Walter Sickert et le Camden Town Group

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Walter Sickert et le Camden Town Group
Walter Sickert et le Camden Town Group
Au début du XXème siècle, la Grande-Bretagne fait preuve d’une énergie créatrice nouvelle grâce à l’activité de trois cercles artistiques, le
Camden Town Group, le Vorticisme né du Rebel Art Group et le Groupe de Bloomsbury. Walter Sickert, Autoportrait, 1907, collection
particulière, a été le chef de file du Camden Town Group et le seul à avoir connu la notoriété de son temps.
Walter Sickert (1860-1942) est né à Munich d’un père peintre d’origine danoise mais de nationalité allemande, Oswald Adalbert Sickert.
En 1868, la famille Sickert s’installe à Londres, et, très vite, son père tente de le dissuader, sans succès, d’entreprendre une carrière
artistique. Le jeune homme suit les cours de la Slade School of Fine Arts dès 1881 et, dans le même temps, obtient des petits rôles au
théâtre sous le nom de Mister Nemo. Sa formation prend une autre tournure quand il entre dans l’atelier de James Abott McNeill Whistler
dont il devient l’assistant, le secrétaire, le garçon à tout faire, et où il apprend la technique picturale du grand artiste américain, dont il
admire la rigueur et l’exigence totale vis-à-vis de son art. Whistler envoie Sickert à Paris avec son tableau le plus célèbre, Le Portrait de la mère
de l’artiste, 1871, Paris, musée d’Orsay, dit aussi Arrangement en gris et en noir. Ce séjour lui donne l’opportunité de faire la connaissance de
Degas, Autoportrait, photographie de 1895, Harvard, Fogg Art Museum. Degas amène Sickert à considérer le monde autour de lui selon le
prisme du réalisme et à s’éloigner de la nature. Degas détestait peindre en plein air sur le motif et toute sa production est une production
d’atelier. Sickert va appliquer les principes de Degas au monde du théâtre et du music-hall. A son tour, il a pour objectif de devenir le
« peintre classique de la vie moderne », formule à entendre comme la nécessité pour un peintre d’inventer une peinture qui pourrait
correspondre de façon aigue à une civilisation qui évoluait et changeait à une vitesse vertigineuse. Degas peignait la vie quotidienne des
parisiens et, surtout, des parisiennes, dans des séries parfois triviales, les Repasseuses, les Blanchisseuses et même les Maisons closes. Cet intérêt
pour la ville se manifeste également dans l’œuvre du jeune Sickert, avec La Boutique rouge, v.1888, Norwich Castle Museum, et surtout les
œuvres consacrées à la scène londonienne, le Théâtre des Variétés, le Vieux et le Nouveau Bedford. Le Vieux Bedford avait ouvert en
1861, avait été démoli en juillet 1898 et le Nouveau Bedford ouvrit ses portes en 1899, Le Théâtre des Variétés, second passage de Katie Lawrence,
v.1902-1903, New Haven, Yale Center for British Art, et The New Bedford, v.1914-1915, Londres, Tate Britain.
Voir les Musiciens à l’orchestre de Degas, 1870-1871, repris vers 1874-1876, Francfort, permet de vérifier ce qu’il a apporté à Sickert dans
l’aisance à construire des compositions complexes, telle Le Music-hall, v.1889, Rouen, musée des Beaux-Arts, qui place le spectateur devant
le miroir renvoyant les silhouettes du public et l’image de la chanteuse sur scène près du trou du souffleur. Sickert ne travaille donc pas
seulement sur une thématique séduisante mais aussi sur la perception extraordinairement complexe que nous pouvons avoir de la réalité ; il
suggère qu’il ne faut pas s’arrêter à la simple apparence du monde mais approfondir et comprendre les infinies nuances d’une image ou
d’une composition. Il affirme son goût de la théâtralité dans tous les sens du terme, en usant d’un monde qui est celui de la supercherie, de
la distraction ou de la magie. Il fascine car il met en valeur l’écart existant entre la réalité et l’apparence.
Il s’intéresse aux grandes figures du théâtre londonien, à commencer par Minnie Cunningham, née à Birmingham et qui commence sa
carrière à Londres vers 1888. Sickert avait pu voir son spectacle au Théâtre Tivoli, qui est peut-être celui que l’on voit dans les deux
versions peintes du numéro de la chanteuse, Minnie Cunningham au Vieux Bedford, 1892, Londres, Tate Britain, et Minnie Cunningham, v.1892,
collection particulière. Le premier, remarquable par le traitement de la robe rouge proche de la fluidité de Whistler, a été exposé pour la
première fois, en 1892, au New English Art Club1, sous le titre « Malgré mon jeune âge, je suis une grande experte en amour », en référence
aux chansons populaires parfois très légères dont le public raffolait. Minnie Cunningham a posé pour Sickert, montée sur une estrade, dans
son atelier de Chelsea, où il pouvait recréer l’ambiance du spectacle. La série sur le théâtre, audacieuse et provocante en raison de
l’immoralité du sujet, retient l’attention du public des amateurs et des critiques d’art, mais le public retient aussi l’attirance de Sickert pour
les sujets sordides pour ne pas dire répugnants. Il devient donc le champion du réalisme extrême, un homme qui cherche à interpréter, en
termes picturaux, l’humanité commune et quotidienne, dans ce qu’elle peut avoir de plus misérable, en prenant le risque de choquer ses
contemporains, mais, pour Sickert, il y a l’obligation de montrer, de faire savoir, et, peut-être, quand on en arrive à l’Affaire de Camden
Town, à dénoncer.
Après une période de dix ans passée en France à Dieppe, ponctuée de séjours à Rouen et Paris, Sickert revient à Londres en 1906 et
s’installe dans le quartier de Camden Town, au nord de Londres. Il fait salon dans son atelier du 14, Fitzroy Street, près de Mornington
Crescent, ici peint par Spencer Gore, en 1911, Londres, Tate Britain. Camden Town, dont il peignait le quotidien, est à cette époque un
quartier très pauvre, où s’entassent dans des taudis des immigrés irlandais venus à Londres pour fournir la main-d’œuvre de construction
des trois grandes gares du nord de Londres, King’s Cross, Saint Pancras, Euston. Sa pratique artistique l’amène à dire « Plus notre art est
sérieux, plus il tend à éviter le salon pour se tenir à la cuisine. Les arts plastiques sont des arts grossiers qui traitent joyeusement de faits
matériels grossiers ». Il est plongé, dit-il, dans « l’interprétation de la vie telle quelle ». Et la vie telle quelle, c’est, par exemple, La Hollandaise,
v.1906, Londres, Tate Britain, une femme d’âge mur, au corps un peu lourd, sans aucune volonté d’idéalisation, dans une atmosphère
sombre, qui reflète la volonté d’observation de la vérité sociale dans toute sa brutalité.
Sickert montre la vie telle qu’elle est et place la société victorienne ou edwardienne face à une réalité qu’elle ne veut pas voir. Sa « bête
noire », c’est John Singer Sargent, le portraitiste américain installé à Londres, qui offre l’autre versant, élégant, séduisant, aisé de la société
londonienne. Le 12 mai 1910, dans la revue Art News, Sickert publie un article intitulé Idéalisme où il déclare que l’artiste doit refuser
1
Créé en 1886 à l’initiative de Sickert en opposition à l’académisme et à la tradition. l’idéalisme pour embrasser une réalité bien plus chargée de sens que n’importe quelle peinture symboliste ou académique ; il ne s’agit plus
de flatter mais de restituer. L’argument de Sickert est que l’art fait partie de l’expérience de la vie. Il adopte, là encore, le point de vue de
Degas qui se proposait de surprendre la vie « par le trou de la serrure », c’est-à-dire le modèle dans son intimité, indifférent à notre
présence ou qui ne la soupçonne même pas. « Le vrai sujet d’une peinture ou d’un dessin, ce sont les faits plastiques qu’ils réussissent à
exprimer ; et tout un monde de pathétique, de poésie de sentiment, ne peut se transmettre, si l’on y réussit, que par le moyen de ces faits
plastiques, par la suggestion des trois dimensions, de l’espace, la suggestion d’un poids, l’ébauche ou l’arrêt d’un mouvement, la promesse
d’un mouvement à venir ou l’écho d’un mouvement passé. Si le sujet d’une peinture pouvait être donné par des mots, il n’y aurait pas eu
besoin de la peindre ».
On remarque dans La Hollandaise le lit de fer, plus tard viendront s’ajouter des accessoires réalistes, telles la cuvette d’eau sur la table ou le
pot de chambre sous le lit, visible dans L’Affaire de Camden Town, v.1909, collection particulière. Le 12 septembre 1907, Camden Town est
le théâtre d’un fait divers tragique, le meurtre d’Emily Dimmock, une jeune prostituée de 22 ans, à son domicile du 29 St Paul’s Road, qui
fait la une des journaux londoniens jusqu’à la fin de l’année 1907, y compris dans l’Illustrated Police Budget, du 21 septembre. L’affaire
inspire à Sickert une série de peintures et de dessins en 1908 et en 1909, qui sera exposée, en partie, à l’une des expositions collectives du
Camden Town Group.
La critique a tendance à relier ces œuvres au mouvement naturaliste apparu dans la littérature française, Emile Zola ou les frères Goncourt.
La série commence avec deux œuvres, intitulées L’Affaire de Camden Town, de 1908, l’une à la Kircaldy Museum and Art Gallery, l’autre dans
une collection particulière. La mise en scène est la même : un homme habillé assis sur le lit regarde une femme nue allongée sur un lit, plus
ou moins proche de nous selon la version. Curieusement, ces deux œuvres portent également titre, sans relation aucune avec le meurtre,
Comment faire avec le loyer ?
On sait que la jeune femme fut découverte par son mari Bertram Shaw, qui revenait de son travail de cuisinier sur le Midlands Railway ; la
police mena l’enquête en faisant un appel à des témoins éventuels, ce qui mena à l’arrestation d’un dénommé Robert Wood. L’homme fut
jugé et acquitté.
L’homme, que nous voyons ici, est-il le mari ? Est-il l’assassin, L’œuvre a-t-elle un rapport avec le meurtre? Personne ne peut le dire car
nous ne savons pas si la jeune femme est morte ou vive. Mais la question du loyer renvoie aussi à l’obligation de la prostitution pour
survivre, se loger, se nourrir. C’est une version ultime et sordide de l’Olympia de Manet, que Sickert connaissait bien.
L’Affaire de Camden Town ou Comment faire pour le loyer, v.1908, New Haven, Yale Center for British Art, ne fut pas connue sous ce titre avant
1939 et pose donc la question de l’appartenance de l’œuvre à la série. Mais les critiques de 1910-1911 renvoyaient bien à la prostitution et
au meurtre en remarquant la crispation des mains de l’homme comme s’il venait d’étrangler la jeune femme.
La version de 1909 appartenant à une collection particulière est la plus sinistre et directement liée au meurtre. La figure masculine derrière
le lit métallique et la position quasi obscène de la femme dont le corps paraît maculé de rouge (mais quelle signification apporter à ce
détail ?) suscitent un sentiment de répulsion et d’inquiétude. La scène se situe-t-elle avant ou après le meurtre ? L’atmosphère lourde et
oppressante ramène à une œuvre de Degas, Intérieur ou Le Viol, 1868-1869, Philadelphie, Museum of Fine Arts, que Sickert put voir à Paris
en 1905 lors de sa première exposition publique. Sickert exposa son tableau à Paris en 1909 à la galerie Bernheim-Jeune et Félix Fénéon
l’acheta pour le compte de Paul Signac.
La série de Camden Town a soulevé la question du choix de l’artiste pour un tel thème au point qu’on a pu parler de perversité à son égard,
sans parler de sa fascination, connue de son entourage, pour les crimes de Jack l’éventreur commis à l’automne 1888. Certains auteurs ont
même avancé l’idée que Sickert aurait pu être Jack l’éventreur ou, au moins, aurait connu son identité. Fermant définitivement la période de
Camden Town, Ennui, 1914, Londres, Tate Britain, est un tableau dans lequel ses modèles favoris, Mary et son compagnon, Hubby,
forment un couple rongé par l’usure des sentiments et se tournant le dos, incapables, l’un et l’autre, de s’échapper d’un foyer devenu une
prison.
Walter Sickert apportait donc à l’art anglais une vision nouvelle, lui offrant l’opportunité de changer de perspective et de s’éloigner de
l’idéalisation de la peinture victorienne ou de l’imagination romantique ou préraphaélite. Avec de jeunes artistes, il fonda le Camden Town
Group qui se fit connaître par trois expositions collectives à la galerie Carfax, dans Bury Street, ainsi que dans l’atelier de Sickert lui-même.
A la galerie Carfax, chacun des 16 artistes pouvait présenter 4 toiles qui témoignaient de leurs aspirations réalistes. Parmi eux, Lucien
Pissarro (1863-1944) restait très attaché aux formules impressionnistes découvertes par son père, Camille, Ivy Cottage, Cold Harbour, soleil et
neige, 1916, Londres, Tate Britain.
Les autres ont conscience de vivre dans une Grande-Bretagne, très éloignée de l’image quasi idyllique qu’en donne Edward Morgan Forster
dans Retour à Howard Ends, et qui vit une période de changement et de crise. De la mort de la reine Victoria en 1901 aux débuts de la 1ère
Guerre mondiale, en n’oubliant pas le règne du roi Edouard VII (1901-1910), la Grande-Bretagne doit faire face à la fin de la guerre contre
les Boers (1899-1902), aux fissures sociales et aux luttes ouvrières, au combat des femmes pour leur émancipation mené par Emmeline et
Christabel Pankhurst qui rassemblent près de 500 000 personnes en 1908 à Hyde Park, après avoir fondé en 1903 l’Union politique et
sociale des femmes. Au début du 20ème siècle, la Grande-Bretagne voit sa production industrielle arriver à un très niveau, mais elle a perdu
son rang dominant au profit de l’Allemagne de Guillaume II. Le Camden Town Group vit et travaille dans une décennie très agitée et doit
se déterminer en fonction des événements politiques et sociaux, mais également en fonction de l’influence artistique française autant que
de la concurrence exercée par le Vorticisme et le Groupe de Bloomsbury.
Harold Gilman (1876-1919) fit des études à Oxford puis à la Slade School of Fine Arts de 1897 à 1901 et où il eut pour condisciples,
Spencer Gore et Wyndham Lewis. Il rencontra, en 1907, Sickert qui l’incita à exposer au Salon des Indépendants à Paris en 1908, 1909,
1910, 1912 et 1913. En 1910, Gilman et Spencer Gore rencontrent Charles Ginner, un groupe se forme peu à peu sous influence française.
Gilman fait en effet partie de cette génération d’anglais très connaisseuse des avant-gardes françaises. L’ouverture aux Grafton Galleries, en
1910, d’une exposition consacrée à Manet et au Post-impressionnisme, organisée par le critique Roger Fry, eut également une influence sur
les artistes du Camden Town Group. La Femme au sofa, v.1910, La Mère de l’artiste, v.1913, Nu à la fenêtre, 1912, les trois à Londres, Tate
Britain, soulignent la connaissance que Gilman avait de la peinture des Nabis et de Matisse. Avec Mrs Mounter à son petit déjeuner, 1816-1917,
Londres, Tate Britain, Gilman nous donne le portrait d’une londonienne âgée et obligée de continuer à travailler pour vivre, mais elle est
fière, forte et pleine de caractère. Là encore, nous pouvons remarquer combien ses voyages à Paris l’avaient familiarisé avec la palette des
Fauves et le sens du décoratif propre à Matisse (détail du foulard rouge et du pan de papier peint derrière Mrs Mounter). Il manifeste
également un grand talent dans des scènes populaires (Le Marché de Leeds, v1913, Londres, Tate Britain) ou des paysages inspirés de Van
Gogh (Le Pont, Flekkefjord, v.1913).
Charles Ginner (Cannes, 1878-1952), après des études au collège Stanislas, un passage dans un cabinet d’architecte parisien de 1899 à
1904 et une formation artistique sous la direction de Paul-Jean Gervais à l’académie Vitti de 1904 à 1908, arrive à Londres en 1909 et
rejoint le Camden Town Group l’année suivante. Il privilégie les scènes du centre londonien, Piccadilly Circus, 1912, Londres, Tate Britain, et
construit des compositions sophistiquées pour des scènes populaires, juxtaposant un Londres traditionnel, la marchande de fleurs, et un
Londres moderne, automobile et bus à étage. Dans les années qui suivent, il pratique un néo-réalisme plus anecdotique mais toujours
déduisant, Neige à Pimlico, 1939, Londres, Tate Britain. Robert Bevan (1865-1925), Vente de chevaux à Barbican, 1912, Tate Britain, est aussi
un familier de l’art français grâce à sa formation à l’académie Julian, de l’automne 1899 à l’automne 1890 et ses deux séjours à Pont-Aven,
été 1890-automne 1891 et 1893-1894. Il expose avec le New English Art Club avant de rejoindre le Camden Town Group.
Spencer Gore (1878-1914) est sans doute le personnage le plus important du Camden Town Group avec Walter Sickert. Ses œuvres sont
celles qui apparaissent les plus modernes sur le plan formel ; Chanteuse au Bedford, 1912, Londres, Tate Britain, est un bon exemple de sa
connaissance fine du Fauvisme et du Cubisme, tandis que La Cuisinière à gaz, 1913, Londres, Tate Britain, est un bon compromis entre le
sujet réaliste et un emploi hardi des couleurs. Le Figuier, v.1912, Londres, Tate Britain, est plus traditionnel et suggère que l’artiste connut
des phases d’alternance entre l’audace et la tradition. Il joua un rôle considérable au sein de l’Avant-garde en Grande-Bretagne en
organisant à Brighton, en 1913, une exposition, présentant des œuvres des Postimpressionnistes, cubistes et autres peintres anglais, qui
permit de distinguer chaque tendance et facilita l’émergence du Vorticisme aux yeux du public et des amateurs.

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