Quelles sont les origines des verbes essentiellement pronominaux

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Quelles sont les origines des verbes essentiellement pronominaux
Quelles sont les origines des verbes
essentiellement pronominaux du français ?
Jacques FRANÇOIS
Université de Caen & CRISCO, EA 4255
Résumé
Face aux verbes du français contemporain que Grévisse & Goosse désignent comme « essentiellement » pronominaux, il est tentant de supposer
qu’ils ont tous connu un emploi transitif dans un état de langue antérieur,
ou en connaissent encore un actuellement dans des types de discours spécialisé, et que leur statut résulte d’un figement diathétique. Cependant un
examen minutieux de la rubrique historique de l’article du Trésor de la Langue Française pour chacun des 164 verbes essentiellement pronominaux
selon le Petit Robert révèle qu’un quart de ces verbes ne présente aucune
attestation ni actuelle ni passée d’un emploi transitif. L’étude vise à classer
les 164 verbes selon leur profil actanciel en synchronie et en diachronie et
suggère que les 41 verbes « irréductiblement » pronominaux entre dans la
catégorie des MEDIA TANTUM telle qu’elle a été définie par E. Benveniste
(1966).
Abstract
This contribution aims at classifying the 164 “essentially reflexive” French
verbs according to their valency profile. In contradiction with the naïve
belief that every verb of this class must have exhibited a transitive use in
diachrony or still exhibits such one in specialized discourse, this study reveals that a quarter of the class (41 verbs) consists of verbs devoid of any
attestation of an archaic, specialized or past transitive use. Therefore I suggest that such verbs belong to the category of MEDIA TANTUM as it was delineated by E. Benveniste (1966).
L’originalité et l’impact des innombrables travaux linguistiques de Peter
Koch tient à mon sens à la conjonction de trois spécificités :
i.
une sensibilité extrême aux phénomènes de variation actancielle, particulièrement dans les langues romanes, depuis sa thèse de 1981,
1
ii.
une connaissance raffinée de tous les processus du changement grammatical (morphosyntaxique et pragmasémantique) au moins depuis
son article pionnier de 1991,
iii. et enfin la volonté d’inscrire dans le cadre de la linguistique cognitive
ses recherches sur la dynamique historique de la signification lexicale
et de l’actance (cf. Koch 2000, 2002, 2004 i.a.), ce qui lui permet, ainsi
qu’à ses collaborateurs (cf. Blank 1997, Gevaudan 2006) de renouveler
une thématique qui paraissait explorée juqu’à ses extrêmes confins
depuis, au plus tard, la thèse de J. Trier (1931) sur la reconfiguration
du champ sémantique de Kunst, List et Wizzen entre le début et la fin
du 13e siècle.
Au-delà des différents cas de figure abordés dans les articles de Koch (2004,
2005), je me propose – dans le prolongement de ma contribution au 1er
Congrès Mondial de Linguistique Française en 2008 – d’examiner ici un phénomène intriguant du français, à savoir la classe des verbes traditionnellement appelés « essentiellement pronominaux »1 (cf. Grevisse & Goosse
1986 :1177). La Banque de Dépannage Linguistique (BDL) de l’Office Québecois
de la Langue Française fournit sur son site internet2 une liste de 104 verbes
essentiellement pronominaux (Annexe 1). La requête « V.pron. » effectuée
dans l’édition électronique du Petit Robert (2004) délivre quant à elle 173
entrées dont 9 sont des doublets orthographiques, donc 164 entrées distinctives. Cette liste inclut les 104 verbes de la BDL et les 60 verbes essentiellement pronominaux du Petit Robert absents de la liste de la BDL sont listés
dans l’Annexe 2.
1. Classement des 164 verbes essentiellement pronominaux
du Petit Robert en fonction de la mention dans le TLF
d’un emploi transitif ou intransitif actuel, archaïque ou
attesté historiquement
Je me propose de soumettre ces 164 verbes – réputés essentiellement pronominaux en français contemporain sur la base du dénombrement du Petit
Robert – à un examen comparatif de leur profil historique. Cet examen se
base en priorité sur la composante ÉTYMOLOGIE ET HISTOIRE3 de chacun des
1
2
3
2
« On appelle essentiellement pronominaux les verbes qui se rencontrent exclusivement
à la forme pronominale : s’abstenir, s’arroger, se désister, se repentir, etc. » Grévisse &
Goosse (1986 :1177)
Site internet : http://66.46.185.79/bdl/gabarit_bdl.asp?t1=1&id=2941
Les données issues de cette composante sont en général plus complètes et mieux
structurées que celles du Dictionnaire Historique de la Langue Française (A. Rey, Editions Le Robert). Je recours en complément aux dictionnaires de Godefroy et Tobler &
Lommatzsch pour l’ancien français, au Dictionnaire du Moyen Français en ligne de
l’ATILF dirigé par Robert Martin, aux dictionnaires en ligne à compter du Thrésor de
articles correspondants du TLF, laquelle synthétise les données du Französisches Etymologisches Wörterbuch. Cinq groupes de verbes se dégagent progressivement (cf. Tableau 1).
Classe
I
II
III
IV
V
absent du TLF
P (auto/entre/inter/sui-)
Effectifs
9
26
17
P (dont homo/Histoire : ~ T/~ I)
41
P-I*
8
P (I)
4
P-I
3
P-(T↑ : histoire, dont homo)
P-T*
P-T(dont homo)
P (T)
P-T-I
P*
(P) T
I-T(+homo)
TOTAL
22
17
24
13
1
1
2
2
164
56
77
3
2
Tableau 1 : Les 5 classes de verbes réputés ‘essentiellement pronominaux’ selon
le Petit Robert
Dans le premier groupe (26 verbes) je rassemble d’une part les 9 verbes
absents du TLF :
bit(t)urer (se)
camer (se)
crasher (se)
cuiter (se)
désendetter (se)
désertifier (se)
failler (se)
friter (se)
originer (s')
et d’autre part les 17 verbes dont le statut pronominal essentiel est corrélé
avec un marquage morphologique soit réfléchi (les préfixes auto- et sui-)
soit réciproque (les préfixes entre- et inter-) :
autocensurer (s')
autodétruire (s')
autoproclamer (s')
autorépliquer (s')
entraccuser (s')
entradmirer (s')
entraider (s')
entre(-)déchirer (s')
entre(-)détruire (s')
entre(-)dévorer (s')
entre('/-)égorger (s')
entre(-)manger (s')
entre(-)nuire (s')
entre(-)regarder (s')
entre(-)tuer (s')
interpénétrer (s')
suicider (se)
la Langue Françoise de Nicot (1610) accessibles sur le site LEXILOGOS et aux 14 dictionnaires rassemblés en format électronique dans le Grand Atelier de la langue Française (qui recoupe partiellement la ressource précédente).
3
Il est à noter que deux des verbes formés à l’aide du préfixe entre- véhiculent une valeur de diathèse réfléchie et non réciproque : s’entremettre (qn:X
s’entremet entre qn :Y et qn :Z) et s’entretailler (un cheval:X s’entretaille)4, ils
entrent donc dans la classe P.
Le second groupe est constitué des 56 verbes dont l’histoire n’atteste (selon
le TLF) ni emploi transitif, ni emploi intransitif (classe P, 41 verbes, tableau
2) ou seulement un emploi intransitif disparu (Classe P-I*, 8 verbes) et ceux
présentant en français contemporain également (encore selon le TLF) un
emploi intransitif rare (classe P-(I), 4 verbes, cf. tableau 3) ou un emploi
intransitif fréquent (classe P-I, 3 verbes, cf. tableau 4).
Classe P
abstenir (s')
11°
extravaser (s')
1673
accouder (s')
fin 12°
gendarmer (se)
1566
affairer (s')
1888
goberger (se)
1532
biler (se)
1894
gominer (se)
1935
blottir (se)
fin 16°
grumeler (se)
1200
boyauter (se)
1901
ingénier (s')
1762
clapir (se)
1718
lignifier (se)
17°
contrefiche (se)
1830
magner (se)
1907
contrefoutre (se)
1790
marrer (se)
1883
dédifférencier (se) 1929
méconduire (se) 1525
dégrouiller (se)
1900
méfier (se)
1460
dépatouiller (se)
17°
pavaner (se)
1771
efforcer (s')
1050
poiler (se)
1893
enfuir (s')
1050
prélasser (se)
1532
ensuivre (s')
12°
raviser (se)
fin 13°
entremettre (s')
1160
rengorger (se)
1482
entretailler (s’)
fin 11°
repentir (se)
1100
envoiler (s')
17°
suicider (se)
1787
esclaffer (s')
16°
tapir (se)
1155
évanouir (s')
12°
targuer (se)
1440
évertuer (s')
1100
Tableau 2 : Liste des 41 verbes de la classe P
Dans le groupe II, les 8 verbes dont un emploi intransitif est historiquement
attesté (P/I↑ hist) entrent dans trois sous-groupes selon l’ordre d’attestation des emplois pronominal et intransitif. Pour méprendre (se), l’emploi
intransitif est antérieur de plus d’un siècle à l’emploi pronominal (relation
4
,,T. d'art vétérinaire. Se heurter les jambes l'une contre l'autre en marchant et s'entrecouper, en parlant d'un cheval`` (Ac. 1932).
4
notée I<<P), pour rebeller (se), l’emploi pronominal est inversement antérieur de plus d’un siècle à l’emploi pronominal (relation notée P<<I), et,
pour les autres verbes, l’emploi intransitif est antérieur de moins d’un siècle à l’emploi pronominal (noté I<P), cf. tableau 3.
Classes P/I ↑(historique)
méprendre (se) I : fin 10° / P : 13°
ébattre (s')
I : 12° / P : ? 17°
ébrouer (s')
I : 16° / P : 17° (homonyme)
envoler (s')
I? : 12° / P : 13°
éprendre (s')
I : 1100 / P : 12°
évader (s')
I : 14° / P : 15°
pommeler (se) I : 1611 / P : 1694
rebeller (se)
P : fin 13° / I : 15°
I<<P
I<P
I<P
I<P
I<P
I<P
I<P
P<<I
Les verbes restants du 2e groupe entrent dans deux classes réduites (cf. Tableau 4) :
(a) quatre verbes pronominaux rarement intransitifs, mais jamais transitifs
(classe P(I) ) ;
(b) trois verbes pronominaux fréquemment intransitifs, mais jamais transitifs (classe P-I).
Classe P(I)
P (I) 1867
P (I) I/P : 16°
P (I) 18°
P (I) T : 1200 / P : 17° / I : 19°
Classe P-I
lexicaliser (se) P-I 20°
pâmer (se)
P-I I : 1100 / P : 13°
pieuter (se)
P-I 1830
carapater (se)
escrimer (s')
miter (se)
rebiffer (se)
Tableau 4 : Les 7 verbes des classes P(I) et P-I
Le troisième groupe rassemble 77 verbes qui, outre l’unique verbe attesté
dans les trois constructions P-I-T : cotonner (se), se répartissent en quatre
sous-groupes :
5
III-1. Les 22 verbes dont l’histoire atteste au moins un emploi transitif
disparu, classe P-(T↑), y compris des homonymes, cf. tableau 5.
absenter (s')
accroupir (s')
amuïr (s')
arroger (s')
calaminer (se)
déballonner (se)
défier (se)
déjuger (se)
désister (se)
dévergonder (se)
écrier (s')
écrouler (s')
égailler (s')
égosiller (s')
emparer (s')
empresser (s')
entretailler (s')
périmer (se)
raviser (se)
récrier (se)
relaisser (se)
ressouvenir (se)
Classe P-(T↑)
P : 1332 / T : 1385
P/T: fin 12°
T : 1120 / P : fin 19°
T:1484 / P:1538
T : 1587 / P : 1960
P : 1883 / T : 1894# P "craindre" : 1920
T : 12° / P : 13°
T : 12° (condamner) / P :19°
T-de : 14° / P : 15°
ppa : 12° / T : 15° / P :17°
T : 10° / P : 1100
T : 12° / P : 17°
T : 12° / P : 19°
T : 15° / P : 17°
T : 14° / P : 16°
T : 1150 / P : 1609
T: fin 11° / P : 14°
P : 1460 / T : 1830
fin 13° (T ou P ?)
P : 1160 / T : 1210
T : 1160 / P : 16°
Imp : 12° / T/P : fin 16°
Tableau 5 : Les 22 verbes attestant historiquement
un emploi transitif (P-T↑)
III-2. Les 17 verbes présentant un emploi transitif vieilli (classe P-T*), cf.
tableau 6 :
amouracher (s')
démener (se)
démerder (se)
désaffectionner (se)
engouer (s')
enquérir (s')
extasier (s')
fier (se)
gargariser (se)
Classe P-T*
gausser (se)
T:1530 / P:1558
gourer (se)
T : 11° / P : 12°
insurger (s')
T/P : 1900
morfondre (se)
ppa : 18° / P : 19°
mutiner (se)
T : 15° / P : 17°
réfugier (se)
T : 11° / P : 15°
revancher (se)
T:1616 / P : 16°
trémousser (se)
P : 1100 / T : 1220
T : 13° / P : ?
T : 1561 / P : 1569
T : 15° / P : 1807
T : 18° / P : 15°
I : 1460 / T : 1512 / P : 1574
P : 1396 / P : 1485
I/T/P : fin 16°
P : 1165 / T : 1175
1532 : P / 1556 : I / 1583 : T
Tableau 6 : Les 17 verbes de la classe P-T* (emploi transitif ‘vx’)
6
III-3.
Les 24 verbes présentant également un emploi transitif fréquent
(classe P-T), y compris des homonymes, cf. tableau 7 :
Verbe
agenouiller (s')
candir (se)
contorsionner (se)
contrebalancer (s'en)
débrailler (se)
décarcasser (se)
déhancher (se)
dépoitrailler (se)
empiffrer (s')
enamourer (s') /
énamourer (s')
encanailler (s')
encorder (s')
Classe T-P
TLF-H
Verbe
endimancher (s')
T : fin 11° / P : déb 12°
enkyster (s')
T-P : 1600
esbigner (s')
1845
exclamer (s')
T : 16° / P : ?
exonder (s')
ppa : 16°
goinfrer (se)
P : 1821 / T : 1879
invaginer (s')
ppa : 1555 / P : 1663
motter (se)
adj : 1876
rabougrir (se)
T/P : 17°
TLF-H
T : 16° / P : ?
ppa : 1703 / P : 19°
T : 18° / P : 19°
T : 1495 / P : ?
T:19° / P : 20°?
17°
1832
T : 1555 / P : 1622
T : 1600 / P : 1690
T/P : 13°
réincarner (se)
1880
T/P : 17°
T : 12° / P : 20°
saper (se)
scléroser (se)
1919 (homonyme)
T : 1891 / P : 1920
Tableau 7 : Les 24 verbes de la classe T-P
III-4. Les 13 verbes présentant un emploi transitif rare, classe P-(T), cf.
tableau 8 :
Verbe
acoquiner (s')
défausser (se)
déprendre (se)
duveter (se)
époumoner (s')
immiscer (s')
mésallier (se)
Classe P-(T)
TLF-H
Verbe
obstiner (s')
I : 1530 / T-P : 1562
opiniâtrer (s')
P : 1792
parjurer (se)
ppa : 1170 / P : 1403
ramifier (se)
19°
renfrogner (se)
P : 1725 / T : 19°?
vautrer (se)
T : 16° / P : 15°
P : début 16° / T : fin 17°
TLF-H
T : 16° / P : 16°
P : 1538 / T : 1594
T : 1130 / P : 1100
P : 1314 / T : 20°
T : 13° / P : 16°
P : 12° / T : 15°
Tableau 8 : Les 13 verbes de la classe P-(T)
Le quatrième groupe réunit un verbe qualifié de pronominal vieilli (se pocharder, classe P*) et les deux verbes dont l’emploi pronominal est qualifié
de rare (dénuer, fritter). Enfin le cinquième rassemble les deux verbes que le
TLF considère comme uniquement intransitifs et transitifs (classe I-T : pagnoter, plumer).
La mention « homonyme » signifie que certains verbes sont dégroupés par
le TLF et que le classement vaut seulement pour l’un des homonymes résultant du dégroupement. Ces dégroupements concernent pour la classe P :
se débiner, se défier, s’ébrouer, s’envoiler, se formaliser et se toquer, pour la classe
I-T : se plumer et pour la classe P-T : se saper.
7
2
Les 41 verbes irréductiblement pronominaux et
l’hypothèse ‘MEDIA TANTUM’
Je me concentrerai ici sur les 41 verbes de la classe P du groupe II listés
plus haut dans le tableau 2. Ils sont réputés essentiellement pronominaux
par le Petit Robert et le TLF ne mentionne à leur propos aucun type
d’emploi transitif ni dans sa composante historique ni dans sa composante
principale. Les autres verbes feront l’objet d’études ultérieures.
Les verbes pronominaux en auto~, entre~ et inter~ présentent un marquage
double de la réflexivité ou réciprocité, morphologique (le préfixe) et syntaxique. Se suicider constitue un cas particulier, puisque le vestige sui~ du
pronom réfléchi latin se combine avec une composante ~cider dénuée
d’autonomie5. Dans la mesure où il s’avère que certains verbes, que je désignerai comme IRREDUCTIBLEMENT pronominaux, n’ont d’emploi transitif
attesté ni en français du 21e siècle, ni dans un état de langue antérieur sur la
base du Französisches Etymologisches Wörterbuch, on est conduit à formuler
l’hypothèse qu’ils véhiculent une valeur moyenne (dans le sens de « rapporté à soi-même ») par leur propre sémantisme, ce qui les rend fonctionnellement équivalents aux media tantum du grec classique (ex. επομαι, ‘je
suis’) et aux verbes déponents du latin (ex. sequor, ‘je suis’), classes de verbes qu’Émile Benveniste présente ainsi (1966:170) :
« Il y a un certain nombre de verbes qui ne possèdent qu’une série de désinences ; ils sont les uns actifs seulement, les autres seulement moyens. Personne n’ignore ces classes des activa tantum et des media tantum, mais on les
laisse en marge des descriptions. Ils ne sont pourant ni rares, ni insignifiants. Pour n’en rappeler qu’une preuve, nous avons dans les déponents
du latin une classe entière de media tantum. On peut présumer que ces verbes à diathèse unique étaient si caractérisés ou comme actifs ou comme
moyens qu’ ils ne pouvaient admettre la double diathèse dont les autres
verbes étaient susceptibles.6 »
Bernard Benchakjan (1988 : 34) reprend ce classement des verbes latins et
grecs selon leur aptitude variable à valider la diathèse active et/ou la diathèse moyenne :
Si l’on fait abstraction des causatifs du type sēdō ‘asseoir’ formé à partir de
sedeō ‘être assis’, on peut ramener les verbes indo-européens à trois classes :
(1) les activa tantum, qui étaient probablement d’anciens verbes d’état,
d’action non-volontaire et de mouvement, (2) les media tantum, qui étaient
5
6
8
La composante ~cider que l’on retrouve dans coincider, décider, élucider et trucider, bien
qu’elle renvoie à l’idée de trancher, n’est pas assez unifiée pour pouvoir être considérée comme une racine autonome.
C’est moi qui souligne.
sans doute d’anciens verbes à diathèse interne, et (3) les verbes à diathèse
double, qui vraisemblablement étaient d’anciens verbes d’action à diathèse
externe, mais qui, grâce à l’indépendance lexicale qu’ils avaient acquise,
pouvaient se mettre tantôt à la voix active, tantôt à la voix moyenne.
On peut symboliser ainsi cette équivalence : fr. je m’évanouis / *j’évanouis Ù
lat. sequor / *sequo, c’est-à-dire que le verbe pronominal essentiel français
s’évanouir est à la forme active non attestée évanouir ce que le verbe déponent latin sequor est à la forme active non attestée sequo.
Cette hypothèse est globalement confirmée par le sémantisme des 41 verbes en cause. Je distinguerai huit classes sémantiques S1-S8 par fréquence
décroissante. Les deux premières classes concernent l’expression de comportements humains soit n’exigeant pas (S1), soit exigeant (S2)
l’accompagnement d’une complétive infinitive. À elles deux, celles-ci représentent près de la moitié de l’effectif du groupe (19/41). Dans la troisième classe, le verbe exprime un mouvement (un auto-déplacement visant
une fuite ou une dissimulation), dans la quatrième, il exprime une émotion
(joie, surprise, inquiétude ou bouleversement). Les trois dernières classes
qui ne représentent à elles trois que 6 verbes concernent l’expression d’un
changement d’état ou de forme, d’actions exécutées exclusivement7 sur soimême, ou d’une relation interévénementielle.
Classe S1 (10 verbes) ► expression d’un comportement humain : dédifférencier (se) ; entremettre (s') ; gendarmer (se) ; méconduire (se) ;
méfier (se) ; pavaner (se) ; prélasser (se) ; raviser (se) ; rengorger
(se) ; suicider (se)
Classe S2 (9 verbes) ► expression d’un comportement régissant une complétive infinitive introduite par à ou de : abstenir (s') de INF ; affairer (s') à INF ; contrefiche (se) de INF ; contrefoutre (se) de INF
; efforcer (s') de INF ; évertuer (s') à INF ; ingénier (s') à INF ; repentir (se) de INF ; targuer (se) de INF
Classe S4 (9 verbes) ► expression d’un mouvement de fuite ou de dissimulation : blottir (se) ; clapir (se) ; dégrouiller (se) ; dépatouiller
(se) ; enfuir (s') ; entretailler (s') ; extravaser (s') ; magner (se) ;
tapir (se)
Classe S5 (7 verbes) :► expression d’une émotion : biler (se) ; boyauter (se)
; esclaffer (s') ; évanouir (s') ; goberger (se) ; marrer (se) ; poiler
(se)
Classe S6 (3 verbes) ► expression d’un changement d’état ou de forme :
envoiler (s') ; grumeler (se) ; lignifier (se)
7
« Exclusivement » traduit la pronominalité irréductible du verbe, mais on peut imaginer
qu’on gomine ou accoude autrui.
9
Classe S7 (2 verbes) ► actions exécutées exclusivement sur soi-même :
accouder (s’) ; gominer (se)
Classe S8 (1 verbe) ► relation entre événements : ensuivre (s’)
3
Bilan
Il ressort de cette étude que la majorité des 164 verbes réputés « essentiellement » pronominaux selon le Petit Robert (édition électronique de 2004)
entre soit dans la classe des verbes qui présentent encore actuellement un
emploi secondaire transitif rare ou archaïque ou dont un emploi transitif
est attesté historiquement (77 verbes ≈ 47%), soit dans celle des verbes qui
n’ont jamais présenté d’emploi transitif selon les rubriques historiques du
TLF (41 verbes ≈ 25%). La pronominalité ESSENTIELLE des premiers est analysable comme le résultat de la résorption d’une ‘polytaxie’ (cf. François
2008) Transitif (valence 2) vs. Pronominal (valence 1) par focalisation sur
l’emploi pronominal à valence réduite (diathèse régressive de Tesnière,
1959). La pronominalité IRREDUCTIBLE des seconds est syntaxiquement et
sémantiquement comparable à la catégorie des verbes déponents du latin
et assimilable plus généralement à celle des MEDIA TANTUM, telle qu’elle a
été décrite par E. Benveniste.
4
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longue évolution“, in : R. Landheer (dir. 1988), Aspects de linguistique
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10
Koch, P. (1981), Verb – Valenz- Verfügung. Zur satzsemantik und Valenz französischer Verben am Beispiel der Verfügungsverben. Heidelberg, Reihe Siegen 32.
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bei romanischen Verben“, in : P. Koch & T. Kerfeld (Hrsgg.) Connexiones
Romanicae – Dependenz und Valenz in romanischen Sprachen. Tübingen :
Niemeyer, p.279-305.
Koch, P. (2000), „Pour une approche cognitive du changement sémantique :
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Koch, P. (2002), „Il ne me faut plus nule rien. – Changement sémantique ,
métataxe et réanalyse“. In P. Blumenthal & P. Koch (dir.) Valence : perspectives allemandes. Syntaxe & Sémantique 4, p.67-108.
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Les hiérarchies conceptuelles en français et dans d’autres langues“, Langue française 145, p.11-33
Tesnière, L. (1959), Éléments de syntaxe structurale. Paris : Klincksieck.
Trier, J. (1931) Der deutsche Wortschatz im Sinnbezirk des Verstandes: von den
Anfängen bis zum Beginn des 13. Jahrhunderts. [Réédition 1973, Heidelberg: Winter]
Dictionnaires
Altfranzösisches Wörterbuch de Tobler & Lommatzsch (P. Blumenthal & A.
Stein, eds. cd-rom Université de Stuttgart, 2002)
Grand atelier de la Langue Française (cd-rom, Redon 2002)
Le Petit Robert – Dictionnaire de la langue française (2004), édition électronique. cd-rom, Emme-diffusion.
Trésor de la Langue Française informatisé (ATILF, en ligne)
11
ANNEXES
Annexe 1 : Liste des 104 verbes essentiellement pronominaux de
la Banque de Dépannage Linguistique (Québec)
absenter (s')
abstenir (s')
accouder (s')
accroupir (s')
acoquiner (s')
affairer (s')
agenouiller (s')
amouracher (s')
amuïr (s')
arroger (s')
autocensurer (s')
autodétruire (s')
autoproclamer (s')
blottir (se)
contorsionner (se)
contrebalancer (s'en)
défier (se)
déhancher (se)
démener (se)
démerder (se)
dénuer (se)
déprendre (se)
désertifier (se)
désister (se)
dévergonder (se)
duveter (se)
ébattre (s')
ébrouer (s')
écrier (s')
écrouler (s')
efforcer (s')
égosiller (s')
emparer (s')
empiffrer (s')
empresser (s')
encanailler (s')
encorder (s')
endimancher (s')
enfuir (s')
engouer (s')
enquérir (s')
ensuivre (s')
entraider (s')
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entre-déchirer (s')
entre-détruire (s')
entre-dévorer (s')
entre-égorger (s')
entremettre (s')
entre-tuer (s')
envoler (s')
époumoner (s')
éprendre (s')
esclaffer (s')
escrimer (s')
évader (s')
évanouir (s')
évertuer (s')
exclamer (s')
extasier (s')
fier (se)
formaliser (se)
gargariser (se)
gausser (se)
goinfrer (se)
gominer (se)
gourer (se)
immiscer (s')
ingénier (s')
insurger (s')
interpénétrer (s')
lexicaliser (se)
lignifier (se)
magner (se)
marrer (se)
méconduire (se)
méfier (se)
méprendre (se)
morfondre (se)
mutiner (se)
obstiner (s')
originer (s')
pâmer (se)
parjurer (se)
pavaner (se)
prélasser (se)
rabougrir (se)
ramifier (se)
raviser (se)
rebeller (se)
rebiffer (se)
récrier (se)
réfugier (se)
réincarner (se)
renfrogner (se)
rengorger (se)
repentir (se)
revancher (se)
scléroser (se)
suicider (se)
tapir (se)
targuer (se)
toquer (se)
trémousser (se)
vautrer (se)
Annexe 2 : Liste des 60 verbes essentiellement pronominaux
du Petit Robert absents de la liste de la BDL
autorépliquer (s')
biler (se)
bit(t)urer (se)
boyauter (se)
calaminer (se)
camer (se)
candir (se)
carapater (se)
clapir (se)
contrefiche (se)
contrefoutre (se)
cotonner (se)
crasher (se)
cuiter (se)
déballonner (se)
débiner (se)
débrailler (se)
décarcasser (se)
dédifférencier (se)
défausser (se)
dégrouiller (se)
déjuger (se)
dépatouiller (se)
dépoitrailler (se)
désaffectionner (se)
désendetter (se)
égailler (s')
e|énamourer (s')
enkyster (s')
entraccuser (s')
entradmirer (s')
entre(-)manger (s')
entremettre (s')
entre(-)nuire (s')
entretailler (s')
envoiler (s')
esbigner (s')
exonder (s')
extravaser (s')
failler (se)
friter (se)
fritter (se)
gendarmer (se)
goberger (se)
grumeler (se)
invaginer (s')
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