purulence - Ego comme X

Transcription

purulence - Ego comme X
purulence
Un livre proposé par Lionel Tran et Astrid Toulon
Direction éditoriale : Loïc Néhou
Composition : Terrenoire
Ouvrage édité avec la soutien du Pôle Image - MAGELIS
et la participation de la Région Poitou-Charentes.
© ego comme x, 2009
Achevé d’imprimer en France en septembre 2009,
sur les presses de l’imprimerie CMP à Magnac-sur-Touvre.
Relié par G.B. Façonnage à Puymoyen.
ISBN 2-910946-73-8
Dépôt légal quatrième trimestre 2009.
Tous droits de reproduction réservés.
ego comme x
5, rue Massillon – 16000 Angoulême – France
Tél. : 05 45 38 34 10
[email protected]
www.ego-comme-x.com
amoreena winkler
purulence
ego comme x
– Moi j’aime bien… Le revers puissant que m’a destiné “papa” m’envoie
tournoyer et brise la claire euphorie qui animait mes paroles.
– Que je ne te reprenne pas à dire “moi je” ! Ça ne doit
plus sortir de ta bouche. On te l’a déjà dit, non ? – Le “moi je”, c’est l’ego, et c’est mal. Ton corps et ton
esprit appartiennent à Jésus et à la Famille. Le “moi je”,
tu le fais disparaître. C’est le Seigneur à travers toi qui doit
briller, explique ma mère.
Je m’empresse de répondre : « Oui Papa, oui Maman »,
et de mémoriser au mieux ces nouvelles informations qui
régissent mon comportement. La répression de ma spontanéité naïve est systématique.
J’ai quatre ans et je m’oublie beaucoup. Nous arrivons
à Fontainebleau pour un fellowship dans une demeure.
Cela implique des retrouvailles, des nouvelles rencontres,
du partage et de la communion dans l’Esprit. Je m’extasie sur ce pavillon de banlieue serti de verdure et farci
de personnes inconnues, sur les perspectives de notre
présence, sur la chambre qui nous est attribuée…
Mais j’ai quatre ans, et “moi je” ne doit plus exister.
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1. Bourrasques fugitives
La ville lumière est noire…
Nous sommes à Paris en ce moment. Juste en face
de Beaubourg.
Que voit un tout petit de Paris au début des années 80 ?
Un king nous a attribué gracieusement deux étages
d’appartement, où foisonne toute une faune riante et
fleurie. Cette prodigalité, nous l’avons tellement connue,
en échange du témoignage fervent et du Flirty-Fishing
qu’ont prodigué les sœurs, dont ma mère.
“Papa” me porte souvent sur ses épaules. J’aime
chevaucher cette bête puissante qui me fait voir les rues
de haut. Tout paraît meilleur à cette hauteur. Parce qu’à
la mienne, ce sont les débris sur le trottoir, le slalom entre
ces immondes crottes de chien, les fondations des bâtiments (aussi beaux soient-ils objectivement) crépis par
la pollution.
– Ne te frotte pas sur le mur, c’est sale. Ne touche pas
le poteau, tu ne vois pas qu’il est dégoûtant ? Ne mets pas
tes doigts dans la grille, les chiens y font pipi. Parce que Paris est noir pour les yeux d’un enfant.
Sauf les tuyaux colorés de Beaubourg. Même si Maman
dit que c’est très laid, je trouve ça gai.
– Pourquoi y lavent pas les murs alors ? Je les ai regardés, ces murs maculés du dépôt des gaz
d’échappement, cette crasse qui fait partie du charme
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historique de la ville, et qui la rend intouchable. Pas
de visite tactile.
Parler d’Amour
Le plus marquant dans la ville, ce sont les bouches
de métro animées par des personnages divers s’essayant,
avec maîtrise ou maladresse, à la musique. Et le long
des trottoirs, assis les uns à côté des autres, interminablement, les clochards, les mendiants, alignés sur leurs chiffons, avec leurs cartons que je sais déjà déchiffrer. Je scrute
avec une avide curiosité leurs habits ternes, je découvre
leurs odeurs si caractéristiques, à l’affût de particularités
physiques. Je m’interroge sur ces orteils crasseux, ces mines bouffies, sombres, sans objet, et cette odeur, introuvable ailleurs que sur eux. J’entends les adultes parler entre
eux : « drogués… alcooliques ». Ces mots sont si loin de moi.
J’ai vu de mes yeux l’argent mendié utilisé pour l’achat de
“pinard” contenu dans des bouteilles de vinaigre.
Ils demandent de l’argent. Nous aussi. Ils ne sont jamais
beaux. Nous si. Mais ils me font mal au cœur tellement ils
ont l’air malheureux.
Je parle d’Amour à tout le monde, dans le train, les salles
d’attente, la rue, les magasins…
Je parle d’Amour parce qu’il m’anime encore.
Je parle d’Amour parce que c’est ce que je dois faire.
Témoigner.
Gagner des âmes, les amener à Jésus. À quatre ans, je suis
la meilleure prosélyte que je n’ai jamais rencontrée jusqu’à
aujourd’hui. Je parle trois langues, chante les versets cruciaux concernant le salut des âmes et argumente n’importe
quel adulte avec mon sourire d’enfant.
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– … Car Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné
son fils unique, afin que quiconque croit en lui, ne périsse
pas mais qu’il ait la vie éternelle. Jean 3:16.
– Je ne crois pas en Dieu, tu sais… – Et l’Amour, alors, vous y croyez ? – Euh, oui, ça oui, je veux bien encore y croire. – Eh bien Dieu est Amour, et l’Amour est Dieu.
C’est écrit dans la Bible. Alors si vous croyez en l’Amour,
vous croyez en Dieu ! – Ah ? – Alors, voulez-vous que Jésus entre dans votre cœur, et
vous apporte la Joie et la Lumière d’Amour ? Il faut juste
répéter après moi, c’est très simple ! Vous voulez ? – Bon, d’accord. – Alors fermez les yeux et donnez-moi votre main.
Il suffit de dire simplement : Jésus, viens dans mon cœur. – Jésus, viens dans mon cœur. – Remplis-moi de ta lumière. – Remplis-moi de ta lumière. – Voilà, ça y est, vous avez Jésus dans votre cœur, et vous
pouvez lui parler. Il est en vous maintenant, et il ne vous
laissera jamais tomber. Il est là pour vous, quand vous en
avez besoin, pour vous apporter du réconfort et de la Joie,
parce qu’il vous aime. Dieu vous bénisse, monsieur, et bonne journée. Je repars heureuse et fière de ma bonne action. Je ne rate
jamais une âme à sauver, m’applique ardemment à l’amener vers la foi. Chaque jour, on me demande des comptes
de l’activité de witnessing.
– Combien d’âmes as-tu sauvées aujourd’hui ? Bien,
je les noterai dans le rapport. On laisse rarement repartir mes prises bredouilles
de plus amples informations. Un frère ou une sœur plus
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âgé que moi viendra compléter avec une présentation de
ce que nous sommes (officiellement), notre idéologie, et
demandera forcément une contribution, pour encourager nos actions humanistes et humanitaires. – … ce que vous voulez…
Le parc de Versailles
Je suis avec Maman, au parc de Versailles, dans un de
ces grands carrés de pelouse qui paraissent infinis lorsque
l’on est petit. Le chuintement des fontaines, le piaillement
des oiseaux, et le bruit des pages que Maman tourne de
temps en temps. Nous sommes en belle saison, tout est verdoyant et ensoleillé. Je joue toute seule dans l’herbe, avec
les pâquerettes et les pissenlits. J’explore le microcosme
de quelques centimètres de circonférence, grouillement
de petites formes de vie. Je cueille les fleurs. Et je découvre
une plante très spéciale. C’est une petite plante toute modeste, presque ingrate. Elle est d’ailleurs considérée comme
une “mauvaise herbe”. De minuscules fleurs blanches couronnent sa sommité, et elle paraît réellement insignifiante.
Mais mon regard aime les détails, et je découvre le long
de la tige des petits cœurs qui poussent. Tout verts, et tellement mignons. Ce sont les fruits, graines des fleurs.
« L’Amour est partout. » Cette découverte végétale me
fait l’effet d’une révélation. La création n’est qu’Amour.
Pour qui sait la regarder. À partir de ce jour, cette petite
herbe sera une plante de l’Amour à mes yeux émerveillés
de cette discrète prodigalité, toute en légèreté. Je cours
montrer à Maman ma trouvaille, ma récolte de cœurs.
– Regarde, même la plante, elle donne de l’Amour !
m’exclamé-je enthousiaste.
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Je continue mes explorations parmi les végétaux et leur
petite faune. À un moment, ma main se referme et je sens
la piqûre aiguë d’une abeille qui s’est retrouvée prisonnière.
Je crie de surprise. J’ai lâché mon bouquet. La douleur est
très lancinante dans mon doigt qui gonfle rapidement.
En pleurs, je cours vers le réconfort.
– Mommy ! Mommy ! It hurts ! Maman regarde ma petite main rouge, et constate que
oui, c’est bien une abeille qui m’a piquée.
– À quoi pensais-tu quand c’est arrivé ? La question me laisse diablement perplexe. Je ne m’en
souviens d’ailleurs plus…
– Étais-tu en prière ? Parce que, tu sais, ce genre de choses, ça n’arrive pas par hasard. Alors tu devais certainement
avoir de mauvaises pensées ou bien tu n’étais pas en prière.
Autrement ça ne serait sûrement pas arrivé. Je comprends, que selon ce qu’elle me dit, si l’abeille
m’a piquée, c’est bien de ma faute. Voilà le seul réconfort
maternel que j’aurais, et ce, pendant toute mon enfance.
« Tu as mal ? Tu es malheureuse ? Tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même, puisque tu laisses rentrer le Diable. Alors
adresse-toi à Jésus, et remets-toi à lui. »
Maman a le don de me plonger comme ça dans un désarroi total. Avec des explications sans appel qui me renvoient à moi-même, et à ma seule et unique responsabilité,
même dans les événements les plus incongrus.
« Il n’y a pas de hasard. »
Certes, mais pour une petite fille de quatre ans, aussi
précoce soit-elle, qui vient de se faire piquer par une abeille,
il est difficile d’entendre que c’est de sa faute parce qu’elle
n’était pas en prière. Entendre cette accusation et ce rejet
de la valeur de ma douleur, ce déni de mon besoin de ré13
confort. Juste besoin de bras tendres, et de mots doux pour
apaiser la surprise de ma première piqûre d’abeille, alors
que je cueillais innocemment des fleurs d’amour.
Généalogie
Mon éducation dans la Famille m’a bien appris les vrais
mots concernant les organes, l’acte, ou plutôt, les actes,
puisqu’il y’en a plusieurs. Maman s’est appliquée à suivre
les recommandations, et “papa” ne s’est pas fait prier pour
parfaire le reste, et le mettre en pratique.
“Papa” n’est pas mon papa.
J’ai un vrai papa, c’est mon Daddy.
Mais Maman est partie, s’est séparée de lui quand j’avais
trois ans. De notre vie ensemble, je n’ai que des vagues perceptions, pas bien définies… presque à l’état de sensations
archaïques déjà. Mais je sais que j’ai mon Daddy, et que my
mommy c’est bien ma maman, mais en français.
Maman a rencontré Daddy dans la Famille. Il dé­bar­­quait avec un groupe des States, et ça faisait déjà quelques
années qu’il avait joint The Children of God. Après avoir
échappé à la mobilisation pour le Viet-Nam, fait Woodstock, goûté aux drogues, il fait partie de ces tardifs
Flower-Power aux cheveux longs, repêchés par Moses
David, notre prophète de La Fin des Temps, pour révolutionner le monde avec la puissance de l’Amour. Un vaste
programme qui lui prendra sa vie.
C’est à Nice, sur la promenade des Anglais qu’ils se
rencontrent pour la première fois. Cela paraît si romantique, dit comme ça, vu de l’extérieur.
Maman, elle, a envoyé promener « Science-Po », en partant avec la caisse de l’internat, et vidant couvertures et
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autres possessions d’État pour les fournir à la Famille. Elle a
dix-neuf ans, et décide d’agir pour elle-même, enfin…
de rompre avec son éducation “rigide” et “étriquée”.
Oui, c’est rigide, en comparaison de ce qu’elle a choisi de
suivre… la déliquescence d’une belle descente aux enfers,
dont elle ne s’est toujours pas réveillée. Des idéaux. Ils n’ont
que ça à la bouche à cette époque. Maman escalade le portail
de chez ses parents, qui n’ont pu raisonner son attrait pour
sa recherche métaphysique et ésotérique.
Quête qui s’est tout bonnement fixée sur le charme
opérant des jeunes recrues prosélytes de frères et sœurs
souriants et musicaux, qui sévissaient sur les campus
des facs à Grenoble. Elle couvrira de honte sa propre famille qui découvrira atterrée la nature de cette nouvelle
Famille d’Amour, par le biais des services d’un détective
privé.
Daddy est charmé par Maman. Elle exécute des mimes,
moulée dans des collants noirs, elle fait partie d’un numéro qui doit sûrement témoigner du nouveau message
d’Amour.
Daddy est massif, très solidement charpenté, il fait un
impressionnant mètre quatre-vingt-dix-huit monté sur une
large carrure. Comme beaucoup de métis Amérindiens,
il a de drôles de traits, avec une pigmentation assez particulière. La blancheur des Blancs, avec même des taches
de rousseur, et des cheveux étrangement auburn, ondulés,
voire crantés et épais. Le noir regard fixe et perçant de l’Indien, avec de lourdes paupières libidineuses, et des lèvres
au dessin d’une épaisseur trop sensuelle. Il n’a pas le nez
aquilin, mais ce regard est définitivement caractéristique,
de même que cette densité épidermique. Noir regard abyssal et agressif à la fois. Profond comme un puits et saillant
comme une lance.
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Daddy est charmé par Maman. Son squelette de
“petite” si prisé par les Américains, ses chairs tendres, son
long cou gracile, son visage tout sourire. Son droit d’aînesse
dans la Famille lui vaudra le pouvoir d’obtenir ma mère
comme compagne. Elle se soumettra à ce qu’elle va vivre
comme un sacrifice pour Jésus et pour la Famille.
Elle le trouve très laid, brute et grossier, mais elle
s’abstiendra de le faire savoir aux bergers qui lui imposent
une cérémonie de mariage intra-muros, sur les plages
de Nice. Cela ne fait que quelques mois qu’elle est membre de la Famille.
« Ta volonté soit faite Seigneur » a dû-t-elle dire, comme elle le redira encore beaucoup. Daddy est un despote
gastronome, un tyran sexuel. Elle lui appartient, il la
prend.
« Wives, submit to your husbands,
and husbands, love your wives. »
… Ça dépend ce que l’on entend par “aimer”.
Maman est timorée, inexpérimentée alors, et incapable de faire cuire un œuf. Elle se rattrapera vite sur tous
les plans. Ils vivront en France, puis rejoindront des bases en Tunisie où la Famille travaille son expansion. Moses David est en affinité totale avec Khadafi. Et une de
ses filles, Phoaebe, a ouvert des demeures révolutionnaires
en Libye. Moses David écrit des choses pro-terroristes
et anti-sémites, depuis qu’il s’est fait virer de Jérusalem.
Il croyait y rebâtir là-bas la Nouvelle Eglise. Mais ses pratiques ne sont pas passées inaperçues, et ils se sont fait
expulser.
Ma mère endure la terrible exigence de mon père tant
physique que morale et spirituelle, parmi tout le reste.
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Mon père n’aime pas les filles minces, il les aime maigres
et longues. Les os saillants l’excitent, et il ne se prive pas
de le dire. Maman, avec ses origines basques, ne pourra
jamais être filiforme, malgré sa grande maigreur. On ne
change pas sa structure osseuse avec des régimes.
Maman se prive inlassablement en lui cuisinant ses petits plats gargantuesques, absorbe ses saillies colossales, se
plie à tous ses appétits très déterminés. Elle tombe enceinte et ils partent à Rome, où je vais naître en 78. À terme,
mais pesant 2,5 kilos, résultat des régimes faméliques de
ma mère enceinte. Je crois que depuis j’ai dû la considérer
comme intrinsèquement insatisfaisante.
Je suis suivie un an après par Yvon, mon frère, qui portera le même patronyme que moi. Mais nous savons tous,
et Maman ne s’en est jamais cachée, qu’il est d’un poisson
italien qu’elle a “pêché” grâce au Flirty-Fishing. Qu’est-ce
qu’elle pouvait être rêveuse et énamourée à cette évocation. Comme il avait dû lui laisser un superbe souvenir…
Je sais depuis toujours que je ne suis pas le fruit de l’Amour,
quoi qu’on en dise. Mais je sais que Daddy m’aimait viscéralement. C’était une connivence d’une densité physique. Nous avions les mêmes goûts : acides et très épicés.
Ce n’est pourtant pas ce que les petits aiment. Pendant
ce temps, Mommy dorlotait Yvon qui se gavait de purées
insipides, de biberons de bananes écrasées. Yvon était
un bébé gratifiant pour Maman. Il restait sur son sein,
dans ses bras, et mangeait la nourriture qu’elle lui donnait. Moi, plus de sein à un mois, plus de biberon à trois,
à huit je marche. À deux ans je lis l’Anglais. Je montre
une gourmandise marquée pour les saveurs dans l’assiette de Daddy, et une curiosité pour tout, absolument tout.
Et je crois que c’est éreintant pour Maman qui ne sait
plus où donner de la tête.
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Et je lui en fais voir de toutes les couleurs en accumulant les bêtises. Comme boire de l’eau de Javel stockée dans une jolie bouteille de jus d’orange trouvée dans
le garage, pendant que Maman rangeait les vêtements
que j’avais sortis du placard à l’étage.
Yvon, c’est ma première histoire d’amour. Je suis
tombée amoureuse de ses yeux bleus, dès qu’il est arrivé
parmi nous. Il incarne le charme, il incarnera le charme
en grandissant.
Placide dans son landau, il est là. J’ai un an et des poussières, et je veux communiquer avec lui. Observant l’environnement, et la hauteur frustrante de son petit lit perché…
j’élabore ma stratégie d’approche. Les tiroirs de la commode seront tirés de façon à former un escalier qui me
permettra d’ascensionner ce meuble. À cette étape, je tire le
tiroir du haut en l’ouvrant au maximum de sa portance extérieure, et m’y glisse précautionneusement en répartissant
mon poids de façon à maintenir l’équilibre du tiroir en porte à faux. Cela ne suffit pas, mais je ne suis pas du genre à me
décourager en si bon chemin. Qu’à cela ne tienne ! Je me
mets donc moi-même en porte à faux au-dessus du vide,
jusqu’à ce qu’un de mes doigts touche le rebord du couffin
hissé sur ses pilotis. Ma prise ferrée d’une main, je tente par
mon corps de faire la jonction entre la commode et le lit
d’Yvon, en maintenant mes pieds en crochet dans le tiroir
et en utilisant mes bras pour abaisser sa petite barque. Ça y
est, nous nous voyons. Je rencontre ses yeux bleus rieurs, ravis de recevoir cette visite impromptue. L’angle du couffin
penche vertigineusement sous la pression de mon poids arcbouté. Et le bébé dégringole en s’affaissant au fond, rapprochant ainsi son visage du mien. C’est dans ces instants
de grâce que nos regards s’unissent... le mien avide de cette
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rencontre à tout prix, le sien emporté par cette variation
relationnelle. Nous rigolons ensemble, dans une complicité
qui dépasse les âges.
Ainsi Maman nous trouvera, gloussant tous deux dans
le périlleux équilibre du landau basculé, et de la jonction
de mon corps suspendu entre la commode par les pieds,
et sa petite nacelle par les bras…
“Papa” n’est pas mon papa
– Je te tabasserai jusqu’à ce que tu m’appelles Papa, c’est
compris ?! Ça va bien finir par rentrer dans ta petite tête. – Oui. Dans un geste imprévisible, sa grosse main velue
empoigne mon visage et envoie ma boîte crânienne
s’étourdir à plusieurs reprises sur le mur contre lequel
j’étais assise.
– Oui quoi ? Oui qui ? Oui Médor ? Je vois tout blanc, puis tout noir, des espèces de
pa­pillons lumineux. Ma tête et son contenu brûlent et
bourdonnent.
– Oui qui ? Ou je continue ! La douleur parvient. Je sanglote en me tenant
l’encéphale qui me lance. Le sang palpite à l’intérieur.
C’est absurde pour moi. Ma rencontre avec les premières abstractions de la vie sont fracassantes. M’y plier va
devenir une question de survie. Mais j’ai mon daddy,
même s’il n’est pas là, et je tarde trop à donner audiblement la réponse attendue. Je ne parviens pas à verbaliser
ce “papa” forcé. J’ai envie de rester fidèle à mon daddy
qui m’aime autrement que lui. I know I’m Daddy’s
sweetheart. Mes pensées collisionnent.
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Et il y a quelqu’un qui n’attendra pas l’acceptation progressive de mon processus cognitif.
Il y a quelqu’un qui me ravira tout ce que j’ai.
Il enserre mes oreilles de ses doigts d’acier, me soulève
par elles comme les poignées d’une marmite jusqu’à ce que
je me retrouve au bout de ses bras levés. En prenant des pinces à linge il pourrait m’étendre sur un fil virtuel. Ou me
crucifier par les oreilles.
Apparemment, puisque j’ai testé pour vous (sic), très
régulièrement, moi et Yvon aussi, le poids d’un enfant
peut être suspendu à ses oreilles, et ce, sans les arracher,
visiblement.
Son visage est à la hauteur du mien. Ses yeux me transpercent d’éclairs acérés, sa bouche est tendue et blanche.
Cette expression que je saurai dorénavant reconnaître,
ses lèvres déjà minces contractées en dedans, l’afflux sanguin plus visible vers la surface de son épiderme, les veines
des tempes saillantes, et ce regard noir comme la menace
d’un canon de fusil braqué sur mon corps inquiet.
– Tu vas le dire, oui ?! rugit-il en me secouant par
les oreilles. Je suis suspendue à sa hauteur de géant,
suspendue et secouée devant le terrifiant visage de la colère.
Je balbutie à travers mes larmes et ma terreur un « Mm,
Papa ». Dire oui et Papa ensemble, c’est trop. C’est accepter,
accueillir et reconnaître. Et il ne s’en satisfait pas. Il m’envoie percuter l’armoire, et je rebondis sur ma tempe qui
s’écrase sur le coin d’un montant de lit. Quelques secondes
après le choc, j’entends Yvon pleurer de malaise. Il s’en
ramasse une qui le fait hurler. – Je continuerai jusqu’à ce que tu le dises et je t’en foutrai une à chaque fois que tu oublieras de m’appeler Papa.
Je suis ton papa devant le Seigneur, tu entends ?! – … Mm Papa… 20
Ma tête est emplie d’horribles douleurs, elle me semble dilatée, éclatée comme un chou-fleur. J’entends
des bruits à l’intérieur, et je ne sens plus mon corps. Je ne
sais même plus si je pleure. Un goût métallique m’emplit
la bouche. Je le vois déboucler sa ceinture de cuir, la tirer des passants de son pantalon, et m’assener les coups
qu’il estime nécessaires, les dents serrées. Mes perceptions reviennent au fur et à mesure que la ceinture fait
son office. Les jambes, les cuisses, le dos, le ventre et les bras
me réintègrent en brûlant.
– Alors, tu vas le dire, oui ? Je tremble de partout, je suis en apnée. Mon diaphragme
tressaute, mes viscères se contractent, ma nuque se tétanise.
Je n’ai pas encore l’habitude de ces sensations qui deviendront quotidiennes. J’apprends la saveur du sang dans
ma bouche, les narines bouchées par ce sang qui coulera
tous les jours. Je ressens une terrible misère, je suis broyée
par la peur, et je n’ai pas la force d’endurer plus. Je cède sous
les coups redoublés.
– Oui Papa.
– J’ai pas entendu. La menace du revers de sa main se trouve à la hauteur
de mon visage.
Je répète plus fort avec ma bouche molle et noyée dans
la morve sanglante.
– Encore !
Le coup est parti, amorti par ma mâchoire quise désolidarise.
– Encore, j’ai dit !
– Oui Papa – Ah, ça finit par venir, hein ! C’est pas si compliqué,
tu vois ! –…
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– Réponds ! D’une main, il saisit ma chevelure et me soulève
encore du sol. De l’autre, il m’envoie les “torgnoles” de
son cru.
– Réponds ! Je ré-atterris bancale sur le plancher.
– Oui Papa.
– Je t’aime Papa, allez !
Délabrée, j’accuse intérieurement le paradoxe. Il m’exténue, je suis à bout, et il obtiendra tout.
Je pleure de douleur, je pleure de souffrance. Il y a ce
que je dois faire et ce que mon cœur vit.
J’ai quatre ans et je me sépare de l’univers. Dorénavant, il y aura l’intérieur et l’extérieur.
J’ai quatre ans et j’intègre le principe déchirant de dualité.
Minée, je sanglote un « Je t’aime Papa ». Je capitule.
– Mieux que ça ! Mets-y du cœur ! – Je t’aime Papa, hoquetté-je.
– En souriant. – Je t’aime Papa.
– Un vrai sourire, pas une grimace ! – Je t’aime Papa. J’ai quatre ans, et je disparais.
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2. Mécanique de secte
Nous sommes à Rome. Il y a des personnes que
je connais déjà d’avant. Des endroits et des recoins que
j’ai déjà explorés. Cette demeure remplie de monde.
Et puis les jardins de Nina et Hougo, avec leurs grandes
filles Lola et Béta, où je grignote en cachette leurs tomates encore vertes au parfum marquant. Daddy est présent, à côté dans une caravane. Je ne le verrai plus avant
mes quatorze ans. Il partira sur le champ de mission,
on the mission field, en Asie, en tant que “missionnaire”,
afin de coloniser les pays pas encore touchés par le message d’Amour de la Famille.
Je suis dans une chambre avec “papa”. Il lit des lettres
de Mo, allongé sur le dos, le pénis trituré nonchalamment d’une main. Maman, qui a lu Montessori a punaisé
des feuilles de papier blanc à ma hauteur d’action, afin que
je puisse me livrer à ma passion : dessiner sur les murs.
C’est merveilleux cette sensation de pouvoir m’exprimer
avec des couleurs, de faire des formes, d’étaler des traits,
de tourbillonner des spirales, de refaire les fresques
des histoires bibliques que je suis obligée de lire à longueur de journée. Yvon est si sage. Il n’a pas vraiment
le choix. Maman est ailleurs. Je dessine Jésus guérissant
les petits enfants malades.
« Laissez venir à moi les petits enfants, car c’est à eux,
qu’est le royaume des cieux. »
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Je dessine Jésus, et “papa” se masturbe sur le lit.
– Viens là, mon cœur. – Oui Papa. Je m’exécute et m’approche du lit où il est étendu.
Je l’ai déjà masturbé à sa demande. J’ai l’impression
de rentrer dans les actes des grandes personnes. Je suis
curieuse et obéissante. Je le masturbe avec application,
comme il aime, comme il m’a appris.
– Plus vite. Serre et tourne avec tes doigts. – Oui Papa. Je suis docile, je fais de mon mieux pour ménager
ses foudres imprévisibles. Je préfère le voir contenté que
courroucé. Le moindre faux pas est susceptible de l’irriter.
Lui faire plaisir est plus facile que d’encaisser les coups.
Je masse ce pénis, sceptre d’un pouvoir absolu et menaçant. Veiné et coloré comme la colère. Le pénis, c’est comme Dieu.
J’ai quatre ans, et je suis phallothéiste.
– Tu es une grande fille ; maintenant tu peux très bien
sucer le pénis de Papa. Maman va être fière de toi, tu vas
pouvoir lui montrer comme tu fais bien. Ma cavité buccale peine à contenir tout le membre
qu’il me brandit, malgré mes efforts. Il m’observe, je me
dois de lui montrer un visage plaisant et plein de gratitude. Je mime Maman, et les gestes que je l’ai vu faire, elle
et les autres femmes penchées sur les sexes des hommes.
Si elles les sucent comme des “gelati” c’est que c’est bon.
C’est ce que “papa” me dit. Il aime me regarder le lécher
innocemment comme une fillette gourmande promène
sa langue sur la boule de son cornet de crème glacée. Il me
tend ses testicules poilus.
– Lèche les boules à Papa. Hein, c’est meilleur qu’une
glace ? 24
– Oui Papa, répondé-je avec diligence, en étouffant en
silence sur sa vigoureuse pilosité.
Il ne tient plus ma délicatesse. Il se lève. Debout face
à moi, son sexe va me pénétrer jusqu’à la garde. Il me tient
la tête entre ses mains, et son sexe darde entier de la braguette de son pantalon marron. Je m’agrippe à ses jambes musculeuses. Comme je m’y agrippe lorsqu’il me
“fout une raclée” avec sa ceinture en cuir. Ce sera parfois
les deux en même temps.
J’ai le gosier plein de lui, envahisseur de ma gorge qui
s’insurge spasmodiquement. Je fais de mon mieux pour
masquer mes haut-le-cœur. Je me dois d’être digne. Je suis
une grande fille. Les yeux baignés de larmes, je fais l’expérience de ma première fellation. Mon champ de vision
approche rythmiquement de la braguette et de la base
de ce membre braqué dans mon visage. Comme pour beaucoup d’autres traitements, je vais m’habituer rapidement.
Entre ces intermittences visuelles, je vois Maman
apparaître dans l’encadrement de la porte.
– Regarde, elle s’y est mise. – Ah oui ! répond Maman avec la légèreté d’une plume, c’est bien, c’est une grande fille. Ça te plaît ? me demande-t-elle. – Oui Maman. Tu as vu ? Je sais faire comme toi,
maintenant. J’ai les yeux embués, mais ma voix est pleine de
conviction, et je mets visiblement de la bonne volonté
à mon ouvrage.
Je continue à me faire fourrer par la bouche pendant
que Maman s’assied sur le lit.
– Il va y avoir un temps de prière, dans un petit
moment… annonce-t-elle, un Daily Might à la main,
25
et une aérienne robe de fins voilages fleuris sur le corps.
“Papa” s’active avec plus d’ardeur devant Maman,
et l’imminence des autres activités en vue.
– Regarde comme elle suce bien. Maman regarde avec ses yeux.
– Vas-y, touche-toi, ordonne-t-il.
Maman soulève sa robe et dévoile son sexe brun en se
doigtant sous le regard de “papa” qui s’excite encore plus
vite depuis le temps qu’il se fait sucer. Il finit par jouir et
éjaculer dans ma gorge maintenant défoncée. J’ai très mal à
la mâchoire qui n’est plus qu’une crampe. Encore des hautle-cœur suscités par la franche décharge que l’on me gave
dans l’œsophage. Un goût inédit, amer et vert. J’étrangle.
– Rhaaaahhhhhh ! Voilà, c’est bien, avale bien tout
le sperme de Papa. Il m’enfonce encore quelques saccades, histoire de bien
se vider et de faire descendre la sauce. Je déglutis plusieurs
fois, pour vidanger ma cavité buccale maculée de cette collante texture crémeuse qui m’écœure. C’est le prix à payer
pour grandir.
– Allez, nettoie bien le pénis à Papa, fais le briller. Voilà,
tu es la petite suceuse à Papa. Je me plie à l’exercice. Puis il promène son sexe encore
érigé sur mon visage qui ne doit pas être glorieux.
– Dis “merci Papa”, quand même ! – Merci Papa. – Allez, on va prier maintenant. Yvon a sagement regardé sans broncher, repu par son biberon. La petite famille sort de la chambre et rejoint les frères
et sœurs dans une autre pièce. Un sourire jusqu’aux oreilles,
“papa” annonce avec bonhomie que je commence à être
opérationnelle pour le sharing. Les sourires convergent sur
moi. On acquiesce avec les habituelles exclamations.
26
« Praise God ! - God bless you ! - Hallelujah ! »
Nous formons le cercle de prière. Une des femmes est
enceinte de jumeaux. Elle disparaît derrière son ventre
géant. De ma hauteur, son visage est presque invisible,
masqué par la montagne de son abdomen. La prière commence dans les louanges trilingues. La prière se poursuit
avec le parfum acre du sperme dont je suis imbibée.
Mon apprentissage ne s’arrêtera pas là. Les rectifications des travaux pratiques seront d’une impitoyable
sévérité.
Je n’ai pas voulu du sein de Maman, on va m’imposer
avec une généreuse prodigalité la succion de l’inévitable
pénis nourricier de “papa”.
– Allez, avale tout. C’est plein de bonnes choses. The last supper
Ce soir, je souperai avec Daddy. La dernière fois
avant et pendant les dix ans à venir. Dans sa caravane,
avec sa Volvo violette à côté. Près de la grande demeure.
Son gabarit de géant voûté dans une cabane de poupée,
évoluant entre la lampe du plafond et les coins exigus
de l’habitacle. Maman et “papa” sont là, Yvon aussi…
Daddy nous met la table, avec des assiettes de verre transparent jaune… ces assiettes bon marché qui existent
d’ailleurs toujours et que je hais.
Daddy leaves for the field, in Asia.
27
Fellowship
Un impératif : to be in the spirit.
Notre langue officielle est l’anglais. On fait
un fellowship une fois par semaine au moins et, à grande
échelle, une fois par mois environ.
C’est un grand fellowship. Une salle des conventions
est comble de frères et sœurs, des campements propagés
à l’extérieur, une effervescence contagieuse gagne
tout le monde. Tous viennent de loin pour partager
ces moments. Sur la scène, prières, chants, musiques défilent et font monter l’énergie en inspirant l’assistance
qui interagit. Les grands bergers - les big leaders, shepherds viennent lire les dernières paroles de Mo qui font autorité.
Ce sont des révélations tout droit sorties de ses rêves prophétiques, visions incendiaires et réactionnaires.
« It’s a révolution for Jesus ! » hurle l’un des leaders avec
emphase.
Tous renchérissent joyeusement : « Amen ! »
Un groupe de musique suit avec une chanson : « Born
free, born wild, you’ve got to be born again. » C’est un éveil
à la liberté, une célébration de l’immense espace des possibles offert par le salut dans la Famille. Les refrains crescendo ont fait bouillonner les âmes qui se repaissent maintenant en prière. Les bras extatiquement levés au ciel,
les louanges fusent de toutes les lèvres :
« Hallelujah !
Praise you Jesus !
Thank you Lord !
We love you Jesus ! »
Hallelujah !… répété en écho par des centaines de voix
fébriles.
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Le summum, et la preuve d’être dans la présence
de l’esprit est de parler en langues – to speak in tongues.
C’est se laisser aller à vocaliser des enfilades de sons,
des chapelets de syllabes compulsivement et irrépressiblement dans une langue qui n’existe pas. C’est une transe,
une hystérie collective qui porte l’individu aux confins
de sa rationalité. Pour le peu qu’il lui en reste dans ce milieu. Chacun encourage l’autre, se nourrit de son délire en
surenchérissant en cascade et bénit les individus qui sont
remplis de l’Esprit.
« Fill us with your Holy Spirit ! »
Ils ont l’air heureux, dans une chaleureuse communion rayonnante. J’ai d’ailleurs remarqué que la température de l’endroit augmentait soudain de façon
fulgurante.
Je n’ai jamais accroché à cette douce folie. Un peu en
décalage, je reste au niveau des louanges, que je profère
avec autant de conviction que je peux. Mais je ne pouvais
me laisser perdre le contrôle, me laisser déblatérer en langues et consentir à être dépossédée de moi-même. À cette
époque, je n’ai pas encore trop de malaise à les voir gagnés par ce processus. Mais au fil des années, j’ai perçu
la brèche immense qui me séparait d’eux et de ces transports opiacés.
La communion suit. Une reproduction de la Cène,
appuyée par les Écritures, est jouée : avec le pain rompu
en minuscules morceaux, et un petit godet de vin rouge
qui servira de trempe-lèvres pour tous.
L’utilisation festive de l’alcool dépend des bergers
présents et de leurs propres tendances. Petite, je n’aime
pas le vin, et fais une grimace intérieure à chaque fois
29
que le verre du Sang de notre doux Jésus viendra sous
mon nez.
Chants, prières, chants, prières, danses, lectures inspirées de passages bibliques ou des lettres de Mo.
L’émulation emplit. Maman chante et joue de la guitare
avec l’un des groupes. Je suis avec “papa”, pas loin de la
scène, avec tous les frères et sœurs réunis. « Behold, how good and how blessed it is for the brethren
to dwell together, in unity. »
« Célébrez l’Eternel avec des actions de Grâce,
Venez devant lui, avec des chants de louanges…
Hallelujah hallelujah, Glory Hallelujah !
Hallelujah, Glory hallelujah… »
Le psaume est entonné frénétiquement en anglais,
espagnol,français,italien…etterminédansune nébuleusede
louanges béates. Depuis le début, nous nous embrassons
tous à pleine poitrine, nous serrant dans les bras l’un de
l’autre. Ces fameux hugs institutionnels de contact intense
qui symbolisent la joie de l’union des frères devant le Seigneur.
Devant le Seigneur toujours, six petites filles nues
déambulent sur la scène sous les chaudes lumières des projecteurs. Elles ont mon âge, certaines à peine plus. Elles
dansent munies de voiles qu’elles agitent consciencieusement pour mimer des ailes. L’écran projette des images similaires en fond, de style flouté et hamiltonien, des petits
enfants nus se dandinant dans un cadre paradisiaque, tels
des anges. « Let’s go back to the garden, let’s go back to the garden... you and I… » serinent les fillettes sur cette ballade
d’invitation.
30
Je les envie d’être sur la scène. Je pense : et moi, alors ?
Moi aussi, je sais faire ça... Je me trémousse d’excitation
et m’exclame en regardant “papa” que moi aussi, je veux
danser. Un large sourire fend sa mâchoire carrée et
exhibe une dentition d’une rare rectitude.
– Papa est fier de toi ma chérie. Vas-y danse de tout
ton cœur, danse pour Papa. Je me déhanche aussi langoureusement qu’une fillette
de quatre ans peut le faire.
– Vas-y, roule tes fesses… Caresse-toi, tu peux
le faire ici. “Papa” est fier de moi, de ma liberté, de ma façon d’accéder déjà au plaisir, et d’y retourner incessamment. C’est lui qui m’a appris. Je me masturbe glorieusement, dévoilant mon “petit abricot” glabre et avide aux
yeux de tous. Les frères et sœurs autour s’extasient de
ma démonstration, illustration vivide de la mise en application des paroles de Moses David. Je me fais jouir
en public plusieurs fois. J’en profite, puisque l’on m’a expliqué clairement qu’il ne fallait pas que je me masturbe
devant les systémites. Alors ici, je m’en donne à cœur joie,
de montrer tout ce je sais faire, de montrer comme “papa”
et Maman m’ont bien appris, de montrer comme je suis
libre et ouverte à tout, de montrer comme nous sommes
dans l’Esprit.
– C’est très bien ce que tu fais, mais les systémites
ne sont pas dans l’Esprit, Ils ne comprennent pas que c’est
un don du ciel. Pour eux, le sexe c’est mal, alors garde
la masturbation pour quand tu es avec des frères et sœurs
uniquement, d’accord ? J’ai dû apprendre à maîtriser les envies subites
et irrépressibles de me masturber à tout moment.
Dedans, dehors, à toute heure, en toute circonstance.
31
Lors des repas, des fellowships, du witnessing à l’extérieur,
des déplacements en voiture, en train… aucun décor
n’échappe aux appels hypnotiques de mes lèvres turgescentes. Ce sont des envies nerveuses, qui me lancent
dans ma petite vulve, des pulsations irritantes qui irradient dans tout mon bas ventre. Et l’excitation devient
une obsession si je n’assouvis pas ce besoin par plusieurs
salves de jouissances clitoridiennes en me masturbant
savamment et frénétiquement à la fois. Dès toute petite,
on me touche explicitement les organes pour les stimuler. Les enfants sont encouragés, voire poussés à se laisser aller à des caresses et masturbations. C’est la preuve
d’une éducation “révolutionnaire”. Mo à sorti un bouquin
de pédagogie, avec photos de sa progéniture octroyée,
et de son staff en train de stimuler garçons et filles alors
qu’ils ne marchent pas encore. Les mères et nourrices
masturbent et sucent le pénis lilliputien du bébé qui se
fait langer ; les hommes caressent et lèchent la petite chose
charnue et tendre des fillettes.
On m’octroie alors un jeune garçon pour que
je m’occupe de lui, devant tout le monde.
Sur la scène, les strip-tease des femmes s’enchaînent.
Ils sont filmés, comme tout le reste, et une copie sera
envoyée aux grands leaders ainsi qu’à Mo, pour qu’il puisse aussi profiter de ces actions de grâce, et vérifier que ses paroles
sont bien suivies à la lettre.
Sharing
Le sharing va alors suivre… forcément.
Le sharing se fait dans les fellowships, mais aussi à n’importe quel autre moment. Il peut être ritualisé par un cadre
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et une méthode d’échange, par exemple, mais aussi être
spontané et immédiat, en fonction surtout du désir des
ou du berger présent. Le sharing, c’est des relations sexuelles le plus souvent en groupe, parfois spatialement éclatées.
C’est l’Amour du Seigneur que l’on donne. En théorie, c’est
une pratique altruiste qui permet à tout le monde de bénéficier de tout le monde.
C’est sans compter sur la convoitise, les jeux de pouvoir et
de séduction inévitables. C’est fermer les yeux sur l’autorité phallocrate de la Famille. Et c’est aussi oublier qu’il y a
des enfants qui regardent et participent institutionnellement. Pour la Famille, c’est la nouvelle ère de liberté.
C’est ainsi, les vannes des interdits ouvertes, les écluses de
la moralité bienséante béantes, sous l’étendard des idéaux
de liberté et de révolution.
À l’époque d’« il est interdit d’interdire », on n’interdit
plus rien, sauf la retenue et la pudeur, qui sont condamnées
et considérées comme les faiblesses des « vieilles bouteilles »,
qui explosent forcément à la venue de ce jus nouveau.
« Come on, Ma, burn your bra », laisse pousser tes poils,
et ouvre-toi à la liberté sexuelle. À cette époque,
ça a apparemment un attrait des plus irrésistibles.
Notre prophète a écrit beaucoup sur le sexe,
ses ap­pli­cations et conventions, ses modes d’emploi,
ses questions-réponses avec Maria, sa femme-secrétaire.
Dans les rapports adressés à la hiérarchie, on écrit combien de sharings on a fait. Combien de Flirty-Fishing aussi,
mais c’est encore un autre sujet.
J’aide le garçonnet à se déshabiller, et encourage l’érection de son petit pénis.
Honnêtement, je sais que ce que font les enfants, c’est un
jeu, c’est pour de faux, que nous ne pouvons pas faire de bébés. Il me suffit de comparer mon corps avec celui des fem33
mes nues qui évoluent autour de moi, de voir qu’un homme
est autrement fait qu’un petit garçon. Je sais que les enfants
ne peuvent que mimer ce que font réellement les adultes
que j’observe depuis toujours. Je préfère d’ailleurs ce que
font les grands, ça me paraît beaucoup mieux, et il me tarde, moi aussi d’être une vraie femme. Grandir vite, pour
être et faire comme les grown ups, avoir ces seins, ces poils
et ce grand vagin tant convoité par les hommes, les vrais.
Je voudrais déjà être grande. Et à défaut de l’être, je vais
prouver que je peux faire pareil, le plus vite possible.
En attendant, j’accueille mon partenaire de jeu avec
bienveillance. Je l’allonge sur des coussins, lui caresse
le corps, l’embrasse à pleine bouche avec gourmandise.
Je manipule encore son petit sexe, que je brandis, et masturbe ludiquement en souriant. Je prends plaisir à savoir que sa tension penniene est le penchant masculin de
mes envies à moi. Je me penche sur son sexe et le lèche
entre mes petits doigts, puis je l’aspire dans ma bouche
comme j’ai vu Maman et d’autres sœurs le faire mille fois
sur le pénis des frères. Je pompe cet appendice de chair
toute tendre qui s’en accommode très bien. “Papa” me caresse les fesses que je tends, et glisse sa main géante entre
mes jambes. La main d’un frère vient sur mes cheveux,
pour accompagner le mouvement de succion. Ça les amuse, et ça les excite aussi.
Je regarde autour de moi, et le sharing a bel et bien
commencé à tout endroit. Les danses des femmes
en offrande à Jésus ont bien excité les hommes. Elles se
sont caressées elles-mêmes et mutuellement sur la musique, en s’embrassant entre elles, se faisant poindre les tétons des seins, roulant leurs hanches et cambrant leurs
croupes qu’elles offrent à qui le souhaite. Je sais qu’elles
font ça pour exciter les frères, et qu’ils aiment ça.
34
Mon chéri du moment bascule aussi dans une tension
qui arc-boute son corps d’enfant.
C’est le moment où les hommes dardent leur pénis, qu’ils se branlent, que les femmes viennent déloger les moins hardis assidûment sous les restes de vêtements…
J’ai quatre ans et j’adore le sexe. J’envie la vulve des
femmes et le pénis des hommes me fascine.
Je m’abreuve de la vision des corps enchevêtrés,
entremêlés, membres épars et indistincts… Comme si
les monticules d’humains devenaient des êtres animés par
eux-mêmes, en engloutissant chaque individu pour se repaître de ses zones de plaisir… Les râles, gémissement
montent en clameur de toutes parts. Des mouvances échevelées, des collisions maîtrisées, heurts et chocs de chairs,
bruissements humides, balanciers pendulaires de poitrines tressautantes, moites pistonnages violacés, coups
de butoir cadencés, soulignés à chaque enfoncement par
des cris. Je suis née dans la musique du sexe.
Si la transfiguration existe, c’est celle de l’excitation
intense suivie de jouissance.
L’ambiance d’un endroit où se déroule une vraie partouze (je ne connais pas ce mot à l’époque) est perceptible
quasi matériellement. Je dis vraie partouze en comparaison à de nombreuses formes de libertinage aujourd’hui,
tellement formaté, cérébralement maîtrisé, que les rênes ne sont pas lâchés pour libérer cette sauvagerie bestiale qui existait alors. La vibrance devient vertigineuse,
la température augmente, l’alchimie des odeurs enivre
et la pulsation du plaisir groupal semble battre dans chacune des saillies, des rugissements, des regards dégouli35
nants. Les muscles saillants, le souffle haletant, le visage et
le corps rougeoyant, la personnalité de beaucoup s’efface
pour laisser place à l’élan animal et instinctif. J’aime voir
les yeux s’élargir comme des béances infinies, voir le sang
gagner les joues et les poitrines, et percevoir cette chevauchée du “climax”, le paroxysme du plaisir qui mène à
la jouissance. Les femmes feulent, couinent, les hommes
mugissent, vagissent, emboîtés dans des combinaisons variées et comblantes, mus maintenant par une mécanique
inconsciente, qui semble régir ces êtres envahis jusqu’à
la dernière fibre d’une fièvre incontrôlée. Les visages sont
transformés, dilatés, les bouches déformées par l’expectation, par l’ascension, les corps atteignent ce rayonnement
que je leur connais que dans ces moments.
Mon corps de petite fille est traversé par ces perceptions qui m’emportent. À chaque fois, je trouve ces
moments terrifiants et extraordinaires. Comme si
j’assistais à la création du cosmos. J’apprendrai presque
quinze ans plus tard le terme : “la scène primale”, ici décuplée en kaléidoscope. Le garçon a enfin décidé de passer
à l’action, et je l’accompagne alors qu’il me monte après
avoir collé son petit pénis contre ma petite vulve. Il exécute avec un contentement visible ses va-et-vient en se masturbant entre mes jambes. Nous sommes trop petits encore pour nous pénétrer correctement. Mais cela ne nous
empêche pas de jouir.
J’ai quatre ans et j’ai compris que le sexe fait tourner
le monde.
36
Forsake all
Celui qui ne peut renoncer à tout ce qu’il a : femmes,
enfants, famille et biens, ne peut renaître de nouveau et
entrer dans le royaume des cieux.
« Mourir à soi-même chaque jour
et renaître de nouveau. »
Dans la Famille (ou Les Enfants de Dieu, c’est
pareil), un principe constant : la destruction du principe
d’identité.
On demande aux nouveaux membres, mis
à l’épreuve pour tester leur foi, de rompre définitivement
tout contact avec leur famille initiale de géniteurs, avec leur
relationnel extérieur à la Famille, avec le système.
Lorsqu’ils arrivent, on exige qu’ils se destituent de toutes
leurs possessions matérielles, qui sont redistribuées ailleurs,
au service de la bonne cause. Argent, bijoux, vêtements et
sous-vêtements… On coupe les cheveux des hommes. On impose alors un certain style, modeste et discret. On rhabille les
personnes avec les effets confisqués des autres, accumulés
dans le forsake all, cette pile de textiles présente au sous-sol
dans toute demeure. Les femmes se doivent toutes d’avoir
les cheveux longs et naturels, symbole de féminité. Pas de
soutien-gorge. Toujours des jupes et robes, fluides, fleuries, longues. Rien ne doit faire écho aux effets de mode
du système. Nos valeurs sont ailleurs. Nous sommes dans une
logique de degré zéro de possessions.
Entre-temps, nous sommes les possessions vivantes
de La Famille d’Amour.
Nous voyageons ultra-light, car « notre royaume, comme
le disait Jésus, n’est pas de ce monde. »
37
Pour parfaire la renaissance, rien de tel qu’un baptême. Après une période de mise à l’épreuve, constituée d’un
intense essai de trois mois de jeûne, prières, lectures, interrogatoires, initiation au witnessing, essais argumentaires
écrits, examens codifiés, apprentissage par cœur de chapitres de la Bible, on accède au baptême, qui sacralise l’entrée
officielle dans la Famille.
Les jeunes recrues n’ont pas été lâchées d’un pouce.
Dans tous les instants de leur quotidien, elles sont
affublées d’une personne du même sexe, d’un aîné dans
la Famille qui suivra constamment le training, et ce jusqu’aux
toilettes dans la promiscuité la plus poussée. Le new disciple se défera de toutes limites ayant trait à son intimité,
son espace vital, ses habitudes, ses besoins. Abandonner
les références, lâcher les repères. Il n’émettra plus aucune
verbalisation d’ordre personnel, de désir, de goût ou de dégoût, de système de valeurs individuelles. Les seuls mots
autorisés à sortir de sa bouche seront les versets de la Bible
et des citations de Moses David. En toute occasion. Le défi
est de pouvoir déblatérer l’un ou l’autre quasi automatiquement face à toute circonstance, en réponse à toute
question. Ce réflexe deviendra inconscient et permettra
d’ériger un argumentaire mitrailleur, infaillible, et hermétique. Du matin au soir, dans chaque geste, être en prière.
La hiérarchie teste tous les angles de la personne, enfonce
toutes résistances et brise les derniers doutes. Le new disciple jure fidélité éternelle à la Famille, à Mo, et soumission
totale, corps et âme à l’ordre établi.
Trust in the Lord
Confiance dans le Seigneur.
Dernier dépouillement identitaire, on effacera son nom
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civil, en lui attribuant un nouveau prénom, issu de la Bible,
ou bien de qualités prisées dans ce contexte. Ce nouveau
nom apparaît en révélation ou en prière au berger responsable
de l’insertion, du training. On changera souvent de nom,
afin de ne jamais s’attacher à une identité, afin de parfaire
régulièrement le processus de renaissance. Maman a porté
plein de noms différents : Ruth, Rhoda, Rebeka… parmi
d’autres. Je ne me souviens pas de tous. Daddy s’est fait
appeler Jethro à une époque. Et pour “papa”, c’était Emmanuel, “l’élu de Dieu”.
Yvon et moi aussi, on a été rebaptisés. Une seule fois,
mais c’est assez pour créer des confusions qui nous poursuivent encore à ce jour. En fonction des périodes intra-politiques de la Famille, des changements de grades, d’expériences ou du bon vouloir des leaders croisés, être rebaptisé
permet d’accompagner plus efficacement le changement
radical.
Lorsque les vœux de service et de fidélité ont été consignés à l’oral et à l’écrit, on introduit graduellement le disciple dans les pratiques des plus publiques et officielles
aux plus secrètes et élitistes. Le rythme d’intégration est
formalisé dans certains manuels, et appliqué par les bergers.
Au bout de trois mois de vie en commun au sein d’une
ou de plusieurs demeures au service de la logistique interne, le babe (c’est également comme cela que l’on nomme
et infantilise les “bleus”), est assimilé aux excursions vers
l’extérieur : witnessing et provisioning. Plus tard, après avoir
bien fait ses preuves, il sera assimilé au sharing, et au FlirtyFishing.
39
Origins
Le Flirty-Fishing est une pratique qui n’existait
pas aux débuts des Children of God fondés en Californie. Initialement, Les Enfants de Dieu était un mouvement
bâtard, pseudo chrétien-évangéliste-apocalyptique, dirigé
par un fils de pasteurs américains, le charismatique et déviant David Berg (auto-proclamé “Moses-David”). En recrutant les hippies, toxicos et autres âmes perdues, pour
les remettre dans le droit chemin de la foi et des vraies valeurs, ce mouvement semble des plus honorables. Ils chantent de gentilles ballades, sont “clean”, bien mis, et distribuent leur littérature en abordant la jeunesse désabusée
par un système qu’elle rejette. Ils présentent la nouvelle
voie du salut en proposant de la nourriture pour le corps
sous forme de sandwichs et de la nourriture pour l’esprit
contenue dans la Bible.
Un tournant se dessine lorsque les recrues apparaissent déguisées en robe de bure, le visage couvert
de cendres, arborant sur leur poitrine des pancartes et
brandissant de grands bâtons, à l’image des prophètes de l’Ancien Testament. Ils défilent comme des corbeaux de malheur, en hurlant gravement : « America repent ! Or be destroyed ! », en tapant du bâton. Leur message est que l’Amérique incarne la grande prostituée,
Babylone elle-même, et qu’elle doit se repentir pour
éviter les foudres divines. La fin du monde est proche.
Ils sont à faire peur. Ils proclament « A Revolution for
Christ » qui n’est pas du meilleur effet pour l’Amérique
conservatrice. Leur discours de rébellion anti-social leur
vaut désormais d’être mis au pilori. Ils sont “excommuniés” des nombreuses églises qui les accueillaient et prêtaient leurs locaux. Les autorités et la Presse diabolisent
40
et chassent ce nouveau courant très particulier. Ils auront
des problèmes avec le gouvernement.
David Berg, le pasteur-fondateur, disparaît des manifestations publiques, et se transforme en éminence grise.
Il porte lunettes de soleil, puis disparaît des photos, et
son visage ne sera plus visible, même sur les documents
internes. Il organise une hiérarchie, et sa parole est divine
et absolue. À cette époque, sous la pression de son pays
d’origine qui l’expulse, il donne l’ordre de se disperser
en Europe, pour propager le nouveau message révolutionnaire. Ils débarquent en France dans les années 70.
Et se dispersent au fur et à mesure que les rangs enflent.
La structure de base est la demeure (home). En différents
lieux. Rien n’est figé, les effectifs tournent. Avec Interpol
aux trousses, la politique interne est de pouvoir disparaître en un clin d’œil. C’est vers cette époque que Mo
(abréviation de Moses David, le nom de notre prophète
en connexion directe avec le Seigneur, et autres entités
intrigantes) lance le Flirty-Fishing.
Flirty-Fishing
Mo habite Tenerife à l’époque. Il expérimente avec
Maria son épouse-secrétaire, qui est en fait une compagne
auto-attribuée sous les yeux désespérés de son épouse
civile qui l’avait aimé inconditionnellement. Il expérimente et envoie Maria tester la nouvelle méthode pour
Témoigner de l’Amour de Dieu.
Et quel témoignage ! Il s’agira de proposer charnellement l’incarnation de cet amour divin, et d’utiliser
cette carte pour recruter des disciples ou charmer des no41
tables et personnalités puissantes pour bénéficier de protection, moyens, locaux, et autres faveurs. Chaque femme
ayant en sa possession quelque argument physique se devra d’en jouer, et devra se sacrifier sur l’autel de l’exigence
divine. La nouvelle fait des remous, mais concorde avec
l’esprit révolutionnaire. Accepter cette crucifixion en
se laissant clouer littéralement… disait Mo.
Le sharing se fait déjà intra-muros, alors pourquoi
ne pas utiliser toutes ces bonnes volontés et cette chair
fraîche ? Les récalcitrants à cette nouvelle donne seront
tellement travaillés corps et esprit, qu’ils finiront par
céder en pensant réellement que leur résistance était
le démon, et que la Famille n’accepte pas les vieilles
bouteilles pour ce vin nouveau.
La Famille est très habile en force de persuasion. Bien
sûr, le Ffing s’adresse particulièrement aux femmes,
qu’il est plus aisé de mettre sur le marché de la prostitution. Car c’est bien de cela dont il s’agit, même si le mot
n’est jamais prononcé. Si l’Amour du Seigneur est gratuit, il faut forcément mettre la main au portefeuille pour
contribuer à l’effort de la Famille.
Hormis les hommes jeunes, et inhabituellement
beaux, ce sont les femmes qui seront larguées, bombes sexuelles libérées, à Ibiza, sur la côte, dans les villas
de la jet-set tropézienne, les palaces de Monaco, les places cannoises, les Crillon et Hilton du territoire français,
espagnol, italien… Mo abonde de conseils sur la tenue
vestimentaire, les techniques d’approche, les actes et
la qualité du sexe à dispenser. Il explique que la femme
est un appât qui se doit d’être livrée à cette pêche lucrative. Ffing. Abréviation de Flirty-Fishing. La pêche au flirt.
Pêche qui rapporte gros. Très gros.
42
Ma mère fait partie de ces effectifs de poules idéologiques, de whores for Jesus. Pire que la pute respectable,
la pute religieuse. Elle a bonne conscience. Elle s’arroge
d’un esprit de mission, d’une âme de martyre, en sirotant
sporadiquement un luxe qui contrebalance le contexte
spartiate de la vie au sein de la Famille. Les fishs,
les poissons Ffés, sont souvent beaucoup plus corrects et
meilleurs amants que les frères, et les bergers qui abusent
de leur droit de cuissage. Le Ffing est un souffle d’air
pour ces femmes qui, l’espace de soirées et d’après-midi,
goûtent à une superficialité interdite et jouent des artifices,
le temps de quelques passes argumentées d’un discours
prosélyte. Mo écrit qu’elles doivent être très excitantes, affublées comme de véritables putes, qu’elles ne doivent pas
avoir peur de la vulgarité. Décolletés jusqu’au nombril
et minijupes ras la touffe. Que toutes les pratiques sont
permises pourvu que les cibles soient bien ferrées, et que
les résultats soient probants.
Chaque unité familiale, chaque demeure rend
un rapport mensuel qui tient compte, parmi d’autres choses, des Ffings effectués, leur fréquence avec le même poisson,
la somme d’argent ou autres avantages retirés, et si leurs
âmes ont été gagnées à notre cause. Lorsque le poisson
est gros, on l’appelle un king. Il est très intéressant pour
la Famille par les paiements qu’il peut prodiguer, en
nature, en espèces, en services et en protection. Les hommes puissants, les diplomates, ambassadeurs, hommes
d’affaires, politiciens, et autres pontes deviennent des cibles
de choix. La Famille ne tarde pas à s’acoquiner avec
la mafia, réseau de proxénétisme et autres pratiques underground oblige. En Libye, ce sera encore
d’autres types de réseaux : anti-américains et terroristes. Ces relations assurent une protection bien nécessai43
re, alors que tous nos actes sont traqués par les autorités
de chaque pays où nous nous trouvons.
Après être passés chez Drucker, en beaux anges fleuris et gais, Les Enfants de Dieu sont traqués en France
à partir de 78. Certains se souviendront de ces jeunes
souriants, et de leur performance guitare-chants-danse
qui a bien séduit à l’époque. Ils diffusaient sur les ondes
depuis Athènes “Music with Meaning” (“Musique
Magique”), leurs programmes musicaux. Ils avaient l’air
si gentil. Au-delà de tout scabreux soupçon. Jusqu’à ce que
certains actes s’ébruitent.
Je suis née dans un monde parallèle, où notre réalité
ne devait pas transpirer à l’extérieur. Les vilains systémites
ne devaient rien savoir. Mo avait poussé tous les Family
members à devenir très mobiles, invisibles, et volatiles.
Mobiles, en utilisant des modes de vie et de locomotion
comme les camping-cars et caravanes qui permettaient
des rotations dans les demeures, qui elles aussi fluctuaient.
Chacun avait un flee-bag, c’est-à-dire, un petit sac à saisir dans l’urgence, au cas où il faille disparaître rapidement. La littérature spécifique et susceptible d’être décriée, ainsi que les supports audio-vidéo étaient sous clé,
et sortis seulement dans une surveillance alerte. Des volumes entiers à caractère sexuel, pédophile, proxénète,
anti-sémite, anti-social. Des K7 des paroles de la bouche
même du grand prophète.
Maman écoutait avec une marquante vénération
ce vieux papy libidineux mêler saintes écritures et langage
subversif. Je peux encore me souvenir de sa voix traînante
louer Dieu et les mérites du sexe.
« Sex is divine. »
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Des vidéos diverses, d’éducation pour enfants, adolescents, strip-tease et actes sexuels…
Une grande Famille
“Grandpa”, c’est comme cela que Moses David
sera appelé par les enfants de ma génération. Et des enfants
il y’en aura beaucoup. La contraception est interdite. Dieu
a dit à Adam et Eve : « Soyez fructueux et multipliez-vous. »
Son injonction est appliquée inconditionnellement.
Les femmes sont ou enceintes ou laitières. Leur fécondité offrira à la Famille de nouveaux membres déjà acquis à la cause. Les géniteurs ? La paternité ? Mo imposera de clore les yeux sur l’aspect de la filiation. Que
le bébé soit d’un poisson, d’un frère, ou du compagnon
officiel d’une femme, le papa sera celui qui est présent
pour représenter la figure paternelle. Ce qui en principe
n’est pas forcément un tort. Mais multipliez cette application, avec l’explosive sexualité en vigueur, et vous obtenez une catastrophe. Afin de parfaire le tout, Grandpa
pousse la réflexion jusqu’à annoncer que chaque adulte
est le “tonton”, ou la “tata” de tout enfant, et possède
une autorité à l’égal du parent. Ceux qui se révèleront
trop attachés à leurs enfants, et les enfants qui ne se plieront pas à cette indication, seront retirés “temporairement” de la vue de leurs aimés, jusqu’à ce qu’ils lâchent
prise sur les liens de sang. Éclatement de la cellule familiale vers une conscience groupale.
La discipline est de fer. À chaque parole d’un adulte,
je dois répondre « Yes, sir » ou « Yes, mam » de la façon
la plus transparente possible. Lorsque je m’adresse à eux,
c’est “Uncle Peter”, ou “Untie Sarah” avec déférence.
45
N’importe lequel peut m’attribuer les châtiments qu’il estime que je mérite. Mo a donné des indications sur les manières de le faire. Après les problèmes avec les autorités,
les bleus et les marques trop visibles sont à bannir. Alors
place aux tapettes à mouches, martinets, bambous ou roseaux sifflants, bottins et bouquins, cheveux à tirer, cuillères en bois, et planches à découper… Les bonnes idées
des accessoires du mois qu’il a testés pour nous.
« Evitez les yeux au beurre noir, les hématomes trop
profonds, et les marques sur les parties du corps trop visibles : jambes, bras et visage. » Pour bien donner du poids
au geste, il est ritualisé et rendu public.
L’humiliation est une arme redoutable. Il y a les directives officielles, et les impulsions de chacun.
Les adultes ne sont pas châtiés physiquement (sauf
les femmes, façon violence intra-conjugale) mais ils ne
sont pas épargnés pour autant. En cas d’objection à l’autorité, ils traversent un trial, une épreuve pendant laquelle
ils sont isolés et travaillés, humiliés, et pointés publiquement du doigt, voire exorcisés.
Une logistique
Dans une demeure, toute rentrée d’argent, par
le witnessing, Ffing, dons, etc. doit être déclarée et donnée
au berger. 10% de tout est envoyé aux leaders nationaux,
qui adressent aussi des parts, plus haut dans la pyramide.
On connaît ces leaders nationaux, qui sont déjà auréolés
de la mission dangereuse et secrète de fédérer le réseau.
Rares sont ceux qui ont vu plus loin, dans les instances décisionnaires. Ceux qui ont eu le privilège de voir Mo ont
vu Dieu en personne.
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La littérature pour le witnessing et pour notre éducation est gérée de très près. Tracts, posters, K7, et vidéos
comptabilisés. Les nouvelles éditions sont réceptionnées
comme de la manne.
La littérature interne est renouvelée, avec des reliures
différentes, des illustrations… L’arrivée est un grand
moment. Ce sont nos uniques lectures, musiques, et
films. Les livres et la musique du système est prohibée.
Certains films du système sont autorisés, à condition
d’être détournés, et que le visionnage soit accompagné
par un référent qui ponctuera le film de pauses explicatives. Ainsi, il sera perçu avec l’œil du membre, et non
celui de l’individu.
Et rien d’autre. Pas de publicité, pas de télévision, pas
de radio, pas de magazines ou d’ouvrages externes.
Et comment mange-t-on ? Avec un nouveau concept,
le provisioning.
La démarche prend pour cible les primeurs, usines
alimentaires, et toute autre unité de production, voire
des entreprises de prestations de services.
Au téléphone ou sur place on demande à parler avec
le directeur. Armés de notre sourire ravageur et d’une
candeur qui défie tout soupçon, nous séduisons une fois
sur deux.
– Bonjour monsieur. Excusez-moi de vous déranger,
nous sommes des missionnaires chrétiens qui œuvrons
dans les pays du tiers-monde, nous intervenons dans
les hôpitaux, les orphelinats et les maisons de retraite pour
apporter de la joie et de la chaleur. Preuve à l’appui, je montre une documentation avec
photos de personnes qui sourient au milieu d’enfants
aux yeux bridés, d’autres avec des Péruviens alités,
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des photos de jeunes, de familles souriantes, comme
nous, qui semblent réellement contribuer au mieuxêtre de la planète.
– C’est pourquoi nous vous sollicitons, pour vous
demander si vous pouviez nous aider avec des invendus,
des produits périmés, des fins de stocks ou de quelque
autre manière. J’ai fait cela maintes et maintes fois, et c’est payant.
Lorsque le directeur est acquis à notre cause, sa contribution est fidélisée. Pour les primeurs de denrées
périssables, une caisse avec un fruit, un légume ou une salade abîmée nous sera attribuée.
Avec un passage mensuel, ce sont des palettes entières à ramasser. Les grossistes de surgelés sont ratissés, minoteries et fromageries, usines de vêtements, de jouets…
Tout est ratiboisé. Nos véhicules de second choix sont
remplis de ces bénédictions qui vont nous sustenter.
Il n’y a que les chaînes des grandes surfaces qui refusent.
Leur révoltante politique est la destruction des denrées
non vendues.
Mais la récolte est tellement bonne qu’il faut
à peine faire l’appoint. Nous ne mettons d’ailleurs presque jamais les pieds dans un magasin.
Hygiène d’un sectaire Concernant les produits d’hygiène et d’entretien, nous
sommes entraînés au strict minimum : le savon et l’eau.
Quelques produits sont mis en commun : pansements
et mercurochrome, coton, pince à épiler, eau de Javel.
Des circulaires imposent un minimalisme et
un rationnement radical : fabriquer ses cotons tiges en
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tournant quelques fibres de coton au bout d’un bâtonnet,
se laver les cheveux dans un saladier, diluer le produit
vaisselle… et privilégier le produit d’entretien le moins
cher qui soit : l’huile de coude. Heureux sont ceux qui ont
pu bénéficier de quelques “effets personnels”, car c’est
un rare privilège. La possession ne dépasse souvent pas
une brosse à dents que nous utilisons seule, avec du sel
oudu bicarbonate de soude.
Les femmes utilisent toutes les mêmes serviettes hygiéniques. Les tampons sont considérés comme
malsains par Mo. Si par exemple une femme a besoin
d’une paire de bas en hiver, elle en fera la demande au berger, ainsi qu’au gestionnaire de la demeure.
Aux toilettes, Mo nous ordonne de n’utiliser que
deux feuilles de papier hygiénique pour s’essuyer. « Only
two sheets ! » Les adultes distribuent cette précieuse cellulose à chaque passage. Il faut aussi recycler les mouchoirs
en papier toilette après qu’ils aient été remplis de morve
et séchés. En pleine nature, on utilise des feuilles glanées
sur les arbres ou par terre pour se racler le derrière. Il faut
juste en trouver qui ne sont pas trop petites pour bien
fonctionner.
Il est interdit de garder pour soi en cachette
une partie des gains obtenus lors du witnessing ou du Ffing.
Tout achat doit être signalé, ticket de caisse à l’appui :
« J’ai acheté pour tant de pain et de fromage pour le lunch
lors de notre journée dehors. »
Bien sûr, certains se débrouillent pour biaiser. Ainsi,
nombre de femmes ont pu faire l’acquisition de cosmétiques ou de bas, afin de leur permettre d’être plus
affriolantes pour le Ffing. L’utilisation de maquillage est d’ailleurs strictement réservée à notre activité
de prostitution, et de prosélytisme.
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Aussi loin que je puisse me rappeler, mes vêtements
ont été de 2e, 3e, voire de 10e choix. Par chance, il se
trouvait des boutiques qui offraient des invendus neufs.
Quelle aubaine ! Quelle sensation inédite de pouvoir
inaugurer des chaussures jamais portées, une robe
au tissu encore rigide de son apprêt. Ces objets, aussi
matériels et superficiels fussent-ils, avaient pour moi
une saveur de cadeau du ciel.
Autrement, c’était la fouille surveillée dans une pile
de forsake all, fouille dans ces sacs poubelle noirs comme
un des vulgaires minitrenchs de vinyle que Maman portait pour sortir. Le forsake all vient de partout et de nulle
part. Le forsake all a cette odeur que l’on peut retrouver
dans les friperies, à Emmaüs ou au Secours Catholique.
Observer le textile, sa tenue, le degré d’usure au col et
aux manches, les éventuels trous, déchirures, et envisager
ou non de le raccommoder, le scruter à la lumière et détecter avec dépit les taches ou les trous de cigarette qui ont été
lesraisons de son abandon.
Une garde-robe d’un sectaire exemplaire est constituée
d’un ou de deux changes. Plus, est un confortable superflu
susceptible de disparaître à la moindre occasion, soit pour
habiller un autre, soit comme moyen de mieux dépouiller
l’âme devant le Seigneur, car devant lui, nous sommes
tous nus, comme au premier jour. Une tenue humble et
décente, sans coquetterie ni fantaisie. Un idéal interne
de quaker qui m’a bien marqué. La mode, “fashion”, était
diabolisée comme un signe extérieur de systémite.
Une obsession pour l’hygiène rongeait Mo, qui a imposé, à la suite de problèmes avec les autorités, des rituels
très stricts. En effet, le manque de salubrité, de soins
médicaux, la malnutrition des enfants a été dénoncée
de part et d’autre de la planète, au sujet de la Famille. Et
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Grandpa veut se garder de cette mauvaise presse qui non
seulement discrédite son organisation, mais “sème le trouble”, en plaçant les enfants dans des institutions, en en hospitalisant certains, en convoquant les parents ou référents
responsables… et qui le met lui en péril, malgré ses cachettes toujours plus secrètes. Alors, la phobie des germs, a gagné tout les membres. Et les germs, les microbes, habitent
surtout chez les systémites : lieux publics, toilettes publiques, transports publics, magasins et supermarchés,
les systémites eux-mêmes…
Ne rien toucher à l’extérieur, tenir les poignées de porte avec un mouchoir, se laver constamment les mains, isoler les malades et les mettre en quarantaine pour la moindre grippe. Lorsque quelqu’un entrait de l’extérieur, il se
devait de laisser ses chaussures sur le seuil, de se doucher
et de changer de vêtements… Les microbes et lesvirus
viennent du Diable, et le Diable, c’est dehors. Si jamais
quelqu’un avait le malheur de tomber malade c’est que
le démon était en lui, et il était responsable de l’avoir
laissé entrer. Le Seigneur envoyait la maladie, pour que
le membre demande pardon pour ses erreurs, se repente et se remette dans le droit chemin. La vaisselle même
du contaminé était marquée et lavée séparément à l’eau
de Javel.
Purification, encore et encore.
« Cleanliness is holiness :
la propreté, c’est la sainteté. »
Les manuels illustrés disent comment faire la vaisselle,
comment laver les toilettes, comment se laver, comment
traiter un rhume à coups de prières.
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Mo a la mainmise sur chaque geste du quotidien, et
toute variante est une haute trahison, passible de jugement. Rien n’est laissé en friche, afin de normaliser une
obéissance inconditionnelle.
« Peeling the potatoes, shining up the shoes,
you can be so happy in the things you do,
cleaning the toilets, washing the floor,
this is just a little list, and there is so much more,
to be a Happy Helper,
show a sample of, a sample of real love… »
La force de labeur pour effectuer les tâches
ménagères est, bien entendu, les enfants. Un tableau
de rotation des tâches est suivi quotidiennement. Chaque enfant est responsable de la propreté de telle ou
telle partie de la demeure, et selon son âge, il chaperonne également un plus jeune qui effectue aussi des tâches plus simples, ou prête main-forte à un adulte dans
un domaine particulier.
Ainsi, à dix ans, je peux être responsable du travail d’un plus jeune qui fera les toilettes-salle de bains
en suivant scrupuleusement la check-list. Assister toute
la journée le groupe des Toddlers, ces nombreux petits
de zéro à trois ans avec une adulte qui allaite les nourrissons. Et faire partie de l’équipe de vaisselle-nettoyage
du dîner, après que les petits soient couchés. Les enfants
sont tous regroupés selon des tranches d’âges pour les activités, enseignements… etc. La propreté de la demeure,
du linge aux vitres, est l’œuvre des enfants.
Les adultes, eux aussi, ont un tableau des tâches plus
complexes, organisé selon leur grade et ancienneté dans
la Famille. Organisation des repas, faire partie de l’équi52
pe de witnessing du jour, l’encadrement et l’éducation
des Kids, l’équipe de Ffing, etc.
Proverb :
« Foolishness is bound to the heart of a child,
But the rod of correction will make it flee from him.
La bêtise est liée au cœur de l’enfant,
Mais la verge de correction l’en fera fuir. »
Mort du nourrisson
Un jour, Quenelm a disparu.
Quenelm est né environ un an après Yvon. Il est censé
être de Daddy, et il porte son nom.
Un jour, Quenelm a disparu. Daddy ne l’aura jamais
connu.
Je me souviens de son couffin de paille bordé de tissu
jaune que l’on traînait dans les rues de Paris pendant que
Maman allait chanter.
– Amoreena, porte ton frère. Ce n’est pas que “papa” n’aime pas Quenelm, il le hait,
et ne se prive pas de le faire savoir. Le bébé a tout juste
quelques mois quand Maman Ffe “papa” et l’amène
au Seigneur. Il joindra la Famille aussitôt, les bénéfices
internes étant tellement avantageux pour lui. Comment
refuser une telle invitation à la liberté et au plaisir ?
Maman passe ses journées à aller chanter en s’accompagnant de sa guitare, sur les terrasses, les places publiques.
Et “papa” reste avec nous. Quand il n’est pas occupé
ailleurs. Il nous promène, comme il dit, nous emmène
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dans des squares. Yvon et moi, nous sommes déjà grands,
déjà bien encombrants, avec une existence légale confirmée. Quenelm, lui, est très gênant.
Maman n’est pas là de la journée, ni même une partie de la nuit, puisqu’elle continue à Ffer, et “papa” n’a
pas envie de prendre soin de ce nourrisson qui a des besoins inévitables. Il me délègue ce petit être dont je suis
à peine l’aînée de quatre ans. Je suis souvent impuissante
devant ses pleurs incompréhensibles qui me font pleurer aussi. D’autant plus que “papa” ne le supporte pas, et
se défoule sur moi ou sur ce petit qu’il secoue comme un
pantin. Je le lange du mieux que je peux, le biberonne.
Mais ce bébé crie du manque de sa mère. Il crie de l’hostilité qu’ilperçoit envers sa minuscule vie qui débute.
Ce n’est pas que l’accueil soit froid, il est meurtrier.
– Tu ferais mieux d’être plus dégourdie ! Fais le taire
ou il va y passer. J’ai plutôt intérêt à réussir, je suis déjà responsable
de choses qui me dépassent. À l’âge où les petites filles
jouent à la poupée, je dois m’improviser en nurse, avec
une vie fragile entre mes mains. Avec un corps tout tendre qui se fait secouer, jeter dans son couffin, et assommer
à coups d’oreiller.
Et je n’ai ni l’odeur, ni le sein réconfortant, ni la voix
de Maman. Quenelm hurle du malaise d’exister, et je suis
obligée de lui mettre la main devant la bouche pour
taire ses cris qui peuvent lui valoir d’irrespectueuses
maltraitances.
Un matin, “papa” pleure, penché devant son couffin.
Maman a passé une partie de la nuit dehors. Elle sera
réveillée par les sanglots de son compagnon.
Quenelm est mort à quatre mois.
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Je sais qu’il l’a tué, il l’a étouffé de ses mains. C’est si simple, si rapide. Plus facile que d’éliminer un chiot. Un crime
escamotable, insoupçonnable. Lorsqu’un mâle dominant
prend la place d’un autre, sa première préoccupation est
d’éliminer la progéniture du précédent. Effacer de la terre
la trace génétique de celui auquel il a ravi la place, afin d’assurer sa propre pérennité et succession. Logique animale.
Yvon et moi, nous ne pouvons pas vraiment disparaître si
facilement. Il nous anéantira autrement, son œuvre de destruction sera étalée dans la durée. Mais pour Quenelm,
c’était trop facile pour ne pas laisser passer l’occasion.
Mort du Nourrisson. Maman nous expliquera pour répondre à nos questions : « Quenelm est avec Jésus. Il était
si malheureux sur cette terre, et son âme était si pure, que
Jésus l’a rappelé vers lui. Il est remonté au ciel maintenant,
et il est mieux là-haut. »
Aujourd’hui, elle ne sait même plus où elle
l’aenterré.
“Papa” m’inspire une telle terreur que j’en suis
constamment transie. Moi aussi je suis très malheureuse, et je me dis que moi aussi, je veux retourner d’où
je viens. Désespérée, je supplie tout les soirs dans le secret
de mes larmes : « Take me back, please… Come and take
me back. » Je retiens mon souffle. Je cesse de respirer pour
mourir. Mais mon âme n’est peut-être pas assez pure.
Et ma requête n’a jamais été entendue.
Je me réveille chaque matin avec l’accouplement frénétique de Maman et “papa” sous les yeux.
« Take me back home, please. Come and take me
back. »
Je me souviens presque plus d’où je viens. Je rêve encore parfois que l’on vient me chercher en soucoupe
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volante. Que des êtres de lumière, mes semblables,
reviennent me chercher d’urgence. J’appartiens aux étoiles,
exilée sur cette terre. Je rêve de me faire aspirer dans une colonne de lumière, accueillie par des sons terribles et grandioses, pour rejoindre ma patrie, ma famille de lumière. Je les
supplie chaque nuit, mais personne nevient m’enlever.
« A nywhere but here… » Je vais bientôt oublier
mon origine. Le contact va se rompre avec l’accumulation de souffrances, et l’exigence d’être présente au maximum pour assurer ma survie. De loin en loin, pourtant,
je suis visitée.
Mobilité erratique
Nous sommes mobiles. Je n’ai le temps ni de m’attacher à des lieux ni à des êtres. Je pleure lorsque je quitte
des enfants de mon âge, des amis qui ne le seront jamais.
Et mes larmes seront coupées par “une tannée” de cette main qui visite mon visage quotidiennement.
– Tu vas pleurer pour quelque chose, non mais ! Dans les demeures, le sharing est toujours de mise.
Et pendant que les adultes se mêlent sous nos yeux,
les enfants se doivent de faire pareil entre eux. Gare
à celui ou à celle qui refusera de jouer à ce jeu intime.
J’y participe volontiers, je saute sur le garçon de mon âge
le plus mignon, et nous faisons l’amour parmi nos pairs,
entourés des adultes, ou dans une autre pièce. Parfois,
des querelles éclatent, certains pleurent.
– Jeremiah ne veut pas faire l’amour avec moi, Untie Esther.
– Oui mais j’ai déjà fait le sharing avec Martha hier
soir, et j’ai pas envie d’elle. Je veux le faire avec Joy. 56
– Uncle John, il y a Samuel qui pleure dans un coin,
il ne veut pas prendre part au sharing. Les adultes vont pousser le vice à réguler eux-mêmes
le jeu. Ils imposeront à chacun le partenaire du soir.
Ou bien mettront en place des running charts, plannings de rotation contre lesquels seuls les coups de ceinture et l’isolation en quarantaine seront l’issue,
en cas de refus d’obtempérer. Les plus grands donnent
l’exemple. Tellement bien qu’il y aura beaucoup de fillesmères dans la Famille.
Saucisson à l’ail
Nous sommes de passage dans l’appartement de frère Isaac et de sœur Madeleine. “Papa” a dû passer le mot
que je suis prête. Nous sommes dans la cuisine. Je suis
assise sur les genoux du frère qui vient de couper de l’ail
pour assaisonner le repas de midi. Il m’a demandé d’ôter
mon short et ma culotte.
J’avais cru d’abord que c’était pour une fessée. J’ai
mes fesses nues sur ses genoux, et il écarte mes jambes en
me parlant. Je ne sais plus ce qu’il me dit. Je viens de lire
un livre de prières magnifiquement illustré.
Il me demande de lui montrer comment je me masturbe. Je lui montre. Après tout, c’est ce pourquoi “papa” m’a
entraînée. Il veut me toucher. Je sens son pénis darder sous
son pantalon, et cogner contre mes fesses. Il va mouiller
ses doigts puants d’ail de sa salive et me toucher mon “abricot” en étendant cette odeur marquante sur mon sexe. Il en
rit, de cette odeur insolite, assis sur sa chaise en formica,
en bandant contre mes fesses, en branlant mon intimité
de petite fille.
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Lui aussi, il a des petites filles, qu’il prête tout aussi généreusement à “papa” pendant ce temps. Frère Isaac est
laid. Et il est en train d’exciter mon sexe très réactif et innervé. L’ail et la salive ont une drôle d’odeur sur moi, mais
je comprends qu’il adore me toucher et voir que ça me
plaît. Je me laisse faire tranquillement. Sa femme passe et
sourit. On va bientôt manger.
Il me fait jouir avec ses doigts de soufre, une
de mes petites jambes tenue vers le haut par sa main,
alors que je regarde sa manipulation sur mon clitoris.
Il me parle incessamment, me parle de ses doigts qui
courent avidement sur mon jeune fruit, de cette odeur
d’ail qui m’écœure, et de l’urgence de son envie à lui.
Il me chuchote àl’oreille, jusqu’à me soûler et m’étourdir,
des choses qui l’excitent, alors que ses doigts poussent plus
loin encore, testant les limites de mon anatomie. Je me retrouve lesfesses écartées dans le vide, entre ses deux genoux qu’il a désolidarisés, afin de bien ouvrir ce qui l’intéresse.
Comme “papa”, il immisce un doigt dans mon anus,
pendant qu’il titille encore mon clitoris. Mon bas ventre appartient tout entier aux sensations qui le dévorent.
Il fait aller et venir ce doigt dans mes fesses, et n’y pouvant plus, il sort son pénis de son pantalon et se masturbe
contre mes petites rondeurs accueillantes. Il met son pénis
aussi loin que je peux l’accepter, et vu mon état, je ne sais
plus ce qui est bon ou ce qui fait mal. En me prenant par
la taille, petite chose maniable, il me hisse et me plante sur
son sexe raide qui s’enfonce en moi. Il me fait l’amour,
comme “papa” le fait aussi. Je suis une grande. Il m’empale sur ses genoux… « à dada, à dada, à dada »… petite fille
qui chevauche son attribut. Il regarde son sexe qui paraît
géant dans ma raie.
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– Ah, c’est bon ! Hein, c’est bon ? Allez, fais-toi jouir
en même temps avec tes doigts, tu vas voir, c’est encore
meilleur. Je sens son plaisir de jouir de moi, dans ses mains qui
font bouger mon corps sur cette queue qui m’a envahie,
dans les mots lubriques qu’il continue de me dire. Il me
lèche l’oreille avec sa langue parfumée à l’ail. Je ne suis
qu’un soubresaut.
– Il est bon mon pénis ?
– Oui, Oncle Isaac. Petit déjeuner familial
Où que l’on se trouve, je me réveille chaque matin
avec l’accouplement frénétique de Maman et “papa” sous
les yeux. Seuls en couple ou bien avec d’autres en plus.
Invariablement, il y a du sexe pour occupation. Maman
avec son visage déformé par le sexe de “papa” qu’elle
suce pendant qu’elle se fait prendre ailleurs par un autre
frère, et “papa” qui lèche une sœur assise sur son visage, qui embrasse le frère. La nudité n’est pas taboue,
l’exhibitionnisme matraquant non plus. Je me masturbe
en les regardant.
Un matin, dans une chambre double de l’hôtel
Bagatelle, je me propose pour participer aux réjouissances.
On me repousse. J’imagine que c’est parce que je n’ai pas
de seins ou de poils. Et que je ne suis pas assez grande.
Maman me dit dans ses soubresauts qu’ils n’ont pas besoin
de moi cette fois. “Papa” me dit de faire l’amour avec Yvon.
Combien de fois ai-je mimé l’amour avec mon propre frère ? À nous masturber l’un contre l’autre, à nous monter
en imitant les adultes qui s’ébrouaient face à nous…
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Et puis, comme nous sommes encore des enfants,
Yvon, Etienne – fils de Françoise – et moi, nous nous mettons à sauter sur un lit ensemble dans la pièce à côté, en répétant la même syllabe simultanément : « Neuneuneuneuneuneuneuneuneuneu ». Nous nous esclaffons ensemble
de ce nouveau jeu. Nous ne possédons rien, mais l’imagination trouve toujours un objet d’amusement. La bêtise
est telle que nous rions de plus belle, et recommençons,
après nous être écroulés. Nous n’avons pas le droit de sauter sur les lits, encore moins de dire des choses idiotes qui
ne veulent rien dire. Et cette interdiction rend l’occupation d’autant plus drôle.
D’un coup, “papa” rentre en trombe dans la chambre
où nous sommes. Il est encore nu, son sexe flacide pendant
entre ses jambes. Nous nous immobilisons aussi rapidement que les ressorts du lit nous le permettent. J’ai compris
tout de suite, en le voyant apparaître.
– Pardon Papa, pardon Papa, on ne le refera plus.
Je répète suppliante, en espérant plus de clémence
dans la sentence.
Il nous attrape tous les trois par les cheveux et nous
traîne dans la pièce à côté. Il agit tellement vite que nous
ne parvenons pas à le suivre et sommes obligés d’être tirés
pas nos attributs capillaires. Il nous balance dans un coin,
saisit sa ceinture qui n’est jamais loin, et tous ensemble
d’abord, puis un par un, il nous fera déguster le côté
boucle, plus consistant.
Quand il frappe dans le tas, il n’y a que nous qui
avons la compétence de protéger nos yeux, nos tempes que nous abritons sous nos bras repliés. Nos corps
se recroquevillent comme des vers sur le sol, tentant
de préserver les endroits les plus fragiles. Nous sacri60

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