Quelles sont les origines des verbes essentiellement pronominaux
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Quelles sont les origines des verbes essentiellement pronominaux
Quelles sont les origines des verbes essentiellement pronominaux du français ? Jacques FRANÇOIS Université de Caen & CRISCO, EA 4255 Résumé Face aux verbes du français contemporain que Grévisse & Goosse désignent comme « essentiellement » pronominaux, il est tentant de supposer qu’ils ont tous connu un emploi transitif dans un état de langue antérieur, ou en connaissent encore un actuellement dans des types de discours spécialisé, et que leur statut résulte d’un figement diathétique. Cependant un examen minutieux de la rubrique historique de l’article du Trésor de la Langue Française pour chacun des 164 verbes essentiellement pronominaux selon le Petit Robert révèle qu’un quart de ces verbes ne présente aucune attestation ni actuelle ni passée d’un emploi transitif. L’étude vise à classer les 164 verbes selon leur profil actanciel en synchronie et en diachronie et suggère que les 41 verbes « irréductiblement » pronominaux entre dans la catégorie des MEDIA TANTUM telle qu’elle a été définie par E. Benveniste (1966). Abstract This contribution aims at classifying the 164 “essentially reflexive” French verbs according to their valency profile. In contradiction with the naïve belief that every verb of this class must have exhibited a transitive use in diachrony or still exhibits such one in specialized discourse, this study reveals that a quarter of the class (41 verbs) consists of verbs devoid of any attestation of an archaic, specialized or past transitive use. Therefore I suggest that such verbs belong to the category of MEDIA TANTUM as it was delineated by E. Benveniste (1966). L’originalité et l’impact des innombrables travaux linguistiques de Peter Koch tient à mon sens à la conjonction de trois spécificités : i. une sensibilité extrême aux phénomènes de variation actancielle, particulièrement dans les langues romanes, depuis sa thèse de 1981, 1 ii. une connaissance raffinée de tous les processus du changement grammatical (morphosyntaxique et pragmasémantique) au moins depuis son article pionnier de 1991, iii. et enfin la volonté d’inscrire dans le cadre de la linguistique cognitive ses recherches sur la dynamique historique de la signification lexicale et de l’actance (cf. Koch 2000, 2002, 2004 i.a.), ce qui lui permet, ainsi qu’à ses collaborateurs (cf. Blank 1997, Gevaudan 2006) de renouveler une thématique qui paraissait explorée juqu’à ses extrêmes confins depuis, au plus tard, la thèse de J. Trier (1931) sur la reconfiguration du champ sémantique de Kunst, List et Wizzen entre le début et la fin du 13e siècle. Au-delà des différents cas de figure abordés dans les articles de Koch (2004, 2005), je me propose – dans le prolongement de ma contribution au 1er Congrès Mondial de Linguistique Française en 2008 – d’examiner ici un phénomène intriguant du français, à savoir la classe des verbes traditionnellement appelés « essentiellement pronominaux »1 (cf. Grevisse & Goosse 1986 :1177). La Banque de Dépannage Linguistique (BDL) de l’Office Québecois de la Langue Française fournit sur son site internet2 une liste de 104 verbes essentiellement pronominaux (Annexe 1). La requête « V.pron. » effectuée dans l’édition électronique du Petit Robert (2004) délivre quant à elle 173 entrées dont 9 sont des doublets orthographiques, donc 164 entrées distinctives. Cette liste inclut les 104 verbes de la BDL et les 60 verbes essentiellement pronominaux du Petit Robert absents de la liste de la BDL sont listés dans l’Annexe 2. 1. Classement des 164 verbes essentiellement pronominaux du Petit Robert en fonction de la mention dans le TLF d’un emploi transitif ou intransitif actuel, archaïque ou attesté historiquement Je me propose de soumettre ces 164 verbes – réputés essentiellement pronominaux en français contemporain sur la base du dénombrement du Petit Robert – à un examen comparatif de leur profil historique. Cet examen se base en priorité sur la composante ÉTYMOLOGIE ET HISTOIRE3 de chacun des 1 2 3 2 « On appelle essentiellement pronominaux les verbes qui se rencontrent exclusivement à la forme pronominale : s’abstenir, s’arroger, se désister, se repentir, etc. » Grévisse & Goosse (1986 :1177) Site internet : http://66.46.185.79/bdl/gabarit_bdl.asp?t1=1&id=2941 Les données issues de cette composante sont en général plus complètes et mieux structurées que celles du Dictionnaire Historique de la Langue Française (A. Rey, Editions Le Robert). Je recours en complément aux dictionnaires de Godefroy et Tobler & Lommatzsch pour l’ancien français, au Dictionnaire du Moyen Français en ligne de l’ATILF dirigé par Robert Martin, aux dictionnaires en ligne à compter du Thrésor de articles correspondants du TLF, laquelle synthétise les données du Französisches Etymologisches Wörterbuch. Cinq groupes de verbes se dégagent progressivement (cf. Tableau 1). Classe I II III IV V absent du TLF P (auto/entre/inter/sui-) Effectifs 9 26 17 P (dont homo/Histoire : ~ T/~ I) 41 P-I* 8 P (I) 4 P-I 3 P-(T↑ : histoire, dont homo) P-T* P-T(dont homo) P (T) P-T-I P* (P) T I-T(+homo) TOTAL 22 17 24 13 1 1 2 2 164 56 77 3 2 Tableau 1 : Les 5 classes de verbes réputés ‘essentiellement pronominaux’ selon le Petit Robert Dans le premier groupe (26 verbes) je rassemble d’une part les 9 verbes absents du TLF : bit(t)urer (se) camer (se) crasher (se) cuiter (se) désendetter (se) désertifier (se) failler (se) friter (se) originer (s') et d’autre part les 17 verbes dont le statut pronominal essentiel est corrélé avec un marquage morphologique soit réfléchi (les préfixes auto- et sui-) soit réciproque (les préfixes entre- et inter-) : autocensurer (s') autodétruire (s') autoproclamer (s') autorépliquer (s') entraccuser (s') entradmirer (s') entraider (s') entre(-)déchirer (s') entre(-)détruire (s') entre(-)dévorer (s') entre('/-)égorger (s') entre(-)manger (s') entre(-)nuire (s') entre(-)regarder (s') entre(-)tuer (s') interpénétrer (s') suicider (se) la Langue Françoise de Nicot (1610) accessibles sur le site LEXILOGOS et aux 14 dictionnaires rassemblés en format électronique dans le Grand Atelier de la langue Française (qui recoupe partiellement la ressource précédente). 3 Il est à noter que deux des verbes formés à l’aide du préfixe entre- véhiculent une valeur de diathèse réfléchie et non réciproque : s’entremettre (qn:X s’entremet entre qn :Y et qn :Z) et s’entretailler (un cheval:X s’entretaille)4, ils entrent donc dans la classe P. Le second groupe est constitué des 56 verbes dont l’histoire n’atteste (selon le TLF) ni emploi transitif, ni emploi intransitif (classe P, 41 verbes, tableau 2) ou seulement un emploi intransitif disparu (Classe P-I*, 8 verbes) et ceux présentant en français contemporain également (encore selon le TLF) un emploi intransitif rare (classe P-(I), 4 verbes, cf. tableau 3) ou un emploi intransitif fréquent (classe P-I, 3 verbes, cf. tableau 4). Classe P abstenir (s') 11° extravaser (s') 1673 accouder (s') fin 12° gendarmer (se) 1566 affairer (s') 1888 goberger (se) 1532 biler (se) 1894 gominer (se) 1935 blottir (se) fin 16° grumeler (se) 1200 boyauter (se) 1901 ingénier (s') 1762 clapir (se) 1718 lignifier (se) 17° contrefiche (se) 1830 magner (se) 1907 contrefoutre (se) 1790 marrer (se) 1883 dédifférencier (se) 1929 méconduire (se) 1525 dégrouiller (se) 1900 méfier (se) 1460 dépatouiller (se) 17° pavaner (se) 1771 efforcer (s') 1050 poiler (se) 1893 enfuir (s') 1050 prélasser (se) 1532 ensuivre (s') 12° raviser (se) fin 13° entremettre (s') 1160 rengorger (se) 1482 entretailler (s’) fin 11° repentir (se) 1100 envoiler (s') 17° suicider (se) 1787 esclaffer (s') 16° tapir (se) 1155 évanouir (s') 12° targuer (se) 1440 évertuer (s') 1100 Tableau 2 : Liste des 41 verbes de la classe P Dans le groupe II, les 8 verbes dont un emploi intransitif est historiquement attesté (P/I↑ hist) entrent dans trois sous-groupes selon l’ordre d’attestation des emplois pronominal et intransitif. Pour méprendre (se), l’emploi intransitif est antérieur de plus d’un siècle à l’emploi pronominal (relation 4 ,,T. d'art vétérinaire. Se heurter les jambes l'une contre l'autre en marchant et s'entrecouper, en parlant d'un cheval`` (Ac. 1932). 4 notée I<<P), pour rebeller (se), l’emploi pronominal est inversement antérieur de plus d’un siècle à l’emploi pronominal (relation notée P<<I), et, pour les autres verbes, l’emploi intransitif est antérieur de moins d’un siècle à l’emploi pronominal (noté I<P), cf. tableau 3. Classes P/I ↑(historique) méprendre (se) I : fin 10° / P : 13° ébattre (s') I : 12° / P : ? 17° ébrouer (s') I : 16° / P : 17° (homonyme) envoler (s') I? : 12° / P : 13° éprendre (s') I : 1100 / P : 12° évader (s') I : 14° / P : 15° pommeler (se) I : 1611 / P : 1694 rebeller (se) P : fin 13° / I : 15° I<<P I<P I<P I<P I<P I<P I<P P<<I Les verbes restants du 2e groupe entrent dans deux classes réduites (cf. Tableau 4) : (a) quatre verbes pronominaux rarement intransitifs, mais jamais transitifs (classe P(I) ) ; (b) trois verbes pronominaux fréquemment intransitifs, mais jamais transitifs (classe P-I). Classe P(I) P (I) 1867 P (I) I/P : 16° P (I) 18° P (I) T : 1200 / P : 17° / I : 19° Classe P-I lexicaliser (se) P-I 20° pâmer (se) P-I I : 1100 / P : 13° pieuter (se) P-I 1830 carapater (se) escrimer (s') miter (se) rebiffer (se) Tableau 4 : Les 7 verbes des classes P(I) et P-I Le troisième groupe rassemble 77 verbes qui, outre l’unique verbe attesté dans les trois constructions P-I-T : cotonner (se), se répartissent en quatre sous-groupes : 5 III-1. Les 22 verbes dont l’histoire atteste au moins un emploi transitif disparu, classe P-(T↑), y compris des homonymes, cf. tableau 5. absenter (s') accroupir (s') amuïr (s') arroger (s') calaminer (se) déballonner (se) défier (se) déjuger (se) désister (se) dévergonder (se) écrier (s') écrouler (s') égailler (s') égosiller (s') emparer (s') empresser (s') entretailler (s') périmer (se) raviser (se) récrier (se) relaisser (se) ressouvenir (se) Classe P-(T↑) P : 1332 / T : 1385 P/T: fin 12° T : 1120 / P : fin 19° T:1484 / P:1538 T : 1587 / P : 1960 P : 1883 / T : 1894# P "craindre" : 1920 T : 12° / P : 13° T : 12° (condamner) / P :19° T-de : 14° / P : 15° ppa : 12° / T : 15° / P :17° T : 10° / P : 1100 T : 12° / P : 17° T : 12° / P : 19° T : 15° / P : 17° T : 14° / P : 16° T : 1150 / P : 1609 T: fin 11° / P : 14° P : 1460 / T : 1830 fin 13° (T ou P ?) P : 1160 / T : 1210 T : 1160 / P : 16° Imp : 12° / T/P : fin 16° Tableau 5 : Les 22 verbes attestant historiquement un emploi transitif (P-T↑) III-2. Les 17 verbes présentant un emploi transitif vieilli (classe P-T*), cf. tableau 6 : amouracher (s') démener (se) démerder (se) désaffectionner (se) engouer (s') enquérir (s') extasier (s') fier (se) gargariser (se) Classe P-T* gausser (se) T:1530 / P:1558 gourer (se) T : 11° / P : 12° insurger (s') T/P : 1900 morfondre (se) ppa : 18° / P : 19° mutiner (se) T : 15° / P : 17° réfugier (se) T : 11° / P : 15° revancher (se) T:1616 / P : 16° trémousser (se) P : 1100 / T : 1220 T : 13° / P : ? T : 1561 / P : 1569 T : 15° / P : 1807 T : 18° / P : 15° I : 1460 / T : 1512 / P : 1574 P : 1396 / P : 1485 I/T/P : fin 16° P : 1165 / T : 1175 1532 : P / 1556 : I / 1583 : T Tableau 6 : Les 17 verbes de la classe P-T* (emploi transitif ‘vx’) 6 III-3. Les 24 verbes présentant également un emploi transitif fréquent (classe P-T), y compris des homonymes, cf. tableau 7 : Verbe agenouiller (s') candir (se) contorsionner (se) contrebalancer (s'en) débrailler (se) décarcasser (se) déhancher (se) dépoitrailler (se) empiffrer (s') enamourer (s') / énamourer (s') encanailler (s') encorder (s') Classe T-P TLF-H Verbe endimancher (s') T : fin 11° / P : déb 12° enkyster (s') T-P : 1600 esbigner (s') 1845 exclamer (s') T : 16° / P : ? exonder (s') ppa : 16° goinfrer (se) P : 1821 / T : 1879 invaginer (s') ppa : 1555 / P : 1663 motter (se) adj : 1876 rabougrir (se) T/P : 17° TLF-H T : 16° / P : ? ppa : 1703 / P : 19° T : 18° / P : 19° T : 1495 / P : ? T:19° / P : 20°? 17° 1832 T : 1555 / P : 1622 T : 1600 / P : 1690 T/P : 13° réincarner (se) 1880 T/P : 17° T : 12° / P : 20° saper (se) scléroser (se) 1919 (homonyme) T : 1891 / P : 1920 Tableau 7 : Les 24 verbes de la classe T-P III-4. Les 13 verbes présentant un emploi transitif rare, classe P-(T), cf. tableau 8 : Verbe acoquiner (s') défausser (se) déprendre (se) duveter (se) époumoner (s') immiscer (s') mésallier (se) Classe P-(T) TLF-H Verbe obstiner (s') I : 1530 / T-P : 1562 opiniâtrer (s') P : 1792 parjurer (se) ppa : 1170 / P : 1403 ramifier (se) 19° renfrogner (se) P : 1725 / T : 19°? vautrer (se) T : 16° / P : 15° P : début 16° / T : fin 17° TLF-H T : 16° / P : 16° P : 1538 / T : 1594 T : 1130 / P : 1100 P : 1314 / T : 20° T : 13° / P : 16° P : 12° / T : 15° Tableau 8 : Les 13 verbes de la classe P-(T) Le quatrième groupe réunit un verbe qualifié de pronominal vieilli (se pocharder, classe P*) et les deux verbes dont l’emploi pronominal est qualifié de rare (dénuer, fritter). Enfin le cinquième rassemble les deux verbes que le TLF considère comme uniquement intransitifs et transitifs (classe I-T : pagnoter, plumer). La mention « homonyme » signifie que certains verbes sont dégroupés par le TLF et que le classement vaut seulement pour l’un des homonymes résultant du dégroupement. Ces dégroupements concernent pour la classe P : se débiner, se défier, s’ébrouer, s’envoiler, se formaliser et se toquer, pour la classe I-T : se plumer et pour la classe P-T : se saper. 7 2 Les 41 verbes irréductiblement pronominaux et l’hypothèse ‘MEDIA TANTUM’ Je me concentrerai ici sur les 41 verbes de la classe P du groupe II listés plus haut dans le tableau 2. Ils sont réputés essentiellement pronominaux par le Petit Robert et le TLF ne mentionne à leur propos aucun type d’emploi transitif ni dans sa composante historique ni dans sa composante principale. Les autres verbes feront l’objet d’études ultérieures. Les verbes pronominaux en auto~, entre~ et inter~ présentent un marquage double de la réflexivité ou réciprocité, morphologique (le préfixe) et syntaxique. Se suicider constitue un cas particulier, puisque le vestige sui~ du pronom réfléchi latin se combine avec une composante ~cider dénuée d’autonomie5. Dans la mesure où il s’avère que certains verbes, que je désignerai comme IRREDUCTIBLEMENT pronominaux, n’ont d’emploi transitif attesté ni en français du 21e siècle, ni dans un état de langue antérieur sur la base du Französisches Etymologisches Wörterbuch, on est conduit à formuler l’hypothèse qu’ils véhiculent une valeur moyenne (dans le sens de « rapporté à soi-même ») par leur propre sémantisme, ce qui les rend fonctionnellement équivalents aux media tantum du grec classique (ex. επομαι, ‘je suis’) et aux verbes déponents du latin (ex. sequor, ‘je suis’), classes de verbes qu’Émile Benveniste présente ainsi (1966:170) : « Il y a un certain nombre de verbes qui ne possèdent qu’une série de désinences ; ils sont les uns actifs seulement, les autres seulement moyens. Personne n’ignore ces classes des activa tantum et des media tantum, mais on les laisse en marge des descriptions. Ils ne sont pourant ni rares, ni insignifiants. Pour n’en rappeler qu’une preuve, nous avons dans les déponents du latin une classe entière de media tantum. On peut présumer que ces verbes à diathèse unique étaient si caractérisés ou comme actifs ou comme moyens qu’ ils ne pouvaient admettre la double diathèse dont les autres verbes étaient susceptibles.6 » Bernard Benchakjan (1988 : 34) reprend ce classement des verbes latins et grecs selon leur aptitude variable à valider la diathèse active et/ou la diathèse moyenne : Si l’on fait abstraction des causatifs du type sēdō ‘asseoir’ formé à partir de sedeō ‘être assis’, on peut ramener les verbes indo-européens à trois classes : (1) les activa tantum, qui étaient probablement d’anciens verbes d’état, d’action non-volontaire et de mouvement, (2) les media tantum, qui étaient 5 6 8 La composante ~cider que l’on retrouve dans coincider, décider, élucider et trucider, bien qu’elle renvoie à l’idée de trancher, n’est pas assez unifiée pour pouvoir être considérée comme une racine autonome. C’est moi qui souligne. sans doute d’anciens verbes à diathèse interne, et (3) les verbes à diathèse double, qui vraisemblablement étaient d’anciens verbes d’action à diathèse externe, mais qui, grâce à l’indépendance lexicale qu’ils avaient acquise, pouvaient se mettre tantôt à la voix active, tantôt à la voix moyenne. On peut symboliser ainsi cette équivalence : fr. je m’évanouis / *j’évanouis Ù lat. sequor / *sequo, c’est-à-dire que le verbe pronominal essentiel français s’évanouir est à la forme active non attestée évanouir ce que le verbe déponent latin sequor est à la forme active non attestée sequo. Cette hypothèse est globalement confirmée par le sémantisme des 41 verbes en cause. Je distinguerai huit classes sémantiques S1-S8 par fréquence décroissante. Les deux premières classes concernent l’expression de comportements humains soit n’exigeant pas (S1), soit exigeant (S2) l’accompagnement d’une complétive infinitive. À elles deux, celles-ci représentent près de la moitié de l’effectif du groupe (19/41). Dans la troisième classe, le verbe exprime un mouvement (un auto-déplacement visant une fuite ou une dissimulation), dans la quatrième, il exprime une émotion (joie, surprise, inquiétude ou bouleversement). Les trois dernières classes qui ne représentent à elles trois que 6 verbes concernent l’expression d’un changement d’état ou de forme, d’actions exécutées exclusivement7 sur soimême, ou d’une relation interévénementielle. Classe S1 (10 verbes) ► expression d’un comportement humain : dédifférencier (se) ; entremettre (s') ; gendarmer (se) ; méconduire (se) ; méfier (se) ; pavaner (se) ; prélasser (se) ; raviser (se) ; rengorger (se) ; suicider (se) Classe S2 (9 verbes) ► expression d’un comportement régissant une complétive infinitive introduite par à ou de : abstenir (s') de INF ; affairer (s') à INF ; contrefiche (se) de INF ; contrefoutre (se) de INF ; efforcer (s') de INF ; évertuer (s') à INF ; ingénier (s') à INF ; repentir (se) de INF ; targuer (se) de INF Classe S4 (9 verbes) ► expression d’un mouvement de fuite ou de dissimulation : blottir (se) ; clapir (se) ; dégrouiller (se) ; dépatouiller (se) ; enfuir (s') ; entretailler (s') ; extravaser (s') ; magner (se) ; tapir (se) Classe S5 (7 verbes) :► expression d’une émotion : biler (se) ; boyauter (se) ; esclaffer (s') ; évanouir (s') ; goberger (se) ; marrer (se) ; poiler (se) Classe S6 (3 verbes) ► expression d’un changement d’état ou de forme : envoiler (s') ; grumeler (se) ; lignifier (se) 7 « Exclusivement » traduit la pronominalité irréductible du verbe, mais on peut imaginer qu’on gomine ou accoude autrui. 9 Classe S7 (2 verbes) ► actions exécutées exclusivement sur soi-même : accouder (s’) ; gominer (se) Classe S8 (1 verbe) ► relation entre événements : ensuivre (s’) 3 Bilan Il ressort de cette étude que la majorité des 164 verbes réputés « essentiellement » pronominaux selon le Petit Robert (édition électronique de 2004) entre soit dans la classe des verbes qui présentent encore actuellement un emploi secondaire transitif rare ou archaïque ou dont un emploi transitif est attesté historiquement (77 verbes ≈ 47%), soit dans celle des verbes qui n’ont jamais présenté d’emploi transitif selon les rubriques historiques du TLF (41 verbes ≈ 25%). La pronominalité ESSENTIELLE des premiers est analysable comme le résultat de la résorption d’une ‘polytaxie’ (cf. François 2008) Transitif (valence 2) vs. Pronominal (valence 1) par focalisation sur l’emploi pronominal à valence réduite (diathèse régressive de Tesnière, 1959). La pronominalité IRREDUCTIBLE des seconds est syntaxiquement et sémantiquement comparable à la catégorie des verbes déponents du latin et assimilable plus généralement à celle des MEDIA TANTUM, telle qu’elle a été décrite par E. Benveniste. 4 Bibliographie Benchakjan, B. (1988), „*J’ai tombé pour Je suis tombé : l’aboutissement d’une longue évolution“, in : R. Landheer (dir. 1988), Aspects de linguistique française. Hommage à Q.I.M. Molk. Amsterdam : Rodopi Benveniste, E. (1966), „Actif et moyen dans le verbe“, in : Problèmes de linguistique générale, I, p.168-175 [repris du Journal de Psychologie, 1950] Blank, A. (1997), Prinzipien des lexikalischen Bedeutungswandels am Beispiel der romanischen Sprachen. 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[Réédition 1973, Heidelberg: Winter] Dictionnaires Altfranzösisches Wörterbuch de Tobler & Lommatzsch (P. Blumenthal & A. Stein, eds. cd-rom Université de Stuttgart, 2002) Grand atelier de la Langue Française (cd-rom, Redon 2002) Le Petit Robert – Dictionnaire de la langue française (2004), édition électronique. cd-rom, Emme-diffusion. Trésor de la Langue Française informatisé (ATILF, en ligne) 11 ANNEXES Annexe 1 : Liste des 104 verbes essentiellement pronominaux de la Banque de Dépannage Linguistique (Québec) absenter (s') abstenir (s') accouder (s') accroupir (s') acoquiner (s') affairer (s') agenouiller (s') amouracher (s') amuïr (s') arroger (s') autocensurer (s') autodétruire (s') autoproclamer (s') blottir (se) contorsionner (se) contrebalancer (s'en) défier (se) déhancher (se) démener (se) démerder (se) dénuer (se) déprendre (se) désertifier (se) désister (se) dévergonder (se) duveter (se) ébattre (s') ébrouer (s') écrier (s') écrouler (s') efforcer (s') égosiller (s') emparer (s') empiffrer (s') empresser (s') encanailler (s') encorder (s') endimancher (s') enfuir (s') engouer (s') enquérir (s') ensuivre (s') entraider (s') 12 entre-déchirer (s') entre-détruire (s') entre-dévorer (s') entre-égorger (s') entremettre (s') entre-tuer (s') envoler (s') époumoner (s') éprendre (s') esclaffer (s') escrimer (s') évader (s') évanouir (s') évertuer (s') exclamer (s') extasier (s') fier (se) formaliser (se) gargariser (se) gausser (se) goinfrer (se) gominer (se) gourer (se) immiscer (s') ingénier (s') insurger (s') interpénétrer (s') lexicaliser (se) lignifier (se) magner (se) marrer (se) méconduire (se) méfier (se) méprendre (se) morfondre (se) mutiner (se) obstiner (s') originer (s') pâmer (se) parjurer (se) pavaner (se) prélasser (se) rabougrir (se) ramifier (se) raviser (se) rebeller (se) rebiffer (se) récrier (se) réfugier (se) réincarner (se) renfrogner (se) rengorger (se) repentir (se) revancher (se) scléroser (se) suicider (se) tapir (se) targuer (se) toquer (se) trémousser (se) vautrer (se) Annexe 2 : Liste des 60 verbes essentiellement pronominaux du Petit Robert absents de la liste de la BDL autorépliquer (s') biler (se) bit(t)urer (se) boyauter (se) calaminer (se) camer (se) candir (se) carapater (se) clapir (se) contrefiche (se) contrefoutre (se) cotonner (se) crasher (se) cuiter (se) déballonner (se) débiner (se) débrailler (se) décarcasser (se) dédifférencier (se) défausser (se) dégrouiller (se) déjuger (se) dépatouiller (se) dépoitrailler (se) désaffectionner (se) désendetter (se) égailler (s') e|énamourer (s') enkyster (s') entraccuser (s') entradmirer (s') entre(-)manger (s') entremettre (s') entre(-)nuire (s') entretailler (s') envoiler (s') esbigner (s') exonder (s') extravaser (s') failler (se) friter (se) fritter (se) gendarmer (se) goberger (se) grumeler (se) invaginer (s') 13