Business et science foncent vers l`immortalité
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Business et science foncent vers l`immortalité
Forfaits fiscaux revus à la hausse: notre enquête P12 Le CEO de Swisscom raconte sa marche vers l’innovation P24 LA RÉFÉRENCE SUISSE DE L’ÉCONOMIE VIVRE EN FORME JUSQU’A 120 ANS Business et science foncent vers l’immortalité Mobbing en temps de crise: ne pas se laisser faire P32 DOSSIER LE BUSINESS LES PROGRÈS DE LA TECHNOSCIENCE FONT AUGMENTER LES PERSPECTIVES D’ESPÉRANCE DE VIE EN BONNE SANTÉ À 120 ANS, VOIRE AU-DELÀ. POUR CERTAINES ENTREPRISES, C’EST LE MARCHÉ DU SIÈCLE. PAR FABRICE DELAYE, CHANTAL MATHEZ DE SENGER ET MARY VAKARIDIS 38 BILAN PHOTO: FOTOLIA DE L’IMMO O 19 AOÛT 2015 O ORTALITÉ W W W. B I L A N .C H BILAN 39 DOSSIER LE BUSINESS DE L’IMMORTALITÉ UNE JEUNESSE ÉTERNELLE Ou comment l’individu, déjà né peut-être, vaincra Darwin. C ’ - votre petite fille? Votre fille? Vous? Par convention, nous l’appellerons Margaux et on dira qu’elle est née en 2000. Margaux sera, au siècle prochain, la doyenne de l’humanité. Une doyenne en pleine forme et presque sans une ride avec une vue d’aigle et une ouïe de musicienne. Avec le décryptage de son génome complet parmi les premières de sa génération dès 2020, Margaux a su dès l’époque de ses études en médecine quel complément alimentaire privilégier et quel comportement adopter grâce aux conseils de son smartphone pour optimiser ses chances de vivre longtemps, très longtemps, et en bonne santé. La prise régulière d’un extrait de la grenade, commercialisé par un spin-off de l’EPFL, a évité aux cellules de ses muscles de décrépir. Quelques années plus tard une vaccination contre Alzheimer mise au point par Novartis empêchera que ses neurones ne se dégradent en plaques. Vers 2030, sa première thérapie génique lui a permis de corriger les risques associés à Parkinson. Une autre a diminué aussi le risque de cancer du sein plutôt que de recourir aux ablations comme celles de l’actrice Angelina Jolie. Si Margaux n’a jamais vraiment été tentée par la singularité informatique – cette idée que vers 2045 il soit possible de fondre son esprit dans un ordinateur, comme l’affirme Ray Kurzweil, chercheur vedette chez Google – elle a bien constaté la quasi-disparition des accidents de la route avec les véhicules pilotés par intelligence artificielle. La suite du prolongement de sa vie est le produit d’une exponentielle. Les progrès technoscientifiques se nourrissant d’eux-mêmes, Margaux a assisté au recul des grandes causes de mortalité, comme 40 BILAN cela avait été le cas de la variole au XXe siècle. Quasi-disparition des maladies cardio-vasculaires grâce aux progrès fulgurants de la médecine régénérative: celle-là est capable non seulement de réparer ou de remplacer le cœur mais aussi les organes associés au système cardiaque, comme des poumons imprimés en 3D à partir de cellules souches. Basée sur le diagnostic génétique puis épigénétique et la recherche de biomarqueurs, la médecine personnalisée a transformé les cancers en maladies chroniques, d’autant plus vite que les avancées de l’immunothérapie et de la nanomédecine ont été importantes. Margaux a même succombé à la bionique pour ses 89 ans. Avertie d’une dégénérescence maculaire, elle a préféré une vision augmentée héritée des premiers implants oculaires à des lunettes depuis longtemps passées de mode. Médecin devenue chercheuse en biologie, Margaux a cependant conservé l’ombre d’un doute sur la longévité exceptionnelle de sa génération. Non qu’elle rejoint le mythe de la quête d’immortalité décrit dans le premier récit connu, le livre de Gilgamesh, mais à cause de Darwin. Son hyperlongévité a driblé les processus de l’évolution et de la sélection naturelle. Mais si un virus ou une bactérie profitait en parallèle de son séjour prolongé dans son microbiote (flore intestinale, etc.) pour muter au fil des générations et devenir létal non seulement pour elle mais par épidémie pour tous? Pour une masse croissante de chercheurs en sciences de la vie mais aussi en nutrition ou en sciences de l’information, le destin de Margaux ne relève plus de la science-fiction. Certes, l’immortalité n’est pas pour demain. Mais en attendant, son marché, accompagné de ses mythes marketing comme de ses prouesses techniques, est déjà là. Il fond les secteurs de la médecine, des technologies médicales, des médicaments, du numérique et de la nutrition en une gigantesque industrie de la santé plus préventive que curative. Quelque part, l’individu qui atteindra 150 ans – 200 ans? plus? – est réputé être né. Et, qui plus est, cette espérance de vie hors norme n’est plus envisagée comme une longue décrépitude. Même s’il est évident que ce prolongement de la vie posera des défis économiques et sociaux fondamentaux dont on n’a pas fini de parler. RALENTIR LE VIEILLISSEMENT Le marché anti-âge atteindrait plus de 346 milliards en 2018. R cette demande de nos sociétés pour ralentir la vieillesse que l’explosion des produits anti-âge. Ils représentent déjà près de 20% du marché mondial de la cosmétique. Entre les produits antirides, de repousse ou de coloration des cheveux et autres absorbeurs d’UV, ce marché était estimé à 122 milliards de dollars en 2013, en croissance annuelle de 8% selon le consultant BCC. Elargi à l’ensemble des services et produits anti-âge incluant la chirurgie esthétique, l’estimation monte à 261 milliards avec des taux de croissance parfois phénoménaux, comme les 680% du botox entre 2000 et 2012. Et d’ici 2018, ce marché anti-âge pèsera 346 milliards. Avec ses nombreuses cliniques privées, la Suisse développe un savoir-faire de plus en plus pointu pour répondre à cette demande. Plusieurs cliniques misent ainsi sur la médecine anti-âge en s’appuyant sur des technologies scientifiques et médicales pour le dépistage précoce, la prévention, le traitement et la régression des maladies et dysfonctionnements liés à l’âge. «La médecine est aujourd’hui en mesure de venir au secours du vieillissement grâce à une approche qui tient compte des aspects génomiques, moléculaires, métaboliques, psychologiques et comportementaux du patient. Il est ainsi possible de prévenir, découvrir et traiter, par la prescription de molécules efficaces, les pathologies liées au passage du temps afin d’en ralentir les manifestations tant mentales que physiques», affirme le Dr Filippo Ongaro, médecin-chef 19 AOÛT 2015 PHOTO: DR du tout nouveau centre anti-âge inauguré en mai dernier par la Clinique Générale Beaulieu et l’institut L.Raphael. Situé à Champel, ce Beaulieu Geneva Age Management Center propose une approche reposant sur des technologies scientifiques et médicales avancées. Après une visite médicale approfondie, les journées des patients sont organisées autour d’un plan comprenant des exercices physiques, des soins esthétiques et une alimentation saine. «Denombreusesétudesscientifiques démontrent clairement que des modifications, même minimes, dans le régime alimentaire, l’exercice physique et le niveau destressaméliorentlasantéetlalongévité», souligne le Dr Ongaro. Al’originedecestraitementsanti-âgequi ontfaitdelaSuisseunpôled’excellenceenla matière, on trouve la Clinique La Prairie. En 1931 déjà, le chirurgien suisse Paul Niehans fut pionnier en proposant des traitements cellulaires à ses patients. Aujourd’hui, l’établissementspécialisédanslamédecinepréventive offre également toute une gamme de soins esthétiques. Autreacteurromand,legroupeMatignon est réputé pour ses traitements non invasifs qui visent à ralentir le vieillissement de la peau. Son offre betteraging englobe la mésothérapie qui associe l’hydratation et l’effet antioxydant, le thermage, qui «réveille» les cellules du derme par l’application de radiofréquence (comme le sport le fait pour les cellules musculaires), en passant par la photoréjuvénation ou rajeunissement par la lumière et le nappage du visage par des facteurs de croissance contenus dans nos propres plaquettes sanguines. Depuis le mois de juin dernier, une clinique va plus loin en misant sur la médecine régénérative et la thérapie cellulaire. Nescens, filiale d’Aevis Holding, est la première à entrer dans l’univers des cellules souches grâce à un partenariat exclusif avec la Swiss Stem Cell Bank, la banque suisse des cellules souches à Lugano. Ses activités, issues du centre de prévention du vieillissement créé par le professeur Jacques Proust, s’articulentautourdecinqdomaines:lamédecine préventive, le mieux-vivre, la cosméceutique (à cheval entre la pharmacie W W W. B I L A N .C H Dr Filippo Ongaro, médecin-chef du tout nouveau centre anti-âge de la Clinique Générale Beaulieu. et la cosmétique), la médecine et chirurgie esthétique et les cellules souches. L’établissement, rattaché à la Clinique de Genolier, offre aux adultes entre 40 et 65 ans la possibilité de conserver leurs cellules souches extraites de leur tissu adipeux. Nescens propose également aux futurs parents de conserver des cellules souches extraites du sang du cordon ombilical de leur enfant lors de sa naissance. La démarche, au départ thérapeutique (régénérer ou reconstruire des tissus ou organes endommagés), sera également utilisée à des fins esthétiques, comme lutter contre le vieillissement de la peau. «La réintroduction dans des organismes âgés de cellules reprogramméesencellulessouchespluripotentes constituera, dans un avenir proche, une nouvelle stratégie thérapeutique pour réparer les diverses altérations organiques liées à l’avancée en âge», prédit Jérôme Puginier, directeur de la société fribourgeoise Swiss Stem Cell Science. LES CLÉS DE LA LONGÉVITÉ L’essor des alicaments, initié par les antioxydants. C d’affaires des cliniques privées suisses reproduit en petit une vaste tendance des industries qui se disputent les 7000 milliards de dollars du marché mondial de la santé. «On as- siste aujourd’hui à un changement de paradigme où la vieillesse n’est plus vue comme une évolution inéluctable mais comme une maladie à soigner», commente Johann Roduit, directeur du Centre d’humanités médicales à l’Université de Zurich et cofondateur du think tank NeoHumanitas. Dans ce domaine, de grandes entreprises suisses, comme Nestlé ou Novartis, ainsi qu’une nuée de start-up font œuvre de pionnières. Le moment clé du changement de perception des industriels à propos du marché de la longévité peut être daté précisément. Le 1er septembre 2000, le magazine américain Science publie un article rédigé par des chercheurs d’Eukarion, une biotech du Massachusetts. Il montre qu’un nouvel antioxydant étend radicalement la durée de vie de petits vers connus sous le nom de C. elegans: le composé anti-âge d’Eukarion augmente leur espérance de vie de 50%. L’un des scientifiques du Buck Institute qui a collaboré à cette recherche y voit alors «la première preuve que l’âge est une condition qui peut être traitée avec un médicament». Mais il y a loin du ver à l’homme. L’antioxydant d’Eukarion ne donnera guère plusderésultatqu’uneapplicationparEstée Lauder pour une crème. Cette découverte a cependant remis en selle l’une des nombreuses (200 environ) théories du vieillissement. Dans les années 1950, Denham Harman, un chercheur de l’Université du Nebraska, a découvert comment les radicaux libres produits par l’oxydation des cellules volent un électron aux molécules voisines et déstabilisent les cellules. Parce que nous créons certains de ces radicaux libres chaque fois que nous respirons, ces BILAN 41 DOSSIER LE BUSINESS DE L’IMMORTALITÉ recherches vont faire des antioxydants les héros de la lutte contre les radicaux libres et le vieillissement. Aux Etats-Unis, les ventes annuelles d’antioxydants comme la vitamine C et autres extraits de myrtilles dépassent les 3 milliards de dollars. L’absence de base scientifique sur les effets réels de ces produits a longtemps retenu les scientifiques de donner leur imprimatur à ces alicaments. D’autant qu’il y a des faits troublants. En centrant ses études sur les centenaires, Nir Barzilai, directeur de l’Institut de recherche sur le vieillissement du College Albert Einstein, découvre que ceux qu’il étudie n’ont jamais pratiqué de sport régulièrement, et qu’en outre 30% étaient en surpoids. Qui plus est, nombre de ces centenaires sont souvent frères et sœurs, suggérant qu’il pourrait y avoir des facteurs génétiques de longévité. En 1993, l’identification du premier gérontogène (Daf 2) par Cynthia Kenyon à l’Université de Californie à San Francisco met la génétique au centre de la recherche sur le vieillissement. Les gérontologues ne sont plus seuls à s’intéresser au vieillissement, les biotechnologies découvrent ce marché. Les progrès de la génétique vont alors s’appliquer à un autre domaine de la médecine anti-âge, celui des substances imitant la restriction calorique. Au XVIe siècle, à Venise, Luigi Cornaro, un noble local, avait décrit dans son livre Discours sur la vie sobre – le premier best-seller d’une longue série consacré à la longévité – comment un régime diminuant drastiquement sa prise de calories à partir de 35 ans l’amène à bien vieillir en dépit d’une santé fragile pour finalement décéder à 102 ans. En 1934, les recherches sur la restriction calorique sont reprises à l’Université Cornell,oùilapparaîtqu’elledoublelaviede rats de laboratoire, puis étendues progressivement à d’autres animaux, y compris le singe. En théorie, si la restriction calorique s’appliquait à l’homme comme au rongeur, notre espérance de vie en bonne santé est de 120 ans. Le hic, c’est que la restriction calorique demande non seulement une ascèse invivable mais que ses effets semblent limités chez l’homme. 42 BILAN MÉDICAMENTS PROMETTEURS Les recherches sur des molécules se multiplient. L aidant, les chercheurs vont développer, à partir de 2000, des médicaments reproduisant les effets les plus probants de la restriction calorique. La compréhension des effets de la restriction calorique sur les mitochondries, les centrales énergétiques de la cellule, ou sur la production d’insuline vont conduire à la création de diverses biotechs comme LifeGen, BioMarker Pharmaceuticals, GeroTech ou Eukarion. Elles tentent de développer des molécules comme la 2DG qui diminue la température et la production d’insuline chez le mammifère (mais se révélera toxique pour le cœur), la mannoheptulose, un sucre qu’on trouve dans l’avocat qui réduit l’insuline, ou encore la metformine, déjà utilisée pour le diabète. Nir Barzilai vient d’obtenir que la FDA, l’autorité du médicament aux Etats-Unis, accepte le premier essai clinique jamais pratiqué chez l’homme avec cette metformine pour traiter le vieillissement, en dépit que ce ne soit pas une maladie. L’an prochain, 3000 personnes âgées de 70 ans vont tester ce médicament pendant cinq ans pour voir si, comme dans le cas des diabétiques, il augmente l’espérance de vie de 15%. Une première qui en annonce d’autres. Professeur à l’Université Tufts à Boston, Ronenn Roubenoff dirige les recherches sur les désordres liés à l’âge chez Novartis depuis 2009. En décembre dernier, une équipe dirigée par son collègue Joan Mannick a rendu compte des résultats d’un essai de la rapamycine pour booster la réponse de personnes âgées à une vaccination contre la grippe. Ce médicament pourrait aussi inverser d’autres effets du vieillissement. «La rapamycine cible une enzyme appelée mTOR qui est le principal thermostat de la cellule. En la modulant, on peut obtenir une réduction de la production d’énergie, comme dans le cas de la restriction calorique», explique le chercheur. Découverte sur l’île de Pâques en 1964 par une équipe de l’Université McGill, la rapamycine est aujourd’hui utilisée pour bloquer le rejet immunitaire lors de transplantation d’organes. En 2009, trois laboratoires américains rapportent dans Nature LA RÉVOLUTION SILENCIEUSE En fait, la révolution silencieuse a déjà commencé. Dans le monde, l’espérance de vie moyenne est passée de 46,6 ans en 1950 à près de 70 ans aujourd’hui. Naturellement, cela recouvre de grandes disparités entre la Sierra Leone, où l’espérance de vie est limitée à 44 ans, et le Japon, où elle dépasse 82 ans. Mais la direction est la même pour tous. En Europe de l’Ouest, l’espérance de vie est passée de 45 ans en 1900 à plus de 80 aujourd’hui. Et nous continuons de gagner environ un an tous les quatre ans. Jusqu’à quand? Y a-t-il une limite ultime, quelque part vers les 122 ans atteints par Jeanne Calment, qui soit indépassable? Et, question subsidiaire, vivrons-nous de 80 à 120 ans à force d’acharnement thérapeutique comme des grabataires, qui plus est frappés de démence sénile? La réponse apportée à ces questions par la recherche en sciences de la vie est de plus en plus négative. Certes, il n’y a ni pilule de l’immortalité ni élixir de jouvence. Mais les recherches sont passées des marges de la science à son centre au cours des dernières années. Comme l’observe Astrid Stuckelberger, chercheuse à l’Institut de santé globale de la Faculté de médecine de l’Université de Genève, «la psychologie comportementale a commencé par changer notre vision du vieillissement avec la notion de better aging dans les années 1980. Puis la décennie suivante a vu l’apparition de la médecine anti-âge, dont l’objectif est de ralentir le vieillissement.» 19 AOÛT 2015 ILS AGISSENT POUR FAIRE DE LA VIEILLESSE UNE MALADIE QUI SE SOIGNE PHOTOS: SOFIE DELAUW/CHIP SOMODEVILLA/GETTY IMAGES, ALAIN HERZOG/EPFL - Ci-dessus: Le raisin contient une molécule, le resvératrol, qui a un effet revigorant sur les muscles. - A gauche: Calico, créé par Google et dirigé par Arthur Levinson (tout à g.), veut étendre l’espérance de vie à plus de 100 ans. - A droite: A l’EPFL le professeur Johan Auwerx concourt pour le Longevity Prize de Palo Alto. W W W. B I L A N .C H BILAN 43 DOSSIER LE BUSINESS DE L’IMMORTALITÉ que cette molécule a clairement étendu la vie de souris en agissant sur ces mTOR. Cette étude fait partie d’un programme du National Institute on Aging, qui teste discrètement des médicaments anti-âge depuis 2003. Ils ont par exemple montré que l’aspirine augmente de 12% l’espérance de vie de souris. Avec la rapamycine, les chercheurs constatent un gain de 28% chez les souris mâles et de 38% chez les femelles. Toutefois, la puissance de la rapamycine et sa toxicité laissent nombre de chercheurs sceptiques sur son emploi chez l’homme. Ronenn Roubenoff reconnaît lui-même que si le bon dosage est trouvé, il restera la question de savoir à quel âge commencer le traitement pour qu’il soit efficace. MIEUX SE NOURRIR Resvératrol, grenade et bimagrumab font des prodiges. L , qui ont aussi envahi le champ de la recherche anti-âge, pensent que les nutriments d’origine naturelle sont moins toxiques – on les mange déjà – que les médicaments. Le plus prometteur de ces nutriments anti-âge a longtemps été le resvératrol, que l’on trouve dans la peau du raisin. En 2003, un professeur de Harvard, David Sinclair, découvre que cette molécule est non seulement un antioxydant mais un moyen de protéger l’ADN de l’instabilité générée par le vieillissement. Après que son équipe eût montré que des levures évoluant dans un milieu enrichi de resvératrol gagnent 70% d’espérance de vie, il fonde Sirtris Pharmaceuticals pour développer cette molécule. L’entreprise sera rachetée en 2008 pour 720 millions de dollars par GlaxoSmithKline. A l’EPFL, un chercheur connaît à fond l’aventure du resvératrol. Professeur titulaire de la chaire Nestlé, Johan Auwerx publie, en 2006, un article qui étend les 44 BILAN découvertes de David Sinclair aux mammifères. Il met en avant l’effet revigorant du resvératrol montrant que les muscles de ses souris de laboratoire se sont remodelés de la même façon que si elles avaient fait beaucoup d’exercice. «La prise de resvératrol pousse les mitochondries à brûler des graisses stockées de même qu’à la formation de nouvelles mitochondries», explique-t-il. Le resvératrol entrera cependant dans une suite de polémiques scientifiques, si bien que sa commercialisation sous forme de médicament anti-âge se fait encore attendre. Dans le même temps, l’intérêt du professeur Auwerx s’est déplacé vers d’autres composés naturels, dont un extrait de la grenade. Il semble avoir une action sur la dégénérescence musculaire, comme devrait le confirmer une publication très prochaine. Avec un autre ingrédient, Johan Auwerx vient aussi d’entrer en compétition dans le Longevity Prize de Palo Alto. Ce prix de 1 million de dollars à la première équipe scientifique qui sera capable de prolonger de 50% la vie de mammifères. Trente équipes appartenant à la crème de la science mondiale se le disputent.Une des voies envisagées est de traiter la sarcopénie. Dès 30 ans, on observe, en effet, une dégénérescence musculaire de 3 à 8% par décennie qui accélère à 10% par décennie après 60 ans. Or diverses études ont montré que le maintien de la masse musculaire joue un rôle protecteur contre toutes sortes de pathologies liées à l’âge. C’est ce que Nir Barzilai appelle le dividende de la longévité. Novartis s’intéresse aussi à traiter la sarcopénie. L’entreprise travaille sur un anticorps monoclonal expérimental baptisé bimagrumab qui augmente la masse musculaire. En l’espèce, cet anticorps empêche l’effet de la myostatine qui limite la croissance musculaire des mammifères. La vache de race blanc bleu belge doit son énorme musculature à la faible production de cette molécule par son génome. Chez l’homme, au contraire, notre évolution a conduit à limiter la croissance musculaire. «Son effet est actuellement démontré en phase 3 chez des patients atteints d’une maladie rare, la myosite à inclusion, mais LES MICROSPHÈRES DE PB&B PB&B, une jeune pousse lausannoise de MedTech, est caractéristique de l’invasion de la technologie dans le marché de l’esthétique. Encore en phase de recherche, la start-up, lauréate du concours Best Swiss Hightech Startup 2015, développe des microsphères qui relâchent de la graisse organique, augmentant ainsi le volume des tissus adipeux et réduisant par le même biais les rides. «Nous sommes constamment sollicités par des médecins car leur clientèle, à qui l’on propose les mêmes produits depuis des années, veut de nouvelles techniques», indique Sergio Klinke, cofondateur de PB&B. La start-up vaudoise envisage de se développer à l’étranger, par exemple en Angleterre, pays qui rembourse une partie des frais de chirurgie esthétique car le mal-être physique y est considéré comme un problème sociétal. aussi en phase 2 pour des patients après une opération de la hanche, ainsi que pour la sarcopénie», révèle Ronenn Roubenoff. Le fait que de grandes entreprises comme Novartis ou Nestlé s’attaquent au vieillissement de manière systémique fait beaucoup pour crédibiliser les recherches dans ce domaine. Reste que, comme l’observe Mark Fishman, le directeur de la recherche de Novartis, à côté de l’approche holistique du vieillissement, les progrès les plus rapides devraient avoir lieu dans ce qu’il appelle les pièces de rechange du corps humain. Dans son best-seller La mort de la mort, le chirurgien et serial entrepreneur français (Doctissimo, DNA Vision) Laurent Alexandre dresse un état des lieux impressionnant des progrès récents des sciences de la vie. Il voit le cancer devenir une maladie chronique avec le développement de la médecine personnalisée associant diagnosticmoléculaireetmédicamentsurmesure. Il faut dire que les progrès s’accélèrent. Rien qu’au cours d’une semaine de juillet dernier, des chercheurs de l’Université 19 AOÛT 2015 LA LONGÉVITÉ PROMISE À UN BEL AVENIR L’ESPÉRANCE DE VIE DÉPASSE LES 80 ANS EN SUISSE MONDE: UNE EXPLOSION DE CENTENAIRES ÉVOLUTION DE L’ESPÉRANCE DE VIE MOYENNE À LA NAISSANCE Femmes Hommes 84,8 80,5 80 75 400% 300% 70 200% 65 60 100% 55 0 50 0-64 65+ 85+ 100+ Evolution de la population mondiale par groupes d’âge entre 2005 et 2030. 45 40 1900 1920 1940 1960 1980 2000 2013 CE QUI NOUS TUE ENCORE DEUX FOIS PLUS D’OCTOGÉNAIRES QU’AVANT PRINCIPALES CAUSES DE MORTALITÉ EN SUISSE, 1980/2012 ÉVOLUTION PRÉVUE DU TAUX DE PERSONNES DE PLUS DE 80 ANS EN SUISSE Hommes Femmes Total 13,4% 12% 11,9% 10,4% 9% 6% En 1980 +80 ans 5,1% 4,2% 3,4% 3% 0 1980 +90 ans 1990 2000 2010 2020 2030 2040 2050 2060 Maladies cardio-vasculaires Tumeurs Appareils respiratoires Accidents et violences Appareil digestif Métabolisme et sang Suicides Système nerveux Infections Psychisme Autres LA SUISSE, PÔLE D’EXCELLENCE DANS LA LUTTE ANTI-ÂGE Beaulieu Geneva Age Management Center Champel EPFL (Lausanne) Le professeur Johan Auwerx concourt pour le Longevity Prize: des ingrédients naturels retarderaient le vieillissement musculaire. Clinique La Prairie Clarens-Montreux Campus Biotech (Genève) Le docteur Astrid Stuckelberger fait autorité en Europe dans la médecine anti-âge. Novartis (Bâle) Parmi les travaux du géant pharmaceutique: un anticorps qui augmenterait la masse musculaire et un immunosuppresseur qui ralentirait le vieillissement. Matignon Lausanne Neuchâtel Nyon Sion Vevey Clinique de Genolier Nescens Genolier Lausanne 33,8% 26,6% 7,3% 6,1% 5,4% 4,1% 4,0% 2,8% 1,6% 1,2% 7,1% LE CHIFFRE LES CLINIQUES AC Immune (Lausanne) La biotech teste un médicament qui serait efficace pour traiter la maladie d’Alzheimer. Maladies cardio-vasculaires Tumeurs Psychisme Appareils respiratoires Système nerveux Accidents et violences Appareil digestif Métabolisme et sang Suicides Infections Autres CES CENTRES QUI ŒUVRENT POUR RALENTIR LE VIEILLISSEMENT LA RECHERCHE En 2012 48,3% 24,1% 5,6% 5,6% 3,8% 2,7% 2,7% 1,4% 0,7% 0,4% 4,7% 7000 C’est le coût, en dollars, des soins aux centenaires lors de leurs deux dernières années de vie, pour le système de santé américain. Soit trois fois moins que pour les personnes décédant entre 60 et 70 ans. Ce phénomène est appellé le dividende de la longévité. Sources: OFS, Département des affaires économiques et sociales des Nations-Unies W W W. B I L A N .C H BILAN 45 DOSSIER LE BUSINESS DE L’IMMORTALITÉ de Washington ont exposé une membrane imprimable en 3D qui s’enfile comme une chaussette autour du cœur pour remplacer les pacemakers. La thérapie génique, consistant à remplacer un gène défectueux, a rendu la vue à des aveugles lors d’un essai mené à l’Université de Pennsylvanie et restauré l’ouïe de souris dans le cadre d’une collaboration entre Harvard et l’EPFL. Last but not least, AC Immune, une start-up de l’EPFL partenaire de Roche est entrée dans la dernière phase d’un essai clinique particulièrement prometteur pour traiter la maladie d’Alzheimer. Biogen, Novartis et Eli Lilly développent aussi des thérapies pour lutter contre cette maladie qui risque autrement de prendre des proportions épidémiques avec le vieillissement de la population. Derrière, la thérapie cellulaire commence à livrer ses promesses avec l’impressionen3Ddestructuresbiodégradables servant de squelette à des cellules souches susceptibles de se spécialiser en organes de remplacement. DOCTEUR GOOGLE La Silicon Valley finance le rêve d’éternité et de transhumanisme. U créée en mars 2014 par J. Craig Venter, le généticien qui le premier avait séquencé son génome en 2000, encapsule nombre de ces progrès. Baptisée Human Longevity, elle entend séquencer 40000puis100000génomeshumainsainsi que leurs microbiomes et leurs phénotypes (les caractéristiques observables d’une personne) pour créer une gigantesque base de données capable de révéler les interactions du vivant qui conduisent au vieillissement et aux maladies associées. Avec son ordinateur Watson, IBM a aussi cette approche big data dans le domaine du cancer. Enfin, Google a hissé la lutte anti-âge 46 BILAN à un degré de priorité encore jamais atteint en fondant Calico en 2013. Pour diriger cette société, les fondateurs de Google, Larry Page et Sergey Brin, ont recruté une étoile de la Silicon Valley: Arthur Levinson, ancien CEO de Genentech, la filiale biotech de Roche, et président d’Apple depuis 2000. Il a emmené chez Calico une autre star de Genentech, Hal Barron, chef de la recherche médicale, et Cynthia Kenyon, la découvreuse des gérontogènes. Calico veut combattre le vieillissement et étendre l’espérance de vie à plus de 100 ans. Depuis sa fondation, la firme a multiplié les partenariats spectaculaires dotés de centaines de millions de dollars. Mais Calico se profile aussi comme le centre névralgique de la recherche de pointe dans le transhumanisme. Ce mouvement prône un usage radical des technologies afin de lutter contre la maladie, le vieillissement et la mort. Tout se passe, en effet, comme si l’immortalité constituait désormais le nouveau défi de la Silicon Valley. Cela semble farfelu mais ça ne l’est plus en regard des personnalités impliquées et des sommes LE PROJET AVATAR Aujourd’hui, l’immortalité apparaît comme l’ultime rêve de ceux à qui l’argent a tout offert. Le milliardaire russe Dmitri Itskov, 31 ans, a créé en 2011 une organisation «Initiative 2045» qui a pour but de prolonger la vie humaine. Cet entrepreneur actif dans les médias internet s’est adressé aux quelque 1500 riches de la liste établie par Forbes afin qu’ils participent financièrement à ses recherches. Le projet «Initiative 2045» entend créer un cerveau artificiel où un esprit humain pourrait être implanté. A partir de ce système, l’esprit serait ensuite capable de contrôler un hologramme humanoïde. A l’horizon 2020, le projet prévoit de déboucher sur un robot humanoïde commandé par le cerveau. En 2045, l’être humain devrait être en mesure d’éviter la mort en étant transféré dans cet «avatar» immortel qui accueillerait son esprit. Dmitri Itskov déclare avoir déjà embauché une trentaine de scientifiques. investies. Cette cause magnétise les entrepreneurs qui ont fait la réputation de la vallée, comme le cofondateur de PayPal, Peter Thiel, ou le fondateur d’Oracle, Larry Ellison. Toutes ces évolutions rendent l’espérance de vie à 120 ans et en bonne santé à portée de main, selon le pronostic de l’ensemble des chercheurs interviewés. «Mais pour aller au-delà, il faudra envisager des transgressions biologiques majeures», insiste Laurent Alexandre. Celles que prône le mouvement transhumaniste parti de la Singularity University. Trois approches se distinguent dans ces recherches sur l’«immortalité». Le scientifique britannique Aubrey de Grey est le principal représentant de l’approche biologique.DirecteurderechercheàlaFondation Methuselah, il propose de développer un moyen de régénérer les tissus cellulaires permettant de rajeunir. Directeur de l’ingénierie chez Google et professeur au MIT, Ray Kurzweil travaille, lui, sur l’idée de transférer l’esprit humain dans un ordinateur comme dans le film Transcendance. Enfin, le professeur de cybernétique britannique Kevin Warwick développe le modèle de l’homme-machine vu dans les films de la série Terminator (1984). Il a déjà démontré qu’un ordinateur peut obéir directement au système nerveux humain. Ces perspectives représentent aussi d’énormes opportunités d’investissement. Les marchés des nanotechnologies et de la biologie de synthèse devraient respectivement représenter 3000 et 10 000 milliards de dollars à l’horizon 2025, selon McKinsey. Un pactole qui attire aussi une armée de charlatans, comme le souligne Laurent Alexandre. Cela devrait rester provisoire. Converties à la médecine anti-âge, les grandes institutions mettent un peu d’ordre et surtout beaucoup de science dans cette ruée vers l’«immortalité». L’EPFL prépare une chaire pour évaluer scientifiquement les effets des compléments alimentaires répandus dans ce far west. Peut-être l’embryon d’une bioéthique qui, comme celle de Margaux, ne se souciera pas seulement de l’hyperlongévité mais de ses conséquences. 19 AOÛT 2015 «NOUS SOMMES À L’AUBE DE PROGRÈS COLOSSAUX» Frédéric Saldmann, spécialiste de la médecine préventive à l’Hôpital européen Georges Pompidou à Paris, donne des conseils pour éviter de nombreuses maladies et se soigner différemment. Dans votre best-seller «Prenez votre santé en main», vous allez à l’encontre des chercheurs qui prédisent l’immortalité grâce à la science. Pour vous, il s’agit surtout d’améliorer son hygiène de vie pour prolonger son existence? PHOTO: PHILIPPE MATSAS/OPALE/LEEMAGE Oui, je pense qu’on peut faire beaucoup de chose pour augmenter son espérance de vie en bonne santé avec des moyens très simples. On a au fond de nous-même des moyens d’autoguérisons extrêmement puissants. Par exemple, si vous faites 30 minutes d’exercice physique par jour sans vous arrêter, vous diminuez de 40% les risques de cancers, d’Alzheimer et autres maladies cardiovasculaires. Et 30% de calories en moins, c’est 20% de vie en plus. Vous préconisez aussi de modifier notre perception du temps? Une des choses qui réduit la perception de la vie, c’est la routine. Si vous faites toujours la même chose, vous aurez l’impression que votre vie défile. Si vous vous mettez un peu en danger, vous allez sécrétez des hormones du bonheur. Et le bonheur augmente l’espérance de vie en bonne santé ! Dans votre livre, vous dites que vous W W W. B I L A N .C H serez encore témoin d’une révolution médicale, celle de rendre les cellules mortelles, immortelles? Je suis en train de faire des travaux de recherche sur un petit rongeur qui vit en Afrique de l’Est, le rat-taupe nu qui a une longévité exceptionnelle, près de 30 ans, soit environ cinq fois plus qu’une souris. En plus, il résiste à tout: aux maladies cardio-vasculaires, à Alzheimer et même aux cancers. C’est comme si nous vivions 500 ans en bonne santé. Puisque l’on partage 99% de gènes en commun avec le rat-taupe nu, il suffit de percer son énigme pour faire un bon colossal dans la longévité en bonne santé. L’immortalité sera-t-elle réservée à une élite intellectuelle ou financière? Je souhaite que l’immortalité soit à la portée de tous, mais je crains que les progrès considérables de la médecine ne soient accessibles qu’aux plus nantis. C’est déjà le cas avec les nouvelles médecines régénératives. Elles sont très coûteuses et ne sont plus prises en charge par les caisses publiques. Et la question de la surpopulation? Est-ce que les êtres humains devront arrêter de procréer? Dans combien de temps pourrons-nous vivre jusqu’à 150 ans? Mon inquiétude, ce n’est pas la surpopulation, mais la sous-population mondiale. Il y a de plus en plus de risques de pandémie par virus dans les années à venir. Il suffit qu’un virus mute un petit peu… Je pense plutôt que nous vivrons bientôt jusqu’à 120 ans et non pas 150. Nous sommes à l’aube de faire des progrès colossaux. En tuant la mort, ne risque-t-on pas de tuer le rêve, la transmission, le désir? On trouvera d’autres sources de bonheur. Les gens auront plusieurs vies, plusieurs mariages et plusieurs métiers. Nous avons déjà fait un tel bond en longévité en un siècle que nous «30% DE CALORIES avons déjà changé plusieurs fois EN MOINS, C’EST de modèle de société. Qu’en-sera-il des questions de société, comme par exemple l’âge de la retraite si l’on vit jusqu’à 120 ans? Une étude a démontré que plus on prend tôt sa retraite, plus on risque Alzheimer. Donc la retraite n’est définitivement pas bonne pour la santé. Si on n’arrive plus à la financer, on créera de nouveaux modèles sociétaux et ce n’est pas plus mal. 20% DE VIE EN PLUS. ET LE BONHEUR AUGMENTE L’ESPÉRANCE DE VIE EN BONNE SANTÉ» Et vous-même, vous vous souhaitez une vie jusqu’à quel âge? Le plus longtemps possible! BILAN 47