La Cappadoce en hiver

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La Cappadoce en hiver
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Évasion: la Cappadoce en hiver
La chronique du Dr CN
Gastronomie: le Laurie Raphël Montréal
Piège de sang - Quatrième chapitre
Cuisine santé
QUALITÉ
DE VIE
Photos originales: Dr Claude Garceau
ISTANBUL ET LA TURQUIE
PAR CLAUDE GARCEAU, MD
[email protected]
SPÉCIALISTE EN MÉDECINE INTERNE, HÔPITAL LAVAL À QUÉBEC
LA CAPPADOCE
EN HIVER
L’hiver 2007 aura été vu comme le premier de ceux qui n’en furent pas un. Il
pleuvait en ce 15 janvier 2007. Le 21e
siècle sera chaud, trop chaud. Si la neige
a fui mon coin de pays, je voulais la trouver en Anatolie. Je sais qu’elle est là…
Mais d’abord, une petite escale à Istanbul. Le seul nom de cette ville évoque
l’Orient, le Bosphore qui luit la nuit, les
minarets, le charme d’une ancienne
reine qui brille encore de lueurs
déchues. Mais avant, le travail comme
prélude au plaisir. Je suis ici pour les incrétines dans le diabète. Comment vous
expliquer les incrétines? Le corps est
bien fait. J’ai faim, je suis près du grand
bazar d’Istanbul, je succombe à un
baklava bien dégoulinant. Dès que les
toutes premières molécules atteignent
l’intestin, un message chimique puissant passe du sang vers le cerveau. L’effet des incrétines, chez l’individu
normal, tempère et corrige les excès: le
centre de la satiété est stimulé, la faim
est coupée et le pancréas sécrète
vigoureusement de l’insuline pour
baisser cette glycémie, qui est en montée vertigineuse. Mais dans mes voyages
et dans ma vie, je suis comme les diabétiques. Mes incrétines sont bien
basses et je finirai calmement ce plaisir
sucré sans culpabilité en sirotant ce
petit café turc, tout plein de cette douce
amertume que je recherche tant.
Comment vous expliquer maintenant
Istanbul? D’abord, deux folies d’architectes... Sainte-Sophie, la cathédrale,
et, lui faisant face, la mosquée bleue
avec ses minarets pointés vers le ciel.
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Un monde musulman triomphant pendant plus de cinq siècles, mais si magnanime dans sa victoire qu’un sultan
ému par les mosaïques de Sainte-Sophie
interdira la destruction des images des
empereurs, de Jésus, de Marie et des
saints. Un accommodement plus que
raisonnable lorsque l’on sait qu’on ne
peut même pas représenter Allah dans
cette partie du monde.
***
Seul, libre de mes mouvements, je me
laisse dériver langoureusement, faisant
ici et là des escales au hasard des rencontres. Gilles, mon guide, m’amène rencontrer son «pote», le maire islamiste du
village, en plein conseil municipal. Sous
le regard menaçant d’un portrait
grandeur nature d’Atatürk, le sauveur de
la nation moderne turque, le maire interrompt les conversations avec les hommes
d’affaires présents et m’offre un thé bien
bouillant. Croyez-vous que la mairie de
Québec ferait de même pour un Turc en
visite à Québec, en plein mois de janvier?
Enfin, Istanbul, c’est aussi le grand bazar.
Mille échoppes couvertes de soie, d’or et
de tapis volants. Un dédale millénaire. J’y
ai trouvé une libraire; deux heures de bonheur à discuter d’architecture, de
musique, du temps qui passe et de la
beauté des pages couvertes d’encre. Il est
16 h 50, je dois payer mes quatre kilos
de livres. Ma carte Visa bloque… Je suis
le seul client en cette fin de janvier. J’appelle ma banque à Montréal. Oui, je suis
bien à Istanbul. Oui, j’ai fait des folies,
des livres, encore des livres…
Une mosquée est toute proche... Je suis
presque parvenu à convaincre l’agent de
Visa de payer la libraire, mais l’appel à la
prière retentit tout à côté; j’entends rire
tout Montréal. Comment convaincre que
ce n’est pas une arnaque et que je suis
bien près du grand bazar à Istanbul?
***
J’ai fini mes fonctions protocolaires au
Hilton. La vraie vie commence alors. Un
vol m’attend pour la Cappadoce. Dans
l’avion, aucun touriste, sauf une Japonaise, bien perdue sans son parka
d’hiver et en baskets de toile. Je me suis
total, et l’air est d’un silence oppressant. Ce néant à 2 h du matin, c’est une
véritable
déprivation
sensorielle.
Soudain, je sens une petite vibration, et
c’est parti mon kiki… Je me dis que
c’est sûrement une secousse sismique.
Le grand tremblement de terre s’en
vient. Cette grotte sera mon tombeau. Je
vais rester pris vivant, dans ce grand
trou à rats, et personne ne saura me
trouver parmi les dizaines de grottes de
cette partie de la vallée. Piteusement, je
vais passer les dernières heures de la
nuit assis, à grelotter sur le bord de la
porte entrouverte pour découvrir, au
matin, que ce petit tremblement de
terre n’était autre que le compresseur
qu’on avait démarré pour amener l’eau
chaude jusqu’à la chambre…
offert un petit fantasme: cinq jours, seul,
en Cappadoce. C’est cette région centrale de la Turquie où les Grecs orthodoxes ont vécu en communauté pendant
plus de 1 000 ans dans des habitations
troglodytes. On y trouve des dizaines de
vallées sculptées par l’érosion ou par la
main de l’homme. Les chrétiens y ont
trouvé refuge. Bien protégés, vivant de
Dieu, du soleil, d’orge et de vin, ils ont
laissé des fresques célébrant un monde
centré sur le partage et la Bible. Pendant
plus de 500 ans, ils ont été sous la
tolérante tutelle des sultans. Puis, une
fracture s’est faite au début du 20e
siècle. Une guerre entre les Grecs et
l’empire ottoman a conduit à un ethnic
cleansing. Les Grecs en Grèce et les
Turcs en Turquie. La Cappadoce est devenue exsangue de son âme…
Le camion Mercedes m’amène péniblement vers l’hôtel. Les pneus d’hiver, ici,
on ne les connaît pas; il aurait fallu des
chaines pour monter la côte menant au
village. Les chambres sont de véritables
petites grottes transformées en lieux
habitables, d’un romantisme fou. J’ai la
douche et l’électricité, mais seul dans
mon repaire à la Ben Laden, j’angoisse.
Les lumières éteintes, tout est d’un noir
En 50 heures de voyage avec Gilles,
nous aurons bien d’autres moments mémorables comme celui-là. Il m’explique
sa passion des chevaux, surtout ceux de
Géorgie. Il m’explique que Cappadoce
veut dire, en fait, «le pays des beaux
chevaux». Il m’emmènera visiter un petit
coin de son intimité (une marque de confiance que je ne voudrais pas trop trahir).
Nous allons voir sa fermette. L’écurie se
love au cœur d’une vallée abritée par de
longues coulées de neige. Des poulains
vraiment magnifiques caracolent. Nous
entrons. Un chien berger anatolien
monte la garde, menaçant avec son collier bardé de longues pointes de fer (afin
que le loup, qui attaque généralement le
chien au cou, s'y crève les yeux…). Une
amie française vit là, semi-recluse
depuis plusieurs années. Elle semble
beaucoup plus en communion avec les
animaux qu’avec les hommes. Elle mars / avril 2008 Santé inc. 47
ÉVASION
me parle d’un virus qui affecte sa ménagerie depuis quelques semaines.
D’abord, des poules qui toussent, puis
les chiens pris de frissons incontrôlables,
les chats qui ne se nourrissent plus et,
enfin, son étalon avec la morve au nez…
Après avoir ausculté les poumons du
cheval malade, on prend encore un petit
thé pour écarter le froid mordant dans la
maison, qui n’est pas chauffée. Mais le
coup de grâce (en voyage il faudrait toujours reléguer la médecine dans un coin
obscur de l’aire limbique): elle m’annonce que, dans la vallée, deux jeunes
filles sont mortes hier d’une congestion
pulmonaire bien mystérieuse…
Les jours suivants, nous irons visiter
d’autres vallées magiques. La neige est
tombée mollement et tout est d’un blanc
immaculé. Des hommes, pendant
plusieurs siècles, ont creusé des villes
complètes dans les parois rocheuses.
L’érosion du vent a créé des excroissances en forme de champignons gigantesques. En marchant lentement, Gilles
me fait découvrir des églises aux
fresques naïves. Je reconnais évidemment, sur la roche rougeâtre, la dernière
cène, et aussi le baiser de Judas. Mais
Gilles, le musulman, m’étonne quand il
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désigne saint Georges tuant le dragon.
Puis, nous marchons près d’une heure
le long d’une rivière gelée. Nous grimpons, et à 50 mètres au-dessus de l’eau,
dans la pénombre, nous pénétrons dans
une autre église sculptée qu’il n’a jamais visitée, en raison des efforts à
fournir dans la canicule d’été et de
l’isolement en hiver. Pourquoi donc m’at-il amené si loin? Déçu, je laisse mes
yeux s’habituer à la pénombre. Il y a
plus de 500 ans, des mains ont dessiné
une scène sauvage et mystérieuse. Un
homme nu galope sur un cheval et, à ses
pieds, des têtes d’hommes. Gilles le
musulman reconnait là la représentation
des 13 tribus perdues d’Israël. J’en ai le
souffle coupé. Il vogue si facilement
entre les traditions chrétiennes et
musulmanes! Et je ne me sens que
comme un petit Québécois avec des
racines de cabane à sucre...
Cette nuit, nous irons au caravansérail
sous la pleine lune. Les derviches
tourneurs danseront en de lents mouvements giratoires, rotation toujours dans
le même sens, une main tendue vers le
Dieu du ciel et l’autre, vers le diable de
la terre. En chacun de nous, la vie et la
mort. Sous les arcades du caravansérail,
on n’entend que les chants sombres et
les froissements des longues tuniques
blanches des danseurs, et parfois s’immiscent les échos du vent qui souffle
dans la plaine glacée.
Pendant 96 heures, en Anatolie sous la
neige, deux mondes se sont rejoints
brièvement en grelottant autour d’un
braséro. Rencontre entre deux civilisations qui ont les mêmes racines.
L’espace d’un instant, les minarets, le
chant du muezzin, le petit coup d’ouzo
interdit, la sagesse des derviches, les
belles fesses des danseuses du ventre et
les monts Taurus recouverts d’un linceul
blanc sauront me redonner le bonheur.
EN TERMINANT…
Istanbul fait partie maintenant des
grandes capitales touristiques de l’Europe et est reliée par des vols quotidiens
à plusieurs grandes villes. Les quartiers
modernes soutiennent la comparaison
avec ce qui se fait de mieux en Europe,
mais le dépaysement est tout près au
grand bazar et dans les quartiers près de
Sainte-Sophie. Cuisine aux points de
convergence de plusieurs influences.
Visitez la Cappadoce au printemps ou en
été: à pied ou à cheval, il faut se perdre
dans ces vallées pendant des heures,
ivre de grands espaces. ⌧