Le taureau est un symbole de virilité.
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Le taureau est un symbole de virilité.
« Le taureau est un symbole de virilité. » On se met à causer des copulations d’Hugo : C’est un taureau, dit l’un. À moi, dit Gautier, M me Hugo m’a dit qu’en amour, c’était une vierge. Goncourt, J o u r n a l, 1863 Après avoir épousé en secondes noces Ge r m a i n e de Foix, le roi Fe rdinand le Catholique se faisait s o u vent servir, en guise de repas, des testicules de t a u reau apprêtés à différentes sauces. Mais la re c e t t e n’est pas infaillible, l’héritier tant attendu ne vint pas et la couronne de Castille passa à Charles de Ga n d , le futur Charles Qu i n t … La figure du taureau est universellement liée à celle de puissance sexuelle. Il suffit de puiser dans ses s o u venirs scolaires pour y tro u ver le mythe de Pasiphaé ou celui de Zeus enlevant Eu rope. Des considérations plus érudites dans le domaine des langues indo-européennes le confirment. C’est ainsi que bull en anglais et phallos en grec ont la même étymologie : ces deux mots viennent d’un radical bhel-, signifiant tout ce qui peut enfler ou gonfler. En dérive aussi une série de vocables dont on laisse au lecteur curieux le soin de tro u ver la cohére n c e : souffle, inflation, déflation, bulle, balle, bol, emballer, déballer, budget, b o u l e va rd, flageolet, folie et (bien sûr)… foutre. Et p o u rtant, si l’on remonte plus loin dans le passé, on constate une curieuse absence : celle des attributs sexuels du mâle dans les peintures rupestres re p r é s e ntant des taureaux. Tout y est, la forme du corps et celle 73 de la tête, la corpulence et les cornes, mais pas d’ o r g anes génitaux. C’est bien plus tard qu’on tro u ve des images ithyphalliques de l’animal. Le prestige sexuel du taureau n’est pas antérieur au néolithique. Moins paradoxalement qu’il ne semble, ce symbolisme est dû au processus de domestication. Car dans le cas des bovidés, il a impliqué la castration de la quasi-totalité des mâles. Il en résulte automatiquement une concentration de la puissance génésique dans les quelques individus conservés entiers aux fins de re p roduction. Et il faut dire que ces taureaux re p roducteurs ne faiblissent guère à la tâche… Les chasseurs du paléolithique n’ a vaient aucune raison de s’ i n t é resser aux attributs génitaux de ces bêtes. Il s étaient séduits par la quantité de viande et soucieux du danger des cornes. Les éleveurs et les paysans du néolithique, eux, semblent avoir été fascinés par l’intarissable appétit des mâles pour « la besogne ». Vigueur virile qui a été ensuite transférée aux taureaux paissant encore en liberté dans des troupeaux sauvages. C’est ainsi que la virilité emblématique du taureau de combat repose sur la castration de ses cousins moins fort u n é s . Bien avant l’apparition de la corrida moderne, ce symbolisme sexuel du taureau apparaît dans les contes et les légendes, l’iconographie et les rites. Ál va rez de Miranda a rassemblé l’essentiel de ces témoignages dans le domaine hispanique. Il existe ainsi plusieurs versions du conte de l’Au r i c o rn e, le « t a u reau aux cornes d’ o r ». Déguisée en homme suite à dive r s e s péripéties, une jeune fille est donnée en mariage à… une autre jeune fille. Sur le point d’ ê t re démasquée, elle est sauvée par un taureau aux cornes d’or qui la transforme en beau jeune homme. Et ils eurent beaucoup d’enfants… Une version mexicaine est encore plus explicite : c’est en « toréant » l’animal magique 74 que la damoiselle est l’objet de cette heureuse métamorphose. On peut aussi citer la mésave n t u re de l’évêque At a u l f o. Faussement accusé de sodomie, il est condamné à être mis en pièces par un taureau sauvage. Mais voilà que l’animal vient gentiment déposer ses cornes entre les mains de l’évêque, attestant ainsi de sa virilité. Dans un cas comme dans l’ a u t re, le contact avec le taureau suffit pour transmettre la vigueur masculine (ou pour en prouver l’existence chez l’évêque injustement mis en cause). Mais toutes les femmes ne souhaitent pas, comme l’imprudente h é roïne de l’Auricorn e, un changement de sexe. La plupart se contentent, plus modestement, d’un époux capable de les engrosser. C’est pourquoi les dévo t e s stériles de No t re - Dame de Nuria ou de la Vierge de la Gl e va adressent leurs suppliques à une figure de Marie représentée en compagnie d’un taure a u : puisse la vertu fécondante de l’animal rehausser la va i l l a n c e des conjoints défaillants ! Mais c’est autour du rite du « t a u reau nuptial », attesté en Espagne depuis le XIIIe siècle, que se c o n c e n t rent tous ces éléments épars dans le folklore . Commanditées par le roi Alphonse X le Sage, les Cantigas de Santa María contiennent de magnifiques enluminures représentant un affrontement rituel e n t re le fiancé et le taureau. Aidé par un groupe de jeunes collaborateurs, le futur époux reçoit les assauts de l’animal dans sa cape et lui plante sur l’échine armes de jet et bâtons pointus. Un siècle plus tard, sur une peinture à la détrempe du monastère de Silos, on peut même voir la fiancée planter elle-même une banderille sur le taureau qu’on a fini par attacher à la grille de sa fenêtre. Des scènes analogues se re t ro u vent dans le théâtre de Lope de Vega, en particulier dans la pièce Peribáñez y el Comendador de Oc a ñ a, récemment entrée au répert o i re de la Comédie-Française 75 sous le titre Pe d ro et le Commandeur. Le rideau se lève sur une fête en milieu champêtre : tout le village est réuni pour les noces de Pe d ro et de Casilda. Un « t o ro enmaromado » (attaché à un piquet par une corde plus ou moins longue) doit être combattu par Pe d ro. Ma i s un noble à cheval joue les trouble-fête : sa monture se p rend les pattes dans la corde, le cavalier est désarçonné et perd connaissance. Il est soigné par la jeune épouse et à peine re p rend-il connaissance qu’il e n t re p rend de séduire la belle Casilda. C’est ainsi que naît entre le paysan et le commandeur une sourd e r i valité dont le dénouement impliquera la mise à mort du second par le premier : l’honneur est lavé dans le sang comme il se doit et, malgré la différence de statut social, le pardon royal sanctionne le droit du paysan à punir le coupable. Nous sommes au théâtre , bien sûr, et il est peu probable que dans la réalité, Pedro s’en tire à si bon compte. Mais c’est la scène du taureau nuptial qui ici nous intéresse, dans la mesure où elle est ancrée dans des pratiques de toute évidence f a m i l i è res au public de la c o m e d i a, au même titre que les chansons, les danses ou les proverbes qui émaillent la plupart des pièces de l’auteur. Plus tard encore, au XIXe, le même rite est attesté dans la région de Plasencia en Ex t r é m a d u re. Et il se poursuit, sous une forme néanmoins très différente, dans certains pays d’Amérique latine, en particulier en Colombie : il a r r i ve qu’un riche pro p r i é t a i re organise une corrida sur ses terres pour célébrer le mariage de sa fille. Le sens primitif du rite s’estompe alors dans un effet d’après-coup, comme si la corrida moderne faisait retour sur des tauromachies antérieures pour en i l l u s t rer un sens aujourd’hui disparu. Car dans le « taureau nuptial », c’est le mari lui-même qui deva i t a f f ronter l’animal – un seul animal, bien sûr, et non pas les six taureaux proposés aux trois matadors du 76 spectacle actuel. C’est maintenant par procuration, et grâce à l’argent de son beau-père, que l’époux tire un bénéfice magique d’un combat dont il n’assume pas les risques. Un ancien rite d’initiation devient ainsi le f a i re - valoir d’une hiérarchie sociale : il s’agit simplement de donner à une fête de mariage un éclat s u p p l é m e n t a i re que seuls les plus riches peuvent se permettre. Tous ces exemples associent mariage et tauro m achie suivant une logique d’ o rd re rituel : le sang ve r s é de l’animal est censé transmettre au mari la forc e génésique qui pourrait lui faire défaut au moment d é c i s i f. Mais un tel schéma n’implique pas une mise à mort sacrificielle. Coups de lance et banderilles suffisent à faire couler le précieux liquide garantissant la fertilité du couple. Rien ne dit d’ailleurs que le taureau devait être immolé. Il semble bien au c o n t r a i re, d’après divers documents d’ a rc h i ves, que le t a u reau n’était tué que dans des circonstances exc e ptionnelles : lorsque, réussissant à se libérer de la c o rde qui limitait ses déplacements, il devenait un danger pour la foule. On voit encore dans cert a i n s villages ces combats assez brouillons avec la bête, qui sont aussi une compétition entre hommes pour le prix de virilité. Et il arrive parfois, lorsque la télévision n’est pas là, que le vainqueur du jour brandisse en trophée les parties nobles de l’animal… Il s’ a g i t assurément d’une forme de tauromachie. Mais il ne s’agit pas d’une corrida. 77 La corrida et la différence des sexes Dans un article intitulé « Le sacrifice du taureau » (L e temps de la réflexion, n° 5, 1984), l’ethnologue Julian PittRivers a proposé une interprétation originale de la corrida en termes d’échange de valeurs sexuelles entre l’homme et l’animal. Mais en faisant circuler le masculin et le féminin entre les deux adversaires, l’auteur évacue les devenirs au profit de la métamorphose. La différence des sexes et l’opposition entre l’humanité et l’animalité sont conçues comme des données immuables qu’on se contente de faire passer telles quelles entre des acteurs eux-mêmes figés dans leur être : le torero ne peut alors que parodier la danseuse puis le macho, de même que le taureau ne peut qu’offrir les images les plus convenues d’une virilité agressive puis d’une féminité soumise. Non exempte d’un certain « machisme », cette fixité des rôles sexuels interdirait aux femmes de devenir toreras. « Devenir n’est jamais imiter », insiste Deleuze. Refusant le système de la mimésis, la corrida accède à une féminité qui subvertit l’opposition du masculin et du féminin, à une animalité qui conjure le divorce entre raison humaine et instinct animal. Car il y a une féminité essentielle qui jouxte l’animalité et qui est sous-jacente à la distribution des rôles sexuels : un féminin qui, selon l’analyse de Baudrillard, ne s’oppose pas au masculin mais le séduit. C’est ainsi qu’agit le torero dans l’arène. Contrairement aux anciennes tauromachies, qui confrontaient l’homme et la bête dans un duel sans merci, la corrida se contente de détourner (se-ducere en latin) la charge du taureau pour la convertir en œuvre d’art. Aucun érotisme n’est concevable sans cette dimension esthétique du sexe. C’est pourquoi tous les combats et tous les rites qui faisaient autrefois intervenir des taureaux étaient totalement dépourvus d’érotisme, même quand ils faisaient de l’animal un emblème de virilité. La tauromachie s’est chargée d’érotisme quand elle est devenue corrida. 78