Analyse des stratégies des entreprises de manutention portuaire

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Analyse des stratégies des entreprises de manutention portuaire
Analyse des stratégies des entreprises de manutention portuaire dans
le secteur des produits en vrac et breakbulk en Europe
La synthèse reprend les principaux éléments d’un rapport de recherche réalisé en 2015 pour la Fondation
Sefacil, mené dans le cadre du volet sur « les filières et les systèmes de transport : transition vers une
économie verte » de l’Opération de Recherche Stratégique et Incitative sur les enjeux logistiques et de
transport des nouvelles pratiques de distribution et de production (ORSI LoProDi).
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Auteurs : Romuald LACOSTE (CEREMA) et Corinne BLANQUART (IFSTTAR, AME-SPLOTT).
Complexité de l'objet d'étude : la diversité des marchandises, des organisations de marché et des
terminaux
Les travaux menés jusqu'à présent (Vigarié, 1997) (Robinson, 2002) (Slack, 2007) (Lavaud-Letilleul, 2007)
(Notteboom, 2010) se sont essentiellement focalisés sur les acteurs de la conteneurisation. La présente
contribution porte en revanche sur le secteur des produits en vrac et du breakbulk et poursuit des recherches
antérieures (Lacoste 2013).
Plusieurs éléments tendent à caractériser les échanges de produits en vrac qui constituent un vaste marché, où
quelques grandes familles de produits sont responsables de la majeure partie de l'activité. Une des difficultés
est que ces grands marchés côtoient un très grand nombre d’autres produits échangés en quantités plus
modestes. Par ailleurs, si les échanges sont dans l'ensemble très dynamiques, ils sont marqués par des
variations régionales parfois importantes : ainsi, en Europe les vracs liquides transformés profitent d’une
demande accrue depuis plusieurs années tandis que les vracs secs sont toujours irréguliers (produits
agricoles) ou stables (minerais). Enfin, les organisations de marché (relations acheteurs / vendeurs, type de
contrats, etc.) sont particulières à chaque matière première ou groupe de produits et conditionnent la place et
le rôle des intervenants de la chaîne logistique, dont la manutention est partie intégrante.
Les vracs représentent une part significative du tonnage manutentionné par les ports européens. Sur les 2.3
milliards de tonnes ayant transité par les 71 ports européens majeurs en 2012, 36 % relevaient des vracs
liquides et 19 % des vracs secs (ESPO, 2012). Sur la rangée Nord-Europe, la part des trafics de produits en
vrac (hors breakbulk) varie ainsi de 90% pour Amsterdam à 60% - 65% pour Rotterdam, Le Havre,
Dunkerque, et de 20 à 30 % pour Hambourg et Zeebrugge.
L’analyse des données indique une concentration des flux de vracs sur quelques ports :
•
qui bénéficient de zones industrialo-portuaires puissantes. Il est à noter que ces zones peuvent être
diversifiées ou au contraire spécialisées autour d’un cluster d’activités comme la sidérurgie, la
pétrochimie ou l’agro-industrie ;
•
qui captent les investissements en outils industriels et énergétiques très spécifiques comme les
terminaux d'importation de gaz naturel liquéfié par exemple ;
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qui desservent un bassin agricole ou industriel d’importance nationale ;
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qui offrent des dessertes massifiées vers l'hinterland.
Cette concentration laisse toutefois la place à des trafics dispersés sur un très grand nombre de ports
généralistes ou spécialisés, de grande taille ou de très petite taille. Plus que dans le secteur de la manutention
du conteneur, on assiste toujours ici à une forte diversité des points de passage portuaire, en lien étroit avec la
localisation des industries en zone littorale et avec la faible extension des hinterlands.
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Figure 1. Opération de manutention sur un vraquier au port de Nantes Saint-Nazaire (Cerema, 2014).
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Des stratégies marquées par trois facteurs, à trois échelles de temps
Les variations saisonnières et climatiques ont des effets potentiellement importants sur le niveau d'activité
des entreprises portuaires qui manutentionnent et stockent les produits agricoles et énergétiques.
Par contraste, les stratégies des firmes industrielles nécessitent généralement plusieurs années pour imprimer
leurs effets sur l'activité portuaire. Un certain nombre d’arbitrages conditionnent alors l'activité des
terminaux portuaires :
•
La localisation des sites de production et notamment leur position littorale ou continentale, ainsi que
les risques de délocalisation et les opportunités de relocalisation.
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La taille des sites de production qui détermine les volumes des approvisionnements.
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La place des sites de production dans la chaîne de valeur du produit qui définit les modalités de leur
interdépendance, les types de flux entrants et sortants, les paramètres de concurrence auxquels ces
sites sont soumis (degré de transformation des matières premières, fabrication de produits de
spécialité ou de produits faiblement différenciés, etc.).
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Le niveau d'intégration de ces sites de production dans une filière internationale qui conditionne
l’intensité des échanges avec l'extérieur. On peut ajouter ici le degré de substitution des matières
premières et les variations régionales de prix qui influencent le type de produit réceptionné et le
niveau des importations (versus des apports en ressource locale).
Enfin, les politiques nationales et régionales dans les domaines économique et environnemental, sont
caractérisées par des mécanismes de mise en œuvre à l’échelle de plusieurs dizaines d'années. La politique
environnementale de l'Union européenne est un facteur décisif de l'évolution de l'activité des entreprises de
manutention de matières premières. Elle repose sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre aux
horizons 2020, 2030, 2050. Cependant des contextes nationaux peuvent exprimer des contre-tendances
(ainsile renforcement de la production électrique à base d’énergie fossile en Allemagne). D'autre part, la
politique européenne repose sur un soutien financier à l'innovation. Ainsi, les générations technologiques se
suivent à un rythme soutenu et la pertinence des ports dans les organisations logistiques n'est pas
systématiquement assurée.
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Quatre axes stratégiques de diversification des entreprises de manutention portuaire
Face à ces facteurs, les entreprises de manutention et de stockage cherchent à se prémunir des risques d’une
trop grande spécialisation. Elles adoptent des stratégies de diversification basées sur quatre grands axes :

La diversification par les produits : l'entreprise multiplie le nombre de produits manutentionnés selon
leurs potentiels de croissance afin de ne pas dépendre d'un seul marché. Cette diversification peut
s'effectuer dans le cadre d'une gamme de produits proches au sein d'un même secteur (exemple : les
différents minerais ferreux et non ferreux dans le secteur des vracs industriels) ou dans un nouveau
secteur.

La diversification par les services : l'entreprise développe de nouveaux services afin de ne pas
dépendre des seuls services de manutention eux-mêmes dépendants d'un ou plusieurs produits. Les
services de stockage et de transport sont les plus couramment développés. L'entreprise peut agir
comme transitaire ou commissionnaire de transport avec éventuellement des moyens en propre.

La diversification hors activité principale : l'entreprise augmente son volume global d'activité, ses
revenus et ses savoir-faire en abordant des marchés ou des activités annexes à son activité principale.
Il s'agit notamment d’activités financière et d'ingénierie, mais également d'activités de production et
de commercialisation de matières premières.

La diversification géographique : les entreprises de manutention doivent tenir compte de conditions
particulières de concurrence entre les ports et au sein même des ports. D’une part, la concurrence
interportuaire reste limitée du fait des coûts de transport défavorables aux marchandises
pondéreuses. D’autre part, la concurrence intraportuaire est elle aussi limitée du fait des économies
d'échelle nécessaires pour rentabiliser les équipements de levage et de stockage. En prenant des
participations dans des entreprises et dans des terminaux situés dans d'autres ports, les opérateurs
parviennent à couvrir un hinterland plus vaste à partir de plusieurs ports sans déstabiliser les marges
de la profession.
Dans les faits, les entreprises de manutention et de stockage combinent les possibilités de diversification dont
nous retiendrons ici un seul exemple pour l’Europe du Nord-Ouest.
L’exemple de l’Associated British Ports
Associated British Ports (ABP) regroupe 21 ports au Royaume-Uni pour un total de 94 millions de tonnes en
2013 soit un peu moins d’un quart du trafic portuaire du pays. Le réseau est extrêmement disparate, puisqu’il
comprend des ports de stature locale comme Ayr en Ecosse et des ports stratégiques pour l’économie
britannique comme Grimsby Immingham (premier port anglais avec 62 millions de tonnes de trafic en
2013),. ABP a la particularité d’être à la fois propriétaire et gestionnaire d’infrastructures, et dans un certain
nombre de cas, fournisseur de services au navire et à la marchandise ; la société est donc autorité portuaire et
entreprise de manutention sans pour autant être monopolistique.
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ABP : sites portuaires et principaux produits manutentionnés en 2015 (Lacoste, 2015).
Ayr
Barrow
Barry
Cardiff
Fleetw ood
Garston
Goole
Grimsby
Hull
Immimgham
Ipsw ich
King's Lynn
Low esoft
New port
Plymouth
Port Talbot
Silloth
Southampton
Sw ansea
Teignmouth
Troon
vracs liquides
vracs secs
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conteneurs
rouliers
automobiles
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forestiers
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métallurgiques
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périssables
colis lourds, offshore
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ABP est une holding, son rôle consistant à améliorer les revenus de la société par une politique de retour sur
investissement des infrastructures et des équipements en partenariat avec les entreprises clientes que sont les
manutentionnaires, entreposeurs, organisateurs de flux, compagnies maritimes et entreprises industrielles.
Chaque port est exploité comme un centre de profit indépendant; cette stratégie est possible car l’activité de
la majorité des ports dépend de trafics de produits en vrac et / ou d’hinterland locaux,. Cependant, afin de
mieux rapatrier du fret vers ses installations (cas à l’export) et pour faciliter la distribution à partir de ses
terminaux (cas à l’import), ABP a développé une filiale d’organisation de transport, ABP Connect, qui
centralise les demandes des chargeurs sur le sol anglais, en privilégiant le passage des flux par les ports du
réseau ; le transport routier est sous-traité à des entreprises de camionnage1. Par ailleurs ABP est propriétaire
et gestionnaire du chantier ferroviaire de Hams Hall près de Birmingham, au centre du pays.
Par rapport aux autres groupes de manutention européens, ABP se distingue par un statut d’autorité portuaire
qui conditionne ses objectifs, ainsi que par sa stratégie affirmée d’organisation logistique.
Vers une imbrication accrue des acteurs
Les entreprises de manutention de vracs secs et liquides et de breakbulk développent des stratégies destinées
à limiter leur exposition à une série de risques. Elles tendent ainsi à organiser l'espace portuaire européen en
un jeu de participations croisées dans les terminaux. Un petit nombre d’entre elles proposent aussi des
prestations de transport, seules ou en partenariat.
Leurs stratégies visent aussi à capter de la valeur, à diversifier les sources de revenus dans le cadre d'une
compétition intraportuaire et interportuaire conditionnée par la nécessité des économies d'échelle et par la
faible extension des hinterlands. Les entreprises de manutention agissent alors le plus souvent par
opportunité et cherchent à investir dans les secteurs présentant les potentiels de croissance les plus
importants, comme les vracs liquides (à l'exception du pétrole brut) et dans les secteurs de spécialité (kaolin
par exemple) ou à forte différentiation stratégique comme les fruits. La stratégie la plus répandue conduit à
des prises de participations dans des entreprises déjà implantées pour ne pas déstabiliser le marché par des
1 ABP suit une stratégie similaire à celle mise en place par le gestionnaire de terminaux à conteneurs Eurogate qui vise à augmenter les trafics des terminaux du réseau par la prise en
charge de l’organisation des transports de pré-post acheminements. Le choix du port de départ en Europe n’est alors plus laissé à l’appréciation du commissionnaire de transport
(merchant haulage) ou de la compagnie maritime (carrier haulage).
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ajouts de capacités de manutention et stockage supplémentaires et pour récupérer le portefeuille de clients
existants. Cependant, dans les cas où les situations concurrentielles sont figées, et où les acteurs sont peu
enclins à céder leurs actifs, les entreprises privilégient les associations et montages de co-entreprises afin de
limiter leurs risques et leurs investissements tout en améliorant leur accès aux marchés et la qualité de leurs
services.
A l'échelle de l'Europe du Nord-Ouest, cette double stratégie se traduit aujourd'hui par une imbrication dans
l'espace de réseaux d'entreprises de manutention portuaire de tailles variées en situation de concurrence et de
partenariat.
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Bibliographie
ESPO, 2012, Annual statistics.
Lacoste R., 2013, Eléments d'appréciation sur les stratégies des entreprises de transport maritime, de
manutention et stockage portuaire, In Logistique et transport des vracs, édité par Y. Alix, R. Lacoste
(Edition Management et Société, Collection Les Océanides), Caen, pp. 123-150.
Lavaud-Letilleul V., 2007, Le delta d’or autour de Rotterdam, Anvers et Zeebrugge : l’émergence d’une
véritable région portuaire face au défi de la mondialisation, Les Cahiers Scientifiques du Transport, 51,
pp. 61-96.
Notteboom T., 2010, Concentration and the formation of multi-port gateway regions in the european
container port system: an update, Journal of transport geography, 18, 4, pp. 567-583.
Robinson R., 2002, Ports as elements in value-driven chain systems: the new paradigm, Maritime Policy
and Management, 29, 3, pp. 241-255.
Rodrigue J-P., 2011, Les Opérateurs de terminaux de conteneurs : Stratégies globales et régionales.
Séminaire EMAR (Splott, Ifsttar), 2 décembre, Paris.
Slack B., 2007, The terminalisation of seaports. In Ports, cities and global supply chains, edited by J.
Wang, D. Olivier, T. Notteboom, B. Slack. (Ashgate), pp. 41-50.
Vigarié A., 1997, L'évolution des sociétés portuaires et la démaritimisation des villes ports en Europe
continentale du nord-ouest, Cahiers de sociologie économique et culturelle, 27, pp. 7-32.
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