carré hermès

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carré hermès
REPORTAGE
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L’accessoire phare de la maison demande deux années d’élaboration entre l’ébauche
du dessin et sa réalisation. 1. Carnet de croquis. 2. Réunion de travail pour Bali Barret avec
Dimitri Rybaltchenko et Christine Duvigneau, directrice du studio Dessins et formes.
u royaume du foulard, il est le king. Le
velles « mains » (dessinateurs), rééditer des modèles ouseul, l’unique, l’indétrônable. Les autres
bliés, et puis, bien sûr, faire évoluer le carré. Pour ses
ont beau essayer, le foulard Hermès est
70 ans, elle l’a imaginé plus petit (70 cm x 70 cm), dans
et restera le maître du jeu. Au même titre
une trame plus fine pour un aspect vieilli, et une version
que le trench Burberry ou le tailleur Chavintage. Mais ce n’est pas tout : la création du Pointu
nel, il est entré dans le club ultra-sélect
– entendez : le modèle triangulaire –, c’est elle. L’idée d’un
des accessoires de mode mythiques. Depuis sa naiscarré Glam’, en soie métallisée version dorée ou argensance en 1937, sa fabrication n’a pas changé. « Un savoirtée, c’est encore elle... « Des idées, j’en ai plein la tête »,
faire qui a un prix ! », explique Bali Barret, directrice ardit-elle en nous invitant à pénétrer dans le saint des
tistique de la soie féminine chez Hermès depuis trois
saints, les ateliers de fabrication Hermès, où les carrés
ans. « Et ce prix, c’est le temps. Car il s’écoule deux anvoient le jour. Lever de voile sur les secrets de fabricanées entre l’ébauche du dessin et la réalisation du foution d’un mythe, en compagnie d’une passionnée.
lard. » Lancez-la sur le sujet, elle est intarissable. Bali a
ÉTAPE 1 LE DESSIN
des étoiles plein les yeux : « Ici, je suis comme un poisTout commence par là. Bali consacre beaucoup de son
son dans l’eau. J’ai eu la chance que Pierre-Alexis Dumas
temps (deux demi-journées par semaine) aux dessina– codirecteur artistique du groupe avec sa cousine Pasteurs. « Nous avons de fidèles mains qui travaillent avec
cale Mussard – me fasse confiance. Alors j’essaie d’être
à la hauteur. C’est un honneur, car
c’est la première fois qu’une telle
LA CARRÉOTHÈQUE : LE SAINT DES SAINTS
tâche est confiée à quelqu’un d’exC’est une vraie caverne d’Ali Baba. Un trésor. Nichée dans les bureaux Hermès de Pantin, la
térieur à la famille. » Extérieure à
carréothèque – un espace climatisé et fermé à double tour – abrite tous les foulards et étoles
la famille, peut-être, mais l’essende soie de la maison depuis les débuts, en 1937. Jeu des omnibus et des dames blanches
tiel était là : le goût du carré. Car
(1937), Ex-libris (1946), Brides de Gala (1957),
pour Bali, le foulard Hermès, c’est
Couvertures et tenues de jour (1962),
une longue histoire : « Adolescente
Éperon d’or (1974), Cavalcadour (1982), Nuba
déjà, j’étais fan, je piquais les fouMountain (1997), Doigts de fée (2000),
lards de ma mère. J’en avais touLa femme au carré (2005)... En tout, dix mille
jours un sur moi : dans les cheveux,
carrés sont archivés ici. « Je pourrais y passer
autour du cou, au poignet, noué à
des heures, raconte Bali. Je redécouvre sans
mon sac. J’en étais tellement folle
arrêt des modèles oubliés. C’est une source
que la maman d’un ex-petit ami
d’inspiration magique. Je fouine, je cherche et
m’avait même offert toute sa colje repars toujours avec des envies plein la tête. »
lection ! » Aujourd’hui, le grand
bonheur de Bali? Dénicher de nou-
CARRÉ HERMÈS
ainsi soie-t-il
Success story jamais démentie, cette histoire de foulard s’est tissée au
fil du temps, dans les ateliers de la PRESTIGIEUSE maison
Hermès. Notre envoyée spéciale s’est attachée à dénouer les secrets
de fabrication de ce must have carrément mythique. Par Peggy Frey
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PHOTOS JEAN-PIERRE DEGAS
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REPORTAGECARRÉ HERMÈS
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1. La gravure appelée aussi “clivage”. Il est arrivé au graveur de
passer 2 200 heures sur un dessin. 2. La cuisine des couleurs où le
chef d’atelier prépare ses dosages à partir de 40 couleurs mères.
LE JOSEF ALBERS
ÉDITION LIMITÉE
Présenté du 20 novembre jusqu’à la fin de l’année
dans la boutique du 24, rue du Faubourg-SaintHonoré, ce carré est le carré à s’offrir de toute
urgence. Pour plusieurs raisons...
RAISON N° 1 : c’est une édition limitée. Un carré
collector, on dit oui !
RAISON N° 2 : c’est la reproduction de six œuvres
de Josef Albers, baptisées « Hommages au carré ».
Porter autour du cou une œuvre d’art
contemporain, il n’y a pas plus chic.
RAISON N° 3 : le travail sur la couleur est bluffant.
RAISON N° 4 : il s’agit d’une vraie prouesse
technique, celle du bord à bord, qui consiste à
imprimer sur la soie des couleurs qui se touchent
sans se superposer, et ce malgré l’absence du
fameux serti habituel qui « ferme » la couleur.
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sin et point barre. C’est une vraie aventure humaine, et
c’est d’ailleurs ce qui fait la richesse de nos modèles. »
Des idées, il en faut, car la maison sort douze nouveaux
dessins par saison, sans compter les rééditions. Le dessinateur vient avec une idée en tête, il en discute avec
Bali, revient avec des croquis avant l’ultime rendez-vous
avec Pierre-Alexis Dumas, Christine Duvigneau (directrice du studio Dessins et formes) et, bien sûr, Bali. Assis autour d’une maquette à taille réelle – souvent un
morceau de carton entièrement recouvert de feutre ou
de collage –, chacun y va de son commentaire : « Le personnage devrait être plus grand, la fleur plus petite, le
pelage du tigre plus touffu... » Une fois la maquette
aboutie, elle part telle quelle à Lyon, dans les
ateliers Hermès pour la fabrication.
ÉTAPE 2
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tance capitale, car de la perfection de la gravure dépendra la perfection de l’impression. Afin d’être le plus précis possible, les graveurs travaillent à l’ancienne, avec
une plume et de l’encre de Chine. Une fois les calques
terminés, direction l’atelier de fabrication des cadres.
« L’impression se fait encore à l’ancienne, raconte Bali.
Alors que la plupart des autres maisons travaillent au jet
d’encre numérisé, nous, nous sommes restés fidèles à la
tradition, et nous utilisons le principe de la sérigraphie. »
Il faut compter en moyenne trente cadres pour un foulard,
mais il arrive d’aller jusqu’à quarante. Une fois les cadres
prêts, en route vers les ateliers AS (groupe Hermès) pour
la préparation des couleurs et de l’impression.
LA GRAVURE
C’est sans doute la partie la plus minutieuse
dans l’élaboration d’un foulard. Et c’est au
cœur des établissements Gandit (groupe Hermès), dans la banlieue lyonnaise, que cela se
passe. Tout commence par la gravure (appelée dans le jargon « clichage »). Il s’agit en fait
de la décomposition par couleurs du dessin.
Concrètement, le graveur s’installe sur une
table lumineuse, place un calque transparent
sur la maquette et recouvre chaque couleur
d’encre de Chine. À chaque couleur son calque.
Imaginez lorsqu’un foulard contient quarante
tonalités différentes... « Généralement, un
carré normal demande entre cinq cents et six
cents heures de gravure, explique Pierre, chef
de l’atelier dessin. Mais il nous est arrivé de
passer deux mille deux cents heures sur un
foulard. » Un travail de fourmi d’une impor-
ÉTAPE 3
PHOTOS JEAN-PIERRE DEGAS
nous depuis des années, et puis je suis toujours à la recherche de petits nouveaux. Nous ne collaborons qu’avec
des indépendants. Ils viennent du monde entier. Ce qui
signifie que chacun a sa chance. Nous ne sommes pas
hermétiques, bien au contraire. » Pour preuve, parmi
les dessinateurs phares : Kermit Oliver, un facteur texan
spécialisé dans la tête d’indien ; Sefedin Ibrahim Alamin,
un jeune soudanais qui a sorti son premier carré à 14 ans ;
Ding Yi, un artiste chinois ; Leigh Cooke, un aquarelliste
anglais ; Dimitri Rybaltchenko, fils et neveu de dessinateurs pour la maison... « Derrière chacun d’eux, il y a
une histoire, une rencontre, un coup de foudre réciproque, raconte Bali. Il ne s’agit pas de délivrer un des-
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3. Dernières
vérifications
sur une des
trois tables
d’impression de
150 mètres de
long ! 4. La table
de commande des
machines et de
lavage et séchage.
5. Le séchage,
ultime étape
avant la découpe
et le roulottage
à la main.
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ÉTAPE 4
L’IMPRESSION
Elle se fait sur des tables de 150 mètres de long. De vraies
pistes de bowling ! Le principe est simple : les rouleaux
de twill de soie blanc sont déroulés et tendus. Ensuite, les
cadres se succèdent, déposant à chaque passage une couleur. Le dessin apparaît au fur et à mesure des passages.
Plusieurs chefs d’atelier vérifient que chaque couleur est
bien appliquée, qu’il n’y a pas de bavures. L’impression
se termine par ce qu’on appelle dans le jargon la « liste »,
c’est-à-dire le bord du carré. Suivent ensuite le séchage
(la bande de twill est suspendue au-dessus de la table durant quelques heures), le fixage des couleurs (par cuisson vapeur), le lavage (qui élimine les ultimes résidus de
gomme) puis le séchage (à plat sur un tapis à air chaud).
Les confectionneurs effectuent les derniers traitements,
comme l’apprêt, la coupe et le roulottage à la main (quarante-cinq minutes par foulard). Et voilà, « end of the
story ». Et quelle story ! Car depuis l’ébauche du dessin
jusqu’à la mise en boîte du foulard, il se sera écoulé deux
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ans. Moralité de l’histoire? Un carré... ça se mérite!
LA COLORATION
C’est incontestablement le signe particulier des carrés
Hermès : les couleurs. Elles sont multiples, intenses. C’est
ici qu’on les prépare, dans la «cuisine à couleurs » : partout des casseroles, des spatules, des mixeurs et des balances. Par un savant dosage d’eau, de gomme naturelle
et de pigments, les chefs d’atelier parviennent à créer
soixante-quinze mille nuances différentes à partir de quarante couleurs mères. Ce nuancier exclusif est la grande
fierté de la maison. Rouge erion, noir finesse, bleu polaire,
gris neutre, bleu alizée, jaune xylène..., chaque nuance a
son numéro. Une fois que les couleurs sont préparées,
elles sont attribuées au cadre correspondant. Et l’impression peut commencer.
L’ADN DU CARRÉ HERMÈS
« Le terrain de jeu est certes très large, explique
Bali, mais il y a certains codes à respecter. Les
dessinateurs ne doivent jamais perdre de vue que
le foulard est un accessoire très intime, que l’on
porte sur sa peau. On a donc envie de douceur et
de délicatesse. On évite les motifs qui évoquent des
objets qui piquent, qui coupent ou qui grattent. On
évite aussi le sang et les choses qui fâchent. » De la
poésie, une histoire, de la gaieté... « Il faut des
détails, de la couleur, de la précision, le tout avec
une bonne dose de fantaisie », conclut Bali.
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