyse des nouvelles réformes légales de la justice des mineurs des pays
participants et surtout, plus précisément, l’étude de l’évolution des pratiques dans les
réponses aux délits des mineurs : soit l’enfermement, soit des mesures de milieu ouvert,
principalement.
La discussion sur les welfare policies dans ce contexte trouve donc son sens dans l’idée
que les politiques concernant l’enfant qui commet des délits connaissent actuellement une
mutation : depuis une perspective protectionnelle, plus proche des politiques du welfare vers
une perspective plutôt pénale qui oublie le sens éducatif de cette juridiction spécialisée. On
a pu constater ainsi que si l’hégémonie d’un modèle paternaliste et protectionnel était
clairement mise en cause dans la plupart des pays de l’Europe, les voies que chaque pays a trouvé
pour opérationnaliser la rupture étaient clairement différentes selon les pays, en fonction de l’impact
différentiel des transformations de la logique welfare, de la domination d’un paradigme néolibéral ou
néoconservateur, de la force ou de la faiblesse du modèle communautaire (Bailleau, Cartuyvels, 2009).
D'où l’importance de tenir compte de la tension entre une globalisation et une
localisation de la pensée criminologique, mais aussi de l’importance de savoir distinguer
entre une tendance, voire des tendances, et là où peut-être il n’y a que des particularités.
Muni de ces précautions, on a analysé la justice des mineurs des pays participants avec en
toile de fond les transformations des politiques sociales du welfare... dans les pays où il a
existé. Que reste-t-il du modèle protectionnel-tutélaire associé au Welfare State sous la
pression d’une approche néolibérale de la question sociale ? On a analysé ce point selon
plusieurs angles :
1. Assiste-t-on à une criminalisation de la déviance des jeunes avec une
augmentation de l’incarcération, surtout des plus jeunes ?
172
2. Les intervenants dans la justice des mineurs, plutôt les éducateurs que les
magistrats, résistent-ils à la tendance punitive des réformes législatives (criminalisation
primaire versus criminalisation secondaire) ?
3. Les logiques d’intervention propres au Welfare model (culture expertise, imposition
des sanctions, ...) se combinent-elles avec les modes d’intervention soucieux de dépasser ce
modèle (approche globale, négociation des interventions, ...) ?
Dans cette optique, Adam Edwards nous propose dans ses travaux quelques points
importants et fort intéressants pour la discussion qu’on peut croiser avec nos analyses. J’ai
retenu trois perspectives.
I - L’importance de tenir compte du fait qu’un même sujet, voire un même
phénomène, peut avoir différentes lectures ou différentes rationalités... surtout
quand on analyse ce même phénomène dans différents pays
Il y a peut-être deux points qui nous permettent de noter cette double ou triple
lecture : la justice restauratrice et l’enfermement.
On peut avancer que le succès relativement important de la justice restauratrice est
dû principalement à ce qu’elle peut satisfaire des objectifs divers selon les idéologies, les
mentalités et les modèles existants : ceux d’une politique de type welfare, ou ceux d’une
politique néolibérale ou communautaire.
Il faut noter cependant que chaque pays donne plus d’importance à un objectif ou
l’autre selon l’histoire locale de la justice des mineurs ; et ainsi les effets sont différents
selon le contexte. Examinons-les.
1 - La réparation a-t-elle favorisé la réalisation des objectifs prévus ?
Plusieurs cas de figure se présentent :
 Une déjudiciarisation ? Dans quelques pays, la promotion des mesures de
réparation n’a pas favorisé la déjudiciarisation, mais elle a plutôt produit un effet de netwidening et une hypertrophie du recours à la justice en réduisant drastiquement les
classements sans suite pour les cas les moins graves.
 S’agit-il d’une mesure favorable aux intérêts du mineur ? On dit que la réparation
a un effet de responsabilisation du mineur en tant qu’il doit se trouver face à la victime et
173
répondre du dommage causé… mais, en réalité, les mineurs ne rencontrent presque jamais
les victimes, mais plutôt le service chargé de la mise en œuvre du programme.
 Cela est-il bénéfique pour la société ? Oui, principalement dans une société qui
exige la tolérance zéro et qui demande une réaction à une délinquance peu grave mais
quotidienne qui reste autrement sans réponse. De cette manière, on a l’impression d’avoir
fait quelque chose.
 Quels sont les effets réels pour la victime ? Ici, on trouve une distance entre
rhétorique, théorie et pratique : d’un côté, on a une théorie de la justice restauratrice qui
donne la parole aux victimes et leur offre une certaine protection, qui leur fournit une
réponse… mais de l’autre, on trouve une pratique qui ne tient pas trop compte des victimes
et qui suppose de leur part une implication minimale !
Donc, on peut dire que les objectifs proposés ne sont pas atteints, mais on pourrait
dire aussi que cette mesure alternative a permis d'appréhender les jeunes et leur
responsabilité d’une autre façon.
2 - Si on regarde du côté de l’enfermement on peut voir aussi un croisement des finalités de cette mesure
A - d’abord, on pourrait noter que l’augmentation du nombre de centres fermés
dans la plupart des pays et leur spécialisation peut être interprétée comme un échec du
modèle protectionnel de la justice des mineurs : si l’éducation ne fonctionne pas, il faut
passer à la fonction de contention. Mais on peut noter aussi un autre discours qui indique
que la création de nouveaux centres plus spécialisés produit une meilleure protection des
droits des mineurs face à une situation où les problèmes et les mineurs sont mélangés. En
ce sens les nouveaux centres sont bien acceptés par certains éducateurs, mais pas dans tous
les pays (cf. le cas de la France) !
En tout état de cause, il faut se demander quelles sont les raisons du choix
consistant à promouvoir ces centres, dans une perspective néo-libérale :
 si le néolibéralisme recherche la rentabilité, il est clair qu’ils ne sont pas du tout
rentables et que leur maintenance est très coûteuse ;
 si le néolibéralisme recherche une meilleure efficacité, il faut relever que ces
centres produisent des effets négatifs, et qu’il n’est pas démontré qu’ils parviennent à
prévenir la criminalité.
174
Nous trouvons-nous par conséquent devant une irrationalité pénologique ? En tout
cas, la pratique nous présente des tendances très contradictoires : en Espagne et au
Portugal, une tendance à la diminution ; une augmentation au Royaume-Uni, en Belgique ;
tandis qu’en France, l'enfermement est utilisé comme menace (avec un recours aux mesures
de courte durée).
II - Peut-on noter une certaine résistance des opérateurs judiciaires et sociaux à
assumer des normes juridiques plutôt punitives ?
L’un de nos objectifs fondamentaux était d’analyser la distance entre
criminalisations primaire et secondaire. Il était important de vérifier les méthodes –
nouvelles ou non -, les modes de résistance aux changements, ou l’intégration des
changements dans la pratique. Quelles sont les résistances les plus visibles ? Quelques
exemples :
 Les lois permettent d’imposer – ou, selon les pays, y contraignent - des mesures
d’enfermement en centre fermé pour un laps de temps le plus long possible et pour des cas
de plus en plus divers. La pratique indique pourtant qu’il n’y a pas eu un recours accru à
l’enfermement ; au contraire il y a une tendance à la stabilité et aussi une tendance à
imposer des mesures de milieu ouvert, même pour les délits violents.
 Aussi on peut noter que les routines pèsent : on remarque que dans plusieurs
pays la diversification des mesures prévues par les lois pour favoriser l’individualisation des
mesures est relativement peu importante (selon les circonstances, les régions, les idéologies,
les formations, les ressources, …) on y reste attaché aux mesures traditionnelles !
 L’importance des victimes dans la justice des mineurs : la pratique montre que les
victimes ne sont pas aussi sévères et vengeresses que les lois le donnent à penser. Si les lois
(en Espagne, par exemple) permettent que les victimes d’un délit commis par un mineur
proposent la mesure qu’elles considèrent appropriée… les victimes n’ont presque jamais
recours à cette possibilité (7% des cas). Et si le dommage a été réparé, elles renoncent à
l’indemnisation pécuniaire.
En tout cas, dans la plupart des pays on remarque des changements importants au
plan législatif, sans pour autant que les pratiques en aient été radicalement modifiées.
 Au Royaume-Uni, malgré les tendances globales et les politiques nationales, la
pratique reste obstinément locale et incertaine ; les praticiens locaux agissent de façon à
175
transformer les intentions politiques, soit par des routines, soit par des réponses
administratives ou idéologiques ;
 En Écosse, il existe des réseaux de praticiens-clés résistant activement à un
certain nombre des éléments nocifs provenant du cadre politique. Il y a donc une résistance
locale et forte à l’idéologie néolibérale...
Peut-on pour autant soutenir que l’idéologie du welfare se maintient ?
 D’une part on peut noter que l’objectif des interventions a changé : ce n’est plus
l’éducation mais plutôt la responsabilisation ;
 D’autre part, les tribunaux spécialisés pour la jeunesse continuent d’exister,
même s’ils sont perçus comme trop doux pour traiter la délinquance grave ;
 Enfin, le contenu des mesures reste très centré sur la situation psycho-sociale des
mineurs mais la gravité du délit joue un rôle important dans le choix de la mesure.
On peut donc plutôt noter un changement dans la manière de comprendre la
protection/éducation des mineurs en raison d’un changement dans la conception de
l’enfant. L’enfant et le jeune ne sont plus perçus comme victimes des circonstances
sociales, mais plutôt comme des acteurs rationnels et libres, qui connaissent les
conséquences de leurs actions.
Conclusion : Peut-on noter une certaine tension entre l'universalisationglobalisation et l'indigénisation-localisation de la pensée criminologique et des
pratiques de la justice des mineurs ?
La grille de travail proposée pour étudier les transformations de la justice des
mineurs dans le contexte européen décrit bien les principales tendances dans le champ des
politiques criminelles. On partait de l’idée que les pressions néolibérales ‘mondiales’
provoquaient une compression et une homogénéisation des réponses à la criminalité des
jeunes en Europe, mais on a tenu compte tout au long de ce travail qu’il fallait être
conscient qu’il ne s’agissait là que d’une hypothèse de travail qui ne peut pas s'appliquer
telle quelle à tous les pays.
Les pays qui ont travaillé ensemble au sein de Crimprev ne s'appuient pas sur la
même tradition de justice des mineurs, ni sur un même modèle de politiques sociales : les
pays de l’Europe centrale ont une certaine tradition de Welfare State qui est remise en cause ;
certains pays d’Europe ont connu des dictatures militaires et ont vécu des périodes de
176
fermeture des frontières qui ont marqué, évidemment, la politique intérieure, le modèle
d’État et celui des politiques sociales ; les pays de l’Est de l’Europe ont connu des régimes
communistes qui ont conditionné également les politiques sociales et la façon de
comprendre la justice des mineurs et sa transformation.
Cette histoire différenciée fait que les transformations qui mettent en cause le
modèle tutélaire dans la justice des mineurs varient selon les pays :
Dès lors, les façons de résister diffèrent également selon les pays. Peut-on en tirer
quelques conclusions ?
 Il existe une distance claire entre un législateur qui croit représenter la majorité de
la population et une pratique de la justice des mineurs qui croit à sa fonction de
responsabilisation du jeune.
 La globalisation des tendances sur le papier (c’est-à-dire dans les lois) s’oppose à
une localisation et une personnalisation des pratiques dans la justice des mineurs en
Europe.
 Il existe différentes lectures des mêmes institutions, selon les traditions locales,
nationales, etc.
177
LES EFFETS POTENTIELS DES POLITIQUES NATIONALES SUR
L’ÉCONOMIE INFORMELLE
Joanna Shapland, Paul Ponsaers
Cette contribution fera partie de la publication suivante (à paraître) :
Ponsaers P., Shapland J., The informal economy and connections with organised crime: the impact of
social and economic policies, Den Haag, Boom Juridische Uitgevers, Reeks Het groene gras.
178
COMMENTAIRES SUR L'APPROCHE DU PROGRAMME CRIMPREV
EN MATIÈRE D'ÉCONOMIE INFORMELLE ET D'IMMIGRATION
Pietro Saitta
I - Économie informelle et immigration : conceptualisation
Dans un dictionnaire de théorie économique, Hart (1987, souligné par moi) suggère
que :
L’économie "formelle" représente tout ce qui est défini comme légal, au sens contemporain du terme,
en l'occurrence par les institutions des nations modernes, les hauts dirigeants des organisations capitalistes et
les procédures intellectuelles conçues par les économistes pour représenter et manipuler le monde. L’économie
"informelle" représente tout ce qui n'entre pas directement dans ces définitions de la réalité. Du
point de vue de nos sociétés fortement développées, tout ce qui ne peut être contrôlé ou appréhendé est
considéré "informel" - c'est-à-dire, illégal, imprévisible, instable, voire invisible. Naturellement, les individus
concernés par ces activités considèrent que ces dernières disposent de structures sociales qui garantissent leur
quotidien ; toutefois, ces structures sont généralement moins puissantes et moins solides que celles garanties
par les lois et une richesse colossale.
Face à cette définition de Hart, on peut alléguer que le débat est ici essentiellement
"nominaliste". Selon lui, l’économie "informelle" apparaît avant tout comme un problème
de définitions de la réalité. Par conséquent, l’informalité n’est pas, selon lui, la qualité d’un
objet en soi, mais une "construction"58 qui se produit dans la durée et dans certaines
circonstances. En d’autres termes, il faut se demander quand, où et pourquoi certains groupes
d’intérêt définissent qui et ce qui est "informel". Choisir cette approche exige que l’on
néglige, de manière temporaire ou permanente, la logique formelle de la loi et le principe
d'obéissance. Ce qui importe c’est que les analystes observent la structure des intérêts ainsi
que les forces en présence, et se penchent sur ce qui caractérise les différents acteurs, non
pas du point de vue de la légalité ou de l'illégalité, mais plutôt en termes de résultats d’un
processus dialectique (Bourdieu, 1994). Ce processus est non seulement cognitif mais aussi
politique. L’aspect politique englobe en fait deux dimensions : il implique, d’un côté, que le
58
Pour une définition du constructivisme, voir Berger, Luckman (1967).
179
processus reflète la distribution du pouvoir au sein d’une société et, de l’autre, qu’il soit
essentiellement déterminé par les politiques nationales d’un pays. Ainsi, Becker (1963, 9,
original en italique) explique :
[L]es groupes sociaux créent la déviance en établissant les règles dont la violation constitue un acte
de déviance, et en appliquant ces règles à une catégorie particulière d'individus catalogués comme marginaux
(…) Le déviant est un individu à qui on a attribué avec succès cette étiquette ; le
comportement déviant est le comportement que les individus cataloguent ainsi.
Accepter la vision constructiviste de ce concept a des implications très claires. Ainsi
par exemple, étudier et envisager les activités informelles uniquement en termes formels
(règles/infraction aux règles) est réducteur, et empêche la compréhension des causes de la
"déviance". De plus, cette approche renforce l'idée, apparemment très répandue dans le
discours public, que la délinquance (ou déviance) et la probité sont deux notions clairement
distinctes. En effet, les recherches existantes tendent à démontrer que l’aspect informel
pourrait être le contenu variable de la forme ; ainsi les revendeurs de cigarettes à la sauvette
complètent, de façon invisible, la chaîne reliant les producteurs aux consommateurs. En
second lieu, il pourrait aussi être la négation des institutions formelles, soit par la fraude
fiscale, la résistance ouvrière à la base ou le trafic international de drogues. Troisièmement,
il pourrait être le résidu de ce qui est formel, et plus ou moins indépendant, mais non fondé
sur ce qui est formel (comme c’est le cas pour la majeure partie des régions agricoles des
pays en voie de développement, tellement étrangères à l’économie urbaine de l'État que
cela n’aurait aucun sens de suggérer qu’il existe une relation dialectique entre les deux)
(Hart, 1987). Quoi qu’il en soit, ce qui est informel est susceptible d’être en rapport direct
ou indirect avec le "monde officiel" : l’économie informelle peut, en fait, être considérée
comme : i) la conséquence de l’absence de l’État, ii) le résultat d’une intervention excessive
de l’État, ou iii) le fruit de son incapacité à englober la société dans sa totalité. Par ailleurs,
l’idée selon laquelle il serait possible de délimiter clairement les secteurs formel et informel
est lourde de préjugés : cela suggère implicitement que les acteurs du monde de l'économie
souterraine sont des créatures ténébreuses, appartenant à une espèce radicalement
différente de celle vivant en surface. Les politiques, l'opinion publique, ainsi que de
nombreuses analyses scientifiques relaient souvent l’idée que cet univers non officiel est
composé d'individus marginaux, et plus particulièrement d'étrangers défavorisés. Cette
représentation est dangereuse car elle ne permet pas de mettre en lumière que : i) une part
importante de l’économie officielle des pays développés repose sur le travail au noir et sur
180
d’autres formes d'activités non légales (Harris, 1996 ; Ruggiero, 1996), ii) les marchés
illégaux existent en raison de la demande engendrée par des consommateurs "officiels"
pour des produits prohibés (Dal Lago, Quadrelli, 2003) ; iii) en dépit de la criminalisation
croissante et de la mise en place de "programmes d’apaisement" dans les villes de l’ère postfordiste (Gibson, 2003), l’économie informelle permet aux sociétés de tolérer la présence
d'un surplus de population (Bauman, 2004 ; Rahola, 2003) en offrant à ceux qui vivent en
marge du marché du travail une chance d’améliorer leurs revenus réels (Hart, 1973 ;
Swaminathan, 1991 ; Bagnasco, 1992 ; Bodo, Viesti, 1997)59.
Les flux migratoires constituent une part importante de la dynamique décrite. Ceci
ne signifie pas que les immigrés soient les principaux acteurs du marché informel.
Toutefois, ils jouent un rôle important dans la reproduction des pratiques informelles des
pays d’accueil et, comme ils sont en général en position de faiblesse, ils ont plus de chances
que les nationaux de se retrouver sur les marchés du travail informel60. Dans le cas de
l’Europe du Sud, par exemple, King et Zontini (2000, 42) remarquent que :
[L]e rôle de l’économie informelle a été absolument fondamental dans le conditionnement des types
d'immigration en Europe du Sud et de ses conséquences (…) Déjà bien établie en Europe du Sud avant la
récente vague d'immigration, elle s’est quasiment étendue à toutes les couches de la population et à la
majeure partie des secteurs de l’activité économique (…) C'est la raison pour laquelle c’est une erreur
d'affirmer que les immigrés sont à l'"origine" des activités économiques officieuses. D'un autre côté, les
immigrés ont apporté un souffle très dynamique à l'économie souterraine, entraînant son développement et sa
restructuration dans de nombreux nouveaux domaines. Pendant de nombreuses années, avant les
régularisations du mitan des années 1980 et 1990, l'économie souterraine a été le premier et l'unique
moyen pour les immigrés d'obtenir du travail (…). Par ailleurs, la frontière entre les secteurs formel et
informel n'est jamais totalement nette et se trouve constamment redéfinie, aussi bien au niveau
institutionnel/légal qu'au niveau des acteurs économiques individuels – à savoir les
59
Ce rôle d’atténuation joué par l’économie informelle est particulièrement vrai dans le cas des pays
caractérisés par une faible redistribution et des carences dans le système de protection sociale. Comme
Thorbek (1988, 285) l’explique : [J]'ai observé les choses en me plaçant dans la perspective d'une ville qui reconnaît la
dissolution des relations sociales sous l'effet de l'urbanisation, mais qui en même temps voit ce processus comme un moyen de créer
les conditions et potentiels permettant à des individus opprimés et exploités de développer leur propre culture et de résister. Vu
sous cet angle, il n'est pas suffisant d'étudier la manière dont le marché mondial, les mouvements de capitaux ou les mouvements
géographiques influencent et façonnent la vie des gens. Il est important de reconnaître que ce sont véritablement les individus euxmêmes qui contribuent activement à créer ces conditions qui sont les leurs.
60 En ce qui concerne les pays les plus développés, il existe des exceptions notables : Naples, par exemple, en
fait partie. Dans cette ville du sud de l’Italie, les nationaux sont tout autant impliqués dans l’économie
informelle et criminelle. Voir Pardo (1995) ; Saviano (2006).
181
employeurs, les employés, les ménages, les immigrés, etc. Assurément, une campagne de régularisation
réduirait le nombre d'individus sans papiers, mais le fait de posséder un permis de séjour et de travail
n’implique pas automatiquement une participation à l'économie formelle.
À présent que certains aspects-clés ont été résumés, je vais analyser plus en détail la
manière dont le projet CRIMPREV a abordé l’économie informelle et l’immigration.
II - Contribution de Crimprev aux études sur l’économie informelle et
l’immigration
Tous les points susmentionnés ont été, à mon sens, largement illustrés par
l'ensemble des chercheurs présents dans ce projet. Ainsi par exemple, Ponsaers, Shapland
et Williams (2008, 645 sqq.), dans l’introduction d’un numéro spécial de l'International Journal
of Social Economics consacré à l’économie informelle et à ses liens avec le crime organisé, ont
évoqué la façon dont des institutions telles que l’Union Européenne, l’Organisation
Mondiale du Commerce et les États-nations définissent ‘qui’ et ‘ce qui’ est "informel" ou
"criminel", et dans quelles circonstances. Ces auteurs ont tout particulièrement souligné
comment, en dépit de soi-disant processus d’internationalisation des réglementations, la loi
pénale demeure surtout une question de culture, les États-nations considérant toujours les
lois et les politiques pénales comme étant de leur ressort. Cette façon d’aborder le
processus hétérogène de la définition de l’informalité constitue une contribution
particulièrement importante qui remet intrinsèquement en question l’idée que les aspects
formel et informel appartiennent à deux catégories bien distinctes incorporant un idéal
d'impartialité incontestable. Ceci n'a rien d'original dans la mesure où les réglementations et
les politiques sont le résultat de processus de négociations impliquant des groupes d’intérêt
opérant dans la société et, qu'en matière d’économie, la loi ne peut être autre chose que
l’expression des forces capitalistes. Néanmoins, en choisissant de focaliser davantage
l’analyse sur la dynamique de détermination que sur les catégories données et les infractions
qui en découlent, il est possible de s'interroger sur l’idéologie des institutions dirigeantes et
d’examiner les effets collatéraux des politiques. En d’autres termes, cette manière de
conceptualiser la relation entre les organes dirigeants et la société permet non seulement
d’étudier la nature de l’ordre et ses conséquences sur la sphère sociale, mais également de
déconstruire la rhétorique actuelle sur le "statut naturel" du désordre et du crime. Ceci
constitue à mon sens un pas important vers une réflexion critique qui rejette les approches
182
"administratives" de la question qui sont monnaie courante dans les analyses classiques
réalisées par bon nombre d’institutions61.
L’étape suivante consiste donc à débattre du rôle des politiques quant à la
détermination du phénomène qu’elles cherchent à vaincre. Plusieurs articles présentés dans
le cadre des séminaires du CRIMPREV ont abordé ce sujet et apporté, selon moi,
d’importantes contributions pour une compréhension du processus générateur
d’informalité. Vande Walle (2008), par exemple, passe en revue de manière précise la
littérature existante qui traite de la propagation de l’économie informelle et de l’intensité
des réglementations de l’État. Son travail est très utile à plusieurs titres, et tout
particulièrement parce qu’elle présente une analyse critique de l’impact de la
déréglementation sur le secteur informel. Ceci est semble-t-il un point très important si l’on
veut comprendre la dynamique présente aussi bien dans les pays développés que dans les
pays en voie de développement. Comme l’avançait Gërxhani (2004), depuis la fin des
années 1980, la conceptualisation du secteur informel se focalise sur le cadre réglementaire.
Cette approche, initiée par De Soto (1989), établit une corrélation entre l’émergence du
secteur informel et les politiques mises en place, ainsi que les coûts des transactions. Elle
suggère, de ce fait, que pour permettre au secteur informel de se développer, il serait
nécessaire de déréglementer le marché, d’augmenter les droits de propriété privée et
d’abolir presque totalement l’intervention de l’État. Ce point de vue a suscité de sévères
critiques quant aux effets d’une telle "doctrine", principalement dans les pays du tiers
monde. Davis (2006, 81), en particulier, remarque que l’approche de De Soto s’accorde
parfaitement avec une idéologie dominante néo-libérale et anti-État, mais qu’elle est aussi
incohérente et "délicate" dans la mesure où c’est essentiellement une manière d’inclure les
pauvres dans le système fiscal. Vande Walle étudie des dynamiques similaires en Europe de
l’Ouest et montre comment les économies formelle et informelle se fondent l’une dans
l’autre, distribuant les coûts et les bénéfices de différentes façons. Elle se penche tout
particulièrement sur la dynamique paradoxale qui conduit les entreprises du secteur formel
à entrer, de facto, sur le marché informel (par le biais des mécanismes des zones franches,
entraînant le développement de différents régimes de réglementation à l’intérieur d’un
territoire) et sur le système légalisé connexe d’exploitation par l'Occident de la maind’œuvre issue d’Europe de l’Est. En ce qui concerne ce dernier exemple, Vande Walle
61
Pour un bilan de ces positions, voir Gërxhani (2004).
183
(2008, 656) remarque que : [L]e marché du travail en Europe de l'Ouest constitue un droit économique
qui n'a pas été suffisamment encadré par la législation sociale (…) Les organes dirigeants de l'Europe ont
créé une économie formelle pour les employés polonais qui diffère très peu de la position précaire dans laquelle
se trouvent les personnes employées dans l’économie informelle. Ces observations nous rappellent
Shapland (2009) qui avance, en s’appuyant sur de solides recherches, que ce sont les Étatsnations qui choisissent quelles activités économiques doivent être illicites ou licites. Cette
affirmation doit être correctement interprétée, dans le sens où c’est l’absence, ou le retrait
de l’État, qui détermine la formation de segments informels sur le marché du travail.
L’analyse de Shapland est assez complexe et développe un certain nombre de points
difficiles à résumer de manière succincte. Toutefois, l’un des points les plus importants
soulevé par cet auteur concerne le fait que les pays les plus susceptibles de connaître une
augmentation des pratiques informelles sont ceux où les services et les produits
manufacturés sont soumis à une fiscalité élevée, où les taux de sous-traitance et
d’externalisation sont élevés et où la réglementation et l’application de la loi sont
inefficaces. À mon sens, cette approche est pertinente car elle se focalise sur des formes
"avancées" d’informalité, c’est-à-dire sur les activités gérées essentiellement par des
entrepreneurs présents sur les marchés officiels mais opérant dans une zone "grise". Je
pense qu'il est très important de distinguer les degrés d’informalité existants et de souligner
l'impact différent qu'entraînent les diverses activités illégales afin de vaincre une approche
sécuritaire des crimes économiques, qui, en fait, admet les formes les plus développées de
déviance mais punit sévèrement les infractions mineures (vendeurs à la sauvette de produits
contrefaits, travailleurs clandestins dans la restauration, etc.)62. La dernière observation est
également liée à ce qu'exposait Aden (2009) dans son article. En résumé, ce chercheur a
remarqué que : [L]es organes de contrôle doivent montrer qu'ils obtiennent des résultats et ont donc
tendance à concentrer leurs activités là où ils sont susceptibles de trouver de nombreux travailleurs illégaux.
Les stratégies d'inspection s'appuient essentiellement sur des expériences passées et sur des tuyaux donnés
par des voisins, ou toute autre personne, sur la base de soupçons plus ou moins avérés. Afin de compléter
l’analyse, il convient de réfléchir également au coût des sanctions pour les employeurs et les
employés. Par exemple, l’Italie vient juste de voter une loi qui punit sévèrement les
employeurs faisant travailler des clandestins63. Ainsi, on peut affirmer qu'il y a peu de temps
62
Pour l’application de la loi dans l'économie de rue, voir Duneier (1999) ; Nelken (2006) ; Sbraccia (2007).
Bien que, selon Ferraris (2009), et en raison des insuffisances des agences de contrôle, cette loi ait peu de
chances d'être appliquée.
63
184
encore, les travailleurs clandestins étaient davantage soumis à des sanctions sévères que
leurs employeurs (par le biais d’expulsions, de détentions dans les Centres d’identification,
etc.). Cette situation, ainsi que toutes celles décrites pas les intervenants de ce séminaire,
montrent qu’il existe au sein de l’Union Européenne une discrimination institutionnelle
s’exerçant au moins à deux niveaux : au niveau de la classe et au niveau de la race. En
termes de classe, cela se manifeste dans la structure des opportunités légales et
économiques offertes à ceux qui occupent des positions plus ou moins solides sur le
marché officiel et auxquels on donne le droit de "passer" impunément (ou presque) d’un
régime de formalité à un autre (comme le suggère l’exemple de la zone franche présenté par
Vande Walle). L'aspect racial s'entend en observant la manière dont les immigrés issus des
pays en voie de développement servent de "bouc émissaire" : ils sont la cible favorite des
campagnes punitives menées par les États et, bien qu’ils partagent avec les travailleurs
autochtones des classes inférieures une position subalterne basée essentiellement sur la
classe et les niveaux d’exploitation64, ils sont susceptibles, du fait de leur nationalité, d'être
plus fréquemment sanctionnés que les autres.
Ce terrain de jeu hostile a été exploré par Ferraris (2009) dans un article consacré à
l’Italie, l’un des pays où l'immigration est un phénomène encore récent ; il offre un cas de
figure particulièrement complexe et fascinant. Le pays illustre parfaitement les
contradictions fondamentales existant aujourd’hui en matière d’immigration en Europe
(Joppke, 2003, 381). Ferraris analyse la politique migratoire italienne et montre que, derrière
sa façade, la structure légale ne vise pas à empêcher les flux migratoires massifs ; au
contraire, elle tend à placer les travailleurs immigrés dans des situations professionnelles
particulièrement défavorables. Au fil des années, les différents gouvernements italiens ont
régulièrement mis en place des programmes de légalisation afin d’apporter une certaine
stabilité aux millions d’individus entrés sur le territoire italien malgré les réglementations
absurdes et les passe-droits bureaucratiques caractéristiques de l’approche italienne en
matière d'immigration économique65. Ces personnes sont passées par un processus ambigu
de disciplinarisation. En fait, elles ont, d’un côté, accepté les difficiles conditions de vie et
de travail dans les usines, ainsi que dans le secteur des services qui représente la clé de
64
Si cette expression n'était pas quelque peu ambiguë et porteuse d'une connotation "coloniale" (voir Agustin,
2007), on pourrait affirmer que ces travailleurs, nationaux et étrangers, sont des "victimes". Pourtant, ils font
souvent l'objet de poursuites et de sanctions pour leur participation à l'"économie souterraine".
65 Calavita (2005) et Cornelius (2003) proposent plusieurs points de vue concernant le caractère absurde des
lois italiennes en matière d'immigration.
185
voûte de l’économie italienne ; et de l’autre, elles ont assimilé l'éthique très particulière du
peuple italien : cette idée selon laquelle (d’après les termes de Ruggiero repris par Ferraris),
ça ne coûte rien d’essayer. Ceci constitue une partie importante du discours de l’auteur, qui explique un
concept fondamental étranger aux législateurs italiens : l’immigration est un miroir, qui ne fait que refléter
l’image des sociétés d’accueil66. Si l’on choisit de suivre Melossi (2007) et d’accepter qu'il existe
bel et bien un problème et que les immigrés commettent effectivement des délits (et sont
très actifs sur les marchés informels), alors il faut aussi prendre en compte ce que Ferraris
observe de la socialisation des étrangers : ils vivent dans un pays où la frontière entre ce qui
est légal et illégal est floue et où il n’existe aucun accord précis concernant la signification
des règles67. Ainsi, ce n’est nullement une surprise, si l’économie informelle et les activités
criminelles représentent deux aspects-clés du processus d’installation des immigrants en
Italie.
Toutefois, ce serait probablement une erreur de penser que ces tendances se
limitent uniquement à l’Italie. Les "lois" derrière le cas italien – à savoir, la relation en
miroir entre les pratiques des populations locales et étrangères, et les effets latents des
législations – se retrouvent probablement partout ailleurs. Ainsi l’Italie est juste un espace
paradoxal où cette dynamique s’exprime très nettement. Presque aussi nettement que dans
certains pays en phase de transition. En fait, il est surprenant d’observer, entre autres, le
nombre de points communs existant entre l’Italie et l’Ukraine, par exemple, en matière de
pratiques informelles. En fait, si l’on lit de près ce que Rodgers, Williams et Round (2008,
673-675) expliquent à propos du comportement des employés dans l’Ukraine ‘en transition’
et que l’on compare leurs propos avec le résultat des recherches de Farinella (2009) en
Sicile, on est surpris des ressemblances extraordinaires que ces deux régions présentent.
Ainsi on remarque que les catégories traditionnelles (développement, sous-développement,
transition, etc.) ne sont pas réellement utiles lorsque l’on observe la manière dont les
pratiques associées à un certain niveau d’évolution économique perdurent dans des pays
censés se trouver à un stade de développement différent68. Ou, et ceci est peut-être plus
66
Une idée toutefois largement examinée par Sayad (2004).
Malgré les violentes critiques dont ils ont fait l'objet, il convient de lire les analyses détaillées de Banfield
(1958) et Putnam (2003) sur l'approche italienne de la sphère publique.
68 La Sicile fait partie des régions les moins développées d’Italie, cette île étant communément considérée
comme un stéréotype du sous-développement. Néanmoins, son retard économique est purement relatif, et on
ne peut véritablement pas effectuer de comparaisons entre la Sicile et les États d'Europe centrale/de l'Est en
termes de revenus ou de PIB.
67
186
exact, la réalité est telle que le monde et les systèmes économiques sont en transition
permanente, l’informalité représentant l’un de ces outils permettant les changements.
III - Pistes pour de nouvelles recherches dans le domaine de l’économie informelle
L’informalité, par conséquent, remplit au moins une fonction utile dans le
processus de restructuration des économies et des sociétés en général. Dans les milieux
caractérisés par des changements marquants en termes d'organisation (dans le monde
"développé", les contrats à court terme, l’externalisation et l’immigration sont juste
quelques manifestations de ces changements), l’économie informelle est un espace où
l’impact des tensions sociales se trouve réduit. En fait, que se passerait-il si l'État éradiquait
l’économie informelle ? Devrions-nous nous attendre à vivre dans un monde plus sûr que
celui dans lequel nous vivons actuellement ? D’après moi, l’économie informelle, ainsi que
plusieurs de ces activités que la loi définit comme criminelles - mais où il n'y a pas de
victimes (prostitution, trafic de drogues "douces", etc.) - peuvent être considérées comme
la soupape de sécurité de sociétés complexes incapables d’intégrer une quantité
considérable d’individus et de leur offrir des garanties. Cette perspective peut sembler
cynique et, peut-être aussi lourde de préjugés en terme de classe sociale. Elle peut surtout
sembler limitée et conservatrice, visant essentiellement à préserver les niveaux actuels de
criminalité. En outre, elle peut également paraître irrespectueuse à l’égard des travailleurs
du marché noir qui sont soumis à de terribles conditions de travail. Néanmoins, je pense
que c’est une image réaliste, si l’on considère, du moins dans le cas des immigrés, que les
réglementations nationales existantes produisent d’importantes ressources en maind’œuvre, une main-d’œuvre qui n’a pour autre alternative que de travailler dans la
clandestinité ou de développer ses propres économies informelles (basées sur des activités
clandestines ou illégales). Mais nous savons que la situation n’est guère différente pour de
nombreux nationaux pas ou peu qualifiés face au chômage (Beck, 1999 ; Rifkin, 1995 ;
Sennett, 1998) et, surtout, à la crise du welfarisme dans le domaine de l'emploi
(Aaronowitz, Di Fazio, 1994 ; Spear et al., 2001 ; Ehrenreich, 2002). Dans ce cas de figure,
l’économie informelle a, par conséquent, des sens différents : i) Elle peut représenter un
piège pour des individus désespérés, ne disposant que de perspectives faibles ou
inexistantes, et pris dans une sorte d’esclavage (post)moderne (Arlacchi, 2009) ; ii) Elle peut
être un moyen provisoire d’échapper à l’impasse que représente l’absence de droits et/ou
187
d’opportunités économiques (Rodgers, Williams, Round, 2008, 675) ; iii) Elle peut être une
sorte d’espace transitionnel permanent au sein duquel des changements se produisent
parfois, et où les conditions de vie s’améliorent légèrement au fil des générations (Saitta,
2008).
Ce que je souhaite souligner, c’est que le terme d’"économie informelle" est une
expression passe-partout qui inclut de nombreuses formes de travail clandestin/illégal et
différents niveaux d’exploitation (ou d’auto-exploitation). J’ai le sentiment, si l’on observe
l’ensemble de la littérature de manière générale et les résultats du projet Crimprev en
particulier, que l’essentiel de la recherche se concentre sur les aspects problématiques des
pratiques informelles. Après tout, l’un des objectifs d’une science "civile" consiste à
dénoncer les travers et les déséquilibres de l’organisation sociale afin de réformer et
d’améliorer les conditions générales de vie. Néanmoins, il vaudrait peut-être la peine
d’approfondir l’exploration d’autres aspects moins problématiques de l’économie informelle.
Ainsi, Van de Bunt (2009) souligne le rôle de la confiance dans le système bancaire
hawala. Ceci constitue un exemple très important de capital social antagoniste (Neira,
Vàzquez, Portela, 2008, 116 ; Dallago, 2005), et son existence confirme que les
communautés commerciales officielles et clandestines partagent des valeurs et des modes
de fonctionnement similaires. Si l’on approfondit ce problème, au delà du principe de
solidarité au sein des classes défavorisées, largement étudié par un certain nombre de
chercheurs par le passé (Lewis, 1966 ; Wilson, 1987 ; Wacquant, 1995), on peut réfléchir à
l’interaction entre les systèmes moraux (un thème que certains des acteurs de Crimprev ont
abordé brièvement). Je tiens à rappeler que l’économie informelle ne représente pas
simplement un moyen de gagner sa vie. En fait, dans de nombreux cas, l’insertion dans
certains des sous-systèmes composant le monde complexe désigné par cette formule (tout
particulièrement les formes d'"auto-entreprenariat", y compris les activités illégales), a
également un impact important pour l’"estime de soi" des individus. Malgré les critiques
que rencontre parfois le concept de "résistance" (Ortner, 1992), je pense que l’économie
informelle, dans certaines de ses articulations, est entre autres choses un acte de résistance
(Scott, 1990 ; Bourdieu, 1999) contre les restrictions ambiantes, comme les obstacles
juridiques et l’exploitation des marchés de l'emploi. Comme l’expliquent Broeders et
Engbersen (2007, 1598) :
[L]es contre-stratégies utilisées par les immigrés clandestins – qui entrent dans la clandestinité par
le biais d'institutions bâtardes, en mobilisant du capital social (transnational) et en dissimulant leur identité
188
– sont typiquement des "armes utilisées par les faibles". (…) Les formes quotidiennes de résistance sont
"une forme de débrouille à l'échelle individuelle ; et elles évitent généralement toute confrontation symbolique
directe avec les autorités ou les normes imposées par l'élite". Les formes de résistance quotidienne utilisées
par les immigrés clandestins incluent, par exemple, le sabotage du processus bureaucratique en matière de
gestion de l'immigration en dissimulant son identité. Ces armes utilisées par les faibles n'ont généralement
qu'une signification marginale et ne s'attachent pas à remettre en question les fondations des rapports de
pouvoir existants. Mais, combinées, elles pourraient devenir un défi important pour les politiques des États.
De la même manière, Rogers, Williams et Round (2009, 673) remarquent que :
[Parmi] les personnes interrogées, nombreuses sont celles qui ne considèrent pas leurs activités
comme illégales, bien qu'elles le soient au sens large (…) Elles avancent que leurs actions sont simplement
une façon de répondre aux pratiques de leurs employeurs, essentiellement des salaires bas et l'insécurité de
l'emploi.
Sur la base de ces observations et d'avis similaires, je suggère que l'étude des effets des
pratiques informelles sur la représentation de soi des individus et les conséquences positives que ces
représentations ont au cours de leur vie, pourrait être un champ d’analyse enrichissant. Grâce à
leurs pratiques informelles, certains groupes marginaux, en particulier ceux composés
d’immigrés (mais pas seulement !), parviennent à s’insérer "matériellement" dans une
société matérialiste. Je pense que cette insertion matérielle représente un pas important vers
l’intégration morale. D’une certaine manière, les profits et les biens obtenus par le biais
d’activités clandestines/illégales permettent aux individus en marge de la société d’entrer
dans la société dite "normale". En particulier, ces activités leur permettent de répondre à
des attentes de base en matière d'apparence, de biens de consommation, d'estime de soi,
etc. De plus, le marché est un lieu de socialisation : comme l'ont montré un certain nombre
d’historiens, le monde des affaires est non seulement un lieu d'échanges matériels, mais
c’est également un espace où se tissent des relations, et où l’on apprend des langues, des
coutumes ainsi que des usages locaux, entre autres choses (Bailyn, 1979 ; Dalhede, 2006).
Cette fonction spécifique du marché (informel) est évidente si l’on considère les nouvelle et
ancienne générations d'immigrés insérés dans les sociétés d’accueil (Perrone, 1995 ;
Colombo, 1998 ; Saitta, 2009). Il serait donc intéressant d’observer et de comparer les effets
de cette dynamique dans un certain nombre de milieux où des systèmes informels
consolidés et durables existent.
Par ailleurs, les économies informelles affectent non seulement les individus mais
aussi l’espace public. Des auteurs tels que Lefebvre (1991) et Brenner (2004), par exemple,
189
affirment que l’espace est continuellement restructuré par les forces en présence, c'est-àdire les États, les gouvernements locaux et les "forces souterraines" (dont les acteurs de
l’économie informelle). Ceci est certainement plausible si l’on observe le processus de
production des bidonvilles et des villes clandestines dans les pays sous-développés (Davis,
2006) ; mais, sous des formes moins spectaculaires, on trouve des dynamiques similaires
dans les centres historiques et les périphéries des villes des pays développés (Zorbaugh,
1929 ; Ferrarotti, 1973 ; Bailly, Jensen-Butler, Leontidou, 1996 ; Winter, 2009 ; Saitta,
2008). Bien que les conditions de vie et l’état des logements dans ces quartiers soient en
général pires que dans les zones à revenus élevés, il n’est pas rare d’assister à la
revitalisation de l’espace par les habitants illégaux présents dans ces endroits (Ford,
Klevisser, Carli, 2008 ; Levitt et al., 2008). Bien que ces processus ne dépendent pas
toujours de l’économie informelle et que ces habitants soient parfois employés sur les
marchés formels, ces endroits sont généralement considérés comme des "zones grises",
c’est-à-dire, des zones situées à mi-chemin entre la légalité et l'illégalité. Je pense qu’une
observation systématique des manières positives par lesquelles les pratiques économiques
informelles déterminent l’espace pourrait constituer un point de départ intéressant pour la
recherche de demain sur les modes de vie clandestins du continent européen.
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194
ÉCONOMIE INFORMELLE, IMMIGRATION, PERCEPTION DU CRIME ET
INSÉCURITÉ
André Lemaître69
I - Réflexions préliminaires
Le texte présenté par Pietro Saitta est très stimulant, reposant la question de
l’informel comme une construction sociale, et par conséquent, relative dans l’espace et le
temps.
Premier élément de réflexion :
Cette construction, comme il le montre très bien, a des conséquences dans la
signification, la définition de l’économie informelle. Une fois de plus le monde se diviserait
entre eux et nous, présupposant en plus qu’eux sont fondamentalement différents de nous.
Cette opposition, on la retrouve également dans les discours sur l’insécurité, focalisée
parfois sur la peur de l’autre, alimentant le fantasme du danger qu’eux constituent pour nous.
Deuxième élément de réflexion :
Une part de l’économie informelle participe à l’économie plus officielle, notamment
à travers le travail au noir et d’autres types de fraudes (sociales notamment). Le marché
illicite de biens de consommation vit d’une demande qui n’est pas que celle des individus
appartenant au groupe des autres mais dans une large part du groupe des nôtres. Comme le
rappelle également Saitta, l’économie légale profite également des dépenses réalisées par
ceux qui, sans leur participation à l’économie informelle, n’auraient pas les moyens
matériels de le faire. De plus, comme l’avait déjà souligné Bigo (1998), les filières de travail
sous-payé soutiennent l’activité économique de secteurs autrement en difficulté (en France,
haute couture, textile, bâtiment, …). Il peut exister aussi une économie de survie, là où le
welfare ne remplit pas son rôle. Cette économie intègre des trafics illégaux et encourage une
appréhension différente du normal et du légal.
69
Ce texte est un commentaire du rapport Informal economy and immigration. A commentary on the Crimprev’s
approach to the matter présenté par Pietro Saitta lors de la conférence de clôture du projet de l’Action
coordonnée CRIMPREV ; « Deviance, Crime and Prevention in a Punitive Age », Open University, Milton
Keynes, 17-19 juin 2009.
195
Troisième élément de réflexion :
La politique migratoire des pays de l’Union Européenne oblige les individus à
entrer sur le territoire de façon illégale et les contraint à la clandestinité, cherchant un
revenu de survie dans l’économie informelle. Comme le rappelait déjà Palidda (1999), la
fermeture totale des frontières à l’immigration régulière, qui a conduit à remettre en question ou à limiter
fortement l’immigration pour raisons humanitaires ou politiques, assure la reproduction d’une main-d’œuvre
irrégulière fort utile au profit de l’économie souterraine. (…) À cette politique d’interdiction de la migration
correspond une condition de plus en plus précaire et dominée des immigrés présents dans les sociétés
européennes. En effet, aujourd’hui le besoin de main-d’œuvre immigrée se définit souvent comme demande de
travail semi-régulier ou irrégulier, précaire et dominé (travail domestique, bonnes à tout faire, aide aux
handicapés ou aux personnes âgées, manœuvres dans les sociétés de nettoyage ou dans le bâtiment, travaux
difficiles, souvent « au noir »), que les nationaux n’acceptent pas.
II - Quelques points de discussion
1 - Eux et nous
Cette dualité, très souvent renforcée par les médias, décrit les immigrés
spécialement impliqués dans l’économie souterraine sous l’angle du risque, notamment de
l’affrontement avec cet autre que nous. On en revient à redouter de nouvelles classes
dangereuses70, oubliant ou négligeant un peu vite qu’il s’agit plutôt de classes en danger,
individus exploités, sur-victimés (de ce qu’on sait des rares données récoltées), vivant une
insécurité réelle, relégués dans des quartiers défavorisés et en processus d’exclusion.
2 - Quelle définition de l’exclusion sociale ?
L’exclusion sociale est un véritable débat qui touche l’ensemble de nos sociétés
occidentales. Si tout le monde en parle, personne ne semble cependant s’entendre sur une
définition commune. Grande pauvreté et facteur de délinquance pour les uns, incapacité
pour certains groupes ou individus de jouir d’un niveau de vie décent pour les autres.
70
Souvenons-nous des travaux de Chevalier (1958).
196
Dans les années 1950, l’association pauvreté-crime, très en vogue jusque-là,
commença à faire l’objet d’un rejet massif. Plusieurs études montraient en effet que la
pauvreté était loin d’être la seule cause du crime et que d’autres facteurs devaient être pris
en compte. Certains théoriciens commencèrent à s’intéresser au rôle des réseaux sociaux et
à la façon dont les individus partagent ensemble des valeurs communes et exercent un
certain contrôle social informel au sein du quartier ou de la communauté dans lequel ils
vivent. Selon Janowitz, la structure des réseaux relationnels, ou la densité des liens sociaux
détermine la propension du voisinage à s’engager dans un processus d’auto-régulation (cité
in Carr, 2003), ainsi que le niveau de contrôle du crime et de son intensité. Ces réflexions et
recherches étaient clairement dans la lignée de la social disorganization theory établie par Shaw
et McKay. En 1942 déjà, ces derniers constataient que les zones avec les taux de criminalité
les plus élevés étaient également celles caractérisées par d’autres malaises sociaux et
postulaient que la désorganisation sociale y était la cause d’un taux élevé et stable de
criminalité (Triplett et al., 2003).
La fin du vingtième siècle fut une époque de profonds changements sociétaux. Suite
aux décennies d’après-guerre, caractérisées par un taux d’emploi très élevé, des structures
familiales stables et surtout un État social actif, on assista à l’explosion de sociétés
marquées par le chômage structurel, la précarité économique, la diminution de
l’interventionnisme étatique et des aides sociales, mais aussi une instabilité toujours
croissante au sein de la famille et dans les relations interpersonnelles. La hausse de
l’individualisme, la chute du contrôle social informel (en raison de la mobilité sociale
toujours plus grande et d’une dispersion des individus à la recherche de nouvelles zones
d’investissement de leur capital), mais aussi et surtout l’accroissement des pressions liées à
l’effondrement de l’État-providence et à la peur du chômage, jouèrent et jouent toujours un
rôle important dans ce que l’on appelle l’exclusion sociale.
L’exclusion sociale est donc un phénomène multicausal : elle comprend
généralement une exclusion au niveau économique, politique et spatial ainsi qu’un accès
limité aux principales ressources telles que l’information, les soins médicaux, le logement, le
maintien de l’ordre et la sécurité (Bawin-Legros et al., 2001).
197
3 - L’exclusion sociale : cause de l’insécurité urbaine et de la bipolarisation de la
société ?
La question de l’insécurité qui, depuis des années, fait la une des journaux et occupe
quotidiennement administrations et agents du secteur public, est bien souvent appréhendée
dans sa dimension urbaine plus visible et plus largement perçue par la population. Pour y
faire face, les forces de police et les administrations tentent de trouver des solutions
équilibrées entre prévention et répression. Lutte contre la délinquance, contre les incivilités
et réduction des exclusions, élévation de la qualité de vie et réduction du sentiment
d’insécurité seraient ainsi au programme.
L’insécurité urbaine peut être associée à un autre phénomène indirectement lié à
l’exclusion sociale : une bipolarisation de la société assez caricaturale.
D’un côté, des individus disposant d’un emploi, adoptant une attitude en apparence
civique par rapport aux autres citoyens et vivant dans une structure familiale stable et de
l’autre, une minorité désorganisée, dépendante au niveau des aides sociales, criminelle et
criminogène et vivant dans une structure familiale instable et dysfonctionnelle. Cette
bipolarisation se caractérise également au niveau spatial : individus intégrés d’un côté,
individus exclus, vivant dans les quartiers les plus pauvres, géographiquement séparés du
reste de la population, de l’autre. La machine à habiter devient alors quartier de relégation (Robert,
2002).
Philippe Robert rappelle (2002) que la conquête d’un quartier peut répondre à des
stratégies « d’affaires ». Les poches suburbaines de chômage chroniques peuvent ainsi, à la longue,
devenir le lieu d’exercice d’une économie souterraine. Disposez côte à côte – poursuit-il – des zones dont les
habitants se savent à peu près exclus du marché du travail et une prohibition qui produit des profits
illégaux, tout est en place pour que les premiers soient, à la longue, happés par cette économie informelle
(Duprez, Kokoreff, 2000). Ceci dit, le profit de la distribution ne contribue guère à un
enrichissement global de la zone où elle s’installe, elle se limite à augmenter, dans des
proportions limitées, la consommation ostentatoire de ceux qui y participent. Certes, la
résistance des habitants peut freiner l’installation de cette activité de distribution qui
perturbe considérablement leurs relations sociales ; néanmoins, la difficulté pour les jeunes
d’accéder au marché du travail finit par exercer une pression d’autant moins résistible que la
présence policière devient sporadique dans ces zones. Tout se passe comme si on se
résignait, en fait, à pratiquer un refoulement du marché de la drogue hors des centres-ville
198
et à tolérer sa concentration dans ces quartiers plus ou moins abandonnés… ce qui ne va
pas sans accroître l’amertume de leurs habitants à l’égard des autorités publiques. Encore
une fois, la sécurité publique est négligée au profit de l’ordre ou de son apparence. Pour
autant toute économie souterraine ne se réduit pas, tant s’en faut, à la distribution de
produits prohibés ; le commerce illicite de produits licites (automobiles, par exemple)
constitue un autre versant, probablement plus considérable.
4 - Perception de quel crime ?
Les représentations de certaines formes de criminalité liées à l’économie souterraine
ne sont pas au sommet des préoccupations de nos contemporains. Perception du crime,
mais de quelle criminalité parle-t-on ? Quelle connaissance a-t-on de cette dernière quand
on sait quelles difficultés sont liées à l’appréhension d’une délinquance plus « classique » ?
Comme le soulignent Saitta mais aussi Vande Walle (2009), ce que l’on place sous
l’étiquette d’économie informelle se décline sur un continuum qui va de pratiques liées à
l’économie légale jusqu’à l’économie irrégulière et les liens avec le crime organisé. Cette
idée de continuum de marchés irréguliers et illégaux dans la ville rappelle la notion de
« bazar » telle que Ruggiero et South l’avaient dépeinte (1994). Ces autres mondes étranges qui
semblent défier et menacer, pour reprendre leur expression. Les situations qu’ils décrivaient
alors pour la Grande-Bretagne et les États-Unis d’Amérique se retrouveraient aujourd’hui
dans les villes un peu partout en Europe. Une image de la ville en tant que lieu de marché où
l’on vend de tout, du banal au spectaculaire, répondant aux exigences des besoins et des nécessités, du plaisir
et de l’évasion (Ruggiero, South, 1994). Qu’y a t-il de commun entre travailler au noir comme
employé de maison ou faire la plonge dans un restaurant, cueillir des fruits sans être
déclaré, vendre des marchandises « tombées d’un camion », télécharger illégalement de la
musique sur internet ou vendre de la drogue en rue ? Pour le citoyen, comme pour le
représentant de l’ordre parfois également, l’appréhension des phénomènes « criminels »
sera nuancée. Ses répercussions en terme d’insécurité également. On pourrait ainsi parler de
perception différencielle ; perception largement influencée par sa propre relation à
l’économie informelle, son implication personnelle, son recours aux biens et services qu’elle
procure. Demandons-nous toujours une facture à notre plombier ou à notre garagiste ? La
personne qui apporte soin et propreté à notre logis est-elle déclarée à la sécurité sociale ?
« Nous » ne sommes peut être pas plus innocents « qu’eux ». Quelle frange des activités
199
liées à l’économie informelle entraîne réprobation ?71 Quelle place pour une peur de cette
criminalité ?
S’il est une question sur laquelle on commence à avoir de l’information, c’est celle
de la problématique liée à la visibilité des problèmes de drogue.
Lors de la première enquête sur la sécurité publique réalisée dans l’Union
Européenne en vue de la préparation d’un Eurobaromètre de la sécurité publique (van
Dijk, Toomviiet, 1996), une question particulière avait été posée aux répondants compte
tenu du fait que les problèmes de drogue semblaient jouer un rôle important dans le débat
public sur la criminalité et la peur du crime. La question était formulée comme suit : « Au
cours des douze derniers mois, à quelle fréquence avez-vous été personnellement en
contact avec des problèmes de drogue dans votre quartier ? Par exemple en voyant des
gens qui vendent ou achètent de la drogue, qui prennent ou utilisent de la drogue dans des
lieux publics ou en trouvant des seringues laissées par des drogués ? ». Il apparaissait alors
qu’en moyenne dans l’Union des 16 à l’époque, 14% des citoyens européens étaient
souvent ou de temps en temps confrontés personnellement à des problèmes de drogue
dans leur propre quartier. Ce pourcentage atteignait 19% en 2002 (EORG, 2003). L’analyse
confirme que les personnes qui entrent en contact avec des problèmes de drogue dans leur
quartier ont un sentiment d’insécurité accru, indépendamment d’autres caractéristiques.
Van Dijk relevait d’ailleurs que ce facteur pouvait même provoquer plus de peur qu’une
agression effective.
5 - L’économie informelle pour sortir de l’insécurité ?
Comme nous l’avions établi également dans nos travaux (1999, 2001), l’ouverture
active sur le monde extérieur va de pair avec une attitude peu inquiète. Le tissu relationnel
et l’insertion sociale protègent contre la peur du crime. Ce constat est renforcé dans le cas
où les personnes ont une insertion « professionnelle » (et comme le suggéraient Ruggiero et
South, il est utile d’envisager les activités illégales entreprises au sein du marché irrégulier en
tant que « travail »). Ce sont notamment les catégories d’inactifs qui sont au cœur du
problème de l’insécurité.
71
Voyez ainsi « Le travail non déclaré au sein de l’Union Européenne », Eurobaromètre spécial 284, 2007.
200
En les sortant de leur isolement, en participant à l’amélioration de leurs conditions
matérielles d’existence, l’implication dans l’économie souterraine pourrait avoir un effet
bénéfique sur l’insécurité des individus. On rejoint ainsi une des idées prospectives
développées par Saitta dans ses conclusions quand il rappelle que le « marché » est espace
de socialisation et que le milieu des affaires, quelles qu’elles soient est aussi lieu relationnel,
de rencontre et d’apprentissage des us et coutumes, d’échanges entre nouveaux arrivants et
populations intégrées.
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présenté au séminaire sur la prévention de la délinquance urbaine liée à la toxicomanie,
Bruxelles, 21-22 novembre 1996, Leiden.
202
POLITIQUES PUBLIQUES DE PRÉVENTION DE LA CRIMINALITÉ
Tim Hope
Avec la collaboration de
Hugues Lagrange, Dario Melossi, Ester Massa, Sarah van Praet, Abraham Franssen, Sybille
Smeets, Dietrich Oberwittler, John Pitts, Andrej Sotlar, Gorazd Meško, Günter
Stummvoll72
Introduction
Parmi les criminologues et relativement récemment, les causes et perspectives en
matière de prévention de la criminalité étaient encore fortement influencées par le
paradigme de « l’École de Chicago » de sociologie urbaine qui a connu son apogée du début
au milieu du XXe siècle, notamment aux États-Unis (Melossi, 2008). En Europe de l’Ouest,
dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, les théories causales et les
interventions sociales particulières d’abord évoquées par les sociologues de Chicago
s’accordaient bien avec le paradigme de l’État-providence. Il se dégagea ainsi un consensus
optimiste autour de la prévention sociale de la criminalité. En l’espèce, la prévention de la
criminalité, notamment de la délinquance juvénile, passait principalement par des mesures
sociales à destination des institutions de socialisation déterminantes pour les jeunes, c'est-àdire la famille, l’école et la communauté (Hope, 1995). Dans la plupart des pays de l’Union
Européenne, les autorités locales, municipales et régionales ont vu leurs responsabilités et
compétences s’élargir considérablement ces vingt dernières années eu égard au traitement
des problèmes de criminalité et de mise en œuvre des politiques et pratiques de prévention
et de sécurité (Crawford, 2009). Cette extension s’est cependant accompagnée d’une
dissolution radicale du consensus sur la prévention sociale de la criminalité et sur l’efficacité
des mesures sociales en la matière.
72
Nous adressons également nos remerciements aux nombreux autres organisateurs, participants et
collaborateurs des ateliers organisés au cours du workpackage 6 à Leeds (juin 2007), Paris (février 2008),
Bologne (juillet 2008), Ljubljana (décembre 2008), Bruxelles (février 2009), Keele (avril 2009) et Berlin (mai
2009).
203
Alors que la protection contre la criminalité revêt une importance accrue dans le
quotidien des citoyens, on assiste à un abandon généralisé de l’approche « traditionnelle »
d’une socialisation positive de la jeunesse (notamment parmi les groupes défavorisés et
minoritaires) et de leur accompagnement vers la citoyenneté, ce que l’on pourrait appeler la
perspective d’inclusion sociale. À l’opposé, une approche de la prévention plus défensive,
souvent exclusionnaire, est apparue à travers l’Europe, principalement axée sur la protection
des particuliers contre la victimation et l’insécurité. Le tournant préventif dans de nombreux
pays, et tout particulièrement en Angleterre et au Pays de Galles (Edwards, Hughes, 2009),
s’est accompagné d’une série de stratégies de prévention de nature protectrice. Elles sont la
manifestation d’une remise en question du progrès social en recherchant une protection
contre diverses craintes et inquiétudes quotidiennes souvent cristallisées autour des groupes
sociaux qui autrefois auraient fait l’objet d’une inclusion sociale (jeunes, habitants de
quartiers défavorisés et immigrants extra-européens). La nécessité politique apparente de
placer les craintes et précautions immédiates du citoyen en tant qu’individu au-dessus des
questions d’intérêt général pour la société dans son ensemble semble sous-tendre cette
évolution (Garland, 2001).
Les autres axes de CRIMPREV analysent les tendances générales de la politique
criminelle et pénale dans lesquelles s’inscrit ce tournant préventif. Ce même constat a
également été fait au cours des séminaires WP6 où les participants ont tenté de décrire et
de contextualiser les nouvelles formes de prévention de la criminalité qui émergent dans
plusieurs régions d’Europe73. Ils ont toutefois également noté la persistance, accompagnée
d’une modernisation partielle, de formes de prévention davantage axées sur l’inclusion
sociale. Il convient toutefois de souligner que ces politiques et pratiques illustrent à leur
façon la tension entre, d’une part, une volonté d’inclusion sociale (justifiable en termes de
prudence sociale, ou encore par des valeurs citoyennes supérieures) et, d’autre part, une
tendance d’exclusion de la déviance ayant en apparence vocation à protéger les citoyens tout
en maintenant l’ordre social (Melossi, 2008).
73
Le premier atelier du WP6 sur les « Modèles comparatifs en matière de prévention de la criminalité et de sa
mise en œuvre : leur genèse, leur influence et leur développement » (Université de Leeds, 7-8 juin 2007) a
analysé ces évolutions à travers l’Europe. Un recueil de réflexions inspirées de certains débats a été publié
(Crawford, 2009).
204
1ère partie - Cadre social et cadre politique
I - Le tournant préventif
C’est dans le « contrat social démocratique » établi par les démocraties d’Europe de
l’Ouest avec leurs citoyens à l’après-guerre que s’inscrivaient les stratégies de prévention
sociale de la criminalité. Or, ce contrat a commencé à se déliter au cours des années 1980, à
un rythme variable à travers l’Europe, essentiellement tempéré par des facteurs politiques et
culturels (Crawford, 2009). Pour le remplacer, il semble qu’un nouveau « contrat
sécuritaire » soit apparu (Zedner, 2003), avec notamment l’Angleterre et le Pays de Galles
(Royaume-Uni) à l’avant-garde de cette mutation politique. Alors que les gouvernements
promettaient de faire de la sécurité et de la protection contre la criminalité un bien collectif
primordial, la « sécurité sociale », synonyme de bien-être et d’égalité pour les citoyens,
n’était plus nécessairement considérée comme un moyen d’y parvenir. Paradoxalement,
toutefois, les gouvernements qui s’étaient engagés à réduire l’intervention de l’État ont
néanmoins ressenti la nécessité de s’appuyer sur l’autorité de l’État pour la mise en œuvre
de ce nouveau contrat sécuritaire. Ainsi, tandis qu’ils se dégageaient de nombreuses tâches
et obligations inhérentes à l'État-providence, les gouvernements commencèrent à renforcer
l'autorité des institutions de justice pénale et à s'appuyer davantage sur celles-ci pour
fournir les biens publics d’ordre et de sécurité. C’est ainsi que le modèle d’État-providence
« keynesien » fondé sur la régulation sociale fut peu à peu supplanté par une approche
davantage réglementaire. Par conséquent, l’État était maintenant perçu comme
« gouvernant à distance », ayant largement recours à l’influence indirecte qu’il pouvait
exercer sur les activités privées, à la répression et à une diminution des responsabilités des
pouvoirs publics locaux (Hope, 2009), une stratégie dénommée responsabilisation (Garland,
2001). Bien que privilégiant la « responsabilisation » des citoyens par le biais des institutions
de la société civile et des marchés privés, les gouvernements restent convaincus de l’impact
essentiel de l’État et des institutions de justice pénale qu’il contrôle, sur la criminalité
(Hope, Karstedt, 2003). Parallèlement, les institutions nationales d’aide sociale ont vu leur
rôle considérablement diminuer dans la création et le maintien du bien public général qu’est
la sécurité sociale.
205
II - Les maux urbains
Au delà du simple phénomène politique et culturel, le tournant préventif a
également constitué une réponse (mais pas forcément la bonne) aux nouvelles formes
d’inégalité et de marginalité urbaines qui sont apparues à travers l’Europe. De manière
générale, il est possible de dégager quatre logiques structurelles dont l’effet conjugué sur les
économies européennes produit une nouvelle forme d’exclusion sociale davantage
exacerbée (Wacquant, 1999) :
 la résurgence de l’inégalité sociale, qui traduit des opportunités de vie divergentes entre
les catégories de revenus, et qui exclut la frange la plus pauvre de la société des
opportunités accessibles à la majorité ;
 la mutation de la main-d’œuvre salariée, y compris l’élimination des emplois peu
qualifiés et l’institutionnalisation de la flexibilité du marché du travail ;
 la refonte des systèmes de protection sociale, incluant une rupture avec l’idéal
universaliste ; et
 la concentration spatiale de la pauvreté dans des quartiers spécifiques, avec pour
corollaire la stigmatisation sociale de leurs habitants.
Cependant, ces tendances n’ont pas nécessairement produit les mêmes modèles
d’un pays ou d’une région d’Europe à l’autre. Au lieu d’un processus évolutif unique par
lequel passeraient toutes les villes, des études sur le milieu urbain ont révélé que l’évolution
des villes et, par extension, la répartition des problèmes de criminalité sur le territoire
urbain dépendait de façon complexe des choix opérés par le passé (Savage et al., 2003). Les
facteurs qui semblent spécifiquement influer sur les problèmes d’ordre social sont
notamment :
 La désindustrialisation et la mondialisation - face à la nouvelle économie
postindustrielle mondialisée, les villes se sont accommodées, adaptées ou détériorées de
différentes manières. Ces transformations ont eu de profonds effets sur la démographie, la
structure sociale et l’ordre public des villes, avec toutefois des conséquences très diverses
selon le cas.
 Le rôle de l’État - la période d’après-guerre a été fortement marquée par une
intervention directe de l’État dans la vie communautaire (notamment en matière d’écologie
des quartiers et de l’espace), dans la réglementation et la maîtrise de l’occupation des sols
ainsi que dans la fourniture et la responsabilité des biens et services publics dans les
206
domaines de l'éducation, du logement, de la santé et des services sociaux aux personnes.
Cependant, la capacité des pouvoirs publics locaux à fournir biens et services publics est
actuellement soumise à des pressions de plus en plus fortes provenant à la fois des
difficultés des finances publiques et d’une idéologie politique plus libertaire s’inscrivant
dans une logique de marché.
 Le logement public – l’action de l’État pour le logement constituait un élément
essentiel du capitalisme social commun à l'Europe de l’Ouest dans la période d’aprèsguerre. Malgré une grande hétérogénéité dans leur conception et attribution de l’aide
sociale, les États se rejoignaient sur le rôle économique général de la participation de l’État
dans le logement public. Ce dernier servait essentiellement d’outil de gestion économique
dans le processus de croissance et de modernisation. Cependant, l’étendue et le degré
d’implication des États variaient considérablement, notamment par rapport aux États-Unis
où le logement restait cantonné à un rôle social résiduel. Alors que la période d’aprèsguerre avait vu fleurir le logement public dans de nombreux pays d’Europe de l’Ouest, ces
dernières décennies ont été marquées par une importante réduction de ce parc immobilier.
Elles avaient également été marquées par des transferts de propriété en faveur d’un secteur
du logement social plus diversifié, alimenté par un grand nombre de propriétaires. Avec un
logement public qui s’adresse de plus en plus aux catégories socio-économiques les plus
démunies, nous assistons donc à un processus de paupérisation (residualisation) se
rapprochant du modèle américain. Le Royaume-Uni a été une nouvelle fois le premier à
œuvrer dans ce sens.
 La conception et l’aménagement des villes - la participation publique à la reconstruction
et rénovation urbaines s’est également combinée aux processus supra pour conférer à l’État
et aux pouvoirs publics locaux un rôle renforcé dans la conception et l’aménagement des
environnements urbains. Le gros de cette croissance a consisté en la construction
d’ensembles résidentiels publics souvent vastes, tant dans les quartiers à problème situés en
centre-ville, qu'en périphérie. Plusieurs facteurs ont contribué à transformer le paysage
résidentiel urbain. Il y a eu les effets conjugués de la démolition des quartiers insalubres, de
l’extension de l’offre publique de logements et de la création de nouvelles zones
résidentielles étendues (appelées estates en Grande-Bretagne et banlieues en France). De plus,
il y a eu l’utilisation de principes de conception modernistes et de techniques de
construction de logement par préfabrication de masse. Parallèlement, les centres-villes
207
initialement voués au commerce se sont successivement transformés en sites de consommation
puis en sites de consommation de loisirs.
 Les transports et le développement de la banlieue. Aux États-Unis, les principaux facteurs
qui déterminèrent la transformation des villes eurent moins à voir avec l’intervention
sociale directe de l’État qu’avec, d’une part, la croissance rapide du logement privé et de
l’urbanisation (le développement d’une vaste banlieue), financée et organisée par des
promoteurs du secteur privé, et, d’autre part, la part belle faite par les politiques publiques à
l’automobile comme principal moyen de transport. Les conséquences sociales de ce
programme furent considérables. En effet, en plus de faciliter grandement le
développement de la banlieue et d’accélérer le déclin économique des centres-villes
américains, il a concomitamment fait disparaître de nombreux quartiers des centres-villes
auparavant homogènes (Jacobs, 1962). Alors que les villes européennes devaient s’étendre
beaucoup plus tard (à l’exception toutefois du Royaume-Uni), les forces économiques
semblent à nouveau ces dernières années reproduire ce schéma suivi de son cortège de
politiques d’urbanisme. Les conséquences ont été considérables sur la répartition de la
criminalité et l’ordre social. La ségrégation sociale et spatiale des catégories
socioprofessionnelles a notamment été favorisée, touchant aussi bien les nantis que les
pauvres, et les centres-villes sont progressivement devenus des centres de commerce, de
production et de consommation.
 L’immigration, la pauvreté et la discrimination - les forces économiques mondiales ont
également entraîné l'apparition de deux tendances interdépendantes qui ont déterminé la
répartition de la pauvreté dans les zones urbaines européennes : premièrement la
concentration spatiale de la pauvreté et du chômage en raison de la disparition de
l’industrie et des emplois des anciens quartiers ouvriers et deuxièmement le déplacement
des minorités et groupes ethniques (issus pour la plupart de l’extérieur de l’Union
Européenne) souvent vers ces mêmes quartiers. Ces tendances ont été accompagnées de
pratiques discriminatoires et d’exclusion sociale, débouchant parfois sur une « nouvelle
ghettoïsation » là où la concentration de la pauvreté et des problèmes sociaux concourent à
l’émergence de problèmes de fracture sociale encore plus complexes.
 Les institutions communautaires et la socialisation - le développement des institutions de
l’État-providence qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale, y compris l’octroi d’avantages
sociaux et la fourniture de biens et services sociaux aux personnes, n’a certes pas éradiqué
la pauvreté, mais a malgré tout contribué à maintenir l’inclusion sociale des citoyens
208
défavorisés, des minorités et de la jeunesse. La responsabilité première de socialisation, de
soutien et de contrôle de la jeunesse incombait notamment aux agences de l’État. Pourtant,
les évolutions politiques et les mutations de l’économie mondiale à l’origine de la crise dans
les États-providence ont également entraîné le désengagement et la suppression de
l’accompagnement social des institutions d’État au sein des communautés locales
(Wacquant, 1998). L’absence tant de cette « épine dorsale » institutionnelle que des
mécanismes de soutien de terrain des institutions sociales locales a accentué l’isolement social
et culturel croissant des communautés défavorisées par rapport à la société dominante.
III - Inégalité et criminalité
La conséquence de ces tendances indique désormais une étroite corrélation entre les
taux de criminalité et la concentration socio-spatiale de la pauvreté. La figure 1 illustre
(pour l’Angleterre et le Pays de Galles) 1) les répartitions des taux de criminalité par
quartiers et 2) la répartition des taux de criminalité par quartier en fonction du niveau de
dénuement socio-économique des résidents. Les deux montrent un effet de concentration
spatiale dans les quartiers présentant le taux le plus élevé/les plus démunis. La figure 1
suggère également que la connaissance du niveau de dénuement d'un quartier constitue un
moyen tout aussi efficace pour le ciblage des efforts de prévention de la criminalité (c'est-àdire à travers des mesures sociales), que la connaissance du taux de criminalité réel d’un
quartier (qui constituera la base de l’intervention de la justice pénale). Néanmoins la
problématique, tant pour élaborer des politiques pratiques que pour expliquer
scientifiquement ce phénomène social, est la suivante : comment expliquer la relation entre la
structure socio-économique de la société (le macro-niveau) et les actions du délinquant ou du résident d’un
quartier (le micro-niveau) ?74.
74
H. Lagrange, Politiques publiques : contexte social et criminalité. WP6 Crimprev [http://www.gerncnrs.com/gern].
209
Figure 1
Reproduction de Hope (2007)
IV - Influences sur la délinquance
Dans la théorie, la prévention sociale consiste en la réduction des facteurs ou
combinaison de facteurs, et des caractéristiques contextuelles qui entraînent une
augmentation de la propension à se tourner vers la délinquance. La littérature
criminologique a fourni plusieurs interprétations. Des théories sur le rapport entre la
concentration de la pauvreté et la délinquance ont été développées dans un contexte
américain :
… le facteur déterminant le plus important du rapport entre type ethnique et criminalité est la
répartition différentielle des Noirs dans les communautés caractérisées par 1) une désorganisation sociale
structurelle et 2) un isolement social culturel, tous deux issus de la concentration de la pauvreté, de la
rupture familiale et de l’instabilité résidentielle (Sampson, Wilson, 1995, 44).
William J. Wilson (1996) a fourni une interprétation axée sur l’effritement des liens
avec la société plus large dont : l’isolement économique et culturel (désinvestissement dans
210
le capital humain), l’isolement familial (faibles niveaux de contrôle social local et informel),
des opportunités illicites plus nombreuses que les licites, une absence de modèles de rôle
conventionnels, un manque de ressources pour la promotion personnelle (capital
instrumental), la persistance des valeurs traditionnelles, les adaptations rationnelles et les
adaptations culturelles. Tandis que Wilson attire l’attention sur la persistance des valeurs
traditionnelles et les pistes pour une réintégration dans la société dominante, John Hagan
(1994) met l’accent sur une réaction de survie ou une « recapitalisation » dans les biens et
marchés illicites, les stupéfiants, les bandes et la violence. Alors que l’interdépendance
spécifique entre type et classe domine le débat américain, le rapport entre la concentration
de la pauvreté et la délinquance juvénile peut, de manière plus générale, être dû à :
… l’incapacité d’empêcher le processus d’enracinement de la criminalité au sein de la jeunesse
locale75, aggravé par de faibles opportunités économiques, qui intensifie leurs activités de délinquance, avec
pour conséquence la victimation à répétition de certains groupes de résidents, notamment à mesure que les
contrôles sociaux s’amenuisent et que le quartier bascule dans un désordre accru. Chaque élément du
processus peut interagir de manière dynamique avec les autres pour expliquer la forte augmentation de la
criminalité dans certaines communautés emportées dans une spirale de détérioration (Pitts, Hope, 1997,
39).
La problématique de la prévention de la criminalité, tout particulièrement en
matière de délinquance juvénile, peut être envisagée comme la recherche d’un équilibre
entre, d’une part, les avantages de se livrer à des actes délictueux (incluant tant les gains
matériels du trafic et des vols que les avantages symboliques et affectifs, notamment la
dignité, la protection et un sentiment d’appartenance) et, d’autre part, les avantages liés à un
comportement respectueux de la loi et une intégration dans l’économie légale. Ces
influences peuvent être schématisées comme c’est le cas dans la figure 2. Il est toutefois
important de souligner que seules certaines des influences importantes peuvent faire l’objet
de l’intervention directe des pouvoirs publics. Les mesures sociales consistent
essentiellement à fournir et à administrer une infrastructure institutionnelle de biens publics.
À l’opposé, des biens privés peuvent être à la disposition des particuliers quelle que soit
l’action publique et les limites peuvent être floues entre les activités et comportements
illicites et licites. En l’espèce, l’action publique intervient principalement pour réguler ces
activités dans l’intérêt général, y compris à travers l’application du droit pénal. Enfin, les
75
Voir Hagan (1993).
211
biens de club (club goods) apparaissent comme le produit de relations sociales informelles,
consistant en des institutions informelles souvent fondées sur les réseaux personnels, qui
une fois de plus peuvent faciliter une activité conformiste, pro-sociale ou déviante.
En plus des conséquences positives d’une économie en croissance, les pouvoirs
publics disposent de deux leviers pour réduire la propension à la délinquance :
 Des actions pour limiter les bénéfices de la criminalité, ou faire prendre
conscience aux délinquants potentiels des risques d’arrestation et des peines encourues.
C’est l’objectif de la prévention pénale classique (correspondant à la partie gauche de la
figure 2) ;
 Des politiques visant à réduire l’échec scolaire, le manque de formation
professionnelle, les logements insalubres, afin d’encourager le développement des
ressources de capital social et d’accroître la mixité sociale (correspondant à la partie droite
de la Figure 2).
Figure 2 : influences sur la criminalité juvénile76
Mass Culture
Consumption
cultures, values.
The Local State
Education, housing,
training, care.
Illicit Economy
Violence
Disorder
(guns, knives)
Employment
Consumption
(Drugs, stolen goods)
Youth
Legitimate Economy
Employment
Consumption
Production,
Consumption
Networks
‘Gangs’
76
Families
Élaboré par T. Hope.
212
Connections
Secondary
labour markets
V - Capital social et efficience des politiques
Encouragé par de nombreux gouvernements, le partenariat constitue la méthode
idéalisée pour la production et la fourniture de biens de prévention de la criminalité, que ce
soit pour les particuliers (la « communauté »), les agences locales de services ou les
entreprises. Cependant, l’application de cette politique dépend à terme des actions privées
et individuelles des citoyens (le niveau-micro). Pourtant, la recherche et la théorie indiquent
généralement que ni les particuliers, ni les communautés ne se mobiliseront spontanément
contre la criminalité. Ceci est tout particulièrement vrai pour les populations défavorisées et
exclues qui ne peuvent ni produire leurs propres ressources organisationnelles, ni avoir
accès à un soutien extérieur (Hope, Trickett, 2004). Quelles sont donc les conditions
sociales et les techniques organisationnelles nécessaires au « fonctionnement » des
partenariats pour produire des actions participatives et coordonnées contre la criminalité ?
Une théorie récente souligne le rôle du capital social dans la mobilisation des
communautés et des organisations de la société civile pour un contrôle informel de la
criminalité à travers la production d’une efficience collective (Sampson, 2009). Les différentes
formes de capital social et leurs rapports avec l’efficience collective sont illustrés dans la
figure 3. En ce qui concerne ces liens, l’efficience sociale des communautés dépend non
seulement du degré de volonté des citoyens d’exercer un contrôle informel (et de le
rattacher au cadre institutionnel et juridique dans lequel s’inscrit leur communauté) mais, de
façon tout aussi importante, de leur volonté de participer aux efforts pour le « bien
commun » de leur communauté :
… il convient de ne pas confondre les types de cohésion sociale et de capital social de nos sociétés
modernes avec les liens solides et plus traditionnels ancrés dans les familles et les groupes très unis. La société
civile moderne a besoin d’une répartition particulière de différents types de liens… ceux-ci relient les
individus et les groupes aux institutions qui jettent des ponts entre les groupes et instaurent une confiance et
une tolérance généralisées entre leurs membres. Le capital social affectif est celui produit au sein des familles
et des petits groupes. Le capital social relationnel, lui, est ancré dans les liens et les rapports existant entre
différents groupes, par exemple, entre différents groupes ethniques ou différentes classes et catégories sociales.
Enfin, le capital social instrumental se forme à travers les relations qui existent entre des individus (ou
groupes) et les institutions et organisations de la société (Hope, Karstedt, 2003, 478).
213
Figure 3 : les formes de capital social et intervention politique77
Autrefois, les interventions politiques visaient à activer le niveau-micro, autrement
dit la dimension horizontale des quartiers, afin de développer leur solidarité et leur
mobilisation. Cependant, comme illustré dans la figure 3, l’activation simultanée de la
dimension verticale peut se révéler nécessaire pour fournir les ressources nécessaires aux
interventions sociales de prévention de la criminalité (Hope, 1995). Il s’agit d’un processus
bidirectionnel : les quartiers et les personnes qui ne jouissent pas d’une influence politique
suffisante (capital culturel et symbolique) risquent de ne pas être représentés par les
décideurs locaux ou de ne pas être à même de les influencer. Ils sont aussi dans
l’impossibilité de constituer des organisations et alliances à l’échelle du quartier (capital
social relationnel), les communautés locales éprouvent des difficultés à s’organiser de
manière efficace et représentative.
Un rôle tout aussi important est néanmoins joué par le capital social instrumental, c’està-dire par les rapports politiques formels et informels entre les sources du pouvoir et les
ressources au sens large, d’une part, et la communauté locale, d’autre part. Aux États-Unis,
la réduction des dépenses des organismes sociaux d’État (à laquelle s’ajoute le retrait d’une
présence policière, autre que pour les interventions d’urgence) « vide » les quartiers
défavorisés de leurs institutions locales (écoles, centres médicaux, etc.) qui favorisent, tant
77
Élaboré par T. Hope.
214
par les ressources que les opportunités qu’elles représentent, la formation de communautés
et de réseaux sociaux tout en accentuant leur isolement de la société dominante (Wacquant,
1998). La mauvaise qualité des services publics, allant de pair avec un durcissement des
critères d’éligibilité aux prestations, accentue la dégradation du respect envers les sources
d’autorité légitimes, ainsi que les relations avec celles-ci. Un tel désinvestissement du capital social
(Hagan, 1994) de la part des institutions de l’État, ainsi que le désinvestissement
économique, laisse une place et une légitimité sociales à la recapitalisation des activités,
notamment par les jeunes, autour d’activités para-économiques illicites, en particulier le
trafic de stupéfiants. Ainsi, les vols, la violence et les agissements des bandes qui en
découlent constituent un effet négatif externe supplémentaire dans les quartiers concernés
et la société en général.
VI - Mutation des quartiers
Finalement, malgré la corrélation mise en évidence par la recherche entre, d’une
part, la criminalité et le désordre et, d’autre part, le dénuement structurel (cf. Figure 1), le
lien de causalité reste incertain : le dénuement socio-économique d’un quartier est-il la
cause de la criminalité ou en est-il la conséquence ? Ces possibilités opposées sont illustrées
dans la figure 4. L’ancienne vision de la prévention sociale de la criminalité (influencée par
les paradigmes de l’État-providence/École de Chicago) admettait la première explication :
le dénuement structurel est à l’origine d’une désorganisation sociale, d’une hétérogénéité
non normalisée des valeurs qui permet à la criminalité de se développer à titre d’adaptation
sous-culturelle. Il s’agit de la manifestation des difficultés d’encadrement des enfants,
éprouvées par les familles démunies (notamment les familles monoparentales), ainsi que de
la réaction et de l’adaptation des jeunes face aux opportunités économiques limitées.
À l’inverse, selon le paradigme d’exclusion sociale/protection, fondé sur la théorie
dite de la fenêtre cassée, c’est la criminalité et tout particulièrement le désordre incontrôlé qui
mettent en mouvement un processus de réactions négatives. Les résidents « respectables »
se retirent de la vie communautaire, soit en se retranchant chez eux, soit en déménageant et
laissent par conséquent un vide moral que viendra combler la criminalité. C’est ainsi
qu’apparaissent des quartiers stigmatisés qui n’attirent que les populations défavorisées,
celles qui ont des lacunes en matière d’éducation des enfants, et/ou des personnes à la
moralité douteuse. Néanmoins, alors que ces explications aux antipodes l’une de l’autre,
215
traduisent l’opposition entre une approche sociale et une approche pénale de la prévention
de la criminalité, la nature et l’étendue de la causalité réciproque restent incertaines et
difficiles à établir en raison de l’absence de données longitudinales sur les carrières et
trajectoires criminelles dans les quartiers sur le long terme.
Figure 4 : modèle « systémique » de la criminalité et de la communauté78
out-m igra tion
p erceptions
and fear
+
social retreat
structural
disadva ntage
+
crim e
+
―
―
disorder
―
so cia l
orga nization
= causal paths tow ards crime
= feedback effects from crime
VII - Synthèse
En plus de l’opposition entre l’approche sociale et l’approche pénale identifiée
supra, les programmes locaux de prévention de la criminalité doivent également être conçus
non seulement de manière à éliminer leur impact contre-productif sur le tissu social et
moral des groupes et communautés, mais aussi pour renforcer ou restaurer les types
spécifiques de cohésion sociale et de liens dans lesquels sont ancrés le contrôle social et la
dynamique morale de la société moderne. Les programmes d’amélioration du capital
humain et social au sein des groupes et quartiers socialement exclus pourraient également
incorporer certains des éléments suivants :
 L’établissement de mesures incitatives pour le renforcement « naturel » des
contrôles sociaux et le développement de techniques organisationnelles et de dispositions
institutionnelles pour parvenir à ces fins.
78
Élaboré par H. Lagrange.
216
 Le renforcement et l’adaptation des contrôles sociaux et des systèmes de
conformité dans leurs cadres spécifiques, en particulier dans les écoles et les quartiers, et la
différenciation de ceux-ci par rapport aux systèmes (policiers) de contrôle formels.
 Le renforcement et la restauration notamment des types de capital social
relationnel et instrumental pour les familles, les groupes (minoritaires) et les quartiers.
 Le renforcement et la restauration d’une confiance généralisée envers les tiers et
les institutions dans les quartiers.
2ème partie - La gouvernance locale de la prévention de la criminalité
I - Reconstruction politique
La reconstruction politique du modèle de l’État-providence en Europe occidentale
intègre la prévention de la criminalité, mais celle-ci n’a pas connu une mise en œuvre
homogène à travers le continent, car elle a été marquée par les trajectoires différentes des
régions politico-culturelles de l’Union européenne élargie (Crawford, 2009). Bien que
« l’État souverain » ait conservé sa prérogative suprême en matière de criminalité, d’ordre et
de bien-être social (Garland, 2001), malgré ses trajectoires et ses choix distincts obérés par
le passé, l’ensemble des États de l’Union Européenne a déployé des efforts pour une
renégociation des pouvoirs et responsabilités institutionnels entre l’État et :
 les citoyens et les institutions de la société civile ;
 le « secteur privé » commercial ;
 les pouvoirs publics régionaux et locaux ;
 les forces de l’ordre.
Ces renégociations politiques et administratives permanentes ont une influence sur
l’évolution de la prévention de la criminalité à travers l’Union Européenne et permettent
d’expliquer les caractéristiques des politiques et pratiques de prévention de la criminalité
des différents États-membres de l’Union ;uropéenne. Cependant, relativement peu
d’études comparatives ont été réalisées sur la façon dont les dispositions institutionnelles et
les idées politiques se concilient selon les différents contextes de politique et de pratique de
prévention de la criminalité (Hope, Sparks, 2000). Bien que les ateliers du WP6 n’aient
jamais perdu de vue ces problématiques, il n’existe pas de connaissances et d’informations
comparatives suffisantes qui permettraient de replacer les débats dans un tel contexte.
217
II - Tournants préventifs
1 - Le modèle « anglo-saxon » (anglais) comparé au modèle « continental » (français)
Comparer l’évolution de la politique locale de prévention de la criminalité qui
s’opère respectivement en Angleterre (et au Pays de Galles) et en France est très révélateur
des tournants préventifs à l’œuvre en Europe occidentale durant ces vingt dernières années.
Au cours des années 1980, les commentateurs ont remarqué l’important contraste entre le
modèle « anglo-saxon » (axé sur la prévention situationnelle) et une approche davantage
« sociale » (le modèle « continental ») de la prévention de la criminalité développée en
France à la suite du Rapport Bonnemaison de 1981 (Crawford, 2009). Depuis lors, les
approches ont évolué dans les deux pays. En Angleterre, alors que la prévention
situationnelle de la criminalité a continué de prévaloir, les gouvernements conservateurs
(1979-1997) ont, dans un premier temps, eu tendance à mettre l’accent sur une approche
davantage réglementaire de la « gouvernance à distance ». Globalement, la stratégie visait à
court-circuiter les pouvoirs publics locaux en cherchant à développer des partenariats
directement avec des citoyens, à travers des « surveillance de quartier » (Neighbourhood
Watch) et des acteurs du privé, notamment dans le secteur des véhicules motorisés et du
logement privé. Des outils de politique comme la publicité, des accords informels officieux
et une influence de la réglementation, par le biais d’orientations en matière d’urbanisme,
avaient tendance à être privilégiés au détriment d’une administration directe (Hope, 2009).
À l’opposé, la politique française de prévention de la criminalité a été intégrée pendant cette
période dans une Politique de la ville générale visant à proposer des programmes et services
de prévention sociale de la criminalité directement aux jeunes défavorisés et issus de
minorités à travers un système politico-administratif intégré reposant sur le leadership des
maires (Wyvekens, 2009 ; Pitts, Hope, 1997).
Cependant, le tournant préventif dans les deux pays a évolué vers une plus grande
convergence depuis le milieu des années 1990. En France, la politique de prévention de la
criminalité a beaucoup plus évolué vers le modèle d’exclusion sociale pratiqué en
218
Angleterre, mettant l’accent sur la protection des citoyens et la réduction de l’insécurité79.
Dans les années 1990, des réflexions américaines sur le rapport entre les espaces et la
sécurité sont arrivées en France où une notion plus large de la prévention situationnelle,
comme la « fenêtre cassée » ou « l’espace défendable », a été développée (Body-Gendrot,
2000). L’utilisation de la télésurveillance a augmenté de manière constante dans tous types
d’espaces publics ces dernières années et l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine
(ANRU) procède à une résidentialisation (semi-privatisation du logement social) des banlieues
défavorisées. Depuis la publication d’un décret en août 2007, dit décret prévention situationnelle,
une évaluation de la sécurité est désormais un préalable obligatoire à tous travaux de
rénovation urbaine ou de construction de bâtiments destinés à recevoir du public (bureaux
de poste, gares, centres commerciaux). Le travail effectué par le service de police appelé
Prévention et sécurité urbaine en Seine-Saint-Denis illustre cela. Il consiste en effet en réalisation
d’audits de sécurité pour le compte d’entreprises et d’administrations en vue de la mise en
œuvre d’une prévention situationnelle80. Nous pourrions assister à l’émergence d’une
« troisième voie », à mi-chemin entre le modèle continental et le modèle anglo-saxon, qui
examine les risques inhérents à l’environnement d’un point de vue « civique », en mettant
l’accent sur la surveillance publique (Wyvekens, 2009). En Angleterre et au Pays de Galles,
des Partenariats officiels de réduction de la criminalité et des désordres ont été établis entre la police et
les autorités locales. Des équipes de police de proximité ont été créées dans de nombreux
quartiers dans le but de répondre aux besoins de la communauté locale afin de « rassurer »
le public et de renforcer la confiance dans le travail de la police. De plus, des systèmes de
télésurveillance sont apparus dans un grand nombre de zones urbaines et de centres-villes,
faisant du Royaume-Uni l’un des pays au monde comptant le plus de caméras de
surveillance par habitant (Hope, 2009).
79
D’après les contributions d’Anne Wyvekens (CNRS-CERSA-Université Paris 2, France) lors de l’atelier
« Modèles comparatifs en matière de prévention de la criminalité et de sa mise en œuvre : leur genèse, leur
influence et leur développement », Leeds, juin 2008, et l’atelier « Politiques locales de prévention sociale »,
Paris, février 2008. Voir également Wyvekens (2009).
80 Cette initiative s’apparente à de nombreux égards à celles des forces de police en Angleterre et au Pays de
Galles, ainsi qu’aux Pays-Bas, voir infra.
219
2 - L’Europe méditerranéenne
Les politiques sécuritaires des pays du Sud-Ouest de l’Europe se fondent sur la
même approche que leurs politiques sociales. Elles sont toutes deux particularistes, c'est-àdire qu’elles visent des catégories spécifiques de populations ou de besoins particuliers et
proposent une solution plus spécifique que générale. Plutôt que de s’inscrire dans le long
terme ou de traiter des problèmes chroniques, elles s’occupent principalement de gérer les
crises aiguës. Ces caractéristiques sont propres aux États-providence méditerranéens comme
ceux d’Italie, de Grèce, du Portugal et de l’Espagne où les politiques sociales sont résiduelles
dans la mesure où l’aide sociale nationale n’intervient qu’après que les autres institutions
sociales (famille, marché, communauté/quartier) aient joué leur rôle.
Une étude de cas a été fournie pour la ville de Rome81. Il y apparaît que la
distinction entre prévention sociale de la criminalité et politiques sociales en Italie soit
moins appropriée : les politiques italiennes ne se caractérisent pas par une approche
préventive, notamment celles en rapport avec l’aide sociale. De plus, si l’une des
caractéristiques de la prévention sociale de la criminalité est d’être orientée vers des
catégories spécifiques plutôt que d’être universaliste, il s’avère difficile de caractériser les
politiques de prévention de la criminalité de cette manière dans un système où la plupart
des politiques sociales sont particularistes. Ces éléments de réflexion peuvent permettre
d’expliquer, du moins en partie, l’absence d’un débat sur la prévention de la criminalité au
niveau national en Italie.
Selon le rapport Stato della sicurezza nella Regione Lazio (2004), le nombre de délits est
relativement faible à Rome compte tenu de la taille de la ville. Le nombre de délits dans la
capitale a, de manière générale, baissé ces dix dernières années, notamment les braquages
de banques, vols à l’arraché, vols à la tire et revente de stupéfiants. Inversement, la
criminalité parmi les groupes d’immigrés est considérée en augmentation (voir discussion
infra), y compris la participation présumée au trafic de stupéfiants et l’exploitation de la
prostitution. Les criminels locaux continuent à organiser l’importation et la vente de
stupéfiants sans toutefois être particulièrement organisés. Cependant, certains membres des
organisations criminelles du Sud de l’Italie opèrent sur le territoire avec l’aide « d’agents
locaux ». Néanmoins, la capacité des groupes de délinquants à s’infiltrer dans l’économie
81
Contribution de Livia Fay Lucianetti, Université La Sapienza Roma, lors de l’atelier de Paris.
220
locale leur a permis de se dissimuler dans les secteurs économiques sans avoir besoin de
recourir à la violence et à des actes spectaculaires.
Les interventions de politique sociale visent à prévenir l’abandon scolaire et à
améliorer le logement. Les résultats de la prévention du décrochage scolaire n’ont fait
l’objet d’aucune évaluation précise. On peut toutefois remarquer que les initiatives les plus
nombreuses ont été prises dans les municipi (mairies) présentant les taux de décrochage
scolaire les plus élevés. Quant au logement, la situation est urgente à Rome en raison de la
flambée des prix provoquée par la spéculation. Malgré deux grands projets de logement
social, les familles démunies ont tendance à quitter Rome. Les conséquences en termes de
prévention de la criminalité ne sont pas claires. Toutefois, la dynamique du logement ainsi
que des actions récentes visant à se débarrasser des groupes sociaux à l’origine d’un
sentiment d’insécurité donnent à penser que l’idée est davantage de rétablir ou d’amplifier
le sentiment de sécurité que d’apporter des réponses liées à la prévention sociale.
En Espagne, la prévention sociale n’est pas très développée. L’État considère qu’elle
incombe aux familles82. La constitution espagnole (1978) a réorganisé les compétences au
niveau local. Lorsqu’un enfant de moins de 14 ans commet un délit, son cas ne relève pas
du système judiciaire pénal mais de la protection de l’enfance (LO 5/2000). Conformément à la
loi LO 1/1996, l’action publique vise à réduire les facteurs de risque (personnels, familiaux
ou sociaux) pouvant conduire à la délinquance. Toutefois, la plupart des institutions de
« protection » continuent d’agir comme si seuls les cas de « mauvais traitement et abandon »
relevaient de leurs compétences. Depuis 2003, des organismes locaux à Saragosse ont
décidé de soutenir des jeunes délinquants par des mesures comme la conciliation et la
réparation, en prenant en compte le contexte social de l’adolescent. Quelles en ont été les
conséquences ? Une majorité (64 %) ne récidive pas. Cependant, la proportion des
récidivistes n’est pas négligeable (36 %) et un fort pourcentage des délinquants commettent
des délits avec violence auxquels aucune réponse adéquate n’est apportée. Ainsi, l’opinion
publique a fait pression pour demander l’abaissement de l’âge de la responsabilité pénale.
L’expérience de Saragosse laisse transparaître que, du moins dans cette région, l’Espagne
reste plus près du modèle classique de prévention répressive (justice pénale).
82
Contribution de María José Bernuz (Université de Saragosse) sur La prévention en tant que compétence des
communautés autonomes et la protection de l’enfance.
221
Comme la plupart des pays du Sud, le Portugal est un pays qui enregistre l’un des
plus faibles taux de délinquance d’Europe83. Malgré cela, la perception du risque de
victimation est relativement élevée (l’explication pourrait résider dans le fait que le Portugal
affiche un taux de scolarisation moyen inférieur à la plupart des pays européens). Une
hausse des chiffres de la délinquance a toutefois été enregistrée au cours des dix dernières
années : si les vols avec effraction augmentent très lentement, les délits avec violence (les
coups et blessures, vols avec violence et agressions à caractère sexuel) ont nettement
progressé. À Porto, comme partout ailleurs, il n’existe aucun lien véritable entre l’expérience
de victimation réelle des personnes et leur peur de la criminalité : les personnes interrogées
lors d’une enquête considèrent que le centre-ville est sûr et que la peur de la criminalité
provient de l’état de délabrement de bâtiments et de leur mauvaise qualité. Un programme
de prévention vise à rassurer les victimes potentielles, à réduire les incivilités et à atténuer la
visibilité ou la présence des trafiquants de drogue, des prostituées et des sans-abri dans
certaines zones. Trois groupes d’environ 300 personnes ont successivement été interrogés
sur leur perception avant et après le lancement du programme. Les résultats ont montré
une réduction dans la perception des désordres sociaux ou ceux liés à la criminalité, ainsi
qu’une augmentation de la visibilité de la police et du niveau de satisfaction quant à son
action.
3 - Les États fédéraux comparés aux États centralisés
Les politiques de prévention de la criminalité à travers l’Europe de l’Ouest se
distinguent les unes des autres par leurs différences de relations entre le gouvernement
central et le gouvernement local (Crawford, 2009b). Dans le cas des États unitaires et
centralisés comme les Pays-Bas ou la France, le cadre politique des relations entre le
gouvernement central et les pouvoirs publics locaux est relativement stable et intégré, d’où
le peu de dissensions quant à l’orientation de la pratique locale de prévention de la
criminalité (Van Dijk, De Waard, 2009). Dans les États davantage organisés sur le modèle
fédéral, ou lorsque des conflits et tensions persistent entre l’État et les pouvoirs publics
locaux, les approches sont plus diverses et les discordances entre les régions et l’État
central sont monnaie courante, ce qui ne facilite pas la caractérisation d’une approche
83
Contribution de Carla Cardoso et Cândido da Agra sur Action locale à Porto et contexte national au Portugal.
222
« nationale » particulière de la prévention. Le Royaume-Uni est un cas d’espèce où la
décentralisation constitutionnelle a favorisé la divergence d’approche par rapport au
gouvernement central en Écosse (Henry, 2009) et dans une moindre mesure au Pays de
Galles (Edwards, Hughes, 2009). Ainsi, l’approche « nationale » du gouvernement du
Royaume-Uni caractérise davantage aujourd’hui celle adoptée localement en Angleterre
qu’ailleurs dans le Royaume (Hope, 2009). En Belgique, les conflits intra-nationaux ont
pour conséquence de fragmenter et déstabiliser les politiques fédérales (Hebberecht, 2009).
De la même façon, l’autonomie des Länder en Allemagne, la diversité des cultures politiques
régionales et les différences datant d’avant la réunification supposent non seulement
l’existence de variantes locales, mais aussi que les tendances et innovations venues de
l’extérieur sont adoptées en Allemagne de façon fragmentée, et qu’elles coexistent entre les
différents Länder (Jasch, 2009). En Italie, les transformations politiques nationales
conjuguées aux angoisses populaires grandissantes ont eu pour conséquence de recentrer la
répression de la criminalité, du niveau centralisé et lié au crime organisé, au niveau local en
favorisant la sécurité publique. Cela a également entraîné une diversité dans les réponses
régionales et le développement de programmes de prévention de la criminalité
spécifiquement différents dont le meilleur exemple est le travail novateur du projet Città
Sicure du Gouvernement régional de l’Émilie-Romagne (Melossi, Selmini, 2009), bien que,
comme souligné supra dans le cas de Rome, ces programmes puissent varier
considérablement au sein d’un même pays.
III - Conception et aménagement des villes
La théorie de la « prévention du crime par l’aménagement des espaces et la
conception des objets » (CPTED, Crime Prevention through Environmental Design) est très suivie
à travers le monde depuis une trentaine d’années84. Inspirée à l’origine par les idées de
l’architecte Oscar Newman, elle s’est développée dans le cadre d’un train de mesures
intégrées, incluant tant la police de type communautaire que la prévention de la criminalité
dans la communauté, sous la houlette du Gouvernement fédéral américain (Rosenbaum,
1986)85. Au fur et à mesure, la CPTED a évolué en suivant davantage l’approche
84
La conception et l’aménagement des villes (la criminologie urbaine) a été le sujet du sixième atelier organisé
à l’université de Keele en avril 2009. Cette section s’appuie sur la contribution de Günter Stummvoll.
85 Contribution du professeur Clara Cardia (Politecnico di Milano).
223
situationnelle de la prévention de la criminalité qui apporte une réponse beaucoup plus
directe et immédiate en cas de délits. Cependant, le choix délibéré de se concentrer sur les
opportunités liées au milieu, éclipse les causes intrinsèques, sociales, politiques ou
économiques de la criminalité. Les explications sociales de la criminalité, qui mettent
l’accent sur les mutations culturelles, démographiques et socio-économiques, ne sont pas
prises en considération. La prévention de la criminalité à travers le développement social ou
la transformation personnelle est exclue car elle semble irréalisable pour les responsables de
la sécurité. Cependant, les « solutions miracle » aux problèmes de criminalité peuvent être
coûteuses en raison de leurs éventuelles conséquences inattendues, par exemple, la
« poussée » vers la périphérie des populations indésirables au nom du « nettoyage » des
villes. L’accent est mis essentiellement sur les structures physiques et l’analyse des chiffres
de la délinquance tandis que des discussions plus récentes sur la sécurité des quartiers à
travers l’implication et la responsabilisation des citoyens (décrite supra) sont plus ou moins
ignorées. Enfin, la prévention situationnelle de la criminalité est considérée comme une
panacée universelle essentiellement axée autour de la prévention de la criminalité.
Cependant, le risque de négliger les caractéristiques sociales, culturelles et historiques des
lieux existe lorsqu’un milieu est uniquement examiné en termes de criminogénéité. Par
exemple, la prévention situationnelle de la criminalité pourrait considérer l’utilisation de
verres à bière en plastique dans les pubs comme très efficace pour éviter les blessures
graves lors de rixes. Pourtant, cette mesure serait jugée inappropriée dans des pays comme
la Suisse ou l’Autriche où les habitudes de consommation font que les bagarres sont rares
dans les tavernes. De la même façon, un parc planté de haies touffues pourra être considéré
comme un repaire de délinquants dans des sociétés présentant un niveau élevé de
criminalité et comme un formidable terrain de jeu pour les enfants dans des sociétés à
faible niveau de criminalité.
En terme de prévention situationnelle de la criminalité et de stratégies de maintien
de l’ordre y afférentes, un débat plus large sur les prédispositions culturelles et sociales
enrichirait certainement le concept de criminologie environnementale. Comme l’illustre la
Figure 5, la prise en compte du contexte social qui mène aux opportunités de criminalité et
la perception du risque dans l’espace urbain, une théorie sociale des situations criminelles,
enrichirait tout particulièrement le concept de CPTED (Hope, Sparks, 2000). Une
approche d’Analyse sociale des espaces propose un éventail plus large de méthodes de
recherche axées sur les actions routinières dans l’espace public, les images, les mythes et
224
l’histoire locale des lieux, les différentes conceptions de l’espace urbain quand le maintien
de l’ordre est confié à plusieurs organisations. Elle propose en parallèle l’étude du
processus de ségrégation et des dynamiques socio-spatiales des villes.
Figure 5 : Nouvelles perspectives de prévention du crime par l’aménagement
du milieu
Theoretical
Foundation
Empirical
Analysis
Policy
Implications
Rational Choice Theory
Crime mapping and
hot-spot analyses
Problem Oriented
Policing
Routine Activity Theory
Situational Precipitators
of Crime
Repeat Victimisation
Intelligence-led Policing
Geographic Profiling
Situational Crime
Prevention
Social Area Analysis:
Crime Pattern Theory
Demographic data
Economic capital
CPTED
Designing Products against
Crime
Social capital
Cultural capital
Sociology of Urban
Space
Myths and Images
Sociology of Situations
Segregation
History
Social management of
urban space
Multi-agency
partnerships for urban
safety
IV - Responsabilisation, sécurité privée et transition
La montée de l’insécurité perçue par les citoyens ordinaires dans leur quotidien
dans toute l’Europe donne lieu à un mécontentement grandissant à l’égard des institutions
établies et des réponses usuelles. Les citoyens exigent davantage de « sécurité privée » pour
eux-mêmes alors que les institutions publiques, notamment la police, semblent de moins en
moins en mesure de répondre à de telles exigences, quels que soient les efforts déployés.
Par conséquent, ce mécontentement grandissant laisse un vide sécuritaire qui doit être
comblé d’une façon ou d’une autre. Alors que la police s’efforce de faire face à ces
situations nouvelles, citoyens et entreprises cherchent des solutions alternatives et se
225
tournent notamment vers le secteur privé pour leur protection et le gardiennage. Les
« États en transition » d’Europe centrale et d’Europe du Sud-Est se positionnent de façon
unique dans ces tendances générales. Malgré les nombreux problèmes rencontrés, ces
États, contrairement à ceux de l’Europe de l’Ouest, partent d’une « table rase » pour
construire leurs institutions de justice pénale sur les cendres des anciens systèmes étatiques
communistes. Leurs homologues de l’Europe de l’Ouest, qui essaient de « moderniser »
leurs institutions et leurs politiques pour s’adapter aux nouveaux défis, rencontrent souvent
d’énormes obstacles et résistances liés au corporatisme et à l’inertie administrative. Pour
eux, la « sécurité privée » constitue une menace qu’il convient de contrer et à laquelle il faut
résister. Dans les États en transition, les problèmes sont souvent inverses : comment établir
de nouvelles institutions et de nouveaux modes de réglementation qui préservent les
mécanismes de sauvegarde des institutions publiques tout en préservant les approches
dynamiques et innovantes des nouveaux prestataires privés auxquels l’État n’est pas en
mesure de faire concurrence ? Trouver la marche à suivre n’a pas été chose facile. En
Hongrie, par exemple, la lutte a été acharnée entre les idées de prévention de la criminalité
et entre les institutions responsables de leur mise en œuvre :
… en dépit des nombreuses interprétations possibles de la prévention de la criminalité, le
recoupement entre les différentes formes de prévention et les délits que doit cibler toute stratégie en priorité n’a
jamais été conceptualisée, ni communiquée. Les responsabilités en matière de prévention de la criminalité
étaient souvent dévolues aux services de police qui, seuls, étaient incapables d’apporter une réponse
suffisante, et quelques municipalités seulement ont participé de manière proactive. Le processus de
reconnaissance de l’importance de la prévention de la criminalité dans la communauté par les municipalités
a été aléatoire et lent (Kerezsi, 2009, 230).
La tension entre les sphères publique et privée est le lot commun des pays
européens. Les contributions au 4ème atelier qui s’est tenu à Ljubljana en décembre 200886
ont défini de façon claire et incisive la série de problèmes et dilemmes que suppose la
formation d’un nouveau partenariat entre les sphères publique et privée pour assurer la
sécurité des citoyens ordinaires. Les réponses sont autant institutionnelles et
organisationnelles que techniques et opérationnelles. La capacité des participants à
appréhender ces questions, contrairement à beaucoup de commentateurs d’Europe de
86
Organisé par Andrej Sotlar, Gorazd Meško et Katja Eman.
226
l’Ouest, témoigne des défis et opportunités que les républiques de l’ancienne Yougoslavie
présentent pour l’Europe en général.
Sotlar et Meško (2009) fournissent un exemple de ces transitions : au cours des
quinze dernières années, le secteur de la sécurité privée en Slovénie s’est considérablement
développé en passant par trois périodes au moins. La première peut être appelée période de
privatisation de la sécurité (1994-2003) et correspond à la période de croissance la plus rapide
du secteur de la sécurité privée. La deuxième, qui correspond à la période de consolidation de
la sécurité privée (2003-2007), a été marquée par l’intervention de l’État dans le « secteur de la
sécurité privée » en raison de ce développement excessivement rapide. Enfin, la troisième
s’appelle période de policisation du secteur de la sécurité privée (2007 – aujourd’hui), depuis que le
ministère de l’Intérieur et la police ont obtenu des prérogatives supplémentaires dans le
domaine de la sécurité privée. Ce processus n’est pas encore terminé et devrait encore
connaître d’autres évolutions. Durant ces périodes de développement du secteur de la
sécurité privée, les agents de sécurité du privé et les policiers (et leurs organisations
respectives) ont dû nouer des relations. Cependant, les résultats d’une enquête ne
confirment pas le stéréotype de relations conflictuelles et de concurrence entre les policiers
et les agents de sécurité. Les deux groupes qualifient leurs relations de coopération et les
agents de sécurité considèrent parfois ces relations en termes de partenariat. Dans certains
domaines, les policiers travaillent conjointement avec les agents de sécurité : on pourrait
citer en exemple la protection lors de rassemblements publics, le convoyage et la sécurité
des fonds, l’arrestation de criminels par des agents de sécurité et leur remise à la police, les
interventions en cas d’alerte, l’échange d’informations sur la criminalité et même le contrôle
de la sécurité privée par la police. Les chefs de la police et les responsables de la sécurité
pensent également qu’une telle coopération crée des synergies qui ont un impact sur la
sécurité intérieure de l’État, malgré toutes les difficultés à mesurer ces effets. Ainsi, si l’on
peut dire que les sociétés de sécurité privée et la police coexistaient à la fin du XXe siècle,
ces deux organisations ont la possibilité d’évoluer vers un partenariat plus réel et plus
souple au XXIe siècle.
227
3ème partie - Évaluations des impacts de la politique sociale au niveau local
I - Criminalité juvénile : quartiers, bandes et marchés de la drogue
Dans les zones où se concentre la pauvreté (Figure 1), la nature de la criminalité
juvénile se distingue à plusieurs égards (Pitts, 2007 ; Pitts, Hope, 1997). Elle est :
 Juvénile : les jeunes sont aussi bien victimes qu’auteurs de délits ;
 Implosive : les délits sont perpétrés par et contre les résidents du quartier ;
 Répétitive : les victimes sont toujours et encore les mêmes personnes ;
 Symétrique : les victimes et les malfaiteurs se ressemblent en termes d’âge, de type
ethnique et de classe ;
 Violente : la violence se manifeste au sein du même quartier, entre quartiers, et
entre les communautés ethniques. Elle est présente à l’intérieur et aux alentours des écoles
ainsi que dans la rue ;
 Sous-signalée : dans les quartiers les plus démunis, les victimes connaissent souvent
les malfaiteurs et n’osent pas parler par peur de représailles ;
 Intégrée : la délinquance juvénile dans ces quartiers a tendance à s’intensifier. En
effet, rencontrant de nombreuses portes fermées sur leur chemin vers la vie adulte, certains
adolescents ne parviennent pas à sortir de la criminalité. Des groupes affinitaires
d’adolescents mutent et se transforment en « bandes », puis l’extension de la tranche d’âge
met en contact des préadolescents avec des délinquants de 20 et 30 ans.
Des travaux récents suggèrent que le dénuement socio-économique structurel a un
effet indirect sur le comportement des jeunes défavorisés (Figure 5). L’impact des
conditions du quartier sur la criminalité, hors facteurs individuels, notamment les
conséquences de la ségrégation ethnique/sociale et la concentration de la pauvreté sur le
comportement des adolescents, a fait l’objet d’une étude menée à plusieurs niveaux dans
des quartiers de Cologne. L’étude a suggéré que le contrôle social informel est un médiateur
entre la pauvreté et la criminalité juvénile (Figure 6)87.
87
À partir d’une présentation du Docteur Dietrich Oberwittler, Max Planck Institut, Fribourg, Allemagne, au
2ème atelier à Paris (février 2008).
228
Figure 5 : Pauvreté et criminalité juvénile : facteurs médiateurs au niveau de
la communauté88
structural disadvantage
adults /collective
efficacy
peers /
subculture
physical
environment
• infor mal social control
• deviant beliefs, gangs
• incivilities, disorder
• s upport by other parents
• learning/contagion
• opportunities for crime
• r ole models
adolescents‘ behaviour
Dr D. Oberwittler, Max Planck Institute,
Freiburg
Figure 6 : Relation entre criminalité juvénile et contrôle social informel
Cologne, n=34 sample areas
2.5
2.0
1.5
expectations for
inform al social cont
1.0
Rsq = 0.5406
observed youth
.5
disorder/violence
Rsq = 0.7464
0.0
-2
-1
0
1
2
social dis advantag e ( factor score)
88
Élaboré par le Docteur Oberwittler.
229
3
1 - Bandes, violence, drogues 89
Malgré les effets positifs du capital social sur le contrôle social informel, le revers de
la médaille de ce concept se voit dans la croissance des bandes armées de jeunes dans les
quartiers défavorisés des centres-villes, dans un contexte de développement du trafic de
stupéfiants. La principale raison sous-jacente à l’émergence de celles-ci réside en la jonction
de deux groupes socialement déviants auparavant bien distincts : le groupe affinitaire
d’adolescents de rue versant épisodiquement dans la criminalité, d’une part, et le réseau
criminel local organisé, d’autre part. L’augmentation de la consommation et du trafic de
stupéfiants en a été le catalyseur comme le décrit une recherche menée dans le district
londonien de Waltham Forest (Pitts, 2008, 2007).
Les marchés actuels de la drogue sont segmentés. Au plus haut échelon se trouvent
les importateurs et les grossistes. Au Royaume-Uni, la distribution est généralement assurée
par des réseaux locaux, ayant souvent un lien familial ou national, et souvent par des squats
délabrés qui sont des lieux de passage de la drogue (crack houses), comme c’est le cas à
Waltham Forest. La plupart de l’héroïne consommée au Royaume-Uni provient
d’Afghanistan, via le Pakistan. Les grossistes trempent souvent dans plusieurs négoces
illégaux : stupéfiants, armes à feu, êtres humains et contrebande, ainsi que dans les trafics
financiers illicites. Leurs activités s’intègrent habituellement dans des entreprises
conventionnelles et tant les fonds utilisés pour financer les deals que leurs produits peuvent
circuler derrière un écran opaque d’entreprises légales de manière à masquer les identités et
à garantir la sécurité des principaux trafiquants.
En descendant d’un échelon, on trouve les Faces (les figures). Il s’agit de membres
adultes ou de proches associés des quatre grandes familles criminelles de Waltham Forest.
Les Faces travaillent généralement dans l’ombre, laissant les Elders (les aînés) plus influents
des gangs ou bandes leur créer une réputation, en prenant les risques qu’implique une telle
notoriété. Nombre de ceux qui trempent dans le trafic de stupéfiants à ce niveau possèdent
déjà un casier judiciaire conséquent et un penchant pour la violence extrême, ciment des
marchés illicites. Les Aînés dirigent les activités des Youngers/Soldiers (P’tits jeunes/Soldats)
(âgés de 14 à 18 ans) dont les nombreuses responsabilités incluent :
89
Cette section s’appuie sur les contributions du Professeur John Pitts, Université de Bedfordshire, RoyaumeUni.
230
 Veiller au bon acheminement de la marchandise jusqu’aux Shotters, c'est-à-dire les
dealers de rue ;
 Protéger leurs zones de vente des incursions d’autres bandes ;
 « Traîner » dans le quartier pour avertir immédiatement de l’arrivée de la police ;
 Patrouiller le long des limites territoriales de la cité pour la protéger des autres
bandes qui ont une « dent » contre eux ;
 Faire appliquer les contrats pour le compte des Figures ou des Aînés ;
 Collecter les dettes pour le compte des Figures ou des Aînés ;
 Se venger ou mener des expéditions punitives auprès de ceux qui ont manqué de
respect à leur égard ou envers les Figures ou Aînés, ou qui les ont dupés ;
 Harceler et piller les dealers rivaux ;
 Réaliser des délits sur la voie publique et des cambriolages pour les Aînés.
Les P’tits jeunes ou Soldats manifestent également un « comportement antisocial » et
se livrent à des agressions de rue et sexuelles de leur propre chef. Les P’tits jeunes et les
Wannabees (aspirants) (âgés de 12 à 15 ans) transportent des armes, de la drogue et font du
recel pour les Aînés. De cette manière, les Aînés s’assurent d’avoir les « mains propres » en
cas d’arrestation ou de fouille, et ne laissent aucune trace ou empreinte exploitable par la
police criminelle. Les plus jeunes purgent également les peines de prison à leur place.
Un marché de la drogue ouvert est un marché où typiquement plusieurs dealers de rue
(âgés de 16 à 35 ans), qui travaillent pour des bandes ou bénéficient de leur approbation et
de leur protection, vendent des stupéfiants à toutes les personnes non suspectées
d’appartenir à la police ou à une bande rivale. Ils travaillent dans des rues animées
adjacentes aux cités où sont basées les bandes de trafiquants de drogue. L’avantage du
marché ouvert pour les acheteurs est qu’ils peuvent conserver leur anonymat et choisir leur
dealer.
Cependant, en traitant avec des étrangers, l’acheteur court le risque de se faire
arnaquer et délester de ses biens car les marchés ouverts de la drogue de Waltham Forest
sont également de hauts lieux du vol. Pour les vendeurs, l’avantage du marché ouvert réside
dans le fait qu’il permet un large accès à la clientèle. Il les rend cependant vulnérables aux
tactiques d’achat/arrestation en flagrant délit de la police et cela implique que, pour vivre
de leur trafic, les dealers de rue doivent être innovants en trouvant de nouveaux endroits et de
nouvelles méthodes de deal. À l’inverse des marchés fermés, les marchés ouverts ne
peuvent pas être aussi bien protégés des bandes rivales, ce qui entraîne des bagarres avec
231
usage d’armes à feu. Ce type de conflit est bien sûr mauvais pour les affaires car il affecte
tant la disponibilité que la qualité et dissuade les consommateurs de fréquenter ces endroits.
La rivalité entre bandes et les opérations de police, si elles sont fréquentes et régulières,
peuvent accélérer le passage du marché ouvert au marché fermé. Dans un marché fermé, le
dealer ne vend qu’aux consommateurs qu’il connaît. Les transactions du marché fermé
peuvent avoir lieu dans la rue ou dans une voiture et les contacts s’effectuent par téléphone
portable, mais beaucoup de personnes travaillent depuis des lieux déjà affectés à une
activité quelconque.
L’attirance de la jeunesse locale vers des bandes est un des effets secondaires du
contrôle du marché de la drogue par ces bandes. Il s’agit des reluctant gangsters (bandits
réticents). Cette situation donnerait lieu à cinq modes d’affiliation non volontaire :
 Affiliation en raison des risques pour soi et sa famille de ne pas s’affilier ;
 Affiliation pour obtenir une protection des autres gangs/bandes ;
 Affiliation pour accéder à des ressources éducatives/récréatives sur le territoire
de la bande ;
 Affiliation en raison de l’absence d’accès à des opportunités légales ;
 Affiliation maintenue en raison des dangers inhérents à une défection.
Les bandes de trafiquants de drogue opèrent toujours sur un territoire défini,
généralement dans les cités défavorisées. Pour les bandes rivales, le fait de résider dans une
cité en particulier contrôlée par une bande équivaut à une affiliation. De plus, résister à une
bande locale ou s’en désaffilier est souvent considéré comme un manque de respect ou un
acte de déloyauté. Au fur et à mesure que les querelles territoriales entre cités s’intensifient,
le nombre de ralliés augmente et il devient difficile de distinguer qui, au sein d’une cité
donnée, fait ou non partie d’une bande. La non-affiliation peut rendre dangereuse
l’utilisation de certains services ou d’infrastructures, comme un établissement
postsecondaire ou le parc local, qui se trouvent sur le territoire d’une bande ou ne sont
accessibles qu’en le traversant. Ainsi, les jeunes doivent décider si oui ou non ils veulent
s’affilier afin de pouvoir profiter des ressources auxquelles ils ne pourraient avoir accès
autrement. Pour certains jeunes prématurément déscolarisés et qui ont eu des démêlés avec
la justice, rares sont les opportunités légales et acceptables. Le problème ne provient pas
uniquement de leur manque de compétences, de qualifications et de crédibilité personnelle,
mais aussi de leur incapacité à conserver les quelques emplois disponibles en raison de leur
attitude modelée par des facteurs socioculturels à l’égard du lieu de travail. Les membres
232
qui quittent une bande perdent non seulement sa protection - en devenant vulnérables face
aux autres bandes avec lesquelles ils ont été précédemment opposés lors d’un litige ou
d’une vendetta - ; ils peuvent de plus avoir des problèmes avec leurs anciens associés qui
percevront leur défection comme un manque de respect ou de la déloyauté.
II - Appartenance ethnique et migration90
L’atelier de Bologne s’est appliqué à comprendre les récentes évolutions du cadre
politique et institutionnel européen afin d’étudier la question de la prévention de la
criminalité eu égard aux sujets sensibles d’appartenance ethnique et d’immigration.
Plusieurs aspects ont été abordés :
1. La question de la surreprésentation persistente des « minorités ethniques » dans le
système judiciaire pénal, mise en évidence par les données statistiques, a été posée91. Ces
statistiques ethniques ne reflètent pas la complexité du caractère ethnique de la société
britannique contemporaine à une époque où l’immigration et le multiculturalisme prennent
de l’ampleur. Elles donnent matière à ce que l’on pourrait considérer du racisme statistique,
c'est-à-dire des classifications ethniques schématiques (par exemple les « blancs » comparés
aux « noirs ») qui à leur tour pourraient inspirer des politiques limitées et discriminatoires
en matière de criminalité. L’appartenance ethnique ne doit pas être réifiée car il s’agit d’un
« processus » plutôt que d’un objet en soi. Le défi pour les criminologues aujourd’hui est de
prendre une orientation constructive qui leur permettra de tirer des enseignements généraux
à partir de situations spécifiques à des minorités données.
2. Les publications classiques sur la criminologie considère que les jeunes issus de
l’immigration sont davantage exposés au risque de basculer dans la criminalité, surtout si
l’environnement scolaire et la façon dont les écoles sont structurées et gérées sont
susceptibles de rabaisser l’estime de soi des jeunes immigrés qui sont ensuite associés aux
jeunes commettant certains actes déviants.
3. Le processus d’exclusion sociale et de mise en contact avec des comportements
déviants de ceux que l’on appelle les mineurs étrangers non accompagnés92. Globalement, leur
« choix » de s’adonner à des activités déviantes et par conséquent de verser dans la
90
Cette section s’appuie sur un rapport rédigé par Dario Melossi et Ester Massa, Université de Bologne.
Présentation de Marian FitzGerald (Université du Kent).
92 Présentation de Monia Giovannetti (Université de Bologne).
91
233
criminalité, ou bien de s’impliquer dans la vie communautaire, repose sur un faisceau de
micro-opportunités davantage liées aux chances qui se présentent à eux dès leur arrivée
qu’à une quelconque prédétermination individuelle. Il faut donc structurer un réseau
d’opportunités de « rencontres positives», particulièrement dans les grandes villes (gares,
etc.), qui offriront à ces jeunes « non accompagnés » la possibilité de réussir dans la vie.
4. Le processus d’intégration. Une analyse du contexte historique et du traitement
politique de l’immigration à Bruxelles depuis les années 1970 a dressé un bilan des réussites
et des échecs de l’intégration des minorités ethniques. Elle a porté notamment sur la
participation et la représentation politique, l’affaiblissement des discours racistes et des
partis politiques radicaux, la réhabilitation sociale et urbaine des quartiers défavorisés et
d’immigrants, la ségrégation scolaire subsistante, la discrimination ethnique sur le marché
du travail et la multi-acculturation générale de la vie politique93. Cette analyse a souligné
l’importance cruciale des processus de naturalisation (citoyenneté) dans l’intégration des
immigrés.
5. Les politiques régionales comparées aux politiques nationales94. En Italie comme ailleurs, il
existe des discordances entre les traditions locales de politiques inclusives, menées par les
élus locaux, et les politiques nationales (d’État) davantage axées sur le contrôle social et la
répression, et donc orientées vers des formes de contrôle pénal et administratif. C’est ainsi
que les priorités des politiques de sécurité locales sont décidées au niveau central pour une
mise en œuvre locale. La tendance restrictive des politiques nationales récentes s’oppose à
la tendance à l’intégration des politiques locales fondées sur des concepts de service et de
création d’opportunités. Il en découle une intensification des conflits.
En conclusion, ce que la sociologie américaine de la déviance des années 1960
appelait « l’étiquetage » peut véritablement s’appliquer à la situation actuelle des immigrés
en Europe en ce qui concerne leur marginalité non seulement sociale et économique mais
aussi juridique, et cela tout particulièrement pour les « sans papiers ». Tous les mécanismes
d’explication de la criminalisation devraient intégrer cette dimension d’étiquetage.
Cependant, comme cela a été le cas quand la théorie de l’étiquetage a disparu de la pensée
criminologique américaine après les années 1970, les commentaires sociologiques italiens
récents ont également ignoré cet aspect de l’étiquetage (une théorie d’ailleurs très
récemment importée). Pourtant ceci donne lieu à une criminologie qui ignore ou minimise
93
94
Abraham Franssen et Ural Manço (Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles).
Fondé sur l’expérience du Gouvernement régional d’Émilie-Romagne.
234
l’importance de l’analyse du rôle des pouvoirs politiques et juridiques dans les réactions
sociales et politiques aux problématiques posées par l’immigration95.
III - Scolarisation, systèmes éducatifs et criminalité juvénile96
Commençons par le macro-niveau de la politique : l’investissement dans l’éducation
peut-il servir d’antidote à la criminalité juvénile (voir Figure 2) ? Hugues Lagrange a rendu
compte d’une évaluation de l’impact sur les résultats scolaires (collège et lycée) et la
délinquance des adolescents, et d’un renforcement de l’investissement de l’État dans les
établissements scolaires implantés dans des zones d’éducation prioritaire (les ZEP/ZUS).
Dans ces zones, les taux de criminalité juvénile sont élevés, ce qui peut s’expliquer en
grande partie par les caractéristiques individuelles et familiales de ces adolescents, c'est-àdire la composition socio-économique du quartier au sein de la structure sociale plus large.
Les caractéristiques du quartier jouent toutefois également un rôle. La densité des classes
professionals dans le quartier réduit systématiquement la probabilité de délinquance des
adolescents, probablement grâce aux processus de capital social (Figure 3). Plus intéressant
encore, la proportion des familles d’immigrés tend également à réduire l’implication dans la
délinquance. Il est donc possible que ces familles soient plus à même de surveiller les jeunes
dans ces contextes, s’appuyant sur le capital social culturel et affectif (Figure 3). Le
troisième aspect est directement lié aux politiques françaises de la ville traduite sous forme
de ZEP/ZUS. Lorsqu’on maintient constante la situation sociale de la famille des élèves,
on constate que ces politiques semblent aboutir à la réduction de la propension à la
délinquance, comme le montre la Figure 897.
95
Commentaire du Professeur Dario Melossi (Université de Bologne).
Fondé sur les contributions de Hugues Lagrange (Sciences-po/CNRS, Paris) à l’atelier de Paris ; et Sarah
Van Praet (ULB), Abraham Franssen (FUSL), Sybille Smeets (ULB) résumant les débats de l’atelier de
Bruxelles.
97 Lagrange rapporte : … le débat autour de cette présentation a suggéré que ce résultat positif de la politique des ZEP/ZUS
pourrait être aléatoire en raison d’une forte corrélation négative entre la proportion des professionals et la classification de la zone.
Nous avons réalisé une analyse complémentaire en utilisant un facteur d’interaction (ZUS * % de familles d’origine africaine)
qui montre que la densité des familles venant d’Afrique a un effet positif sur la délinquance uniquement dans les ZEP/ZUS, le
rôle de la proportion de professionals restant positif et significatif dans les deux environnements.
96
235
Figure 8 : Adolescents de 16 ans résidant à Mantes, Paris 18ème et Nantes :
implication dans la délinquance
Two level model: delinquency and social structure in the census’tracts
1 - La prévention de la criminalité et les établissements scolaires98
La « violence en milieu scolaire » est un concept social de base qui s’appuie sur des
catégories de perception fondées sur l’expérience et des définitions institutionnelles du
problème. La violence à l’école peut évoquer la criminalité dans les établissements scolaires
(qui est bien sûr rattachée à des interprétations et définitions historiques et institutionnelles
de comportements à problèmes), mais elle évoque souvent également les problèmes de
discipline scolaire (qui peut être définie par des règlements, mais aussi par la perception des
enseignants et même des élèves).
Il s’avère difficile de distinguer les « faits objectifs » de la « représentation sociale ».
Malgré tout, que savons-nous de l’insécurité et de la violence à l’école ? Tout d’abord, il y a
ce que la plupart s’imagine lorsque le sujet est évoqué : la violence dans les établissements scolaires
causée par des individus à l’intérieur de ceux-ci qui commettent des délits et manifestent un
comportement antisocial ou bien qui sont soumis à la crainte de la criminalité. D’autre part,
il y a la violence causée par l’école ou par le système éducatif.
La violence apparaît au cœur des établissements scolaires lorsque des actes violents
sont commis par des élèves ou des professeurs. Mais il existe également des formes de
violence extérieures qui sont importées dans certains établissements. L’enquête européenne sur la
victimation (EU-ICS) propose trois catégories de violence : les insultes ou menaces verbales,
98
Une contribution éditée de Sarah Van Praet, Abraham Franssen et Sybille Smeets, basée sur l’atelier de
Bruxelles (février 2009).
236
les agressions physiques et le vandalisme. Des méthodes de collecte de données plus
objectives montrent que le problème le plus courant est la victimation verbale, suivie par le
vandalisme. La violence physique est en revanche peu répandue et touche plus les élèves
que les professeurs.
Quel type de violence affecte la qualité de vie des élèves à l’école ? Les élèves
indiquent que leur qualité de vie à l’école est le plus affectée par le rejet par leurs camarades,
en raison des sentiments de dépression ou d’anxiété qui sont induits. Le bullying, que l’on
peut définir comme une forme de harcèlement verbal répété, vient en deuxième position. Il
convient également de mentionner le climat éducatif stressant créé par les professeurs qui
pratiquent la sélection en essayant de favoriser les meilleurs élèves et en rejetant les autres.
Pour les professeurs, le principal problème provient des conflits entre collègues ou avec le
principal. Ils citent également en deuxième position la violence verbale répétée des élèves.
Le mauvais comportement des élèves n’est cité qu’en troisième position. Qu’il s’agisse des
élèves ou des professeurs, les relations avec les camarades ou les collègues revêtent la plus
grande importance. Leurs conséquences sont répétitives et cumulatives. Tant pour les
professeurs que pour les élèves, le climat scolaire influe davantage sur le niveau de mauvaise
conduite à l’école que ne le fait la délinquance.
Deux affirmations ont été formulées sur la violence extérieure importée dans les
établissements. Il y a en premier lieu l’image donnée de certains établissements qui sont
dépassés et submergés par la violence extérieure. Elle peut se manifester par l’intrusion
d’individus ou par l’infiltration dans l’établissement des habitudes d’une culture de rue
locale. Ce problème soulève la question de la capacité d’un établissement scolaire à réguler
ses relations avec le monde extérieur. D’autre part, des déclarations ont été faites sur la
sanctuarisation des établissements scolaires par rapport à leurs quartiers environnants. Le
risque de victimation est inférieur à l’école que dans d’autres endroits et les principaux
agresseurs sont les élèves de l’école. Les problèmes semblent ici provenir de la réalité
sociale à l’intérieur des établissements scolaires.
Un deuxième aspect de la violence en milieu scolaire concerne la violence du système
scolaire. Les participants à l’atelier de Bruxelles ont souligné l’importance de logiques plus
structurelles d’exclusion, d’échec scolaire et de marginalisation induits par le système
scolaire. Plusieurs des systèmes scolaires étudiés présentent un certain niveau de
ségrégation. Certains établissements, souvent ceux à vocation professionnelle, sont
considérés comme des « écoles de la dernière chance » ou des « écoles poubelles ». La
237
plupart du temps, les parents ou les enfants ne choisissent pas ces écoles, mais se rabattent
sur cette option lorsqu’aucun autre établissement n’accepte de les inscrire. L’importante
marginalisation des minorités ethniques et culturelles dans le système scolaire n’est pas un
problème isolé. Ce système d’exclusion qui marginalise certains groupes a des
conséquences sur l’ampleur de la violence ou la perception de celle-ci.
Une deuxième question se pose alors : quelles sont les théories pertinentes traitant
du phénomène de l’insécurité et de la violence à l’école ? Différents niveaux d’analyse de ce
problème ont été identifiés. La subdivision classique de ces modèles est proposée infra :
-
Explications macro-sociologiques en rapport avec des logiques structurelles de
l’organisation sociale et du système éducatif.
-
Des explications méso-sociologiques portant sur les dynamiques intervenant
dans une école, un établissement en tant qu’organisation particulière.
-
Des explications micro-sociologiques prenant en compte les caractéristiques
individuelles et les interactions entre les différentes parties prenantes au sein d’une école.
L’examen des explications macro-sociologiques mises en avant lors du séminaire permet
tout d’abord d’affirmer qu’à très grande échelle notre société a subi ces 25 dernières années
des mutations sociologiques souvent associées à l’évolution vers une société postmoderne
néolibérale. Les débats de notre atelier ont permis d’aborder ce point en s’intéressant à la
place de ces jeunes et à leur futur probable. Les jeunes des écoles de relégation dont il a été
principalement question appartiennent à la classe ouvrière, voire au sous-prolétariat, mais
ils refusent ces stigmates. Les jeunes aspirent à un futur avec une grosse voiture et une belle
maison, des rêves somme toute très conventionnels mais loin d’être réalisables pour ces
jeunes en rupture totale avec l’école. Et quand bien même ils obtiendraient un diplôme un
jour, ils rencontreraient maintes difficultés à trouver un emploi avec leur diplôme
professionnel dévalué d’une « mauvaise » école, d’autant plus s’ils sont confrontés au
racisme des employeurs. Que ces jeunes choisissent d’aspirer à la classe moyenne ou de la
détester, ils appartiennent clairement d’un point de vue sociologique au sous-prolétariat,
même s’ils refusent de se résigner. Dans ce discours, aucune place n’est laissée dans notre
société à ces jeunes mal formés. Aussi peut-on s’interroger sur ce que les établissements
scolaires, particulièrement les écoles de relégation, ont à proposer aux jeunes si leurs
qualifications mènent à l’exclusion sociale et à la marginalisation plutôt que de leur
permettre d’acquérir une indépendance financière. L’objectif principal de ces écoles semble
être de canaliser temporairement ces jeunes pour qu’ils ne traînent pas dans la rue. De cette
238
manière, le discours montant sur la sécurité dans l’enceinte des établissements s’inscrit dans
l’idéologie de l’exclusion sociale.
Il existe une fracture importante entre la classe ouvrière, les jeunes immigrés et
l’école, produit de la domination symbolique et institutionnelle du système éducatif. En ce
sens, la violence en milieu scolaire se situe donc au-dessus de toute violence perpétrée par
le système scolaire, qui est un système de sélection, de relégation et d’exclusion. Le
problème ne provient pas d’un soi-disant manque d’adaptation des jeunes de différentes
origines ethniques à l’école en raison du « handicap » que constituerait leur origine
culturelle, mais du processus de sélection inhérent au système éducatif qui a été créé selon
les valeurs et la culture des classes dominantes et qui continue de les perpétrer.
Cependant, tous les jeunes appartenant à la même catégorie socioculturelle n’ont
pas le même parcours scolaire. Certains s’inscrivent heureusement dans une dynamique de
réussite et de développement. Il a été remarqué que les filles de familles d’immigrés en
particulier, réussissent plus souvent à l’école. Les problèmes de violence en milieu scolaire
(et plus généralement l’échec scolaire et le décrochage) semblent toutefois moins liés à
l’origine des jeunes qu’à certains établissements. Des exemples ont été donnés
d’établissements scolaires recevant le même type de jeunes (âge, origine, orientation), mais
faisant face différemment au même problème. On affirme parfois que les principaux
acteurs de la violence en milieu scolaire sont les jeunes issus de classes sociales inférieures,
souvent des immigrés ou enfants issus de l’immigration. Cependant, une enquête italienne
de délinquance autoreportée montre que la classe sociale et l’immigration ne sont pas liées
aux comportements déviants. Le facteur pertinent était le sexe et la question de l’autorité de
l’école pour la famille. Ce second élément est toutefois souvent considéré comme propre à
l’adolescence. Il convient de rester conscient de la différence entre la perception de la
violence en milieu scolaire et l’endroit où elle se produit suivant cette perception et une
réalité plus objective. Tout cela mène à l’hypothèse que l’explication de ce problème se
trouve principalement au niveau intermédiaire, c'est-à-dire au niveau de chaque
établissement scolaire.
Les établissements scolaires présentent des différences qui peuvent avoir un impact
sur la violence en milieu scolaire. Les différents éléments composant le public qui fréquente
l’établissement, jouent un rôle. Les établissements jouissant d’une bonne réputation disposent
d’un personnel éducatif stable qu’ils parviennent à conserver. À l’inverse, les établissements
« moins cotés » sont « dévalorisés » : environnement dégradé, mauvaise réputation du
239
niveau d’éducation et lieux de travail peu valorisants pour les professeurs. D’autre part,
certains établissements semblent, plus que d’autres, créer un climat de violence. La qualité
éducative et pédagogique de la relation entre les professeurs et les élèves, les qualités de
leadership de la direction de l’établissement et la solidarité entre les professeurs semblent
essentielles pour maîtriser les excès de violence. Enfin, ce commentaire serait incomplet
sans un rapide examen des explications micro-sociologiques. Plusieurs participants à
l’atelier se sont intéressés à la capacité de résistance des élèves dominés et laissés pour compte.
Ces élèves conservent des capacités de résistance à la culture dominante. Refusant d’être
des victimes impuissantes du système, ils essaient d’être des acteurs de leur propre
expérience scolaire. Les salles de cours deviennent un lieu de négociation et d’adaptation.
Ainsi, des élèves peuvent se servir de leurs connaissances de la culture de la rue pour jouer
un rôle devant les professeurs qui, eux, ne possèdent pas ces connaissances. Ces formes de
résistance leur redonnent une dignité et un prestige qu’ils ont perdus par ailleurs. La
résistance à la discipline scolaire et aux injustices des professeurs est devenue un facteur
déterminant du passage à des comportements violents à l’école.
Plusieurs niveaux sont concernés par ces réactions.
 Réforme globale ou réorganisation des systèmes éducatifs ;
 Initiatives au niveau de chaque établissement ;
 Mesures spécifiques, comme la médiation scolaire ou une plus grande prise en
compte de l’origine ethnique et culturelle des élèves ;
 Réponses au niveau de la pratique pédagogique des professeurs.
La réforme des systèmes éducatifs a été mentionnée supra en termes d’impact des
investissements spécifiques dans les écoles.
La direction à prendre constitue un autre niveau. Il est possible de mettre en
exergue des mesures pouvant être mises en œuvre afin de prévenir et de gérer la violence en milieu
scolaire. Ces mesures peuvent envisager le problème depuis des angles très différents. Des
mesures en matière de sécurité physique peuvent être prises si la situation est très dégradée.
Elles consistent à renforcer le contrôle des accès en ayant recours par exemple à la
vidéosurveillance, à des portes de sécurité, à des détecteurs d’armes, à des surveillants dans
la rue et dans l’établissement, à des fouilles aléatoires pour trouver des armes ou de la
drogue, etc. Au vu de l’analyse présentée supra, il est clair que ce type d’intervention ne sera
jamais suffisant. Une autre approche consiste à établir des règles dans l’établissement
accompagnées de sanctions plus appropriées ou acceptées par les élèves. Ces règles peuvent
240
inclure une tolérance limitée des comportements violents. Mais pour qu’il y ait un effet sur
le climat au sein de l’établissement, il ne faut pas qu’elles incitent à la violence. Les
dispositions suivantes peuvent être plus productives : promouvoir le sens d’appartenance à
l’école, investir dans une participation active des élèves et un apprentissage coopératif,
proposer des activités scolaires ou imposer un uniforme qui exclut les signes
d’appartenance à une bande comme les couvre-chefs, capuches, casquettes, bandanas, etc.
Les élèves, leurs parents et l’équipe éducative peuvent être davantage sensibilisés à ce
problème et à d’autres. La communication entre les élèves, ainsi qu’entre les élèves et les
adultes peut être facilitée. L’école peut faire un effort d’ouverture d’esprit et devenir ainsi
moins exclusive. Les établissements peuvent conjuguer leurs efforts avec des acteurs
extérieurs afin d’accroître la capacité des élèves à sortir de leur groupe social et à améliorer
leurs aptitudes sociales (collaboration avec des employeurs potentiels, les autorités locales,
les agences pour l’emploi...). Ils peuvent autrement inviter les communautés locales, le
quartier et les familles à œuvrer contre la violence et renforcer l’implication des familles
dans le suivi du parcours scolaire de leur enfant.
Les discussions de l’atelier ont également porté sur des mesures spécifiques pour prévenir
et gérer la violence en milieu scolaire, à savoir la médiation scolaire et une approche
interculturelle. La médiation scolaire existe dans plusieurs pays et a généralement pour
mission de réduire le décrochage scolaire et la violence en milieu scolaire. Il existe deux
types de médiation différents. D’une part, la médiation interne, dans l’établissement, où les
médiateurs peuvent intervenir chaque fois que nécessaire pour résoudre un conflit et/ou un
problème entre les élèves, entre les élèves et les professeurs ou la direction ou encore entre
l’école et les familles. Les médiateurs constituent une solution non-violente pour résoudre
des conflits et des problèmes à l’école. Ils interviennent principalement auprès des élèves et
servent d’intermédiaires entre les élèves, les professeurs et la direction. Ils rendent
également des visites aux familles si cela est utile après avoir associé d’autres membres du
personnel éducatif et d’autres travailleurs sociaux. De plus, il existe une médiation
extérieure également possible. Le médiateur est dans ce cas plutôt un expert externe qui
accompagnera l’équipe éducative et qui organisera les activités pour faciliter la discussion et
l’écoute entre les parties prenantes, créant ainsi une atmosphère plus conviviale. Cette
réponse a davantage pour but de soulager les professeurs du poids qu’ils portent sur leurs
épaules.
241
En ce qui concerne la médiation interne, certaines difficultés doivent faire l’objet
d’une attention particulière. La médiation peut revêtir de nombreuses formes : s’il s’agit
d’écouter les problèmes des jeunes, il existe un risque de dérive punitive dans le contrôle de
leur comportement. À travers la médiation des problèmes, les écoles peuvent innover dans
la gestion des conflits, ou encore utiliser la médiation comme un nouveau mode de gestion,
mais selon d’anciens principes. La médiation peut constituer une nouvelle façon d’apporter
une aide individuelle aux personnes, se rapprochant d’un nouveau mode de contrôle,
comme un suivi individualisé, ou bien elle peut servir à instaurer un mode de gestion des
conflits davantage collectif et participatif. Le médiateur doit également être indépendant de
la direction et du chef d’établissement.
L’approche interculturelle constitue une autre mesure spécifique. Elle se concentre
sur les enfants et jeunes de familles d’immigrés afin « d’avoir un pied dans chaque camp »,
entre leur culture d’origine et leur « nouvelle » culture. Dans ce cas, les médiateurs
proviennent souvent de la même communauté car ils sont ainsi plus à même de
comprendre les difficultés spécifiques. D’autres mesures encouragent toutefois l’intégration
des élèves d’origine étrangère en sensibilisant davantage les établissements et les équipes
éducatives à leurs problèmes spécifiques et aux solutions existantes (entre autres le
perfectionnement linguistique, les bourses, de meilleures ressources scolaires, etc.)
Il apparaît clairement qu’aujourd’hui, l’école n’est pas un lieu d’insécurité. Le risque
d’y être victime d’une agression grave est minime. Il n’en demeure pas moins que l’école est
pour un certain nombre de jeunes un lieu de souffrance. La violence en milieu scolaire est
un symptôme qui apparaît au croisement entre une structure macro-sociale de domination
et de conflit, la méso-dynamique du système scolaire (avec un marché scolaire allant des
établissements élitistes aux écoles poubelles) et la micro-interaction des différents acteurs
au sein de l’école. La violence en milieu scolaire n’est pas une catégorie bien définie. Même
les plus concernés ne la perçoivent pas toujours comme une catégorie idoine. La « violence
en milieu scolaire » est alors plutôt imputée à un problème relationnel. Il existe de ce fait le
danger d’un usage rhétorique du concept. Aborder les problèmes scolaires d’un point de
vue sécuritaire risque de conforter un discours qui n’est qu’un prétexte à réduire la
complexité structurelle, institutionnelle et relationnelle de différentes expériences scolaires à
une approche trop orientée sur une manifestation exceptionnelle d’un problème beaucoup
plus vaste. Pourtant, c’est grâce à une recherche de haute qualité que la question de
l’insécurité à l’école peut être replacée dans un contexte plus large. Ainsi, il est possible
242
d’étudier les différents aspects de l’école, notamment les tensions entre interactions
humaines, école, système scolaire et société.
Conclusion
Ni les ateliers du WP6, ni les présentations faites, ni les conclusions de ce rapport
n’avaient pour objectif d’apporter des réponses concrètes et spécifiques aux problèmes de
criminalité ou de fournir un manuel pratique de prévention de la criminalité. Cependant,
tous les participants étaient conscients que l’approche sociale de la prévention des
problèmes locaux de criminalité a été négligée dans la politique européenne contemporaine
de prévention de la criminalité, en partie en raison de l’incapacité à définir la dimension sociale
des problèmes de criminalité. Alors que la norme en Europe de l’Ouest était autrefois la
prévention sociale de la criminalité axée sur l’intégration des jeunes, notamment ceux des
milieux défavorisés et minoritaires, cette approche a, ces dernières années, été délaissée par
les responsables politiques qui se sont efforcés d’identifier et d’exclure les individus
prétendument perturbateurs afin de parvenir à offrir une protection à la majorité anxieuse,
principalement à ses travailleurs locaux dont les moyens de subsistance semblent surtout
menacés par les mutations mondiales. Il n’en demeure pas moins que le contexte social
local de ces problèmes demeure, et que les communautés pauvres et exclues restent des
citoyens de l’Europe. Il est à espérer que les travaux du Workpackage 6 de CRIMPREV
auront permis d’ébaucher un nouveau paysage dans lequel une pratique de la prévention de
la criminalité créative, intégrative et socialement inclusive puisse à nouveau prospérer.
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246
LE ‘TOURNANT PRÉVENTIF’ ET LA PROMOTION DES ‘VILLES PLUS
SÛRES EN ANGLETERRE ET PAYS DE GALLES : INVENTIVITÉ
POLITIQUE ET INSTABILITÉS GOUVERNEMENTALES
Adam Edwards, Gordon Hugues
Cette contribution a été publiée dans l’ouvrage suivant :
Crawford A., Crime prevention policies in comparative perspective, Willan Publishing, 2009 (p. 6285).
247
DISCUSSION SUR LES POLITIQUES DE PROTECTION… DE LA JUSTICE
DES MINEURS
María José Bernuz Beneitez
Dans le contexte du Crimprev, notre groupe a travaillé à partir de deux hypothèses :
d’un côté, celle de la progressive criminalisation des politiques de l’enfance ; et, d’un autre
côté, celle de la construction d’un nouveau modèle néolibéral et de gestion des risques dans
la justice des mineurs. On a travaillé cette question à l'aide, principalement, de deux
instruments : l’analyse des nouvelles réformes légales de la justice des mineurs des pays
participants et surtout, plus précisément, l’étude de l’évolution des pratiques dans les
réponses aux délits des mineurs : soit l’enfermement, soit des mesures de milieu ouvert,
principalement.
La discussion sur les welfare policies dans ce contexte trouve donc son sens dans l’idée
que les politiques concernant l’enfant qui commet des délits connaissent actuellement une
mutation : depuis une perspective protectionnelle, plus proche des politiques du welfare vers
une perspective plutôt pénale qui oublie le sens éducatif de cette juridiction spécialisée. On
a pu constater ainsi que si l’hégémonie d’un modèle paternaliste et protectionnel était
clairement mise en cause dans la plupart des pays de l’Europe, les voies que chaque pays a trouvé
pour opérationnaliser la rupture étaient clairement différentes selon les pays, en fonction de l’impact
différentiel des transformations de la logique welfare, de la domination d’un paradigme néolibéral ou
néoconservateur, de la force ou de la faiblesse du modèle communautaire (Bailleau, Cartuyvels, 2009).
D'où l’importance de tenir compte de la tension entre une globalisation et une
localisation de la pensée criminologique, mais aussi de l’importance de savoir distinguer
entre une tendance, voire des tendances, et là où peut-être il n’y a que des particularités.
Muni de ces précautions, on a analysé la justice des mineurs des pays participants avec en
toile de fond les transformations des politiques sociales du welfare... dans les pays où il a
existé. Que reste-t-il du modèle protectionnel-tutélaire associé au Welfare State sous la
pression d’une approche néolibérale de la question sociale ? On a analysé ce point selon
plusieurs angles :
1. Assiste-t-on à une criminalisation de la déviance des jeunes avec une
augmentation de l’incarcération, surtout des plus jeunes ?
248
2. Les intervenants dans la justice des mineurs, plutôt les éducateurs que les
magistrats, résistent-ils à la tendance punitive des réformes législatives (criminalisation
primaire versus criminalisation secondaire) ?
3. Les logiques d’intervention propres au Welfare model (culture expertise, imposition
des sanctions, ...) se combinent-elles avec les modes d’intervention soucieux de dépasser ce
modèle (approche globale, négociation des interventions, ...) ?
Dans cette optique, Adam Edwards nous propose dans ses travaux quelques points
importants et fort intéressants pour la discussion qu’on peut croiser avec nos analyses. J’ai
retenu trois perspectives.
I - L’importance de tenir compte du fait qu’un même sujet, voire un même
phénomène, peut avoir différentes lectures ou différentes rationalités... surtout
quand on analyse ce même phénomène dans différents pays
Il y a peut-être deux points qui nous permettent de noter cette double ou triple
lecture : la justice restauratrice et l’enfermement.
On peut avancer que le succès relativement important de la justice restauratrice est
dû principalement à ce qu’elle peut satisfaire des objectifs divers selon les idéologies, les
mentalités et les modèles existants : ceux d’une politique de type welfare, ou ceux d’une
politique néolibérale ou communautaire.
Il faut noter cependant que chaque pays donne plus d’importance à un objectif ou
l’autre selon l’histoire locale de la justice des mineurs ; et ainsi les effets sont différents
selon le contexte. Examinons-les.
1 - La réparation a-t-elle favorisé la réalisation des objectifs prévus ?
Plusieurs cas de figure se présentent :
 Une déjudiciarisation ? Dans quelques pays, la promotion des mesures de
réparation n’a pas favorisé la déjudiciarisation, mais elle a plutôt produit un effet de netwidening et une hypertrophie du recours à la justice en réduisant drastiquement les
classements sans suite pour les cas les moins graves.
 S’agit-il d’une mesure favorable aux intérêts du mineur ? On dit que la réparation
a un effet de responsabilisation du mineur en tant qu’il doit se trouver face à la victime et
249
répondre du dommage causé … mais, en réalité, les mineurs ne rencontrent presque jamais
les victimes, mais plutôt le service chargé de la mise en œuvre du programme.
 Cela est-il bénéfique pour la société ? Oui, principalement dans une société qui
exige la tolérance zéro et qui demande une réaction à une délinquance peu grave mais
quotidienne qui reste autrement sans réponse. De cette manière, on a l’impression d’avoir
fait quelque chose.
 Quels sont les effets réels pour la victime ? Ici, on trouve une distance entre
rhétorique, théorie et pratique : d’un côté, on a une théorie de la justice restauratrice qui
donne la parole aux victimes et leur offre une certaine protection, qui leur fournit une
réponse … mais de l’autre, on trouve une pratique qui ne tient pas trop compte des
victimes et qui suppose de leur part une implication minimale !
Donc, on peut dire que les objectifs proposés ne sont pas atteints, mais on pourrait
dire aussi que cette mesure alternative a permis d'appréhender les jeunes et leur
responsabilité d’une autre façon.
2 - Si on regarde du côté de l’enfermement on peut voir aussi un croisement des
finalités de cette mesure
1) d’abord, on pourrait noter que l’augmentation du nombre de centres fermés dans
la plupart des pays et leur spécialisation peut être interprétée comme un échec du modèle
protectionnel de la justice des mineurs : si l’éducation ne fonctionne pas, il faut passer à la
fonction de contention. Mais on peut noter aussi un autre discours qui indique que la
création de nouveaux centres plus spécialisés produit une meilleure protection des droits
des mineurs face à une situation où les problèmes et les mineurs sont mélangés. En ce sens
les nouveaux centres sont bien acceptés par certains éducateurs, mais pas dans tous les pays
(cf. le cas de la France) !
En tout état de cause, il faut se demander quelles sont les raisons du choix
consistant à promouvoir ces centres, dans une perspective néo-libérale :
 si le néolibéralisme recherche la rentabilité, il est clair qu’ils ne sont pas du tout
rentables et que leur maintenance est très coûteuse ;
 si le néolibéralisme recherche une meilleure efficacité, il faut relever que ces
centres produisent des effets négatifs, et qu’il n’est pas démontré qu’ils parviennent à
prévenir la criminalité.
250
Nous trouvons-nous par conséquent devant une irrationalité pénologique ? En tout
cas, la pratique nous présente des tendances très contradictoires : en Espagne et au
Portugal, une tendance à la diminution ; une augmentation au Royaume-Uni, en Belgique ;
tandis qu’en France, l'enfermement est utilisé comme menace (avec un recours aux mesures
de courte durée).
II – Peut-on noter une certaine résistance des opérateurs judiciaires et sociaux à
assumer des normes juridiques plutôt punitives ?
L’un de nos objectifs fondamentaux était d’analyser la distance entre
criminalisations primaire et secondaire. Il était important de vérifier les méthodes nouvelles ou non -, les modes de résistance aux changements, ou l’intégration des
changements dans la pratique. Quelles sont les résistances les plus visibles ? Quelques
exemples :
*Les lois permettent d’imposer - ou, selon les pays, y contraignent - des mesures
d’enfermement en centre fermé pour un laps de temps le plus long possible et pour des cas
de plus en plus divers. La pratique indique pourtant qu’il n’y a pas eu un recours accru à
l’enfermement ; au contraire il y a une tendance à la stabilité et aussi une tendance à
imposer des mesures de milieu ouvert, même pour les délits violents.
 Aussi on peut noter que les routines pèsent : on remarque que dans plusieurs
pays la diversification des mesures prévues par les lois pour favoriser l’individualisation des
mesures est relativement peu importante (selon les circonstances, les régions, les idéologies,
les formations, les ressources, …) on y reste attaché aux mesures traditionnelles !
 L’importance des victimes dans la justice des mineurs : la pratique montre que les
victimes ne sont pas aussi sévères et vengeresses que les lois le donnent à penser. Si les lois
(en Espagne, par exemple) permettent que les victimes d’un délit commis par un mineur
proposent la mesure qu’elles considèrent appropriée… les victimes n’ont presque jamais
recours à cette possibilité (7% des cas). Et si le dommage a été réparé, elles renoncent à
l’indemnisation pécuniaire.
En tout cas, dans la plupart des pays on remarque des changements importants au
plan législatif, sans pour autant que les pratiques en aient été radicalement modifiées.
 Au Royaume-Uni, malgré les tendances globales et les politiques nationales, la
pratique reste obstinément locale et incertaine ; les praticiens locaux agissent de façon à
251
transformer les intentions politiques, soit par des routines, soit par des réponses
administratives ou idéologiques ;
 En Écosse, il existe des réseaux de praticiens-clés résistant activement à un
certain nombre des éléments nocifs provenant du cadre politique. Il y a donc une résistance
locale et forte à l’idéologie néolibérale ...
Peut-on pour autant soutenir que l’idéologie du welfare se maintient ?
 D’une part on peut noter que l’objectif des interventions a changé : ce n’est plus
l’éducation mais plutôt la responsabilisation ;
 D’autre part, les tribunaux spécialisés pour la jeunesse continuent d’exister,
même s’ils sont perçus comme trop doux pour traiter la délinquance grave ;
 Enfin, le contenu des mesures reste très centré sur la situation psycho-sociale des
mineurs mais la gravité du délit joue un rôle important dans le choix de la mesure.
On peut donc plutôt noter un changement dans la manière de comprendre la
protection/éducation des mineurs en raison d’un changement dans la conception de
l’enfant. L’enfant et le jeune ne sont plus perçus comme victimes des circonstances
sociales, mais plutôt comme des acteurs rationnels et libres, qui connaissent les
conséquences de leurs actions.
Conclusion : Peut-on noter une certaine tension entre l'universalisationglobalisation et l'indigénisation-localisation de la pensée criminologique et des
pratiques de la justice des mineurs ?
La grille de travail proposée pour étudier les transformations de la justice des
mineurs dans le contexte européen décrit bien les principales tendances dans le champ des
politiques criminelles. On partait de l’idée que les pressions néolibérales ‘mondiales’
provoquaient une compression et une homogénéisation des réponses à la criminalité des
jeunes en Europe, mais on a tenu compte tout au long de ce travail qu’il fallait être
conscient qu’il ne s’agissait là que d’une hypothèse de travail qui ne peut pas s'appliquer
telle quelle à tous les pays.
Les pays qui ont travaillé ensemble au sein de Crimprev ne s'appuient pas sur la
même tradition de justice des mineurs, ni sur un même modèle de politiques sociales : les
pays de l’Europe centrale ont une certaine tradition de Welfare State qui est remise en cause ;
certains pays d’Europe ont connu des dictatures militaires et ont vécu des périodes de
252
fermeture des frontières qui ont marqué, évidemment, la politique intérieure, le modèle
d’État et celui des politiques sociales ; les pays de l’Est de l’Europe ont connu des régimes
communistes qui ont conditionné également les politiques sociales et la façon de
comprendre la justice des mineurs et sa transformation.
Cette histoire différenciée fait que les transformations qui mettent en cause le
modèle tutélaire dans la justice des mineurs varient selon les pays :
Dès lors, les façons de résister diffèrent également selon les pays. Peut-on en tirer
quelques conclusions ?
 Il existe une distance claire entre un législateur qui croit représenter la majorité
de la population et une pratique de la justice des mineurs qui croit à sa fonction de
responsabilisation du jeune.
 La globalisation des tendances sur le papier (c’est-à-dire dans les lois) s’oppose à
une localisation et une personnalisation des pratiques dans la justice des mineurs en
Europe.
 Il existe différentes lectures des mêmes institutions, selon les traditions locales,
nationales, etc.
253
LE CRIME ET LA MESURE.
MESURER LA DÉLINQUANCE ET ÉVALUER LES POLITIQUES DE
SÉCURITÉ ET DE PRÉVENTION
Renée Zauberman, Philippe Robert99
Le programme dont nous allons maintenant rendre compte tourne essentiellement
autour de problèmes de mesure, singulièrement de méthodes de mesure.
Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, en effet, les sciences sociales ont, entre
autres, mis à la disposition de l’étude du crime de nouveaux et puissants instruments de
connaissance axés autour d’une préoccupation de mesure.
Or, depuis que la délinquance a commencé à émerger comme problème social - soit
dans l’État protolibéral anglais, soit dans certaines monarchies éclairées du Continent à
l’extrême-fin du XVIIIe siècle, plus encore dans les États libéraux européens du XIXe - sa
mesure a toujours représenté un angle d’approche privilégié.
Seulement, pendant un siècle et demi, la mesure de la délinquance est restée
prisonnière des comptages d’activité des différentes agences pénales, des tribunaux, du
ministère public, des prisons, plus tard de la police.
Ce n’est pas que cette assimilation n’ait pas, depuis Quételet, suscité méfiances et
interrogations, mais on ne possédait pas d’alternative. Le mieux qu’on avait inventé
consistait à privilégier les comptages les plus en amont possible du processus pénal, donc
en pratique des statistiques de police.
La nouveauté de la deuxième partie du XXe siècle tient dans l’invention de
démarches qui font l’économie de cette sujétion institutionnelle en recourant à des
enquêtes en population générale.
Mais, une fois la mesure de la délinquance libérée du monopole des comptages
institutionnels, voici que les politiques publiques peuvent devenir elles-mêmes l’objet d’une
mesure.
Du coup, notre examen de questions de mesure va se déployer dans deux
directions :
99
Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP/CNRS, Université de
Versailles Saint Quentin, ministère de la Justice).
254
- d’une part - et avant tout - mesurer un problème de société, la délinquance ;
- d’autre part mesurer la performance des politiques publiques qui prétendent gérer
ce problème de société.
Lors des séminaires de préparation de l’action coordonnée, nous avions constaté
que ces démarches avaient pénétré très inégalement la zone européenne, que le nombre de
spécialistes confirmés était restreint, que l’usage de ces outils semblait plus ou moins
pertinent.
Ce sont ces constatations qui nous avaient conduits à inscrire un tel programme
dans l’action coordonnée.
Du côté de la mesure de la délinquance, nous avions retenu trois thèmes :
 la pratique et l’usage des enquêtes sur la victimation et l’insécurité ;
 la pratique et l’usage des enquêtes de délinquance et de déviance autoreportées ;
 enfin - sujet moins exploré - la comparaison entre les résultats de ces enquêtes en
population générale et les mesures traditionnelles de la délinquance reposant sur les
comptages d’activité des institutions pénales.
Du côté de la mesure de la performance des politiques publiques dédiées à la
gestion de la délinquance, où la matière est moins développée, nous avons abordé :
 l’évaluation des politiques de sécurité et de prévention.
Outre qu’ils obligent à aborder des questions scientifiques difficiles, les thèmes
retenus ne sont pas sans retombés dans le monde des décideurs et des praticiens : ils
peuvent leur fournir des outils d’aide à la décision.
Pour tenir compte de ce caractère biface, le groupe d’animation du programme
comprenait aussi un collègue de l’U. Barcelona qui possède également une expérience
gestionnaire100, et deux organismes situés à l’interface entre le monde savant et celui de la
pratique, le Forum européen pour la sécurité urbaine (FESU) et Città sicure de la Regione
Emilia-Romagna.
100
Pour avoir dirigé une école de police et occupé des postes de direction administrative tant à l’Estado central
espagnol qu’à la Generalitat de Catalunya.
255
Composition du groupe d’animation
Philippe Robert, CESDIP
Renée Zauberman, CESDIP
Amadeu Recasens i Brunet, U. Barcelona
Michel Marcus, FESU
Rossella Selmini, Città sicure e U. Macerata
Ce groupe d’animation a mis au point une démarche en six phases qui a ensuite été
utilisée pour chacun des quatre thèmes retenus dans le programme.
Démarche en six phases
- Phase 1 : élaboration d’une grille de rapport, choix d’un rapporteur général chargé
de synthétiser les informations recueillies et de rapporteurs - une demi-douzaine par thème
- chargés de dresser l’état des savoirs et des usages dans différents pays européens.
- Phase 2 : rédaction par chaque rapporteur d’un bilan concernant le pays ou la
zone dont il est chargé, et circulation de ces documents.
- Phase 3 : présentation des rapports et discussion au cours d’un séminaire101
réunissant les promoteurs de l’axe, le rapporteur général et les rapporteurs.
- Phase 4 : rédaction par le rapporteur général d’une synthèse des rapports et des
débats.
- Phase 5 : validation de ce document par les promoteurs du programme et
diffusion sous forme d’un fascicule de 50 pages en anglais et en français.
- Phase 6 : publication de toutes les contributions en deux volumes, l’un en anglais,
l’autre en français, tous deux dirigés par un membre du groupe de pilotage.
Les plus grandes difficultés ont concerné le choix des rapporteurs : d’une part, les
crédits disponibles ne nous permettaient pas une couverture exhaustive, d’autre part, les
spécialistes - qui sont souvent peu nombreux - n’étaient pas toujours disponibles. Nous
avons donc cherché à représenter une diversité de situations au sein de la zone Europe
101
Les séminaires du programme se sont tenus à Barcelone, Bologne et Paris.
256
plutôt que de viser une exhaustivité hors de nos moyens et peut-être de nos objectifs.
Néanmoins, il serait certainement intéressant de remettre l’ouvrage sur le métier avec des
crédits plus vastes et un calendrier moins serré pour établir des bilans européens plus
complets.
Il n’a pas non plus été facile de boucler un programme aussi vaste dans le temps
limité de l’action coordonnée, surtout avec des ambitions éditoriales assez étendues.
Au total, cependant, nous sommes parvenus à réaliser le programme et à donner à
ses résultats une diffusion diversifiée en combinant trois sortes de produits.
Quatre lettres d’information en anglais et autant en français destinées à donner un
sommaire rapide sur chaque séminaire du programme tant aux participants de CRIMPREV
qu’à tous ceux qui viennent consulter son site [www.crimprev.eu].
Quatre brochures bilingues (anglais et français) contenant, en quelque cinquante
pages pour chaque langue, une synthèse compréhensive de chaque séminaire et largement
diffusées par le Forum européen pour la sécurité urbaine principalement parmi les
décideurs et les praticiens.
Quatre ouvrages en anglais et autant en français réunissant tout le matériel de
chaque séminaire et destinés d’abord aux scientifiques et à leurs étudiants, mais aussi aux
décideurs, praticiens et journalistes recherchant une information plus complète que celle
fournie par les brochures ou les lettres d’information.
Publications
Quatre lettres d’information en anglais et autant en français qui figurent sur le site
de l’action coordonnée.
- Robert Ph., Zauberman R., Recasens i Brunet A., Rodriguez Basanta A., 2007, Les enquêtes
sur la victimation et l’insécurité en Europe, n°5
- Robert Ph., Zauberman R., Recasens i Brunet A., Rodriguez Basanta A., 2008, Surveys on
Victimisation and Insecurity in Europe, n°5bis
- Aebi M.F., 2008, Aperçu de la situation des enquêtes de délinquance autoreportée en Europe, n°9
- Aebi M.F., An Overview of Self Reported Delinquency Surveys in Europe, n°9bis
- Van Dijk J., 2008, Confrontation des données d’enquêtes sur la criminalité en population générale avec
les statistiques de police sur les délits enregistrés, n°17
257
- Van Dijk J., 2008, Comparing Crime Data Based on General Population Surveys with Police Figures
of Recorded Crimes, n°17bis
- Robert Ph., L’évaluation des politiques de prévention et de sécurité en Europe n°20
- Robert Ph., 2009, Evaluating Safety and Crime Prevention Policies, n°20bis.
Quatre brochures bilingues d’une cinquantaine de pages chacune reprenant les
synthèses opérées par les rapporteurs généraux sur chacun des thèmes.
- Zauberman R., 2008, Surveys on Victimisation and Insecurity in Europe/Les enquêtes sur la
victimation et l’insécurité en Europe, Paris, Forum européen pour la sécurité urbaine.
- Aebi M.F., 2009, Self-Reported Delinquency surveys in Europe/Enquêtes de délinquance autoreportée
en Europe, Paris, Forum européen pour la sécurité urbaine.
- Robert Ph., 2009, Evaluation of Safety and Crime Prevention Policies in Europe/L’évaluation des
politiques de sécurité et de prévention en Europe, Paris, Forum européen pour la sécurité urbaine.
- Van Dijk J., 2009, Approximating the Truth about Crime; Comparing crime data based on general
population surveys with police figures of recorded crimes/Approcher la vérité sur la délinquance : comparer
les données d’enquêtes aux statistiques policières, Paris, Forum européen pour la sécurité urbaine.
Quatre ouvrages en anglais et quatre en français donnant l’intégralité du matériel
réuni sur chaque thème, rapports nationaux et rapport général :
- Zauberman R., Ed., 2008, Victimisation and Insecurity in Europe; A Review of Surveys and their
Use, Brussels, VUBPress.
- Zauberman R., Dir., 2008, Victimation et insécurité en Europe; un bilan des enquêtes et de leurs
usages, Paris, L’Harmattan.
- Zauberman R., Ed., 2009, Self Reported Crime and Deviance Studies in Europe ; Current State of
Knowledge and Review of Use, Brussels, VUBPress.
- Zauberman R., Dir., 2009, Les enquêtes de délinquance et de déviance autoreportées en Europe ; état
des savoirs et bilan des usages, Paris, L’Harmattan.
- Robert Ph., Ed., 2009, Evaluating Safety and Crime Prevention Policies in Europe, Brussels,
VUBPress.
- Robert Ph., Dir., 2009, L’évaluation des politiques de sécurité et de prévention en Europe, Paris,
L’Harmattan.
- Robert Ph., Ed., 2009, Comparing Crime Data in Europe; Official Crime Statistics and Survey
Based Data, Brussels, VUBPress.
258
- Robert Ph., Dir., 2009, Mesurer la délinquance en Europe : comparer statistiques officielles et
enquêtes, Paris, L’Harmattan.
I - Mesurer la délinquance
Quand le problème de la mesure de la délinquance a commencé à émerger, on l’a
traduit spontanément en termes de comptage de l’activité des tribunaux. Au début, on ne
disposait que d’une statistique des condamnations et seulement pour les affaires les plus
importantes ; puis on est parvenu à recenser toutes les condamnations pénales avant d’y
ajouter des dénombrements des décisions de poursuite du ministère public et de l’activité
des organes d’exécution des peines (essentiellement des prisons) ; au XXe siècle, enfin, on a
pu mesurer les enregistrements opérés par les services de police. Au fur et à mesure de
cette diversification, la mesure de la délinquance est passée de la statistique judiciaire à celle
de police. Ces glissements d’une statistique à l’autre traduisent les luttes entre professions
pour l’hégémonie dans le champ pénal. Mais, pendant tout ce temps, le principe du
comptage est resté le même : on mesurait la délinquance par l’activité des professionnels
des institutions pénales.
À partir de la décennie 1960, la controverse sur la façon de mesurer la délinquance
a fait surface avec d’autant plus d’acuité que surgissait le débat sur la peur du crime et
l’insécurité, c'est-à-dire finalement sur la capacité des institutions pénales à faire face aux
attentes de sécurité des citoyens. Tant que les réponses institutionnelles paraissaient
adaptées aux problèmes sociaux, on se satisfaisait aisément de mesurer ceux-ci à l'aune de
celles-là ; mais quand les institutions ont paru perdre la main, alors le besoin s'est fait
crucial de trouver d'autres mesures des problèmes sociaux que les comptages d'activité des
institutions.
Dans le même temps, les sociologies constructionnistes102 insistaient sur ce qui
crevait pourtant les yeux sans qu’on s’y soit beaucoup attardé jusqu’alors : les statistiques
des institutions pénales sont des comptages de leurs activités ; elles peuvent servir
essentiellement à analyser l’action de ces organisations et de leurs agents. Quant à les
utiliser pour dénombrer les situations susceptibles d’une qualification pénale, ce ne peut
102
L’article des ethnométhodologues Cicourel et Kitsuse (1963) constitue le texte princeps.
259
être qu’à titre de variable proxy dont il faut, à chaque fois, vérifier empiriquement la
représentativité.
La situation s’est radicalement modifiée avec l’invention, dans la seconde moitié du
XXe siècle d’une diversité de comptages extra-institutionnels.
Déjà on avait vu apparaître à la fin des années 1940 des enquêtes de délinquance
autoreportée consistant à interroger les membres d’un échantillon sur les infractions qu’ils
avaient pu commettre dans un certain laps de temps. Cette démarche s’est surtout
appliquée à la délinquance juvénile. Après un début brillant, quoique cantonné à un petit
nombre de pays, elle a subi une certaine éclipse due à la mobilisation des énergies autour de
la méthode alternative des enquêtes de victimation ; mais elle connaît maintenant un
remarquable renouveau avec des percées dans le domaine de la consommation de produits
prohibés et dans celui de la violence scolaire.
Toutefois, le changement le plus profond est intervenu à la suite de l’invention des
enquêtes de victimation.
Nous avons donc consacré deux ateliers à chacune de ces démarches d’enquête puis
un troisième au problème épineux de la comparaison entre données d’enquête et
statistiques traditionnelles.
Chaque donnée a en effet ses propres limites. Mesure de l’activité répressive, la
statistique officielle n’est pas automatiquement pour autant la bonne mesure de la
criminalité. Assez performante pour la délinquance juvénile ou la consommation de
cannabis, l'étude de délinquance autoreportée est difficilement utilisable pour la
délinquance économique et financière ou le crime organisé. Quant à l'enquête de
victimation, elle ne convient pas aux infractions sans victime directe, ni à celles qui font
disparaître la victime, comme l'homicide réussi, ni à celles qui supposent une participation
ou une complicité de la part de la victime, ni à celles dont la définition est trop complexe
pour une enquête en population générale. Elle est en revanche adaptée aux violences non
mortelles, aux vols, aux cambriolages, aux dégradations contre les biens des particuliers. On
a progressivement réalisé que la meilleure posture pour mesurer la délinquance consistait à
confronter le plus grand nombre possible de données pour opérer une sorte de
triangulation.
C’est que chacune constitue le résultat d’une opération de désignation par un acteur
différent : dans l’enquête de délinquance autoreportée, l’auteur assigne un caractère
délinquant à certains de ses comportements ; dans celle de victimation, la victime désigne
260
comme délits certaines de ses mésaventures ; dans la statistique policière, le policier
soupçonne que certains faits portés à sa connaissance ou encore découverts par sa propre
initiative peuvent constituer des infractions et qu’il doit donc les soumettre à l’appréciation
du juge. Ce dernier est seul investi du pouvoir constitutionnel de décider - selon certaines
formes - si une situation concrète correspond aux prescriptions abstraites de la loi pénale,
mais tous ceux - professionnels ou laïcs - qui contribuent à lui soumettre des cas procèdent
à des jugements provisoires de type il me semble qu’il y a là un délit. Statistiques
administratives et enquêtes rendent compte de ces processus de désignation, tous partiels :
il n’existe aucune vue de Sirius permettant de se satisfaire d’une seule source.
Au delà de ces perspectives de comptages comparés, les grandes enquêtes font
émerger des aspects que les données institutionnelles décrivaient mal, voire ignoraient
complètement : le périmètre des populations atteintes et notamment la concentration des
risques sur certains territoires ou sur certains profils sociaux, la diversité des attentes vis-àvis des institutions, comme des manières de vivre et de gérer un même risque… Bref, en
allant à la recherche de modes de comptage alternatifs, on découvre en prime toute une
face cachée de l’étude du crime. De leur côté, les données administratives - partiellement
libérées du soin de mesurer la délinquance - s’avèrent de précieux outils d’étude des
processus pénaux… et de la manière dont ils ‘construisent’ concrètement le crime ou plutôt
le criminel.
1 - Les enquêtes de victimation
Au cours de la décennie 1960, une Commission présidentielle d’enquête sur le
crime s’est interrogée dans les années soixante sur la possibilité de trouver des comptages
de la délinquance plus performants que les statistiques policières103. C’est alors que Al.
Biderman, d’un côté, Al. Reiss Jr et Ph. Ennis, de l’autre, ont inventé l’enquête de
victimation (victimization survey) consistant à interroger les membres d’un échantillon sur les
victimations qu’ils auraient pu subir au cours d’une certaine période104. Sa fortune a été
ensuite extraordinaire. Aucune autre sorte de recherche sur le crime n'a mobilisé, et de
manière durable, autant de spécialistes, de crédits et d'ingéniosité méthodologique. Pour la
première fois, la science du crime construisait à grande échelle des bases de données
103
104
President's Commission on Law Enforcement and Administration of Justice (1967).
Cantor, Lynch (2000) ; Rand (2007).
261
autonomes. Routinisée aux États-Unis depuis les années 1970, aux Pays-Bas, en Angleterre
et Galles et dans certains pays scandinaves une décennie plus tard, la production d'enquêtes
de victimation s'est aussi intensifiée, à une cadence moins systématique néanmoins, au
Canada, en Suisse, en France, en Espagne (à Barcelone notamment)... Il existe également,
depuis la fin des années 1980, un ambitieux programme d'enquêtes internationales de
victimation lancé par Jan Van Dijk, Patricia Mayhew et Martin Killias105. Cette sorte
d’enquête n’est pas utilisée seulement au niveau national ou supranational. La tendance à la
localisation des politiques publiques de sécurité conduit encore à les mettre en œuvre à des
paliers plus locaux.
Dédié à ces enquêtes, notre premier atelier s’est tenu à Barcelone en mars 2007. Il
réunissait, outre quelques observateurs :
Membres de l’atelier sur les enquêtes de victimation
Mike Hough (King’s College, London) pour le Royaume-Uni,
Lieven Pauwels (Universiteit Gent) et Stefaan Pleysier (Expertisecentrum Maatchappelijke
Veiligheid KATHO University College associé à la Katholieke Universiteit Leuven) pour la Belgique
et les Pays-Bas,
Joachim Obergfell-Fuchs (Justizvollzugsschule Baden-Württemberg), pour la République
fédérale d’Allemagne,
Amadeu Recasens i Brunet (U. Barcelona) et Anabel Rodriguez Basanta, pour
l’Espagne et le Portugal,
Giovanni Sacchini (Città sicure, Bologna) et Rossella Selmini (Città sicure e U. degli studi
di Macerata), pour l’Italie,
Philippe Robert (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions
pénales - CESDIP - CNRS, U. Versailles Saint Quentin, ministère de la Justice), pour la
France,
Renée Zauberman (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les
institutions pénales - CESDIP - CNRS, U. Versailles Saint Quentin, ministère de la Justice)
comme rapporteure générale,
105
Van Dijk, Mayhew, Killias, 1990 ; Van Dijk, Mayhew, 1992 ; del Frate, Zvecic, Van Dijk, 1993 ; Mayhew,
Van Dijk, 1997 ; Van Kesteren, Mayhew, Nieuwberta, 2000, van Dijk et al., 2007.
262
Michel Marcus (Forum européen pour la sécurité urbaine).
La pratique des enquêtes sur la victimation et l’insécurité n’est pas du tout
homogène en Europe de l’Ouest ; elle varie, au contraire, considérablement, d’un pays à
l’autre, en quantité mais aussi en qualité. Quand bien même il existe de telles enquêtes,
l’usage que l’on en fait montre aussi des différences considérables d’un cas à l’autre. Il y a
donc une utilité à comparer, à ces deux points de vue, la situation dans un certain nombre
de pays européens. Nous ne pouvions pas les retenir tous et tous ne présentent pas le
même intérêt pour le sujet étudié. Nous cherchions par ailleurs des situations contrastées
par rapport au recours aux enquêtes sur la victimation et l’insécurité. Nous voulions aussi
retenir une gamme de pays correspondant à différentes traditions juridiques et
institutionnelles. Nous avons finalement retenu le bloc des pays fondateurs de la CEE à
quoi l’on a ajouté l’Angleterre et Galles - où le recours à ces enquêtes est ancien et très
développé - et les pays ibériques. Les huit pays examinés forment un ensemble d’un seul
tenant qui représente 62% de la population de l’Union dans son format actuel. Ils
représentent aussi les quatre cinquièmes des (dix) pays dont des centres de recherche
participent à l’action coordonnée. Nous regrettons seulement de n’avoir pas réussi à
introduire dans cette gamme de pays au moins une nation scandinave en raison du
développement ancien des enquêtes de victimation dans certaines d’entre elles, ainsi en
Suède.
Que retenir, en bref, des travaux de ce séminaire ?
En un quart de siècle, les enquêtes sur la victimation et l’insécurité se sont
développées de manière importante mais très irrégulière selon les pays. En outre, entre
enquêtes générales et campagnes à thématiques particulières, entre enquêtes internationales,
nationales et dispositifs régionaux ou locaux, entre enquêtes couvrant à la fois les
victimations et l’insécurité et sondages concernant seulement ce dernier, la gamme est
finalement très diversifiée.
On recommande de ce point de vue une large diffusion parmi les utilisateurs de la
palette des travaux existants.
Si l’on est tout près, par ailleurs, de disposer d’une liste à peu près standard de
victimations étudiées, il en va bien différemment pour l’étude du sentiment d’insécurité :
ici, les protocoles utilisés sont peu standardisés et ils se heurtent très souvent à de sérieuses
263
critiques. Surtout il est peu tenu compte dans la pratique de ces sondages des apports
considérables de la recherche la plus récente sur ce thème, dans quelques pays européens
notamment en Angleterre au cours de la dernière décennie. Non seulement, ces travaux ont
révisé les conclusions que l’on pouvait tirer des enquêtes existantes et retravaillé les
concepts utilisés - ainsi celui de peur - mais encore ils ont mis au point des instructions
précises sur la construction des questionnaires d’enquête.
On recommande un sérieux effort de standardisation des protocoles, notamment
en ce qui concerne l’insécurité.
La solidité des enquêtes dépend pour beaucoup et de la taille de l’échantillon – bon
nombre sont insuffisants pour fournir des intervalles de confiance assez resserrés – et de la
stabilité de l’instrument. Sans cette dernière, il est difficile de savoir si un changement dans
les résultats décrit une modification de la situation réelle et s’il est seulement l’artefact d’une
modification non contrôlée de l’instrument.
Même si ces problèmes étaient réglés, restent que de sérieuses menaces planent sur
l’avenir de ces enquêtes avec la croissance des taux de non-réponses que l’on peut endiguer
seulement au prix de surcroîts de coûts.
On recommande de porter une attention sérieuse aux problèmes de taille
d’échantillon, de modalités de passation et surtout de stabilité des protocoles utilisés, ainsi
qu’un examen systématique des problèmes nouveaux comme le taux de non-réponses ou
l’augmentation du nombre de ménages sans abonnement téléphonique fixe.
Pas si nombreux sont finalement les pays où ces enquêtes sont intégrées dans un
dispositif d’aide à la décision et d’évaluation. Plusieurs ne savent les considérer que comme
le partenaire junior des traditionnelles statistiques policières. Enfin, bon nombre de
gouvernements nationaux, régionaux ou locaux peinent à prendre réellement en compte les
investigations qu’ils ont pourtant commanditées.
On recommande que des structures transversales de discussions permettent aux
responsables des différents paliers de gouvernement d’améliorer l’utilisation des ces
enquêtes.
Reste que ce matériau - quand il est de qualité suffisante - peut fournir la substance
à un grand nombre de travaux scientifiques susceptibles de renouveler profondément la
connaissance du crime. Et le développement de telles recherches - au delà de ce qui existe
actuellement même dans les pays bien dotés - est nécessaire pour éviter les
mésinterprétations dans l’usage de ces enquêtes et même pour faire progresser leur qualité.
264
On a réuni infra, sans souci d’exhaustivité, quelques exemples de recherches réalisées à
partir de l’analyse secondaire de données d’enquête.
Exemples de recherches réalisées à partir de l’analyse secondaire de données
d’enquêtes
On peut relever d’abord des travaux méthodologiques. Ainsi l’analyse par Gabry
Vanderveen (2006) des indicateurs d’insécurité et de leur signification tout comme celle de
Jonathan Jackson (2005) sur la validation de nouvelles mesures de l’insécurité. Lieven
Pauwels et Stefaan Pleysier (2005) ont étudié la validité transculturelle des mesures de
l’insécurité. Stefaan Pleysier, Lieven Pauwels, Geert Vervaeke, Johan Goethals (2005) ont
analysé l’invariance des estimations dans des enquêtes sur l’insécurité qui utilisent des
instruments complexes comme les analyses factorielles ou les échelles. Helmut Kury
(1994106) a étudié l’impact de la formulation des questions dans les enquêtes. Rainer Schnell
& Frauke Kreuter (2000) ont analysé des cas où des enquêtes très semblables produisent
pourtant des résultats différents. Philippe Robert & al. (2008) ont étudié les problèmes de
mise en série des données sur la victimation.
D’autres recherches se sont concentrées sur les victimations et les victimes. Robert
J. Sampson et Byron W. Groves (1989) tout comme Nicolas Herpin et Hugues Lagrange
(2005), ainsi que Tim Hope (2007) ont analysé la distribution sociale et territoriale de la
victimation et de l’insécurité. Goudriaan & al. (2006) ont étudié la liaison entre
caractéristiques socio-économiques du quartier et comportement de renvoi. Egon Stephan
(1976) tout comme Hans-Dieter Schwind & al. (1975, 2001) ont utilisé des enquêtes
allemandes de victimation pour tester la théorie de la désorganisation sociale. Johan Van
Wilsem (2003) a procédé à une analyse multi-niveaux (individu, quartier, ville, pays) des
effets du contexte sur la victimation. Les recherches de Ken Pease (1993, 1998) ont conduit
à ‘découvrir’ réellement le relief de la victimation à répétition. Renée Zauberman, Philippe
Robert, Marie-Lys Pottier (2004) sont parvenus à construire des profils de victimes et de
victimation en combinant circonstances de l’incident, manières de le vivre et façons d’y
réagir.
106
Voy. aussi Kury & al., 2000.
265
Certaines ont porté plutôt sur l’insécurité. Karin Wittebrood (2001) a réalisé une
analyse multiniveaux du sentiment d’insécurité dans les pays industrialisés ; Philippe Robert
et Marie-Lys Pottier (2004) ont analysé l’évolution des préoccupations sécuritaires des
classes moyennes françaises à la fin des années 1990. Ditton & Farrall (2007) ont dressé un
bilan des conséquences à tirer de la vague récente de recherches britanniques sur la peur du
crime et Helmut Kury (2008) a édité un éventail de recherches sur l’insécurité.
On peut citer encore des recherches concernant la police. Wesley Skogan (1994,
2007) a étudié les contacts police-public et l’évaluation des performances policières, à partir
des résultats du BCS ; de même Philippe Robert, Renée Zauberman et Marie-Lys Pottier
(2003) ont analysé, à partir des enquêtes en Île-de-France, le renvoi des victimes à la police
sous l’angle d’une confrontation entre professionnel et profane ;
Quelques recherches ont concerné plutôt les attitudes vis-à-vis de la justice. Mike
Hough et Julian Roberts (2007) ont étudié, à partir du BCS, la confiance que lui accordent
les citoyens et les attitudes envers le choix de la peine (sentencing).
Finalement, à l’occasion de l’anniversaire du BCVS, Hough & Maxfield (2007) ont
réuni un large bilan des recherches autorisées par les enquêtes sur la victimation et
l’insécurité.
Si cette production scientifique reste, malgré tout, insuffisamment fournie, c’est
d’abord en raison du trop petit nombre de chercheurs quantitativistes capables à la fois de
maîtriser la littérature scientifique pertinente et de travailler compétemment sur ce type de
données.
On recommande de donner une priorité au développement des recherches de haut
niveau sur les enquêtes sur la victimation et l’insécurité.
2 - Les enquêtes de délinquance et de déviance autoreportées
Le deuxième atelier s’est déroulé à Paris en janvier 2008. Il a réuni :
266
Membres de l’atelier sur les enquêtes de délinquance et de déviance autoreportée
Lieven Pauwels (Universiteit Gent) & Stefaan Pleysier (Expertisecentrum
Maatchappelijke Veiligheid KATHO University College associé à la Katholieke Universiteit
Leuven) pour les Pays-Bas et la Belgique,
Janne Kivivuori (Oikeuspoliittinen tutkimuslaitos, Helsinki) pour la Finlande,
Susan McVie (University of Edinburgh) pour la Grande-Bretagne et l’Irlande,
Cécile Carra (Institut universitaire de formation des maîtres du Nord/Pas-de-Calais,
Université d’Artois et centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions
pénales - CESDIP) pour la France,
Thomas Görgen (Deutsche Hochschule der Polizei, Münster) & Susan Rabold
(Kriminologisches Forschungsinstitut Niedersachsen) pour la République fédérale
d’Allemagne,
Simona Traverso, Giada Cartocci, Giovanni Battista Traverso (Università degli
studi di Siena) pour l’Italie,
Lina Andersson (Stockholms Universitet) pour la Suède,
Marcelo Aebi (Université de Lausanne) comme rapporteur général,
Renée Zauberman & Philippe Robert (Centre de recherches sociologiques sur le
droit et les institutions pénales - CESDIP - CNRS, Université de Versailles Saint Quentin,
ministère de la Justice), Amadeu Recasens i Brunet (Universidad central de Barcelona),
Rossella Selmini (Città sicure, Università degli studi di Macerata), Michel Marcus (Forum
européen pour la sécurité urbaine - FESU) pour le groupe de pilotage.
Cette fois, le nombre de pays concernés est plus élevé que pour l’atelier précédent.
Il englobe la République fédérale d’Allemagne, les Pays-Bas et la Belgique, la France,
l’Italie, les quatre nations de la Grande-Bretagne (Angleterre, Pays de Galles, Écosse,
Irlande du Nord), l’Irlande, mais aussi la Finlande et la Suède.
Que peut-on retenir en bref de ce séminaire ?
Si la démarche remonte aux travaux de Porterfield dans les années 1940, elle a
franchi une étape avec l’article de Nye et Short de 1957 qui présente la première échelle de
délinquance de Guttman élaborée à partir d’une enquête de délinquance autoreportée. Elle
267
s’est développée dans certains pays scandinaves - Finlande et Suède - autour de l’année
1960, puis au Royaume-Uni avec le lancement en 1961 du Cambridge Study in Delinquent
Dévelopment. Jusqu’au milieu des années 1970, elle a continué à s’étendre en Europe du
Nord. Puis elle a connu un relatif retrait jusqu’au début de la décennie 1990, époque où
toutes les énergies compétentes ont été centrées sur la mise en place et la montée en
puissance des enquêtes de victimation. Dans une dernière période, avec la montée des
mobilisations politiques contre la délinquance juvénile, les enquêtes de délinquance et de
déviance autoreportées ont connu une remarquable efflorescence.
Principalement adaptées à la mesure de la délinquance juvénile - avec cependant
une difficulté à atteindre les (rares) infractions vraiment sérieuses et une tendance à se
concentrer sur les cas plus banaux, voire mineurs, et sur des déviances non incriminées
pénalement – elles ont montré une remarquable capacité à explorer le domaine de la
consommation de produits prohibés et, en association avec des questions de victimation,
celui des violences scolaires.
Les enquêtes de délinquance autoreportée ont aussi été fréquemment mobilisées
pour tester des théories criminologiques telles la théorie de l’étiquetage, celle du contrôle de
Gottfredson & Hirschi (1990), plus récemment l’Integrated Cognitive Antisocial Potential Theory
de Farrington (2005) ou la Situational Action Theory de Wikström (2005), …
La méthode apparaît institutionnalisée dans les pays scandinaves, les Pays-Bas et au
Royaume-Uni : la régularité des enquêtes nationales permet d’y envisager l’élaboration de
séries chronologiques. On rencontre aussi un nombre assez important d’enquêtes
longitudinales et d’investigations régionales ou locales en Allemagne. L’usage est plus
ponctuel dans les pays latins. Comme pour les enquêtes de victimation, il existe des
dispositifs internationaux, plus spécifiquement européens, comme les ISRD ou ESPAD.
Les bonnes pratiques recommandées sont :
 Lors de l’utilisation d’échantillons d’écoliers, inclure les classes d’éducation
spéciale et trouver un moyen d’ajouter à l’échantillon les jeunes qui ne sont pas à l’école.
Ces deux dernières catégories sont particulièrement importantes pour parvenir à une vue
d’ensemble réaliste des comportements déviants et délinquants parmi les jeunes.
 Recourir autant que possible à des questions canoniques afin de permettre
d’établir des comparaisons dans le temps et l’espace.
 Bien séparer les comportements problématiques et les infractions triviales du
reste des infractions.
268
 Inclure des types d’infractions plus graves dans le questionnaire (par ex, les abus
sexuels).
 Améliorer la prise en compte des variables sociodémographiques.
 Utiliser les techniques d’enquête assistées par ordinateur (CAPI, CASI et CAWI)
afin de réduire les coûts de l’enquête et les risques d’erreur lors de la saisie des informations
dans la base de données.
 Inclure des questions sur la victimation afin d’avoir une image plus complète de
l’échantillon, notamment en cas d’enquête sur les violences scolaires.
3 - La comparaison entre données d’enquête et statistiques officielles
Cet atelier a donné lieu à un séminaire tenu à Barcelone au mois de septembre
2008. Il a réuni, outre certains observateurs :
Membres de l’atelier sur la comparaison entre données d’enquête et statistiques
officielles
Sandrine Haymoz (Universität Zurich), Marcelo Aebi (Université de Lausanne),
Martin Killias (Universität Zurich), Philippe Lamon (Université de Lausanne), pour la
Suisse,
Bruno Aubusson de Cavarlay (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les
institutions pénales - CESDIP - CNRS, Université de Versailles Saint Quentin, ministère de
la Justice), pour la France,
Mike Hough (King’s College) et Paul Norris (Scottish Centre for Crime and Justice
Research), pour le Royaume-Uni,
Joachim Obergfell-Fuchs (Kriminologischer Dienst Baden-Württemberg), pour
l’Allemagne,
Giovanni Sacchini (Città sicure, Regione Emilia-Romagna), pour l’Italie,
Karin Wittebrood (Sociaal en Cultureel Planbureau, SCP) pour les Pays-Bas,
Pour le rapport général, Jan Van Dijk (Universiteit Tilburg),
Philippe Robert, Renée Zauberman (Centre de recherches sociologiques sur le droit
et les institutions pénales - CESDIP), Amadeu Recasens i Brunet (Universidad central de
Barcelona), Rosella Selmini (Città sicure, Università degli studi di Macerata), Michel Marcus
269
(Forum européen pour la sécurité urbaine - EFUS) pour le groupe d’animation du
programme.
Ici, il a fallu constater que peu de pays pouvaient se targuer de posséder une
expérience suffisante en la matière, et encore l’un de ceux que l’on a englobé, l’Italie, n’a pu
fournir qu’un constat de carence. L’étude a finalement porté sur le Royaume-Uni, les PaysBas, la France, l’Allemagne et la Suisse.
Qu’en retenir en bref ?
L’invention des enquêtes de victimation ou de délinquance autoreportée a eu,
comme on l’a déjà relevé, pour motif impulsif les doutes que l’on nourrissait sur la validité
des comptages institutionnels : non seulement, ils ne pouvaient enregistrer que ce qui était
porté à leur connaissance ou ce que les professionnels parvenaient à découvrir, mais encore
on les soupçonnait de dépendre largement des priorités institutionnelles, voire d’être très
exposés à des déformations ou manipulations politiques ou corporatives, enfin de rester
assez mutiques sur les caractéristiques des incidents et celles des victimes. L’idée de
comparer les estimations tirées des enquêtes aux données policières est donc née tout de
suite. Elle marque très fortement les entreprises américaines : le National Crime and Victim
Survey (NCVS) a adopté des questionnements facilement comparables avec les catégories de
l’Uniforme Crime reporting (UCR) et la part faite aux interrogations sur les attitudes ou
opinions y demeure très maigre. En outre, des travaux scientifiques107 considérables ont été
consacrés à la comparaison entre les deux sources. Si, en Europe, les enquêtes ont moins
collé aux intitulés policiers et ont fait une large part aux investigations sur le sentiment
d’insécurité et les opinions et comportements des victimes et sur leurs conditions de vie, un
effort important a été consenti dans quelques pays pour aboutir à comparer estimés
d’enquêtes et statistiques officielles.
Il a fallu passer de la prévalence à l’incidence puis à des estimés en valeur absolue ;
il a fallu encore sélectionner les catégories policières correspondant au mieux aux
différentes victimations. Toute la littérature, soit étasunienne soit européenne, insiste sur la
difficulté de l’exercice et sur les pièges qu’il faut parvenir à vaincre. Tout ceci a demandé la
107
Dont témoigne en dernier lieu Lynch, Addington, 2007.
270
construction d’un important savoir-faire qui n’est malheureusement partagé qu’entre une
poignée de spécialistes.
Une fois cet effort consenti, on a pu procéder à des comparaisons à différents
niveaux, international, national, régional ou local, soit de manière instantanée soit en
tendance.
Au niveau international, la comparaison des données de l’ICVS avec les
compilations disponibles de statistiques officielles - l’UN Crime Survey, Interpol, l’European
Sourcebook - ont permis de conclure que les sources officielles sont raisonnablement
cohérentes entre elles mais qu’elles présentent une faible corrélation avec les données de
victimation et, plus grave, que les variables sociales corrélées à la délinquance peuvent
varier fortement d’une source à l’autre, remettant ainsi sérieusement en cause les théories
sur les causes générales de la délinquance qui reposent sur le seul recours aux données
officielles.
Les comparaisons nationales conduisent à conclure que les changements relevés
dans la délinquance enregistrée par les données officielles reflètent surtout les modifications
dans les pratiques de l’enregistrement policier, notamment des prises en compte plus
systématiques des informations apportées aux institutions par les victimes. De la sorte, les
données officielles ne donnent qu’une vue très atténuée des baisses de certaines
victimations au cours des deux dernières décennies ; et les hausses considérables de la
violence qu’elles montrent tiennent plus à des changements de la législation ou des
pratiques policières qu’elles ne reflètent les modifications de ces victimations.
Au total, malgré les difficultés de l’exercice, la comparaison systématique des deux
sources - pour les délinquances qui sont prises en compte dans l’une et dans l’autre permet une critique de chaque source. D’ailleurs, les enregistrements plus systématiques des
plaintes constatées dans plusieurs pays sont vraisemblablement dus à l’existence à côté des
statistiques officielles des enquêtes de victimation. On s’aperçoit qu’une source isolée ne
fournit qu’une information illusoire et que seule la triangulation entre plusieurs sources
permet de parvenir à mieux cerner le problème.
Par ailleurs, la comparaison permet aussi d’éclairer des problèmes jusqu’alors mal
aperçus. Le plus important est incontestablement la propension des victimes au renvoi
dont on découvre qu’elle varie considérablement entre victimations d’une part, mais aussi
entre pays de l’autre. Le second concerne les mécanismes institutionnels d’enregistrement
des plaintes ou des initiatives policières sur lesquels planait une profonde obscurité : la
271
fabrication des statistiques institutionnelles demeure largement une boîte noire sur laquelle
la comparaison avec les données d’enquête permet enfin de jeter quelque lumière. Au-delà,
cette comparaison aide à saisir les mécanismes de régulation systémique - telle ‘l’inertie
institutionnelle’108 - qui gèrent le processus pénal.
Finalement, l’intérêt de la comparaison s’étend à d’autres sources que les statistiques
policières et les enquêtes de victimation, par exemple les comptages sanitaires - comme la
statistique des causes de décès ou celle d’admission aux urgences hospitalières - les
enquêtes de délinquance ou de déviance autoreportées en matière notamment de
consommation de produits prohibés ou de violences scolaires, ou encore les évaluations
monétaires de certaines criminalités comme la fraude fiscale ou la criminalité d’affaires.
Cette remarque importe d’autant plus que le champ de compétence des enquêtes de
victimation ne couvre pas, tant s’en faut, toutes les incriminations.
Si cette diversification des sources permet d’échapper à la situation antérieure de
monopole des données institutionnelles pénales, elle n’évacue pas cependant les risques de
pression suscités par l’extraordinaire sensibilité politique actuelle des problèmes de
délinquance. C’est pourquoi l’accent est mis avec insistance sur l’utilité qu’il y aurait à
confier les exercices de comparaison à des collèges scientifiques indépendants au lieu de les
remettre à des instances politico-administratives, seraient-elles saupoudrées de quelques
intellectuels organiques à titre de caution. C’est ainsi que le rapporteur général de cet atelier
a lourdement insisté sur le gain que représenterait l’institutionnalisation d’une enquête
européenne de victimation pilotée par un collège indépendant de scientifiques.
II - Mesurer la performance des politiques de sécurité et de prévention
Dans cette seconde partie, nous avons tenu un seul atelier à Bologne en juillet 2008
consacré à l’évaluation des politiques de sécurité et de prévention. L’équipe comprenait :
Membres de l’atelier sur l’évaluation des politiques de sécurité et de prévention
Sybille Smeets & Carrol Tange (Université libre de Bruxelles), pour la Belgique,
Anne Wyvekens (CERSA, U. Panthéon-Assas et CNRS) pour la France,
108
On dénomme ainsi l’atténuation ou le retard de la prise en compte par les institutions des mouvements de
la délinquance.
272
Karin Wittebrood (Sociaal en Cultureel Planbureau) pour les Pays-Bas,
Tim Hope (Keele U.) pour le Royaume-Uni,
Wolfgang Heinz (U. Konstanz) puis Philippe Robert (CESDIP, CNRS, Université
de Versailles Saint Quentin, ministère de la Justice) comme rapporteur général,
Renée Zauberman (CESDIP, CNRS, Université de Versailles Saint Quentin,
ministère de la Justice), Amadeu Recasens i Brunet (U.C. Barcelona), Michel Marcus
(Forum européen pour la sécurité urbaine) pour le groupe de pilotage,
Marion Jendly (Centre International de prévention de la criminalité), Gian-Guido
Nobili (Città sicure, Regione Emilia-Romagna) et des étudiants postgradués de l’U. degli
studi di Bologna comme observateurs.
Il a été très difficile de constituer un groupe de travail sur le thème de l’évaluation.
Plusieurs spécialistes se sont désistés en cours de route, les Scandinaves dès le début du
processus, les rapporteurs allemands à peine quelques jours avant le séminaire. Même le
rapporteur général allemand s’est avéré, après le séminaire, incapable de mettre sur pied un
rapport de synthèse, de sorte qu’il a fallu le remplacer par un membre du comité de
pilotage. Cette avalanche de difficultés témoigne parfaitement de la difficulté qu’il y a à le
traiter.
Finalement le groupe de pilotage a décidé de réunir une sorte d’échantillon de
pratiques et même de conceptions très différentes de l’évaluation des politiques de
prévention et de sécurité en Europe.
En Belgique l’effort évaluatif - qui est lié aux contrats de sécurité entre l’État fédéral
et des communes - semble plutôt perdre de la vigueur dans les dernières années.
La France présente le cas d’une évaluation ‘officielle’ prise en charge par
l’administration.
Les Pays-Bas offrent l’exemple d’une méta-évaluation qui toise l’ensemble des
matériaux nationaux disponibles à l’aune d’un canon scientifique ‘quasi-expérimental’
d’origine anglo-saxonne.
Finalement, l’Angleterre et le Pays de Galles présentent le cas d’une pratique
évaluative ancienne et systématique qui couvre tout le champ des politiques de prévention
et permet d’aborder des problèmes méthodologiques complexes.
Que retenir de cet atelier ?
273
L’évaluation constitue une matière paradoxale : chacun chante ses louanges, mais,
en réalité, tout le monde s’en méfie. Du côté des décideurs, on serait charmé d’entendre
démontrer (avec l’aura de la science) que ça marche, mais on craint toujours que la politique
sur laquelle on a fondé son succès et sa réputation ne soit pas jugée aussi bonne qu’on
l’affirme. Du côté des scientifiques, on redoute la difficulté de la démarche, on craint
toujours le ridicule d’avoir déclaré efficace un programme que s’avèrera finalement contreproductif. Surtout, on appréhende de se faire sans cesse tordre le bras par des
commanditaires qui n’admettent qu’une évaluation louangeuse. En somme, chacun des
protagonistes, décideur ou chercheur, a peut-être beaucoup à gagner potentiellement dans
le recours à l’évaluation, mais il risque aussi d’y perdre énormément. Et c’est peut-être ce
qui explique les réticences concrètes à travailler sur un thème dont pourtant tout le monde
parle.
La tentation est grande de capturer les bénéfices de l’évaluation sans se soumettre à
ses risques. Il y a deux manières d’y parvenir : la première consiste à s’évaluer soi-même, la
seconde à contrôler tellement bien l’évaluateur externe qu’il est pratiquement contraint à
des conclusions positives. En procédant en interne, l’institution en charge d’une politique
de prévention ou de sécurité parvient au mieux à produire un audit : elle mesure ce qui a
été produit à l’aune des intentions initialement avancées et des moyens mis en œuvre.
L’évaluation, au contraire, ne commence que lorsque l’on mesure, non pas ce qui a été fait,
mais la conséquence, l’impact qu’a eu cette action sur une cible extérieure, une population
ou un territoire. L’installation de vingt caméras dans les rues d’une ville constitue un
produit (output) pas un impact (outcome) : c’est ce que l’on a fait. En revanche, obtenir une
baisse de 20% de la délinquance dans la rue ou une atténuation de la peur constituent bien
des résultats.
Pour parvenir à une évaluation, un regard extérieur constitue une condition, sinon
suffisante, en tous cas nécessaire. De même qu’il est nécessaire de recourir à des données
externes à la vie administrative pour estimer l’impact obtenu.
Pour autant, avoir déterminé préalablement la consistance réelle de la politique ou
du programme, ses objectifs, les moyens (inputs), leur mise en œuvre, enfin les produits (outputs)
représente un pré-requis à toute évaluation. Il faut être capable de distinguer l’échec dû à
l’inefficacité du programme de ceux imputables tout simplement à une absence de mise en
œuvre ou à son incomplétude.
274
Il s’est installé une sorte de standard minimal comportant une comparaison
avant/après, la prise en compte de groupes ou de zones de contrôle, enfin l’examen de la
relation entre l’action et l’impact109.
La comparaison avant/après est évidemment fondamentale : sans elle, pas
d’évaluation, tout simplement. Mieux vaut prévoir l’évaluation avant le commencement de
l’action : on sera plus à l’aise pour observer la situation ex ante, plutôt que d’avoir à la
reconstituer péniblement après coup. Ensuite, mieux vaut retenir un nombre suffisant de
critères pour cette comparaison avant/après afin de ne pas manquer des effets auxquels on
n’avait pas pensé. Pareille précaution permet de découvrir plus facilement les effets
pervers : un harcèlement des dealers diminue en effet l’impact de la drogue dans un quartier,
mais les méthodes d’intervention policière exaspèrent tellement les jeunes que les violences
augmentent. Enfin, déborder le cadre de la zone d’intervention du programme permet
d’observer d’éventuels effets de déplacement de la délinquance (elle diminue là où
s’applique le programme mais se transporte à côté) mais aussi des effets de contagion
‘vertueuse’ (l’investissement préventif est alors assez puissant pour rayonner aux alentours
de sa zone propre d’intervention).
Les spécialistes critiquent beaucoup les mesures d’avant/après qui ne
s’accompagnent pas de l’observation de zones ou de populations de contrôle où le
programme à évaluer ne s’applique pas. On insiste même sur l’utilité de disposer d’un
panier de zones (ou de populations) de contrôle afin de neutraliser l’effet d’une crise
soudaine dans l’une d’entre elles. Ainsi ambitionne-t-on de passer du modèle assez primitif
de la ‘boîte noire’ à un dispositif que l’on qualifie de ‘quasi-expérimental’. Disposer de
zones ou de populations de contrôle a pour but de trancher l’interrogation : le changement
observé peut-il être attribué au programme évalué ou se serait-il passé quand même en son
absence ?
Mais l’application mécanique d’une démarche ‘quasi-expérimentale’ ne permet pas
d’éviter tous les biais de sélection. Ainsi on peut choisir des terrains parce qu’ils semblent
bien disposés envers le programme que l’on veut mettre en œuvre, mais l’effet observé peut
être dû autant au ‘capital social’ dont dispose ce terrain qu’au programme qu’on y déploie.
Mais l’on peut aussi sélectionner des zones ou des groupes particulièrement défavorisés et
109
Les références classiques sont constituées par le bilan dirigé par Lawrence Sherman pour le Congrès des
États-Unis, ainsi que les recommandations du Campbell Collaboration Crime and Justice Group et du Scientific Model
Scale ou SMS, même si le caractère exclusif des modèles ainsi proposés a fait l’objet de différentes réserves.
275
n’observer alors que leur retour à la moyenne. C’est pourquoi Hope suggère de modéliser
les effets de sélection en s’inspirant de la micro-économétrie.
En tous cas, l’ensemble de ces difficultés donne une importance particulière à la
troisième phase de l’évaluation : avant de conclure à l’existence d’un impact, il faut pouvoir
i) envisager et rejeter des explications alternatives, ii) expliquer au contraire comment les
actions concrètement réalisées ont pu parvenir au résultat observé et iii) décider de la
vraisemblance de ce processus.
Reste enfin l’aval de l’évaluation, son utilisation. On peut distinguer
l’accompagnement de l’action et sa transposabilité. Une étude d’impact mise en place dès le
début est à même de produire des informations en cours de route permettant d’ajuster les
dispositifs. Mais on attend aussi de l’évaluation qu’elle indique les formules assez
prometteuses pour être transposables. Néanmoins, généraliser une expérience-pilote ne va
pas de soi ; ce qui a donné de bons résultats dans un certain contexte peut s’avérer moins
performant si on le transpose dans d’autres très différents. Ici, les biais de sélection peuvent
jouer à plein d’où l’importance de les détecter et de les neutraliser avant de conclure à une
validité externe du programme sous évaluation.
Il ne faut pas oublier toutefois que l’évaluation est le domaine de relations
particulièrement délicates entre le monde des décideurs et celui des scientifiques. Entre le
refus des premiers de recourir aux seconds et, au contraire, une quasi-annexion,
l’établissement d’une coopération fondée sur le respect de l’autonomie réciproque des deux
sphères n’est pas facile à obtenir. Sans elle cependant l’évaluation ne serait que fauxsemblant.
Pour autant, l’efficacité d’un programme ne tranche pas de la pertinence de sa
localisation : les moyens que l’on dépense à un endroit risquent de manquer ailleurs où les
besoins peuvent être plus urgents. Au delà de toute évaluation, on ne peut pas se dispenser
d’une réflexion sur la répartition des actions, sinon les actions de sécurité peuvent bien
devenir à la longue un privilège de nantis.
Enfin, les politiques de prévention et de sécurité sont généralement incapables de
venir à bout des effets dévastateurs de l’accumulation de conditions socio-économiques
négatives dans certains groupes sociaux ou certaines zones urbaines à forte concentration
de pauvreté. Il ne faudrait pas qu’elles servent à masquer l’absence de politiques sociales et
économiques efficaces ou, pis, la persistance d’une accumulation de décisions et de
276
pratiques ségrégatives. Sans politique efficace de réaffiliation, elles ne seraient ne serait
qu’un leurre.
Au chapitre des recommandations, on pourrait suggérer à qui veut s’engager dans
l’évaluation des politiques de prévention et de sécurité :
 de ne pas confondre l’évaluation - qui porte sur l’impact de ces politiques sur une
cible - avec l’audit, le contrôle de programme ou le calcul coût-efficacité ;
 d’en confier la réalisation à un organe scientifique compétent et extérieur aux
institutions qui sont en charge des programmes à évaluer ;
 de respecter l’extériorité mutuelle du domaine des décideurs et de celui des
évaluateurs ;
 de prévoir l’évaluation avant le démarrage du programme ;
 d’y affecter des données et un savoir-faire cohérents avec la nature de
l’évaluation.
Conclusion
Il n’est pas sûr que l’état de la recherche évaluative permette d’aller
substantiellement plus loin même si l’on parvenait à élargir le champ d’observation.
Quant aux enquêtes sur la victimation et l’insécurité et à celles sur la délinquance
autodéclarée, il pourrait toujours être profitable de procéder à des recensements plus
complets et plus systématiques des pratiques européennes. D’ailleurs, des opérations de ce
genre sont, paraît-il, en cours, ainsi celle de Marcelo Aebi et Jan Van Dijk sur l’intégralité
des enquêtes réalisées en zone européenne. Pour autant, ce travail d’extension ne nécessite
probablement pas l’appui d’un séminaire.
En revanche, il serait probablement utile d’approfondir la réflexion scientifique
collective sur la comparaison entre enquêtes et statistiques institutionnelles et sur ses
retombées et ses conséquences. La matière est méthodologiquement difficile ; en même
temps, ses apports sont potentiellement considérables ; son investissement se borne quant
à présent aux travaux d’une poignée de spécialistes. Un séminaire sur ce thème permettrait
d’approfondir les problèmes méthodologiques et leurs solutions, de s’appesantir sur les
convergences inattendues entre pays aux institutions pourtant différentes, de soupeser
enfin les suites de ces exercices sur l’analyse de la délinquance et des politiques de
prévention et de sécurité et sur les théories qu’on échafaude à leur propos.
277
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281
ENQUÊTES DE DÉLINQUANCE AUTOREPORTÉE EN EUROPE
Marcelo F. Aebi
I - Introduction
Dans le cadre du 6e PCRDT, la Commission européenne a financé l’action
coordonnée Assessing Deviance, Crime and Prevention in Europe (Évaluer la Déviance, la Criminalité
et la Prévention en Europe) (CRIMPREV). Cette action s’articule autour de différents axes
(workpackages - WP) thématiques. Le WP 7 traite de la Méthodologie et des Bonnes
Pratiques et parmi les activités proposées par ce dernier, il y avait un atelier consacré aux
enquêtes de délinquance autoreportée en Europe.
L’équipe constituée pour cet atelier était composée d’un rapporteur général et des
correspondants nationaux suivants :
 Lina Andersson (Département de Criminologie, Université de Stockholm) pour
la Suède
 Cécile Carra (CESDIP - CNRS - IUFM du Nord/Pas-de-Calais – Université
d'Artois) pour la France.
 Thomas Görgen (Collège Universitaire Allemand de la Police, Münster) et
Susann Rabold (Institut de Recherche Criminologique de Basse-Saxe) pour l’Allemagne.
 Janne Kivivuori (Institut National de Recherche en Politique Légale, Finlande)
pour la Finlande.
 Susan McVie (School of Law, University of Edinburgh, Écosse) pour l’Irlande et le
Royaume-Uni.
 Lieven Pauwels (Universiteit Gent) et Stefaan Pleysier (Centre de Recherches en
Sécurité et Société à la KATHO University College, Institut de Criminologie, Université
catholique de Leuven) pour la Belgique et les Pays-Bas.
 Simona Traverso, Giada Cartocci, et Giovanni Battista Traverso (Université de
Sienne, Italie) pour l’Italie.
 Marcelo Aebi (Université de Lausanne, Suisse), rapporteur général.
Les correspondants nationaux ont chacun préparé un rapport sur les enquêtes de
délinquance autoreportée dans leur pays. Un séminaire de trois jours, auquel ont participé
les promoteurs du projet CRIMPREV, la plupart des correspondants nationaux et le
282
rapporteur général, s’est ensuite déroulé à Paris du 17 au 19 janvier 2008. Sept rapports
portant sur douze pays ont été présentés. Les pays concernés étaient la Belgique,
l’Angleterre, la Finlande, la France, l’Allemagne, l’Irlande, l’Italie, les Pays-Bas, l’Irlande du
Nord, l’Écosse, la Suède et le Pays de Galles. Le séminaire a permis aux participants de
présenter leurs rapports et d’en débattre. Le rapporteur général a ensuite préparé un
rapport intermédiaire sur la situation et demandé aux correspondants nationaux d’apporter
de petites modifications à leurs écrits, suite aux débats s’étant déroulés pendant le
séminaire. Les versions finales des rapports nationaux ont alors été remises au rapporteur
général qui a, à son tour, élaboré une première version de ce rapport final ayant fait l’objet
de discussions avec les promoteurs de CRIMPREV lors d’une réunion qui s’est tenue à
Bologne le 9 juillet 2008, et demandé aux correspondants nationaux de lui faire part de
leurs commentaires.
Par conséquent, ce rapport est basé sur les rapports nationaux, les débats ayant eu
lieu lors du séminaire de Paris et de la réunion de Bologne, les commentaires des
correspondants nationaux, ainsi que sur les recherches bibliographiques menées par le
rapporteur général. Il comprend donc également des références aux enquêtes de
délinquance autoreportée menées dans des pays non représentés dans l’atelier.
Ce rapport est axé sur les enquêtes de délinquance autoreportée générales mais des
études menées en vue de mesurer des comportements spécifiques, tels que l’usage de
drogues ou le harcèlement à l’école, sont également abordées. Il comprend un débat
portant sur les questions de terminologie, une brève synthèse des rapports nationaux, un
aperçu historique du développement des enquêtes de délinquance autoreportée, une
discussion sur les questions méthodologiques liées à cet outil de mesure de la délinquance
ainsi qu’une analyse de l’impact des enquêtes de délinquance autoreportée sur les théories
criminologiques et les politiques en matière de criminalité.
II - Problèmes terminologiques
Les enquêtes de délinquance autoreportée sont des études au cours desquelles on
demande à des individus - généralement des jeunes - de fournir des informations à propos
de leurs comportements délinquants. Toutefois, la terminologie peut prêter à confusion pour
deux raisons. Tout d’abord, les répondants donnent des informations non seulement sur la
délinquance mais aussi sur leur style de vie en général, leurs attitudes concernant différents
283
sujets, leur famille, leur école, leurs amis et de nombreux autres facteurs
sociodémographiques. On pourrait donc considérer que la délinquance est la variable
dépendante de ces enquêtes et que les répondants fournissent également un grand nombre
d’informations sur des variables indépendantes qui sont censées être en rapport avec la
délinquance. La seconde raison tient au fait que le concept de délinquance peut lui aussi
être trompeur. Il va sans dire que la délinquance, comme tout autre concept, est une
construction sociale. Toutefois, il faut souligner que dans la littérature criminologique il est
utilisé dans un sens très large. En fait, une grande partie des comportements concernés par
les enquêtes de délinquance autoreportée ne sont pas considérés, dans la plupart des pays
européens, comme des infractions. Ces comportements englobent, par exemple, les fugues,
l’école buissonnière ou la fraude. Dans ce rapport, le terme « délinquance » est utilisé au
sens large et couvre donc toutes sortes de comportements déviants ou antisociaux, même si
ces derniers ne sont pas définis en tant qu’infractions par le droit pénal.
À ce propos, il est intéressant de souligner que dans les pays où l’on parle des
langues dérivées du latin (par exemple, le catalan, l’italien, l’espagnol et le portugais), le
terme « délinquance » a la même racine que le mot utilisé pour décrire une infraction. Nous
avons, par exemple, delincuencia (délinquance) et délito (délit), en espagnol, et delinquenza et
delitto en italien. C’est pour cette raison que dans ces pays le mot « délinquance » renvoie
immédiatement à des comportements interdits par le droit pénal. En revanche, le Webster’s
New Universal Unabridged Dictionary, définit la délinquance comme un « comportement illégal,
illicite ou antisocial ». Ainsi, dans les pays anglophones, le concept de « délinquance » est
généralement associé à éventail d’actes bien plus large, allant des comportements déviants
ou antisociaux aux infractions.
Cette évolution distincte du terme « délinquance » - dérivé du latin delinquere (mal
agir)110 -, tient peut-être au fait que l’Angleterre a développé un système de common law basé sur les coutumes ou les décisions des tribunaux et non sur le droit écrit - et qu’elle l’a
exporté dans ses anciennes colonies, tandis que les pays d’Europe continentale ont suivi le
système légal romain ou civil basé sur le droit écrit, ce qui a entraîné l’introduction de codes
criminels et d’une terminologie spécifique s’y rapportant. Dans ce contexte, la publication
de Dei delitti e delle pene (Beccaria, 1764) - traduite en français par Des délits et des peines - revêt
une importance toute particulière. Cet ouvrage a inspiré de nombreuses réformes en
110
D’après le Webster’s New Universal Unabridged Dictionary, le terme latin delinquere (mal agir) a donné lieu au
terme latin tardif delinquentia (faute, crime).
284
matière de justice pénale un peu partout en Europe, ayant également fortement influencé
les leaders intellectuels de la révolution française. Ainsi, en 1795 - an IV du calendrier
révolutionnaire -, la Convention nationale a approuvé son Code des délits et des peines, nom qui
reprend le titre du livre de Beccaria. C’est en effet sous ce même nom que le code pénal fut
introduit par Napoléon Bonaparte en 1810. Ce code est considéré comme le tout premier
code pénal et la plupart des codes européens approuvés au cours des années qui suivirent
s’en sont inspirés. Ainsi, en Europe continentale, le terme « délinquance » était
véritablement associé à une violation du droit pénal.
Toutefois, le terme self-reported delinquency study ou self-reported delinquency survey
(enquête de délinquance autoreportée) - inventé aux États-Unis, là où les premières
enquêtes ont eu lieu - a été traduit littéralement dans les diverses langues latines
européennes111, provoquant ainsi une certaine confusion quant au contenu de ce type
d’enquête.
Cette confusion s’est en fait aggravée car certains des comportements inclus, dès le
départ, dans les enquêtes de délinquance autoreportée112 américaines sont considérés, dans
la plupart des États américains, comme des infractions liées au statut, à savoir des infractions
en rapport direct avec la condition personnelle (le statut) du délinquant. Ceci signifie qu’un
même comportement ne constituera pas une infraction s’il est commis par un adulte, il ne
le sera que lorsque c’est un mineur qui en est l’auteur. On peut compter, parmi les
infractions liées au statut, des comportements tels que l’absentéisme, les fugues, la
consommation de cigarettes ou d’alcool par des mineurs. Dans la mesure où ils constituent
un type d’infraction aux États-Unis, les chercheurs américains ont raison d’affirmer que les
comportements inclus dans leurs enquêtes constituent des violations du droit pénal, mais
que la situation est totalement différente en Europe, là où ces derniers ne sont pas perçus
comme des infractions.
111
Par exemple, encuesta de delincuencia autorrevelada en espagnol, enquête de délinquance autoreportée en
français et indagine sulla delinquenza autorivelata en italien.
112 Dans ce rapport, nous adoptons l’utilisation conventionnelle du terme « américain » pour parler des ÉtatsUnis d’Amérique, même si nous sommes parfaitement conscients que l’Amérique est un continent et que les
États-Unis ne sont que l’un des pays de ce continent.
285
III - Développement des enquêtes de délinquance autoreportée en Europe
Dans ce chapitre, nous présentons un bref résumé des rapports nationaux, un
aperçu de l’ISRD (Étude internationale de délinquance autoreportée) et du projet ESPAD
(Programme d’enquête européenne sur la consommation d’alcool et d’autres drogues
auprès de jeunes scolarisés), ainsi qu’une vue d’ensemble d’enquêtes de délinquance
autoreportée dans d’autres pays européens.
1 - Enquêtes de délinquance autoreportée en Finlande113
Le travail de terrain de la première enquête de délinquance autoreportée finlandaise
a eu lieu en 1962, les résultats ayant été publiés au milieu des années 1960. Cette enquête
faisait partie du Nordic Draftee Research Program (Programme nordique de recherche sur les
conscrits) qui concernait d’autres pays scandinaves dans lesquels des enquêtes similaires
étaient réalisées dans les années 1960. Cette technique fut rarement utilisée du milieu des
années 1960 jusqu’aux années 1990. Toutefois, depuis lors, plusieurs enquêtes ont été
menées. En outre, la Finlande a été le seul pays nordique à participer à la première ISRD en
1992, ayant également participé à la seconde en 2006. Dans les deux cas, l’enquête porte sur
un échantillon de la population d’une ville (Helsinki), mais le pays a simultanément
développé une série d’enquêtes nationales.
Ainsi, en 1995, la Finlande a lancé la Finnish Self-Report Delinquency Study (FSRD enquête finlandaise de délinquance autoreportée) qui est réalisée périodiquement dans des
établissements scolaires sur des échantillons d’élèves de classes de 3ème. Les derniers
résultats disponibles renvoient à l’année 2004 (les données de la FSRD-2008 ont été
recueillies récemment mais les résultats ne sont pas encore disponibles). Par ailleurs, depuis
2000/2001, la Finnish School Health Survey (enquête finlandaise de santé menée dans les
écoles) comporte également quelques questions sur la délinquance autoreportée. Il s’agit là
d’une enquête réalisée à grande échelle et qui propose des résultats au niveau municipal.
Une analyse des tendances de 1995 à 2004 révèle une très forte baisse des atteintes aux
biens (en particulier, des vols à l’étalage), une relative stabilité des infractions avec violence
et une hausse de l’usage de drogues douces. La délinquance informatique ne figurait pas
113
Ce chapitre s’inspire de Kivivuori (2008, et sous presse).
286
dans la FSRD, mais les résultats obtenus par la deuxième ISRD suggèrent que cette
dernière est relativement courante. Si l’on tient compte du fait que les jeunes passent
actuellement beaucoup plus de temps devant leur ordinateur, il est tout à fait possible
d’imaginer un déplacement des atteintes aux biens dans des lieux publics vers une
délinquance informatique.
Par ailleurs, le pays a mené en 2006 une Young Male Crime Survey (YMCS – enquête
de délinquance chez les hommes jeunes) avec le même questionnaire qui avait été utilisé en
1962 pour le Nordic Draftee Research Program. L’échantillon est composé de jeunes hommes
qui effectuent la visite médicale de conscription et qui sont, par conséquent, légèrement
plus âgés que les adolescents constituant la plupart des échantillons européens. La
comparaison des résultats de 1962 et de 2006 révèle une baisse des vols sur le lieu de
travail, de l’achat ou de la vente d’articles volés et des vols de contenus de voitures ; on
constate aussi une curieuse stabilité du vol à l’étalage, et une hausse des perturbations
causées par l’abus d’alcool dans les lieux publics, de la conduite en état d'ivresse ainsi que
des vols de bicyclettes. Ces tendances peuvent être expliquées par des changements au
niveau de la structure des opportunités, y compris une arrivée tardive des jeunes sur le
marché du travail, une amélioration de la situation économique du pays et un accès à
l’alcool plus libre.
La Finlande a également participé à la Mare Balticum Youth Victimisation Survey
(enquête de victimation et de délinquance chez les jeunes dans les régions de la Mer
Baltique) qui a été réalisée en 2002-2003. Le questionnaire utilisé pour cette enquête
comportait une échelle d’autodéclaration de délinquance. Enfin, le pays participe également
aux enquêtes de l’ESPAD.
Pour résumer, on peut dire qu’en Finlande les enquêtes de délinquance
autoreportée ont été institutionnalisées et qu’elles constituent un outil de mesure de la
délinquance assez courant. Elles jouent, de ce fait, un rôle dans l’élaboration des politiques
en matière de criminalité. Par exemple, le ministère de la Justice finlandais a utilisé des
données provenant d’autodéclarations pour son estimation de la situation et des tendances
de la délinquance dans le pays. En outre, les résultats de la FSRD ont été pris en compte
par les comités ayant réformé le droit en matière de jeunes délinquants ainsi que pour la
planification du Finnish National Violence Reduction Program (Programme national finlandais
de réduction de la violence).
287
2 - Enquêtes de délinquance autoreportée en Suède114
Tout comme pour la Finlande, les origines des enquêtes de délinquance
autoreportée en Suède sont liées au Nordic Draftee Research Program. Le travail de terrain de la
première enquête suédoise a été réalisé à la fin des années 1950 et les premiers résultats ont
été publiés en 1960. Quelques autres enquêtes ont été menées au cours des années 1960 et
au début des années 1970. La technique a été quelque peu abandonnée vers le milieu des
années 1970 mais, depuis le début des années 1990, le pays mène régulièrement des
enquêtes de ce type.
Ainsi, en 1995, la Suède a mené une enquête nationale de délinquance autoreportée
qui est, depuis 1999, réalisée tous les deux ans. L’échantillon est national et varie de 5 000 à
10 000 élèves de classes de 3ème. Une analyse des tendances de 1995 à 2005 démontre une
baisse des vols et du vandalisme, ainsi qu’une stabilité relative de l’usage de drogues et des
infractions avec violence.
Une comparaison entre les premières enquêtes et les enquêtes les plus récentes
révèle une baisse au niveau des taux de réponses : presque 100% dans les années 1960
contre 80% en 2006. Parallèlement, il faut signaler que les chercheurs suédois ont accordé
une grande importance aux questions de méthodologie, réalisant ainsi des tests de fiabilité
et de validité comportant des outils de mesure des effets de la supervision de l’enseignant et
du chercheur, de l’anonymat et du non-anonymat des répondants, des contrôles de testretest, de l’observation des attitudes des élèves pendant qu’ils remplissaient le
questionnaire, des tests de différentes versions d’un même questionnaire et des entretiens
de suivi.
La Suède a également participé à la deuxième ISRD portant sur des échantillons de
la population d’une ville. Par ailleurs, des enquêtes de délinquance autoreportée locales ou
régionales sont menées régulièrement sur des échantillons relativement importants d’élèves
de lycée. Des enquêtes sur l’usage de drogues chez les jeunes sont également réalisées de
façon régulière à l’aide de la technique d’autodéclaration.
En résumé, la Suède est un pays où les enquêtes de délinquance autoreportée ont
été institutionnalisées, constituant aujourd’hui un outil courant de mesure de la
délinquance. Ainsi, les résultats des enquêtes nationales sont utilisés dans les débats
114
Ce chapitre s’inspire d’Andersson (2008 et sous presse).
288
politiques axés sur la criminalité et sa prévention. Leur influence sur les politiques
publiques se manifeste surtout au niveau local.
3 - Enquêtes de délinquance autoreportée au Royaume-Uni et en Irlande115
Depuis le début des années 1960, trente enquêtes de délinquance autoreportée
importantes - recueillant des données sur plus de 140 000 individus - ont été menées au
Royaume-Uni et en Irlande. De plus, plusieurs études régionales et locales ont également
été réalisées. L’Irlande du Nord, l’Angleterre et le Pays de Galles ont participé à la première
ISRD, et l’Irlande, l’Irlande du Nord et l’Écosse ont participé à la deuxième.
La plupart des enquêtes de délinquance autoreportée ont été menées au RoyaumeUni (et plus précisément en Angleterre), la plus connue d’entre elles étant probablement la
Cambridge Study on Delinquent Development (Étude sur le développement des délinquants
réalisée à Cambridge) qui couvre une période de 40 ans (1961-2004). Outre cette enquête
longitudinale, deux autres grandes enquêtes transversales ont également été menées dans
les années 1960 en Angleterre, au Pays de Galles et en Écosse (1963) ainsi qu’à Londres
(1967). La technique a été rarement utilisée dans les années 1970 et 1980, période à laquelle
les seules enquêtes ont été réalisées à Sheffield (1975), en Angleterre et au Pays de Galles
(1983), et en Écosse (1989). Puis, depuis les années 1990, on assiste à une explosion
soudaine du nombre d’enquêtes de délinquance autoreportée. Ainsi, de nouvelles études
longitudinales telles que la Peterborough Adolescent and Young Adult Development Study (Étude
sur le développement des adolescents et des jeunes adultes menée à Peterborough),
l’Edinburgh Study of Youth Transitions and Crime (l’Étude de la jeunesse comme période de
transitions et de délinquance menée à Edimbourg), et la Belfast Youth Development Study
(Étude sur le développement des jeunes menée à Belfast) ont été lancées. Parallèlement,
dans les années 2000, les enquêtes de délinquance autoreportée ont été introduites en
République d’Irlande et institutionnalisées en Angleterre et au Pays de Galles avec l’arrivée
de la Offending Crime and Justice Survey qui est une enquête transversale régulièrement
répliquée, incluant pour partie un panel longitudinal et portant sur un échantillon de 12 000
individus. Il en va de même pour l’Irlande du Nord où la Northern Ireland Crime and Justice
Survey, enquête transversale régulièrement répliquée, porte sur un échantillon de 3 000 à
115
Ce chapitre s'inspire de McVie (2008 et sous presse).
289
3 500 individus, y compris (en 2005) des personnes vivant dans des logements privés, des
délinquants en sursis et des détenus.
Au Royaume-Uni, l’augmentation du nombre d’enquêtes de délinquance
autoreportée est peut-être due au fait que l’administration centrale, c’est-à-dire la principale
source de financement de ces études, ait changé son attitude vis-à-vis de la criminalité en
lançant des campagnes telles que « durs avec le crime, durs avec les causes du crime ». Le
but était de développer une approche « preuves à l’appui » et, dans ce contexte, des
données empiriques étaient bien évidemment nécessaires.
L’un dans l’autre, le nombre et la diversité des enquêtes de délinquance
autoreportée au Royaume-Uni sont impressionnants. De ce fait, les informations fournies
par les enquêtes disponibles constituent véritablement une source d’inspiration pour
l’élaboration des politiques publiques. Ainsi, la Cambridge Study on Delinquent Development a
fortement influencé les responsables politiques et quelque peu inspiré la réforme du
système de justice pour les mineurs en mettant l’accent sur la détection précoce des
comportements problématiques et des pratiques parentales inefficaces. En outre, les
enquêtes de délinquance autoreportée menées au Royaume-Uni ont souvent été utilisées
pour tester la validité et la fiabilité de cet outil de mesure de la délinquance, ainsi que pour
le développement et la mise à l’épreuve des théories criminologiques.
4 - Enquêtes de délinquance autoreportée en Allemagne116
En Allemagne, les premières enquêtes de délinquance autoreportée ont été réalisées
à la fin des années 1960 et au début des années1970 sur des échantillons locaux ou
régionaux.
Comme pour la plupart des pays, la vaste majorité des recherches allemandes basées
sur ces enquêtes est centrée sur des populations adolescentes. Toutefois, depuis 1980,
l’enquête ALLBUS (enquête sociale générale allemande) est menée tous les deux ans et,
depuis 1990, elle comporte quatre items liés à la délinquance autoreportée. Dans la mesure
où cette enquête est basée sur un échantillon national de la population allemande, les
répondants sont essentiellement des adultes. S’inspirant du modèle suisse, la technique de
116
Ce chapitre s’inspire de Görgen et Rabold (2008 et sous presse).
290
l’autodéclaration a également été utilisée avec des adultes pour l’évaluation de l’implication
dans la délinquance des participants à des programmes de prescription médicale d’héroïne.
Étant donné que les premières enquêtes de délinquance autoreportée étaient
menées dans différentes régions et à l’aide de méthodologies diverses, comparer leurs
résultats n’était pas chose facile. Toutefois, au cours des années 1990, le KFN (Institut de
recherche criminologique de Basse-Saxe) a élaboré un questionnaire d’autodéclaration de
délinquance qui a, dès lors, été utilisé dans de nombreuses villes allemandes. De plus, dans
certaines de ces villes, l’enquête KFN est utilisée de façon régulière.
L’Allemagne est également l’un des rares pays européens où des études
longitudinales basées sur des enquêtes de délinquance autoreportée sont disponibles. Ces
études sont réalisées à l’échelle locale dans différentes villes et certaines d’entre elles
proposent des comparaisons avec des données officielles. La plupart de ces études ont
commencé dans les années 2000 mais, de 1977 à 1996, une étude longitudinale a suivi un
groupe de 399 jeunes âgés de 13 à 25 ans. Finalement, l’Allemagne a également participé à
la deuxième ISRD.
En résumé, l’Allemagne a une longue tradition d’enquêtes de délinquance
autoreportée, mais la technique n’a pas encore été institutionnalisée. Les enquêtes ont lieu
au niveau local ou régional et, bien que le ministère de l’Intérieur allemand ait récemment
financé une enquête de vaste ampleur, les États allemands n’y ont pas tous participé. Étant
donné l’organisation fédérale du pays, il est difficile de prévoir si des enquêtes nationales
seront menées à l’avenir. Comme ce fut le cas pour la Suisse, les résultats positifs des
programmes de prescription médicale d’héroïne, mesurés à l’aide d’enquêtes de délinquance
autoreportée, ont grandement influencé les politiques allemandes en matière de drogue.
Néanmoins, ces enquêtes n’ont pas encore eu de gros impact sur les politiques en matière
de criminalité, même si elles sont régulièrement citées dans les rapports périodiques sur la
sécurité publiés par le gouvernement allemand.
291
5 - Enquêtes de délinquance autoreportée aux Pays-Bas117
Aux Pays-Bas, les premières enquêtes de délinquance autoreportée ont été menées à
la fin des années 1960, de nombreuses enquêtes ayant été réalisées au cours des années qui
suivirent. Le pays a également participé à la première et à la deuxième ISRD.
Actuellement, le WODC (Centre de recherches et de documentation scientifiques)
mène, de façon systématique, des enquêtes de délinquance autoreportée sur des
échantillons représentatifs d’adolescents néerlandais. L’enquête s’appelle la WODC Monitor
et elle est réalisée tous les deux ans. Par ailleurs, le SCP (Institut néerlandais pour la
recherche sociologique) et le NIBUD (Institut national néerlandais d’information
budgétaire) financent également ce type d’enquêtes.
Depuis le milieu des années 1980, les enquêtes de délinquance autoreportée sont
utilisées pour tester différentes théories criminologiques telles que la théorie de l’association
différencielle, la théorie de la désorganisation sociale, la théorie de la contrainte et la théorie
du lien social. Les effets de la pauvreté, des pairs et du quartier ont également été étudiés.
Par ailleurs, certains chercheurs ont testé la fiabilité et la validité de ces enquêtes ainsi que
leur utilisation sur des échantillons constitués d’adultes.
Comme on peut le constater, aux Pays-Bas, les enquêtes de délinquance
autoreportée sont institutionnalisées, ayant une influence non seulement sur le monde
académique mais aussi sur l’élaboration des politiques publiques.
6 - Enquêtes de délinquance autoreportée en Belgique118
En Belgique, la première enquête de délinquance autoreportée a été menée en 1976
sur un échantillon local. Dans les années 1980, deux autres enquêtes ont été réalisées dans
les deux zones linguistiques du pays. Le pays a participé à la première ISRD avec un
échantillon de la population d’une ville (Liège) et à la deuxième avec des échantillons des
habitants des deux régions linguistiques.
Depuis les années 1990, aucune enquête de délinquance autoreportée représentative
et à grande échelle n’a été menée de façon systématique, mais des recherches sont
généralement réalisées sur des échantillons urbains. Ainsi, deux enquêtes basées sur des
117
118
Ce chapitre s’inspire de Pauwels, Pleysier (2008 et sous presse).
Ce chapitre s’inspire de Pauwels, Pleysier (2008 et sous presse).
292
échantillons à grande échelle ont été menées dans la région flamande et à Bruxelles dans les
années 2000. Toutefois, la création récente, par trois institutions, d’une plate-forme pour la
recherche sur l’adolescence pourrait entraîner une mise en œuvre plus systématique de ces
enquêtes.
En résumé, les enquêtes de délinquance autoreportée ne sont pas encore
institutionnalisées en Belgique et il semblerait qu’elles ne jouent pas de rôle majeur dans
l’élaboration des politiques en matière de criminalité. Néanmoins, elles ont été utilisées
pour tester et développer des théories criminologiques.
7 - Enquêtes de délinquance autoreportée en Italie119
Mise à part une enquête de délinquance autoreportée de petite ampleur (N=198)
menée à Milan et publiée en 1980, l’histoire de ces enquêtes en Italie est étroitement liée au
projet ISRD et à la direction d’Uberto Gatti (professeur à l’université de Gênes) qui a
coordonné la participation du pays aux deux premières vagues de ces études. L’Italie a
participé à la première ISRD avec un échantillon de trois villes (Gênes, Messina et Sienne),
le questionnaire ayant été réutilisé à Sienne au milieu des années 1990. Le pays a aussi
participé à la deuxième ISRD avec un échantillon de 15 villes (N= 7 278). En 2006, une
enquête de délinquance autoreportée a également été utilisée pour mesurer l’implication
dans la délinquance de jeunes étrangers vivant en Italie.
Des recherches sur le harcèlement à l’école sont menées dans différentes villes et
régions depuis le milieu des années 1990 à l’aide d’enquêtes de délinquance autoreportée.
Dans ce contexte, le questionnaire de l’ISRD a parfois été associé à un questionnaire
concernant spécifiquement le harcèlement à l’école. Depuis les années 1980, la technique
de l’autodéclaration est également utilisée pour mesurer l’usage de drogues et la
consommation d’alcool chez les jeunes.
En bref, en Italie, les enquêtes de délinquance autoreportée ne sont pas
institutionnalisées et leurs résultats sont surtout utilisés par la communauté scientifique. Ces
enquêtes ne jouent donc pas de rôle important dans l’élaboration des politiques publiques
nationales. Toutefois, on sait qu’elles ont été utilisées à l’échelle locale dans la ville de
Sienne.
119
Ce chapitre s’inspire de Traverso, Cartocci, Traverso (2008 et sous presse).
293
8 - Enquêtes de délinquance autoreportée en France120
Parmi les pays mentionnés dans cet aperçu, la France a été la dernière à introduire
les enquêtes de délinquance autoreportée. La première étude de ce type a été menée en
1999 - et publiée en 2001 - sur des échantillons de deux villes. Le questionnaire était basé
sur celui qui avait été utilisé lors de la première ISRD. En 2003, à l’aide de la même
méthodologie, une deuxième enquête a été réalisée dans l’une des deux villes ayant fait
l’objet de l’enquête de 1999. Finalement, en 2006, le pays a participé à la deuxième ISRD.
Depuis le milieu des années 1990, la violence à l’école est également mesurée à
l’aide de la technique de l’autodéclaration. Dans ce cas précis, l’enquête est basée sur un
questionnaire axé sur la victimation, mais elle comprend également des questions sur la
violence autoreportée. Le même questionnaire a, par la suite, été réutilisé dans d’autres
pays, ce qui a permis d’établir des comparaisons transnationales. Une étude récente se base
sur des questions ouvertes concernant la violence à l’école et qui sont ensuite recodées par
le chercheur.
On peut facilement constater que les enquêtes de délinquance autoreportée ne sont
pas du tout institutionnalisées en France. Les résultats obtenus par les très rares enquêtes
disponibles sont utilisés par la communauté scientifique mais ne jouent aucun rôle dans
l’élaboration des politiques publiques. Les seules exceptions sont les enquêtes sur la
toxicomanie citées par la nouvelle loi sur la prévention de la criminalité introduite en 2007.
9 - L’Étude Internationale de Délinquance Autoreportée (ISRD)
A - L’ ISRD-1
Les origines du projet de l’ISRD remontent à 1988, lors d’une réunion d’experts qui
s’est tenue aux Pays-Bas et qui a entraîné la publication d’un livre traitant des questions
liées aux recherches transnationales basées sur la technique de l’autodéclaration (Klein,
1989). Certains des experts ayant participé à cette réunion décidèrent de lancer le projet qui
débuta officiellement en 1990. Celui-ci fut coordonné par le WODC (Centre de recherches
120
Ce chapitre s’inspire de Carra (2008 et sous presse).
294
et de documentation scientifiques du ministère de la Justice néerlandais), dirigé à l’époque
par Josine Junger-Tas.
La première étude (ISRD-1) avait trois principaux objectifs : comparer la prévalence
et l’incidence des comportements délinquants dans les différents pays ; contribuer à
l’explication (des différences) des comportements délinquants ; et contribuer à la solution
des problèmes méthodologiques liés aux recherches transnationales (Junger-Tas, 1994a, 2).
L’étude reposait sur un questionnaire commun élaboré par un comité directeur constitué de
chercheurs en criminologie et traduit dans chacune des langues nationales121. Le cadre
théorique du questionnaire s’inspirait largement de la théorie du lien social (Hirschi, 1969),
tandis que les questions sur la délinquance présentaient des similitudes avec celles utilisées
lors de la National Youth Survey (Enquête nationale auprès des jeunes) et de la Denver Youth
Study (Enquête auprès des jeunes menée à Denver) menées aux États-Unis (Elliott,
Huizinga, 1989)122.
Douze pays ont participé à cette étude123. Quatre d’entre eux (Angleterre et Pays de
Galles, Pays-Bas, Portugal et Suisse) ont utilisé des échantillons nationaux aléatoires ;
l’Espagne a contribué avec un échantillon urbain stratifié ; l’Allemagne, la Grèce et l’Irlande
du Nord ont utilisé des échantillons de la population d’une ville (Mannheim, Athènes et
Belfast, respectivement) ; la Belgique (Liège), la Finlande (Helsinki), l’Italie (Gênes,
Messina, et Sienne) et les États-Unis (Omaha) ont participé avec des échantillons de la
population scolaire. Hormis les pays ayant utilisé des échantillons d’écoliers, les participants
à l’enquête étaient âgés de 14 à 21124 ans. La collecte des données s’est déroulée en 1991 et
1992 et reposait sur des entretiens en face à face, sauf pour les pays qui avaient utilisé des
échantillons d’écoliers et pour lesquels le questionnaire était autoadministré125.
121
On peut trouver le questionnaire anglais d’origine in Junger-Tas, Terlouw, Klein (1994, 387-441).
Selon Moffitt et al. (1994, 358), 80% des questions concernant la délinquance incluses dans les deux
instruments (ISRD-1 et National Youth Survey) se recoupaient.
123 Notre présentation de l’ISRD-1 est basée sur la principale publication la concernant (Junger-Tas, Terlouw,
Klein, 1994). Les auteurs de cette publication citent treize pays car ils comptent la Nouvelle-Zélande.
Toutefois, les données provenant de Nouvelle-Zélande concernent des individus âgés de 18 ans et ont été
obtenues par une étude longitudinale qui n’a pas utilisé le questionnaire de l’ISRD mais plutôt l’instrument
d’autodéclaration de délinquance élaboré par Elliott et Huizinga (1989) pour la National Youth Survey et la
Denver Youth Study réalisées aux États-Unis (Moffitt et al., 1994, 357).
124 La Belgique a utilisé une approche mixte, associant un échantillon de population scolaire et un échantillon
aléatoire constitué de personnes âgées de 18 à 21 ans.
125 Toutefois, l’Italie a utilisé un échantillon de population scolaire mais le questionnaire était administré par le
biais d’entretiens en face à face.
122
295
La base de données de l’ISRD-1 n’est pas encore entièrement accessible aux
chercheurs. Un bref résumé des résultats préliminaires a été présenté par Junger-Tas
(1994b, 379), mais il a fallu plus de dix ans pour avoir une présentation détaillée des
principaux résultats dans une publication de Junger-Tas, Haen Marshall, Ribeaud (2003).
En voici un résumé :
 Les taux de prévalence au cours de la vie sont étonnamment similaires dans tous
les pays participants. Toutefois, si l’on se penche sur la nature des infractions, on constate
des disparités transnationales évidentes.
 Les atteintes aux biens sont plus nombreuses dans les pays européens du NordOuest et aux États-Unis (Omaha), ce qui confirme l’idée - basée sur la théorie des
opportunités - selon laquelle ces taux seraient plus importants dans les pays les plus riches.
 Des taux élevés d'infractions avec violence ont été enregistrés aux États-Unis, en
Angleterre et au Pays de Galles, en Espagne et en Finlande (Helsinki).
 Des taux élevés d’usage de drogues (essentiellement) douces ont été constatés en
Angleterre et au Pays de Galles, aux États-Unis, en Irlande du Nord (Belfast) et en Suisse.
Les Pays-Bas qui pratiquent une politique de tolérance en ce qui concerne la possession et
l’usage de drogues douces ont occupé une position moyenne sur l’échelle des taux se
rapportant à l’usage de drogues.
 Dans tous les pays, le comportement délinquant atteint son pic entre 14 et 18
ans. Le pic d’âge était de 15 ans pour le groupe anglo-saxon et de 16 ans pour les autres
groupes.
 Le pic d’âge varie selon le type d’infraction. Par exemple, le pic d’âge pour le
vandalisme était nettement inférieur (entre 14 et 15 ans) par rapport à celui enregistré pour
l’usage de drogues.
 L’âge d’entrée dans la délinquance varie selon les groupes. En ce qui concerne le
vandalisme, l’âge le plus bas a été enregistré en Europe du Sud. Par contre, pour ce qui est
des atteintes aux biens, l’âge le plus bas a été constaté en Europe du Nord-Ouest. C’est
dans les pays anglo-saxons que l’on a enregistré les âges les plus bas pour les infractions
avec violence et l’usage de drogues.
 Les délinquants sérieux ont tendance à entrer dans la délinquance plus tôt que
ceux qui sont moins impliqués dans ce type de comportement.
 Les taux de prévalence et de fréquence des comportements délinquants sont plus
faibles chez les filles que chez les garçons. Toutefois, les disparités de genre varient selon le
296
type de délinquance, les régions et les pays. Ces disparités sont moins importantes pour les
atteintes aux biens et l’usage de drogues, étant plus prononcées lorsqu’il s’agit d’infractions
graves et avec violence. En outre, les disparités de genre sont plus faibles en Europe du
Nord-Ouest que dans d’autres pays, fait qui est peut-être lié aux taux élevés d’atteintes aux
biens et de vandalisme enregistrés dans cette zone.
 La rupture de la cellule familiale ne joue un rôle important que si elle entraîne
l’absence du père. Cependant, l’absence du père est étroitement liée au comportement
délinquant dans le groupe anglo-saxon et en Europe du Sud, mais pas en Europe du NordOuest.
 Les rapports avec les parents ne sont pas liés à la délinquance en général mais ils
sont, dans tous les groupes, liés à la délinquance grave et à l’usage de drogues.
 Dans tous les pays, les filles sont plus surveillées que les garçons. Contrairement
aux garçons, les rapports des filles avec leurs parents ont tendance à se détériorer plus avec
l’âge. D’un autre côté, les filles participent beaucoup plus aux sorties familiales que les
garçons.
 L’absentéisme et le fait de ne pas aimer l’école sont liés à tous les types de
délinquance dans tous les groupes nationaux. Le redoublement, s’il n’est pas lié à la petite
délinquance, semble en revanche être lié à la violence, à la délinquance grave et à l’usage de
drogues chez les garçons, mais pas chez les filles.
 L’appartenance à un groupe de pairs est liée à l’âge, à l’inscription à l’école, au
fait de ne pas aimer l’école, au contrôle informel des parents et à la non participation aux
sorties familiales. En général, les délinquants passent la plus grande partie de leur temps
libre avec leur groupe de pairs, tandis que les non-délinquants passent beaucoup plus de
temps avec leur famille (Junger-Tas, Haen Marshall, Ribeaud, 2003, 139-142).
B - L’ ISRD-2
Une première réunion d’experts souhaitant participer à la deuxième édition de
l’ISRD s’est tenue lors de la conférence annuelle de la Société Européenne de Criminologie
de 2003, à Helsinki. Un comité directeur a été constitué et, au cours des mois suivants, ont
été élaborés la conception de l’enquête ainsi que le questionnaire révisé. Ce questionnaire a
ensuite été traduit dans chacune des langues nationales.
297
La collecte des données a eu lieu en 2006 dans trente pays126 - dont vingt-quatre
étaient européens – et une première publication comprenant des chapitres nationaux est
attendue pour 2009. Toutefois, certains pays ont déjà publié leurs résultats nationaux.
L’ISRD-2 porte sur des échantillons de la population scolaire constitués d’au moins
2 000 élèves - de la 5ème à la 3ème - par pays. L’échantillonnage est principalement à base
urbaine avec un minimum de cinq villes comprenant une zone métropolitaine, une ville de
taille moyenne et trois petites villes en zone rurale. Cette conception permet de réaliser des
analyses multi-niveaux avec HLM (Raudenbusch, Bryk, 2002), en utilisant les élèves comme
premières unités de niveau et les villes comme secondes unités de niveau. Toutefois,
certains pays ont utilisé des échantillons nationaux aléatoires extraits de listes de toutes les
classes du pays. Ces pays ont suréchantillonné certaines zones urbaines ou rurales afin de
pouvoir établir des comparaisons avec les autres pays.
La majorité des pays a utilisé les questionnaires papier autoadministrés remplis à la
main en classe par les élèves, mais certains pays (comme la Suisse) ont choisi la technique
de l’entretien personnel assisté par ordinateur ou de l’entretien autoadministré assisté par
ordinateur127.
Le questionnaire de l’ISRD-2 peut être considéré comme une version revue et
corrigée de celui qui avait été utilisé pour l’ISRD-1. Ceci paraît tout à fait logique si l’on
garde à l’esprit que l’un des objectifs du projet est de parvenir à la comparabilité des deux
études. Toutefois, quelques modifications majeures ont tout de même été apportées. De
nouvelles infractions ont été ajoutées au questionnaire (par ex., les infractions
informatiques) et la formulation de certaines questions a été modifiée. L’instrument
comporte aussi une brève enquête de victimation. Le cadre théorique garde les variables
liées à la théorie du lien social, mais le nouveau questionnaire comprend un résumé de
l’échelle de l’autocontrôle de Grasmick (Grasmick et al., 1993) qui permet la mise à
l’épreuve de la théorie générale de la délinquance - ou théorie de l’autocontrôle - élaborée
par Gottfredson et Hirschi (1990), ainsi que des questions se rapportant à la théorie de
l’apprentissage social et aux variables du style de vie et qui permettent de mettre à l’épreuve
la théorie des opportunités. Des informations concernant des événements stressants ainsi
126
Arménie, Aruba, Autriche, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Canada, Chypres, République tchèque,
Danemark, Estonie, Allemagne, Hongrie, Islande, Irlande, Italie, Lituanie, Pays-Bas, les Antilles, Irlande du
Nord, Norvège, Pologne, Portugal, Russie, Écosse, Slovénie, Surinam, Suède, Suisse, États-Unis et Vénézuéla.
127 Les différentes techniques utilisées pour mener les enquêtes de délinquance autoreportée seront abordées
infra, dans le chapitre consacré aux Méthodes d’administration.
298
que le contexte scolaire et de voisinage sont également demandées. L’étude comprenait
également un petit questionnaire destiné aux interviewers et portant sur les conditions de
l’administration de l’enquête, ainsi qu’un questionnaire destiné aux professeurs dont les
classes faisaient l’objet de l’étude.
La plupart des pays ont utilisé le logiciel Epidata pour saisir les données issues des
questionnaires. De ce fait, le nom des variables a été standardisé, simplifiant ainsi la
construction d’une base de données internationale qui constituera, à l’avenir, un outil
majeur pour la recherche européenne.
Pour conclure sur l’ISRD, il convient de dire que même si l’étude n’a pas été
institutionnalisée au niveau européen - l’ISRD-1 et l’ISRD-2 ont été financées dans chaque
pays par des sources locales ou avec l’aide financière d’un autre pays européen128 -, la
création d’un comité directeur et d’un grand consortium de chercheurs est la preuve que ce
projet ne disparaîtra pas.
10 - Programme d’enquête européenne sur la consommation d’alcool et d’autres drogues auprès de jeunes
scolarisés (ESPAD)
Le succès des enquêtes autoreportées portant sur l’abus de substances (tabac,
drogues et alcool) tient certainement au fait que même les personnes les plus sceptiques
vis-à-vis des enquêtes doivent admettre que les statistiques officielles ne fournissent aucune
information valide quant à la portée de ce phénomène. Ainsi, au milieu des années 1980, le
Conseil de l’Europe a réuni un groupe d’experts dont la tâche était d’élaborer un
questionnaire commun sur l’abus de substances. Fort de l’expérience de ce groupe, le CAN
(Conseil suédois pour l'information sur l'alcool et les autres drogues) a, en 1993, lancé le
programme ESPAD. La première enquête a eu lieu en 1995 et, depuis lors, des données
sont recueillies tous les quatre ans. Les derniers résultats disponibles se rapportent à
l’enquête de 2003. Les résultats obtenus par l’enquête de 2007-2008 ne seront rendus
publics que fin 2008.
Le projet ESPAD a bénéficié du soutien financier du Groupe Pompidou au Conseil
de l’Europe, du ministère suédois de la Santé et des Affaires sociales et de l’OEDT
(Observatoire Européen des Drogues et des Toxicomanies). Toutefois, la collecte de
128
Par exemple, la Suisse a, en partie, financé la participation à l’enquête de l’Arménie et de la BosnieHerzégovine.
299
données à l’intérieur des frontières des différents pays est financée par des sources
nationales. Au fil des années, le nombre de pays participant au projet ESPAD a augmenté.
Ces pays étaient au nombre de 23 en 1995, 30 en 1999, 35 en 2003 et 43 en 2007-2008. En
effet, tous les pays représentés à l’atelier de Paris (sur les enquêtes de délinquance
autoreportée) y participent.
L’enquête repose sur un questionnaire commun portant sur le tabac, l’alcool et
l'usage de drogues illicites. Les données sont recueillies dans des établissements scolaires,
par le biais de questionnaires administrés en groupes. Les échantillons sont constitués
d’élèves de 15-16 ans, bien que certains pays incluent également des élèves de 17-18 ans.
Hormis quelques rares exceptions, ces échantillons sont représentatifs de la nation.
Pour les chercheurs, l’un des grands avantages du projet ESPAD tient au fait que
les principaux résultats soient disponibles sur un site Web gratuit [www.espad.org], où il est
possible de télécharger des rapports et de générer des graphiques des résultats-clés.
Voici un résumé des principaux résultats de l’enquête ESPAD de 2003, selon
Hibell et al. (2004, 22) :
 On constate que l’alcoolisme régulier est plus prévalent chez les élèves des pays
de l’Europe de l’Ouest tels que les Îles britanniques, les Pays-Bas, la Belgique, mais aussi
l’Autriche, la République tchèque et Malte. Très peu d’élèves boivent régulièrement dans les
pays de l’Europe du Nord.
 La consommation de bière est plus fréquente en Bulgarie, au Danemark, aux
Pays-Bas et en Pologne, tandis que la consommation de vin est plus élevée dans les pays
producteurs de vin comme l’Autriche, la République tchèque, la Grèce, l’Italie, Malte et la
Slovénie.
 La consommation de spiritueux est moins uniforme, avec des taux de prévalence
élevés dans des pays aussi divers que les Îles Féroé, la Grèce, l’Irlande, l’Île de Man, Malte
et le Royaume-Uni.
 L’état d’ivresse semble être plus prévalent dans les pays de l’Europe de l’Ouest,
comme le Danemark, l’Irlande, l’Île de Man et le Royaume-Uni. Très peu d’élèves déclarent
des états d’ivresse réguliers dans les pays méditerranéens tels que Chypre, la France, la
Grèce, le Portugal, la Roumanie et la Turquie.
 L’usage de drogues illicites est dominé par la consommation de marijuana ou de
haschisch. Un usage fréquent est principalement enregistré dans les pays de l’Europe
centrale et de l’Europe de l’Ouest, là où plus d’un tiers des jeunes en ont fait l’expérience.
300
Les pays à taux de prévalence élevés sont la République tchèque, la France, l’Irlande, l’Île
de Man, la Suisse et le Royaume-Uni. Les pays à faibles taux de prévalence se trouvent en
Europe du Nord et en Europe du Sud (Hibell et al., 2004, 22).
Concernant les tendances enregistrées pour la période allant de 1995 à 2003, les
conclusions de Hibell et al. (2004, 128) sont les suivantes :
 Pour résumer, l’évolution des tendances au cours des huit ans de l’histoire du
projet ESPAD indique que la cigarette reste à peu près au même niveau ou qu’elle a baissé
dans une grande partie des pays.
 En ce qui concerne l’alcool, une consommation inchangée ou quelque peu en
baisse a été enregistrée dans les pays de l’Europe de l’Ouest. En revanche, c’est en Europe
de l’Est que des augmentations de cette consommation ont surtout été constatées.
 L’usage de drogues est toujours dominé par la consommation de cannabis. Les
pays où des taux de prévalence élevés avaient été enregistrés en 1999 arrivent toujours en
tête en 2003, mais on observe une tendance croissante très nette dans les pays de l’Europe
de l’Est. Il est également évident que de plus en plus d’élèves peuvent accéder facilement au
cannabis dans de nombreux pays européens.
IV - Aperçu historique des enquêtes de délinquance autoreportée
Après avoir vu un bilan des enquêtes de délinquance autoreportée dans différents
pays européens ainsi que quelques projets européens reposant sur la technique
d’autodéclaration, ce chapitre propose maintenant un aperçu de l’évolution historique de
cet outil de mesure de la délinquance.
Dans le domaine criminologique, les origines de la première utilisation de la
technique d’autodéclaration pour mesurer la délinquance remontent aux travaux de
Porterfield, aux États-Unis, dans les années 1940. La technique a été améliorée au cours des
années 1950 et une grande étape a été franchie en 1957, lorsque Nye et Short ont présenté
la première échelle de délinquance de Guttman élaborée à partir d’une enquête de
délinquance autoreportée. Comme nous l’avons déjà expliqué ailleurs (Aebi, 2006),
Guttman (1950) a mis au point, dans le cadre du projet The American Soldier in World War II,
un scalogramme permettant de combiner, dans un tableau de N colonnes et de N rangées,
les réponses de chaque personne à des questions bien précises sélectionnées dans un
questionnaire. Pour simplifier un peu les choses, ces questions constituent ce que l’on
301
appelle communément une échelle de Guttman. En effet, la sélection des questions est
l’élément-clé de la construction de l’échelle parce que ces dernières doivent mesurer une
dimension unique et être classées par ordre hiérarchique en accord avec le principe selon
lequel une réponse affirmative à une question implique une réponse affirmative à des
questions figurant plus bas dans l’échelle. Par exemple, logiquement, la personne qui donne
une réponse affirmative à la question “fumez-vous plus de 15 cigarettes par jour ?” devrait
aussi répondre par l’affirmative aux questions “fumez-vous plus de 10 cigarettes par jour ?”
et “fumez-vous plus de 5 cigarettes par jour ?”. Ainsi, en connaissant le nombre de
réponses affirmatives, le chercheur peut identifier les questions pour lesquelles la réponse a
été affirmative.
En criminologie, une échelle de Guttman classe les infractions de la moins grave à
la plus grave. Toutefois, comme les échantillons sont généralement constitués par des
jeunes allant au lycée, il est très difficile d’élaborer une telle échelle sans inclure des
comportements déviants anodins tout en bas de celle-ci. Par conséquent, Nye et Short
(1957) ont sélectionné les sept items suivants - présentés ici du moins grave au plus grave parmi les vingt-et-un comportements abordés dans leur questionnaire : conduire sans
permis, voler des petits articles (valant moins de 2 dollars), acheter ou boire de la bière, du
vin ou des spiritueux, rater les cours sans raison valable, avoir des rapports sexuels avec une
personne du sexe opposé, endommager ou détruire volontairement des biens publics ou
privés et défier ouvertement l’autorité parentale. Les chercheurs ont été contraints de
renoncer à des items tels que les fugues et le vol d’articles de valeur moyenne (entre 2 et 50
dollars) car ces infractions étaient commises par moins de dix pour cent de l’échantillon.
Leur scalogramme tenait également compte de la fréquence du comportement selon quatre
catégories (jamais, une ou deux fois, plusieurs fois, et très souvent).
En fait, on constate ici un bel exemple de corrélation entre la science et la
technologie. Dans les années 1950, l’analyse des données prenait beaucoup de temps et il
était quasiment impossible de réaliser des analyses statistiques sophistiquées. L’échelle de
Guttman était une innovation technique qui permettait d’améliorer la qualité de l’analyse de
façon relativement rapide et peu chère. En effet, l’article de Nye et Short (1957) peut être
considéré comme une déclaration en faveur de l’utilisation de cette échelle dans la
recherche criminologique en vue de dépasser les dichotomies simplistes entre délinquants
et non-délinquants. La plupart des chercheurs ont suivi leur avis et, tout comme il est très
difficile depuis le milieu des années 1990 de trouver un article empirique sans régression
302
logistique - et il semblerait que dans les années 2000 une analyse multi-niveaux avec HLM
soit un must pour toutes les recherches -, dans les années 1960, la plupart des articles
comprenaient une analyse basée sur des échelles de Guttman. Le problème provient du fait
que les résultats des échelles de Guttman ont été utilisés pour placer les répondants dans
différents groupes et que, très souvent, on a l’impression que ceux qui sont classés comme
étant des délinquants sérieux ne le sont pas vraiment et sont plutôt des jeunes déviants,
tout simplement.
Quoi qu’il en soit, quelques années plus tard seulement, les enquêtes de délinquance
autoreportée ont fait leur apparition en Europe. Dans les pays scandinaves, les premières
enquêtes de ce genre ont été menées dans le cadre du Nordic Draftee Research Program et le
premier travail de terrain a eu lieu en Suède en 1959 et en Finlande en 1962. Au RoyaumeUni, la technique a été adoptée en 1961 par la Cambridge Study in Delinquent Development
(1961-2004), qui était la première étude longitudinale européenne de ce type, mais elle est
également utilisée dans des études transversales depuis 1963. En Allemagne et aux PaysBas, les premières enquêtes de délinquance autoreportée ont été menées à la fin des années
1960, tandis qu’en Belgique la première enquête de ce genre a eu lieu en 1976. En Italie,
une enquête de petite ampleur a été réalisée en 1980, mais ce n’est que lors de la
participation du pays à la première ISRD, en 1992, que la technique a été utilisée sur des
échantillons plus importants. En France, enfin, la première enquête de délinquance
autoreportée a été menée à la fin des années 1990129.
Il est possible d’analyser l’évolution des enquêtes de délinquance autoreportée en
Europe à l’aide des catégories proposées par Kivivuori (2008) pour les pays scandinaves.
On peut ainsi distinguer trois périodes : la première va des années 1960 jusqu’au milieu des
années 1970 et correspond au moment où les premières enquêtes étaient menées dans de
nombreux pays. La deuxième période, pendant laquelle la technique était rarement utilisée,
va du milieu des années 1970 jusqu’à la fin des années 1980. Et la troisième période
(jusqu’à nos jours) correspond à une sorte d’âge d’or de ce type d’enquêtes avec :
l’élaboration du projet ISRD au niveau européen en 1992 - qui a permis à des pays tels que
l’Italie, le Portugal, l’Espagne et la Suisse de mener leurs premières enquêtes nationales ou à
129
Il est difficile d’écrire sur l’histoire des enquêtes de délinquance autoreportée en Europe sans citer le nom
de Josine Junger-Tas qui a mené la première enquête en Belgique en 1976, encouragé très activement ce type
d’enquête aux Pays-Bas lorsqu’elle était à la tête du WODC pendant les années 1980, et qui a été l’une des
principales promotrices des deux ISRD, en 1992 et en 2006.
303
grande échelle -, une nette augmentation du financement de ces projets au Royaume-Uni, et
leur institutionnalisation dans des pays comme la Finlande, la Suède, les Pays-Bas,
l’Angleterre et le Pays de Galle, et l’Irlande du Nord.
Afin de comprendre cette évolution, il faut toujours avoir à l’esprit la corrélation
entre la science et la technologie. Ce lien apparaît de façon plus évidente dans le domaine
des sciences naturelles. Par exemple, la révolution galiléenne aurait été impossible sans
l’aide des premiers télescopes (Morin, 1990), et Pasteur n’aurait pas pu - tout comme
Semmelweiss, quelques années auparavant (Hempel, 1966) - développer ses théories sans le
microscope. Plus récemment, le développement de télescopes très puissants a permis aux
chercheurs de découvrir des galaxies et des planètes que l’on ne pouvait pas voir avant, ce qui
a entraîné de gros bouleversements au niveau des théories astronomiques. Parallèlement,
afin de parfaire leurs théories, les chercheurs requièrent des instruments plus puissants et
participent à leur élaboration. Ceci engendre un phénomène de rétroaction entre science et
technologie (Morin 1990, 60) que l’on peut constater lors de l’analyse de l’évolution des
outils de mesure de la délinquance et des théories en matière de criminalité (Aebi, 1999,
2006 ; Aebi, Jaquier, 2008). Par exemple, le développement des enquêtes de victimation
dans les années 1970 a permis l’élaboration de la théorie du style de vie (Hindelang,
Gottfredson, Garofalo, 1978) ; mais, avant ça, le développement des enquêtes de
délinquance autoreportée avait également joué un rôle majeur dans l’évolution des théories
criminologiques.
Comme nous l’avons déjà évoqué, les premières enquêtes de délinquance
autoreportée comprenaient de nombreux comportements problématiques et d’infractions
triviales. Ces derniers étaient admis par la grande majorité des répondants, ce qui défiait
toutes les théories criminologiques antérieures : le criminel type n’était plus un jeune
homme des zones urbaines appartenant à une minorité ethnique. En effet, la criminalité
semblait normale130. De plus, si tout le monde était « engagé » dans la délinquance, la
surreprésentation de certaines catégories de la population constatée dans les statistiques
officielles ne pouvait être expliquée que par une réaction différentiée du système de justice
pénale. Cette interprétation a également été soutenue par un article très influent de Kitsuse
130
L’hypothèse de la normalité de la délinquance avait déjà été posée par Durkheim (1988 [1895], 160) au
XIXe siècle. Toutefois, Durkheim considérait le crime comme quelque chose de normal en ce sens qu’il est
difficile d’imaginer une société sans déviants ; ceci dit, comme les recherches l’ont démontré, le crime n’est
pas normal en ce sens que tout le monde ne commet pas d’infractions graves.
304
et Cicourel (1963) sur les limites et les biais des statistiques officielles. Ces conclusions ont
joué un rôle majeur dans l’élaboration de la théorie de l’étiquetage dans les années 1960 et
de la criminologie marxiste au début des années 1970.
Toutefois, la technique d’auto-déclaration ne cessant d’être améliorée, il devint très
vite évident que la délinquance grave n’était pas normale. Tout comme l’affirme Kivivuori
(2008) :
Toutefois, les données du NDR (Nordic Draftee Research Program - Programme nordique de
recherche sur les conscrits) renfermaient des résultats pouvant potentiellement contredire l’interprétation de la
« délinquance en tant que normalité ». Par exemple, on a constaté que la propension de la police à
l’élucidation était le reflet de l’intensité de la délinquance (Christie, Andenaes, Skirbekk, 1965). Nils
Christie, l’un des pionniers de l’enquête autodéclarée nordique, a très clairement signalé que
la rhétorique du crime en tant que normalité, aussi séduisante soit-elle, ne devait pas
tomber dans l’absurdité (Christie 1966 [1964], 59). Toutefois, il continua d’utiliser
l’argument de la normalité (Christie 1975, 73).
Ainsi, l’existence obstinée du délinquant chronique hanta les premiers chercheurs
du NDR.
Parallèlement :
L’esprit de l’époque adopta une attitude antipositiviste. La première conception du
NDR avait reflété l’influence d’une science sociale américaine orientée vers l’empirisme.
Cette tendance perdit une grande partie de son attrait vers la fin des années 1960 dans la
mesure où les chercheurs voulaient s’engager politiquement et se mirent à critiquer les
méthodes quantitatives (Kivivuori, 2008).
La situation scandinave décrite par Kivivuori n’était probablement pas très
différente de celle que l’on pouvait trouver dans les autres pays de l’Europe de l’Ouest. Au
début des années 1970, une grande majorité de la nouvelle génération des chercheurs
sociaux européens était fascinée par l’émergence du paradigme de la réaction sociale. Ils ont
ainsi concentré leurs efforts sur l’étude de la réaction sociale vis-à-vis de la délinquance et
du processus d’étiquetage. Par conséquent, bien que l’on puisse trouver quelques
exceptions notables, les recherches basées sur des enquêtes de délinquance autoreportée
étaient plutôt rares à cette époque. Curieusement, en 1977, une analyse réalisée par
Farrington à l’aide des données de délinquance autoreportée de la Cambridge Study on
Delinquent appuyait la théorie de l’étiquetage, même si elle démontrait également que
l’activité policière n’était pas aussi arbitraire que certains chercheurs le pensaient dans la
305
mesure où les jeunes approchés par la police étaient ceux qui étaient le plus engagés dans la
délinquance, selon les mesures d’auto-déclaration (Farrington, 1977). Ce résultat avait
également été constaté par Christie, Andenaes, Skirbekk (1965) quelques années plus tôt
sur un échantillon scandinave, mais il a rarement été évoqué par Christie lui-même.
Au début des années 1990, la situation a radicalement changé. Depuis lors, le
nombre d’enquêtes de délinquance autoreportée menées en Europe a augmenté à une
allure impressionnante. Actuellement, ces enquêtes sont réalisées dans tous les pays de
l’Europe de l’Ouest mais aussi, grâce au projet de l’ISRD-2, dans certains pays d’Europe
centrale et d’Europe de l’Est. On peut expliquer cette évolution de plusieurs façons
différentes mais, selon nous, il existe trois facteurs principaux :
 Les progrès dans le domaine de la technologie informatique : nous insistons ici à
nouveau sur le lien qui existe entre la science et la technologie. Depuis les années 1990, il
est possible de réaliser toutes les analyses statistiques d’une grande base de données à l’aide
d’un seul PC. Ceci implique une réduction des coûts liés aux recherches et du temps
nécessaire à l’élaboration d’un rapport final.
 Un changement des attitudes envers la délinquance et la sécurité dans les pays
développés131 : on sait aujourd’hui de façon certaine que la plupart des pays développés
sont devenus plus punitifs depuis les années 1990. De plus, bon nombre de ces pays
alimentent des débats interminables - entraînant parfois des modifications du code pénal sur la délinquance des jeunes et la façon dont ces derniers devraient être traités par le
système de justice pénale. Les causes de ce changement sont probablement doubles : il y a
eu, d’un côté, une réelle augmentation de la délinquance dans la plupart des pays
développés au cours de la deuxième moitié du XXe siècle (Aebi, 2004 et sous presse) et, de
l’autre, les politiciens ont remis à l’ordre du jour le débat sur la criminalité et la sécurité,
amplifiant ainsi le phénomène et sollicitant des données sur la criminalité et la délinquance.
L’idée était d’introduire des réformes politiques basées sur une approche « preuve à
l’appui » même si, bien souvent, elle semblait cacher des objectifs purement électoraux.
 Un
changement
au
niveau
du
principal
paradigme
des
recherches
criminologiques : Thomas Kuhn (1970, 15) doutait de l’existence de paradigmes dans le
domaine des sciences sociales. De ce fait, il est probablement impossible de leur appliquer
son concept des révolutions scientifiques. Pour ce qui est des sciences naturelles, un
131
Garland (2001) a réalisé une analyse intéressante de certains aspects de ce changement en Angleterre et aux
États-Unis.
306
nouveau paradigme remplace totalement l’ancien (par exemple, aucun scientifique digne de
ce nom ne dirait aujourd’hui que la conception de Newton est supérieure à celle
d'Einstein). Par contre, en ce qui concerne les sciences sociales, il n’y a pas eu de
remplacement de paradigmes mais plutôt une addition de paradigmes. À la fin des années
1960, le paradigme de la réaction sociale était arrivé sur la scène criminologique mais il n’a
jamais remplacé les paradigmes précédents et n’est, aujourd’hui, qu’un paradigme parmi
tant d’autres. Toutefois, au cours des années 1970 et au début des années 1980, la plupart
des criminologues européens ont adhéré au paradigme de la réaction sociale, se montrant
assez réticents vis-à-vis des types de recherches empiriques pouvant être étiquetés comme
positivistes132. La situation a changé dans les années 1990, lorsqu'une nouvelle génération
de criminologues, formés à l’utilisation des PC, est entrée en scène et a commencé à mettre
l’accent sur des explications alternatives à la délinquance. Celles-ci reposaient sur des
recherches n’appartenant pas au courant dominant des années 1980 et pouvaient être mises
à l’épreuve par le biais d’enquêtes de délinquance autoreportée.
Ainsi, dans les années 1990, le coût de la recherche était relativement plus faible
qu’auparavant. Dans certains pays, les politiciens étaient prêts à la financer, et il y avait
toute une nouvelle génération de criminologues prêts à s’en charger. De ce fait, les
enquêtes de délinquance autoreportée sont devenues un outil de mesure reconnu de la
délinquance juvénile en Europe, et c’est pourquoi il convient d'aborder maintenant leur
méthodologie.
V - Méthodologie
Plusieurs auteurs ont identifié les principaux problèmes méthodologiques liés à
l’utilisation des enquêtes de délinquance autoreportée. Parallèlement, bon nombre des
rapports nationaux déjà présentés comportent des réflexions à ce sujet. Ce chapitre
propose un bref résumé de ces problèmes en se basant sur les chapitres nationaux et les
écrits de Hindelang, Hirschi, Weiss (1981) ; Aebi (1999, 2006) ; Junger-Tas, Haen Marshall
(1999) ; Thornberry, Krohn (2000) ; Aebi, Jaquier (2008).
132
Le ralentissement des enquêtes de délinquance autoreportée pendant cette période (fin des années 1970 et
début des années 1980) peut également avoir été provoqué par le développement concomitant des premiers
programmes européens d’enquêtes de victimation importants en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Suède :
l’énergie investie dans cette innovation a peut-être été détournée des enquêtes de délinquance autoreportée.
307
1 - Le contenu des enquêtes de délinquance autoreportée
Généralement, une enquête de délinquance autoreportée type comporte des
questions sur les comportements problématiques, les atteintes aux biens, les infractions
avec violence, l’abus de substances, la fraude et la malhonnêteté.
A - Comportements problématiques
Ce sont des comportements illicites ou antisociaux mais qui ne sont généralement
pas stipulés par le droit pénal. Des exemples typiques sont : l’absentéisme scolaire, les
fugues, la cigarette, la consommation d’alcool par les mineurs, et la contestation de
l’autorité parentale. Dans les premières enquêtes américaines, le fait d’avoir des rapports
sexuels avec une personne du sexe opposé figurait également parmi les items des échelles
de délinquance autoreportée (voir Nye, Short, 1957).
Comme nous l’avons déjà évoqué, lorsque les enquêtes de délinquance autoreportée
ont été introduites aux États-Unis, la plupart des États considéraient ces comportements
comme des infractions liées au statut. De ce fait, ces comportements ont été intégrés dans ce
type d’enquêtes et, par la suite, dans les échelles de délinquance élaborées à partir des
résultats obtenus par ces enquêtes. Nous avons déjà vu que l’échelle de délinquance
proposée par Nye et Short (1957) comportait essentiellement des comportements
problématiques et des infractions triviales. Plus tard, l’échelle de délinquance élaborée par
Erickson (1972) englobait huit comportements dont les quatre suivants : fumer, acheter des
cigarettes, boire de la bière, du vin ou des spiritueux et acheter de la bière, du vin ou des
spiritueux. Bien entendu, ces comportements sont néfastes pour la santé des adolescents
mais, d’un point de vue européen, ils ne peuvent pas être perçus comme des infractions.
Toutefois, dans la mesure où les enquêtes de délinquance autoreportée européennes ont été
inspirées des recherches américaines, certains de ces comportements ont été inclus - et le
sont toujours - dans de nombreux questionnaires européens. Par conséquent, les
chercheurs doivent être particulièrement prudents lors de l’analyse des résultats afin d’éviter
de faire des amalgames entre les comportements problématiques et les actes de délinquance
graves.
308
B - Atteintes aux biens
Les enquêtes de délinquance autoreportée comportent régulièrement des questions
sur les vols et font, très souvent, la distinction entre les vols mineurs (lorsque la valeur
marchande de l’article volé est inférieure à un certain montant) et les vols graves. En
général, les cambriolages sont également abordés et il y a aussi des questions sur les vols de
voitures - ainsi que les vols de motos ou de vélos - et les vols de contenus de voitures.
D’autres atteintes aux biens habituellement incluses dans ces enquêtes sont les graffiti, le
vandalisme et les incendies criminels.
Curieusement, les questions concernant le vol de la propriété intellectuelle sont
rares. Ce n’est qu’au cours des dernières années que l’on a commencé à s’intéresser à ce
comportement, mais il est généralement mesuré de façon indirecte par le biais de questions
portant sur l’utilisation d’ordinateurs pour télécharger des fichiers de façon illégale. Il est
regrettable que ces questions n’aient pas fait partie des premières enquêtes de délinquance
autoreportée parce que l’on peut facilement imaginer que les taux de vols de la propriété
intellectuelle dans les années 1970 et 1980 (au travers de l’enregistrement de cassettes) et
dans les années 1990 (au travers du gravage de CD) n’étaient pas si différents de ceux
constatés dans les années 2000 (au travers du téléchargement de fichiers MP3). Par ailleurs,
le vol de la propriété intellectuelle par le biais de photocopies ou - plus récemment - de la
scanérisation de livres et autres matériaux imprimés est régulièrement exclu de ce type
d’enquêtes.
C - Infractions avec violence
Les infractions avec violence englobent généralement les vols avec violence, les
voies de fait, le harcèlement et l’utilisation d’armes. Les questions concernant les voies de
fait ont été améliorées afin d’éviter d’y inclure des incidents mineurs tels que les gifles. Le
harcèlement n’ayant été ajouté que très récemment, il est impossible de comparer la
situation actuelle avec celle des années 1960 et 1970.
D - Abus de substances
309
Les questions sur le tabac, l’alcool et la drogue faisaient déjà partie des toutes
premières enquêtes de délinquance autoreportée. Il existe actuellement une enquête
spécialisée internationale - le projet ESPAD susmentionné - à ce propos. Dans les pays
européens producteurs de vin, la consommation de vin chez les adolescents pendant les
repas était, jusqu’à récemment, relativement courante et n’était pas perçue comme un
problème. Il en va de même pour la bière. Notre impression, basée sur des enquêtes
menées dans le sud de l’Espagne et des entretiens informels en Suisse, est qu'il y a eu un
déplacement de la consommation à la maison - où la supervision par un adulte était assurée
- vers une consommation lors des sorties avec les pairs. Il semblerait également que la
consommation de vin ait cédé sa place à la consommation de boissons telles que le whisky,
le gin ou la vodka. Malheureusement, dans la mesure où de nombreux questionnaires
d’auto-déclaration européens ont été inspirés des questionnaires américains qui – selon les
lois américaines - considéraient la consommation d’alcool par des adolescents comme une
infraction, les enquêtes de délinquance autoreportée ont rarement mesuré le contexte dans
lequel la consommation avait lieu et les nuances entre les différents types d’alcools
consommés.
E - Fraude et malhonnêteté
Les enquêtes de délinquance autoreportée comportent souvent des questions sur la
fraude ainsi que sur le recel de marchandises volées. Dans les pays où les chèques
constituent un moyen de paiement habituel, des questions sur leur mauvais usage y figurent
également. On peut aussi, dans certains cas, trouver des questions concernant l’abus des
cartes de crédit et, plus récemment, les infractions informatiques ont été ajoutées à la
plupart des questionnaires, même si leur formulation laisse parfois à désirer. Par exemple,
dans le questionnaire de l’ISRD-2, il n’est pas clair si le téléchargement qui est mesuré est
légal ou non.
F - La question des infractions triviales
En règle générale, certains des comportements abordés dans les enquêtes de
délinquance autoreportée sont des infractions criminelles ou administratives mais, dans la
mesure où elles ne sont pas graves, elles n’entraîneront probablement jamais de procédure
pénale. L’exemple typique d’une telle infraction est celui de la fraude.
310
Aussi bien les infractions triviales que les comportements problématiques - abordés
supra - peuvent être considérés, dans certaines circonstances, comme de bons prédicteurs
d’une délinquance future. C’est pour cette raison que nous pensons qu’ils ne doivent pas
être totalement supprimés des échelles de délinquance autoreportée. Toutefois, comme le
suggère Junger-Tas (1989), il est très important, lors de la construction d’échelles de
délinquance, d’éviter de les associer aux infractions graves. L’inclusion de ces items dans les
échelles de délinquance générale - en particulier lors de l’analyse de la prévalence au cours
de la vie - engendre généralement des résultats qui montrent peu de différences au niveau
de la répartition de la délinquance par sexe, statut socio-économique et autres facteurs
sociodémographiques. Comme nous l’avons déjà évoqué, ces indices ont, dans les années
1950 et 1960, véhiculé l’idée erronée que la délinquance était répartie de façon homogène
au sein de la population.
2 – Échelles de délinquance
Les premières enquêtes de délinquance autoreportée s’intéressaient surtout à la
prévalence de différents comportements au cours de la vie (“Est-ce que vous avez
déjà... ?”). Par exemple, lors des premières enquêtes scandinaves de ce type, les mesures
d'incidence/de fréquence de la délinquance étaient non-existentes ou rudimentaires
(Kivivuori, 2008). Cependant, comme l’a indiqué McVie (2008), de nos jours, la plupart des
enquêtes de délinquance autoreportée comportent une question de prévalence générale (à
savoir, avez-vous fait… ?), pour la période « déjà » et « l’an dernier », suivie d’une question
d’incidence/de fréquence (à savoir, combien de fois l’avez-vous fait ?). Les deux ISRD et la
plupart des enquêtes de délinquance autoreportée comportent également des questions de
suivi sur les caractéristiques du comportement délinquant le plus récent. Toutefois, très
souvent, ces questions - et bien d’autres figurant dans le questionnaire - n’ont pas été
entièrement exploitées dans les publications disponibles traitant des enquêtes de
délinquance autoreportée.
Les questions concernant la prévalence et l’incidence sont utilisées pour construire
des échelles de délinquance comportant différents comportements. La variété (à savoir, le
nombre de différentes infractions commises) constitue aussi un indice intéressant qui peut
être facilement calculé en se basant sur les questions concernant la prévalence au cours de
la vie et celle se rapportant à l'année précédente. Cet indice est particulièrement intéressant
311
pour tester la versatilité et la spécialisation en matière de délinquance. Par exemple, Aebi
(1999, 2006) a constaté que la plupart des délinquants héroïnomanes adultes avaient
commis une grande variété d’infractions tout au long de leur vie, mais qu’ils ont tendance à
se spécialiser dans un ou deux types d’infractions - trafic de drogue à petite échelle et vol à
l’étalage - lorsque ce sont des périodes de temps plus courtes qui sont analysées. Leur
situation peut être comparée à celle du fumeur qui préfère une certaine marque mais qui en
a essayé plusieurs. En outre, la variété de l’infraction constituait le meilleur prédicteur du
risque d’arrestation par la police - plus l’éventail des infractions est important et plus le
risque d’être arrêté est élevé -, tandis que l’incidence n’était pas en corrélation linéaire avec
ce risque. La fréquence est, quant à elle, rarement utilisée dans les publications traitant
d’enquêtes de délinquance autoreportée. Il existe cependant une exception chez Junger-Tas,
Marshall, Ribeaud (2003) qui l’ont utilisée comme un bon indice pour les comparaisons
internationales.
3 - Échantillonnage
Au cours des dernières années, de nombreuses enquêtes de délinquance
autoreportée transversales ont été menées dans des écoles avec des élèves de classes de
troisième. Il arrive - comme ce fut le cas pour l’ISRD-2 - que l’échantillon soit élargi afin
d’inclure les élèves de 5ème, 4ème et 3ème. Par contre, les post-adolescents ne sont intégrés à
l’échantillon que de façon exceptionnelle ; par exemple, l’ISRD-1 s’est adressée à des jeunes
de 14 à 21 ans. Pour finir, on peut trouver quelques exceptions d’enquêtes menées avec des
adultes sur des échantillons de toxicomanes et de détenus ou dans le cadre d’études
longitudinales.
L’une des critiques les plus fréquentes à propos des échantillons d’écoliers consiste
à dire que les jeunes les plus concernés par les comportements déviants ne se trouvent
probablement pas à l’école. De même, il arrive que des classes d’éducation spéciale ne
soient pas inclues dans l’échantillon. Ainsi, les enquêtes de délinquance autoreportée ont
tendance à sous-estimer les types de délinquance les plus graves.
Par ailleurs, si l’on garde à l’esprit que l'influence de certains facteurs - tels que la
famille de l’école - diminuera probablement avec le temps, le fait de limiter les échantillons
à la classe de 3ème risque d’entraîner une surestimation de l’influence de ces facteurs dans la
délinquance future. Par exemple, une étude basée sur l’échantillon suisse de l’ISRD-1 a
312
démontré que la structure familiale avait une influence sur la consommation de drogues des
adolescents âgés de 14 à 17 ans - les garçons issus de foyers brisés consommaient plus de
drogues douces que ceux appartenant à des familles traditionnelles -, mais que cette
influence disparaissait chez ceux âgés de 18 à 21 ans (Aebi, 1997).
4 - Taux de réponses
Les taux de réponse varient considérablement en fonction du temps et de l’espace,
allant généralement de 70 à 90%. En Suède, une tendance à la baisse a été enregistrée au
cours des dernières années (Andersson, 2008), mais dans d’autres pays l’évolution n’est pas
linéaire. L’un des avantages de certains pays européens réside dans le fait que les parents
n’ont pas besoin d’autoriser explicitement leurs enfants à participer à une enquête. En
général, on explique aux parents que, sans opposition de leur part, leurs enfants vont
participer à une enquête. L’expérience de l’ISRD montre que, dans ces conditions, rares
sont les parents qui s’y opposent.
5 - Méthode d’administration
Les premières enquêtes de délinquance autoreportée reposaient sur des entretiens
personnels. Les questionnaires papier remplis à la main ont été introduits relativement vite.
Il arrive - comme ce fut le cas pour l’ISRD-1- que les deux techniques soient combinées, et
que les jeunes répondent par écrit aux questions sur la délinquance apparaissant à l’écran (à
l’aide de la technique des enveloppes fermées). On utilise, depuis les années 1990, les
techniques de l’entretien personnel assisté par ordinateur (CAPI - computer assisted personal
interview) et de l’entretien autoadministré assisté par ordinateur (CASI - computer assisted selfadministered interview). Dans le premier cas, le questionnaire est administré par l’interviewer,
tandis que dans le deuxième cas, le répondant lit les questions qui sont à l’écran et saisit
directement les réponses. Lors de l’ISRD-2, la Suisse a utilisé le système d’entretien en ligne
(CAWI - computer assisted web interview). La seule différence entre le système CASI et le
système CAWI est la suivante : avec le premier, les réponses sont stockées dans la mémoire
de l’ordinateur utilisé pour l’entretien, tandis qu’avec le deuxième, elles sont directement
stockées sur la base de données principale accessible par Internet (sur une page sécurisée à
laquelle on ne peut accéder que grâce à un mot de passe fourni aux interviewers). Enfin, il
313
est également possible d’utiliser l’auto-entretien assisté par ordinateur avec interface audio
(ACASI - audio computer assisted audio self-interviewing), technique grâce à laquelle les réponses
sont enregistrées, permettant ainsi au répondant de les écouter sur l’ordinateur.
En ce qui concerne la validité des réponses, les comparaisons effectuées entre ces
différentes techniques ne révèlent que très peu de différences. Toutefois, l’utilisation de la
technique ACASI pourrait résoudre, du moins en partie, les problèmes d’analphabétisme de
certains répondants, même si la validité n’est pas vraiment « menacée » lorsque les enquêtes
sont menées dans des écoles. Parallèlement, l’utilisation des systèmes CAPI, CASI ET
CAWI permet d’améliorer la fiabilité en réduisant le risque d’une mauvaise saisie dans la
base de données, chose qui se produisait lors du codage des questionnaires papier remplis à
la main. Ces techniques permettent également d’utiliser des questionnaires plus complexes surtout pour les questions de suivi - car l’ordinateur amène directement le répondant à la
question pertinente suivante. Ceci constitue d’ailleurs l’un des gros inconvénients des
questionnaires papier remplis à la main qui obligent le répondant à chercher, lui-même, la
question suivante en fonction de ses réponses (par exemple, “si oui, veuillez vous rendre à
la question no 55”).
Pour conclure, les comparaisons effectuées entre les questionnaires remplis en
présence/absence d’enseignants ou de chercheurs et les questionnaires anonymes/nonanonymes montrent que les taux de prévalence de délinquance les plus faibles sont
constatés lorsque l’enseignant est présent et que l’anonymat n’est pas garanti.
6 - Validité des enquêtes de délinquance autoreportée
Tous les instruments conçus pour mesurer un phénomène peuvent être considérés
comme des outils de mesure de ce phénomène. La validité d’un outil de mesure peut être
définie comme sa capacité à mesurer, de façon efficace, le phénomène en question. En fait,
la validité d’un outil de mesure de la délinquance peut être définie comme sa capacité à
mesurer, de façon efficace, le phénomène de la délinquance.
Il existe plusieurs classements des différents types de validité. Dans les chapitres
suivants, nous vous présenterons ces types selon le classement que nous avons proposé il y
a quelques années (Aebi, 1999, 2006).
 Validité de contenu
- Validité faciale (validité apparente)
314
- Validité logique
 Validité pragmatique
- Validité concurrente
Validité pour groupes différents
Validité corrélationnelle
- Validité prédictive
 Validité théorique
Avant d’entamer la présentation de ces différents types de validité, il convient de
souligner qu’il est possible de tester la validité de l’enquête dans sa globalité ou bien la
validité des échelles de délinquance qui en découlent.
A - Validité de contenu
L’objectif de la validité de contenu est de savoir si le contenu de l’enquête - à savoir,
les infractions qui y sont abordées - correspond à son nom (cette enquête est-elle vraiment
une enquête de délinquance autoreportée ?). Il faut donc vérifier que les comportements concernés
par l’enquête sont vraiment des comportements délinquants (validité faciale) et qu’ils
constituent un échantillon représentatif de l’univers des comportements délinquants
(validité logique). On constate, à partir de cette définition, qu’il existe deux sous-classes de
validité de contenu que nous aborderons dans les chapitres suivants.
a - Validité faciale
Par définition, une enquête de délinquance autoreportée est censée mesurer la
délinquance. Toutefois, comme nous l’avons expliqué au début de cette contribution,
certains des comportements abordés dans ce type d’enquête ne sont pas considérés comme
des infractions dans les pays d’Europe continentale. Comme nous l’avons déjà évoqué, la
raison de ce paradoxe apparent tient au fait que le concept de délinquance est plus vaste
dans les pays anglophones - à savoir, il comprend des comportements antisociaux et illicites
- que dans ceux d’Europe continentale.
La seule façon empirique de tester la validité faciale consiste à comparer les items
abordés par l’enquête et les infractions stipulées par les lois pénales du pays en question.
Les chercheurs américains incluent dans cette rubrique les lois écrites qui prévoient les
315
infractions liées au statut susmentionnées, concluant généralement que l’enquête satisfait
aux exigences de validité faciale. Les chercheurs européens incluent généralement ces
comportements dans la rubrique comportements problématiques et concluent que l’enquête
mesure la délinquance et d’autres formes de comportements antisociaux. Il convient, une
fois de plus, de souligner que le chercheur doit éviter de faire des amalgames entre les
infractions graves et les comportements problématiques ou les infractions triviales dans une
échelle de délinquance générale.
b - Validité logique
Nous avons déjà abordé le contenu des enquêtes de délinquance autoreportée et vu
que, généralement, elles comportent des items tels que les comportements problématiques,
les atteintes aux biens, les infractions avec violence, les abus de substances, la fraude et la
malhonnêteté. Il est évident, si l’on s’en tient à cette liste, que de nombreuses infractions
criminelles ne sont pas incluses dans ces enquêtes et que l’on pourrait, de ce fait, en
conclure que les comportements abordés par ces dernières ne constituent pas un
échantillon représentatif de toutes les infractions criminelles. Ceci représente un défi pour
la validité logique de l’enquête. Toutefois, on considère généralement que la plupart des
enquêtes de délinquance autoreportée couvrent les infractions que les jeunes commettent le
plus souvent et que, par conséquent, leur validité logique est acceptable.
Par ailleurs, nous avons déjà indiqué qu’il était regrettable que les atteintes à la
propriété intellectuelle n’aient été rajoutées qu’au cours des dernières années, et il en va de
même pour le harcèlement à l’école et le contexte dans lequel l’alcool est consommé. Vu
sous cet angle, il est possible d’affirmer que la validité logique de la plupart des enquêtes de
délinquance autoreportée a été améliorée au cours des toutes dernières années.
Lorsque les enquêtes de délinquance autoreportée sont réalisées avec des adultes, il
est nécessaire de modifier les comportements qu’elles abordent. Par exemple, en Suisse et
en Allemagne, des enquêtes de ce genre ont été utilisées pour mesurer la délinquance des
toxicomanes participant à des programmes de prescription médicale d’héroïne et les
infractions abordées par ces dernières ont été adaptées afin de mieux correspondre au style
de vie des usagers de drogues dures.
316
B - Validité pragmatique
L’objectif de la validité pragmatique est de savoir si un instrument permet d’établir
l’état actuel (validité concurrente) ou l’état futur (validité prédictive) du concept mesuré.
Dans le cas des enquêtes de délinquance autoreportée, la validité concurrente exige que l’on
vérifie que l’enquête mesure bel et bien l’implication des répondants dans la délinquance,
tandis que la validité prédictive exige que l’on s’assure que l’enquête prédit correctement
leur implication à venir.
En effet, le seul moyen de savoir si un instrument mesure correctement un
phénomène est de comparer ses résultats avec ceux d’un instrument dont la validité a déjà
été éprouvée. Par exemple, un chercheur qui travaille sur une nouvelle balance peut tester
ses mesures en les comparant avec celles des balances déjà sur le marché. Le problème est
qu’il n’existe aucune mesure universellement acceptée en matière de délinquance. En outre,
toutes les mesures de délinquance existantes sont considérées comme étant imparfaites. Il
est donc possible de comparer différentes mesures de délinquance mais on ne sait pas trop
comment interpréter les différences identifiées. Ainsi, les résultats des enquêtes de
délinquance autoreportée sont généralement comparés aux résultats des mesures de
délinquance officielles telles que les statistiques de la police ou des tribunaux.
a - Validité prédictive
Pour tester la validité prédictive de façon correcte, il faut utiliser une enquête de
délinquance autoreportée au moment 1 (t1) puis, en se basant sur l’analyse de l’enquête,
faire une prédiction concernant l’implication future des répondants dans la délinquance.
Quelques temps plus tard (t2), une deuxième enquête de ce type doit être menée sur le
même échantillon et une comparaison des prédictions doit être réalisée.
Malgré l’existence de nombreuses enquêtes de délinquance autoreportée
longitudinales, la validité prédictive n’est jamais testée de cette façon. En général, les
chercheurs ne font pas de prédictions ; ils comparent les résultats aux moments t1 et t2 afin
d’établir, rétrospectivement, quels auraient été les meilleurs facteurs prédictifs au moment
t1.
317
b - Validité concurrente
Pour évaluer la validité concurrente, il faut comparer les résultats obtenus à l’aide de
deux instruments. Ainsi, les chercheurs distinguent deux sous-classes de validité
concurrente : la validité pour groupes différents et la validité corrélationnelle.
c - Validité pour groupes différents
Pour tester la validité pour groupes différents, on compare les scores de
délinquance autoreportée de deux groupes (ou plus) dont l’implication dans la délinquance
diffère selon un autre outil de mesure de la délinquance. Par exemple, on peut, à l’aide des
statistiques de délinquance officielles - celles de la police ou des tribunaux -, comparer les
scores du groupe d’individus officiellement délinquants (connus de la police ou condamnés par
les tribunaux) avec ceux du groupe officiellement non-délinquant. La logique de la comparaison
veut que les groupes qui diffèrent selon les mesures de délinquance officielles doivent
également différer selon les mesures de délinquance autoreportée. Ainsi, les jeunes
officiellement délinquants doivent déclarer plus d’infractions que les jeunes officiellement
non-délinquants. Si ce n’est pas le cas, cela signifie que l’une des mesures a un problème de
validité.
Les mesures alternatives utilisées pour tester la validité des enquêtes de délinquance
autoreportée sont très variées. Certaines sont proches des mesures de délinquance
officielles (contacts avec la police, contact avec un tribunal, institutionnalisation), d’autres
utilisent des mesures non officielles (rapports des enseignants, tests de personnalité, jeux de
rôles en cours, etc.) et d’autres encore combinent ces deux types de mesures133. Ainsi, en
général, les tests de validité pour groupes différents sont réalisés en comparant les contacts
autodéclarés avec la police et les contacts enregistrés par cette dernière. Si les répondants
n’admettent pas les contacts enregistrés par la police, c’est qu’ils mentent.
Les résultats des études qui ont testé la validité pour groupes différents montrent
que le groupe qui était censé être le plus impliqué dans la délinquance présentait des scores
de délinquance autodéclarée plus élevés - sur les échelles d’incidence et de variété - que le
groupe qui était censé être le moins impliqué.
133
Pour un bilan détaillé de ces études, voir Aebi (2006, 162-164 et sous presse).
318
d - Validité corrélationnelle
Selon Hindeland, Hirschi et Weiss (1981, ch. 5), la validité corrélationnelle peut être
considérée comme une forme raffinée de la validité pour groupes différents. Toutes les
deux comparent deux mesures de délinquance, mais il existe tout de même une différence :
pour la validité pour des groupes différents, on utilise les mesures de délinquance comme
critère afin d’assigner les individus à différents groupes, tandis que pour la validité
corrélationnelle, l’objectif est de calculer la corrélation entre les deux mesures. Ainsi, les
études qui ont testé la validité corrélationnelle ont également comparé les enquêtes de
délinquance autoreportée aux mesures de délinquance officielles et non officielles.
Un bilan des études ayant réalisé des comparaisons entre des enquêtes de
délinquance autoreportée et des mesures de délinquance officielles (Aebi, 2006)134 montre
qu’elles ont généralement révélé de faibles corrélations positives. En fait, l’importance de la
corrélation est fortement influencée par l’échelle utilisée pour mesurer la délinquance. Plus
les échelles de délinquance sont larges en termes du nombre d’infractions commises et de la
période étudiée et plus les corrélations sont fortes. En outre, les corrélations sont sensibles
à l’âge, au sexe, et au milieu ethnique de l’échantillon, ce qui suggère une validité
différenciée des enquêtes de délinquance autoreportée. Ainsi, la validité des enquêtes de
délinquance autoreportée semble plus forte pour les jeunes et pour les autochtones.
Le fait que les corrélations soient positives montre que les deux mesures mesurent
bel et bien le même concept. Puisque ce concept a été défini comme étant la délinquance, il
est possible d’en conclure que les deux mesures sont relativement valides en tant que mesures
de la délinquance. Toutefois, comme nous le verrons au chapitre suivant, il n’est pas facile
d’interpréter l’importance des corrélations identifiées.
Quelques réflexions sur les problèmes logiques liés aux comparaisons entre les enquêtes de
délinquance autoreportée et les mesures de délinquance officielles
L’histoire de la criminologie peut être perçue comme l’histoire de la quête des
mesures de délinquance fiables et valides. Ainsi, Hindelang, Hirschi, Weiss (1981, 97sqq.)
ont souligné que le fait que les chercheurs se tournent vers les mesures de délinquance
134
Pour un bilan détaillé de ces études, voir Aebi (2006, 169-177 et sous presse).
319
officielles comme critère de validité des enquêtes de délinquance autoreportée était
considéré comme un paradoxe ou, tout au moins, comme une admission de la supériorité
de ces mesures par certains d’entre eux. En effet, si les mesures de délinquance officielles
étaient considérées comme non valides et que les enquêtes de délinquance autoreportée ont
été développées pour les remplacer, il est tout à fait illogique d’utiliser des mesures de
délinquance officielles pour tester la nouvelle mesure.
Essayant de trouver une solution à cette situation, Hindelang, Hirschi, Weiss (1981,
97sqq.) ont fait remarquer qu’une bonne enquête devait, au minimum, identifier tous les
individus qui avaient déjà été identifiés par la mesure officielle car cette dernière n’est
considérée comme totalement non valide que par les adeptes inconditionnels des enquêtes
de délinquance autoreportée. C’est précisément le genre d’étude qui est réalisé au moment
de la mise à l’épreuve de la validité pour groupes différents, et nous avons vu que les
enquêtes de délinquance autoreportée satisfont généralement aux exigences de ce test.
Ainsi, le fait que des individus identifiés comme des délinquants, par la police ou les
tribunaux, enregistrent des scores plus élevés (lors d’auto-déclarations) que ceux qui ne
sont pas identifiés comme tels a été interprété comme une confirmation de la validité des
enquêtes de délinquance autoreportée. Toutefois, on peut également l’interpréter comme la
corroboration de la validité des mesures de délinquance officielles. En effet, si un individu
qui admet avoir commis de nombreuses infractions est déjà connu des services de police et
qu’un autre, qui n’a pas admis d’infractions, n’a jamais eu à faire à eux, on pourrait en
conclure que la police fait plutôt du bon travail.
Le problème avec ce genre de raisonnement c’est qu’il est déductif et qu’il repose
sur un axiome. En effet, les chercheurs ont adapté le syllogisme classique “L’homme est
mortel, Socrate est un homme, donc, Socrate est mortel” de la façon suivante : “Les mesures
de délinquance officielles sont relativement valides ; les enquêtes de délinquance
autoreportée correspondent aux mesures officielles ; donc, les enquêtes de délinquance
autoreportée sont relativement valides”. Toutefois, cette méthode - sérieusement critiquée
par Russell (1961 [1912]) - ne peut engendrer de conclusion valide que lorsque la prémisse
principale peut être acceptée sans aucune restriction (à savoir, lorsqu’elle constitue un
axiome), ce qui n’est pas le cas de la validité des mesures officielles.
D’un point de vue logique, le problème est impossible à résoudre car aucune
mesure de délinquance n’est considérée comme totalement valide. D’un point de vue
empirique, la seule possibilité consisterait à tester les deux mesures de deux façons : vérifier
320
si les enquêtes de délinquance autoreportée peuvent identifier les délinquants officiels et si
les mesures officielles, elles, peuvent retrouver les répondants qui se sont définis comme
délinquants lors de ces enquêtes.
La combinaison des deux types de tests est intéressante car, d’une part, si les
personnes identifiées par la police n’admettent pas leurs infractions, on peut en conclure
que les enquêtes de délinquance autoreportée ne sont pas valides et, d’autre part, si la police
(les tribunaux) ne parvient pas à identifier les personnes qui admettent avoir commis des
infractions lors de ces enquêtes, on peut en conclure que les mesures officielles ne sont pas
valides. Par contre, si les deux mesures se recoupent, leur validité est alors confirmée.
Dans la pratique, le second type de test - qui crée des groupes de délinquants en
s’appuyant sur l’enquête de délinquance autoreportée et qui compare leurs scores avec les
résultats officiels - a rarement été utilisé car, généralement, les enquêtes de délinquance
autoreportée sont surtout menées avec des adolescents qui ne sont pas sérieusement
impliqués dans la délinquance et il est, de ce fait, difficile de constituer un groupe de
délinquants. Notre étude avec des usagers de drogues dures adultes suivant un programme
de prescription médicale d’héroïne en Suisse constitue une exception au niveau européen
(Aebi, 2006). Dans ce cas précis, les deux mesures ont été associées - même si les enquêtes
de délinquance autoreportée ont permis d’identifier plus de délinquants et beaucoup plus
d’infractions que les statistiques de police et des tribunaux - et ont donc été considérées
comme relativement valides.
C - Validité théorique
Le degré de correspondance entre les résultats empiriques d’une étude et les
prévisions théoriques est désigné par « validité théorique ». Toutefois, lorsque les résultats
ne correspondent pas aux prévisions théoriques, il est parfois difficile de savoir si la théorie
n’est pas correcte ou si ce sont les instruments utilisés pour la tester qui ne sont pas valides
(Selltiz, Whrigtsman, Cook, 1977). Bien évidemment, ce problème se pose aussi lorsque les
prévisions théoriques sont corroborées par les résultats. Dans ce cas, on peut se demander
si les résultats ne sont pas dus à la conception de l’étude ou aux instruments utilisés.
La validité théorique a surtout été étudiée dans le domaine de la psychologie en vue
de tester l’efficacité de certains tests. Au milieu des années 1980, Huizinga et Elliott (1986)
considéraient qu’elle avait été rarement utilisée pour les recherches en matière de
321
délinquance parce qu’il était trop compliqué d'analyser, pour une même étude, les tests de
théorie et les questions de validité. Toutefois, ils ont conclu qu’il existait des indices de la
validité théorique des mesures d’autodéclaration de délinquance car, lorsque les corrélations
ne correspondaient pas à celles spécifiées par une théorie donnée, les chercheurs en
déduisaient que la théorie était fausse et non pas que la mesure d’autodéclaration de
délinquance était invalide (Huizinga, Elliott, 1986).
Même si au cours des dernières années de nombreuses théories ont été testées à
l’aide des enquêtes de délinquance autoreportée, il est difficile d’établir clairement la validité
théorique de ces enquêtes car, très souvent, elles ne comportent pas les questions qui
permettraient de mettre à l’épreuve des théories alternatives. Toutefois, il ne faut pas sousestimer l’importance de la validité théorique car, comme il a été démontré dans le domaine
de la violence familiale, les recherches reposant sur la technique d’autodéclaration (Straus,
Gelles, 1990) engendrent des conclusions totalement différentes de celles reposant sur les
enquêtes de victimation.
7 - Fiabilité des enquêtes de délinquance autoreportée
La fiabilité consiste à savoir à quel point un instrument de mesure - dans ce cas,
l’enquête de délinquance autoreportée - donnerait les mêmes résultats s’il était utilisé pour
réaliser des mesures multiples du même objet (Huizinga, Elliott, 1986). Selon Hagan (2005,
298), il existe deux types de fiabilité : la stabilité et la consistance. Pour ce qui est de la
stabilité, il faut vérifier, en partant du principe que les circonstances sont les mêmes, si un
répondant donne la même réponse à la même question lors d’un deuxième entretien ; et
quant à la consistance, il faut regarder si l’ensemble des items utilisés pour mesurer un
phénomène sont étroitement liés et mesurent bel et bien le même concept (Hagan, 2005,
298).
Comme pour la validité, il est possible de tester la fiabilité de l’enquête dans sa
globalité ou bien la fiabilité des échelles de délinquance qui en découlent. La fiabilité des
enquêtes de délinquance autoreportée a été mise à l’épreuve à l’aide de la méthode testretest (à savoir, mener l’enquête deux fois avec la même population135), de la technique
moitié-moitié (dans laquelle l’instrument est divisé en deux moitiés, chacune d’entre elles
135
Il est également possible de tester d’autres formes de l'instrument sur le même groupe. Cette technique est
appelée formes multiples (Hagan, 2005, 299).
322
étant analysée séparément, puis comparée à l’autre afin de voir si les résultats sont
identiques), et de la technique de division de l’échantillon (dans laquelle l’échantillon est
divisé en deux moitiés de façon aléatoire, et différentes formes de l’instrument administrées
par chaque moitié avant de vérifier si les scores sont comparables).
VI - Enquêtes de délinquance autoreportée et théorie criminologique
Les enquêtes de délinquance autoreportée constituent un outil majeur pour le
développement et la mise à l’épreuve des théories criminologiques, en particulier de celles
qui tentent d’expliquer la délinquance juvénile. En fait, depuis les années 1960, la plupart
des théories criminologiques ont été développées sur la base des résultats obtenus par ces
enquêtes. Nous avons déjà évoqué l’influence que les premières enquêtes de délinquance
autoreportée ont eue sur le développement de la théorie de l’étiquetage. Aux États-Unis, la
théorie du lien social (Hirschi, 1969) et la théorie de l’autocontrôle (Gottfredson, Hirschi,
1990) en sont d’autres exemples paradigmatiques. En Europe, ces enquêtes ont joué un
rôle très important dans le développement de la théorie cognitive intégrée du potentiel
antisocial (Farrington, 2005) et de la théorie de l’action située (Wisktröm, 2005). D’autre
part, les enquêtes de délinquance autoreportée sont régulièrement utilisées pour tester des
théories existantes. Par exemple, comme nous l’avons déjà évoqué, le premier questionnaire
de l’ISRD s’inspirait essentiellement de la théorie du contrôle, tandis que le deuxième
comporte d’autres approches théoriques. Cette dernière technique - une combinaison de
différentes théories - est utilisée dans la plupart des études récentes, y compris l’Edinburgh
Study of Youth Transitions and Crime, la Belfast Youth Development Study et les enquêtes KFN en
Allemagne.
D’un point de vue théorique, l’enquête de délinquance autoreportée idéale devrait
comporter des questions se rapportant à différentes théories afin de permettre des
comparaisons du pouvoir explicatif de chacune de ces théories. Toutefois, si l’on écarte les
problèmes classiques liés à l’opérationnalisation des concepts de chaque théorie - et qui
sont à l’origine de nombreux débats dans le domaine de la criminologie - il faut souligner
que certaines théories sont plus difficiles à tester que d’autres. La théorie de l’étiquetage en
est l’exemple type car elle requiert une conception longitudinale afin de comparer, au
moment t2, l’implication dans la délinquance de personnes ayant eu à faire au système de
justice pénale et de personnes pour lesquelles ce n’était pas le cas, tout en s’assurant que les
323
deux groupes avaient la même implication dans la délinquance au moment t1. Les théories
situationnelles suscitent également des problèmes lorsqu’il s’agit de mesurer les
opportunités de commettre des infractions. Généralement, les questionnaires comportent
des questions sur le style de vie de la personne qui sont ensuite utilisées pour suggérer son
exposition au risque de commettre une infraction mais, sauf quelques rares exceptions, les
vraies occasions de commettre des infractions sont rarement prises en considération.
VII - Enquêtes de délinquance autoreportée et politiques criminelles
Au niveau national, l’influence des enquêtes de délinquance autoreportée sur les
politiques criminelles est clairement liée à celle de cet indicateur dans chaque pays. Il
semblerait que dans les pays où de telles enquêtes ne sont pas souvent réalisées, celles-ci ne
jouent pas un rôle majeur dans l’élaboration des politiques criminelles ou qu’elles aient une
influence uniquement au niveau local (par exemple, en Italie). Par ailleurs, lorsque cette
mesure de la délinquance devient partie intégrante de la scène criminologique, elle est
souvent prise en compte dans l’élaboration de ces politiques. C’est essentiellement le cas au
Royaume-Uni où la Cambridge Study in Delinquent Development a inspiré certaines réformes du
droit. Dans des pays comme la Finlande, l’Allemagne et les Pays-Bas, les enquêtes de
délinquance autoreportée jouent également un rôle dans les débats politiques sur la
délinquance et sa prévention.
VIII - Conclusion
En Europe, les enquêtes de délinquance autoreportée sont devenues un outil de
mesure standard de la délinquance. Toutefois, leur validité ne peut être établie sur une base
abstraite. Il est au contraire nécessaire d’analyser chaque enquête - en accordant une
attention toute particulière à l’échantillonnage, aux conditions d’administration de l’enquête
et à la construction du questionnaire - afin d’établir son degré de validité.
Les enquêtes de délinquance autoreportée ne mesurent pas les types d’infractions
les plus graves. Elles fournissent toutefois des informations très utiles pour ce qui est des
infractions moins graves et mineures.
Les bonnes pratiques recommandées sont :
324
 Lors de l’utilisation d’échantillons d’écoliers, inclure les classes d’éducation
spéciale et trouver un moyen d’ajouter à l’échantillon les jeunes qui ne sont pas à l’école.
 Améliorer un questionnaire commun, tel que celui de l’ISRD-2, afin de permettre
d’établir des comparaisons dans le temps et l’espace.
 Bien séparer les comportements problématiques et les infractions triviales du
reste des infractions.
 Inclure des types d’infractions plus graves dans le questionnaire (par exemple, les
abus sexuels).
 Améliorer les mesures des variables sociodémographiques.
 Utiliser les techniques CAPI, CASI et CAWI afin de réduire les coûts de
l’enquête et les risques d’erreur lors de la saisie des informations dans la base de données.
 Inclure des questions sur la victimation afin d’avoir une image plus complète de
l’échantillon.
Les rapports nationaux résumés dans cet article montrent que dans des pays
comme l’Angleterre et le Pays de Galles, la Finlande, les Pays-Bas, l’Irlande du Nord et la
Suède, les enquêtes de délinquance autoreportée ont été institutionnalisées et que des
enquêtes nationales sont réalisées de façon régulière, ce qui permet d’élaborer des séries
chronologiques. Le Royaume-Uni, en particulier, a une forte tradition de ces enquêtes et de
nombreuses études, y compris des études longitudinales, y sont actuellement réalisées.
L’Allemagne mène, elle aussi, des enquêtes longitudinales ainsi que des études transversales
régionales et locales de façon plus ou moins régulière. Enfin, en Belgique, en France, en
Italie et en Irlande, les enquêtes de délinquance autoreportée ne sont pas institutionnalisées
mais les enquêtes sont menées de façon ponctuelle, et ces quatre pays ont participé à la
deuxième ISRD.
Les rapports indiquent également que l’utilisation des enquêtes de délinquance
autoreportée a enregistré une baisse du milieu des années 1970 jusqu’à la fin des années
1980, ayant nettement augmenté depuis le début des années 1990.
Au niveau européen en général, l’expérience positive qu’a constitué la première
ISRD en 1992 - dans laquelle onze des douze pays participants étaient européens - a
démontré qu’il était possible de développer une recherche commune et comparative et a
entraîné l’élaboration d’un questionnaire commun, réutilisé plus tard dans de nombreuses
études. Enfin, la création de l’European Society of Criminology (ESC) (Société européenne de
criminologie) en 2000 a fourni un forum sur lequel les criminologues européens peuvent se
325
rencontrer et développer des projets communs mais elle a également clairement aidé à
l’élaboration de la deuxième ISRD, à laquelle 24 des 30 pays participants étaient européens,
et leurs correspondants nationaux se réunissent régulièrement lors des conférences
annuelles de l’ESC.
Pour résumer, il semblerait que les enquêtes de délinquance autoreportée aient
trouvé leur place au sein de la criminologie européenne en tant qu’outil de mesure majeur
de la délinquance juvénile et il apparaît également évident qu’elles seront probablement de
plus en plus utilisées à l’avenir.
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331
CONVERGENCES ET DIVERGENCES ENTRE LES ENQUÊTES DE
DÉLINQUANCE AUTOREPORTÉE ET LA RECHERCHE SUR LA
VIOLENCE À L'ÉCOLE
Anabel Rodríguez Basanta
I - Introduction
Les coordinateurs de la conférence m'ont demandé d’axer mon commentaire
autour de la comparaison entre les enquêtes de délinquance autoreportée utilisées
traditionnellement dans le domaine de la criminologie et celles utilisées pour analyser la
violence en milieu scolaire. Celles-ci ont été abordées, parmi d'autres travaux de recherche,
dans un atelier du projet Crimprev (WP2), tenu à Paris les 8-10 janvier 2009, et dont la
coordination était assurée par Cécile Carra et Maryse Esterle-Hedibel.
Mes réflexions d'aujourd'hui s’inspirent donc, en partie, des travaux des différents
pays présentés dans cet atelier. Une synthèse plus détaillée de ceux-ci peut être consultée
dans Carra (2009).
II - L'émergence de l'intérêt concernant les violences en milieu scolaire
Tout comme les enquêtes de délinquance autoreportée, la recherche sur la violence
en milieu scolaire s'est développée dans la plupart des pays d'Europe occidentale à partir de
la deuxième moitié des années 1990. Ce développement a souvent suivi des événements
violents en milieu scolaire fortement médiatisés.
Ceci dit, à notre avis, l’émergence de la préoccupation pour la violence à l’école,
doit être expliquée dans le cadre de la crise des institutions sociales traditionnelles. La
communauté, la famille, l’école, ne jouent plus le rôle d'autrefois. Les normes sociales se
diluent et, en ce qui concerne les jeunes, le décalage avec les adultes s’accroît en raison
d’une augmentation de leur indépendance et de la différence dans les styles de vie.
Ces crises vont logiquement aboutir à une augmentation des conflits sociaux (à
cause de la concurrence pour l'usage des espaces publics, de la remise en question des
fonctions et des normes à l'école, etc.). Mais souvent ces conflits, fortement liés à des
332
conditions structurelles, ont été éclipsés par des processus de construction sociale qui ont
renforcé l’image des élèves en tant que problème. Dans ces processus, le concept de
violence, fréquemment amplifié et avec des contours imprécis, a été attribué à la jeunesse.
Ainsi, même si les objets de la recherche sur la violence en milieu scolaire ont
évolué pendant ces derniers temps, l’approche fondamentale est toujours celle de
l’évaluation de la « menace » que les élèves représentent pour leurs camarades ou pour leurs
enseignants. La recherche portant sur la violence exercée par les élèves tient donc un rôle
central. Par contre, les études visant la violence des adultes envers les mineurs, ou la
violence symbolique de l’établissement scolaire restent encore minoritaires.
D'ailleurs, une définition unanime de la violence n’existe pas dans l’ensemble des
travaux analysés. Sous cette rubrique on inclut des comportements divers comme des
agressions physiques, psychologiques, verbales, des actes de vandalisme, etc.
S'il est vrai que certaines approches peuvent focaliser l'idée de victime sur les
enseignants, la propre école ou bien les élèves, il existe cependant un accord au sein de la
communauté scientifique : la violence des jeunes touche de préférence les propres élèves.
Par contre, les problèmes concernant les professeurs sont de préférence liés à l’indiscipline.
Les méthodes visant à analyser la violence des élèves sont aussi bien qualitatives que
quantitatives. Mais, comme nous l'avons dit préalablement, nous tiendrons surtout compte
dans cet exposé des recherches qui ont fait recours aux outils de violence autoreportée et
par extension à ceux de victimation.
III - La recherche sur la délinquance/violence autoreportée des élèves
Selon l'accent mis sur les contextes de production de la violence, on peut identifier
deux types d'enquêtes utilisant la technique de la violence ou délinquance révélée chez les
jeunes.
1 - Les enquêtes portant sur les comportements délinquants et déviants des élèves, avec très peu de détails sur
les contextes de production de la violence
Ces enquêtes, encadrées dans le domaine de la criminologie, sont pratiquement
toutes construites sur des échantillons de population scolaire. Dans la plupart des pays ils
n'introduisent que des demandes génériques sur l'endroit où le comportement délinquant a
333
eu lieu.
D'habitude, ces instruments ne considèrent que des questions sur des conduites
révélées. Les situations abordées dans ces travaux sont larges, incluant des atteintes
pouvant se considérer délictueuses mais aussi d'autres comportements déviants. Ce
catalogue de conduites coïncide en partie avec celui qui est utilisé dans la recherche de la
violence en milieu scolaire, particulièrement en ce qui concerne les agressions envers les
personnes et aussi envers les objets. Les divergences se situent alors plutôt dans les
concepts utilisés par les différentes disciplines et aussi dans les approches théoriques à
l'objet de la recherche.
2 - Les enquêtes portant sur les conduites violentes des élèves en milieu scolaire
Par rapport aux recherches criminologiques traditionnelles, l'avantage de ces
instruments consiste à tenir compte des différents rôles qui sont présents dans la violence
(agresseurs, victimes et témoins). Ces enquêtes mélangent ainsi des questions de révélation
avec d'autres de victimation.
En considérant l'objet de ces travaux, on peut distinguer, premièrement, les
enquêtes sur les brimades (bullying) ou le harcèlement moral.
Le concept du bullying est le plus répandu dans la recherche de la violence en milieu
scolaire. Les travaux ont été abordés principalement dans le cadre de la psychologie,
notamment de la psychologie éducative. La plupart des études empruntent à Olweus la
description de la dynamique du harcèlement : il s'agit d'une situation de domination ou
d'abus de pouvoir s'exerçant à partir de différentes conduites (exclusion sociale, agressions
verbales ou physiques, etc.) qui laissent la victime sans défense et dans une situation de
marginalisation. Plusieurs recherches ont aussi utilisé (souvent en l'adaptant) le
questionnaire sur le school bullying de Olweus ou le questionnaire « ma vie à l'école » de
Sharp et Smith. Cependant les adaptations des questionnaires ont défini des instruments
très hétérogènes et difficiles de comparer.
Presque toutes les recherches soutiennent la construction opérationnelle de l'objet à
partir d'une liste de conduites agressives ou antisociales et calculent la catégorie du
harcèlement moral et les différents rôles impliqués à partir de la fréquence des conduites
agressives ou d'exclusion. Cette construction coïncide donc fortement avec celle de la
multivictimation, même si les études sur le bullying ajustent l’analyse des dimensions
334
temporaires et contextuelles du phénomène bien mieux que les travaux criminologiques.
En prenant l'exemple d'une étude espagnole, on peut illustrer, le rapprochement
entre les conduites considérées dans les enquêtes de victimation en milieu scolaire et celles
des études de délinquance autoreportée (violence contre les objets, menaces, harcèlement
sexuel...).
Tableau 1.1. Taux d’incidence des brimades en Espagne
1999
Type de harcèlement
2006
Victimes
Agresseurs
Témoins
Victimes
Agresseurs
Témoins
Ignorer un camarade
15,1
38,8
79,3
10,5
32,7
82,9
Ne pas laisser participer
10,9
13,9
67,2
8,6
10,6
69,7
Insulter
39,1
45,9
93,1
27,1
32,4
89,8
Donner des surnoms offensifs
37,7
38,0
91,7
26,7
29,2
88,9
Dire du mal de quelqu'un
35,6
38,5
89,0
31,6
35,6
89,7
Cacher des biens
22,0
13,5
74,6
16,0
10,9
73,3
Casser des biens
4,5
1,3
38,2
3,5
1,3
40,5
Voler des biens
7,3
1,4
40,0
6,3
1,6
45,2
Frapper
4,8
7,3
60,3
3,9
5,3
59,3
Menacer pour faire peur
9,8
7,4
66,8
6,4
4,3
64,1
Obliger à l'aide de menaces
0,8
0,4
12,6
0,6
0,6
12,2
Menacer avec une arme
0,7
0,4
6,3
0,5
0,3
6,0
Harceler sexuellement
2,0
0,6
7,8
0,9
0,4
6,6
Source : Defensor del Pueblo (2000, 2006)
Les résultats de la recherche sur la violence en milieu scolaire montrent une certaine
confusion des rôles (les victimes sont souvent aussi des agresseurs) ainsi que l’importance
de la position des témoins dans la génération ou l'inhibition de la violence. Enfin, ces
recherches ont réussi à bien décrire un des réseaux de victimation souvent signalés par la
criminologie sans qu’elle les ait toutefois toujours analysés de manière empirique.
Les recherches sur le bullying ont intégré plusieurs approches théoriques pour
expliquer les causes et l'impact du harcèlement. Mais, on constate dans tous les pays
analysés, une évolution des modèles explicatifs qui, en partant de variables individuelles,
335
familiales ou sociales plus ou moins « traditionnelles », se déplacent vers une intégration
progressive des analyses des facteurs contextuels (liés au climat scolaire et à l’organisation
du centre) ou relationnels. On trouve aussi un point de convergence avec d'autres
approches de type sociologique qui, à notre avis, ont favorisé des démarches
interdisciplinaires.
Deuxièmement, on trouve les enquêtes qui utilisent une idée plus large de violence
et une analyse du contexte local (micro-social) de production de la violence. Les
expériences les plus importantes dans cet axe s'encadrent dans le domaine de la sociologie.
Les études issues de l'Observatoire Européen de la Violence Scolaire sont
particulièrement remarquables, non seulement en raison de leur approche théorique et
méthodologique, mais aussi parce que leurs questionnaires ont été appliqués dans plusieurs
pays européens et du reste du monde. Même si les expériences ne sont pas encore assez
mûres du point de vue méthodologique, on a aussi commencé à faire des études
comparatives136.
Les questionnaires de l'Observatoire introduisent la dualité entre violence vécue et
perception de la violence. Par rapport à la violence vécue, ils posent des questions aussi
bien aux témoins qu’aux victimes et aux auteurs. En plus, ils tiennent compte de
l'importance du contexte scolaire et de leur environnement social. On y analyse, entre
autres : le climat général, les relations entre copains, avec les professeurs et avec les autres
adultes de l'établissement ainsi que l'efficacité de l'apprentissage.
Ces études permettent de souligner « l'effet établissement » ; autrement dit, le centre
scolaire peut augmenter ou bien diminuer le poids des facteurs individuels liés à la
participation des élèves dans des conflits a égalité de conditions.
En définitive, la recherche sur la violence scolaire a produit un volume important
d’informations sur la portée et les conditions du développement de la violence dans le
milieu scolaire. Toutefois, il serait intéressant de réaliser plus de recherches reliant la vie
dans l’établissement scolaire et la violence dans d’autres milieux.
Les résultats des recherches sur la violence dans les établissements scolaires,
notamment celles axées sur le bullying, montrent tous que ce phénomène diminue au fur et à
mesure que l’âge avance. D’autre recherches (Generalitat de Catalogne) précisent que la
victimation se transforme avec l’âge et s’il est vrai que le nombre d’actes diminue, ces
136
On trouve un exemple d'une étude comparative entre l'Espagne et la France in Blaya et al. (2006).
336
derniers sont plus graves. De plus, le déplacement des conflits générés à l’école vers
l’extérieur est plus courant, en particulier dans les dernières années de l’enseignement
secondaire.
Certaines expériences de recherche dans différentes disciplines semblent aller dans
cette direction. L'International Self Report Delinquency, inclut aussi par exemple, certaines
questions sur le bullying, selon le point de vue de la victime, ce qui permettra d’explorer les
relations entre ce phénomène et des comportements déviants des jeunes dans d’autres
contextes. L'Observatoire Européen de la Violence Scolaire, en 2007 a précisément pris en
charge la partie française de l'International Self Report Delinquency. Ce faisant, l'OEVS élargit
ses intérêts aux comportements délinquants, violents et déviants qui peuvent se produire
aussi en dehors de l'établissement scolaire. Le choix méthodologique a donc été d'utiliser
deux instruments différents (pour aborder la violence en milieu scolaire et la violence en
général). Par contre, d'autres enquêtes, que nous pourrions nommer hybrides, introduisent
des questions sur la violence en milieu scolaire accompagnées d'autres questions sur
certains comportements déviants menés ou victimations subies aussi à l'extérieur de l'école.
On connaît très peu d'expériences qui aillent dans ce sens (un exemple, Generalitat de
Catalunya, 2001, 2006). Ces enquêtes sont très intéressantes d’un point de vue analytique
mais comportent un problème fondamental, la taille démesurée des questionnaires.
Conclusions
Pour conclure, nous énoncerons infra quelques idées de synthèse :
 Les recherches sur la violence en milieu scolaire ont confirmé la pertinence
d'analyser la violence des jeunes en tenant compte de la confusion des rôles de victime et
d'agresseur. D’où le besoin d’inclure aussi des questions de victimation dans les enquêtes de
délinquance autoreportée.
 Toutefois, les études sur la violence des élèves devraient approfondir dans
l’analyse de la modification des formes de victimation des élèves les plus âgés et dans celle
de son déplacement vers d’autres contextes, différents à celui de l’école. La criminologie
pourrait jouer un rôle essentiel dans cette tâche à condition, comme nous l’avons suggéré,
d’améliorer l’information sur les différents rôles impliqués dans la violence interpersonnelle
337
(l’International Self Report Delinquency semble prendre, timidement pour le moment, cette
voie) et à condition aussi d’améliorer la contextualisation des agressions.
 Au cours des années, les modèles d'analyse qui sont à la base des enquêtes sur la
violence en milieu scolaire se sont raffinés moyennant leur élargissement vers la recherche
d'explications relationnelles et contextuelles des conflits.
Ceci dit, les enquêtes montrent leurs propres limitations au moment d'expliquer les
causalités car il devient très difficile d'y inclure tous les possibles facteurs explicatifs du
phénomène et leurs complexités. C’est pourquoi, il est aussi important d'introduire des
analyses de type qualitatif, qui permettent à la fois de corriger les lacunes des analyses
quantitatives et de tester la validité des propres enquêtes à la vue des changements sociaux.
 Enfin, on a souligné quelques expériences d'application des mêmes
questionnaires dans plusieurs pays ainsi que des démarches comparatives, toujours
intéressantes du point de vue européen. Il faut encore encourager les efforts d'adaptation
des questionnaires au contexte culturel d'application.
BIBLIOGRAPHIE
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comparativo entre España y Francia, Revista de Educación, 2006, 339, 293-315,
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Carra C., Tendances européennes de la recherche sur les violences et déviances en milieu scolaire, 2009
[http://www.gerncnrs.com/gern/fileadmin/documents/CRIMPREV/Newsletters_crimpr
evinfo/WP2/CrimPrevInfo25_WP2_Carra_VF.pdf].
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Generalitat de Catalunya, Joventut i Seguretat a Catalunya. Enquesta als joves escolaritzats de 12 a
18 anys, Barcelone, Departament d'Educació i Departament d'Interior, Generalitat de
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Generalitat de Catalunya, Enquesta de convivència escolar i seguretat a Catalunya, Barcelone,
Departament d'Educació i Departament d'Interior, Generalitat de Catalunya, 2006.
338