Moreau - Rouault : de l`atelier à la communion des âmes,Eichmann

Transcription

Moreau - Rouault : de l`atelier à la communion des âmes,Eichmann
Moreau
Rouault
:
de
l’atelier à la communion des
âmes
Georges Rouault,
Le
Modèle,
souvenir
d’atelier, huile,
encre, gouache sur
toile, H. 81,3 ;
L.
65,1
cm,
Collection
particulière. © JL
Losi © ADAGP Paris
2015
Initialement présentée au Japon en 2013, « Gustave Moreau –
Georges Rouault, souvenirs d’atelier » est bien plus qu’une
exposition comparative, vouée à la confrontation de deux
grands artistes. Ici, le Musée Gustave Moreau invite à un
dialogue esthétique, une communion des âmes. Certes,
l’histoire qui nous est contée est celle d’un enseignement
artistique empli d’émulation ; mais c’est surtout un héritage
sensible entre les deux hommes qui se dessine en filigrane.
Ainsi, ces « souvenirs d’atelier » reconstituent dans une
émouvante sincérité, ce lien privilégié entre un maître et son
élève : un sentiment quasi filial.
Devenu conservateur du musée en 1902, Rouault commentera peu
les œuvres de son professeur ; il exprimera en revanche sa
profonde admiration pour l’homme qu’il était, dévoilant une
amitié véritable. C’est ce que traduisent leurs échanges
épistolaires ici exposés : Rouault, au détour d’une lettre,
avoue à son maître qu’il avait été pour son art, « […] le
guide, le meilleur et le Père » ; et Moreau de lui répondre
qu’il plaçait en son cher élève, « la plus extrême confiance
dans [son] bel avenir ».
Georges Rouault, Le Christ
mort pleuré par les saintes
femmes, 1895-1897, fusain,
pierre noire, rehauts de
craie blanche sur papier
vergé, marouflé sur toile,
S. D. b. d. : G. Rouault
1897, H. 112 ; L. 143 cm,
Paris, Fondation Georges
Rouault. © JL Losi © ADAGP
Paris 2015
De cette osmose, l’exposition met en lumière quatre
thématiques iconographiques – communes ou dissonantes :
paysages, représentations de la femme, visions du sacré et
matérialité de l’œuvre, prendront place au fil des salles.
Mais au commencement, se situe l’atelier d’artiste et sa
cohorte d’élèves ; nous sommes en 1892, et Moreau succède à
Elie de Delaunay comme professeur à l’Académie des Beaux-arts.
Son enseignement artistique qui se veut libre de tout carcan,
émancipateur et imaginatif, lui vaut d’être jugé trop
subversif par ses collègues. Hors des sentiers battus et
réfractaire aux dogmes académiques, il encourage ses élèves à
se démarquer. Et dans les œuvres de Rouault, transparaît cette
richesse : certes l’inspiration qu’il puise chez son maître
est palpable, mais sa créativité transperce la toile. Cela,
Moreau le perçoit rapidement. Il décèle chez son élève, un
réel talent pour la couleur et la matière, ainsi qu’une grande
maîtrise picturale du clair-obscur inspiré de Rembrandt – déjà
visible dans Christ mort pleuré par les saintes femmes.
Gustave
Moreau,
Jupiter et Sémélé.
Variante, huile sur
toile, H. 149 ; L.
110
cm,
Paris,
musée
Gustave
Moreau, Cat. 73. ©
RMN-Grand
Palais/Philippe
Fuzeau
Dès lors, il le pousse à participer aux concours, à exposer au
Salon des artistes français ou de la Rose+Croix. Grâce à la
confiance qu’il place en lui, Rouault obtient sa première
commande concernant deux peintures allégoriques, destinées à
orner l’escalier d’honneur d’un hôtel particulier. Ces décors
baptisés Stella Matutina et Stella Vespertina, sont mis en
parallèle avec une variante de la toile Jupiter et Sémélé de
Moreau : ici, la fascination que Rouault éprouvait pour la
palette chromatique de son maître est saisissante.
Cette influence mutuelle, entre onirisme, mythologie et
réalité, est tout aussi manifeste dans les paysages qu’ils
peignent. Mais osera-t-on parler de « peinture de paysage »,
pour un artiste comme Moreau ? Lui qui ne considérait ces
décors naturels que comme des cadres, des toiles de fond
destinées à abriter des sujets bibliques ou mythologiques. A
l’inverse de ses contemporains, il ne s’essaye guère à la
peinture en plein air ou sur le motif : la nature qu’il
esquisse n’est qu’imaginaire, et fruit d’habiles
reconstitutions. Sous nos yeux, l’huile sur toile Thomyris et
Cyrus – dont le sujet est emprunté à Hérodote, illustre ce
cruel désenchantement du paysage entre rêve et matérialité :
dans un panorama fugitif et inquiétant, comme rongé par une
beauté chimérique, se déroule une scène aussi sanglante
qu’inéluctable. En regard, Le Bon Samaritain de Rouault,
dévoile une obscurité redoutable, funeste linceul d’un homme
battu et laissé pour mort par des voleurs. Et chez le maître
comme chez l’élève, l’évanescence de la scène confère à la
poétique de l’œuvre, l’empreinte de l’illusion.
Gustave Moreau, Thomyris et
Cyrus dit aussi La Reine
Thomyris,huile sur toile, S.b.d
– Gustave Moreau – H. 57,5 ; L.
87 cm, Paris, musée Gustave
Moreau, Inv. 13978. © RMN-Grand
Palais/Gérard Blot
Pour autant, l’œuvre de Rouault n’est pas exempte de tout
réalisme, notamment lorsqu’il peint des figures féminines.
C’est probablement à travers cette section dédiée à la
« Pécheresse, la courtisane, et la fille », que la rupture
picturale avec son maître est la plus manifeste.
Georges
Rouault,
Fille dit aussi Nu
aux
jarretières
rouges,
1906,
aquarelle et pastel
sur papier, M. D.
h. d : GR 1906, H.
71 ; L. 55 cm,
Paris, Musée d’art
moderne de la Ville
de Paris, AMD 143,
Legs Girardin 1953.
©
Musée
d’Art
Moderne/Roger
Viollet © ADAGP
Paris 2015
Si les femmes ébauchées par Moreau, se confondent dans
l’inébranlable archétype d’une silhouette lisse et idéalisée,
les modèles de son élève en appellent à la vie-même et à la
rue. Sous ses pinceaux, les « filles de joie » aux corps
lourds retrouvent cette part d’humanité que des artistes comme
Toulouse-Lautrec ou Degas, leur ont sarcastiquement déniée :
chez Rouault, l’empathie se lit dans leurs traits disgracieux
; et dans sa palette de couleurs, se déploie une beauté
dissonante qui érafle les canons esthétiques si bien-pensants.
Chrétien, il ne condamne pas la pécheresse, mais les hommes
qui l’ont réduite à cette condition, ainsi que le péché luimême : « Au fond des yeux de la créature la plus hostile,
ingrate ou impure Jésus demeure », dira-t-il.
Courbatue et souffrante, mais capable d’un indicible éclat,
voilà l’Humanité telle que Rouault la perçoit. De son
iconographie religieuse, affleure une infinie compassion,
teintée cependant d’une honnêteté sans fard : quand les âmes
sont mises à nu, la beauté physique n’est plus qu’un masque
dissimulant la laideur morale ; les figures qu’il peint
deviennent alors grotesques, véritables caricatures de
l’hypocrisie de ses contemporains. En miroir, l’art sacré de
Moreau s’apparente davantage à une spiritualité cérébrale, une
manière de combler ses angoisses métaphysiques.
Gustave Moreau,
Sainte Cécile,
huile sur toile,
H. 86 ; L. 68 cm,
Paris,
musée
Gustave Moreau,
Inv. 13972. ©
RMN-Grand
Palais/Philippe
Fuzeau
En effet, si son vocabulaire pictural emprunte au
christianisme, il puise aussi dans le registre déiste ou
syncrétique, tout en s’inspirant des écrits de Blaise Pascal
et des philosophes jansénistes de Port-Royal. Une angoisse
théologique qui transparaît d’ailleurs, dans sa toile Sainte
Cécile : plongée dans l’obscurité, cette dernière semble faire
face à une vision spectrale bien plus qu’au traditionnel ange.
L’exposition esquisse d’ailleurs un parallèle pertinent avec
l’aquarelle L’Apparition, où la tête coupée de Jean-Baptiste
apparaît en halo devant Salomé ; une subtile évocation de ces
séductrices bibliques qui avaient bien souvent les faveurs de
l’artiste.
De Moreau et Rouault, de cette amitié, de leur passion de la
matière et de la couleur, « Souvenirs d’atelier » dresse un
portrait touchant et habilement maîtrisé : jamais le talent de
l’un n’obscurcit le génie de l’autre. Et comme si le maître
veillait encore sur son précieux élève, on trouvera ici un peu
plus d’œuvres de Rouault ; mais que l’on se retourne, et
l’atelier de Moreau prend vie sous nos yeux.
De ce parcours, émerge enfin une envie singulière : celle d’en
savoir plus sur ces deux artistes qui leur vie durant,
partagèrent à travers l’amour de l’art, un respect des plus
sincères.
Thaïs Bihour
« Gustave Moreau – Georges Rouault, souvenirs d’atelier » –
L’exposition se tient jusqu’au 25 avril 2016 au Musée Gustave
Moreau. Plus d’informations sur http://musee-moreau.fr/
Eichmann
:
la
banalité
systématique du mal
Pascal Victor/ArtcomArt
Lorsqu’en mai 1960, Eichmann est capturé à Buenos Aires en
Argentine, puis transporté en Israël à Jérusalem, c’est dans
un théâtre transformé en tribunal que son jugement a lieu. Il
est ainsi donné en spectacle aux caméras du monde entier. En
ce moment, le théâtre Majâz rejoue le procès de l’homme – pour
ne pas dire monstre – à l’origine de la « solution finale ».
En revendiquant un théâtre engagé, la compagnie a utilisé les
retranscriptions d’époque du procès ainsi que de nombreux
fonds d’archives pour dire le réel.
Le projet a vu le jour avec non pas l’idée de jouer un
Eichmann bourreau, mais de le dépasser pour donner la parole
au responsable logistique qu’il a été, d’utiliser ses propres
mots, lui qui n’eut d’autre ligne de défense que de prétendre
avoir répondu aux ordres ou servi le système et fut condamné à
mort en 1961. Toute la mise en scène de Ido Shaked et la
scénographie concourent à l’interrogation du système, à
travers la parole collective d’Eichmann et du potentiel
dramatique de son procès. Au nombre de sept, les comédiens qui
forment une troupe éclectique se répartissent la parole
fragmentée d’un Eichmann jamais vraiment incarné, ce qui rend
son système davantage intelligible et ne provoque ni empathie
ni détestation à l’égard de l’homme. À de multiples reprises
d’ailleurs, les comédiens devenus juges ou témoins adressent
sèchement au public « Je vous interdis toute manifestation de
sentiments ». Un jeu saisissant dans leur tentative de faire
dire au « spécialiste » ce qu’il savait.
La scénographie dans laquelle le procès a lieu est sombre,
tout est noir excepté la photographie d’Eichmann émergeant
symboliquement d’un papier blanc. Avec seulement une table,
quelques chaises et un rétroprojecteur qui accentuent l’effet
administratif de la démarche, l’explication de la politique
d’extermination se dessine littéralement sur le sol. C’est sur
un plateau monté sur rivets qui de fait est complètement
instable et bouge suivant un système de balancier que les
comédiens dessinent à la craie blanche des organigrammes,
recréent des tableaux d’archives avec rigueur et méthode avant
de tout effacer, comme on laverait l’histoire de ses plaies.
Pour autant, dans cette atmosphère désincarnée, aucune
violence n’est montrée, si bien que les photographies à la vue
insoutenables qui furent projetées par le passé et que le
monde voyait pour la première fois ne sont plus qu’un écran
vide comme frappé des claquements du projecteur. Face à ces
plans de camps, de chemins de fer, de bombardements, les
acteurs portent le texte avec force comme étant eux-mêmes
devenus des rouages de la machine. Tous sont poignants alors
que leur parole nous assomme de vérité et de possibilités
interprétatives.
Sans en dire plus que l’histoire, ses plaies et ses silences,
la troupe parvient à une adaptation saisissante du procès d’un
homme normal englué dans la banalité du mal, qui a prétendu ne
pas savoir et « ne pas être apte à décider » concernant les
déportations. Recomposés de la sorte et joués avec autant de
finesse et solidité, les faits parlent d’eux-mêmes. Le
caractère administratif de la situation suffit à dire la
violence de ce que l’on sait de la déportation.
Après la Maison du peuple qui fut le théâtre du procès, le
théâtre Gérard Philipe se transforme à son tour en tribunal
pour une grande leçon d’Histoire mais surtout, un grand moment
de théâtre.
« Eichmann à Jérusalem ou les hommes normaux ne savent pas
que tout est possible », Théâtre Majâz, texte de Lauren Houda
Hussein, mise en scène de Ido Shaked, jusqu’au 1er avril 2016
au Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique de Saint-Denis,
59, boulevard Jules-Guesde, 93207 Saint-Denis. Durée : 1h15.
Plus
d’informations
et
réservations
sur
www.theatregerardphilipe.com
Liaisons Dangereuses : des
rires sans les larmes
Copyright : Brigitte Enguerand
Dès le lever de rideau, Cécile Volange bondit sur scène telle
une gamine écervelée. Le ton du parti pris de Christine
Letailleur est ainsi donné : Choderlos de Laclos, mis ainsi en
dialogues, ressemblera davantage à du Marivaux qu’à du
Machiavel. La metteure en scène ira jusqu’à faire « claquer
les portes » lorsque le Chevalier Danceny court après Cécile.
Des lettres reformulées en sentences dans le but de faire rire
le public. « Les Liaisons dangereuses » deviennent drôles, et
seulement drôles, dénuées de perversité. Le paroxysme du nonsens est atteint lorsque Valmont, pénétrant Cécile de force,
dira à celle qui le repousse « mais ce n’est pas ma main qui
est en vous, c’est moi-même ! », devant des spectateurs
hilares.
Merteuil et Valmont semblent être deux nobles dont la
vengeance est prétexte à l’amusement et à la rigolade. La
dimension perverse est occultée, tout ne paraît que futilité
dans leur univers où, pourtant, la question du rapport au
monde est capital – on l’entend dans la référence incessante
faite aux fameuses « réputations » que les deux méchants héros
entretiennent.
Vincent Perez ressemble à un jet-setter snob et amusé de rien,
rendu ridicule par son costume. Aucune finesse dans son jeu,
chacune de ses apparitions sur scène s’accompagne de postures
exagérées et d’une voix guturale, cliché du dragueur arrogant
en ruth. Cela jusque dans la dernière demi-heure de la pièce
où de graves violons viennent soutenir sa chute inévitable de
la façon la plus pathétique qui soit. Était-il incapable de
jouer sa déchéance sans cet artifice sonore ringard ? À
vouloir faire des personnages détachés de leurs émotions,
Christine Letailleur en fait des grotesques, il ne manque que
les masques pour faire de la (mauvaise) comedia.
Seule Dominique Blanc parvient, malgré des enjeux dramatiques
si réduits, à utiliser son immense talent pour faire naître
les fêlures dans l’âme de Merteuil, notamment par la lettre où
elle explique ses choix de femme forte et libre. Madame
Tourvel aussi joue juste, elle est la seule qui semble
ressentir des émotions réelles et non pas mondaines.
Bien sûr, Christine Letailleur reste une incroyable créatrice
d’images, notamment au moyen de la lumière. Le spectacle est
forcément esthétique et fait ressortir des contrastes
splendides entre la couleur des costumes et le sombre de la
scénographie, support parfait aux jeux d’ombres et lumières.
Mais l’esthétique ne vient pas au secours de l’approche
superficielle de l’histoire.
Ces « Liaisons dangereuses » ne franchissent pas la barrière
du rire et nous font grâce des larmes, mais n’est-ce pas un
équilibre entre les émotions que devrait nous produire une
histoire si profonde ? En voulant casser les codes et
déconnecter l’œuvre de sa morale, Letailleur compose un
spectacle attendu et finalement assez classique. Ce n’est pas
ennuyeux, mais déplorable de voir un roman ainsi vidé de sa
substance. Dépoussiérer ou adapter un texte n’a jamais été
synonyme de destruction.
« Les Liaisons Dangereuses », adaptation et mise en scène de
Christine Letailleur, d’après Choderlos de Laclos, jusqu’au
18 mars au Théâtre de la Ville, 2 place du Châtelet, 75004
Paris. Durée : 2h50. Plus d’informations et réservations
sur www.theatredelaville-paris.com
L'explosif Gilles Ostrowsky
hache menue les Atrides
Copyright : Ronan Thenadey
Meurtres, parricides, incestes, infanticides, matricides,
viols, guerres… Qui dit mieux ? À eux seuls, les Atrides
cumulent. Si les dieux s’acharnent sur eux sur des
générations, la faute vient d’Atrée, qui a fait manger à
Thyeste, son frère jumeau, ses deux enfants cuits en morceaux.
Sur scène, à en croire Gilles Ostrowsky qui incarne à tour de
rôle une foule de personnages, ce fut un régal.
Seul sur le plateau, dès les premières secondes,
déjanté aux mimiques inépuisables nous fait rire
Enfermé dans une cage, casque de centurion sur
tongs aux pieds, c’est tout naturellement
élaboration de son ragoût nécessitant deux bébés
le comédien
aux éclats.
la tête et
en pleine
frais et de
la feta que l’acteur lance son spectacle loufoque. Pas facile
de découper des bébés ? À l’époque non seulement ça se fait,
mais ça se digère plutôt bien. Surtout entre jumeaux
consanguins. Arborant des tenues délurées, modulant
l’environnement à sa guise, se travestissant sans limites,
Gilles Ostrowsky est fou, son hystérie est communicative. Bien
orchestré, le spectacle ne souffre d’aucun temps mort, la
création sonore est efficace et le décor ne cesse de
surprendre. Entre moments d’incarnation des personnages
mythologiques et considérations hilarantes bien que réfléchies
sur cette famille. La réussite tient surtout au fait que l’on
comprend finalement assez bien l’histoire, recomposée à un
rythme frénétique dans nos esprits. Et quelle histoire !
Pour se venger de son frère, Thyeste, en plein doute, va voir
l’Oracle qui lui conseille de faire un enfant à sa fille,
celui-ci le vengera. Logique ! Se dit Thyeste. Pélopia, sa
fille enceinte et à son tour en plein doute, se marie alors à
son oncle qui élève le fils qui le tuera, Egisthe, aussi
meurtrier d’Agamemnon. Survolté, Gilles Ostrowsky invoque les
dieux et saute les générations sans difficultés alors que le
sang déferle sur scène. Si le spectacle qui couvre aussi la
Guerre de Troie jusqu’au jugement d’Oreste accusé de matricide
est aussi jubilatoire, c’est que le comédien parvient
admirablement à faire de cette histoire tragique un moment
extrêmement comique notamment par des jeux de mots habilement
placés. On pense notamment à la berceuse que chante Pélopia à
son fils intitulée l’air de rien « Moussaka et Tzatziki », ou
aux moments d’extrême simplification du mythe dont on se ne
lasse pas conduisant à ce genre de dialogue entre Oreste et
Clytemnestre : « Tu vas me tuer ? – Oui Maman ».
Avec une grande économie de moyens, Gilles Ostrowsky a misé
sur un jeu clownesque très bien mené laissant voir qu’il n’y a
rien de pire qu’un grec en plein doute désespéré au point
d’écouter l’Oracle. Qu’à cela ne tienne, voilà un spectacle
délirant qui se digère bien, on en veut encore !
« Les fureurs d’Ostrowsky, Délire mythologique », un
spectacle de Gilles Ostrowsky, d’après (très très
lointainement) la terrible histoire des Atrides, jusqu’au 24
avril au
Théâtre de Belleville, 94 rue du Faubourg du
Temple, 75011 Paris. Durée : 1h15. Plus d’informations et
réservations sur www.theatredebelleville.com
Reprise au Festival OFF d’Avignon 2016 – du 7 au 30 juillet à
16h10 au Gilgamesh
Musée
d’Art
Moderne
:
nouveaux accrochages dans les
collections permanentes
Le 12 février dernier, le Musée d’Art Moderne de la ville de
Paris présentait ses nouveaux accrochages au sein des
collections permanentes. Soucieux de présenter toute la
richesse et la vitalité de la création artistique
contemporaine, ce dernier dévoile un parcours où l’éclectisme
est au rendez-vous : entre acquisitions du Comité pour la
photographie, art vidéo, et œuvres picturales, le cheminement
esthétique s’annonce riche, de la réalité la plus crue à
l’onirisme fabuleux.
Charlotte von Poehl,
The Notepiece, 2004.
© ADAGP, Paris 2016
Charlotte von Poehl ouvre la voie : ses œuvres, axées sur le
jeu sériel de la répétition, offrent une vision privilégiée de
son travail où citations et réflexions forment un journal de
bord illustré. L’attention dédiée à la temporalité est ici
primordiale, presque vitale ; elle est la trace sensible
ébauchée sur le papier, de la pratique artistique quotidienne.
Harmonieuse, sa démarche se fonde sur une cohérence créatrice,
où aucune pièce ne peut être isolée : la série The Notepiece,
à travers cent dix dessins formant un même projet, témoigne de
ce mécanisme singulier en constante évolution. De même, ses
Arrow Drawings où de multiples flèches identiques
s’entremêlent, semblent
esquisser la caractéristique d’un
monde, où règnent le semblable et le conforme.
Puis, fidèle au travail de l’artiste Tacita Dean – déjà
exposée dans les collections, le Musée d’Art Moderne présente
JG, une vidéographie acquise en 2014. Sous nos yeux, les
douces ondulations aquatiques de lacs gelés apparaissent,
presque figées sur la pellicule argentique. Filmées par prises
de vue en temps réel et entrecoupées de plans fixes, les
séquences défilent lentement. Tacita Dean se joue de la
perception et prolonge l’instantanéité dans le temps,
troublant le rapport du spectateur à l’image. Cette valeur
accordée à la temporalité est redoublée par la référence à la
composition de Robert Smithson, Spiral Jetty : œuvre de Land
art, elle fait elle-même écho à l’ouvrage de science-fiction
La Voix du Temps, écrit par J.G Ballard en 1960. Tout ici
n’est qu’enchevêtrements où passé, présent et futur s’unissent
dans une spirale temporelle, tant symbolique que matérielle.
Tacita Dean, JG, 2013, Film 35 mm,
couleur et noir et blanc avec son
optique 26 minutes et 30 secondes.
A l’art vidéo de Tacita Dean succèdent les sculptures et
toiles peintes d’Alain Séchas, dont l’accrochage met en
dialogue deux œuvres de l’artiste déjà présentes dans les
collections du Musée, avec ses créations récentes.
Alain Séchas,
Côte-d’Or,
2015, Huile sur
toile, 130 x 97
cm. © ADAGP,
Paris 2016
La figure sculptée Le Chat écrivain et la composition
abstraite Untitled 49 forment ainsi la trame créatrice de
l’artiste, la clef pour appréhender son travail. Ses nouvelles
peintures mettent encore en scène ce personnage mi-homme michat auquel il est attaché : s’il en reprend la figure, elle
se fait plus evanescente, comme absorbée par le décor. Avec
retenue, Alain Séchas donne à ses chats une posture
d’intermédiaire entre le spectateur, l’environnement et les
œuvres. Une réflexion picturale, humoristique parfois,
bienveillante souvent.
Hugh Weiss, Charon
me tend la main,
2007,
100
x
100
cm,
Collection
Musée
d’Art moderne de la
Ville de Paris. ©
Hugh Weiss
Six toiles du peintre américain Hugh Weiss données au Musée
d’Art Moderne par sa femme, Sabine Weiss, s’exposent aussi.
Présentées aux côtés de photographies, carnets de l’artiste et
dessins de Niki de Saint Phalle – avec qui il entretenait une
amitié, elles retracent les dernières années d’un artiste
heurté par la maladie, mais dont la force et la créativité ne
se démentiront pas. Certes inspiré par le mouvement Cobra ou
l’abstraction lyrique entre autres, Hugh Weiss fera toujours
preuve d’une grande autonomie, s’émancipant des carcans
stylistiques pour forger sa liberté. Parfois associé à la
figuration narrative – notamment pour sa participation à
l’exposition « Mythologies quotidiennes II » en 1977, il
élabore cependant un langage pictural qui lui est propre, où
références mythiques, récit personnel et humour se mêlent et
se répondent. Ses dernières compositions réinterprètent ces
thématiques récurrentes où des monstres étranges et chamarrés
se pressent à la surface de la toile : des couleurs vives, de
l’onirisme et une ultime légèreté, devant l’imminence de la
mort.
J.D. ‘Okhai Ojeikere,
Abebe, 1975,
Courtesy Galerie MAGNINA, Paris. © J.D. ‘Okhai
Ojeikere
Enfin, les derniers accrochages
acquisitions du Comité pour la
sont consacrés aux
photographie 2015,
et complètent les fonds du Musée : une œuvre de Malick Sidibé
présentant le personnage de Ballo, styliste pour les soirées
culturelles de Bamako dans les années 1960 ; et deux ensembles
de J.D.’ Okhai Ojeikere et Kaveh Golestan. Le premier artiste
– J.D.’ Okhai Ojeikere, dévoile à travers ses clichés en noir
et blanc, un tableau de la culture nigériane. Contrairement à
ses contemporains photographes travaillant en studios, cet
artiste – mort en 2014, souhaitait se confronter à la richesse
du Nigéria et à sa population ; un travail esthétique qui
sublime le quotidien et les modèles qu’il met en avant. Ici,
cinq photographies issues de la célèbre série Hair Style sont
présentées : collectées dans les années 1960, ces coiffures
vues de dos ou de profil offrent un panel de parures féminines
qui par leur complexité, s’apparentent parfois à des
sculptures. Enfin, dix clichés du photo-reporter iranien Kaveh
Golestan sont exposés. Héritage précieux par leur caractère
unique, ils sont issus de la série pratiquement détruite lors
de la Révolution iranienne de 1979, nommée Les prostituées du
quartier rouge de Shahr-e No à Téhéran. Des photographies
fortes et émouvantes sur la vie de ces femmes vendant leur
corps ; des fragments de vie capturés sur la pellicule, avec
élégance et sans aucun jugement.
De ces récentes acquisitions où les médiums se confondent,
affleure un parcours où la variété des œuvres incite à la
réflexion autant qu’à la contemplation. Un témoignage sur une
histoire esthétique
réinventer.
et
culturelle
qui
ne
cesse
de
se
Thaïs Bihour
Nouveaux accrochages se présentant sous la forme de plusieurs
expositions indépendantes, au Musée d’Art Moderne de la Ville
de Paris. Plus d’informations sur http://www.mam.paris.fr/

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