Le jeu vidéo, du tribunal à l`exposition

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Le jeu vidéo, du tribunal à l`exposition
Michael Nitsche, Video Game Spaces. Image, Play, and Structure in 3D Worlds, Cambridge
(Massachussets), London, MIT Press, 2008, 305 p.
Space Time Play. Computer Games, Architecture and Urbanism : the Next Level, Friedrich
Von Borries, Steffen p. Walz, Matthias Böttger (dir.), Basel, Boston, Berlin, Birkhäuser
Verlag, 2007, 496 p.
Museogames : Une histoire à rejouer. Musée des Arts et Métiers, Paris, 22 juin 2010 - 13
mars 2011
Le jeu vidéo, du tribunal à l’exposition
En dehors de la presse spécialisée et des quelques rubriques qu’il est parvenu à infiltrer
– par exemple, les critiques de jeu de Seth Schiesel dans la rubrique « Arts et Télévision »
sur le site du New York Times, ou la page « Écrans » sur celui de Libération – le jeu vidéo
demeure la plupart du temps associé, dans la presse et les médias, à des faits divers qui
soulèvent le plus souvent des questions engageant le rapport entre les stimuli perceptifs
artificiels et la violence ainsi que l’addiction. On peut lire en ce sens dans un article de
l’Express de la semaine du 11 mars 2009 « Fusillade meurtrière : l’Allemagne sous le
choc » relatant la tuerie survenue dans un collège à Winnenden en Allemagne : « Il
semblerait que l’adolescent était surtout adepte de jeux vidéo violents ». L’article
renchérit en rapportant les propos d’un responsable de la police locale : « Nous avons
examiné son ordinateur et trouvé des jeux vidéo typiques de ce genre de forcené, y
compris le jeu Counter-Strike ». Indiquons que Counter-Strike est un jeu de tir en
première personne opposant sur une carte deux équipes – les terroristes et l’unité anti
terroriste. Si ce type de réflexion dénote sans doute un cruel manque d’information et de
pratique de l’objet en question, elle révèle également, et c’est ce qui pose problème,
l’absence d’un statut avéré du jeu vidéo. Cette absence laisse le pas à une approche
théorique qui mêle le juridique1 et le médical, et restreint le jeu vidéo à une production
de données perceptives artificielles, en particulier visuels et auditifs, mais aussi
kinesthésiques (avec la Wiimote de Nintendo, le Kinect de Microsoft ou le Playstation
Move de Sony), entravant ainsi toute tentative pour penser le jeu vidéo à partir de ses
images. Notons en outre que le décret du 23 avril 1996 relatif aux mises en garde
concernant les jeux vidéo précise que « tout produit permettant la diffusion d’images
comportant des stimuli, pouvant favoriser l’épilepsie photosensible, c’est-à-dire la
succession d’images ou la répétition de figures géométriques simples, d’éclairs et
d’explosions », doivent faire figurer un avertissement dans la notice.
Il ne s’agit pas de contester le bien fondé de ces recommandations médicales mais, à
travers elles, de déceler une collusion entre le juridique et le médical qui maintient les
données audiovisuelles dans la seule catégorie des stimuli artificiels. Le jeu vidéo donne
1
Précisons à ce propos que le statut juridique du jeu vidéo n’est pas clairement établi lui non
plus, bien qu’il soit passé du régime du logiciel à celui d’œuvre collective. En effet, l’arrêt Cryo
prononcé par la cour de cassation le 25 juin 2009 exclut l’application du seul régime logiciel
pour le jeu vidéo et le définit comme une « œuvre multimédia » soumise aux régimes juridiques
du logiciel, mais aussi des œuvres audiovisuelles ainsi que des œuvres collectives et de
collaborations. Le jeu vidéo est donc soumis à une pluralité de régimes juridiques.
cependant lieu à d’autres initiatives où il est appréhendé comme un objet d’étude à part
entière comme l’illustrent, entre autres, deux ouvrages qui ont le mérite de chercher à
circonscrire le type d’images et de constructions spatio-temporelles que propose le jeu
vidéo : Video Game Spaces de Michael Nitsche, et le collectif Space, Time, Play. Le premier
se penche sur les moyens dont dispose le jeu vidéo pour représenter cet espace depuis
la 2D des débuts jusqu’à la 3D, et se concentre sur les différents types de caméra et leurs
mouvements. Le second instigue une analyse du rapport entre le jeu vidéo et la
construction spatiale depuis l’intervention d’architectes dans les équipes chargés de
produire des jeux (p. 132), en passant par les différents types d’architecture que
proposent les jeux vidéo au cas par cas, jusqu’aux « alternate reality games » et autres
« jeux grandeur nature » (la troisième partie de l’ouvrage) dont les constructions
spatiales se propagent au-delà de l’espace représenté à l’écran et empiètent sur le
paysage urbain. Le jeu vidéo fait également l’objet d’une exposition, Museogames : une
histoire à rejouer qui devait se tenir au Musée des Arts et Métiers de Paris du 22 juin au 7
novembre 2010 et a été prolongée jusqu’au 13 mars 2011. Mais ces différentes
initiatives semblent hermétiques les unes aux autres et l’absence d’interférences entre
elles rend difficile de conférer un statut propre au jeu vidéo. Cet objet est tiraillé entre
des études convaincantes sur le type d’espace que leurs images produisent, des
tentatives d’exposition soucieuses de diffuser des informations bien plus généralistes
qui ne prennent pas en compte cette littérature et un débat public, sur les jeux vidéo dits
« violents » par exemple, qui en reste à l’impasse que constituent une définition
purement juridique et médicale d’un côté, une absence de statut établi de l’autre.
C’est bien cette impasse que nous retrouvons dans le débat autour des jeux vidéo
« violents » en Californie dont le gouverneur veut interdire la vente aux personnes de
moins de 18 ans, et prévoit des amendes pour les détaillants qui ne respecteraient pas ce
texte2. Selon les sections 1746 à 1746.5 du Code Civil de la Californie, un jeu vidéo
violent « signifie un jeu vidéo dans lequel les différentes options proposées au joueur
incluent le fait de tuer, mutiler, démembrer, ou agresser sexuellement une image d’un
être humain (…) ». Remarquons d’abord que la double approche juridique et médicale
ne laisse pas d’espace pour une démarche esthétique, et maintient ce qui devrait être
considéré à titre d’image sous l’emprise des stimuli artificiels. Car ce que l’on sousentend dans cette acception du jeu vidéo violent, c’est en définitive que ces stimuli
associés à l’interactivité qui le caractérise en propre par rapport à d’autres médiums
comme le cinéma ou la littérature, sont autant de facteurs sensoriels susceptibles de
déclencher un passage à l’acte. Signalons ensuite que, si l’on considère les composantes
visuelles et sonores du jeu vidéo comme de purs et simples stimuli, il devient aisé de
leur appliquer des thèses issues des sciences cognitives qui pointent dans cette direction
: « Pour la première fois, nos résultats prouvent que les actions moteur potentielles sont
déclenchées par des stimuli dynamiques plutôt que des stimuli statiques, et sont
probablement limitées aux états en première personne »3. Cette manière de considérer
2
Sur ce point, voir l’article du journal Le Monde daté du 26/04/2010 « Le débat sur la vente des
jeux vidéo violents s’invite à la Cour de suprême américaine », et « A Closer Look at the Paralells
Between US v. Stevens and EMA v. Schwarzenegger » disponible sur
http://www.gameslaw.net/2010/04/21/stevensema/, qui explique pourquoi le projet de loi
visant à faire du jeu vidéo une forme de discours non protégé par le premier amendement, qui
interdit d’adopter des lois limitant la liberté d’expression, ne sera vraisemblablement pas
accepté.
3
H. Hoockler, L. Scheef, R. Topest (et al.), « Visuospatial perspective taking in a dynamic
environment : Perceiving moving objects from a first-person-perspective induces a disposition
les données audiovisuelles du jeu vidéo est si bien établie et si peu contrebalancée par
une approche esthétique que les acteurs de ce domaine eux-mêmes peinent à préciser
son statut. Si l’on approfondit le débat sur les jeux vidéo violents en Californie, la façon
dont l’International Game Developpers Association (IGA) et l’Academy of Interactive
Arts and Science (AIAS) éclairent les jeux vidéo dans un Mémoire d’Amicus Curiae
destiné à la Cour suprême des Etats-Unis est très révélatrice. La stratégie suivie consiste
visiblement à considérer le jeu vidéo comme une forme d’expression, un médium
comparable à la littérature et au cinéma, lesquels sont des formes de discours dont la
liberté d’expression est protégée par le premier Amendement, la seule exception à cet
amendement étant la pornographie pédophile. Mais il n’est pas certain que s’efforcer de
faire du jeu vidéo un moyen d’expression au même titre que le cinéma et la littérature
soit la voie la plus pertinente, car l’argumentation déployée dans ce Mémoire pèche par
une signification des termes plutôt flottante. Ainsi, on y lit à propos de Red Dead
Redemption, nouvelle création du studio Rockstar après la série des Grand Theft Auto,
classé « M » par l’Entertainment Software Rating Board (ESRB) (c’est-à-dire dont le
contenu est jugé convenir à des personnes de plus de 17 ans) : « En bref, faire
l’expérience de Red Dead Redemption, tout comme faire l’expérience de n’importe quelle
œuvre d’art, demande de se confronter à des aspects fondamentaux de l’existence
humaine »4. L’IGA et l’AIAS optent pour une manœuvre qui consiste à ramener le jeu
vidéo du côté de la fiction pour contrer l’idée selon laquelle les stimuli artificiels des jeux
vidéo brouillent la frontière entre réalité et fiction (ou perception et imagination), et
sont susceptibles de former les conditions d’un passage à l’acte. Les notions d’ « œuvre
d’art » et des « aspects fondamentaux de l’existence humaine » sont trop lâches et
n’aident pas à s’assurer une prise esthétique sur le jeu vidéo car à aucun moment elles
ne se confrontent à la particularité de ses composantes visuelles et sonores. À ce titre, il
est étonnant que le rapprochement avec le cinéma, dont le statut des images est reconnu
et travaillé depuis fort longtemps, n’ouvre pas une perspective qui prendrait en compte
la spécificité des images du jeu vidéo. S’il est un point commun entre l’optique juridique
et médicale, et la tentative de l’AIAS ainsi que de l’IGA pour éclairer leur objet, c’est bien
le refus ou l’incapacité de le saisir à partir des images qu’il produit.
Dans ce contexte, la volonté d’exposer le jeu vidéo peut se présenter comme un saut
qualitatif qui doit proposer à ces données audiovisuelles une approche esthétique se
concentrant désormais sur les images elles-mêmes. Nous voudrions mobiliser un
exemple précis, l’exposition MuseoGames : une histoire à rejouer, déjà mentionnée.
Présentons schématiquement le parcours de l’exposition. Une première salle présente
de part et d’autre d’un couloir des armoires métalliques où sont entreposées
d’anciennes consoles issues des collections du Musée. Sont également à disposition des
salons d’écoute qui proposent des interviews d’acteurs du secteur et, dans la dernière
salle, des bornes d’arcade. La salle principale de l’exposition présente sur une table au
centre de la pièce une vingtaine de consoles et leurs manettes d’origine jouables mises à
disposition par l’association MO55, reliées à un petit écran plat sur la table et à un grand
écran sur le mur derrière le joueur. Cette salle principale indique clairement que la ligne
de l’exposition a le souci de ne pas seulement s’en tenir à exposer les objets techniques
to act », in Consciousness and Cognition, n° 19, 2010, p. 698, (nous traduisons).
4
Brief of Amici Curiae International Game Developers Association And Adademy Of Interactive
Arts And Sciences In Support Of Respondent, p. 18.
5
MO5 est une association crée en 1996 qui œuvre à la préservation et la diffusion auprès du
public du patrimoine vidéoludique, http://mo5.com
(manettes, consoles, cartouches et CDRoms de jeux), mais qu’elle entend de plus
répondre aux questions « qu’est-ce que jouer ? », « à quoi joue-t-on ? » en offrant une
« clarification » et une « visibilité » au fait même de jouer6. Dans ces conditions, il devient
assez difficile de pointer ce qui distingue une exposition du jeu vidéo d’événements du
type salon ou festival du jeu vidéo qui, eux aussi, mettent des consoles jouables à la
disposition des visiteurs. On pourrait arguer, que contrairement à ces derniers, une
exposition ne présente pas l’actualité la plus récente des dernières consoles disponibles
dans le commerce – d’où l’absence des consoles « next gen » (la Xbox 360 de Microsoft et
la Playstation 3 de Sony) dans Museogames –, mais propose un parcours choisi à travers
l’histoire du jeu vidéo, se confondant alors avec le « rétrogaming » qui consiste à
collectionner et à jouer à des jeux vidéo anciens. Toutefois, le « rétrogaming » ne résout
pas la question de savoir ce que l’on expose en exposant le jeu vidéo ni comment
l’exposer : selon quel critère, autre que chronologique, choisir les consoles et, une fois ce
premier choix effectué, quelle perspective guide le choix des jeux ?
Sur ce point, la ligne de Museogames qui consiste avant tout à proposer des consoles
d’origine jouables semble assez flottante lorsqu’il s’agit d’offrir une exploration
spécifique de l’objet. Or il aurait été possible, comme cela est suggéré, encore une fois,
dans l’émission « Silence on joue », de recourir plutôt à des émulateurs7 pour proposer
davantage de jeux et permettre de changer régulièrement la programmation. Ceci aurait
permis de donner à voir les différentes constructions spatio-temporelles et les divers
déplacements dans l’image possibles en retraçant l’histoire d’un gameplay précis (les
jeux de tirs en première personne, les jeux de plateforme, les jeux de combat),
l’évolution d’une franchise comme Super Mario pour le jeu de plateforme ou de Final
Fantasy pour le RPG8 à travers le changement des consoles, ou encore d’explorer plus en
détail le monde d’un jeu vidéo précis. La perspective du « rétrogaming » exclut
également tout le secteur du jeu vidéo indépendant en passe de devenir un secteur
incontournable, et ce d’autant plus qu’il s’est ouvert à des plateformes telles que
l’IPhone, l’IPad ou encore les réseaux live de la XBox 360 et de la Playstation 3. À ces
objections, Stéphane Natkin et Pierre Giner opposent deux réponses : la taille de
l’exposition et sa durée d’une part ; le fait qu’une telle optique relèverait plutôt d’un
musée du jeu vidéo avec sa propre programmation, d’autre part. L’exposition demeurant
temporaire et ne faisant pas partie de la programmation d’un musée du jeu vidéo
comme tel, elle devrait donc nécessairement être générale c’est-à-dire accueillir le fait
même de jouer tout en se concentrant sur le « rétrogaming ». Sur ce sujet, il est difficile
de ne pas convoquer la question de l’exposition du cinéma – le passage des images
mouvantes depuis le cinéma et son dispositif de projection aux salles des musées et
galeries d’exposition –, tout en gardant à l’esprit que cette pratique est plus établie et
6
Nous nous appuyons ici sur le podcast en ligne sur le site de Libération de « Silence on joue »
du 24/09/2010 qui accueille, entre autres, Stéphane Natkin et Pierre Giner, respectivement
commissaire et scénographe de l’exposition MuseoGames ; ce podcast est d’autant plus utile que
l’exposition ne proposait ni plaquette de présentation ni catalogue.
7
L’émulateur permet de substituer à la console de jeux un logiciel que l’on peut ensuite faire
tourner sur un ordinateur ou une console plus récente comme la Playstation 3.
8
Le RPG est un type de jeu vidéo qui repose sur une quête principale, l’évolution des aptitudes
des personnages, l’exploration de la carte du monde et des quêtes annexes. Le mode de jeu du
RPG se distingue de celui du jeu d’aventure et du jeu de plateforme par la distinction entre les
phases de déplacement et les phases de combat qui ont lieu sur un écran spécial. Toutefois, cette
distinction disparaissait dans Final Fantasy XII (Square Enix, Square Enix, 2007) qui supprimait
le changement d’écran pour le combat.
dispose de nombreux lieux dont la Cinémathèque qui propose une série d’expositions
dans sa programmation. Si l’on ne prend en compte, de manière encore très générale,
que le fait de jouer, comme l’on pourrait dans le cinéma ne prendre en compte que le fait
de projeter et de regarder des films, ne limite-t-on pas le rôle de l’exposition du jeu
vidéo à celui d’une ludothèque et celui de l’exposition du cinéma à une médiathèque ?
Dès lors que l’on entreprend d’exposer le jeu vidéo, ne faut-il pas se pencher plus
attentivement sur ses images et en proposer une approche plus précise, sans forcément
respecter un souci d’information généraliste auprès du public puisque cette optique
semble cantonner le projet au format du salon et du festival ? On objectera sans doute
que le fait de pouvoir interagir avec les images est ce qui caractérise en propre le jeu
vidéo. Certes, mais il faudrait à tout le moins demander si nous ne pouvons pas dégager
une spécificité propre à ces images, issue de leur description même. Cette question en
appelle une seconde : proposer des consoles d’origine jouables est-il le seul moyen
d’exposer les images mouvantes du jeu vidéo ?
Ce qui semble faire défaut à Museogames, c’est bien une réflexion sur ce qu’engage
l’exposition du jeu vidéo d’une part ; une prise en considération de ces images en
mouvement d’un genre particulier au-delà du lien encore trop général entre l’utilisateur
et la console d’autre part. Force est de constater qu’il est un élément commun à
l’exposition et aux images du jeu vidéo que MuseoGames laisse de côté : le rapport à
l’espace. En effet, une exposition ne peut faire l’économie de penser la spatialisation, la
mise en espace des objets ou des images qu’elle montre. Or il est probable que ce travail
sur l’espace puisse proposer davantage qu’une « clarification » et une « visibilité »
comprises, dans le cas de MuseoGames, comme une duplication et un agrandissement de
la surface de projection grâce au système des deux tailles d’écrans. De même, le fait de
jouer, c’est-à-dire le lien entre l’utilisateur, la console et les composantes visuelles et
sonores qu’elle génère, ne précise pas encore le statut du jeu vidéo ni la singularité de
ses images. Singularité qui a beaucoup à voir avec le type d’image que le vidéaste Harun
Farocki appelle « le plan fantôme subjectif », « les images opératoires que fabriquent de
concert l’industrie des jeux et celle de l’armement : animations numériques, "phantom
shots", "bombes filmantes", "armes intelligentes", voire "bombes voyantes", qui ont en
commun d’être des images prises depuis une position qui ne peut être occupée par une
personne réelle »9. Ce que nous présente Harun Farocki dans une vidéo comme
Auge/Maschine10 pour les images filmées depuis les bombes volantes, depuis une caméra
fixée sur un robot, ou dans une vidéo comme Immersion11 pour ce qui est des images de
l’environnement artificiel Virtual Irak conçues comme des images de jeu vidéo, ce sont
de véritables champs perceptifs étrangers. C’est ce statut particulier des images du jeu
vidéo qu’explore Michael Nitsche dans son ouvrage Video Game Spaces en orientant le
problème vers ses constructions spatiales qui offrent « des espaces virtuels navigables
en trois dimensions »12. Cette indication peut sembler à première vue évidente et
redondante mais elle a le mérite de préciser le type d’image des jeux vidéo : une image
qui propose un espace et un déplacement dans cet espace, ou une « perspective
9
Sur ce point, voir également l’article de Catherine Perret, « Politique de l’archive et rhétorique
des images » in Critique n°759-760, août-septembre 2010 « À quoi pense l’art contemporain ? »,
p. 698
10
Harun Farocki, Auge/Maschine, installation vidéo, couleurs, 23 minutes, 2000.
11
Harun Farocki, Immersion, deux vidéos, couleurs, son, 20 minutes, co-production Jeu de
Paume, 2009.
12
Michael Nitsche, Video Games Spacess : Image, Play and Structure in 3D Worlds, Cambridge,
Massachusetts, MIT Press, 2008, p. 2.
mobile », selon la judicieuse expression de Patrice Maniglier13.
Comment préciser cette « perspective mobile », quelles sont ses modalités, de quelle
manière l’espace est-il représenté, à travers quel type de vue et quels mouvements de
caméra ? Michael Nitsche relève quatre types de caméra : la caméra qui suit l’avatar
(Tomb Raider), une vue surplombante (les jeux de stratégie comme Civilization)14, le
point de vue en première personne (Quake)15, des cadres prédéfinis et fixes (Resident
Evil)16 (p. 93). Nitsche précise son analyse en se penchant sur la question du passage
d’un espace en 2D à un espace en 3D, lesquels ne supposent pas le même travail de
caméra puisque, à une vue en coupe qui défile, succède un espace ouvert et doté de
profondeur. En prenant l’exemple de Super Mario 64, Nitsche s’enquiert des stratégies
de caméra disponibles pour transposer l’espace en 2D des premières versions de ce jeu
de plateforme « jump-and-run » à la profondeur de la 3D. Dans le cas de Super Mario,
« trois caméras principales rendent possible cette transition vers la 3D » (p. 96) :
« "Mario Cam" (une caméra qui suit le personnage), "Fixed Cam" (le joueur décide de la
position de la caméra dans l’espace et elle est uniquement orientée vers Mario), et
"Lakitu Cam". Le système "Lakitu Cam" révolutionnaire de Super Mario 64 permet au
joueur de contrôler la caméra qui suit le personnage et de la faire tourner autour de lui
pour explorer la position spatiale de Mario par rapport à l’espace du jeu vidéo qui
l’entoure ». Système « révolutionnaire » car il fait entrer la profondeur dans le jeu en
défaisant la « connexion immédiate entre le déplacement et la position de la caméra ».
Désormais, il est possible d’effectuer des mouvements de caméra autour du personnage
sans que ceux-ci n’engagent un déplacement du personnage. Le passage de la 2D à la 3D
introduit d’une certaine manière la nécessité d’une caméra et d’un cadrage puisque la
perspective ne se contente plus de défiler mais devient « mobile », engageant de la part
du joueur la responsabilité du personnage mais aussi de la caméra s’il veut maîtriser la
profondeur de la 3D. La perspective que déploie Nitsche fournit de véritables outils pour
décrire et distinguer le type d’image, d’espace et de déplacement que construisent les
jeux vidéo et soulève la question de la transposition des notions et opérations du cinéma
vers ces objets. Ainsi, que signifient le cadrage, le hors-champ ou le plan séquence si
l’image en mouvement se définit par la possibilité d’y naviguer en deux ou en trois
dimensions ? Le cadrage se trouve absorbé par les bords mouvants et la force
ambulatoire de l’image dans un plan-séquence illimité où le hors-champ est l’affaire de
l’exploration de l’espace environnant immédiat selon les mouvements de caméra mis à
la disposition du joueur. Nitsche recourt surtout à deux figures du cinéma pour illustrer
ce travail de la caméra propre au jeu vidéo : l’ « homme à la caméra » de Vertov (p. 104)
et les exigences du cinéma réaliste de Bazin (p. 127). Toutefois, cette transposition des
notions du cinéma aux images du jeu vidéo n’est pas approfondie plus avant et l’étude
des mouvements de caméra sert plutôt à introduire le phénomène Machinima, c’est-àdire le fait de filmer dans un univers virtuel en 3D, de se servir des jeux vidéo comme
moyens de production filmique (pp. 113-115).
Les constructions spatiales et les types de déplacements constituent à n’en pas douter
13
Patrice Maniglier, La perspective du diable : figurations de l’espace et philosophie de la
Renaissance à « Rosemary’s baby », sur une œuvre de Laetitia Delafontaine et Grégory Niel, Arles,
Actes Sud/Villa Arson, coll. Constructions, 2010, p. 66
14
Civilization, conçu par Sid Meier, MicroPose, MicroPose, 1991.
15
Quake, Id Software, Activision, 1996.
16
Resident Evil, conçu par Shinji Mikami, Capcom, Capcom, 1996.
un point central de l’évolution du jeu vidéo depuis l’espace textuel de Zork17 jusqu’aux
mondes en trois dimensions de plus en plus vastes de World of Warcraft et GTA III18, par
exemple. Considéré sous cet angle, le jeu vidéo libère un enjeu de taille que nous avons
déjà évoqué à propos de Video Game Spaces de Nitsche, la profondeur. C’est d’ailleurs sur
ce point que l’ouvrage collectif Space, Time, Play fournit un bon complément à la lecture
de Michael Nitsche, puisque la question de la profondeur y est abordée sous un autre
angle, depuis les possibilités d’explorations spatiales toujours plus vastes, jusqu’à la
disparition du « quatrième mur », c’est-à-dire la médiation physique de la manette, avec
les consoles équipées de traqueurs de mouvements19, en particulier le Kinect de
Microsoft puisque le joueur ne tient plus rien en main ce qui n’est pas le cas pour la Wii
de Nintendo ou le Playstation Move de Sony. L’originalité de ce livre, dont l’analyse des
images du jeu vidéo est particulièrement riche en exemples, est d’aller encore au-delà
dans l’étude de la profondeur spatiale en s’intéressant aux cas hybrides des jeux
« grandeur nature », ces jeux qui se jouent aussi bien devant un ordinateur ou une
console, que dans la ville ou un autre environnement extérieur. Cet ouvrage collectif
déroule le fil de l’architecture du jeu vidéo comprise comme « la configuration interne
d’un jeu qui fournit la base des actions possibles dans ce jeu » (p. 219), comme «
architecture de l’espace virtuel » et comme architecture du monde environnant. La
profondeur ne se limite plus au passage, dans les images mouvantes, de la 2D à la 3D,
mais touche les différentes modalités de rencontre entre l’espace représenté et l’espace
physique. Parmi les « jeux grandeur nature » qu’aborde ce livre, il faut distinguer deux
types, ceux qui infiltrent l’espace quotidien et ceux qui mettent en place un
enchevêtrement de l’espace représenté et de l’espace concret. Majestic (p. 212), un jeu
de réalité alternative paru en 2001, relève du premier type. Le joueur s’inscrit et explore
ensuite à travers des sites internet, des e-mails, sms, faxs ou coups de téléphone qui lui
sont envoyés, les éléments d’un scénario de conspiration qu’il doit démêler. Dans ce cas,
c’est un récit qui vient s’immiscer par des moyens concrets dans la vie, la durée et
l’espace quotidiens. Can You See Me Now ? (p. 258), fruit d’une collaboration entre le
Mixed Reality Laboratory de l’université de Nottingham et le collectif d’artiste Blast
Theory joué pour la première fois en 2001 à Sheffield, est un exemple qui appartient au
second type. Ce jeu mêle des joueurs en ligne devant leurs écrans dont l’avatar se
déplace à une vitesse fixe et des « artistes professionnels » équipés d’ordinateurs
portables et de connexions internet leur donnant accès, sur une carte, à la position des
joueurs en ligne qu’ils doivent pourchasser à travers les rues de la ville. Si l’on oriente
l’étude des jeux vidéo autour de la construction spatiale, un jeu comme Can You See Me
Now ? en constitue sans doute le point le plus avancé dans la mesure où il étend
« l’expérience du jeu dans le monde réel – que ce soit dans les rues de la ville, au fin fond
de la nature ou dans les salons »20, proposant ainsi une profondeur, un type de
17
Zork, Personal Software/Infocom, Infocom, 1980.
World of Warcraft, Blizzard Entertainment, Vivendi Universal, 2005 ; GTA III, Rockstar, Take
Two Interactive, 2001.
19
La console Wii de Nintendo sortie en 2006 proposait un système de traqueurs de
mouvements. La Playstation 3 de Sony et la Xbox 360 de Microsoft prévoient également de
mettre sur le marché un système permettant de suivre les mouvements du joueur, le Playstation
Move pour Sony, le Kinect pour Microsoft.
20
Steve Benford, Carsten Magerkurth, Peter Ljungstrand, « Pervasive Games. Bridging the Gap
Between the Virtual and the Physical », in Space, Time, Play : Computer Games, Architecture and
Urbanism. The Next Level, ed. par Friedrich von BORRIES, Steffen P. WALZ, Matthias BÖTTGER,
Basel, Boston, Berlin, Birkhäuser Verlag, 2007, p. 248.
18
navigation spatiale, et un enchevêtrement de l’espace représenté à l’écran et de l’espace
urbain inédits. C’est donc toujours, et à plus forte raison, la navigation spatiale dans des
images en mouvement et à travers sa manifestation matérielle par des joueurs équipés
d’ordinateurs portables, qui constitue la particularité de ce « jeu grandeur nature ».
Aux vues de ces textes et de ces études, il devient clair qu’une exposition du jeu vidéo, si
elle souhaite proposer une autre forme que celle du salon ou du festival, peut
difficilement partir d’un cadre aussi général que le fait de jouer. Les motifs de la
construction spatiale et du déplacement ont quant à eux l’avantage de cerner la
particularité des images du jeu vidéo tout en faisant émerger la question de la
profondeur. Celle-ci se déploie selon plusieurs aspects qui ont en commun de chercher à
briser la mécanique du jeu pour laisser éclore une autre expérience à travers la
navigation dans les images mouvantes. Le premier aspect, et sans doute le plus évident,
mise sur la profondeur d’espaces de plus en plus vastes à explorer en insistant sur le
monde ouvert et la ballade. Citons à titre d’exemple le jeu de course de voitures Fuel,
paru en 2009 sur Playstation 3 et Xbox 360, qui possède à ce jour la plus grande aire de
jeu sur console (14400 km2). Mais à cette immensité du territoire doit correspondre un
changement dans le mode de jeu si l’on veut conférer une profondeur spatiale à la
navigation dans les espaces du jeu vidéo. C’est pourquoi la profondeur et la possibilité
d’explorer sont plutôt réservées au RPG (role playing game) qui, à un moment donné de
la partie, souvent avant l’affrontement final, offre le choix entre poursuivre la quête
principale ou réaliser des quêtes annexes, laissant ainsi une large part aux déplacements
sur la carte du monde. Cette particularité dans le mode de jeu ne se limite plus
désormais au RPG et gagne désormais d’autres genres puisque les jeux ont de plus en
plus tendance à proposer un mode « sandbox » qui permet de se déplacer dans les
images mouvantes du jeu vidéo tout en ignorant les missions à accomplir. Ainsi, pour
reprendre l’exemple de Fuel, bien qu’il s’agisse d’un jeu de course selon des parcours
prédéfinis autorisant quelques raccourcis, l’immensité du territoire et le mode « freeride » semblent diluer la course au profit d’une ballade à travers les paysages. Sur ce
point, une des quêtes annexes de ce mode free-ride qui consiste simplement à trouver
différents points de vue dans les vastes panoramas du jeu est tout à fait significative. Un
deuxième aspect de la profondeur tend à proposer une expérience qui ne mise pas sur
l’exploration d’un espace vaste ni d’un monde ouvert mais sur des contraintes. Ainsi, le
créateur d’Heavy Rain21, David Cage, remarque « s’il existe beaucoup d’outils pour gérer
des villes », on dispose en revanche de peu de techniques pour produire un espace que
l’on pourrait qualifier d’émotionnel : « Très vite, nous avons pris une décision
importante qui nous a simplifié la vie : au lieu de travailler sur des environnements
immense avec un faible degré de détails, nous avons choisi de travailler sur des
environnements plus restreints mais aussi détaillés et interactifs que possible »22. En
choisissant de travailler sur des espaces restreints, les lumières, les visages et le regard
des personnages grâce à la modélisation en 3D des mouvements et des expressions
faciales d’acteurs, l’espace émotionnel s’efforce de créer une expérience différente de
celle de l’espace ouvert. Ceci est particulièrement efficace dans le troisième chapitre du
jeu « père et fils » qui plonge le joueur dans une situation bien particulière, une soirée où
il doit s’occuper de son fils dans une maison où tout respire la tristesse. À travers les
actions du quotidien (préparer un casse croûte, attendre pendant que l’enfant fait ses
devoirs, regarder par la fenêtre, surveiller l’heure), l’espace restreint très détaillé et les
21
22
Heavy Rain, Quantic Dream, Sony Computer Entertainment, 2010.
Interview de David Cage par Game Informer, 4/12/2009.
multiples options disponibles, les images mouvantes du jeu vidéo confrontent leurs
constructions spatiales à la profondeur émotionnelle plutôt qu’à la profondeur de la
ballade. Le troisième aspect de la profondeur qui s’éloigne encore davantage de l’espace
ouvert et de la ballade, nous vient du domaine des jeux vidéo indépendants, plus
précisément du développeur Jason Rohrer et de son jeu Gravitation23. La construction
spatiale et le déplacement qu’elle permet y sont pour le moins particuliers puisque le jeu
dure huit minutes seulement pendant lesquelles l’écran rétrécit puis s’agrandit à
nouveau tandis que la portée de déplacement du personnage – en particulier les sauts –
varie avec la taille de l’écran ainsi que l’intensité de la musique. Ces deux exemples ne se
contentent pas de présenter une simple évolution du type de construction spatiale et de
déplacement à travers l’image en mouvement, et là où Heavy Rain propose une
profondeur émotionnelle en lieu et place d’une profondeur géographique, Gravitation
œuvre à une expérimentation et un détournement de la perspective mobile elle-même.
Ce dernier exemple, et le travail de Jason Rohrer en général (Passage et Sleep is Death),
introduisent à travers l’espace représenté et ses contraintes, en particulier
l’impossibilité d’avoir une pleine maîtrise de la situation visuelle (dans Passage, les
bords de l’écran sont troubles et dans Gravitation ils sont soumis à des variations qui ne
dépendent pas du joueur), l’expérience d’un temps aigu qui, en dépit des huit minutes
imposées de Gravitation et des cinq de Passage, n’est plus celle du décompte, du bon
timing, du long temps de jeu des RPG, ni du temps dilué de la ballade.
C’est précisément ce genre d’interrogation et de mise en perspective des images
mouvantes du jeu vidéo qui font défaut à Museogames. Dès lors qu’il est question
d’exposer le jeu vidéo on peut se demander si, plutôt que d’offrir « une clarification » et
une « visibilité » au fait même de jouer – ce qui relève d’ailleurs peut-être davantage du
rôle d’un musée que d’une exposition, le premier prenant plutôt en charge un souci
d’information plus ou moins généraliste et la seconde tâchant de problématiser son
objet –, une autre optique ne pourrait pas se tourner vers ce que le domaine du jeu vidéo
indépendant compte d’ « art games ». Car le jeu vidéo ne peut pas s’exposer en
transposant simplement les rapports massifs entre le joueur, les données audiovisuelles
et la console qui sont de mise dans l’usage privé du jeu vidéo ou dans les formats du
salon et du festival. Ceci ne suffit pas à s’assurer un point de vue esthétique sur l’objet et
condamne le jeu vidéo à un statut non défini, toujours susceptible d’être récupéré par
une perspective uniquement juridique et médicale. Un projet d’exposition se doit de
prendre en compte le passage du jeu vidéo d’un lieu à un autre en évitant d’imposer
d’emblée la mise à disposition de consoles jouables comme seule et unique possibilité. Si
l’on veut engager une réflexion sur la singularité des images du jeu vidéo, leurs
constructions spatiales et les déplacements qui s’y déploient, cette entreprise exige sans
doute de quitter les axes trop généraux pour partir d’exemples qui travaillent cette
profondeur.
Elsa Boyer
23
Gravitation, Jason Rohrer, mars 2008, disponible sur
http://hcsoftware.sourceforge.net/jason-rohrer/
Paru dans Critique n° 773, octobre 2011, pp. 803-816

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