Patrimoine industriel et tourisme aux Kerguelen : un

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Patrimoine industriel et tourisme aux Kerguelen : un
Patrimoine industriel et tourisme aux Kerguelen : un tourisme d’alerte1
Jean-François Géraud
Maître de Conférences
CRESOI – EA 12
Le patrimoine industriel comprend les vestiges de la culture industrielle qui sont de
valeur historique, sociale, architecturale ou scientifique, que notre société, nostalgique devant
la mutation du travail, la contraction du processus de fabrication, la disparition des savoirfaire techniques, l’érosion de la classe des travailleurs, de sa sociabilité, de ses valeurs,
souhaite conserver. C’est pourquoi l’on reconnaît comme objets culturels les vestiges du
travail industriel. Nul ne peut imaginer aujourd’hui qu’il ne resterait rien demain des
monuments de cette industrialisation : à la perte de mémoire, s’ajouterait celle de substance
culturelle.
Cette nouvelle sensibilité, qui émerge en France dans les années 1970 à l’égard du
patrimoine de l’industrie, débouche sur trois impératifs : recensement, préservation, mise à
disposition touristique.
Denis Woronoff soulignait jadis l’ubiquité de l’activité industrielle2, qui s’est diffusée
jusqu’aux anciennes colonies, et aux limites de l’œkoumène : la communication s’intéresse à
un site patrimonial industriel ultra-périphérique, puisqu’il est situé aux Kerguelen. En quoi
relève-t-il des problématiques propres au patrimoine industriel ?
** **
1
Situé à 50° de latitude Sud, l’archipel de Kerguelen couvre 7 200 km2. Découvertes en 1772
par Yves Joseph de Kerguelen de Trémarec, et jadis surnommées îles de la Désolation par
James Cook après sa visite en 1776, ces terres qui portent aujourd’hui le nom du navigateur
constituent l'un des cinq districts du territoire des Terres australes et antarctiques françaises
(TAAF).
1. Kerguelen - La Grande Terre (l’étoile figure Port Jeanne-d’Arc)
1
Nous créons cette notion qui désigne un tourisme de sensibilisation à certains types de déprédations, dangers, risques du
passé, articulant l’activité touristique, la veille citoyenne et le développement durable.
2
Denis Woronoff, Histoire de l’industrie en France, du XVIe siècle à nos jours, Seuil, Points Histoire, rééd. 1998, 674 p., p.
144.
L’île principale, la Grande Terre, avec ses 6 675 km2, représente 92 % de la superficie de
l'archipel et s'étend sur 150 km d'ouest en est et 120 km du nord au sud. Elle est recouverte, au
centre-ouest, par la calotte glaciaire Cook de 550 km2. Au sud-est de l'île, dans le golfe du
Morbihan, se trouve la « capitale », Port-aux-Français, une station scientifique permanente
créée au début des années 1950, habitée aujourd’hui par quelques dizaines de scientifiques.
2
D’origine volcanique, les îles ont un littoral découpé et un relief escarpé qui culmine au
Mont Ross (1 850 m). Leur climat subantarctique se caractérise par des vents qui soufflent
300 jours par an à une moyenne de 35 km/h et peuvent dépasser les 200 km/h, et par des
températures basses et uniformes (+ 2° ; + 7°). Ces îles à la végétation rase et non arborée
sont classées réserve naturelle, et comptent une flore et une faune spécifiques, dont des
colonies d’éléphants de mer et de manchots royaux.
2. Vue de la péninsule Rallier du Baty
3/4
Lorsque l'on arrive par bateau au fond du golfe du Morbihan, on découvre une friche
industrielle.
3. Au fond du golfe du Morbihan, la friche de Port Jeanne-d’Arc
Il s'agit des ruines, depuis longtemps abandonnées, de la station baleinière de Port Jeanned'Arc. Le visiteur a sous les yeux des restes où dominent des ferrailles, sans cesse agitées par
le vent, et que la pluie a recouvertes de rouille, donnant une teinte brun-rouge à l'ensemble ;
on distingue aussi des restes de bâtiments de bois, aux trois quarts abattus, ainsi qu'un
amoncellement de planches et de poutres qui ajoutent une note gris clair. Le vent qui dessèche
tout a conservé les bois et évité qu'ils ne pourrissent. L'usine avait été installée au fond du
golfe, dans un site protégé des tempêtes par l'île Longue, sur une plage facile d'accès, à
proximité d’un ruisseau d'eau douce, dans un isolement complet, à 4 heures de bateau de la
base actuelle de Port-aux-Français.
4. Vue aérienne oblique de « P.J.D.A. ».
Après leur découverte, les Kerguelen ont été négligées par la France jusqu'à la mission
de l'aviso Eure en 1893, qui marque la reprise de possession officielle. Cette année-là, les
frères Bossière du Havre, fils du dernier armateur baleinier français3, obtiennent du
gouvernement français4 la concession des îles Kerguelen, pour 50 ans5. Ils souhaitent d’abord
y développer l'élevage du mouton, mais décident, après l'échec du projet, d’y implanter une
usine baleinière moderne6. En 1906, les Bossière font appel au savoir-faire et aux capitaux des
Norvégiens (Aktiselskab Kerguelen), qui débarquent avec une station préfabriquée, des
machines, des menuisiers, des forgerons et autres artisans.
5
En trois mois, 300 Norvégiens édifient l’usine qui a nécessité 460 t de sapin du Nord et 2
500 t d'acier. Dès la fin de l’année l’usine fonctionne : elle tourne 12 mois sur 12, employant
une centaine d'ouvriers et de cadres norvégiens ; l’huile doit-être expédiée en Europe, les
engrais en Afrique du sud7. Une telle rapidité s’explique par l’existence préalable d’un plan
type, qui aurait servi à l’édification ultérieure de 7 à 8 unités8.
Au centre le grand hangar de bois utilisé pour le stockage de l’huile. À gauche, un « slip »,
c'est-à-dire un plan incliné parqueté s'avançant dans la mer, en haut duquel on distingue
d'énormes treuils, pour hisser à terre les baleines rapportées par les navires chasseurs.
3
Le père, Émile Toussaint (1826-1925) est l'un des principaux armateurs havrais de 1860 à 1880. Ses fils reprennent le
flambeau. René Marie Émile (1857-1941) après un double bac de lettres et de sciences, fait des études de droit, publie de
nombreux écrits ; il se rend en Amérique du Sud où il séjourne quelques années comme fondé de pouvoir de la compagnie
maritime pacifique ; de 1882 à 1886, il est le chef de la maison Bossière frères et compagnie qui exploite une ligne de
vapeurs du Havre jusqu'au Canada. Au début des années 1890, il s'intéresse aux îles Kerguelen, et commence à accumuler de
la documentation. Son frère cadet Henry Émile (1859-1941) célibataire, s'intéresse aux terres australes, travaille dans le
négoce de matériel naval, publie un journal le Courrier maritime français.
4
Le droit français stipule que toute installation d'un établissement de pêche sur le rivage doit faire l'objet d'une autorisation
publique.
5
La concession est probablement la plus vaste de l'empire colonial français, avec une validité de 50 ans, alors que les
concessionnaires du Congo ne reçoivent le monopole que pour 30 ans.
6
Pour l’histoire compliquée de la mise en valeur de l’île et de l’implantation de la station, voir Patrick M. Arnaud, J. Beurois,
Les armateurs du rêve. Les concessions Bossière et les sociétés françaises d’exploitation des îles Australes de l’océan Indien
(1893-1939), Imp. Bonnet, Marseille, 1996, 116 p. Voir aussi Pierre Couesnon et André Guyader, Histoire postale des Terres
Australes et Antarctiques Françaises. Des origines à 1955, à compte d’auteur, 1999, 338 p., et Pierre Couesnon, Histoire
postale des îles Kerguelen 1772-1945, Rennes, Bertrand Sinais Editeur, 1999.
7
Patrick M. Arnaud, J. Beurois, Les armateurs du rêve. Les concessions Bossière et les sociétés françaises d’exploitation des
îles Australes de l’océan Indien (1893-1939), op. cit.
8
Selon les spécialistes norvégiens, il n’est pas impossible que Port Jeanne-d’Arc soit le seul représentant encore existant de
ce type.
5. Les grands hangars de bois. 1910
6
La plage n’offrant pas de pente assez forte ni l’accès à des eaux libres, il est décidé de
construire un wharf, sur des chevalets de bois, le long duquel s’amarreront les navires. Long
de 130 m, il porte deux voies Decauville pour le transit des produits. Au fond, un édifice au
toit percé de trois cheminées abrite les trois générateurs à charbon qui produisent la vapeur ; à
droite, les cuves de stockage circulaires aux toitures coniques, d'un diamètre de 10 m et d'une
hauteur de 5 m chacune.
6. Le wharf, les cuves, les chaudières. 1910
7
Quatre navires à vapeur norvégiens étaient employés par Port Jeanne-d’Arc : l'Etoile – ici
tirée à terre, pour des travaux de colmatage ou de peinture, avec à la proue le canon lanceharpon9 –, l'Espoir amarré au ponton, l'Eclair et le Jeanne-d'Arc au mouillage, abrités par le
relief tourmenté de l'île Longue.
7. La flottille de pêche norvégienne de Port Jeanne-d’Arc. 1910
9
C’est dans la seconde moitié du XIXe siècle que la chasse à la baleine devient une industrie meurtrière, notamment du fait
de l’invention du canon lance-harpon en 1864 par le capitaine norvégien Svend Føyn.
8
« L'établissement norvégien utilise jusqu'aux moindres parties du corps des baleines : la
graisse sert à faire ces huiles si recherchées aujourd'hui par la parfumerie, la peau est tannée et
donne des prélarts, les os sont brûlés et forment de l'engrais », écrit en 1911 Rallier du Baty10.
Les ouvriers norvégiens se chargent de la découpe de l'animal en séparant les os, la viande, le
lard. Les os sont réduits en poudre grâce à deux fours de torréfaction ; le lard, découpé en
lamelles, est fondu à la vapeur dans les autoclaves.
8. Baleine en voie de découpage. 1910
La station baleinière est la plus moderne de son époque. Pourtant, dès 1909, elle est en
difficulté : mal située, les baleines ne fréquentent pas ses eaux ; lors de la première campagne
de 1908-1909, les Norvégiens ne pêchent que 232 baleines11. En 1910, leur nombre tombe à
86, et dès 1911, la chasse cesse d'être rentable ; au total, 442 baleines ont été tuées,
fournissant 13 760 barils d’huile. Devant le manque de baleines, les Norvégiens les
remplacent peu à peu par des éléphants de mer, qui produisent, en 1911, 10 680 barils, mais
dès 1912 la quantité tombe à 6480 barils12. En 1914, la station est évacuée à cause de la
guerre. L’exploitation ne reprend qu'en 1920, par une société basée au Cap, la société Irwin
and Johnson, mêlant des intérêts norvégiens, sud-africains et anglais, qui se substituent aux
Norvégiens dans un accord signé avec les Bossière le 31 janvier 1921. L'usine remise en état
recommence l'exploitation avec cinq navires, mais la raréfaction des baleines et la
concurrence des navires usine amènent en 1929 les baleiniers à la quitter, laissant en bon
ordre outillage et machines13, au moment où un drame disqualifie définitivement les terres
australes14.
Si pendant, quelques décennies, l’usine abandonnée semble avoir bien résisté, la
Deuxième Guerre mondiale lui est fatale. Aux dégradations des éléments s’ajoute le pillage
des Français, qui vont jusqu'à démonter les fenêtres pour équiper la station de Port Couvreux
10
« Kerguelen et Tristan d'Acunha », conférence de M. Rallier du Baty, Bulletin de la Société de géographie de Lyon, 1911,
p. 122-132. La graisse de baleine, fondue, donne des huiles utilisées pour le chauffage ou l’éclairage des villes, et d’autres
servant à lubrifier des machines travaillant à grande vitesse et des mécanismes de haute précision ; flexible et résistant le
fanon de baleine sert, jusque dans années 1930, à la fabrication d’objets quotidien, des corsets et parapluies ; le spermaceti est
recherché pour sa pureté dans la fabrication de bougies ou de produits cosmétiques, ainsi que l’ambre gris.
11
La technique norvégienne de la chasse à la baleine est décrite par Raymond Rallier du Baty, qui assiste à l'une d’elles :
Raymond Rallier du Baty, Aventures au Kerguelen, Rennes, Editions maritimes et d'outre-mer, 2000, 247 p., p. 211-212.
12
Les Norvégiens jouissent d’une autonomie totale : « Cette exploitation est autonome en ce sens qu’elle travaille de la
manière qui lui convient sans que nous ayons rien à y voir », souligne René Bossière (CAOM : Instruction des frères Bossière
délivrée à Pierre Decouz le 22 décembre 1911).
13
Tony Franck Bonnaud, L’expression de la souveraineté française dans les terres australes et antarctiques françaises de
1893 à 2007, mémoire de Mastère histoire, 2007, Université de La Réunion, sous la direction du professeur Yvan Combeau,
257 p.
14
A Saint-Paul, quatre des sept colons volontaires pour entretenir la conserverie de langoustes dans l’intersaison meurent du
scorbut. Lors de la campagne suivante, quarante-quatre Malgaches du contingent de travailleurs débarqué sur l’île meurent
d’une épidémie foudroyante de béri-béri. L’Austral évacue en avril 1931 la pêcherie qui est définitivement abandonnée. Les
Bossière sont déshonorés et ruinés.
et les plaques de cuivre des machines en souvenir, puis des Allemands. En 1941, l’équipage
du corsaire allemand Komet qui s’abrite à Port Jeanne-d'Arc pour changer de camouflage
emporte des tubes d'acier étamé, des vannes, des câbles, de la peinture, de l'essence et 150 t
d'anthracite déposées pour alimenter les générateurs : des inscriptions en allemand signent
leur forfait15.
9
Aujourd'hui, après 80 ans d’abandon, la station de Port Jeanne-d'Arc est en passe de
renaître16.
9. Port Jeanne-d’Arc au début du XXIe siècle
En effet, les TAAF mesurent l’intérêt de protéger cette unique station baleinière du
territoire français et dernière de ce type. En outre la baleine est devenue un animal
emblématique du gaspillage des ressources halieutiques et du massacre du vivant. La
moyenne annuelle d'animaux abattus, faible avant 1880, s'élève à 1 500 vers 1890, à 10 000
après 1910 et jusqu'à 50 000 dans les années 1920 : les baleines sont en voie de disparition.
Au début des années 1930, les pays qui s’adonnent à la chasse à la baleine prennent
conscience de la nécessité d’une régulation de la chasse. Une Commission Baleinière
Internationale est créée en 1946 (CBI) et un moratoire signé en 1982. Ce moratoire est encore
en vigueur aujourd’hui, malgré des oppositions entre les pays membres, (88 en 2009), dont
quelques-uns pratiquent encore la chasse : depuis 1987 (Antarctique) puis 1994 (Pacifique
nord) le Japon s'est engagé dans un programme de recherche scientifique controversé sur les
cétacés17 ; depuis 1993, la Norvège a repris la chasse commerciale. Les Inuits et quelques
populations côtières de l'Alaska, de la Sibérie, du Canada ou des Caraïbes pratiquent toujours
de leur côté une chasse aborigène de subsistance.
Au-delà de la dimension écologique, l’exemple de la baleine cristallise la réflexion
posthumaniste portée en France par la philosophe Elisabeth de Fontenay qui s'interroge sur les
15
Le corsaire allemand Komet, capitaine Eyssen, arrive aux Kerguelen le 06 mars 1941. Le Pinguin, capitaine Krüder, le
bateau ravitailleur Alstertot et un baleinier capturé en Géorgie du Sud, l’Adjutant, se rendent également sur ordre aux
Kerguelen. Les quatre navires se retrouvent le 12 mars sur leur lieu de rendez-vous, à 10 milles à l’est des îles. Le lendemain,
en raison du mauvais temps, les navires se réfugient dans le Bras de la Fonderie pour continuer les opérations. Le 14 mars, le
Komet quitte les Kerguelen, suivi le 18 mars par l’Alstertor et le 25 mars par le Pinguin et l’Adjutant, URL
http://www.kerguelen-voyages.com/c/95/p/cf898870b0dc18c61c36ff7ee88e4f40/Kerguelen-bougainville-atlantis-kometalstertor-australia-port-aux-francais.html.
16
Pour une description contemporaine de la station abandonnée, voir J.-P. Kauffmann, L’Arche des Kerguelen. Voyage aux
îles de la Désolation, Paris, Flammarion, 1993, 250 p., p. 130 sqq.
17
Il s’agit des programmes JARPA I puis II, visant à collecter des informations sur la structure des stocks et la biologie des
baleines, dans le but de reprendre à terme la chasse commerciale de façon durable, que le Japon défend au nom de la diversité
culturelle.
rapports entre les hommes et les animaux dans l'histoire et n’hésite pas à mettre en parallèle
les méthodes génocidaires nazies et l'industrie agro-alimentaire18.
La mise en valeur d’un site marqueur d’une identité politique, économique et
culturelle aux limites du monde habité, amène aussi à s’interroger sur « l'usage rentable »
potentiel qui peut en être fait sans que soit dénaturé son rôle essentiel de mémoire – d'un lieu,
d’une activité, d’hommes. Comment un site ultra-périphérique peut-il répondre à des projets
économiques en lien avec le monde actuel ? A l'approche exclusivement conservatrice et «
muséifiante » de ce legs peut-on substituer la mise en place d’un élément d’un « tourisme
d’alerte », symbole fort, mémorialisant – à travers une identité territoriale – une activité
prédatrice en voie d’extinction, jouant ainsi un rôle de passerelle vers le XXIe siècle ?
Ce riche contexte éclaire l’intérêt de la préservation de la station isolée de Port Jeanned’Arc. Or la fin de vie de l’usine s’est faite, comme souvent, dans des conditions de désordre
et de dispersion des archives et de sa culture. Les mémoires notariales pas plus que celles des
aménageurs privés ne sont ici assez puissantes ni disponibles pour faciliter la transmission des
caractéristiques techniques et ergonomiques attachées au site préservé.
En 1993, est créée la mission du patrimoine des TAAF. L’année suivante, les TAAF
missionnent l'archéologue Jean-François Le Mouël19 pour dresser les plans de l'usine : des
techniques mises au point dans l'Arctique permettent, grâce à un théodolite à laser des levers
rapides et le traitement des données in situ, en temps réel. L’archéologue prend également en
compte la mémoire des Anciens en structurant en base de données les photos qu'ils avaient
prises, et que les ordinateurs embarqués permettent de consulter quotidiennement20.
10
Le plan montre une station installée sur 6 ha, et comptant une vingtaine de bâtiments.
10. Plan de Port Jeanne-d’Arc. Xavier Le Terrier
À l'est se trouve la zone usinière, avec les cuves de stockage, les chaudières, des autoclaves et
les hangars. Au nord, la zone technique ou portuaire est constituée de l'atelier mécanique, du
wharf et d'une double voie Decauville reliant l'usine au wharf. À l'ouest, la zone de vie
18
Enseignante-chercheure à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Sa réflexion culmine avec la parution de son ouvrage
Le Silence des bêtes (Fayard, 1998), qui repose la question de ce qu'est le « propre de l'homme » et remet en cause l'idée
d'une différence arrêtée entre l'homme et l'animal. Elle est actuellement présidente de la « Commission Enseignement de la
Shoah » de la Fondation pour la mémoire de la Shoah.
19
Archéologue au CNRS, il a procédé à l'inventaire du patrimoine archéologique des îles Kerguelen, Crozet, Saint-Paul et
Amsterdam.
20
Les Anciens de l’AMAPOF (Amicale des Anciens des Missions Polaires Françaises). URL :
http://transpolair.free.fr/sciences/patrimoine_taaf/index.htm.
comprend une porcherie, les logements du personnel, le bureau de l'usine, une cuisine, un
réfectoire, une salle médicale et le cimetière, éléments qui ne sont pas identifiés sur le
schéma. L'approvisionnement en eau douce est assuré par des centaines de mètres de
canalisations souterraines reliant le torrent de la ravine du Charbon aux différents bâtiments
de la station. Au plus fort de son activité, la station emploie à peu près 140 personnes.
11
La décision est prise de sauver au moins un élément représentatif de chaque étape du
traitement des cétacés. L’urgence commande de s’occuper en priorité des structures de bois,
dont quatre éléments restent plus ou moins debout21. Pendant l'été austral 2000/2001, après
reconnaissance du site, une équipe entreprend un travail de nettoyage des déchets « nonhistoriques » accumulés au cours des 50 années précédentes. À l'arrivée du Marion Dufresne,
les détritus sont évacués par l'hélicoptère du navire qui débarque des cales les éléments
nécessaires à la reconstitution. Pendant six mois, l’équipe restaure les bâtiments symboles de
l'autarcie des baleiniers : la porcherie et l'atelier de mécanique. Après avoir repéré sur un plan,
numéroté et évacué les éléments mobiliers, les tôles du toit sont à leur tour démontées ainsi
que le bardage pour retrouver l'ossature du bâtiment, démontée à son tour. Les éléments sont
envoyés à la menuiserie de Port-aux-Français où ils sont nettoyés, restaurés, remis sur épure.
11. Démontage de l’atelier
Le plancher une fois retiré, un travail de fouilles a livré de petits objets dont certains
ont été acheminés pour traitement au laboratoire du CNRS à Draguignan. Les trouvailles
montrent que tout avait été prévu, jusqu'à une cordonnerie, pour que la station puisse vivre en
autarcie. Les gonds des huisseries, les crochets de fenêtre appartiennent au style norvégien
« Sen Empire » ou « Empire tardif », encore en vogue en Norvège au début du XXe siècle.
Puis sur l'ossature d'origine conservée à 95 %, on a remonté un bardage neuf, avec un bois
identique à l’original. Grâce à des échantillons de peintures prélevés par les archéologues en
1998, une entreprise fournisseur des Monuments Historiques norvégiens a pu reconstituer la
peinture d'origine, composée de cuivre qui donnera une couleur rouille.
12
L'atelier restauré à l’identique dans le style scandinave montre des fenêtres et huisseries
blanches, élément architectural typiquement norvégien.
21
S1, S2 (maison du docteur), porcherie (S7), atelier de mécanique (S8).
12. Atelier restauré à l’original
En 2003, le bâtiment S1 subit un lifting qui permet de l’utiliser comme lieu d’hébergement
par les scientifiques de Port-aux-Français ou les touristes. En 2007 on commence le difficile
sauvetage du bâtiment S8, doté d’un très beau four de boulanger, mais menacé d’écroulement
par les eaux de ruissellement.
La mission qui débute aujourd’hui a pour but le sauvetage raisonné de l’usine
proprement dite. Il s’agit de comprendre le fonctionnement peu connu de l'usine baleinière : la
bibliographie française ne compte aucun titre descriptif ou explicatif, les ouvrages
documentaires sont rédigés en norvégien, comme les archives de la station, dont on pense
qu'elles se trouveraient en Afrique du Sud.
13
Un travail de numérisation des objets archéologiques apparents a été réalisé d'après des
relevés laser.
13. Numérisation du site
Il en est sorti un court métrage22 qui illustre diverses phases de la numérisation du site :
nuages de points ; acquisition et maillage ; texturation ; rendu d'aspect par application de
photos sur une texture. Des documents plus complets seront produits par la suite.
Au-delà, il reste à connaître précisément le fonctionnement des machines ; à
reconstituer les points de desserte du petit train ; à découvrir, par la fouille, l'endroit où l'on
fabriquait les pièces de rechange, voire d'autres implantations ; enfin à reconstituer le réseau
22
URL : http://www.dailymotion.com/video/xkzvr2_numerisation-3d-de-port-jeanne-d-arc-sur-kerguelen_tech, de J. Rebière
et N. Moreigneaux.
des nombreuses canalisations souterraines qui articulaient les unités entre elles : celles qui
reliaient la ravine du Charbon à la station ; celles qui conduisaient l’huile aux cuves de
raffinement puis aux cuves de stockage ; celles qui servaient à pulser cette huile vers le
navire.
14
Pour finir, Jean-François Le Mouël souhaite créer un écomusée racontant l'histoire, le
fonctionnement de la station baleinière, et le mode de vie des occupants. Ce travail de
conservation et de restauration apportera une plus-value touristique.
14. Représentation philatélique du futur écomusée ( ?)
Depuis 1994 en effet, l'administration des TAAF ouvre les îles australes au tourisme.
La majorité des touristes embarque à partir de La Réunion à bord du Marion Dufresne2 pour
sa rotation à Crozet, Kerguelen et Amsterdam23. Lancé en 1995, ce navire de 120 m de long,
avec un équipage de 44 membres, réserve 15 places aux touristes. Le voyage dure 28 jours
dont 12 à 14 jours de mer pour 9 000 km parcourus24.
15/16. Bibliothèque, salle de projection du Marion Dufresne
23
Propriété des Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF) et armé par la CMA CGM, le Marion Dufresne 2 est un
navire polyvalent qui a deux fonctions principales : c'est un navire ravitailleur des îles australes, distantes d'environ 3 000 km
de l'Ile de La Réunion, son port d'attache ; c'est aussi un navire de recherches océanographiques dans les domaines les plus
variés des sciences marines (géophysique, paléoclimatologie, sédimentologie, biologie, hydrodynamique, etc.).
24
Des accès par bateaux privés sont possibles mais fortement réglementés. Il est nécessaire d'obtenir une autorisation du
préfet des TAAF pour pouvoir y mouiller ou y accoster. Certaines zones protégées sont interdites d'accès à l'exception des
missions scientifiques. Les étrangers ont besoin d'un visa.
15/16
Le navire possède entre autres une salle à manger, un forum de 130 personnes environ
avec bar, une salle vidéo/conférence, une salle de sport, une bibliothèque, un hôpital équipé
avec salle d’opération et pharmacie. Les passagers touristes ont la possibilité de voyager en
cabine individuelle ou en cabine double partagée (selon la place disponible).
17
Le tourisme est un tourisme « guidé » présenté dans une brochure éditée par les TAAF25.
17. Brochure touristique éditée par les TAAF
Les TAAF recrutent un ancien hivernant qui accompagne chaque groupe de touristes
pendant toute la durée de la rotation. Il organise durant le séjour à bord des conférences.
Lorsque les touristes descendent à terre, exclusivement au moyen de l'hélicoptère avant de
revenir dormir sur le bateau le soir, le guide explique les caractéristiques de l’environnement
et veille à ce qu’il demeure intact. À Kerguelen, où une nuit en refuge peut être organisée,
différents sites, remarquables pour leur patrimoine biologique ou historique, sont susceptibles
d’être visités. On n'exclut pas à terme de construire un petit hôtel pour 40-50 personnes,
comme sur l'île Ascension. La visite de la station baleinière complètera celle de
l’environnement naturel, lorsque l’on aura répondu aux questions : comment transformer le
site industriel, qui attire peu le public, en un objet patrimonial attractif ? Comment le
montrer ? Comment l'intégrer dans l'offre touristique ?
On peut s’interroger sur la pertinence d’élargir l’offre touristique en milieu préservé26.
A priori, du point de vue de la biodiversité, l’augmentation du nombre de visiteurs annuels ne
va pas dans le sens d’une diminution des introductions involontaires, ni de la préservation des
habitats naturels27. On peut craindre aussi l'accumulation de déchets non biodégradables,
comme les plastiques. Cependant, les observations menées entre 1965 et 1996, date de
l'arrivée des premiers touristes, ont montré l'accumulation pendant cette période de déchets, et
la disparition d'importantes colonies d'oiseaux, imputables aux hivernants et non aux touristes.
Mais les quelques heures qu’une poignée de touristes passent à terre peuvent-elles créer de
25
URL : http://carnetsaustrals.viabloga.com/news/brochure-vers-les-iles-australes.
La Réserve naturelle nationale des Terres australes françaises est une réserve naturelle nationale française protégeant
l'ensemble des territoires terrestres et une partie de l'espace marin des trois districts sub-antarctiques des Terres australes et
antarctiques françaises : Crozet, les Kerguelen et Saint-Paul-et-Amsterdam. Créée en octobre 2006, elle protège 700 000
hectares sur terre et 1 570 000 hectares en mer, pour une superficie totale de 2 270 000 hectares. C’est de très loin la plus
grande réserve naturelle de France.
27
URL : http://www.uicn.fr/IMG/pdf/10_UICN_2003_Biodiv_OM_-_TAAF.pdf
26
gros dégâts, depuis l’adoption du protocole de Madrid de 1991 auquel se conforment
l’administration et les rares voyagistes agréés (IAATO) ?
Pour garantir une faible fréquentation, des tarifs élevés ont été conservés28 : le prix du
circuit varie entre 7 500 et 15 000 €, à quoi s’ajoute le coût du trajet aérien Europe-Réunion ;
cela ménage des rentrées financières utiles aux organismes de recherche (le chiffre d’affaires
est évalué à 400 000 € par an29), tout en maintenant une sensibilisation publique à
l'Antarctique et à son environnement. L’activité touristique trouve enfin un écho dans
l’intégration culturelle des Terres Australes : les TAAF et la DAC OI lancent un appel à
candidature pour une résidence de création dans les îles Kerguelen, « Atelier des ailleurs »,
qui s'adresse à deux artistes, poètes, écrivains, musiciens, plasticiens et autres, entre janvier et
mars 201230.
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La mémoire industrielle est généralement courte, et les tendances à la délocalisation et
à la réduction des effectifs l’abrègent encore et la fragmentent. L’étude, la restauration et
l’exploitation touristique partielle de Port Jeanne-d’Arc, témoigneront de l’extension de
l’aventure industrielle et informeront les générations des risques industriels et écologiques que
nous avons courus et des situations que nous léguons. La pratique d’un tourisme encadré peut
faire de l’Antarctique un laboratoire où définir une forme nouvelle de tourisme responsable.
28
Anne Choquet, « Faut-il réglementer le tourisme en Antarctique », Rapport annuel sur l’état de l’environnement dans les
TAAF. Crozet, Kerguelen, Saint-Paul et Amsterdam, Terre Adélie. Août 2003-juillet 2004, p. 22-26.
29
URL : http://www.ccomptes.fr/fr/CC/documents/RPA/TerresAustralesAntarctiques.pdf.
30
URL : http://www.culture.gouv.fr/mcc/Le-ministere-en-region/Actualites-en-region/Residence-de-creation-aux-ilesKerguelen.