le vent se lève en janvier - LIMAG Littératures du Maghreb
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le vent se lève en janvier - LIMAG Littératures du Maghreb
[email protected] LE VENT SE LÈVE EN JANVIER Pages secrètes de la révolution tunisienne - Journal - (Parution du livre, à Tunis et probablement en Suisse, ou en France, prévue pour octobre 2011) 1 DU MÊME AUTEUR - Le corps humain dans les contes et nouvelles de Guy de Maupassant, Tunis, Publications de la Faculté de Manouba, 1992. (Essai, 350 p.). -Le Récit, de l’œuvre à l’extrait, Sfax, Birùni, 1994. (Essai, 250 p.). -Sur l’histoire littéraire française, Tunis, Sahar, 1995. (Essai, 150 p.). -Tirza, Gallimard (Joëlle Losfeld) et Cérès, 1996. (Roman, 145 p.). -Le Romanesque hybride I, Tunis, Sahar, 1996. (Essai, 100 p). -Le Romanesque hybride II, Tunis, Sahar, 1998. (Essai, 150 p.). -Voix barbares, Tunis, Sahar, 1999. (Roman, 160 p.). -Stendhal hybride, Paris, L’Harmattan, 2001. (Essai, 223 p.). -Inchallah le bonheur, Tunis, Sahar, 2004. (Roman, 160 p.). -La Guerre et ses environs, Tunis, Sahar, 2005. (Essai 100 p) -Littératures tunisiennes, Paris, L’Harmattan, 2006. (Essai, 222 p.). -Chemins francophones, Tunis, Sahar, 2006. (Essai, 120 p.) -Erratiques, Tunis, Sahar, 2007. (Roman, 207 p.). -Châteaux, Tunis, Sahar, 2007. (Contes, 120 p.). -Poétique romanesque XIX, Tunis, ENS et Sahar, 2010. (Essai, 205 p.). -Al’Arrabâ (- اﻟﻌﺮاﺑﺔ-), Tunis, Sahar, 2011. (Poésie arabe, 150 p.). -Main de Fatma. Essai sur l’espace francophone tunisien, 2011. (Essai, sous presse, 220 p.). -Le vent se lève en janvier. Pages secrètes de la révolution tunisienne, 2011. (Journal, sous presse, 224 p.). 2 Ali Toumi Abassi LE VENT SE LÈVE EN JANVIER Pages secrètes de la révolution tunisienne - Journal - 2O11 3 4 Avant propos Révolution et vérité Si vous cherchez la vérité…, passez votre chemin, car je ne l’ai pas trouvée, et ménagez votre monture, puisque vous ne la trouverez nulle part. Si vous avez assez de curiosité pour lire une vérité, syncopée et ductile comme est censé nous l’offrir un genre littéraire tel que le journal, descendez de selle un moment, il y a de fortes chances pour que vous trouviez, ici, quelque satisfaction ! L’auteur 5 6 Première partie MOLOCH AUX PIEDS D’ARGILE 7 8 12 janvier 2011 La colère de Janus Janvier s’annonce frisquet, mais bien pluvieux cette année. Le citadin se répand en gentilles jérémiades, sans plus, tandis que l’homme des collines et des plaines se frotte les mains en pensant au blé vert et à l’herbe abondante. D’ailleurs, depuis quelques années déjà, le monde entier pointe un index bien trop laudatif vers la Tunisie et couve une immense sympathie pour ses habitants réputés pour leur hospitalité et leur modération… Dans ce petit pays béni, Dame Baraka semble donc faire des miracles, surtout pendant les vacances, et ameute toujours des fêtards algériens et libyens, des cheikhs émiratis, ou des Juliette, François, Ivanov, Hans et autres amateurs de merveilleuses côtes azurées et d’antiques fantasias…Ils viennent et se dispersent là où la bonté légendaire des Tunisiens avertis et mandatés veut bien les conduire, en bus ou en 4X4 aseptisés et climatisés, avec des vitres fumées, ou sur des selles en coussinets soyeux à dos de dromadaires dociles comme des Pégases. Quand ils repartent chez eux, au bout de plusieurs semaines où ils auront tout vu de l’éden en contournant l’enfer, pour le prix de deux nuitées dans un hôtel à Paris, ou à Genève, ils 9 ont la sensation d’être sevrés et s’en vont mâchouiller leur ébahissement et leur nostalgie jusqu’à l’excursion suivante. Ils ne savent pas qu’en janvier, si le vent peut se lever doucement dans ce pays de cocagne, de cette douceur du makroudh1 et du couscous dégustés autour de belles vasques lumineuses dans les hôtels idylliques de Sousse et ailleurs, ou dans les merveilleuses palmeraies de Tozeur, il peut aussi charrier des tempêtes qu’on ne peut même pas soupçonner ici, et qu’en ce mois, la colère de Janus, dieu éponyme, explose terriblement sans que personne puisse en prévoir les effets. Ils ne savent pas, et beaucoup de Tunisiens, cols blancs rangés, rares affairistes privilégiés par la « haute porte de Carthage », béni-oui-oui hélas repêchés d’une Tunisie archaïque…ne savent pas non plus, ou s’entêtent simplement à ignorer que janvier est le mois qui rechigne, d’année en année, à accueillir les rendez-vous manqués avec l’histoire du pays. Depuis 2004 au moins, l’entêtement de Ben Ali à s’éterniser au poste de président, le favoritisme et l’injustice sociale de plus en plus répandus exaspèrent tout le pays, en particulier les régions intérieures et elles renouent, en effet, avec une tradition millénaire de noble fierté paysanne. Les boucs et les gazelles redressent les cornes dans les oueds et sous les pins. Les enfants de Gafsa, Sidi Bouzid, Kasserine, Siliana, Sfax, Tunis et d’ailleurs ont tellement grandi qu’ils cassent maintenant 1 Gâteau tunisien, généralement à base de semoule grillée, de sucre et de dattes. 10 leurs compas, ardoises, crayons et conspuent les contes sempiternels que les pères s’évertuent à leur raconter, à longueur d’années, dans la misère et le désespoir. Alors, durant les dernières semaines, il y a comme du soufre dans l’air. L’atmosphère plombée rappelle les tristes jours qui ont précédé et suivi les événements sanglants du bassin minier, moins de trois ans auparavant. Mais les gens vaquent à leurs tâches ou à leur inaction de chômeurs, en scrutant le ciel du pays de plus en plus brumeux. Vers onze heures, je quitte mon bureau, à l’ENS, et traverse la Médina en flèche, pour aller partager une collation express avec mon ami Mohamed, au restaurant Le Cap. L’endroit, une espèce de bouge que feu Ali Douâgi aurait mieux décrit, semble plus morose et plus désert que de coutume. À peine y remarque-t-on deux ou trois habitués, comme ce barbon pansu et édenté, toujours entouré de deux ou trois grisettes, (jamais les mêmes), qui ingurgite bière sur bière, tandis qu’elles sirotent nonchalamment des sodas et s’amusent de son débridement et de sa fringale gargantuesque, ou cet autre solitaire débarquant directement des contes de Maupassant, caressant tour à tour sa bouteille de rouge et son crâne, dans la pénombre du coin le plus isolé de la salle. -Salut, vieux… ! Ca va ? -Bonjour, vieux toi-même ! J’allais commencer sans ta Majesté… 11 -Dis-moi, Si2 Mohamed, est-ce que tu sens l’orage comme moi, ou est-ce que je stresse plus que d’habitude ? -Tout à fait, Si Ali, il y a de l’orage… Et si tu veux mon avis, ça sent vraiment le cramé, mais qui vivra verra… ! 2 Particule exprimant le respect, et utilisée même entre amis et camarades, par plaisanterie. 12 Jeudi 13 janvier 2011 « Je vous ai compris » Zine El Abidine Ben Ali a une mine presque contrite et méconnaissable, ce soir à la télé, quand il prononce son troisième (et ultime) discours présidentiel, depuis trois semaines, à l’adresse des Tunisiens. Debout, visiblement en mal de sommeil depuis des jours, et désorienté par le prompteur sur lequel se déroule son texte en dialectal, il joue à quitte ou double, alternant mea culpa, promesses de changement radical et envie de proximité avec le peuple. Personne ne s’y trompe, évidemment. L’homme de la rue constate cette indéniable maladresse gesticulatoire qui est habituelle chez son président, plus accusée aujourd’hui, cette incroyable incompétence dans le maniement du dialecte, au lieu de l’arabe classique qui était de rigueur dans tous ses discours antérieurs, depuis la déclaration du 7 novembre 1987, cette perfide compassion pour les victimes de la répression et cette colère contrefaite envers les « criminels » qui viennent de tirer sur les manifestants (en réalité, ces criminels seraient ses propres ninjas, ou ceux de l’armée). 13 Les téléspectateurs plus avertis relèvent aussi, dans cet inénarrable discours de Ben Ali, l’hypocrisie tout à fait ubuesque des promesses, l’obstination à s’accrocher au pouvoir pour encore…trois ans, et notamment les plagiats des attitudes et du style de Habib Bourguiba et de…Charles de Gaulle. Au premier, celui de l’émeute du pain, (26 janvier 1984), il pompe au moins des allégations du genre : « on m’a trompé » et « je n’ai pas les vertus du soleil pour rayonner sur tout », ainsi que le désir de remédier à la situation avec la tactique de la volte-face, en baissant les prix des denrées alimentaires de base. Au second, il emprunte gauchement la fameuse phrase prononcée devant les Algériens en 1958 : « Je vous ai compris » : « Je vous ai compris. Oui, je vous ai tous compris, le chômeur, le pauvre, le politicien et tous ceux qui souhaitent plus de libertés. Je vous annonce que j’accepte vos revendications légitimes (…) Je voudrai dire que beaucoup de choses ne se sont pas passées comme je le souhaitais, en particulier en ce qui concerne la démocratie et les libertés. On m’a parfois induit en erreur en occultant certains faits. Les auteurs de tels agissements seront poursuivis en justice(…) J’ai une profonde tristesse, très profonde. Plus de violence ! Plus de violence ! J’ai donné mes directives au ministre de l’Intérieur et je les ai réitérées. A présent, j’ordonne d’arrêter de tirer à balles réelles. Cela n’est pas admissible et n’est pas justifiable…» C’en est trop… ! Comment un tyran, qui plus est commande et protège une bande de kleptocrates,* peut-il 14 se réclamer du « père de la nation » et de « l’homme du 18 juin » ! Autant le peuple que les observateurs plus éclairés réalisent : 1- que Ben Ali n’est pas Ben Ali, 2-qu’il est incorrigible et qu’il joue une énième farce, 3- qu’il est acculé et qu’il n’attend, maintenant, qu’un coup de grâce. Le sort de « l’homme du changement historique » et du RCD3 est scellé, ce soir. On entrevoit aussi le sort de tous ses apparatchiks et des nouveaux prétendants à la main de cette autre malheureuse Pénélope qu’est la Tunisie du XXIe siècle. Ironie du destin, Ben Ali tourne donc lui-même une page de notre histoire, sans le savoir ni le vouloir. Les forces vives du pays et notamment les jeunes diplômés, étudiants et éternels chômeurs, comprennent, sans doute, qu’ils doivent reprendre diligemment la main, et commencent, dès ce soir, à en écrire une autre, en maniant ces armes que le dictateur leur avait distribuées comme autant de joujous pour les distraire : appels téléphoniques, SMS, messages et notifications sur Facebook commencent à pleuvoir. 3 Parti du président déchu : Rassemblement Constitutionnel Démo- cratique, qui avait remplacé le parti de Bourguiba : PSD : Parti Socialiste Destourien) , le lendemain du 7 novembre 1987. 15 *« Les câbles secrets de Wikileaks Un nouveau câble de l’ambassade américaine à Tunis, daté du 9 janvier 2006, révélé par Wikileaks, apporte un nouvel éclairage sur les ambitions politiques de l’ex‐ président Ben Ali à vouloir rester au pouvoir jusqu’à sa mort, au moment même où la Tunisie est entrée dans une novelle ère avec la fuite et de la chute de l’ancien raïs. Classé « secret » ce télégramme, rédigé en janvier 2006 par l’ambassadeur US, S.E. William J. Hudson, est une analyse détaillée des mécanismes constitutionnels mis en place par le président Ben Ali, arrivé au pouvoir en novembre 1987, pour s’assurer une présidence à vie. Le document, d’une remarquable actualité, détaille également les différents scénarii auxquels la Tunisie pourrait être confrontée en cas de la maladie, de la chute ou de la mort de Ben Ali. Si les diplomates américains estimaient déjà en 2006, qu’il est peu probable que Ben Ali renonce au pouvoir, qu’il ferait tout pour s’assurer une présidence à vie en dépit de son âge et de sa maladie – un cancer de la prostate ‐, ils n’envisageaient pas une short‐list de ses probables successeurs(...). Régnant d’une main de fer, Ben Ali, sa famille ainsi que sa belle‐famille, celle de sa femme, les Trabelsi, ont mis la Tunisie en coupe réglée. Tant et si bien que les câbles de l’ambassade américaine qualifient le clan présidentiel de quasi‐mafia. D’après le site de La Presse : La presse.tn, 2 fév. 2011 16 Vendredi 14 janvier « Si le peuple un jour…» Le 17 décembre dernier restera marqué dans l’histoire tunisienne à la craie…rouge-sang. Mohamed Bouazizi, ce jeune vendeur ambulant qui s’immola par le feu devant le palais du gouvernorat de Sidi Bouzid, en protestation contre la misère, l’injustice et l’humiliation, ne savait pas que, moins d’un mois plus tard, tout le pays s’embrasera et lui donnera raison, transformant son martyre en révolution, vite couronnée par la chute de Ben Ali. Il ne savait pas que sa rébellion aura l’insigne mérite de confronter tout le pays à son destin. L’incroyable exploit Dès le matin, l’avenue Bourguiba appartient à une foule qui grossit d’heure en heure. Sur place, un jeune étudiant que j’appelle de mon bureau me décrit l’événement. Une heure après, une marée humaine qui s’était donné le mot hier soir, occupe l’avenue, entre Bab Bhar (Port de France), et le ministère de l’Intérieur…Puis tout se 17 précipite et personne ne fait plus attention au temps. C’est la guerre entre des dizaines de milliers de jeunes manifestants pacifistes, forts uniquement de leur ras-le-bol et décidés à en découdre avec le despotisme et des forces de l’ordre, armées jusqu’aux dents, mais pusillanimes et trop peu aguerries. Dans une situation beaucoup moins électrique et moins comminatoire, un 26 janvier 1978, par exemple, l’armée tire, et les nombreuses victimes tombées dissuadent la foule insurgée d’aller plus loin. Non, aujourd’hui, quelque chose d’inouï a lieu. L’avenue n’est plus assez vaste, ni assez longue pour contenir les assaillants du ministère de l’Intérieur, et les gorges ne sont pas assez galvanisées pour dire la détermination d’exorciser la peur, d’affronter le pouvoir mafieux, d’en finir avec la résignation et le défaitisme ataviques. D’autres informations me parviennent des provinces. Sidi Bouzid est en ébullition. Deux citoyens, dont un enseignant universitaire franco-tunisien, Mohamed Bettahar, sont tués par balles, à Douz. Kasserine s’embrase. Des snipers (hommes de Ben Ali, de l’armée ?) tirent et abattent des dizaines de kasserinois. La foule est plus furieuse que jamais ; elle assiège la prison locale dont elle finit par libérer les détenus, avec la bénédiction ambiguë des soldats en faction; elle encercle également de hautes murailles derrière lesquelles se sont retranchées des forces spéciales inidentifiables. L’armée intervient et sauve ces derniers d’un lynchage certain…S’agit-il de soldats manipulés par quelques généraux ? S’agit-il d’une partie de la garde présidentielle répartie sur les grandes villes, et commandée par Ali Sériati, chef de la garde 18 présidentielle, qui aurait manigancé pour semer la terreur et la pagaille partout, et prendre le pouvoir, comme on cueille un fruit trop ramolli et à moitié pourri ? Mais le général est arrêté à temps, à l’aéroport, avec des proches du président. Près de 17h. Des ovations montent en même temps à Tunis, à Kasserine, à Sidi Bouzid, partout, jusque dans les dunes de Tataouine. Un grand cri de triomphe et de soulagement secoue le ciel gris de janvier, car on vient de comprendre que le maître de Carthage n’est plus qu’un Moloch aux pieds d’argile. On ne sait pas encore s’il a démissionné, s’il est arrêté ou s’il s’est donné la mort. Une intuition collective libère donc la joie tant attendue des Tunisiens, quand Canal 7 (rebaptisé le soir même : Télévision nationale), annonce l’imminence d’une information de la plus haute importance. Vers 18 heures, quand Mohamed Ghannouchi, Premier ministre du gouvernement de Ben Ali, entouré du président de la Chambre des députés, Fouâd Mébazâ, et du président de la Chambre des conseillers, Abdallah Kallel, annonce à la télé la vacance du poste de chef de l’Etat et l’application automatique de l’article 56 de la Constitution, en vertu de quoi il « se charge »4 de la Présidence par intérim, il y a dans tout le pays une telle explosion de bonheur qu’on n’en comprend même plus le sens. Mais ce bonheur est rapidement mitigé par la stupéfaction, puis le doute et la méfiance… Il y a peut-être 4 C’est l’expression même de Ghannouchi, ce qui n’est pas conforme à l’article 56 de la Constitution. 19 une complicité entre Ghannouchi, Ben Ali, le RCD et probablement des tiers étrangers. Il y a peut-être une magouille, un coup d’Etat, un pronunciamiento raté …Une grande inconnue risque de berner la nation, de gâcher la fête et n’en faire qu’un miroir aux alouettes. Aujourd’hui, 14 janvier 2011, en dépit d’un cafouillage destiné à durer, l’émeute de l’avenue Bourguiba a donc eu raison de son dictateur, qui a pris le chemin de l’exil, fuyant comme un escroc. Que s’est-il passé exactement ? Un scénario inattendu ? Quelques complicités de la garde prétorienne ? Un fiasco de l’armée qui manigançait probablement pour son compte ? Mais sûrement, sous la protection des intrus occidentaux et orientaux, au mépris de tout un peuple trahi et exploité ignominieusement, depuis des décennies, et qui n’a plus peur de lui, Ben Ali accompagné de sa famille, a quitté le pays sans aucune entrave. Son point de chute n’étonne personne : L’Arabie saoudite, royaume au régime despotique, gavé de sable et de pétrole, a une tradition d’hospitalité pour les criminels de haut rang5. Montée des périls La nation est ainsi mise à l'épreuve de l'histoire. Ceux qui l’aiment (puisqu’il y a aussi ceux qui la méprisent assez pour la piller et la laisser aller à vau-l’eau) la défendront avec les moyens du bord. Entre autres, pointer les périls 5 Le plus célèbre étant le Chah d’Iran. 20 dont chacun verra seulement quelques-uns, parce que personne n'a plus que deux yeux. Premièrement, c'est un changement révolutionnaire et radical qui devrait conduire normalement à la démocratie, en dépit des éventuels manipulateurs peu soucieux du sort du peuple. Mais la démocratisation du pays ne sera certainement pas un long fleuve tranquille. Ses ennemis irréductibles, à l'intérieur comme à l'extérieur, vont se mettre en branle pour l’étouffer dans l'œuf et édifier les autres nations asservies et tentées par le même chemin. Je pense en particulier aux régimes dictatoriaux et militaires arabes qui tremblent en ce moment...Il faut que les membres du gouvernement de l’Unité nationale qui naîtra, j'espère, aujourd'hui, ou demain, en fassent une priorité absolue. Deuxièmement, la base de la reconstruction qui prendra du temps, mais qui doit démarrer maintenant, c'est la sécurisation du territoire et des frontières. La liesse inaugurale passée, et au cas où le désordre et la violence persisteraient, aucun citoyen ne serait prêt à suivre un gouvernement, quel qu'il soit, s'il s’avérait incapable d'assurer sa sécurité. Le gouvernement devrait en faire une autre priorité absolue, ex æquo. Troisièmement, les nouvelles recrues du gouvernement de l’unité nationale (ou de salut national, ou tout ce que l’on voudra, puisque la confusion terminologique règne encore) ne sont pas toutes rompues à l’exercice de la responsabilité politique et au travail pratique, très exigeants, dans ces circonstances exceptionnelles. Ces nouveaux venus, parfois glanés sur le tas, selon des calculs 21 avouables ou non, auraient tendance à manœuvrer raide, afin de gagner d'abord quelques empans politiques pour leur famille d'appartenance. Ce serait tout à fait légitime, dans d'autres circonstances, mais comme il ne s'agit que d'une responsabilité provisoire, censée gérer les affaires courantes, préparer les élections présidentielles et, ultérieurement, les législatives, il leur suffit de faire partie du gouvernement, pour commencer à travailler dans l’urgence et éviter que le pays n'aille à la dérive. Les ministres auront tout le temps de se préparer au combat des urnes et sont donc tenus d’éviter, pour le moment, de se livrer aux combats de coqs. Quatrièmement, la tentation de la théorisation, de la controverse, des discussions byzantines et de la chasse aux sorcières est réelle, car, pour la première fois dans l'histoire de la Tunisie, un éventuel gouvernement de tendances politiques et idéologiques diverses et opposées doit se réunir, se concerter et travailler ensemble, jusqu'à l'échéance des élections. Les nouveaux responsables n'oublieront pas, j’espère, s’ils sont conscients du moment historique et des défis accumulés, de parler moins et d'agir plus, quitte à faire beaucoup de concessions provisoires, sur des principes secondaires. C'est une question de stratégie politique minimale, je crois. Cinquièmement, le peuple a la conviction qu’il vient de réaliser l’incroyable exploit que les politiciens n'ont pas programmé, et que même les spécialistes n'ont pas anticipé. Il se veut le seul maître. Il ne doit donc pas avoir le sentiment d’être snobé, voire trahi par ses serviteurs. Il attend que le gouvernement provisoire l'implique, de 22 manière plus pédagogique et plus transparente, surtout par la communication. Il veut être informé de l'évolution des concertations et des décisions prises, et rassuré sur la légitimité du changement qu'il a voulu, ainsi que sur son avenir à la fois social et politique. Enfin, ce peuple mérite le meilleur, et surtout le sacrifice des égo. L'étincelle offerte par l'immolation du jeune bouzidien Mohamed Bouazizi a vite alimenté un incendie grandiose qui a tout emporté. Ce ne sont pas les étincelles qui manquent, ni les incendies qui peuvent en naître, ni les charrettes de colère, ni les étals de misère et de frustration, pour tout emporter de nouveau, si nécessaire. Ce qui vient de se passer devrait prévenir aussi bien les révolutionnaires que leurs représentants d’aujourd’hui et de demain. 23 Samedi 15 janvier Politique et pédagogie : Les Tunisiens attendent…Et ils s’attendent au meilleur. Croisons les doigts ! Mais le pire pourrait avoir lieu et s’installer parmi nous, surtout si l’hypothèse des manipulations internes et externes de la révolution se vérifiait. Pour contribuer à limiter les dégâts, un effort pédagogique soutenu, de la part du Président par intérim, Fouâd Mébazâ, est indispensable et vivement souhaité. Le peuple entend être rassuré périodiquement sur la situation politique, sociale et sécuritaire du pays, et rapidement informé du retour imminent du pays à la vie scolaire et universitaire, même si cela doive traîner forcément. L’opinion n’a qu’un désir maintenant, que Mébazâ appelle les pourvoyeurs de services à assurer le cours normal des choses, à partir de ce lundi, 17 janvier, et mette fin à l’ambiance délétère, au doute, à l’impatience et à la prévarication qui minent les structures de l’administration et des réseaux d’approvisionnement. Le Président par intérim devrait surtout rappeler qu’il sera, de par les pouvoirs constitutionnels qui lui sont donnés, le garant d’une démocratisation irréversible de la vie politique. 24 Mouvements de foules C’est dans les moments critiques que l’homme doit prouver qu’il est un être raisonnable et non un esclave des ruées grégaires. Le pillage des biens publics et privés, l’approvisionnement excessif par crainte de pénurie, le colportage des rumeurs…sont le propre de la bête blottie en nous. En revanche, la retenue, la communication par tous les moyens avec autrui, la rationalisation des phénomènes, l’action concrète, comme la mise en place des comités de quartiers, l’assistance dans la rue et dans les foyers aux personnes en difficulté… sont le propre de l’intelligence. Le peuple tunisien, qui vient d’affirmer sa volonté de dire NON, est un peuple intelligent ; il doit sauver la part humaine innée en lui et consolidée par sa culture millénaire. Une occasion unique lui est offerte pour démentir les rapaces et les donneurs de leçons qui le regardent et souhaitent in petto que sa révolution ne soit qu’un feu de paille. Deux exemples simples, voire triviaux, mais tout à fait éloquents peuvent être invoqués à ce propos: le premier: dès l’apparition de la rumeur sur l’empoisonnement de l’eau de la SONEDE, des centaines de stocks d’eau minérale ont disparu du marché, en une heure. Mon jeune voisin, bachelier de dix-neuf ans, appelle la Société en question ; on l’assure que c’est une sale opération d’agiotage…qui a brillamment réussi. L’eau du robinet est saine et bien à l’abri des malfaiteurs. Le deuxième : la rumeur sur une coupure d’électricité court les rues et certains courriels, les habitants de mon quartier s’arrachent les boîtes de bougies chez les épiciers du coin. Une heure après, on annonce à la télé qu’il n’y a aucun 25 problème chez la STEG. Morale de ces histoires prosaïques: gare aux prédateurs! Les plus dangereux n’appartiennent peut-être pas à la gent politicienne, comme on le croit, et cela sur la scène nationale comme sur la scène internationale. Le souvenir des mains prédatrices des Trabelsi est encore vivace ! De l’extrémisme Le peuple était à l’autre bout de la vie politique, où il n’avait aucune voix au chapitre. Le mouvement instinctif qui peut compromettre la réussite de son exploit, c’est qu’il se mette à l’autre extrême et qu’il veuille obtenir tout, et tout de suite. Nous voyons à l’écran des harangueurs dans tous leurs états, qui se croient dans la rue et ne discutent même pas. Nous voyons des théoriciens qui s’improvisent politologues radicaux ou juges, lavent leur linge sale en public, proclament des revanches personnelles et oublient que le cœur des Tunisiens est en bandoulière, qu’il faut des compromis pour renaître et beaucoup de sagesse pour composer avec le réel, même avec le diable, au besoin. Bâtir une démocratie exige de se méfier des crocodiles, d’œuvrer pour une fondation solide et de compter sur le temps, pour bâtir le reste ! De la vanité Narcisse est suicidaire, on le sait, et les Tunisiens semblent beaucoup plus narcissiques que d’autres peuples hélas! Certains prétendent avoir aidé à arrêter des 26 barbouzes* et des « suppôts du dictateur déchu », d’autres chantent à tue-tête «l’exploit révolutionnaire de la génération internet », d’autres encore interpellent en direct, et sur les ondes, des Européens pour qu’ils leur renvoient l’image grandiose qu’ils ont de leur tunisianité... Suffit-il de commencer une révolution ? Ne faut-il pas plutôt la mener à terme par l’organisation de l’action, la concertation entre les acteurs, la rationalisation des décisions, le pragmatisme et le désintéressement dans les comportements? On n’écrit pas son histoire avec des questions du genre: m’as-tu vu? La justice doit être notre but, la modération et l’efficacité doivent être nos instruments, l’humilité, et si nécessaire, une autre révolution, doivent être notre recours. 27 *« Paroles libérées de flics tunisiens de l'après‐Ben Ali Ils osent parler, et beaucoup, mais l'inquiétude est encore là. A la terrasse d'un café, Raouf (ce n'est pas son vrai nom), quadragénaire trapu, regarde sans cesse à droite à gauche et mettra fin à la conversation à l'approche... de collègues. "Pas de carnet sur la table s'il vous plaît", demande‐t‐il gentiment à un journaliste de l'AFP. Naïm, frêle gamin au regard bleu pâle, déverse des torrents de paroles. Il en tremble presque physiquement de braver ce qui était il y a peu encore un interdit."Nous les petits policiers, on pensait dans notre tête mais on devait fermer notre gueule. Le système Ben Ali au quotidien c'était les petits contre les petits", dit‐il. Lors d'entretiens séparés, tous deux sont en jeans et font le même récit de l'enfer au quotidien : vexations, brimades, suspicion permanente, salaire et vie de misère. Père de trois enfants, Raouf vit dans la banlieue de Tunis. Débuts difficiles avec "un salaire minable qui n'assurait même pas de quoi vivre deux semaines". Naïm, lui, est célibataire. Etudiant en sociologie il est entré à reculons dans la police il y a trois ans "parce qu'il n'y avait pas d'autre boulot pour pouvoir financer les études en parallèle". (…) Naïm pense que l'"image de flic benaliste" va lui coller longtemps à la peau. "Ca ne peut pas disparaître comme ça en un jour". Et pourtant il compte rester dans la police pour "changer les mentalités", la "débénaliser". Son visage s'éclaire d'un large sourire blanc: "je n'ai pas peur, parce que je n'ai rien fait". (…) ils étaient(…) des dizaines d'agents du ministère de l'Intérieur à manifester devant le siège du seul syndicat du pays, l'UGTT. Cette fois, réclamant la création d'un syndicat, c'était eux qui criaient "Policiers opprimés, policiers sacrifiés!" Jeune Afrique n° 20512 28 Dimanche 16 janvier Risque majeur Dès le 14 janvier au soir, le Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, prend les commandes du pays en vertu de l’article 56 de la Constitution. L’opinion, désormais mieux informée par des médias entièrement libres, se formalise de cette mesure, apparemment non constitutionnelle, et réclame l’application de l’article 57 qui prévoit, dans le cas d’une vacance du poste de chef de l’Etat, de conférer la présidence par intérim au Président du parlement. Donc, dès le 15 janvier, Fouâd Mébazâ est investi Président par intérim et charge Mohamed Ghannouchi de former un gouvernement d’Unité nationale. Beaucoup ont vu dans ces deux passations de pouvoir de la présidence, en moins de vingt-quatre heures, quelque machination des hommes de Ben Ali. Les plus optimistes y ont vu une action pragmatique et concertée des deux hauts fonctionnaires, Ghanouchi et Mebazâ, pour éluder un risque majeur : la vacance du pouvoir. Ni l’un ni l’autre ne sont intéressés par un avenir politique au sommet de la magistrature suprême, et tous les deux apparaissent pour beaucoup comme les « innocents » de l’ « ancien régime ». 29 Aujourd’hui, nouveau rebond : les protestations de l’intelligentsia tunisienne et des manifestants réclament le départ de Ghannouchi et de tous les ministres choisis parmi l’ancienne équipe de Ben Ali. L’UGTT, plus opportuniste que jamais, veut ressouder ses rangs fissurés par des différends internes et retrouver une certaine légitimité auprès de la base, qu’elle a pourtant trahie par ses compromissions avec Ben Ali, dont elle soutenait publiquement, il y a seulement quelques jours, une énième candidature en 2014. Elle renonce au consensus qu’elle avait accepté avec les autres parties et épouse, sans conditions, toutes les revendications de la rue. Il s’ensuit une très forte pression qui finit par imposer un nouveau gouvernement purgé à 90% des benalistes. La mémoire de Mohamed Bouazizi: Le jeune Mohamed Bouazizi, qui avait suffisamment de fierté bouzidienne, d'honneur tunisien et de grandeur humaine, a finalement préféré s'immoler par le feu, plutôt que de survivre sous un ordre primitif. Il n'avait certainement pas voulu être un martyr ou un héros, comme on a tendance à le penser dans l'effervescence générale, post mortem. Certains prétendent même qu’il s’était brûlé par accident… Dans son humilité de chômeur qui vivait à la force de ses bras et à la sueur de son front, (ces poncifs sont à prendre à la lettre, en l’occurrence), il avait tout de même pensé à en finir avec une vie improbable, à dire NON, à sa manière, et nous dénuder notre honte de silencieux et de suivistes. En faire un mythe relève d’un comportement 30 archaïque, vaniteux et stérile, mais en faire un symbole de la révolte qui accouche d'une révolution serait plus digne de la Tunisie du XXIe siècle. Tout ce que nous pouvons faire de bien pour cette nouvelle Tunisie, phénix renaissant de ses cendres, nous le ferons aussi pour la mémoire de ce révolté qui nous a sauvés et nous a ennoblis. Nous avons fait de sa tragique révolte une belle révolution ; il mérite bien que chacun fasse, tous les jours, un geste en pensant à lui, à sa famille endeuillée, à la tragédie de sa mort et à tous ceux qui sont tombés en marchant sur ses pas. Aux jeunes Tunisiens, Maghrébins, Arabes, jeunes de tous les horizons qui compatissent aux souffrances de cette cause et partagent ses valeurs, de viser l’efficience, ne serait-ce qu’en créant un vrai grand site Mohamed Bouazizi ! Ce serait un forum mobilisateur, et qui sait ce que cela donnerait sur le plan national, régional et international ? Il suffit de se souvenir que l'immolation de ce jeune homme a bouleversé l'ordre établi en Tunisie, qui passait pour un modèle des systèmes sécuritaires les plus forts dans la région, et qui s'est écroulé en trois heures, comme un château de cartes. 31 Lundi 17 janvier Une parturiente La nation accouche difficilement de son gouvernement de l’Unité nationale: saignements, fausses alertes, illusions, changement d'obstétriciens et de sages femmes, cris de douleurs, un premier bébé mort-né; il y en aura un autre, qui tarde à montrer la tête, pendant que la famille s'impatiente, prie et envisage le pire. La Tunisie est une parturiente en douleurs. La mort de Mohamed Bouazizi a hâté le terme de la douloureuse grossesse, cependant, la délivrance se fait attendre. La vie naît généralement de la mort, mais, on ne le sait que trop hélas, la mort peut aussi, parfois, naître de… la mort. Comment chasser loin les prévisions noires, si l'on broie du noir à longueur de jours et de nuits ? L’omerta Vous entendez, depuis des semaines, beaucoup trop de bruit: cris de peur, cris de révolte, cris de douleurs, sommations, mitrailles, déflagrations, ronrons d'hélicoptères et discours de politiciens revanchards. Mais vous entendez aussi beaucoup trop de silence et vous 32 sentez la présence de beaucoup de silencieux, n'est-ce pas? C'est paradoxal que cela vienne notamment de la part de ceux qui ont fait de la parole un métier, devant les pupitres, aux tribunes, dans les cercles académiques! Renseignement pris, j’ai su, de source moralement fiable, que cela s'appelle la loi de l'omerta...Je ne savais pas que ce silence complice pouvait exister aussi chez les parleurs et les scripteurs, par définition spécialistes du bavardage, et que cela pouvait être aussi nocif, au physique comme au moral. Bon! J'aurai appris quelque chose de plus lumineux sur mon milieu qui, à l'exception de rares bretteurs audacieux et impénitents, (ils se reconnaîtront ici), n'aligne que ces silencieux et ces cohortes d’assis, dont parlait Rimbaud. La loi de l’omerta dans les sphères de l’instruction et de la culture n’est-elle pas la première coupable dans cette main basse sur le pays depuis, des décennies, comme l’écrivent les auteurs de La Régente de Carthage6? 6 N. Beau et G. Graciet, La Régente de Carthage, Main basse sur la Tunisie, Paris, Ed. La Découverte, 2008. 33 Mardi 18 janvier Le vacarme Comme tout le monde, ces jours-ci, je perds beaucoup de temps, et beaucoup de ma sérénité, devant la télé. Quel vacarme! C'est pire que l'omerta. On n'entend que moi-je, moi-je, moi-je. Autant les présentateurs que les invités se déchaînent, qui sur un voisin, qui sur un rival, qui sur un ancien patron, qui sur la pieuvre et ses tentacules, qui sur le voleur de beignets de la rue Massoud, ou Mohamed Bonhomme. Le pire, c'est le vacarme dans les discours des officiels, qu'ils soient d'ici, ou d'outre frontière et d'outre-mer. Cela va des panégyriques du peuple rebelle, dans la bouche des journalistes et des avocats, à l'offre de services de la meilleure police du monde, du côté des Gaulois, aux plaidoyers pro domo et à l'éloge du paradis perdu par les Tunisiens, du côté des dunes de Syrte. Je ne vous ferai pas l'injure de citer les noms, n'est-ce pas! Comment faire pour ne pas avoir à choisir entre l'omerta et le vacarme...? 34 Mercredi 19 janvier Dégâts collatéraux De jeunes gens armés sont arrêtés et lynchés par d’autres jeunes à Mellass, quartier populaire de la capitale. Etaientils des snipers piégés par la foule? Etaient-ils simplement des « révolutionnaires » locaux armés pour se défendre dans la débandade générale ? Qui le saura ? Qui nous le dira ? A Bab Sâd, deux militaires tombent sous la mitraille d’autres militaires. Les premiers étaient engagés dans une course-poursuite pour arrêter des bandits ou des francstireurs fuyant en voiture, et se croyaient peut-être reconnaissables, de loin, donc protégés, grâce à leurs treillis, les seconds avaient pour consigne de tirer sur tous les véhicules qui n’obtempèrent pas aux ordres de s’arrêter, même quand ils ont des policiers ou des militaires à bord. Faits d’armes : des militaires se tirent les uns sur les autres, à bout portant… Tout près du centre-ville, des voyageurs en taxis, aux faciès nordiques, sont arrêtés et débarqués manu militari…Dans leurs bagages, il y a un trésor pour les 35 soldats en surnombre, chargés juste du barrage : des armes et des munitions. Les suspects ne parlent pas arabe ! La patrie court un péril ! Interrogatoire musclé des ennemis de la révolution, intervention des milices civiles du coin, début de lynchage en règle. Heureusement, il n’y a pas mort d’homme. On annoncera plus tard que c’étaient des chasseurs suédois, munis de leurs fusils, qui s’apprêtaient à la saison de la chasse au sanglier, dans les montagnes du nord-ouest de la Tunisie. Ils étaient tellement prisonniers de leur itinéraire de touristes et, probablement, de leurs guides, qu’ils ne s’étaient même pas rendu compte que le chaos régnait dans le pays où ils venaient d’atterrir, l’esprit tranquille et le cœur léger… Une heure avant le début du couvre-feu, je pars en voiture faire quelques emplettes urgentes. À deux cents mètres de chez moi, je suis arrêté à deux barrages successifs, auxquels je ne m’attends pas le moins du monde. Contrarié, mais serein, j’arbore un sourire paternel et j’obéis aux ordres divers et contradictoires, donnés par des mômes de quinze à vingt ans. Pour éviter d’être à nouveau arrêté, et pour donner un répit à mon hypertension, je renonce à mes courses et je reviens chez moi, par la voie parallèle, en sens inverse… La manœuvre est suspecte. Les garnements du premier barrage s’en aperçoivent et soupçonnent quelque prise qu’ils souhaitaient depuis des heures, depuis des jours, depuis des années peut-être, vécues par eux sous la chape de plomb de la dictature. Ils m’arrêtent donc encore une fois et procèdent à une fouille serrée, y compris en palpant …mon pantalon. L’un d’entre eux, le regard espiègle et la hache tremblante au bout de son bras malingre, m’enjoint 36 d’ouvrir le coffre. J’obéis ; il est déçu ; je rentre et me gare en bas de chez moi…Quelques minutes de méditation sur la peur et l’absurde, avant de remonter l’escalier, en titubant. Le pouvoir de la rue Maintenant que les libertés ne sont plus muselées, que les abcès des frustrations sont incisés, on s’exprime par tous les moyens, on crie, on danse, on médit des hommes, de Dieu et de ses saints. La rue est le royaume du peuple. Le quotidien est fait de descentes en masse, de transe générale, de bains de foules. Mais, après le premier raz de marée du 14 janvier, il n’y a plus d’innocence. La rue est probablement manipulée, de l’intérieur, comme de l’extérieur, et à l’envi. Elle devient un laboratoire politique, historique, narcissique. Les chaînes de télévision la manipulent pour créer du sensationnel et une matière pour l’info ; les « érudits » théorisent à l’écran et lancent des mots d’ordre pour imposer telle ou telle mesure au nouveau gouvernement complètement déboussolé ; des messies reviennent ou annoncent leur retour imminent de France et d’ailleurs. Certains parmi ces derniers, comme Mohamed Marzougui, vont se recueillir sur le sang des martyrs à Sidi Bouzid, à Thala, ou à Kasserine… et glanent déjà des voix pour les prochaines élections présidentielles. À quel saint se vouer ? Et qui sait jusqu’où iront ces marionnettistes ? Le pire est à craindre : la somalisation du pays. 37 Dans l’euphorie et l’illusion du triomphe, la rue ignore qu’une boîte de Pandore est sur le point de laisser échapper ses démons. Il faut se souvenir du retour de la dictature, quelques années seulement après la révolution du peuple français en 1789. Il faut se remémorer le dévoiement de la révolution populaire soudanaise, avec Jâfar Numéri, lorsque la société civile a été dans l’incapacité de faire régner l’ordre ; il faut penser à la confiscation de la révolution iranienne par Khomeyni et ses affidés... Il faut…il faut…Je sais que, comme beaucoup d’autres rêveurs, je prêche dans le désert, et que les révolutions sont des drames qui s’écrivent souvent, au moins en partie, en dehors des volontés particulières ou collectives, selon un concours de circonstances où le hasard et les turpitudes humaines ne sont pas vraiment des comparses. 38 Jeudi 20 janvier Sémiologie des révolutions Les grilles révolutionnaires sont-elles reproductibles ? Les signes des unes sont-ils bons pour les autres ? Le jeune journaliste iraquien, Zidi, s’était servi de ses chaussures, qu’il lança à la tête du Président américain Bush Jr, avec un faisceau de mots mielleux. Quelle humiliation pour ce dernier ! Pire que si on l’avait fait prisonnier ! Quelle honte pour l’Amérique ! Pire que si elle avait perdu la guerre contre la « quatrième armée du monde » ! Et quelle revanche symbolique pour Zidi, pour l’Iraq, pour les Arabes, pour tous les vaincus de l’Occident ! Le modèle a été repris ici et là, sans grand éclat. De même, Mohamed Bouazizi, qui n’a pourtant pas inventé l’immolation de soi par le feu, ni imaginé les retombées de son acte en Tunisie et dans le monde, a créé la tragique surprise, illico transformée en épopée, parce que son geste est authentique et fort de son potentiel de choc. Répété en Algérie, en Egypte et ailleurs, ce geste n’a pas eu tout de suite cet effet dramatique. On devra attendre, et qui sait ? Peut-être que chaque peuple obéit à 39 une rythmique propre, même s’il s’inspire de modèles antérieurs. Tragi-comique Pendant que le sang coule à Tunis, à Sidi Bouzid, à Kasserine, à Sousse…, la bière coule à gogo dans les dépôts de Bab Sâd, dans la capitale! La distillerie et les hangars des lieux où sont stockés assez de celtias pour remplir les panses des buveurs tunisiens pendant une décade, et bourrer de billets les poches des patrons pour une année, sont livrés pacifiquement aux pilleurs. Il semble que les maîtres de séant aient conclu un marché avec les assaillants : ne pas vandaliser les lieux ni incendier le matériel et se servir sans limite de quantité ou de temps. Le spectacle est extraordinaire : au lieu des déprédations, c’est une beuverie qui continue jusqu’à une heure tardive de la nuit. On a pu voir des cortèges de porteurs aller et venir entre les hangars et l’extérieur, les bras tendus sous des caisses de canettes de bière, et des noceurs à moitié morts de soûlerie, rampant d’une cagette à l’autre, pissant dans leur froc. Apparemment, c’est le seul lieu du capital sauvage à Tunis, où les Tunisiens se soient servis du produit sans porter atteinte aux moyens de production ! 40 Vendredi 21 janvier L’éternel retour Beaucoup de Tunisiens brodent fièrement sur l’affinité chronologique, historique et idéologique entre le 14 juillet 1789, en France, et le 14 janvier 2011, en Tunisie. Le rapprochement entre les deux faits relevant d’histoires, de cultures et de sociétés différentes est presque facile : dans les deux cas : un 14 j…, une sédition populaire triomphe, un régime dictatorial chancelle. Malgré la connotation psychologique plutôt naïve (médiation, pose …), on est tenté d’enfoncer le clou : la révolution tunisienne a été plus authentique, car non encadrée, non récupérée jusqu’ici, et plus radicale (elle n’a pas attendu des années pour chasser le tyran). Mais, ce qui interpelle plus que cette similitude (à nuancer) entre deux révolutions survenues à des siècles d’intervalle, contre les mêmes symboles socio-politiques indéboulonnables sur terre, c’est ce retour de la rébellion en Tunisie, avec le même mois pour cadre temporel, durant un demi siècle : depuis les événements sporadiques et sans conséquences notables, survenus entre octobre 1967 et janvier 1969 (contre le collectivisme), jusqu’à l’insurrection du 14 41 janvier 2011, ayant pour cible le régime de Ben Ali, en passant par trois autres occurrences essentielles : la crise due à l’échec de l’Union tuniso-libyenne (janvier 1974), le jeudi noir, 26 janvier 1978 et l’émeute du pain (du 29 décembre au 3 janvier 1984) ! À en croire les thèses positivistes, les mêmes causes produisent généralement les mêmes effets : le début d’une nouvelle année est une période critique et potentiellement grosse de surprises fondatrices ou refondatrices. Le début d’une année fonctionnerait comme un déclencheur de violence et de revendications frustrées et accumulées, depuis un certain temps. Mon instinct d’observateur qui se fait de la bile, condamné depuis plus d’un mois aux cautères de l’incertitude, me dit qu’il y a aussi un éternel retour du bonheur, inséparable, hélas, de son cortège de malheurs. Il y aurait beaucoup à dire aussi sur la chute récurrente des tyrans, depuis cinquante ans à Tunis. Les historiens le diront mieux que moi, mais je médite candidement sur la ressemblance frappante des causes et des effets, quand les gouvernants prennent les gouvernés pour des esclaves et les pays qu’on leur confie pour des fiefs personnels : 1957, chute du régime husseinite de Mohamed Lamine Bey, dont les ascendants avaient cédé la Tunisie à la France, contre la sauvegarde du pitoyable trône en lambeaux. 1987, chute de Bourguiba, qui s’était comporté comme un suzerain, surtout après 1970. 2011, chute de Ben Ali qui a systématiquement spolié, avec son sérail, pendant vingt-trois ans, toutes les menues richesses des Tunisiens, et bafoué leurs droits les plus élémentaires et les plus inaliénables. 42 Tous avaient pourtant fait le sermon de servir, et non de se servir…Omnis homo mendax !7 « Mokhi oukef »8 Faut-il être aussi obtus et imprévoyant pour en arriver là : honteuse humiliation, diaspora familiale, exil définitif, retrait mafieux, opprobre international et…impossibilité de regarder ses enfants dans les yeux ! Quelle mythomanie, quel crétinisme, quelle folie des Midas Ben Ali et les siens ont-ils contractés pour piller leur patrie, salir son histoire et son héritage et finir ainsi ? Quelques millions de dinars auraient été pour eux un pactole qu’ils n’avaient même pas besoin de voler dans les caisses de l’Etat, puisque les thuriféraires et les corrupteurs de tous bords avaient pu les mettre à leur disposition, en vingttrois années de pouvoir. Cela aurait pu leur garantir une retraite dorée parmi les leurs, au soleil, avec, en prime, quelques égards dans les yeux de leurs concitoyens, pour le peu de succès économique réalisé dans le pays, grâce à un technocrate doué (Ghannouchi) et autre concours de circonstances. Zine El Abidine Ben Ali (désormais, ZABA, pour ses « intimes » de Facebook) était-il aussi dupe des siens ? Avait-il été tellement piégé par une mafia tentaculaire qu’il dut laisser faire et laisser passer malhonnêtement, jusqu’au bout de l’infamie et de l’absurde ? Ou était-il 7 6 Tout homme est menteur. Je ne peux plus penser. Je ne comprends plus rien. 43 naturellement un escroc fourbe et incurable ? Mais alors comment aurait-il grugé tout le monde, notamment en montant les échelons d’une carrière militaire, par définition exigeante en matière de sincérité et de droiture ? Je jure que je n’y vois que du feu, sur le plan éthique et psychologique. Mokhi oukef, comme on dit chez nous. Je est un autre Avoir raté le 14 janvier ! Certes, c’était tellement imprévu par les quinquagénaires comme moi ! Oui il n’y avait aucun encadrement préparé d’avance! Oui c’était un mouvement de foules entièrement étranger à la marche nonchalante des gens rangés comme moi ! Oui, le boulevard Bourguiba était moins la scène de la population active que celle des jeunes, des chômeurs et des laisséspour-compte, ce jour-là ! Oui, personne, y compris les acteurs de ce théâtre, ne soupçonnait l’issue fulgurante et l’éclat social et politique que le soulèvement allait avoir dans le pays et aux quatre coins de la planète, pour mieux s’organiser! Mais avoir raté ce jour victorieux, alors que j’étais à quelques encablures de là, dans mon bureau, en train de vérifier des dossiers de bourses d’étudiants, pour le compte de mes supérieurs, a de quoi me faire mordre tous les doigts des mains et des pieds. Bah ! J’ai eu ma gloire de jeune, moi aussi, en 78 et en 84, même si ma génération n’a pas cueilli autant de fruits que celle du 14 janvier… Descendant la rue Bab Bnèt, vers dix-heures, je me trouve nez à nez avec une marche des avocats et des juges, remontant vers le palais de la casbah, où se tient la première réunion du gouvernement de l’Unité nationale. 44 Là aussi, c’est un pur hasard qui détermine ma position historique et géographique par rapport aux événements. Cependant, je me dis que c’est une chance pour me mêler, sans programme, sans plan, à cette énième manifestation, surtout qu’elle semble organisée par une partie de la société tunisienne à laquelle je m’identifie volontiers. J’emboîte donc le pas aux manifestants, en me félicitant de l’opportunité, de la qualité des acteurs, de l’ambiance générale que les forces de l’ordre ne veulent pas déranger, au moins au début. Mais je m’aperçois très vite que je répugne à crier, que je peine à allonger les pas ou à trotter comme la plupart, que l’instinct grégaire m’a quitté depuis bien longtemps et que je n’ai plus cette passion du geste instinctif, de la communion collective, de la fureur qui enfante des miracles. J’avais pris mon parti, depuis des années, de la fuite du temps ; je m’étais acclimaté à mon âge adulte. Mais là, au milieu de cette marche houleuse et bruyante, incapable de jouir d’une liesse de foule, d’agir physiquement à l’unisson avec le peuple, je me rappelle brusquement que je ne suis plus jeune, que je suis prisonnier, pour toujours, d’un autre corps. Je comprends que je suis tout à fait un autre, que je suis mort depuis des siècles. L’intervention des forces de l’ordre finit par me donner des haut-le-cœur, mes larmes coulent abondamment à cause de la fumée lacrymogène, mais sans doute aussi à cause d’une fumée viscérale, remontant de mon fort intérieur, vers ma gorge et me disant : Pleure ! Pleure ! C’est bon pour ta misère ! 45 Samedi 22 janvier Mohamed Bouazizi m’habite… Maintenant, je ne le vois plus seulement à travers la lucarne de la télé (allumée jour et nuit), mais aussi dans les yeux de tous les jeunes bruns au regard perdu, à la peau émaciée, traînant qui une serviette gonflée de livres, qui une charrette garnie d’une marchandise improbable, qui des savates usées, évoluant sur quelques places grouillantes de Bab Jédid, Bab Elfalla, Bab Sâdoun… Le voici attablé dans un café ténébreux, les doigts jaunis par un mégot, tremblant d’une jambe, passant en revue les piétons qui défilent sur le trottoir sans lui prêter attention. Le voilà accroupi près de la devanture d’une grosse société, faisant la manche en silence, le ventre creux, la gorge nouée, le cœur en marmelade. Le revoici ronflant sur un banc du parc Habib Thameur, à force de nuits blanches passées dans sa mansarde pire qu’une cellule de bagne. Le revoilà sous un arbre, à califourchon sur un tabouret bas, avenue de Paris, lorgnant machinalement les souliers des passants, attendant qu’un quidam daigne s’intéresser à ses brosses de cireur, et serrant dans une poche, contre son cœur, un diplôme qui a usé en vain les belles années de sa jeunesse…Mais je le vois souvent, 46 debout, jetant un dernier regard sur cette ville de Sidi Bouzid où il a grandi dans son indigence et sa noblesse, tout près de sa charrette de vendeur ambulant, enveloppé de cette bure de flammes, embrassant l’enfer sans crier, sans se tordre, grimaçant simplement de sentir que le feu lui fait moins mal que l’humiliation, l’indifférence et le besoin. Par peur des braquages devenus fréquents sur les longs trajets, j’abandonne ma voiture et m’engouffre dans un « louage » faisant des courses entre Tunis et Sidi Bouzid. Les huit voyageurs sont bavards et tristes. Sur toutes les lèvres courent les injures contre la famille Ben AliTrabelsi. Une question revient presque dans toutes les conversations focalisées, depuis un mois, sur la révolution : pourquoi cette famille a-t-elle à ce point été avide et vile? Une réponse vient à chaque fois combler l’incommensurable étendue de l’interrogation: "Allah yelaanhom !"9 Les barrages militaires sont nombreux et la grisaille hivernale de ce mois de janvier ajoute à la maussaderie des cœurs et des visages, celle du paysage. Mais les voyageurs prennent leur mal en patience. Mieux vaut tarder à arriver qu’à n’arriver jamais chez soi! Les soldats nous dévisagent à chaque stationnement et semblent lire simplement dans les regards, puis, quand ils finissent leur inspection des dessous des sièges et du coffre, ils cèdent le passage au chauffeur, d’un signe de main rapide et d’un demi-sourire presque forcé. 9 Que Dieu les maudisse ! 47 Je me trouve soudain avenue Bourguiba, à Sidi Bouzid, avançant vers le lieu du drame de Mohamed. Ai-je vraiment eu le courage de venir faire ce pèlerinage funèbre, ou suis-je en train de le rêver à force de l’imaginer, de le désirer ? Toujours est-il que me voilà comme une ombre parmi les ombres, car on dirait que les Bouzidiens n’ont plus de voix, tant ils avaient crié leur douleur et leur fureur les jours précédents. Me voilà près de la mosquée…Je regarde le palais du gouvernorat, devant lequel Mohamed s’était immolé…Me suis-je trompé d’adresse ? Rien ne dit que cette aire ouverte à tous les vents du boulevard, vivant des mouvements ambulatoires des vendeurs et des chalands de tous genres, du rythme des voitures et des motos folles de leur course impatiente, a vraiment vu la charrette de Mohamed, un 17 décembre, ou entendu ses vociférations dans un petit cyclone de fumée et de feu… Un ouvrier municipal est là, attelé à un balayage nonchalant, qui me voit et semble comprendre ma rêverie macabre: -Bonjour ! Lui dis-je. -Bonjour ! -C’est ici que Mohamed Bouazizi… ? -Oui, c’est bien là…! Vous êtes journaliste ? -Non ! Pas du tout ! -Un ami alors? -Non ! Son frère… 48 -Vous plaisantez ? Je connais toute sa famille ! -Mais vous avez oublié son frère absent, depuis des années, depuis des siècles…Depuis toujours ! Je m’éloigne lentement, certain que le monsieur, qui s’est remis silencieusement à sa danse du balai, m’a déjà pris pour l’un de ces grands fous qui n’en ont pas l’air, et qui portent la poisse. Mes pas me conduisent involontairement vers le lieu présumé de cet autre pas de danse que Mohamed avait entamé, un vendredi, 17 décembre, peutêtre juste avant l’appel à la prière du dhohr10. Et tout à coup, je le vois là, devant moi, me montrant toutes ces dents comme s’il essayait un rire grondant au fond de sa gorge, depuis la nuit des temps, nageant debout dans une toison de feu en forme de quenouille, les yeux exorbités, la langue pantelante, cherchant un appel d’air que tout le ciel de Sidi Bouzid lui refusait cruellement. Une chaleur bizarre m’envahit, je suinte des aisselles, des cuisses et des pieds et sens un besoin instinctif et impérieux d’aller me purifier la peau sous une douche. Mohamed, quant à lui, s’était purifié la sienne au feu… 10 Deuxième prière diurne de la liturgie islamique. 49 50Dimanche 23 janvier Les provinciaux à la casbah Sidi Bouzid, Meknessi, Menzel Bouzayene, rejointes par d’autres provinces, se rebiffent encoreè une fois en voyant la casbah faire du surplace, avec un gouvernement dont la majorité des membres semblent être des fidèles de Ben Ali. C’est donc Massiret al horria11qui accapare l’attention de tout un pays, fraye la chronique et donne déjà des frissons dans le dos des ministres et des habitants de Tunis. Des cortèges grossissent d’une localité à l’autre et avancent inexorablement sur la capitale, non sans dérapages et autres incidents de parcours sur les routes, mais insignifiants par rapport aux promesses de ce millepattes qui s’est juré de faire tomber le gouvernement de l’Unité nationale. Le soir, la place du gouvernement et l’esplanade de la municipalité de Tunis qui dominent la Médina sont entièrement couvertes par le peuple fâché, têtes basanées pour la plupart, brûlées par le soleil et la colère, des laissés-pour-compte rebelles qui refusent d’être récupérés par leurs adversaires d’hier et de toujours. Les lieux sont 11 La marche de la liberté. 50 quadrillés par les soldats, des fils barbelés longent les trottoirs, des chars, des camions, des cars bondés de réservistes offrent un spectacle digne d’une guerre civile et d’un ordre établi qui chancelle, sans se laisser déboulonner tout à fait. Les citadins font bon accueil aux insurgés venus de l’intérieur en sauveurs et en gardiens de la révolution. Collations chaudes, sandwiches, biscuits, boissons, couvertures se déversent, donc, des ruelles de la Médina vers la casbah. Mais la foule est en surnombre et, sans se bousculer autour des points de distribution, prend acte de cette solidarité entre les baldia 12 et les bédouins. Une page de l’histoire politique et sociale du pays est tournée, quelle que soit l’issue de ce 14 janvier. Y a-t-il un pilote dans l’avion ? Les télévisions tunisiennes, notamment la Nationale (ex canal 7) et Hannibal se déchaînent comme tous les autres médias. D’un point de vue professionnel, la crise tunisienne est un cadeau du ciel pour leurs équipes. Entre elles, c’est la guerre de l’audimat. L’émission « volonté d’un peuple », diffusée par la Nationale, invite sur le plateau des spécialistes du droit et des politiciens, mais accueille également des témoignages téléphoniques stupéfiants. Une présentatrice, femme bavarde et excessivement narcissique, qui ne supporte pas que la caméra la quitte un seul instant, agit comme si elle prenait 12 Citadins. 51 pour argent comptant toutes les accusations lancées par des inconnus contre d’autres inconnus, ce qui est visiblement un abus et non une faute. Une chasse aux sorcières est organisée par la télé et par ceux-là et celles-là qui, la veille, étaient les porte-voix de leur maître, Ben Ali. La petite dame, au paroxysme de son exaltation indigeste et peu professionnelle, passe l’enregistrement d’un jeune homme qui accuse, à tort ou à raison, le directeur de la Sureté nationale de l’avoir fait enlever, deux jours auparavant, et de l’avoir torturé dans son bureau, pour lui faire avouer ses méfaits de blogueur enrôlé dans une brigade secrète. Se tournant ensuite vers la caméra, la présentatrice interpelle le directeur de la Sureté nationale, le sommant d’user du « droit de réponse ». Une demi-heure après, la diffusion de la chaîne Hannibal, coupable d’autres débordements comme ce dernier, est brusquement interrompue. La Télévision nationale annonce également l’arrestation du patron d’Hannibal et celle de son fils, soupçonnés de connivence avec les Ben Ali. Deux heures après, la diffusion de la chaîne Hannibal reprend et le ministre du Développement local et régional, Ahmed Néjib Echebbi, une des figures de l’opposition, nouvellement nommé au gouvernement provisoire, arrive dans les locaux de ladite chaîne et proclame que l’interruption, dont il ignore l’origine administrative et qui mérite une enquête, est une erreur inacceptable, même si la suspicion du patron et de son fils est légitime, étant donné l’état d’urgence. Il fait même des excuses au nom du gouvernement. 52 Il y a un précédent ! Le 16 janvier, le ministre de l’Intérieur, Ahmed Friâ, nommé par Ben Ali et reconduit dans ses fonctions par Fouâd Mébazâ, donne une conférence de presse où il dénonce le chaos, déplore les pertes et accable le peuple déchaîné, au moment même où le Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, ne sait plus à quel saint se vouer pour calmer la rue. On connaît le désastre qu’ont provoqué ces déclarations maladroites d’un ministre endoctriné par le totalitarisme du président déchu, notamment la multiplication des sit-in et l’exaspération populaire à l’échelle nationale. Mais ce précédent a eu lui aussi son précédent ! Le 14 janvier, le tyran de Carthage ordonne au général Rachid Ammar de tirer sur la foule. Ce dernier désobéit, à en croire les rumeurs, confirmées par de grandes personnalités interviewées par France 2, (même si elles affirment que la désobéissance du général héroïque est due, en fait, à une demande des Etats Unis !) L’Etat semble donc déstructuré, l’autorité entièrement désagrégée, la Tunisie vogue tel un avion sans pilote aux commandes. 53 Lundi 24 janvier Qui tire les ficelles ? Le palais du gouvernement est toujours sous pression. La foule s’obstine et entend lui dicter sa loi. Beaucoup de Tunisiens s’impatientent devant ce qu’ils considèrent comme un fourvoiement idéologique, une dérive de la révolution, tandis que d’autres bénissent cette obstination comme une radicalisation indispensable de la lutte. Le pays est-il manipulé par l’Union générale des travailleurs et son patron, Abdessalam Jrad, qui ont pourtant soutenu officiellement une autre candidature de Ben Ali pour les prochaines élections, et qui exporteraient leurs différends intérieurs, en parrainant une grève des enseignants? Le pays est-il boudé par Dieu qui veut le châtier pour ses péchés d’un demi-siècle de soumission à la dictature et de compromission avec Bourguiba et son successeur, Ben Ali ? Est-il le jouet des voisins à la fois envieux et furieux, ou des forces occultes, qui seraient à l’origine de tout un scénario expérimental destiné à transformer les pays du Maghreb et, par voie de conséquence, le Moyen Orient, trop subordonnés à la volonté américaine ? 54 Le général Rachid Ammar (dont les intentions sont toujours suspectes), qui a eu un rôle déterminant dans la chute de Ben Ali et de son régime, et qui, aux yeux de l’opinion naïve, a ainsi redoré le blason d’une armée coupable d’avoir démérité lors des événements de 1978 et de 1984, intervient encore deux fois. Indirectement, en ordonnant, aujourd’hui, à ses soldats de s’interposer entre les manifestants et les brigades de l’ordre public tentant de les chasser au gaz lacrymogène. Puis, directement, en haranguant la foule : L’armée s’engage à sauver la révolution, le peuple doit vaquer au travail pour éviter la catastrophe économique et un éventuel retour de la dictature, le gouvernement provisoire doit disposer d’un temps raisonnable pour mettre en œuvre les réformes promises et préparer les échéances politiques… La semaine écoulée avait enregistré le retour en catastrophe de Moncef Marzougui, une figure de la défense des droits de l’homme, en exil depuis des années, qui s’est évertué, durant quelques jours, à lever des partisans dans les provinces, pour consolider une base populaire oubliée et soudain sollicitée, en vue des élections présidentielles pour lesquelles il s’est déjà porté candidat. On entend certains dire que Marzougui est un opportuniste, même si son combat est légitime : Peut-on ignorer la coïncidence entre sa campagne électorale et l’invasion de la casbah par les Tunisiens de l’intérieur ? Qui sont ces marionnettistes brusquement montés au créneau dans le dos des révolutionnaires meurtris ? Devons-nous nous en féliciter pour essayer de déraciner 55 complètement la mandragore du dictateur en fuite ? Devons-nous nous en méfier et nous demander après Racine : « Qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes », et qui s’entêtent à changer la donne au gré de leur intérêt personnel ? Une autre méditation sur le libre arbitre des révolutionnaires et sur le destin ainsi douloureusement incarné ! 56 Mardi 25 janvier Le zéro et l’infini Quand on a été bâillonné des années durant, quand on a perdu le goût de la liberté, jusqu’à la saveur de la parole et la couleur des yeux de ceux qu’on aime, à force de courber l’échine et de faire la sourde oreille, quand on a été au point zéro de ses droits naturels, spoliés et bafoués tous les jours, et que d’un seul coup tous les verrous sautent, alors toutes les langues se délient, la peur se terre et les poltronneries s’évanouissent… On est aux portes de l’infini…L’infini des gestes, l’infini du verbe et l’infini des affects. Aujourd’hui, l’avenue Bourguiba, symbole de l’urbanité géométrique et de l’ordre établi tyrannique, il y a seulement quelques jours, est devenue un vaste forum, un grand bazar, une longue promenade…Vous y rencontrez des groupes qui discutent de l’actualité, qui théorisent et qui se font parfois des pieds de nez. On parle et on parlote dans une telle exubérance bigarrée et une impensable effervescence jouissive. Les Tunisiens se pressent de dégurgiter toutes les souffrances, les attentes et les refoulements, car on ne sait jamais si cette liberté ne leur joue un tour, comme les nombreuses illusions vécues 57 auparavant, au lendemain de l’indépendance, au lendemain du 7 novembre 1987, à tous les lendemains dorés et trempés dans les mirages. Les vélos et les motos slaloment sur le boulevard, offrant aux passants une forme de badauderie de circonstance ; les cireurs et les vendeurs à la sauvette étalent, sur des boîtes en carton, cigarettes, pralines, nougats et biscuits, comme pour rattraper ce pouvoir qui leur a été confisqué et qu’ils ont recouvré, pensent-ils, depuis ce jour où Mohamed Bouazizi a fiévreusement éparpillé ses oranges sur le macadam, bousculé sa charrette et embrassé le feu. Les manifestants pullulent, s’organisent en mini-groupes, pour ou contre le gouvernement, pour ou contre l’UGTT, pour ou contre la reprise du travail…Certains semblent ne plus savoir où donner de la tête, tant les thèses et les attitudes sont nombreuses, confuses et contradictoires. On les voit acquiescer ici et là, ouvrir toute grande la bouche auprès de tel rassemblement, s’étonner et sourire devant tel trio surexcité… Je regarde les tanks et les camions militaires et j’appréhende leur silence gros de tous les imprévus. Dieu sait ce que mijotent ses anges et archanges sur un échiquier caché derrière cet arc-en-ciel qui, tout à coup, chevauche la banlieue de Tunis, du côté de Carthage. Anguille sous roche Il y a des moments où la raison ne suffit pas, où on se trouve en mal de jugement adéquat, parce qu’il faut du recul pour apprécier l’actualité à sa juste valeur, et pour 58 agir sciemment. Je sens au plus profond de moi-même, -et autour de moi une majorité de Tunisiens sentent- l’urgence d’une pause, pour laisser le temps au temps et permettre au gouvernement de travailler et d’avancer s’il en est convaincu. Mais il y a des moments où nous jugeons tous que l’obstination de la rue à faire tomber le gouvernement et à procéder par table rase relève peut-être d’une intuition salutaire qu’il ne faut pas mésestimer. Sinon comment comprendre : -l’aisance avec laquelle la fuite de Ben Ali a été orchestrée et réalisée, alors que l’armée avait pris des positions autour du palais de Carthage, -l’entêtement du Premier ministre à reconduire dans leurs fonctions des benalistes tels que Kamel Morjène, Ahmed Friâ et tous ceux du même acabit, malgré les revendications intransigeantes des manifestants, -les déclarations du nouveau ministre de la Justice, Lazhar El Karoui Echebbi, qui émet un mandat d’amener international contre Ben Ali et son épouse, non pas pour crimes et haute trahison, mais pour trafic illégal de devises, possession de patrimoine à l’étranger et autres fioritures. Il y a probablement anguille sous roche ! Peut-être même des vipères prêtes à mordre et à remordre, mortellement… 59 Mercredi 26 janvier Nano-révolution Plus qu’auparavant, les surenchères montent d’une manière très dangereuse ; le pays suinte de tous ses pores ; il exsude ses désirs revanchards ; il dégage les senteurs de la violence retenue pendant des décennies ; il s’emporte contre l’air, la terre, les choses et les hommes ; la suspicion tombe sur n’importe qui, pour un oui, pour un nom ; le pays hurle sa soif de sorcières à chasser et de boucs émissaires à malmener, à contusionner, à couvrir de hargne et de crachats. Faute d’atteindre Ben Ali et ses complices essentiels, qui ont eu la malice d’assurer leur retraite à temps, on met sur la sellette certains de ses ministres, beaucoup de ses proches convaincus de népotisme, qui n’ont rien vu venir et se sont rendus comme des lièvres au bord des routes, éblouis par la lumière des phares. On désigne à la vindicte populaire les PDG, les gouverneurs, les délégués, les maires, les notables régionaux et locaux, les indics ; on vilipende les doyens, les directeurs, les employés de bureaux, les vigiles de parcs… Le PDG de telle société d’assurance est violenté et conduit en caleçon hors de son bureau ; le gouverneur de Siliana 60 est sauvé in extremis par quelques soldats ; celui de Bizerte est depuis quelques jours l’objet de menaces populaires ; celui de Tunis a été empêché deux ou trois fois de regagner normalement son bureau ; même le Premier ministre s’est vu barrer la route du ministère, dès le premier jour du sit-in de la casbah, et a dû y accéder par une porte de service, avant de transporter son bureau au palais de Carthage; beaucoup de responsables sont intimidés, insultés, pourchassés et parfois bousculés et giflés. On a sans doute en mémoire la gifle donnée à Mohamed Bouazizi par une fonctionnaire zélée et crétine jusqu’à la moelle des os, peu avant qu’il ne se donne la mort… On se souvient aussi de toutes les claques quotidiennes que la clique de Ben Ali assenait méthodiquement au peuple asservi. Mais cet instinct revanchard se dilue tellement, à la mesure de la dilution du mal que le tyran et ses partisans n’ont pas cessé de faire savourer au pays. On se révolte partout, à Tunis, comme dans les petites localités, contre son supérieur, contre l’épicier du coin, contre la dame de tel guichet, contre ses confrères, ses collègues ses professeurs, ses camarades…Une nervosité sans précédent se propage comme une traînée de poudre, remuée tous les jours par les tisonniers de la haine, la peur de l’inconnu et les harangues débridées sur les chaînes de télévision. Je m’arrête devant Afif, un cireur de l’avenue de Paris, que je n’ai pas revu, depuis une semaine où je m’évertuais à économiser mon temps et mes palpitations à cause de l’état d’urgence : -Bonjour, Afif ! 61 -Ahla ! 13 -Comment ça va pour toi, ces jours-ci ? Il s’empare machinalement de mes chaussures qu’il dépoussière et frotte l’une après l’autre avec ses brosses, en souriant silencieusement. Puis : -Ca va ! Rabbi ykadder elkhir !14 Si seulement on nous laisse faire notre révolution en paix ! -Qui « on » ? -Mais tu as entendu, comme moi, cette mégère française, Michèle*…Khra 15, qui a voulu venir au secours de Ben Ali et de sa police ? On dit même que les Américains et les Libyens sont à l’affût ! Et toi ? Labès ?16 -Pas vraiment ! Non seulement je suis inquiet comme tout le monde, maintenant que nous avons savouré ce dont nous ne pouvions même pas rêver, il y a un mois, mais encore j’ai la sensation d’avoir du coton dans les jambes et du sable dans la gorge. Je ne peux ni accompagner les manifestants, ni crier ma colère ! Je suis trop vieux pour cette révolution ! Et surtout amer d’avoir été parfois trop crédule ! -Comment ça ? Moi, pas comprendre ! 13 Bienvenue ! 14 Que Dieu nous préserve ! 15 Merde ! 16 Ca va ? 62 -Comme beaucoup d’autres, j’ai pu croire, surtout au début de l’ère Ben Ali, qu’il pouvait aimer au moins un peu son pays et lui faire au moins un peu de bien. Il m’a berné comme la plupart des Tunisiens…Mais dis-moi, comment ça s’est passé dans ton quartier? -Oui…Ca va ! A chacun sa révolution ya sidi 17! Moi, par exemple, j’ai failli broyer la gueule du conard dont je t’ai déjà parlé, l’autre jour ! Tu sais, le omda18 qui n’a jamais daigné m’inscrire sur la liste des nécessiteux…J’ai failli l’assommer et passer le restant de ma vie au trou. Enfin, il a eu la peur de sa vie ! Je suis vengé ! Je pouffe de rire. La contagion agit et Afif explose à son tour. Quelques flâneurs s’étonnent de ces éclats de rire partagés par deux bougres que tout semble différencier, et qui communient dans une joie presque convulsive, sous un ficus, tout près de cette avenue Bourguiba quadrillée de chars vétustes et maussades comme le régime terreux qui les avait glanés parmi la camelote des armées occidentales. Je repars, le cœur serré. Autant cette révolution a révélé la générosité et la solidarité des Tunisiens, autant elle a montré qu’ils ont si mal ! Il ne faut pas s’étonner de voir se répandre tant de démons jusqu’ici insoupçonnés, et d’entendre que même les jasmins, les giroflées et les volubilis se vengent du mur qui les empêche de grimper et de fleurir à l’air libre. 17 Monsieur. 18 Chef de commune. 63 *Confrontée aux révélations du Canard enchaîné et à ses propres gaffes, Michèle Alliot‐Marie résistera‐t‐elle à la vague de changement en Tunisie? La ministre s'est défendue ce mercredi devant l'Assemblée et sur Canal +. Et si la prochaine tête à tomber n'était pas celle de Hosni Moubarak, mais celle de Michèle Alliot‐Marie? Plus les jours passent, plus les polémiques s'accumulent, plus la ministre des Affaires étrangères paraît fragilisée. Ce mercredi, Le Canard enchaîné révèle que MAM a bénéficié, avec son mari, Patrick Ollier, et leurs proches, d'un jet privé mis à leur disposition par un homme d'affaires tunisien pour relier Tunis à leur lieu de vacances, Tabarka. L'hebdo satirique ajoute que ce businessman, Aziz Miled, est un proche du clan Ben Ali. Le cabinet de la ministre a confirmé les faveurs mais prétend qu'Aziz Miled n'entretenait pas de relations particulières avec le dictateur déchu. Le Canard enchaîné maintient ses informations, et précise qu'Aziz Miled est associé à Belhassen Trabelsi, le frère de l'épouse de Ben Ali. Il fait par ailleurs partie des signataires d'un appel exhortant l'ancien président tunisien à briguer un nouveau mandat en 2014. Il a enfin contribué à organiser ses campagnes électorales. Cette révélation intervient après que Michèle Alliot‐Marie a offert le soutien de la France aux forces de sécurité tunisiennes et quelques autres gaffes. Ainsi, moins d'une semaine avant le soulèvement populaire en Egypte, avait‐elle loué "l'Etat égyptien, avec ses caractéristiques de démocratie et de tolérance", tout en saluant "l'unité nationale du pays". Le groupe PS demande sa démission François Fillon a fini par reconnaître la réalité des livraisons de grenades lacrymogènes à la Tunisie, dans un courrier adressé au groupe PS à l'Assemblée nationale. Il y a bien eu, écrit le Premier ministre, quatre autorisations de ce type, dont deux alors que le régime de Ben Ali réprimait les soulèvements populaires(…) D’après L’Express, 6 fév. 2011, site web : l’express.fr 64 Jeudi 27 janvier Touche pas à mon héros Si on vous rebat longuement les oreilles par des éloges ou des dénigrements, vous finissez par vous résigner sans vous en rendre compte, et vous vous croyez tel qu’on vous décrit : un ange ou un diable, une étoile ou un ver de terre, un héros ou un vaurien. Depuis le 14 janvier, les laudateurs de la jeunesse sont légion, leurs éloges sont redondants sur le petit écran, dans la rue et les quartiers : « C’est la révolution des jeunes », « La génération de Facebook a surpris… », « Ces jeunes iront très loin… », « On s’était mépris sur la jeunesse », « L’année internationale de la jeunesse accouche enfin… », « La rue appartient aux jeunes… », « Les jeunes brandissent le flambeau de l’avenir… » En bref, le pays est soumis à des pratiques doctrinaires, organisées ou non, en apparence pro-jeunes, mais dont la conséquence est plutôt une espèce de jeunisme insidieux, et même une tentation gérontocratique. Car, non seulement tout ce qu’on sert à la jeunesse, pour le moment, c’est un total débridement, mais encore une partie de la vieille garde de Ben Ali s’accroche au pouvoir 65 et abandonne le terrain à ces héros qui croient dur comme fer à leur héroïsme et s’y exercent véhémentement, au mépris de toute stratégie révolutionnaire. Dans les écoles et les lycées, quand les cours ont lieu, les adolescents haussent le ton, huent les adultes et les injurient, parlent tous à la fois et beaucoup d’examens sont boycottés. J’ai vu des classes descendre la rue, non pas ensemble, mais chacune à part, pour marquer leur présence particulière dans l’histoire de la révolution. Quand la télévision s’en mêle et sollicite des témoignages, ces têtes décoiffées à coups de gel, ces minois aux apparences négligées, ces épaules couvertes de keffiehs palestiniens…se bousculent devant les micros et déversent des slogans et des revendications d’une violence touchante :« À bas le gouvernement ! », « Mort à l’Amérique ! », « Mort à la France ! », « RCD19 out ! », « Mébazâ dégage ! », « Game over !» etc. Ce matin, sur les marches du Théâtre municipal, en plein centre de Tunis, une centaine de jeunes élèves, profitant de la grève des enseignants du secondaire, se sont donné rendez-vous, hilares et furieux, arborant des panneaux gros comme des ardoises, et gazouillant joyeusement comme dans une kermesse. Pas loin de là, sur l’autre bord de la chaussée, un petit homme chauve et tout en larmes arrive à peine à baragouiner son chagrin, devant deux jeunes filles qui s’ingénient à le consoler : « j’ai tout vendu pour aider mon enfant à préparer son bac. Maintenant, c’est fichu ! L’année blanche est inévitable ! » 19 Parti de Ben Ali : Rassemblement Constitutionnel Démocratique. 66 Autres héroïsmes Des réflexes régionalistes et corporatistes s’y mettent également et réclament leur part de la fresque héroïque. Sidi Bouzid revendique la parenté de la révolution, puisqu’elle a donné le premier martyr, le 17 décembre 2010, quand Mohamed Bouazizi, au bout du rouleau et humilié, répudia tout d’un coup la charrette de misère, s’aspergea d’essence et frotta fébrilement un briquet. La rue bouzidienne, se voyant supplantée par la rue tunisoise et quasiment absente de la chronique et du spectacle télévisuel, entend reprendre la main et organise la première marche sur Tunis, dont la pression est, depuis plusieurs jours, tellement forte que le gouvernement est sur le point de céder, apprend-on ce soir. Kasserine, le Kef, Siliana…rejoignent la marche et envoient des cortèges de bus bondés. Un renfort attendu d’urgence pour les occupants de la casbah. Tozeur fait savoir qu’elle n’est pas en reste, à moins qu’on la considère comme une province algérienne, dit le jeune homme interrogé par une journaliste. La foule, agglutinée autour de lui, crie le nombre de martyrs de la région : cinq morts, cinq victimes des snipers de Ben Ali, cinq héros qu’il ne faut pas oublier… Maintenant, à toute heure, des régions entières s’organisent massivement, réclament la visite des reporters, et ses habitants se bousculent de la tête et du coude devant les caméras pour protester contre l’oubli et la misère. Autant l’image sur les sites sociaux, comme Facebook et Twitter, a été un des facteurs déterminants dans le cours des événements politiques, autant le jeu insidieux du petit écran semble verser de l’huile sur le feu, 67 en passant en revue toutes les réclamations sociales venues des quatre coins du pays. Chaque ville, chaque agglomération, chaque hameau ne jurent plus que par la révolution et déblatèrent contre le vrai ennemi, l’unique et le plus inique : le gouvernement de l’Unité nationale. Et puis, si les jeunes chômeurs, diplômés ou non, ont occupé la scène du 14 janvier et gardent toujours glorieusement leur position, toutes les corporations réclament le passage du témoin, comme si la révolution avait un effet enchanteur : les avocats, les médecins, les femmes, les professeurs, les universitaires, les ingénieurs, les journalistes, les ouvriers, les policiers, les syndicalistes, les indépendants, les militants des droits de l’Homme, les instituteurs, les lycéens, les étudiants …Ne manquent au tableau, jusqu’à ce jour, que l’Union des femmes et les islamistes…Mais il est vrai que la première a toujours été fidèle à Ben Ali, comme à Bourguiba, et que Rached Ghannouchi, infortuné leader islamiste d’Annahdha, tarde à rentrer et à mobiliser ce qui reste de ses ouailles en déconfiture, depuis les années 1990. Toute cette effervescence naturelle, bien que simiesque et embrouillée en partie, a, bien sûr, sa force et sa vertu. C’est un vent de liberté, un réveil activiste du peuple jusque-là engourdi par la tyrannie, une réelle pression sur les décideurs qui n’auront ainsi aucun répit pour essayer de jouer avec le feu, volontairement ou involontairement. Elle a aussi, hélas son revers : la révolution s’effiloche, l’esprit revendicatif s’installe et un opportunisme de chapelle commence à faire boule de neige…La flamme allumée par Mohamed Bouazizi est-elle en train de vaciller ? 68 Vendredi 28 janvier La casbah plie l’échine Après de longues et pénibles négociations, le remaniement du gouvernement est annoncé, tard dans la soirée d’hier. Désormais le « Gouvernement de l’unité nationale » cède la place au « Gouvernement par intérim». De la première équipe, les mains sales sont exclues et ne sont maintenus que les ministres de l’opposition : Mouvement de gauche, Ettajdid (Le Renouveau), PDP (Parti démocratique progressiste), le représentant du FDTL (Forum démocratique pour le travail et les libertés), Mustapha Ben Jaafar, s’étant retiré, le ministre des Affaires étrangères, Kamel Morjène, ayant démissionné, le ministre de l’Intérieur, Ahmed Friâ, étant démis de ses fonctions…Tous les autres, à l’exception de Ghannouchi lui-même et deux membres, considérés comme de simples technocrates, sont de nouvelles figures. L’UGTT promet son soutien et exige une participation plus significative aux commissions d’enquête et de réforme démocratique. Mais, pour le moment, les manifestants de la casbah, convaincus de leur droit et de la fragilité de l’adversaire, s’obstinent et refusent ce 69 remaniement qu’ils considèrent comme un compromis insatisfaisant, voire une compromission indigne. Leur objectif est le déracinement du clan Ben Ali, Ghannouchi compris. La classe politique et les opposants les plus intraitables veulent mettre bon ordre à cette confusion ! Car, on soupçonne une manipulation douteuse de ces provinciaux jusqu’au-boutistes, eux-mêmes probablement inconscients de ce qui se trame dans les coulisses à Paris, à New York, à Tripoli ou à l’intérieur, dans quelques tanières reculées du pays. J’accuse ! (Pardon Zola !) J’accuse les Tunisiens majeurs, excepté ceux qui ont fait la révolution, de résignation honteuse, depuis un demisiècle. J’accuse les plus intelligents, parmi eux, ou ceux qu’on considère comme tels, sauf de rares intrépides, de n’avoir pas été à la hauteur de leur statut d’hommes et de femmes intelligents, et de s’être conduits comme l’agneau de la fable. J’accuse les écrivains (dont moi-même), les artistes et les journalistes, de collusion volontaire ou non avec le pouvoir despotique, en se taisant, ou en collaborant par la lecture et/ou l'écriture, avec les organes de la presse locale, tous domestiqués, sans exception. J'accuse les enseignants (dont je fais partie) de n'avoir jamais consacré une leçon significative de leur 70 enseignement à éclairer politiquement leurs publics sur les exactions de leurs bourreaux. J'accuse les partis légaux ou non, RCD en tête, d’avoir failli à leurs missions et de n'avoir pas été au bout de leur courage, quand ils ont soupçonné les dérives du pouvoir en place. J’accuse les hauts cadres, gouverneurs, délégués, maires, responsables en vue et décideurs sectoriels, d’avoir fermé les yeux quand ils ont compris les ignominies des familles Ben Ali et Trabelsi. J’accuse la classe dirigeante, ministres, députés, sénateurs et conseillers, de complicité avec la mafia tunisienne commandée par Zine El Abidine Ben Ali et Leila Trabelsi, d’opportunisme et de haute trahison. J’accuse les hommes d’affaires, les organisations gouvernementales ou non, comme l’UGTT, l’Union des femmes*, l’Union des écrivains… d’avoir préféré leur petit confort à l’intérêt national. J’accuse les médias et leurs PDG, en Tunisie et dans le monde libre, de désinformation et de crimes contre les Tunisiens, par leur silence ou leur position timorée, là où il fallait une dénonciation en bonne et due forme. J’accuse certaines grandes personnalités notoires et influentes de l’intelligentsia tunisienne, africaine, ou européenne, comme Frédéric Mitterrand, Jean Daniel et Béchir Ben Yahmed, de timidité avérée et contradictoire avec l’éthique et la déontologie attachées à leur statut culturel et médiatique. 71 J’accuse des politiciens influents du monde libre et démocratique, comme Nicolas Sarkozy et Barak Obama, de machiavélisme et de soutien indu à la mafia tunisienne sus-indiquée. j'accuse Zine El Abidine Ben Ali, Leila Trablesi et leurs complices parmi leurs proches de haute trahison, de crimes contre l'humanité, de kleptocratie clanique, de trafic mafieux, de paupérisation systématique du peuple tunisien, d'avilissement de son histoire, d' humiliation de la Tunisie et du monde araboislamique, de nuisance à l’environnement et au patrimoine mondial... J’accuse tout ce monde d'être plus ou moins responsable, plus ou moins coupable des malheurs, des iniquités et des exactions infligés à la Tunisie, sous le règne innommable de la Tyrannie. La casbah « libérée » Maintenant que les montreurs de marionnettes sont tombés d’accord, au bout de six tristes jours, on peut bien sacrifier sur l’autel de la « concorde nationale », les provinciaux, héros du sit-in de la casbah. Ni l’UGTT, ni l’armée au comportement ambivalent, ni les faucons de l’opposition, ni les colombes de la société civile ne trouvent sérieusement à redire, quand les forces de l’ordre chargent les foules de la place du gouvernement, affamées, assoiffées et transies, à coups de matraques et au gaz lacrymogène… 72 Silence ! Les vieux monstres se réveillent, écrabouillent jasmins, roses et coquelicots, malmènent la révolution, comme si c’était une banale jacquerie! 73 * Une nouvelle virginité Le Centre de recherches, d’études, de documentation et d’information sur la femme veut‐il se faire une seconde virginité ? Le CREDIF, qui a longtemps consacré la politique de l’ancien régime quant aux recherches faites sur la femme, a‐t‐il fait son mea culpa pour pouvoir aller de l’avant et surfer sur la vague de la révolution ? Peut‐ on aujourd’hui, se fier aux études qui ont été faites par cette institution ? Des questions qui nous brûlent les lèvres, (…) lors de cette première rencontre médiatique organisée au siège du CREDIF suite aux évènements du 14 janvier. Les questions ont fusé de tous bords. Les unes ont remis en cause la crédibilité des recherches faites par cette institution, les autres ont évoqué la pertinence de cette thématique abordée lors de cet atelier de réflexion, à savoir « Femmes journalistes et processus de transition » (…) « Quoi qu’on fasse ce n’est jamais assez pour la femme. » commente‐t‐on dans la salle « Mais pour pouvoir avancer il faut en finir avec le féminisme qui devient anachronique avec notre époque. Il faut qu’une ‘’image dégage’’ et qu’une autre reprenne sa place » a‐t‐on dit au début de cette rencontre. (…) Le témoignage de Mme Lilia Laâbidi, ministre de la Femme dans le gouvernement de transition était aussi annonciateur d’une nouvelle étape pour ce qui est de l’avenir de la femme tunisienne. « « Pardon » dit‐elle les sanglots lui nouant la gorge. « Je demande pardon à toutes les femmes tunisiennes qui ont souffert de la marginalisation, et à celles qui sont longtemps restées reléguées aux oubliettes : Sihem Ben Sedrine, Rachida Enneifer et les autres figures de proue du militantisme en Tunisie. Pendant 23 ans, il est vrai qu’on a mangé du pain, mais permettez‐moi d’utiliser cette parabole : un enfant qu’on nourrit et qu’on prive d’amour et de liberté peut grandir mais ne naîtra pas en tant qu’être social. » Cela se passe de tout commentaire. Mona Ben Gamra, Le Temps , 4 février 2011 74 Deuxième partie PÂMOISON DU SPHINX 75 76 Samedi 29 janvier L’effet domino C’est le tour du deuxième « homme malade » dans ce grand hospice qu’est le monde arabe : l’Egypte, après la Tunisie, est à feu et à sang. Une aubaine pour quelque théoricien de mimologie politique ou pour quelque historien des heurs et malheurs des disciples de Néron ! Surtout un éclair dans le ciel sombre des masses arabes asservies ! L’émeute populaire égyptienne, nettement inspirée de l’expérience tunisienne, semble confirmer la théorie de l’effet domino, car le même scénario, pratiquement, se déroule sous nos yeux rivés sur la télé : soulèvement qui fait tache d’huile en quelques heures, répression sanglante où tombent des centaines de blessés et de morts, déploiement de l’armée en lieu et place des forces de l’ordre débordées et sans gloire, communion spontanée entre les colonnes militaires et la foule, saccages et incendies localisés, annonce d’un événement imminent en haut lieu, discours du chef de l’Etat qui procède avec la même pirouette du bâton et de la carotte, et proclame le limogeage de quelques boucs émissaires… 77 Décidément, Ben Ali et Moubarak appartiennent à la même chapelle d’un autre âge : même gesticulation d’arrière garde, même immoralité scandaleuse et probablement même servitude après une grandeur de pacotille. Petite déception, toutefois, en Egypte, en Tunisie et ailleurs : Hosni Moubarak semble pour le moment toujours debout et à l’abri du cuisant et grotesque flop que Ben Ali vient d’essuyer. Les Tunisiens sont confortés dans leur combat. Et leur fierté d’avoir eu le leadership révolutionnaire et de servir de parangon breveté, dans le monde arabe pliant sous le joug du despotisme, n’est plus à mettre en doute. Les observateurs locaux et internationaux sont sur le qui-vive. Les médias s’enfièvrent, exultent, se goinfrent et en redemandent. Les bonnes gens craignent plutôt pour leur sécurité, pour leur quiétude, même si elle est misérable, pour le droit à l’espoir de vivre, même quand il s’agit simplement de survivre. En Egypte comme en Tunisie, si le chaos s’installe, ce sont surtout ces bonnes gens qui payent les pots cassés, parfois au prix de leur propre vie. Sur les ondes et dans la presse, là-bas comme ici, les voix passionnées*, adeptes du tout ou rien, rivalisent avec celles de la modération et de la raison. Inutile de noter surtout que l’Egypte et la Tunisie, toute proportion gardée, servent fatalement de cobayes aux théoriciens et idéologues retranchés dans leurs tours d’ivoire, aux éminences grises des sociétés offshore, comptant les coups et travaillant pour les indices boursiers, aux jeux d’intérêts, de prébendes et de spéculations multinationales, aux conseillers les plus machiavéliques, penchés sur une mappemonde, retraçant les frontières, défaisant les 78 alliances et repositionnant les balises, avec des mandibules de vampires. Mais il y a une inquiétude beaucoup plus plausible, parce que plus ancrée dans l’actualité géostratégique du monde arabe, que les énervés des partis en compétition et les cavaliers de la vingt-cinquième heure ignorent tragiquement : les deux pays, l’un étant une plaque tournante du Machrek, l’autre une passerelle stratégique au Maghreb, sont maintenant, et plus que jamais, sous la loupe d’ennemis déclarés ou non, qui sont à l’affût du moment mortel, afin d’écraser de nouveau les mânes de Saladin et de Jugurtha, s’ils se hasardent à hanter le présent, se mêlent de récrire l’histoire et de remettre la géographie sur le tapis. 79 *« Du péril de l’épuisement au bonheur de la construction (…) Il est clair qu’aujourd’hui nous traversons une période délicate où la gesticulation revendicative est importante étant, de plus, à s’arroger le privilège de représenter de façon exclusive le souffle de la révolution : privilège assorti de l’accusation qui s’énonce selon la formule que tous ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous, et sont donc des traitres…Cette dimension gesticulatoire, qui relève d’une sorte d’ivresse de la destruction de tout ce qui évoque l’ancien pouvoir, se retrouve dans toute révolution et constitue le moment critique de son extériorité, de sa mise en spectacle qui devient à elle‐même son propre but. (…) Il faut qu’une voix s’élève pour rappeler qu’une telle prétention est fermement contestée. (…) Il faut encore que le travail de construction puisse émerger, se rendre suffisamment visible et, surtout, apparaître come une réponse qui est inscrite dans les attentes profondes de la révolution. (…) Il s’agit donc de lancer une offensive qui soit à la fois dynamique et efficacement explicative (…) C’est la seule façon de créer les conditions de la désaffection progressive de la population par rapport à cette dimension négative de la révolution, qui, avec son ivresse de la destruction des « symboles », n’a pas d’autre horizon que son épuisement. Aujourd’hui, et alors que nous sommes encore dans les premiers jours de cette période postrévolutionnaire, que le gouvernement se cherche aussi bien dans sa composition que dans la définition de ses missions, la prise en charge de ce travail pédagogique marque ce qu’il faut bien appeler un retard par rapport à l’emballement et au raidissement des attitudes revendicatives et vindicatives dans les rues. On peut considérer que cela est assurément très compréhensible. Il n’en demeure pas moins que l’urgence de ce travail dans l’agenda de l’action politique est à souligner fortement. » Raouf Seddik, La Presse de Tunisie, samedi 29 janvier 2011, p.7 80 Dimanche 30 janvier Retour de l’enfant prodigue Rached Ghannouchi, leader historique du mouvement islamiste, Annahdha, regagne aujourd’hui ses pénates, au terme d’un exil forcé de vingt ans, passés en Angleterre. Quelques centaines de sympathisants lui font un accueil triomphal à l’aéroport de Tunis-Carthage, et il se paye même le luxe de haranguer la foule, en vrai tribun apparemment reconnu par sa base, qu’il reconnaît tout autant : « Ô grand peuple qui as fait cette révolution bénie, continue de te révolter… » On ne peut éluder ici les comparaisons, pour y voir un peu plus clair. Il y a des avantages, évidemment : d’abord, par rapport au paysage politique prévalant actuellement dans le pays, ce retour, comme d’autres antérieurs et ceux qui suivront peut-être, quoi qu’en disent les quelques esprits trop chagrins, contribue à assainir le climat politique et à consacrer l’exercice de la démocratie souhaitée par les Tunisiens. 81 L’admission d’un parti salafiste dans la famille politique, maintenant vraiment plurielle en Tunisie, est peut-être le plus grand challenge pour elle. C’est aussi la meilleure épreuve qualifiante pour la révolution, parce que, tout bonnement, il est plus problématique de cohabiter démocratiquement avec des forces réactionnaires qu’avec des forces progressistes. Ensuite, d’un point de vue stratégique, et si l’on croit les protestations réitérées de Ghannouchi et des adhérents d’Annahdha, leur credo est tout sauf l’obscurantisme taliban, ou le fondamentalisme des ayatollahs iraniens. Un indice de taille peut nous inciter à leur faire foi, en restant très prudent : les nahdhaouis ont rarement recouru à la violence, en Tunisie et ailleurs, conformément aux recommandations d’un islam pacifiste, d’obédience principalement sunnite. Enfin, le portrait de Ghannouchi lui-même a de quoi séduire les Tunisiens démocrates, pour composer avec lui, plutôt qu’avec un disciple d’Oussama Ben Laden, ou de Abassi Madani. Jovial, loquace, prudent, attentif au dialogue et patient…Toutes qualités gestuelles, psychologiques et mentales nécessaires pour assurer un niveau élémentaire de cohabitation et, pourquoi pas, une compatibilité d’humeurs, malgré tout ce qui séparerait radicalement la majorité des Tunisiens de son idéologie. Il y a aussi des inconvénients : bien qu’il se soit comporté selon une tactique de loin supérieure à celle d’un autre enfant prodigue, Moncef Marzougui, en évitant la précipitation du retour et en niant, contrairement à l’autre, toute candidature aux prochaines présidentielles, (peut-être 82 pour mieux se faire solliciter si nécessaire), il faut rester vigilant et se méfier des apparences qui sont souvent trompeuses. Premièrement, il est vrai que la foule qui l’a ovationné aujourd’hui à l’aéroport est un grand multiple de cent, par rapport aux quelques dizaines d’amis et de curieux qui ont attendu Moncef Marzougui, rentré en catastrophe, deux jours seulement après la fuite de Ben Ali. Mais ce n’est qu’une différence spécieuse. En effet, si la base salafiste tunisienne n’a que Annahdha de Ghannouchi,* (en dehors des « petits mouvements » peu connus comme Addaoua et Attahrir) pour l’accueillir et l’encadrer, la base progressiste n’a que l’embarras du choix entre des dizaines de partis en exercice*, et en majorité légalisés ou en instance de légalisation. Ghannouchi et Annahdha ne sont donc pas vraiment plus populaires ni plus « dangereux » que Marzougui et son parti ou d’autres, en termes d’arithmétique électoraliste, comme en termes de paix sociale. Peut-être, pour apprécier le poids réel des nahdhaouis dans le pays, faut-il décrire le retour de Ghannouchi en regard de celui de Bourguiba, en 1955, ou en regard de celui de Khomeini, lors de la révolution iranienne. Le commentaire mènerait juste à constater la présomptueuse gesticulation du nouveau leader islamiste, qui a peut-être cru, lui aussi, à tort, à son grandiose bain de foule et à sa revanche historique. Mais l’inconvénient le plus dangereux, dans les quelques mots maladroitement improvisés au milieu de ses sympathisants et devant les caméras, consiste dans l’usage 83 effronté d’une langue de bois, absolument contradictoire avec l’éthique islamique. En faisant de la « révolution » et du « peuple révolté » deux mots-clefs de son allocution, il leurre ceux qui l’entendent en leur disant à peu près ceci : Je me reconnais en vous et dans votre rébellion. Il n’en est rien, bien sûr et, tout au plus, Ghannochi apparaît-il comme un démagogue, au même titre que tous ceux qui ont tourné casaque le 14 janvier, ou qui sont arrivés après coup, juste pour être du festin. La jeunesse, qui a été à l’origine du grand embrasement de ce mois, sait mieux surfer sur internet et fredonner les tubes de Mariah Carey et de Johny Halliday que réciter la fatiha ou citer Sayed Kotb. D’un autre côté, l’islamisme n’a rien de révolutionnaire. Car si le révolutionnaire est, par définition, tourné vers le futur, l’islamiste, lui, toutes tendances confondues, regarde fatalement en arrière. Quand j’entends Zine El Abidine Ben Ali dire aux Tunisiens « je vous ai compris », ou Hosni Moubarak annoncer aux Egyptiens insurgés : « je vous ai entendus… », ou Ahmed Ibrahim, leader du parti Ettajdid parler de la liberté dans l’université après y avoir encouragé le chaos, ou Abdessalèm Jrad, secrétaire général de l’UGTT, déblatérant contre les partis participant au gouvernement, alors qu’il soutenait le tyran, ou encore un islamiste apostropher « le peuple révolutionnaire », je me dis une seule chose : il faut lire et relire Le corbeau et le renard, et en savoir gré à Jean de La Fontaine. 84 *(…) Opposant aux régimes de Bourguiba et de Ben Ali, Rached Ghannouchi, qui a longtemps incarné la ligne dure du mouvement, se dit aujourd’hui proche des islamo‐conservateurs de l’AKP turc et affirme vouloir céder la direction du parti aux plus jeunes. Mais cela fait vingt ans qu’Ennahdha, qui a déposé sa demande de légalisation officielle, n’a plus ni structure, ni journal, ni local. Elle ne disposait que d’une chaîne satellitaire, Al‐Hiwar, et d’un cercle de sympathisants. S’il est difficile d’évaluer son poids politique, nul doute qu’elle a développé ses réseaux en toute discrétion dans les zones rurales et les campus. « Nous représentons une force potentielle, affirme Hamadi Jebali, secrétaire général et porte‐parole du mouvement. (…) Jebali a multiplié les déclarations aux médias, esquivant les questions sur la place de la charia dans le programme d’Ennahdha tout en se montrant rassurant quant à la préservation des acquis des femmes, sans toutefois être explicite. « C’est par étapes que nous atteindrons nos objectifs, souligne‐t‐il, mais nous sommes d’abord les défenseurs de l’islam. » « Notre priorité n’est pas de gouverner le pays, précise Rached Ghannouchi. Notre priorité est de contribuer à l’avènement de la démocratie(…) Sur la question de la libération de la femme, Rached Ghannouchi affiche, dans son discours, une position claire. « Nous avons toujours dit que nous acceptions le code du statut personnel, ainsi que toutes les dispositions sur l’égalité homme‐femme. Nous nous y sommes de nouveau engagés dans le cadre de la plateforme du Collectif du 18 octobre [accord signé en 2005 par plusieurs partis de l’opposition]. » Mais ces propos modérés de nature à rassurer les plus sceptiques sont contredits par certains slogans qui exigent l’instauration de la charia comme base du corpus juridique. Car si Ennahdha représente la mouvance islamique majoritaire, « il existe dans la jeunesse tunisienne des tendances islamistes radicales qui sont encore mal connues », note le politologue Vincent Geisser. (…) Frida Dahmani, Jeune Afrique, 15 fév. 2011 85 Lundi 31 janvier Premier bilan Cela fait près de sept semaines que le regretté Mohamed Bouazizi repose sous terre, quelque part dans l’un de ces cimetières rudimentaires qu’on voit dans les basses steppes de Sidi Bouzid, et que son immolation a fait des ravages dans le pays. Les mânes de dizaines d’autres victimes de Kasserine, du Kef, de Tunis, d’Ouerdanine… souriants et auréolés de lunes, assiègent sans doute sa stèle blanche, tous les soirs, et la jonchent de fleurs et de rameaux invisibles pour les terriens… Cela fait dix-huit jours que Zine El Abidine Ben Ali ne connaît aucun repos, quant à lui, dans son exil saoudien, après avoir été déchu de son trône de tyran par la révolution du 14 janvier, et banni par la volonté du peuple. Aveuglé par la folie des Midas, il n’a pu imaginer, auparavant, ce séjour des proscrits où on en arrive à souhaiter mille fois troquer sa vie contre le repos éternel de ses propres victimes. Cela fait moins d’une semaine qu’à Tunis, la ronde des ministres s’est arrêtée. Le gouvernement dit « par intérim » vient de relayer le « gouvernement d’unité nationale », controversé par la 86 rue, et un semblant de concorde règne dans la rue, malgré des marches sporadiques ici et là, avec un zest tour à tour folklorique et jouissif, ou sérieux et urgent. Cela fait trop peu de temps que les Tunisiens respirent à pleins poumons les senteurs d’une démocratie tâtonnante et téméraire, après la mise en œuvre des mesures révolutionnaires, comme le décret sur la libération des prisonniers d’opinion, l’adoption du projet d’amnistie générale, la légalisation des partis politiques, la levée des restrictions sur l’information, sur les manifestations et sur les activités politiques et associatives, l’entrée en vigueur, bien que timide, de la neutralité politique de l’Etat et de l’administration…Relativement à la brièveté du laps de temps d’une part, et à l’importance de tels acquis, d’autre part, le bilan est donc positif, voire euphorisant. Cela fait, cependant, des semaines que des incidents sauvages ponctuent toujours le parcours de cette révolution, que des dérapages verbaux et même éthiques dans les médias et les institutions de l’Etat frayent la chronique, que la sécurité dans les grandes villes, en province et sur les routes n’est assurée qu’à moitié, que les excès protestataires corporatistes empêchent une normalisation de la vie quotidienne et une stabilisation du travail et de l’économie, qu’une atmosphère de suspicion et d’agissements de plus en plus revendicatifs ou vindicatifs prend de l’ampleur, que la rumeur et les cancans tendent à devenir le pain quotidien de la foule, que l’horizon est marqué de mirages, dans le cadre d’une politique transitoire et incertaine, que les cauchemars les plus noirs luttent de vitesse avec les rêves les plus idylliques… 87 A ce propos, voici une anecdote mi-figue, mi-raisin : Néjib…, un Tunisois quinquagénaire, qui a eu son lot de persécutions sous le règne de Ben Ali, a arpenté, hier, en compagnie d’un caméraman discret, les grandes artères de la capitale, accoutré d’une banderole bariolée de slogans politiques, en se frottant un peu à la police et aux soldats, pour s’assurer que sa nouvelle vie n’est pas un songe, et qu’il ne rêve pas la libéralisation de la vie. Le bilan de ce début de la révolution tunisienne apparaît ainsi partiellement morose et devrait inciter à une douloureuse vigilance. -Tout ça, c’est rien ya baba20, mes rides ont vu bien pire…, me lance une vieille mendiante à qui je donne une aumône en bavardant un peu. Un bout de femme, peut-être centenaire, qui semble en savoir plus que tous ces rebelles réunis et engagés dans ce qui à l’air d’une épopée. La sagesse sort des la bouche des vieux comme la vérité de celle des enfants, et il faudrait donc tout relativiser, wait and see, pour dire plus vrai et agir à meilleur escient. Ce soir, la révolution tunisienne prend tout de même un autre élan international. Sa sœur cadette, la révolution égyptienne, grandit et gronde furieusement. Un autre cataclysme s’annonce au Caire, d’autres suivront peutêtre, dans les autres capitales arabes. 20 Littéralement : « mon papa ». 88 Mardi 1er février Bokassa, Saddam, Ben Ali, Moubarak… La liste des autocrates anachroniques est trop longue et ne commence évidemment pas avec Bokassa, de même qu’elle ne s’arrête pas à Moubarak. L’histoire moderne nous fournit infiniment d’exemples de nostalgiques survivants des régimes féodaux. Rien qu’en Afrique et au Moyen Orient, les Chefs d’Etats cramponnés à une gouvernance moyenâgeuse de leurs pays respectifs forment, malheureusement, la majorité absolue, encore au début du 21e siècle. Il y a de quoi s’arracher les cheveux ! Il y a même de quoi se crever les yeux comme l’Œdipe de la tragédie. Nul besoin d’être versé dans les arcanes de la politologie, pour se formaliser de cette obstination des despotes, contraire à tout bon sens, à toutes les règles de la sagesse minimale et nécessaire à un exercice, même primaire, d’une fonction exigeante et à haut risque, comme celle de la magistrature suprême, notamment quand on y a accédé par des moyens peu louables, tels que l’héritage ou le coup d’Etat. Le moindre des truismes à mettre sous le buvard, si on est au sommet de la pyramide politique et 89 administrative, et qu’on préside au destin d’une société n’est-ce pas de se souvenir de cette loi de base qui détermine la dynamique de l’histoire : la loi du mouvement? Une société quelle qu’elle soit, de quelque régime qu’elle se réclame, obéit à ce besoin de renouvellement cyclique, au même titre que n’importe quel microcosme, qui reproduit, à une échelle réduite, la réalité du monde en perpétuel branle, comme disait Montaigne. Sans une mue périodique, sans le rythme systolique et diastolique, le corps aurait une espérance de vie insignifiante ; sans le changement des saisons et l’alternance du jour et de la nuit…, ni l’univers, ni ses habitants humains, animaux et végétaux, ne sauraient subsister et durer relativement. Les régimes démocratiques, eux, ont réussi à canaliser la satisfaction de ce besoin, tant individuel que groupal, par la limitation des mandats de la présidence et d’autres magistratures (en nombre et en durée), ainsi que par l’organisation périodique d’activités culturelles (biennales, festivals, manifestations de toutes sortes), ou sociales (départs en vacances, rentrée annuelle, carnavals et rites sacrés divers…), ou sportives (coupes locales et mondiales, jeux olympiques…). Impliquées en masse et passionnément dans ces mouvements collectifs, les foules vivent une catharsis régulièrement renouvelée et revitalisante, et n’éprouvent donc plus le besoin de soulèvements extrêmes, ni de changements radicaux, qui ne vont jamais sans leurs cortèges de dégâts en vies et en biens. 90 Il n’y a que dans les sociétés soumises à des systèmes figés et à des régimes politiques éculés, dont les principes de base sont l’absolutisme holistique et le figement temporel, que surviennent les révolutions, au sens de rupture totale, consommée autant dans l’allégresse carnavalesque que dans une terreur catastrophique. La révolution française en est un modèle au 18e siècle, la révolution iranienne ou la révolution de l’Ex-Union soviétique, ou encore les révolutions tunisienne et égyptienne sont des exemples contemporains. Bokassa, Saddam, Ben Ali, Moubarak et leurs sosies politiques pouvaient-ils penser la gouvernance des peuples à la faveur d’une telle vision sociologique élémentaire ? Etaient-ils au moins entourés de conseillers suffisamment éclairés pour les sauver de leurs mythomanies et, du coup, rendre un précieux service à leurs pays? Ou étaient-ils simplement les otages d’éminences grises abruties et de puissances occultes (des alliés externes, des régents et des régentes, des prédateurs et des sérails antiques…) qui les empêchaient de vivre et de faire vivre leurs peuples hic et nunc ? Le Caire toujours Aujourd’hui, nous sommes inondés à toute heure de déluges d’informations sur l’évolution de l’insurrection égyptienne, place de la Libération, au Caire. Après la révolution du 14 janvier, avenue Bourguiba, à Tunis, la « marche du million » semble reluire de toutes les couleurs d’une victoire programmée. L’armée a d’ores et déjà déclaré, en signe de ralliement à la rue, ne pas s’opposer 91 aux insurgés. Certaines voix s’élèvent en France, en Angleterre, en Turquie et…en Tunisie pour réclamer la transition démocratique dans le pays, conformément à la volonté du peuple. Mais les U.S.A. ne demandent pas clairement le départ de Moubarak, et leur ambassadrice au Caire a déjà entrepris des contacts avec l’opposition, en la personne de Mohamed Baradei. Israël est en alerte quasiment belliciste et pose les conditions d’un éventuel changement en Egypte, à savoir le respect de la convention de paix de Camp David. Les chefs d’Etats arabes terrifiés, bien sûr, restent retranchés derrière un mutisme conspirateur et antirévolutionnaire. Il est sûr que leur destin est tributaire de la victoire ou de l’échec du soulèvement du Caire. Dans quelques jours, peut-être quelques heures, entendrat-on parler d’une autre chute humiliante d’un dictateur arabe, d’un autre projet de transition démocratique arabe, et demain, ou après demain, le tour de la Libye, de la Jordanie, de la Syrie, du Maroc, du Yémen, ou de l’Algérie…dans l’ordre de la bousculade de leurs populations longtemps opprimées, et désormais complètement désinhibées . La révolution tunisienne semble donc avoir la baraka* ! Elle produit lentement, mais sûrement, son effet domino, et tout porte à croire que, pour le monde arabo-islamique, peut-être pour d’autres mondes également, (la Chine et la Russie seraient à l’horizon) elle sera la marraine d’une démocratisation salutaire de la vie, même si celle-ci sera coûteuse, très coûteuse, en énergie, hommes et moyens. 92 *(…) L'onde de choc partie de Tunisie continue de faire trembler les régimes arabes. En écho à la contestation qui a eu raison du régime de Ben Ali et fait vaciller Hosni Moubarak, la Jordanie, aux prises avec l'une des pires récessions économiques de son histoire, traverse une période de tensions politiques. (…) En Tunisie, la situation reste tendue plus de deux semaines après la chute de Ben Ali. Des centaines de manifestants se sont rassemblés mardi matin à Kasserine, dans le centre du pays. Ils exigeaient une solution urgente pour mettre fin à une situation jugée «chaotique et instable». (…) A Carthage, dans la banlieue de Tunis, l'armée a procédé mardi à des tirs de sommation pour disperser des bandes de jeunes qui s'en sont pris à deux écoles. (…) En Algérie, une grande marche dans la capitale est prévue le 12 février pour demander le «départ du système» Bouteflika et la levée de l'état d'urgence, en vigueur depuis 19 ans. (…) Au Yémen, le président Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis 42 ans, a annoncé mercredi lors d'un discours devant le Parlement, qu'il renonçait à un nouveau mandat. Confronté à des protestations populaires depuis la mi‐janvier, il a aussi annoncé le report des élections législatives prévues pour le 27 avril et dont la tenue en l'absence d'une réforme politique était contestée par l'opposition. (…) En Syrie, où la situation était jusqu'alors restée calme, un appel à manifester vendredi après‐midi contre la «monocratie, la corruption et la tyrannie» du régime de Bachar el‐Assad a été lancé sur Facebook, dont l'accès est pourtant bloqué. Un groupe, qui a réuni plus de 7.800 membres mardi, a lancé un appel à manifester sous le slogan de «la Révolution syrienne 2011». (…) (…)Au Maroc, un jeune homme a été blessé après avoir tenté de s'immoler par le feu au cours d'un sit‐inde protestation mardi devant le ministère de l'Education à Rabat. Il participait à une manifestation de protestation d'enseignants contractuels réclamant leur titularisation. Quatre tentatives d'immolation par le feu ont eu lieu au Maroc en une dizaine de jours. D’après Le Figaro, site : Figaro.fr, 5 février, 2011 93 Mercredi 2 février Le désir et la réalité Il arrive à tout le monde de prendre un peu ses désirs pour des réalités…Un peu, beaucoup, trop. Ainsi, en Tunisie comme en Egypte, on le voit d’abord dans la voix de présentateurs de télévision pressés d’apporter des nouvelles toutes les cinq minutes, des nouvelles et des événements sensationnels au possible. On le voit, ensuite, dans les épanchements lyriques d’invités énervés, qui annoncent souvent beaucoup plus le beau temps que la pluie : La révolution balayera tous ses ennemis ! Finis la résignation et l’esclavage ! L’heure de la démocratie a sonné ! Le monde arabe connaît sa vraie renaissance ... Evidemment, en Tunisie, même si, à Dieu ne plaise, la révolution en arrive un jour à quelques malheureuses dérives, l’on se souviendra au moins d’avoir récrit notre histoire avec ce point lumineux, probablement le plus rayonnant de sa période moderne, l’apothéose du soulèvement populaire du 14 janvier. En Egypte, au cas où le soulèvement avorterait, on retiendrait au moins cette 94 fière rébellion du peuple, longue de plusieurs semaines, qui a l’air de pouvoir se prolonger autant que nécessaire, et cette image si frappante du tyran du Nil qui chavire, qui cède et qui est sur le point de s’affaler de tout son long. Toutefois, à Tunis comme au Caire, surviennent régulièrement des événements humiliants pour les deux nobles peuples insurgés, des incidents indignes de la mémoire de leurs martyrs, et qui figureront dans les annales historiques de ce début de l’année 2011, comme autant de pages noires. Le sit-in de la casbah de Tunis a été défait, il y a quelques jours, dans un tel chaos que tout le pays s’est ému de voir ces jeunes provinciaux de la « marche de la liberté » malmenés par les brigades antiémeutes, battus et pourchassés comme des chiens galeux, à travers le labyrinthe de la Médina, jusqu’au centre ville. Cette basse manœuvre s’ajoute à toutes les autres où des innocents sont assassinés par des tirs ciblés, à Sidi Bouzid, à Kasserine, à Tunis et dans d’autres villes. Hier, après une accalmie de trois jours qui a redonné de l’espoir au pays et a permis de croire que le pire était loin derrière, les agents de l’ordre se sont brusquement retirés de tous leurs postes à travers le territoire, pour faire passer des messages revendicatifs auprès de leurs nouveaux patrons. Le terrain était libre pour que des centaines de détenus en cavale et quelques miliciens du régime en déroute commettent les pires méfaits dans les quartiers résidentiels, devant les établissements d’enseignement, et jusque dans les locaux du ministère de l’Intérieur. Le nouveau patron des lieux, Farhat Rajhi, pris d’assaut par des hommes armés, a eu la vie sauve grâce au dévouement 95 de quelques gaillards des brigades antigang. Le ministre avouera à la télé, le soir même, qu’il y a laissé quelques plumes, ainsi que son portable et son manteau ! Et du Caire, il y a seulement une heure, nous parviennent les images d’un spectacle moyenâgeux : des baltajiâ21 à dos de chevaux et de dromadaires, armés de cravaches, d’épées, de battes, de massues et de pierres, chargent les manifestants de la place de la Libération. S’en suit une bataille rangée entre les partisans de Moubarak et ses opposants, qui dure jusqu’à maintenant, sous les regards médusés des soldats, apparemment tenus à une neutralité incompréhensible. Qui l’emportera dans ce bras de fer entre les forces qui tirent en arrière, soutenues par l’argent sale des manipulateurs aux noirs desseins, et celles qui tirent en avant, avec pour uniques armes la légitimité politique et morale de leurs protestations, leurs mains nues et l’innocence de leur action ? 21 Casseurs. 96 Jeudi 3 février Repli stratégique ? Où sont donc passés les enfants prodigues, les Marzougui et les Ghanouchi, entre autres, puisqu’on ne les voit plus et qu’on n’entend plus parler d’eux ? Ils hument les jasmins longtemps délaissés pour les tulipes du Nord ? Ils cuvent leur déception de n’avoir pas été reçus comme Bourguiba, autrefois, ou comme Khomeiny, plus près de nous ? Ou bien ils se préparent en catimini à une autre mi-temps : les élections présidentielles ? Ou bien encore sont-ils un peu distraits par l’effet magique de la révolution tunisienne sur les « peuples frères », et sont-ils en train de mijoter la meilleure stratégie possible, pour récupérer au profit de leur croisade messianique à venir, cette force du peuple, à présent déchaînée et prête à envahir les quatre coins du monde esclave ? Et les autres ? Ces milices du RCD en tenue d’agents de l’ordre, tueurs d’innocents, kidnappeurs d’enfants et de femmes, qui ont même eu assez de toupet pour terroriser leur nouveau patron, le ministre de l’Intérieur, dans son propre antre censé être le plus inexpugnable ? Et ces prédateurs de l’ancien régime, éminences grises, conseillers, serviteurs dits ministres et commis de tous 97 genres, qui ramassaient à chaque fois des miettes, quand les Ben Ali et les Trabelsi eurent raflé la mise ? Et ces porte-voix du despotisme, reconnaissables sur les colonnes de la presse locale, au petit écran et sur tous les supports folkloriques et officiels, entièrement consacrés à distiller, à longueur de saisons, une infatigable psalmodie des thuriféraires des maîtres ? Et ces amis étrangers, protecteurs, publicistes et V.I.P, de la renommée d’un S. Berlusconi, ou d’un F. Mitterrand ou d’une M. AlliotMarie, hôtes obligés et obligeants de la « mafia » tunisienne, comme le dit le site Wikileaks, par la bouche de l’ex-ambassadeur américain à Tunis, W. J. Hudson ? Où est tout ce beau monde ? Il évite les lumières et les échos, il adopte un profil bas, il se terre. Pourquoi ? Outre les craintes justifiées de certains parmi eux, la petitesse caméléonesque de quelques autres, il y a peut-être le pire : le repli stratégique pour serrer les rangs et revenir à la charge démagogique, politicienne et, dans la pire des situations, à l’action terroriste, comme ce fut le cas en Somalie ou au Liban, ou comme le carillonnent les houles humaines entrées en guerre civile, primitive, depuis quarante-huit heures, à la place de la Libération cairote. 98 Vendredi 4 février La révolution à l’université Les manifestations embrasent aussi les lycées, les facultés et les universités. Depuis plusieurs jours, on saccage et on incendie à tour de bras, on traîne dans la boue les maîtres et les pères. Confronté moi-même au chahut à l’ENS, aujourd’hui, je repense à Jan, dans Le Malentendu de Camus. C’est présomptueux de me comparer à ce malheureux enfant prodigue, égorgé par sa mère et sa sœur sans le reconnaître, alors qu’il leur apportait sa fortune et son cœur sur un plateau d’or ! Mais, d’abord, quand vous donnez six ans de votre vie pour réhabiliter un établissement qui était à terre et qu’en retour, à cause de deux ou trois chenapans ignorants et irresponsables, qui profitent du chaos et du grégarisme régnant pour vous rabaisser, juste parce que, dans leurs têtes malades, vous êtes un « chef », vous ne pouvez pas vous empêcher de voir les yeux de l’absurde. Ensuite, la présomption est le dernier de mes plaisirs, et ceux qui me connaissent le reconnaissent, sans doute. Une petite minorité d’élèves normaliens colportent des rumeurs selon lesquelles je serais un proche de tel ou tel ministre de l’Enseignement supérieur, alors que la vérité 99 vraie est que je ne les connais ni d’Eve ni d’Adam (sinon je ne le publierai pas n’est-ce pas,). Puis, bassement aiguillonnés par deux ou trois bras cassés parmi les ouvriers de l’ENS et un enseignant envieux, étranger à l’établissement, (que je ne nommerai pas, par charité), ces élèves, catéchisés ainsi par des crétins qui ne voient pas plus loin que leurs godasses crasseuses, viennent me conspuer, moi et les membres du conseil scientifique, sous les fenêtres de mon bureau, en cajolant de sombres projets, particulièrement à mon égard. Le slogan fédérateur de tous les étudiants révoltés de l’université est que les directeurs et directeurs de départements, les recteurs, les PDG… tous les « chefs » enfin dans le pays, sont des instruments du Président et doivent donc « dégager »… Ni le ministre, Ahmed Ibrahim, ni le Président de l’Université, Abderraouf Mahbouli, ni les forces de l’ordre, ni le personnel et les enseignants, tous informés de la gravité de la situation, mais terrifiés et pris d’une indescriptible poltronnerie, ne bougent le petit doigt, pour intervenir. Le même scénario se déroule dans de nombreux autres établissements et les autorités laissent faire. Un peu partout dans les universités, le hooliganisme et la vindicte se substituent instinctivement aux AG et aux doléances estudiantines pacifistes, d’autant plus que le ministre de l’Enseignement supérieur vient de renvoyer les vigiles et ferme l’œil sur les mouvements insurrectionnels anarchiques et violents. Ce futur candidat aux présidentielles, autant que l’UGTT, trouve dans ce chaos une occasion d’or pour conquérir ou reconquérir des partisans. 100 Je décide finalement de claquer la porte, avec une sensation de nausée au bout du nez. Mon second mandat de trois ans arrive d’ailleurs à son terme, et il est inutile de continuer, au bout de six ans, à faire du zèle dans une famille où quelques membres floués par deux diablotins vous rejettent injustement, absurdement, même si tous les autres vous aiment et vous estiment en privé, mais cèdent à la lâcheté et font l’autruche, en attendant une curée annoncée. Auparavant, deux de mes propres étudiantes, dont je tairai les noms par pitié, avaient même fait courir des ragots sur mon autoritarisme, des injustices commises à l’égard d’un étudiant (renvoyé en fait, suite à son passage devant le conseil de discipline, par le président de l’université, pour absence prolongée), et même sur ma vie privée qui serait… dissolue !!! Pauvres petits ! Pauvres petites ! Dans ce contexte historique exceptionnel, où il n’y a plus de lois ni de références, j’ai le sentiment sincère de ne pas leur en vouloir, parce qu’ils ne savent pas qu’ils sont bassement manipulés par des pions de l’UGTT qui venait de soutenir officiellement la candidature de Ben Ali aux prochaines élections présidentielles et qui cherchait à exporter ses différends internes… Que s’ils ont été recrutés dans l’enseignement, après leur formation à l’ENS, et s’ils mangent aujourd’hui à leur faim, ou s’ils continuent à faire des études, c’est surtout grâce à ma sollicitude et à ma pugnacité devant les autorités de tutelle. Que l’ENS était un poulailler en 2005, et j’en ai fait une institution propre, ordonnée et vivable. Que l’ENS était un lieu de sinécure pour une dizaine de ronds-de-cuir ou quelques enseignants aux semelles et aux idées usées, et j’en ai fait un temple de travail, de partage et de gestion collégiale, avec la bonne 101 grâce de collègues compétents, prodigues et dévoués. Que l’ENS était pire qu’un bahut dans quelque province reculée, et j’en ai fait un atelier de culture et de rayonnement scientifique, presque inexistant auparavant dans le pays. Que j’ai sacrifié mon orgueil en mendiant des fonds et des dons pour ces élèves, auprès de nobles partenaires tunisiens et étrangers, qui croient ce que je crois. Que l’ENS était un lambeau de titre anonyme, et j’en ai fait un petit point incandescent dans l’université tunisienne et aux yeux de ses « consœurs » d’outre-mer. Que l’ENS doit énormément à mes nerfs, à mon cœur, à ma haine pour les Ben Ali et compagnie, longuement brocardés par mes romans et mes vers, avant leur chute, ce qui a failli me conduire en prison. Que le pays doit un peu plus à l’ENS, après 2005, comme il doit à d’autres étoiles qui se comptent sur les doigts de la main… Mais, bah ! J’aurais appris qu’il y a une souffrance pire que celle de la maladie ou de l’agonie : et c’est l’ingratitude. J’aurais servi de bouc émissaire à quelques jeunots souffreteux et bornés qui veulent tuer les pères, comme partout ailleurs, dans une Tunisie sous sismothérapie ! Ils ne vont pas tarder à mesurer l’ampleur du dégât causé à leur établissement, à leur propre image, à leur vie de tous les jours, à la révolution, et ils penseront, bientôt, comme moi, au Malentendu de Camus, quand ils auront compris que comme beaucoup d’autres, j’ai fait les frais de leur ignorance, ainsi que des décisions hâtives et irresponsables de l’Université et des ministères d’avant et d’après la révolution! J’aurais mieux compris la douleur de Jan dans ce drame camusien ! Peut-être même que Jan m’envie un peu, car j’ai probablement encore le temps de vivre le remords de ces jeunes quand ils verront, trop tard, 102 qu’ils ont été entièrement manipulés par des antirévolutionnaires, ou par des idiots aux fesses et aux idées carrées, et qu’ils ont été induits en erreur par un contexte qui charrie, tout ensemble, le bon grain et l’ivraie, et que la démocratie risque de laisser place à la médiocratie. Le malentendu sera ainsi un autre tribut que quelques-uns de ma génération paient, en plus de tout à ce qu’ils ont donné à cette génération révolutionnaire, grâce à l’école républicaine et à beaucoup de sacrifice de soi, qu’il ne faut jamais regretter, bien sûr. Tunis bouillonne toujours Je descends à pied de la Place de la casbah, direction Bab Souika. L’avenue serpente entre des bâtiments de styles opposés : une rive à l’architecture coloniale aligne des édifices occupés par des ministères ou des tribunaux, l’autre offre ses façades de basses échoppes et de bureaux qui laissent deviner la partie nord-ouest d’une Médina debout sur sa pente, depuis bien des siècles. Une artère hybride, en somme, vous tire d’un bord à l’autre vers des réminiscences qui feraient doucement rêver, s’il n’y avait pas cette actualité brûlante et toujours très inquiétante. Côté gauche, et devant chaque ministère, une foule compacte lève le poing, s’égosille à coups de slogans plus injurieux les uns que les autres, chante un hymne revendicatif ou revanchard. Le plus drôle, c’est que même les nouveaux ministres, triés sur la base de leur appartenance à la société civile ou dissidente, tel que le 103 syndicaliste Taieb Baccouch, ministre de l’Education, porte-parole du gouvernement, et Mohamed Nasser, honnête transfuge de l’ère Bourguiba, ministre des Affaires sociales, sont fréquemment hués et ont droit aux mêmes accusations que moi et les autres « subalternes »: incompétence et poltronneries, escroqueries et trahisons. C’est pourquoi ils se barricadent derrière les lourdes portes fermées de leurs départements, leurs services sont entièrement paralysés, et on les imagine comme des chérubins piégés par l’implacable histoire réelle qui se fait contre eux aussi*, tandis que leur idéal était de pouvoir un jour en écrire au moins quelques chapitres, à la gloire des années qu’ils avaient passées, penchés sur des livres, ou absorbés par quelque thèse à rédiger, ou communiant avec des camarades au milieu de tel ou tel cénacle militant. À droite, je vois ces boutiques, ces gargotes et ces cafétéria pleines à craquer d’une clientèle mâchant des sandwichs aux merguez, ou fumant des narghilés devant une tasse de thé à la menthe, donc une humanité aisée, ou indifférente, regardant cette autre humanité de la rive en face, qui bouillonne et qui crie à hue et à dia sa fureur et sa frustration. J’ai mal et je suis pris d’une tristesse qui envahit tout mon être, une bouffée chaude qui monte de la pointe de mes pieds à ma cervelle, comme si je venais de surprendre un homme entrain d’en égorger un autre, en souriant joyeusement…Mais je me résigne vite à l’absurdité de ma vision autant qu’à celle du spectacle. 104 Ainsi va le monde révolutionnaire tel un agrégat de solitudes immenses et de désirs ennemis, en dépit de l’illusion collective d’embarquement sur la même flottille. Le Caire nous obsède La manifestation cairote nous obsède. À travers France 24, la révolution tunisienne se mire dans la révolution du « pays du Nil » et égrène les similitudes réconfortantes qui s’accumulent jusqu’ici. Tout semble concorder, en effet : obstination du peuple insurgé, confrontée à l’obstination d’un tyran obtus, étonnante gestion pacifiste du soulèvement, bousculée sauvagement par des tentations diverses agressives et anti-démocratiques, comme le recours aux casseurs et au terrorisme des snipers, jeu de cache-cache des agents de l’ordre alternant assauts sanglants et éclipse quasi totale, afin de mieux s’imposer de nouveau à la rue, neutralité de l’armée, elle aussi comptant les coups et guettant peut-être l’instant opportun pour négocier sa place au soleil, prudence malicieuse des intégristes, présents comme une force de masse et non comme une force structurante, mutisme suspect des capitales arabes, davantage mis en évidence par les déclarations mitigées, ou catégoriques, des capitales européennes… Le hic, car il y en a un et d’envergure, dans cette radieuse duplication égyptienne de la révolution tunisienne, c’est que le raïs pharaonique met un point d’honneur à choisir lui-même le moment et la manière de vider les étriers, tout en obtempérant aux autres injonctions du peuple, comme de ne plus se représenter aux élections et de préparer une 105 transition vers la démocratie. Or, la révolution, se définissant essentiellement par sa vertu de rupture, la déchéance du régime contesté doit être programmée par les révolutionnaires eux-mêmes, quand et comme ils le veulent. Ce fut le cas le 14 janvier à Tunis, ce n’est toujours pas le cas au Caire. Tout le monde ici ne comprend pas les enjeux de cette casuistique symboliste, mais tout le monde l’appréhende au moins intuitivement et s’impatiente de voir se répéter, aux pieds du sphinx, le génial exploit carthaginois. Si cela arrivait, une longue période de jouissance à répétition nous serait promise, des bords du golfe arabique à l’Atlantique. 106 *(…) Les tâches du gouvernement provisoire doivent partir d’un état des lieux sincères et conformes à la réalité, loin des actes de vengeance et de la démagogie. Je me limiterai ici au domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Cet état des lieux ne peut, en aucune façon être réalisé par des gens qui, d’une part, ont fait partie de manière directe du cercle des décideurs, d’autre part, sont éloignés depuis un bon bout de temps de ce secteur, ni par des personnages dans le seul mérite est de répondre au critère de copinage. (…) Dans cet ordre d’idée, je ne vois franchement pas l’utilité des deux secrétariats d’état relevant de notre ministère (comme d’ailleurs tous les autres secrétariats) et je ne crois pas au plus ce que pourraient apporter les deux personnes nommées à ces postes. M. le Ministre a le droit de s’entourer au niveau de son cabinet de qui il veut ( comme il l’a annoncé à la télévision) je reste tout de même perplexe quand j’entends dire ( contrairement à ce qu’il a annoncé à la télé aussi) que certains responsables d’établissements ont été limogés ou « dégagés » manu militari, comme c’est le cas, paraît‐il, à l’IPSI, à l’IHEC, à l’Institut de documentation, à la FSB ou à la cité des sciences. Je ne peux que me demander à qui le tour ? (…) S’ils ont commis des fautes graves, qu’ils en soient jugés et sanctionnés en conséquence, sinon ils ont le droit d’être défendu par le ministre, le chef hiérarchique(…) Le traitement de deux poids, deux mesures, n’est pas digne des universitaires, alors que cessent ces limogeages et que le ministre s’occupe d’entreprendre des action dignes de préparer un avenir raDieux répondant aux aspirations de la jeunesse estudiantine, des universitaires et de tout le peuple révolutionnaire qui lui a permis d’être là où il est aujourd’hui. Qu’il laisse ceux qui, comme les directeurs généraux de l’administration centrale, connaissent les dossiers en cours, finir de les traiter. (…) le gouvernement provisoire, se doit de lancer des signaux fort significatifs de la rupture avec le passé, il n’en demeure pas moins que, pour cette étape transitoire, ces signaux doivent concerner le copinage et la démagogie… Tahar Manoubi, La Presse, mercredi, 2 fév. 2011, p.6. 107 Samedi 5 février Sidi Bouzid crie : au feu ! Oui, comme si c’était une fatalité ! Sidi Bouzid est-elle donc vouée à être une triste pépinière de laissés-pourcompte, tout juste bons à la misère, à la déshumanisation, à l’immolation, puisqu’elle vient d’être le théâtre de deux autres victimes du feu ? Hier, on y a fait une découverte macabre : deux détenus sont retrouvés morts, avec des parties du corps carbonisées. Déjà durement éprouvés par le décès tragique de Mohamed Bouzizi, les Bouzidiens, ne croyant pas à la thèse du suicide des deux nouvelles victimes, crient à une sale bavure policière, destinée à faire taire, pour jamais, deux pauvres gens, dont l’un serait détenteur de secrets hautement compromettants pour le RCD et ses hommes. Ces Bouzidiens savent que les manifestations et même les violentes émeutes locales ne sont qu’un exutoire, mais ils y recourent, faute de mieux. En haut lieu, on compatit ouvertement à leur malheur ; Farhat Rajhi, ministre de l’Intérieur, frais émoulu du barreau, s’émeut au point d’admettre publiquement l’hypothèse d’un règlement de compte, lié à de sordides manigances politiques impliquant des personnalités du RCD. L’affaire aura probablement des retombées qui ne surprendront personne. 108 Dimanche 6 février Le fantôme de Ben Ali Parti ? Pas parti ? Rien ne filtre de la tanière saoudienne du président fuyard, à croire qu’il est tapi sous terre, ou qu’il observe un sombre rite du silence : ne pas montrer le nez, ne pas vivre, se taire, se faire oublier. Mais son ombre reste impénitente et avide de sang. Elle l’attache à quelque pilori dans son trou, le bâillonne et retourne hanter ces provinces de son pays exsangue qu’il avait effrontément dépouillées et méprisées. L’ombre retourne y continuer l’œuvre diabolique de la taupe maintenant réfugiée dans les parages de la Mecque. Après avoir immolé les deux détenus de Sidi Bouzid, voici que cette ombre fait des siennes au Kef ! Un fonctionnaire de la police, lui-même excédé et terrorisé par une houle humaine, et qui n’a toujours pas compris que d’une gifle assenée à un malheureux citoyen peut naître un tsunami, cède à la peur et malmène une manifestante. Le fantôme de Ben Ali n’est pas très loin ; il a sans doute inspiré le geste anachronique de l’agent. Vite, le fantôme va daredare éventer la chose au cœur de la ville-dortoir et aux alentours, attroupe les vivants et les morts, qui donnent 109 l’assaut au poste de police. Tout se précipite : panique, sommation, tirs, quatre morts et dix-sept blessés demeurent sur le carreau. Le fantôme compte les victimes et, toujours non rassasié, bat de ses ailes putrides et vogue vers d’autres villes-cimetières, où il ira allumer d’autres brasiers. À Guébilli, au sud du pays, l’un des manifestants aura la cervelle éclatée par une bombe lacrymogène. Au Kef, de nouveau, le poste de police sera complètement incendié après l’enterrement des victimes de la veille. À Tunis, le ministre de l’Intérieur, monté au créneau et faisant preuve d’une perspicacité et d’une sincérité d’honnête homme, suspend toutes les activités du RCD soupçonné d’être l’instigateur de ces désordres, en attendant une interdiction en bonne et due forme juridique. Pour le peuple, comme pour le nouveau gouvernement, ou les colombes de la casbah, ou les gazelles de Douz, l’horizon de la révolution ne s’éclaire pas encore de cette lumière blanche tant attendue, après la fuite de Ben Ali, mais se profile plutôt comme un pot au noir. Cependant, et malgré la peur nourrie tous les jours de terribles nouvelles, l’espoir couve dans les cœurs, et Sidi Bouzid, d’où avait jailli le feu de l’honneur, reçoit avec de gracieux youyous frissonnants le cortège de « massiret echoukr wal’moussanada22 », long comme deux kilomètres et dont les membres viennent de tout le pays, offrir à ces fiers Bouzidiens des médicaments, des denrées, des gerbes de fleurs et beaucoup de sourires. 22 Marche de remerciement et de soutien. 110 Lundi 7 février Un jour angoissant Je hais les lundis tunisiens. Un curieux rituel chez nous fait du début de la semaine, en temps normal comme dans l’urgence, le jour de tous les rendez-vous, de toutes les démarches à entreprendre, de tous les départs, de tous les retours. Le lundi est une promesse de commencement et de recommencement, de fondements et de fondations, de rappel et de mémoire, de quête et de requêtes…À croire que si le lundi n’existait pas, les Tunisiens l’auraient inventé. Débarquant du métro n° 3 à l’avenue de Paris, à quelques mètres du boulevard Bourguiba, j’éprouve instinctivement ce resserrement de cœur qui m’est coutumier, le lundi, à Tunis. Car, sans savoir si mon appréhension correspond à une vérité subjective ou à une réalité, le boulevard, qui est la plus grande artère de la capitale, me paraît plus grouillant que depuis que les marches orageuses y ont à peu près cessé. On y est bousculé par -et on bouscule- les passants tous les deux mètres, avec des samahni23 qui 23 Pardon ! 111 finissent par être encore plus enquiquinants et plus énervants que la cohue elle-même. Les gens se pressent plus que de coutume et se heurtent donc de l’épaule, du coude ou de la main plus fréquemment. Les samahni fusent, se répètent et donnent parfois des scènes grotesques, comme ce goujat qui se racle la gorge et envoie une grosse expectoration, deux mètres devant lui, en demandant pardon à un vieux bonhomme dandinant au bord du trottoir, et qui l’accable d’une kyrielle de rodomontades, pour avoir été presque éclaboussé…La révolution suscite ainsi des comportements et des discours plus couramment heurtés et plus nerveux, sur fond d’une conscience d’impunité et d’instincts libertaires. Mon café est fétide, malgré la classe du salon où je suis servi et le large sourire dont me gratifie un garçon diligent et poli. Le journal aligne des nouvelles qui alarment et électrisent à la fois : des gouverneurs nouvellement nommés sont vite renvoyés chez eux à coups de « dégage ! » par les foules de Gafsa, de Bizerte, de Sousse, de Mèdnine…, indignées de n’avoir pas été consultées ; des foyers incendiaires éclatent et se relaient sans répit, du nord au sud du pays, à Jendouba, au Kef, à Gabès, à Guébilli… ; à l’étranger, des violences opposent les insurgés aux contre-révolutionnaires au Caire, les rues arabes préparent d’autres révolutions à Sanaa, à Amman, à Alger… Je reprends le chemin du retour, mais le lundi est décidément insoutenable, surtout en temps de révolution. Sur le trajet entre l’avenue Bourguiba et la place Bab Sâdoun, que j’arpente à grands pas fébriles et impatients, 112 je croise quatre ou cinq mini-manifestations, dont chacune a mobilisé de trente à quarante lycéens, portant de gros cartons en guise de banderoles, sifflant, râlant, ronchonnant et brandissant cailloux, houlettes, barres de fer et autres armes de fortune. Ya toura ya foura24, disait autrefois ma mère, quand elle constatait des extrêmes! Oui, maman, tu avais raison ! Jusqu’ici, nous avons appris la résignation totale, à présent, nous savourons l’anarchie. Nous avons beaucoup de chemin à faire, pour apprendre correctement l’alphabet de la révolution et les vertus de la démocratie, qui nous ont malheureusement fait défaut, depuis les suffètes de Carthage. 24 D’un extrême à l’autre. 113 Mardi 8 février Attention ! Terrains glissants ! L’ancien maître de Carthage faisait marcher le pays au doigt et à l’œil. Même les ministres n’étaient que des fantoches qu’il manipulait et traitait comme des serfs, à tel point qu’aucun d’eux n’osait prendre une initiative dans son département, et que le moindre geste et la plus infime déclaration devaient être entourés de précautions draconiennes, pour ne pas empiéter sur les prérogatives du palais, désigné couramment par l’expression « en haut », doublée d’un index levé vers le ciel. Toute une génération, celle qui a aujourd’hui entre quinze et vingt-trois ans, a grandi ainsi dans la soumission aux parents, aux maîtres, aux fonctionnaires, aux professeurs et à la police, lesquels obéissaient à leur tour à l’ordre tyrannique centralisé, et en reproduisaient, par peur ou par mimétisme, les règles autoritaires malfaisantes. On comprend mieux que ce système du bâton et du servage absolu fasse éclore une sorte de schizophrénie générale chez cette jeunesse tiraillée par l’habitude de la résignation, d’un côté, et, de l’autre, par la tentation de la liberté que leur fait miroiter un milieu en avance de plusieurs siècles. Car, ce milieu est 114 soumis à l’influence des médias constamment branchés sur le monde libre. Les récepteurs paraboliques, les réseaux internet, le téléphone portable, les DVD et autres moyens d’information et de loisir qui, en vingt ans, ont envahi la Tunisie, amoncellent aux pieds des jeunes, manquant de tout ou presque, un monde virtuel et illusoire, que la magie de l’image, du son et des effets spéciaux présente pourtant comme facilement accessible. Une fois le tyran renversé de son piédestal, cette génération, suivie par celle des adultes et des enfants, dans un mimétisme irrésistible et effréné, croit que tout est possible, ici et maintenant, et de la manière la plus merveilleuse. Trois indices en disent long sur cette fascination du geste et du verbe censés avoir les vertus d’une baguette magique : d’abord la répétition infinie de la scène fondatrice et initiatique du 14 janvier. Un peu partout, dans les écoles, les facultés, les entreprises, les institutions, toutes les structures culturelles, professionnelles et sociales organisées selon le schéma pyramidal, dans lequel un « chef » cristallise, réellement ou selon une perception fantaisiste, un ordre quelconque auprès d’une base, se révèlent soudain comme des multiplicatifs symboliques de l’ordre tyrannique qu’il faut décapiter, au plus vite. Alors, il y a une frénésie de chasse aux patrons qu’on remplace par des remplaçants, eux-mêmes parfois chassés à leur tour, s’ils n’arrivent pas à satisfaire illico l’attente de la base et ne jouent pas au Merlin l’enchanteur. On terrifie les délégués, les gouverneurs, les PDG, les responsables de tous bords, qu’on escorte parfois 115 jusqu’aux portes du quartier, jusqu’au bout de la rue, avec un cocktail de huées, de quolibets, sinon de gifles et de coups, c’est-à-dire qu’on leur fait rejouer, mais en mieux, et plus concrètement, la scène de la fuite humiliante de l’homme qui leur avait fait boire la coupe de l’humiliation jusqu’à la lie. J’ai même vu des étudiants, -et on m’a parlé de lycéens- réclamant le départ de tel ou tel enseignant qu’ils ont jugé tout à fait dépassé et peu révolutionnaire… Encouragée par des ministres timorés, inexpérimentés et entièrement pris de court par ces violentes palinodies de l’histoire, la rue* détient donc un pouvoir que personne n’a l’audace de lui disputer, ni l’autorité politique, ni l’autorité juridique, ni l’autorité morale, ni l’autorité pédagogique pour essayer de l’orienter. Ainsi la dictature de la rue semble être à présent une véritable menace pour le pays et pour la révolution. Le deuxième indice notable de ce désir d’effet magique, c’est la soif revendicative. Tout le monde veut et croit que le moment est venu pour réclamer tout et tout de suite : droits oubliés, compensations dues et non accordées, recrutements, augmentations, titularisations, promotions, mutations, permutations, entretiens, avaloirs, rappels... Les entrées des ministères et des gouvernorats sont toute la journée l’espace d’attroupements qui donnent le tournis par des brouhahas et des slogans absolument inefficaces, pour des réclamations absolument légitimes. Le troisième indice c’est cette course folle à l’appropriation qui s’est déclarée dans les grandes villes et même dans les petites localités normalement soumises à 116 un aménagement urbain et à un plan cadastral. J’ai vu, à tel passage du métro, un terrain vague qui semblait autrefois paisiblement abandonné à lui-même, et qui est, à présent, labouré dans tous les sens en lotissements anarchiques, balisés de gros cailloux, de grelins et de piquets. On m’a parlé de citoyens pacifiques soudain pris de désirs fonciers bizarroïdes, comme d’ouvrir une fenêtre donnant directement sur la véranda du voisin, d’élever murets et cloisons pour occuper quelques empans du trottoir ou, carrément, d’entreprendre, à la hâte, de grands travaux de maçonnerie qui, en situation normale, demanderaient un vrai parcours du combattant. Ainsi s’éveillent et se répandent les vieux démons de la horde primitive. 117 *L’impossible arrive (…) Le 13 janvier dernier, veille de la fuite de M. Zine El‐Abidine Ben Ali. Face à M. Mezri Haddad, ambassadeur de Tunisie auprès de l’Unesco, M. Nejib Chebbi, opposant laïque à la dictature, mettait en accusation un « modèle de développement qui utilise les bas salaires comme seul avantage comparatif dans la compétition internationale ». Il fustigea « l’étalage provocateur de richesses illicites dans les grandes villes », signala que « toute une population désavoue ce régime ». M. Haddad en perdit son sang‐froid (…) « Ben Ali a sauvé la Tunisie en 1987 des hordes fanatisées et des intégristes.(...) Il doit se maintenir au pouvoir quoi qu’il arrive(…) » Quelques heures plus tard, M. Haddad réclama néanmoins le départ du « sauveur de la Tunisie ». Et, le 16 janvier, M. Chebbi devenait ministre du développement régional de son pays… Les peuples arabes ne font pas la révolution tous les jours, mais ils la font vite. Moins d’un mois s’est en effet écoulé entre l’immolation de Mohammed Bouazizi, les cahiers de doléances des bacheliers au chômage, la prise des palais de Carthage de la famille Trabelsi, la libération des détenus embastillés, et les ruraux venant à Tunis réclamer l’abolition des privilèges. Sans renvoyer forcément à la Révolution française, le cycle historique que vit la Tunisie semble familier. Un mouvement spontané s’étend, il rassemble des couches sociales plus diverses ; l’absolutisme chancelle. (… ) A cet instant, une fraction de la société (la bourgeoisie libérale) s’active pour que le fleuve regagne son lit ; une autre (ruraux, employés sans avenir, ouvriers sans emploi, étudiants déclassés) parie que la marée protestataire va balayer davantage qu’une autocratie vieillissante et un clan accapareur. Au demeurant, ces couches populaires, singulièrement les jeunes, n’entendent pas avoir risqué leur vie pour que d’autres, moins téméraires mais mieux introduits, perpétuent le même système social, nettoyé de ses verrues policières et mafieuses (…) SERGE HALIM, Site du Monde diplomatique, fév. 2011 118 Mercredi 9 février De l’espoir Ce soir, je crois que je vais pouvoir dormir tôt, longuement et profondément, au bout de près de six ans de stress continu, à cause de ma fonction de directeur de l’ENS. Après un courrier adressé au ministre et au président de l’université expliquant mon l’impossibilité pour moi et mes collègues de travailler dans ce contexte anarchique et la dégradation de la situation à l’Ecole, provoquée par une minorité d’étudiants assurés de leur impunité et encadrés par un pseudo-syndicaliste, gros crétin aux dents jaunes qui en veut au monde entier, j’apprends que sous peu, un coordinateur de l’établissement sera nommé, en attendant les nouvelles élections des nouveaux chefs d’établissement supérieurs et de leurs recteurs. Je n’entrerai pas dans les détails, par pudeur et par orgueil aussi. L’histoire fera le nécessaire. Mais je reste optimiste pour les élites tunisiennes, si la démocratie finit par l’emporter sur la tentation facile du désordre et de la loi de la jungle. 119 Je reste confiant aussi parce que ce soir, enfin, au terme d’une longue éclipse inexpliquée et inexplicable, le Président par intérim prononce un discours à la télé. Après son habilitation par la Chambre des députés et la Chambre des conseillers pour promulguer des décrets-lois, il se sent probablement muni d’un plus grand potentiel politique et psychologique pour s’adresser à ses concitoyens, avec assurance et légitimité. Il lit son discours, mais c’est un texte formulé en tunisien qui va à l’essentiel, dit sur un ton grave, trop grave peut-être. Il informe, rassure, promet la victoire de la révolution si…, si…et si… Il veut mobiliser le pays pour faire confiance au gouvernement provisoire, patienter, limiter au maximum les doléances et les revendications, et travailler de connivence pour le bien de la nation. Comment le peuple humilié, et dont une partie est affamée, peut-il patienter ? En mangeant des brioches, faute de pain ? Cependant, oui, monsieur le Président par intérim, vous avez raison ! Et même si votre discours tombe dans l’oreille d’une Tunisie estropiée depuis plus de deux décennies, nous gardons l’espoir, nous voulons bien faire foi à votre volontarisme, car, tout simplement, nous n’avons aucun autre choix ! 120 Jeudi 10 février Insécurité -Cassez-vous la gueule ! Oui ! Là ! C’est bien ! Mais il me faut du sang…Pour que je verbalise ! C’est ainsi qu’un agent d’une patrouille de police répond cyniquement aux appels d’un citoyen agrippé par un autre citoyen au milieu de la foule surprise et bougonne. Oui, quelquefois, et même souvent, on en est là, aujourd’hui, dans l’après Ben Ali. Au milieu de la rue, dans votre quartier, sur les routes ou au travail, la mode est de goûter à la loi du plus fort, de se faire justice soi-même, car une grande partie des gardiens de l’ordre se contentent d’être visibles partout, et audibles sur les chaînes de télévision qui, tranquillement, diffusent tous les lyrismes possibles et imaginables. Ubiquité ! Ubiquité ! Voilà le credo actuel de beaucoup de policiers. Il s’agit d’occuper le terrain, comme tout le monde, comme les syndicats pris d’un militantisme sauvage, comme beaucoup de lycéens et d’étudiants déchaînés contre tout, et parfois les uns contre les autres, comme les corporations diverses, les conducteurs de poids lourds, les taximen, les trafiquants, 121 les dealers, les affairistes…Il s’agit pour chacun de marquer son territoire et de s’y maintenir par tous les moyens, ne serait-ce que par un dandinement de canard, à la manière des centaines de policiers qui se contentent d’apparaître quelque part et d’être… des policiers. Issa, un ami d’enfance, me raconte cette scène qui vient d’avoir lieu à Sidi Hissine, au sortir sud-est de la capitale : Monsieur Mohamed Bonhomme, directeur d’école primaire depuis trente ans, rêvasse doucement dans son bureau, presque béat d’être le dernier dinosaure des directeurs populaires, aimés dans son quartier pour lequel il s’est dévoué depuis l’ère Bourguiba, et dont les habitants et les élèves lui font quasiment une révérence quand il passe du bureau à la maison et de la maison au bureau. Sidi 25 est donc insouciant par ces temps de soucis et d’angoisse, heureux même de n’avoir jamais quitté son poste de soldat du savoir, de n’avoir jamais cédé sa fierté pour faire du baisemain, et de tenir debout encore pour connaître un si beau bouleversement qui promet la lune aux nouvelles générations. Soudain, deux jeunes gens cagoulés, dont il ne voit que les yeux et la bouche, entrent chez lui. Le premier fait la sentinelle à la porte, le deuxième se met à le bécoter comme on bécote une femme récalcitrante, sur les joues, la bouche, les yeux, le cou…, puis sur les yeux, le cou, la bouche, les joues…Ensuite, il lui assène une série méthodique de gifles, de coups de poings et de coups de genoux sur les joues, la bouche, les yeux, le cou…Il lui 25 Monsieur. 122 laboure la tête, le torse et les épaules pendant cinq minutes…Cinq longues minutes qui suffisent pour que, peu de temps après, on retrouve le pauvre directeur affalé devant sa table, le visage tuméfié, la chemise ensanglantée, la cravate en loque, un Sidi presque mort et bien méconnaissable, tout bon pour le service de réanimation du plus proche CHU. L’absurde existe, Sidi l’a rencontré. La police ordonne une enquête, mais tout le monde croit que c’est une enquête qui ne se laissera pas « ordonner », dans ce contexte confus de la révolution. Une grande partie de cette police vengeait autrefois sa propre misère, sous le joug de Ben Ali, en malmenant le citoyen, et se venge aujourd’hui du bon citoyen en l’abandonnant aux truands régurgités par les prisons, ou recrutés par les hommes de l’ « ancien régime », qui caressent un retour sur scène, à la faveur du désordre et de l’insécurité. Ordures Depuis une semaine, Tunis est un vaste dépotoir à ciel ouvert. Le majestueux palais de la mairie surplombe la ville et brille de ses blanc, rouge et ocre rutilants, mais il semble faire la courbette à ses éboueurs, qui observent, depuis peu, une « grève ouverte ». Du matin au soir, comme se souvenant de ses ancêtres, commerçants phéniciens, la ville est devenue assez vaste pour contenir les étals de centaines de marchands. Les détritus s’amoncellent et jonchent donc tous les coins et les 123 trottoirs, surtout depuis que des colonnes entières de nouveaux vendeurs à la sauvette ont créé et délimité chacun son territoire, occupant ainsi toutes les rues, toutes les places, apostrophant effrontément les passants, se querellant entre eux pour deux centimètres de déballage, pour un client, pour un oui ou pour un non, et rentrant le soir dans leur trous de misère, se souciant de leurs déchets et de la propreté urbaine comme d’une guigne. Non ! C’est bien commode de taper sur les doigts de ces pauvres gens exclus d’un système implacable, forgé pendant les années de braise. Qui a dit que « le père Noël est une ordure26 »? Car Ben Ali et ses séides en étaient la pire engeance. 26 Pièce de théâtre créée en 1979 par la troupe le Splendid, puis transformée en film en 1982 par Jean-Marie Poiré. 124 Vendredi 11 février Moubarak jette l’éponge Il est 17 h. Au Caire, à Tunis comme dans toutes les villes et les provinces arabes, on retient son souffle dans l’attente d’une importante déclaration prévue, de la Présidence égyptienne. La veille, le troisième long discours de Moubarak, étonnamment identique à celui de Ben Ali, prononcé un jour avant son départ, avait déçu et aiguisé l’impatience et la détermination des manifestants. Car, non seulement il a donné la preuve irréfutable de ne pas comprendre son peuple, de demeurer sourd à l’appel inexorable de l’histoire, mais encore de vouloir maintenir son régime après lui, par de simples machinations comme de déléguer une partie de ses pouvoirs au vice-président, Omar Souleymane, de promettre une réforme du système électoral ...De la poudre aux yeux, en somme. La rue a donc étendu son action et renforcé la pression en se déployant autour des lieux stratégiques, symboles de souveraineté, comme le local de la radiotélévision, le palais du parlement et le palais présidentiel…Le sang 125 égyptien ne peut pas avoir coulé en vain, le peuple s’est juré de ne plus reculer, la révolution doit avoir lieu… 17 h. Omar Souleymane, la mine cadavérique, le ton solennel et tragique, lit devant la caméra de la Télévision nationale égyptienne deux phrases : Moubarak se démet de sa fonction de Président et confie le destin du pays au Conseil des forces armées. Par l’image et le son, la chaîne Al-Jazira rapporte la liesse d’une Egypte victorieuse qui s’enflamme et se pâme, et d’une rue arabe répondant en écho à cette extase impatiemment attendue. À Tunis, il y a une explosion de joie particulière parce que la rue appartient complètement au peuple depuis le 14 janvier. Dans l’avenue Bourguiba, se déverse alors une énorme manifestation de soutien au peuple frère. Moubarak est tombé, un deuxième verrou du despotisme et de la réaction a sauté, et Ben Ali ne se sent plus seul. Le chapelet des tyrans arabes est entamé, mais il est, hélas, assez long. Deuxième victoire de la révolution tunisienne Avec la reddition de Moubarak, c’est évidemment le triomphe de son peuple, mais aussi le sacre de la révolution tunisienne. Dans le monde arabe, dans le monde, l’histoire a cessé d’attendre, et la preuve par neuf est faite que « si un jour le peuple veut vivre, le destin doit 126 alors obtempérer. »27 Vue de la Tunisie qui vient de renaître à elle-même, cette victoire de la révolution égyptienne est aussi une garantie de la justesse de la révolution du 14 janvier et de son exemplarité historique. C’est seulement maintenant que le peuple tunisien peut sérieusement se prévaloir d’avoir eu le leadership révolutionnaire dans le monde arabe, à l’aube du XXIe siècle. C’est seulement maintenant qu’il peut continuer à aller de l’avant, sans trop craindre les forces maléfiques de la contre-révolution panarabe, car les offensives de la réaction seront suffisamment neutralisées de concert par la Tunisie et l’Egypte, en attendant que d’autres nations arabes se libèrent et rejoignent le peloton du changement progressiste. C’est seulement aujourd’hui qu’un discours sur une transition démocratique en Tunisie devient crédible. C’est seulement maintenant que les régimes arabes commencent à se dire : À qui le tour ? Et à faire les valises… C’est seulement aujourd’hui, enfin, que l’histoire moderne arabe commence à s’écrire implacablement, et à estomper une imposture historique imposée par la volonté colonialiste, depuis plus d’un siècle. 27 Fameux vers du poète tunisien Abou’l-Kassem Echebbi. 127 Samedi 12 février « Révolutions comparées ». Les médias, les observateurs spécialisés autant que le commun des mortels s’amusent à fignoler des exercices de comparaison entre la révolution tunisienne et la révolution égyptienne, en se focalisant généralement sur les similitudes. Dans les deux pays, en moins d’un mois d’insurrection, au terme de trois discours présidentiels aux effets de plus en plus néfastes, grâce à l’obstination montant en crescendo d’une rue fâchée et en rupture de ban irréversible avec le gouvernement, et par la bienveillance des forces armées à la fois vigilantes et, soi-disant, neutres, les barricades réactionnaires cèdent et le tyran bat en retraite, puis déclare forfait une fois pour toutes, le soir d’un vendredi saint...On y ajoute des ressemblances anecdotiques : les deux tyrans sont issus de l’armée, les deux ne lisent pas, les deux se teignent le toupet. Mais les différences sont de taille : Ben Ali a fui son pays et on sait où il a trouvé refuge. Moubarak, apparemment 128 protégé par son armée, se terre à Charm El-Cheikh. Ben Ali serait tombé grâce à une prodigieuse rébellion et grâce à quelques comploteurs parmi sa garde rapprochée et son armée insubordonnée, alors que Moubarak aurait été soutenu jusqu’au bout par la sienne, par les régimes réactionnaires de la région et probablement par les USA et Israël, malgré les apparences. Mais ce ne sont là que les pics saillants de l’iceberg. Car, les coulisses n’ont pas révélé leurs secrets. Peut-être même que personne ne les connaîtra jamais. Dire que les puissances concurrentes sur la scène politique et militaire de la planète ont été prises de court par les avalanches d’une histoire, elle-même rebelle, comme veulent nous le faire accroire certains orateurs, n’a aucune crédibilité au regard de la logique politique et géostratégique, au Maghreb et au Moyen Orient. Au-delà des fantasmes sur les complots largement répandus ici comme ailleurs, les enjeux sont tels qu’on peut pertinemment soupçonner des plans (A, B, C…) montés par les services secrets américains, britanniques, français et autres, avec des options adaptables au contexte et à l’évolution des événements. Des exemples antérieurs (invasions de l’Iraq, de la Somalie et d’Afghanistan) justifient cette hypothèse. Comment expliquer, par exemple, l’offre de soutien logistique faite par la France au gouvernement de Ben Ali, avant de prétendre respecter le choix des Tunisiens et de refuser toute connivence avec le président déchu, les membres de sa famille et son gouvernement ? Comment comprendre le discours ambigu de la diplomatie américaine, jusqu’au soir du 12 février où, après des 129 tergiversations mal camouflées, Barak Obama prononce finalement une allocution bénissant la révolution égyptienne comme un fait historique, un exploit d’un peuple en droit de décider de son sort… ? Il faut rappeler peut-être une petite vérité qu’on lira en filigrane dans tous les bréviaires politiques : l’histoire se fait en même temps par des acteurs aux intérêts conflictuels, et le cours final qu’elle suit n’est jamais le résultat des apparences et des discours explicites, forgés par les médias et les « on dit ». C’est un grand palimpseste qu’on lit et relit sans que l’herméneutique convenue en sonde toutes les profondeurs et en analyse la dramaturgie. Le plus averti des observateurs n’y verra qu’une ou deux strates, et monsieur tout le monde aura le bonheur de croire ce qu’il voit, surtout s’il se prend lui-même pour un révolutionnaire en action. Ainsi l’histoire humaine avance grâce aux volontés des peuples, certes, mais ses heurts et ses métamorphoses résultent aussi de beaucoup de malentendus volontaires ou involontaires. 130 Troisième partie LA ROUTE DE SYRTE 131 Dimanche 13 février L’ordre démocratique Après l’écroulement du Moloch aux pieds d’argile et l’effondrement du Sphinx, on s’attend à ce que la route de Syrte soit praticable, puisqu’on entend beaucoup de remous révolutionnaire autour de Gueddafi. Il est possible qu’un autre pays arabe précède la Libye dans ce début d’effet domino, mais la route de Syrte intéressera les Tunisiens avant tout autre route, et pour cause ! Dans tous les cas, la Tunisie aura plus de raisons de croire qu’elle inaugure la réfection de la géographie et de l’histoire de la région. Mais en attendant, les Tunisiens ont du pain sur la planche. Depuis ce jour mémorable où ils ont conquis la place publique, ce territoire essentiel pour l’exercice du jeu de la démocratie, rien ne va plus pour l’ordre ancien, y compris pour les honnêtes citoyens incapables de s’adapter aux discours et aux poncifs « révolutionnaires ». Malgré les excès et les abus des foules, la pression des citoyens, surtout quand elle est pacifiquement organisée, finit par triompher des nostalgiques de l’ordre déchu et de 132 ses mœurs obsolètes. Deux exemples notables ont marqué l’actualité de cette fin de semaine à Tunis. La protestation contre les bévues du ministre des Affaires étrangères et le sit-in organisé par les magistrats et les membres de l’Association des juges tunisiens, devant le palais de la justice, tout près de cette glorieuse place de la casbah. Ahmed Ounaïess, nouveau ministre des Affaires étrangères, est perçu, à tort ou à raison, comme celui qui a réussi un record de bourdes en peu de jours. D’abord, il a exaspéré les Tunisiens, qui l’ont suivi à la télé, par son maintien condescendant, presque méprisant pour ses interlocuteurs, et donc pour le peuple, ce qui a érigé fatalement une grosse barrière entre lui et les masses, celles-là mêmes qui ont fait la révolution, entre autres, contre le mépris des citoyens ordinaires et des petites gens par les possédants et les bureaucrates. Son apparition sur une chaîne française, dans la foulée de sa visite aux partenaires européens de la Tunisie, au début du mois de février, a révélé son inefficacité d’orateur soucieux de faire des exercices de style sans communiquer vraiment. Ensuite, interrogé à la télévision nationale, il persiste et signe et reste hautain, refusant d’adhérer à la terminologie et aux thèses révolutionnaires en vogue. Mais ce fut le pompon quand il eut l’imprudence de faire l’éloge de sa collègue française, Michèle Alliot-Marie, oubliant qu’elle avait déclaré publiquement vouloir apporter de l’eau au moulin du tyran opprimant son peuple, et qui, à cause de ce scandaleux faux pas diplomatique, a donné à l’opposition et aux politiciens parmi ses compatriotes en France même, des raisons pour la descendre en flammes. 133 Pompeux, prétentieux, plutôt « coincé », âgé et d’allure guindée, Ahmed Ounaïess, en dépit de ses qualités intellectuelles indéniables et de son expérience diplomatique, n’avait aucune chance de servir la révolution dont les acteurs principaux, les jeunes, ne se reconnaissaient nullement en lui. Le harcèlement médiatique lui aurait finalement fait comprendre qu’il ne suffit pas d’être de bonne foi, et qu’il faut aussi agir et s’exprimer de concert avec une équipe, sinon avec une foule, sans faire de brasses à contre-courant. Il faut tout de même remarquer que l’homme est crédité d’une sincérité à tous crins, que d’aucuns prennent pour de l’idéalisme tout à fait incompatible avec le métier de diplomate. Il vient de démissionner, pour ne pas subir les nombreux diktats de ses adversaires, particulièrement les syndicalistes parmi son personnel, qui entendent exploiter son impopularité pour partager un peu ses prérogatives au sein de son département, entre autres, les nominations des cadres dans les consulats à l’étranger. Quant au sit-in des magistrats, il faut le citer en exemple de civisme, de militantisme et, peut-être, d’exemplarité patriotique. Un millier de juges, d’avocats et de hauts fonctionnaires du département de la justice, arborant les couleurs blanc, noir et rouge, harmonieuses et imposantes de symbolisme, occupent le haut du pavé devant le grand palais de la justice et clament, des heures durant, les mêmes slogans : indépendance des juges, probité de la magistrature et justice pour tous. Leurs doléances sont ainsi moins celles d’une corporation que celles du pouvoir judiciaire tout entier, pierre angulaire d’une démocratie 134 digne de ce nom. Les Tunisiens qui ont pu descendre ou monter aujourd’hui la pente de l’avenue Bab Bnèt, ou qui ont suivi à la télévision des reportages sur cette manifestation exceptionnelle, ont certainement senti remuer dans leur mémoire meurtrie les douloureux souvenirs de toutes les affaires véreuses du temps de Ben Ali et des Trabelsi. En domestiquant la magistrature, l’exdictateur et ses complices kleptocrates s’étaient assuré leur impunité, avaient consacré les mœurs dépravées du passe-droit et du népotisme, et s’étaient aliéné la base populaire qui a fini par les détrôner et les condamner à une diaspora honteuse et sans rémission. 135 Lundi 14 février Un nouvel ordre en chantier Dans la tumultueuse nouvelle Tunisie, maintenant âgée seulement d’un mois, il faut savoir raison garder et positiver, comme disent aujourd’hui les penseurs « branchés », pour mieux voir les débuts d’une renaissance. Quelques signes ne trompent pas sur le degré de maturité de beaucoup de Tunisiens et sur leur sentiment national, même si leur profil politique reste très déficitaire et n’augure pas d’une dynamique porteuse, dans l’immédiat, tout au moins. En dépit des désordres et de la terreur provoqués par des groupuscules inidentifiables et des éléments isolés, qui battent de l’aile après la déchéance de leur maître, mais qui restent toujours très dangereux, et malgré les incessantes revendications corporatistes d’un peuple saigné à blanc, on sent, on voit et on veut croire que la nouvelle société libre, suffisamment unie et laborieuse est déjà en marche. Une grande majorité de la classe active se remet au travail et le dit tout haut, pour obtenir un effet incitatif indispensable à la santé économique du pays. Des convois 136 de jeunes gens, adhérents de telle ou telle association, se substituent aux éboueurs, à Tunis et dans d’autres villes, et traînent derrière eux des volontaires admiratifs et enthousiastes, tandis que d’autres fêtent déjà un mois de révolution, en envahissant derechef cette avenue Bourguiba, désormais indissociable de l’exploit historique du 14 janvier. De nombreux intellectuels prennent des initiatives à caractère humanitaire pour panser les blessures des régions et des villes du centre, qui ont donné leur sang pour que la révolution prenne. Ainsi des cortèges incessants de centaines de véhicules sillonnent le pays en long et en large, apportant à Kasserine, à Sidi Bouzid, à Ouerdanine ou au Kef, une chaleureuse et fraternelle solidarité tunisienne, sentant le couscous et l’eau de rose. La société civile bouge et s’implique corps et âme dans une lutte intelligente et structurée, comme au sein de la commission d’enquête sur les abus et la corruption, sous la férule de Taoufik Bouderbala, ou encore dans la commission des réformes politiques, présidée par Yadh Ben Achour.* Il y a surtout cette action politique enfin libérée de tous les jougs usés, comme celle de la défense des droits de l’Homme, des intellectuels de tous horizons, journalistes, écrivains et artistes indépendants, partis en campagne réformiste sur de nombreux fronts, ou encore cette timide émulation tâtonnante des partis politiques qui tentent de fourbir leurs armes et d’élargir leur base, moyennant entretiens diffusés à la télévision et à la radio, déclarations à la presse écrite et réunions survoltées, en vue d’honorer, comme il se doit, les échéances électorales prévues dans les semaines à venir. 137 L’Union générale des travailleurs tunisiens (Abdessalèm Jrad), Ettajdid (Ahmed Ibrahim, actuel ministre de l’Enseignement supérieur), le Parti Démocrate et Progressiste (Ahmed Néjib Echebbi, ministre du Développement local et régional), le Mouvement Annahdha (Rached Ghannouchi) *, occupent le devant de la scène et font de l’ombre aux partis et organisations moins connus, comme le Mouvement Démocrate Socialiste, (Taieb Mohsni), le Parti de l’Unité Populaire (Mohamed Bouchiha), le Mouvement Baath (Otman Belhadj Omar), ou encore le Parti du Congrès pour la République (Moncef Marzougui)… Autant d’éléments composent cette société civile structurée qui se cherche, sur un chemin dont elle vient juste de reconnaître les premières balises, et entend se hisser à cet ordre nouveau, démocratique, moderne et progressiste. Mais il y a un gros cactus ! Le peuple tunisien en majorité ne se reconnaît en aucun de ces partis. Depuis plus de cinquante ans, Bourguiba et Ben Ali ont tout fait pour ne pas préparer la relève, et ont créé, entre le citoyen et l’éthique élémentaire propre à la société civile, une béance difficile à combler en si peu de temps. Le Tunisien moyen, plusieurs fois échaudé par les pratiques anti-démocratiques, anticonstitutionnelles et impopulaires du PSD28 et du RCD29, reste généralement apolitique, voire indifférent. La vie associative ne mobilise qu’une élite. Seule l’Union Générale des Travailleurs 28 Parti Socialiste Destourien (Bourguiba). 29 Parti Constitutionnel et Démocratique. (Ben Ali) 138 Tunisiens peut avoir un leadership politique relativement significatif à court terme, parce que son programme social et économique, dépolitisé en apparence, est concret et parle au peuple un langage qu’il maîtrise et qu’il sait faire fructifier. Si les autres mouvements et partis se réunissent sous les bannières de deux ou trois rassemblements, la Tunisie pourra connaître, à moyen et à long termes, une vie politique dominée par les « travaillistes » et par deux ou trois autres fronts qui n’ont pas encore de noms. Fête de l’amour Ce 14 février a le goût des amandes vertes. À la fois amer et frais. Un mois s’est déjà écoulé depuis ce splendide vendredi où un homme inique et dénaturé a dû mériter la détestation et le courroux de tout son peuple. La boucle mensuelle est bouclée, et cette première commémoration, coïncidant avec la fête de Saint-Valentin, dans le calendrier chrétien et, à un jour près, avec le Mouled, anniversaire du prophète Mohamed, est donc voué à fêter le triomphe de l’amour et de l’espoir, malgré la douleur encore vive dans les cœurs des proches des manifestants tombés un jour sur la place publique. Tout mon amour va à ces dormeurs de l’éternité qui nous ont quittés, en nous confiant un legs plus précieux que tous les trésors des anciens et des nouveaux pharaons : la liberté. Tout mon amour va aux familles orphelines de leurs chers martyrs et qui, aujourd’hui, n’ont que faire des roses et des glaïeuls. Je voudrais offrir à chacune d’elles 139 un sourire et un battement de cœur…Et faire avec elles un vœu pour que l’amour soit, pour toujours, notre pain quotidien, et l’encre avec laquelle nous continuerons à écrire notre histoire. 140 A Tunis, une commission enquête (…) Tunis Envoyée spéciale ‐ Le bureau des plaintes se situe à deux niveaux : au troisième étage, on accueille les familles des "martyrs" de la révolution tunisienne ; au deuxième, les victimes de la corruption. Plus haut, au quatrième, il y a ceux qui réfléchissent, autour du juriste Yadh Ben Achour, (…) aux réformes électorales (…) (…) Mais rien n'est encore prêt. Les bureaux viennent à peine d'être déballés, les lignes téléphoniques ne sont pas toutes raccordées. Au troisième étage, une salle porte les stigmates d'une intervention rapide destinée à installer une porte blindée. "C'est ici que nous allons entreposer tous les dossiers, nous attendons cinq coffres", explique, en faisant le tour du propriétaire, Taoufik Bouderbala, président de la commission nationale d'investigation sur les violences policières. (…) "Depuis le 17 décembre 2010 (date de l'immolation par le feu de Mohammed Bouazizi, (…)), jusqu'à l'apaisement total de la situation, c'est‐à‐dire encore aujourd'hui", souligne M. Bouderbala, un avocat, ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme. (…) Le bilan ‐ encore partiel ‐ s'élève à 166 personnes tuées par balles, plus 72 détenus, entre le 17 décembre et le 25 janvier. (…) Tunis a payé le plus lourd tribut avec 47 personnes tuées par balles, devant Bizerte (29 morts), Sousse (15), Kasserine (12) et Sidi Bouzid (6). Durant la même période, sur 1 207 personnes grièvement blessées accueillies par les hôpitaux, 693 l'avaient été par balles(…) Rien que le 14 janvier, jour de la fuite de M. Ben Ali, 31 personnes tuées ont été recensées, dont 18 dans la seule région de Tunis. "Des policiers ont tiré à bout portant", soupire M. Bouderbala(…). Les plaintes ne sont que la première étape. La commission d'enquête(…) se déplacera ensuite pour procéder à des auditions formelles et enregistrées. "Nous ne mettrons pas moins d'un an", estime son président. Isabelle Mandraud, Site : Lemonde.fr 04.02.11 141 Mardi 15 février A l’est rien de nouveau Tout est à reconstruire dans le pays. Les caisses seraient presque vides et l’économie est au point mort, depuis un mois. S’il s’avère vrai que Leila Trabelsi a emporté dans ses valises une tonne et demie de notre or, comme l’avait rapporté la presse de l’Hexagone, au lendemain du départ de Ben Ali, et si par malheur notre population active s’entête à décélérer ou à faire du surplace, sur fond de grèves et de sit-in, les horizons vont nécessairement s’assombrir davantage. Il fut un temps où des bailleurs de fonds et des actionnaires orientaux payaient des prébendes à Ben Ali pour venir à Tunis, faire de l’argent, à la faveur des mesures administratives allégées au maximum, et sous les ailes d’une dictature qui leur garantissait sécurité et presque pas de fiscalités. À présent, ces brasseurs d’affaires se bousculent plutôt aux box douaniers pour délocaliser leurs entreprises et transférer leurs milliards 142 dans d’autres paradis fiscaux. Les princes nous boudent, les magnats pansus et les requins prédateurs maudissent désormais cette Tunisie révolutionnaire, qui leur ouvre maintenant les portes de l’enfer et désigne les sentiers de l’exil malheureux. De l’Orient, nous arrivent un redoutable silence suspect et toujours des nuées noires, sauf cette lumière flamboyante fusant d’Egypte, la grande Egypte, qui partage désormais notre sort de terre libre et de peuple fier même s’il est démuni, et notre lot de désamour dans le désert des royaumes et des dictatures arabes. Vers l’ouest, se tournent nos premiers regards. C’est de ce côté-là que le vent de la liberté et de la démocratie s’est levé pour nous. Nous l’avons bu à pleins poumons et voulons y baigner nos yeux, y embaumer nos peaux et en répandre le souffle autour de nous. Il n’est donc pas surprenant pour notre soif que la première visite de notre diplomatie ait été réservée à la CEE, que Catherine Ashton, chef de la diplomatie européenne, soit la première personnalité étrangère à venir s’entretenir avec notre gouvernement provisoire, et qu’elle ne vienne pas les mains vides30… L’Europe fait mieux en décidant de geler les avoirs financiers et immobiliers des Ben Ali et des Trabelsi, répartis sur son territoire, en attendant de les restituer peutêtre un jour au trésorier tunisien. Même la France, qui s’était empressée de proposer son soutien à la police du despote détrôné, veut envoyer, sous peu, un ministre, pour colmater les brèches ouvertes par sa diplomatie plus inclinée à droite qu’une tour de Pise. Le gouvernement 30 Environ 500 millions de dinars entre don et prêt. 143 tunisien a l’intelligence de ne pas être trop rancunier. Il sait qu’à l’est, il n’y aura rien de nouveau, pour encore très longtemps, sauf si l’effet domino se confirme après l’Egypte, et si les peuples asservis en forcent la cadence. 144 Mercredi 16 février Action et diction Le charme et l’efficience des révolutions doivent beaucoup à leur expression plurielle. Le révolutionnaire, brimé à la fois dans son corps, son âme et son esprit, explose dans une action qu’il partage avec une collectivité et qui prend généralement diverses formes : l’occupation physique de l’espace social auquel il imprime sa liberté d’agir, plus ou moins organisée et planifiée (marche et sitin pacifistes, sinon violences et agressions de l’adversaire et de ses symboles) et, en même temps, la créativité discursive (slogans, tracts, graffitis, hymnes…). Le révolutionnaire peut, bien sûr, entreprendre une action insurrectionnelle structurée par des références discursives antérieures (la pensée des Lumières pour la révolution française, les théories marxistes pour la révolution bolchévique, les idéologies de l’après-guerre, comme l’existentialisme, pour la révolution de Mai 68, le Coran et l’apologie khomeyniste pour la révolution iranienne…). Il peut aussi inventer son discours, au fur et à mesure que le torrent de l’insurrection le porte, ou l’emporte vers son avenir. Alors il improvise et s’offre une créativité dont 145 l’efficacité n’est pas moindre que celle d’une révolution préparée idéologiquement. La révolution tunisienne illustre le deuxième cas de figure. Depuis les événements sanglants du bassin minier de Gafsa (2008), puis surtout après la tragédie exemplaire du jeune Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid, le feu avait pris dans le brasier tunisien. La haine de tout un peuple pour une dictature, de plus en plus perçue comme une mafiocratie, est d’abord remontée de faits réels en rapport avec la famille du Président (un frère mafieux tué à Tunis, une première femme répudiée au profit de Leila Trabelsi…) et assaisonnée de rumeurs sur la vie privée du couple présidentiel (querelles de ménage, rupture et chantages, sorcelleries…). Elle est, ensuite, alourdie de faits divers sur la classe politique (rupture entre Ben Ali et ses hommes du 7 novembre 1987, comme Habib Ammar, grave maladie de Ben Ali et de Abdelaziz Ben Dhia, ministre conseiller du Président…) et lubrifiée par les exactions de tous genres des beaux frères du Président, partout dans le pays. Elle est, enfin, couronnée par une littérature assez florissante, particulièrement en France.31 Tout cela a créé autour de la famille présidentielle un réseau d’informations, de contes et de ragots qui enflent de jour en jour dans la rue, les cafés, sur Facebook, partout. L’immolation de Mohamed Bouazizi fut à la fois un geste et un texte, un faire et un dire dont la violence symbolique 31 Nicolas Beau, J.-P. Tuquois, Notre ami Ben Ali, La Découverte, 2002, ou La Régente de Carthage, op. Cit. 146 acquit très vite l’importance d’une référence et d’un programme qui vont se décliner et se multiplier sans répit. On investit l’avenue Bourguiba, mais on répète un slogan dévastateur de par sa brièveté sonore, sa brutalité de niveau de langue familière, et sa connotation d’emprunt à une langue étrangère : « DEGAGE ! ».* La scène se répètera un peu partout dans le pays, avec la même force et le même effet spectaculaire, dans la chasse aux sorcières : gouverneurs, maires, délégués régionaux, PDG et autres responsables identifiés par l’imaginaire populaire au maître de Carthage : autoritaire, corrompu, cupide, repu, hautain, menteur, indifférent au sort des petites gens, inhumain… Dans le feu de l’action, notamment après la fuite du tyran, et outre la presse qui se rallie à la révolution, toutes tendances confondues, la rhétorique révolutionnaire populaire s’étale en graffitis sur les visages, les torses, les murs, les pavés, les trottoirs, les panneaux de signalisation routière et jusque sur les carrosseries de camions en stationnement. « À bas… ! », « Kawèda32… » « stand up ! », « Game over… », « Bayouâ33… » Ce qui est remarquable, c’est que cette rhétorique est polyglotte et qu’elle est très brutale, sans toutefois tomber, sauf rarement, dans la vulgarité ou la scatologie. Les mains qui l’ont inventée et inscrite dans l’espace publique sont des mains de citoyens majoritairement scolarisés, 32 Mouchards ! 33 Vendus ! 147 assez policés, et qui croient plus à la légitimité de leur combat qu’à la vengeance basse et sauvage. Le bruit court que beaucoup d’acteurs de la scène culturelle suivent de très près ce mouvement et que la récolte ne manquera pas d’être bonne. Cependant, les créateurs auraient dû accompagner cette révolution et non la suivre. Si l’on excepte quelques chanteurs et gens de théâtre aux initiatives isolées, ils sont, pour la plupart, entrain de rater le coche, exactement comme pour l’opposition politique qui, au lieu de devancer l’histoire et préparer la révolution, n’a fait que prendre le train en marche et essayer d’y occuper quelque banquette libre et bien en vue, en attendant d’investir l’arène électorale ultérieurement. 148 *Game’s over ! (…)Pour tenter un début d’analyse de ce séisme, (la r évolution tunisienne), nous nous saisirions des deux mots d’ordre qui l’ont symbolisé, deux faces sans doute de la même expression, tous deux énoncés en langue étrangère quand l’arabe aurait très bien pu faire l’affaire. Le premier, cinglant, flamboyant dans sa vulgarité, prononcé en français aussi bien sur l’avenue Bourguiba de Tunis que sur la place Tahrir du Caire : dégage ! L’autre, dont la subtilité polysémique ne se révèle qu’après un moment de réflexion, en un anglais tiré des jeux virtuels : game over ! L’emploi d’idiomes étrangers renferme déjà en soi un message, une adresse à l’ensemble des nations plutôt qu’un enfermement dans l’Oumma. De quel Game, de quel jeu la partie est‐elle finie ? Question infiniment plurielle ! Depuis quelques années, de subtils auteurs, se penchant sur ce mal des sociétés arabes, en ont cherché les déterminants dans les labyrinthes du théologico‐politique, dans les subtilités des courants du fiqh et les dédales de l’histoire arabe. Avec pour conclusion la nécessité de l’émergence de quelque nouveau Descartes ou Spinoza arabes pour guérir le mal. (…) Eh bien, justement ! L’acte du peuple tunisien ressemble à celui d’Alexandre au pays de Midas tirant son glaive et tranchant d’un coup le fameux nœud. Game over ! Aurait pu dire l’illustre macédonien. Game over ! Adressé aussi aux théologies ascharite et malékite exigeant, tout comme Confucius en Chine, la soumission aux pouvoirs en place, considérés comme l’expression de la volonté divine. Game over ! Renvoyé aux racismes rampants à l’égard des peuples arabes, qui ne pourraient être gouvernés que par la trique des tyrans, image supposée des anciens califes. Game over, game over… ! S’en va murmurant l’écho sur les rives de notre Thalassa. (…) Gérard Haddad, La revue, n°10, mars 2011. 149 Jeudi 17 février Vigilance révolutionnaire La majorité des Tunisiens se réveillent tous les matins en se demandant si le pays va mieux, et essayent de retrouver un train-train quotidien, à peu près vivable, sans renoncer à quelque sacrifice pour faire aboutir la révolution dans les plus brefs délais, et avec le moins de dégâts possibles. Maintenant, ces citoyens plus ou moins avertis, plus ou moins rangés, n’ont qu’un message qu’ils vous lancent volontiers dans le taxi, au café et dans la rue : il faut sauver le pays. Comment ? Travailler et surseoir aux manifestations revendicatives. Ils ne considèrent donc plus du même œil apitoyé et amène ces laissés-pour-compte au nombre incalculable jusque-là, qui, pendant vingt-trois ans, plus que tous les autres Tunisiens, ont fait les frais du régime flicard, et qui étaient prêts à donner leur vie pour contribuer à chasser le dictateur. Il y a mieux : cette vigilance n’est pas particulière aux seuls citoyens « sages », elle est même une exigence d’une partie des chômeurs eux-mêmes, notamment des diplômés parmi eux. À preuve, cette importante manifestation de la jeunesse bouzidienne qui s’est tenue hier en plein cœur de 150 Tunis. Se considérant non seulement comme les parrains de la révolution du 14 janvier, mais aussi comme ses gardiens, et craignant que les grèves et les revendications, qui se sont multipliées depuis des semaines dans le pays, ne soient qu’une grossière dérive politique, les jeunes de Sidi Bouzid ont fait le déplacement à la capitale et crié leur désaveu : Nous ne voulons pas d’une révolution d’affamés, mais d’une révolution de la dignité. Halte aux revendications sociales et aux corporatismes ! Ce n’est qu’une goutte par rapport à la vague revendicative ! Mais, ajouté au mécontentement qui se généralise contre la socialisation outrée du soulèvement, peut-être que ce sursaut des révolutionnaires orgueilleux et inquiets accouchera très vite de sa propre éthique. Si une telle autorégulation se concrétisait, les Tunisiens auraient une autre bonne raison de s’enorgueillir et de s’élever dans l’estime des autres nations. Les retombées ne seront pas uniquement d’ordre psychologique et culturel, mais, cela va sans dire, d’ordre économique et politique. Par une preuve de civisme, le pays consolidera sa prédominance révolutionnaire dans le monde arabe et pourra renforcer sa crédibilité et sa solvabilité auprès de ses partenaires économiques européens qui, pour le moment, restent aux aguets, en guignant Tunis comme le Caire. Le soleil se lève au Maghreb Tunis, puis le Caire, Sanaa, Benghazi, Alger, Manama, Amman, Téhéran, Rabat, Gaza…Encore des séditions et 151 encore des répressions sanglantes qui suscitent, à leur tour, un grégarisme militant farouche, et de mieux en mieux canalisé et orienté, grâce à l’accumulation des expériences insurrectionnelles. Ce n’est encore pas le tsunami révolutionnaire souhaité par les opprimés et appréhendé par leurs oppresseurs, mais juste une lame de fond qui déferle et qui, certainement, aura des effets en dents de scie, à travers les pays arabes et, probablement, plus loin encore. La différence démographique ou géographique entre la Tunisie et l’Egypte n’a pas empêché la mise en scène du même scénario dans les deux pays, car les similitudes structurelles et idéologiques, rappelées plus haut, sont telles que le cours de l’histoire a trouvé le même lit. Mais il ne sera pas aussi facile de détrôner un Gueddafi ou un Ali Abdallah Salah, qui jouent du tribalisme libyen et yéménite, pour se maintenir au pouvoir, comme le faisait un machiavélique Saddam Hussein, en Iraq. De même, il est difficile pour la foule algérienne de faire peur à la junte militaire qui, sous l’alibi d’une présidence civile et du traumatisme hérité de la guerre civile des années 1990, continue à garder l’Algérie sous scellé. À Bahreïn, les quelques centaines d’insurgés ne pèseront rien, et les milliers de policiers mobilisés et très motivés n’en feront qu’une bouchée. Maintenant, même si des révolutions aussi radicales qu’en Tunisie et en Egypte épargnent l’Algérie, Bahreïn ou le Maroc, rien dans les pays arabes ne ressemblera exactement au passé ; il n’y aura plus de statu quo là où les rayons du soleil tunisien brillent déjà de mille et une lumières. 152 Vendredi 18 février Le syndrome du serf Selon les médias, Zine El Abidine Ben Ali serait dans le coma, depuis quelques jours. Il aurait mal vécu sa destitution et la séparation avec sa femme, qui l’aurait abandonné pour se réfugier auprès de Gueddafi… Quelques Tunisiens, surtout parmi les classes moyennes restées relativement à l’abri des turpitudes du système, et épargnées par les dégâts collatéraux de la révolution, font preuve d’une curiosité mêlée d’une certaine compassion inavouée…Peu importe l’authenticité de l’information affirmée par Nicolas Beau, puis rapportée en boucle par les chaînes de télévision ! Mais la réaction de ces Tunisiens quasiment touchés par les malheurs réels ou fantasmés de leur propre boucher est intrigante. Il faut faire un détour par l’histoire, pour comprendre ce phénomène, objectivement inconcevable, en regard de tout le mal que le comateux de Djedda a fait à son pays, pendant plus de deux décennies. Dans les premiers temps de l’Islam, comme à la fin de la féodalité, comme, plus près de nous, dans certains pays tels que la Mauritanie et l’Arabie Saoudite, où l’esclavagisme est encore de mise sous des formes 153 détournées et perfides, le précepte religieux qu’est « l’affranchissement des serfs », devenu un article essentiel des droits de l’Homme et baptisé dans les temps modernes : « abolition de l’esclavage », a trouvé et trouve encore des ennemis chez les esclaves eux-mêmes. Certains hommes et femmes, élevés depuis leur naissance dans la servilité, souvent héritant leur misérable statut de leurs propres géniteurs, conditionnés psychologiquement et socialement par leur état d’infériorité et d’aliénation, se trouvent comme orphelins dans la situation d’affranchis qu’on leur propose, ou qu’on leur impose un jour. Ils peuvent s’éloigner de leurs maîtres, mais ils sont confrontés à un monde dont ils ne comprennent et ne maîtrisent aucune règle. Traumatisés par ce sevrage, ils entrent dans une espèce de déréliction qui peut déboucher sur une adaptation difficile, ou un rapide retour sous la domination de l’ancien maître. Cette situation d’orphelin plus ou moins douloureuse, plus ou moins maîtrisée par l’esclave affranchi, a un nom : le syndrome du serf. Après la révolution de 1789, et surtout après la Terreur et l’exécution du roi, en 1793, dans cette France composée surtout de paysans, serfs et fils de serfs assujettis depuis le Moyen Age, ce syndrome était déjà tellement propagé qu’il ne fallut pas plus d’une décennie pour que le peuple retombât volontairement en esclavage. Il appela de tous ses vœux et plébiscita la prise du pouvoir par Napoléon Bonaparte, un conquérant de l’Occident et de l’Orient, un général fort, et même encore plus fort que l’ancien maître et père, Louis XVI, qu’on venait de guillotiner. Toute proportion gardée, la Russie maintenue, dans le cadre de l’ex-Union Soviétique, sous la dictature 154 poststalinienne, (qui avait hérité certaines méthodes tsaristes et féodales), eut trop de peine à accepter la paternité d’un Michaël Gorbatchev, homme d’une réforme trop brutale, libéral et humaniste, ou celle d’un Boris Eltsine, populaire, encore plus libéral que son prédécesseur et même quelque peu libertaire. La Russie eut très vite la nostalgie de l’ordre et tomba dans les bras de Vladimir Poutine, un as du KGB, qui la remit au pas et la commanda d’une main de fer. J’ai connu personnellement beaucoup de gens, (d’autres Tunisiens de ma génération en ont connu autant), qui ont éprouvé ce sentiment de sevrage, le lendemain de la déposition de Bourguiba par Ben Ali, en 1987. Il y en avait qui pleuraient à chaudes larmes comme on pleure un père chéri et perdu. Habitués depuis des décennies à être pris en charge par un président-roi, qui se passait aussi pour un thaumaturge et qui a confisqué la Tunisie comme on fait d’un fief conquis de force, ces Tunisiens endeuillés ne savaient pas qu’ils vivaient toujours la féodalité au 20e siècle, sous la domination d’un leader politique, transformé, hélas, en mythomane, et qu’ils étaient donc malades, comme les serfs incapables de vivre leur affranchissement. Revenons à Ben Ali ! Malheureusement pour lui, comme pour ses concitoyens, il n’a copié de Bourguiba que le mythomane et n’a su se maintenir au pouvoir qu’en se comportant avec son peuple à la manière des anciens suzerains avec leurs « vilains ». Une fois destitué luimême, ce 14 janvier 2011, certains Tunisiens, trop endoctrinés par la machine et la démagogie sécuritaires de son système despotique, voyant l’instabilité politique et le 155 chaos social en passe de menacer sérieusement leur petit confort, sont peut-être disposés à le prendre en pitié, après la rumeur de son accident cérébral et de son hospitalisation d’urgence, en l’imaginant alité, à moitié mort, exilé et abandonné par femme et enfants… C’est le pire des syndromes du serf. 156 Samedi 19 février Les couteaux La place publique envahie hier par des manifestants fondamentalistes, peu intimidés par les partisans de la laïcité, des temples religieux menacés d’incendie, des filles de joie persécutées à la rue Abdallah Guech, un jeune prêtre polonais égorgé à Manouba*…Où allonsnous ? Aurons-nous bientôt notre « nuit des couteaux » ? Notre fête sera-t-elle sérieusement troublée ? Qui nous guette derrière le rideau de la scène révolutionnaire, avec la lame acérée et prête au carnage ? Même si un jour l’égorgement du jeune prêtre s’avère être commis par un simple fou, dans le contexte des agitations extrémistes, l’effet perçu de cet horrible forfait est inséparable d’une cruelle tradition de terrorisme. Le monde est impur et il le demeurera éternellement, même si des métamorphoses purificatrices, comme les révolutions, charrient les foules innocentes dans des mouvements de communion et d’optimisme collectifs, où elles risquent d’être distraites par rapport à la bête humaine qui guette les micmacs et tente de sévir, sauvagement, impunément. Le pur et l’impur font un 157 mauvais ménage, bien sûr, mais ils font ménage quand même. Ils cohabitent, et si la balance penche d’un côté, jamais elle ne penche entièrement ou définitivement pour l’un ou l’autre. Je n’en veux pour preuve (bien que les évidences s’en passent normalement) que ce flux et reflux d’une insurrection tunisienne tour à tour triomphale et terrifiée, pacifique et belliciste, ordonnée et anarchique, homogène et éclatée, optimiste et pessimiste… Les milliers de chiites égorgés au 7e siècle, les milliers de protestants égorgés au temps de la Saint Barthélémy au 16e siècle, en France, les Ruandais ou les Algériens exécutés au couteau ou à la hache ces dernières décennies, et tous les boucs émissaires ainsi sacrifiés, en tout temps et partout, vérifient ce funeste théorème anthropologique du ménage du pur et de l’impur, dont la crise éclate particulièrement aux époques troubles, et où l’usage du couteau est de rigueur. Le choix de cet instrument n’est pas fortuit, évidemment. Les chiites du Moyen Age, ou les protestants au temps des guerres de religions, ou nos frères algériens étripés pendant ces années de plomb, ou le jeune Polonais de la ville de Manouba, auraient pu être pendus, précipités pardessus les immeubles et les montagnes, étouffés, brûlés vifs, assommés au marteau…Sauf que la terreur recherchée par leurs bouchers, qu’ils soient organisés idéologiquement ou non, n’aurait pas été aussi exemplaire que celle que provoque l’usage du couteau. Le rite le plus notoire, le plus mémorable, le plus inhumain et le mieux gravé dans la mémoire collective, en Orient comme en Occident, est bien celui où le couteau est l’instrument 158 sacrificiel privilégié : le sacrifice du fils d’Abraham, commué par la volonté divine en sacrifice d’un bélier. Dans notre imaginaire collectif, plus ou moins conscient, tout innocent tué au couteau est un bélier offert à Abraham, tout spectateur de ce rite se purifie provisoirement par substitution, mais la peur de l’impur reste là, au creux de sa gorge, et le tire vers le bas, aux pieds du boucher sacrificateur, qu’il soit un simple criminel agissant seul, ou un exécutant mobilisé par des terroristes. 159 Dimanche 20 février Une série de chocs Depuis des semaines, surtout depuis le 14 janvier, les chocs pleuvent sur les Tunisiens et se ressemblent beaucoup, malgré les différences apparentes. Qu’est-ce qui est commun à l’indifférence, à peine maquillée, de Nicolas Sarkozy à l’égard de la révolution tunisienne, l’indécence de Michèle Alliot-Marie déclamant sa philosophie de soutien aux despotes, devant le Parlement français, et l’arrogance du tout nouvel ambassadeur de France à Tunis, une jeune homme plus heureux de baragouiner son arabe que de respecter la dignité d’un peuple blessé, au micro d’une journaliste de la Télévision nationale ? Inutile de nommer le mépris ! Aucun dessin n’est nécessaire. D’un autre côté, qu’est-ce qui est commun à un faux Président ordonnant de tirer sur les manifestants pacifiques, après les avoir humiliés et saignés durant son règne, la liquidation de dizaines d’insurgés par des snipers, l’assassinat de ce prêtre polonais, Marek Rybinski, dans son école, à Manouba, les menaces proférées à l’égard des 160 synagogues par quelques illuminés et la découverte du trésor tunisien dans l’un des châteaux du dictateur ? Nul besoin, non plus, d’enfoncer les poignards dans les plaies des innocents, en s’attardant sur les petits et sur leurs petitesses, n’est-ce pas ? Au royaume de Midas Il faut tout de même saluer la prouesse de la Commission d’enquête sur les abus et la corruption. Le cadeau qu’elle vient d’offrir à la nation est inestimable. Mais sa découverte nous met les larmes aux yeux, tant nous sentons à quel point Ben Ali et sa bande nous ont bernés, nous ont méprisés, nous ont dégradés. Au palais présidentiel de Sidi Bou Saïd, derrière des façades de fausses bibliothèques et des portes banalisées, sont aménagés des coffres blindés, de plusieurs mètres de hauteur et de largeur. Sous les caméras de la Télévision nationale, des membres de la Commission et des huissiers montrent ces caches bourrées à craquer de liasses d’argent qui se chiffreraient à des dizaines de milliards, et de divers coffrets de bijoux hors de tout prix. Ben Ali et ses complices étaient donc bel et bien des mafiosi. Le mot n’est pas assez fort pour dire cette boulimie pécuniaire nourrie sur le dos des citoyens, cette folie de l’or, sans pareille dans les annales des escrocs notoires de l’histoire politique. Autant l’événement est suffisamment rassurant pour la trésorerie tunisienne et pour la possibilité d’une paix 161 sociale, du moins dans l’immédiat, autant il dévoile l’ampleur des privations vécues, jusqu’ici, par le pays, et l’innommable indignité d’un homme aveuglé par le pouvoir et une cupidité pathologique. C’est ce qui arrive en l’absence d’institutions et d’autres scellés susceptibles de dissuader les mains sales, quand elles s’avisent de toucher aux deniers du peuple. « Plus jamais ça ! », devrait-on dire. Alors vivement que les élections libres, transparentes et démocratiques soient notre prochain choc salvateur! Vivement que les réformes escomptées soient les assises d’une véritable république et non plus d’un royaume de Midas. 162 * Un prêtre égorgé, des islamistes attaquent un lieu de prostitution Le prêtre, âgé de 34 ans, a été retrouvé mort égorgé dans une école privée de la région de Manouba. C'est "un groupe de terroristes fascistes ayant des orientations extrémistes qui est derrière ce crime, compte tenu de la façon dont il a été assassiné", a indiqué le ministère de l'intérieur dans un communiqué sans préciser s'il visait là des islamistes. Marek Rybinski a été retrouvé égorgé dans le garage d'une école religieuse privée où il était chargé de la comptabilité. Il a été agressé avant d'être égorgé, précise le ministère cité par l'agence officielle TAP. C'est le premier meurtre à la fois d'un religieux et d'un étranger depuis la chute du régime de Ben Ali, le 14 janvier. (…) Une poussée de fièvre islamiste avait surgi dans l'après‐midi à Tunis : des dizaines d'islamistes ont assailli une rue où travaillent des prostituées. "Des islamistes ont tenté d'entrer dans la rue Abdallah Guech pour l'incendier", a déclaré à l'AFP un policier tunisien sous couvert de l'anonymat. (…) "Des habitants les ont empêchés de rentrer dans cette rue jusqu'à l'arrivée des agents des forces de l'ordre qui ont bloqué l'entrée en interdisant tout passage. Ils ont ensuite réussi à disperser ces manifestants", a ajouté le policier. Les islamistes avaient auparavant manifesté dans le centre‐ville en criant : "Non aux lieux de prostitution dans un pays musulman". La semaine dernière, la communauté juive de Tunisie avait exprimé son inquiétude au gouvernement après des incidents antisémites devant la grande synagogue de Tunis. Conscient du vide sécuritaire prévalant depuis la chute du régime, le gouvernement avait décidé la semaine dernière de rappeler des réservistes partis à la retraite depuis cinq ans qui ont rejoint l'armée mercredi. (…) Le Monde, d’après le site Lemonde.fr, 19 2 2011 163 *Des Tunisois avaient lancé un appel sur Facebook pour une manifestation ce samedi devant l’ambassade de France à Tunis avec un seul mot d'ordre : « Boris Boillon, dégage ! » Mobilisation réussie : ils étaient plus de 500 à la mi‐journée à manifester pour le départ du nouvel ambassadeur français en Tunisie. « M. Boillon, vous occupez un poste diplomatique et vous n'avez rien d'un diplomate », « dégagez, petit Sarko ! », « Boris dégage ! », « C'est vous qui faites honte à la France », pouvait‐on lire sur les banderoles des manifestants. Pour un diplomate, c'est un tour de force. Boris Boillon a réussi, en moins de 24 heures, à fortement indisposer l'opinion publique tunisienne. (…) La première image étant très importante, celle que Boris Boillon a laissée aux Tunisiens n'est pas très flatteuse. Outre les propos abruptes que le nouvel ambassadeur a tenus aux journalistes qui lui posaient des questions délicates (voir la vidéo ci‐dessous), son style très sarkozien ‐ même gestuelle saccadée que le président français, même sourire de circonstance et même doigt accusateur pointé dans le vide – a rapidement été assimilé à du mépris.(…) D'autant que Boris Boillon s'est entêté à parler un arabe oriental laborieux, peu pratiqué par les Tunisiens qui, eux‐mêmes, maîtrisent très bien le français. (…) Pas étonnant, dans ces conditions, que les réactions négatives fusent, pas seulement dans l'avenue Bourguiba. C’est encore Facebook et Twitter qui se sont fait les premiers l’écho de l’indignation des Tunisiens. De très nombreuses lettres ouvertes à Boris Boillon circulent, lui rappelant que la révolution tunisienne est d’abord celle de la dignité. (…) De son côté, le sociologue et politologue Vincent Geisser déclare que « la France c’est ridiculisée ». (…) Frida Dahmani, Site Jeune Afrique, 19 2 2011. 164 Lundi 21 février L’ami de Ben Ali Bien plus que Manama, Alger, Sanaa ou Amman, Benghazi est ce matin, (zéro heure trente) une autre ville arabe en passe d’inscrire sa victoire sur la dictature, par le feu et le sang, dans ce registre insurrectionnel de la liberté et de l’honneur. On parle déjà de centaines de victimes tombées sous les balles, de contre-manifestation farcesque menée par Gueddafi en personne, de heurts sanglants et de batailles rangées entre des phalanges de Libyens, sans que le « guide » lâche du lest et renonce à un iota du pouvoir, maladivement conservé depuis plus de quarante ans. Plus tôt que je ne le pensais il y a quelques jours, on dira peutêtre, d’ici peu: la révolution tunisienne est passée par là ! Il y a entre la Tunisie et la Libye bien plus que des rapports historiques et géographiques. Il y a des coulisses ténébreuses et des couloirs souvent nauséabonds et insondables. On se souvient des frasques de Gueddafi, en mal d’ingérence dans les affaires d’autrui, brodant sur la destitution de son ami Ben Ali, faisant de lui un panégyrique qui dépasse l’entendement et frise l’indécence, mais qui a surtout le mérite de confirmer les 165 soupçons pesant, depuis très longtemps, sur les relations entre les deux hommes. Dès que le caïd libyen, nouvellement associé à Bourguiba, autour d’une scabreuse union des deux pays, à Djerba, en janvier 1974, proposa un inconnu, (Zine El Abidine Ben Ali), parmi les figures du nouveau gouvernement, l’affaire sentit le roussi, pour de nombreux Tunisiens, y compris Bourguiba et son équipe. L’Union est mort-née, mais l’amitié Gueddafi-Ben Ali ne s’est jamais vraiment démentie. Jusqu’au jour où le mentor crut devoir voler au secours de son mafieux Télémaque, il y a un mois environ, sans savoir qu’il se mettait ainsi à dos tous les diables, et qu’il suivrait probablement le même sentier du déshonneur et de l’exil, si ce n’est pire. Gueddafi junior Tard dans la nuit, (une heure du matin), après un long suspense bien orchestré par la Télévision libyenne, Seif Al Islam Gueddafi, fils du « leader » et dauphin héritier du « trône », mais non officiellement déclaré, apparaît à l’écran. Posture et tailleur de rond-de-cuir, gauchement cabré sur son siège, regard de prince méchant et hautain, soutenu par un binocle de myope, barbe de faux jeune premier, index accusateur et verbe comminatoire…Rien de ce qui convient à la gravité de la situation du pays catastrophé et à la mission du médiateur censé raisonner une population rebelle. On s’aperçoit très vite que, contrairement à sa réputation d’homme ouvert et libéral, sa myopie physique n’est rien 166 par rapport à sa cécité morale et politique, de toute évidence héritée de son géniteur. Jugez plutôt de son discours : Le pays est dans le chaos à cause d’ingérences étrangères, ce sera l’ordre gueddafien ou la guerre civile ! La Libye est de composition tribale et son éventuel éclatement en trois émirats (Barqua, Benghazi et Fezzan), comme en 1936, ne nous fait pas peur… Mais si vous me suivez, je vous promets, dès demain, des réformes : une constitution, la liberté de la presse, un nouvel hymne national… L’attitude hautaine, la démagogie risible des allégations mises en avant, le ton et la gesticulation rappellent ceux de Ben Ali, lors de son premier discours au peuple, début janvier. Dans les deux cas, nous sommes devant un pseudo politicien, incapable d’analyser la situation politique réelle de son pays, qui n’a aucun sens de l’histoire, aucune emprise sur le cours des événements et surtout aucun souci de l’éthique. Paradoxalement, c’est ce qui va peut-être décider les Libyens à continuer la révolution, exactement comme ce fut le cas pour les Tunisiens, la semaine qui précéda le 14 janvier dernier. Flux et flux Des flux d’émigrés tunisiens fuient la Libye et déferlent sur le poste frontière de Ras Jédir, pour rentrer chez eux. Nos compatriotes rentrent volontairement, mais ils sont quand même chassés de Libye à cause de Gueddafi. 167 Combien de fois déjà, en quarante ans, et au plus fort de son pouvoir, n’a-t-il pas bassement ordonné de persécuter et de renvoyer, parfois manu militari, cette malheureuse main d’œuvre taillable et corvéable à merci et manipulée pour faire pression sur nos dirigeants ? Cette fois, l’arroseur est arrosé, et le « guide » serait lui-même en mal d’orientation, pour trouver refuge quelque part sous sa tente, dans le désert, sinon ailleurs. D’autres flux de citoyens des provinces et de la capitale réinvestissent la place de la casbah, transformée par la révolution en échiquier principal qu’on déploie ou range selon les agendas. Maintenant, il s’agit d’exiger la dissolution définitive du RCD, dont certaines figures seraient en train de manigancer pour revenir en force, ainsi que celles du gouvernement, de la Chambre des députés, de la Chambre des conseillers et la mise en place d’une Assemblée révolutionnaire constituante. Les manifestants semblent radicaliser leurs revendications au point de refuser toute négociation, y compris avec la presse et les médias présents sur les lieux et acculés à mendier des déclarations. Quant aux flux estudiantins, ils ont d’autres chats à fouetter, dans le cadre de la liberté illimitée qui leur est offerte sur les campus, quand ils ne se joignent pas aux manifestants de la rue. Les salles de classes sont désertées, les amphis sont souvent transformées en prétoires politiques et syndicaux, les personnels sont intimidés, sinon carrément malmenés ou chassés à force de « Dégage ! Dégage ! Dégage ! », les enseignants, plus ou moins suspectés de réaction, de gérontocratie ou de connivence avec le « système », hantent les couloirs, les 168 bureaux ou les bibliothèques, astreints au chômage technique, en attendant que les horizons se desserrent, peut-être. 169 Mardi 22 février Ceux qui se ressemblent… Comment Ben Ali pouvait-il avoir des rapports de concorde et de complicité à la fois avec les chefs de gouvernements israéliens successifs et leurs soidisant ennemis arabes, scotchés au pouvoir: Hafez AlAssâd, Saddam Hussein, Gueddafi et autres héros du « front du refus »? La réponse est devenue encore plus simple et plus plausible, après l’évolution dramatique à Tripoli, la nuit passée. N’est-ce pas la « connexion » des criminels de guerre ? Comparons Ehud Olmert brûlant au phosphore blanc les civils de Gaza, Ben Ali donnant l’ordre à ses ninjas de décimer ses concitoyens révoltés à Kasserine et ailleurs, Hafez Al-Assad massacrant à l’arme lourde les siens dans la ville de Hama, Saddam Hussein commettant les génocides des Iraquiens kurdes et des Koweitiens et…Gueddafi faisant bombarder, cette nuit et encore en ce moment, les Tripolitains ! Quand un chef d’Etat n’hésite pas à monter l’armée nationale contre son propre peuple, quand il recourt à des pratiques extrêmement sauvages comme la tactique de la « terre brûlée » et ce qui ressemble étonnamment à la 170 « solution finale », pour mater ses opposants civils, il n’a plus droit qu’aux qualificatifs réservés aux auteurs de crimes contre l’humanité. S’il a ensuite l’indécence et la cruauté des bouchers pour apparaître après son forfait, accoutré en Robin Saharien, il n’a plus droit à quelque égard humanitaire, il n’est plus qu’une bête à traquer. Voyez le colonel, filmé tôt ce matin devant son fief d’El Azizia, sous un parapluie, fulminant contre ceux qu’il appelle « ces chiens », et narguant ceux qui le croient déjà proscrit au Venezuela ! Vers 17 heures, Gueddafi tentant de reconquérir les Libyens, enfiévré comme un énergumène, fait un discours à la Télévision libyenne. Un discours ! Plutôt une logorrhée comme il a l’habitude d’en fricoter, dans ces heures où la schizophrénie torture ses méninges, avec en plus, cette fois-ci, le désespoir de la bête aux abois. En un mot comme en deux, Gueddafi est fou à lier : il se prend pour un éternel révolutionnaire au-dessus de tous les grands hommes, il allègue des ennemis imaginaires complotant contre la Libye et finit par inviter ses sympathisants à « purger le pays, empan après empan ». Le pire c’est que, jusqu’à ce jour, le monde laisse faire ce forcené et observe un silence perfide. Les régimes arabes croient qu’ils tiendront encore plus si la digue libyenne ne cède pas, et la convoitise noue les langues des Occidentaux. Le ciel, il ne faut pas l’oublier, a donné aux Libyens un si riche désert, (9e réserves pétrolifères dans le monde), pour lequel les sociétés multinationales, qui décident de la politique extérieure des superpuissances, accepteront que tous les Libyens meurent, si elles peuvent toujours pomper leur or noir et exporter leur gaz à bon marché. 171 On comprend donc mieux pourquoi Gueddafi ne sera pas lâché par ses protecteurs, aussi facilement et aussi rapidement que Ben Ali qui n’avait pas de sable généreux comme assurance-vie. 172 Mercredi 23 février Il pleut, Dieu merci ! Si le pire devait arriver dans le pays, au moins une bonne récolte de céréales suffirait pour repousser la famine. Mais pour combien de temps ? Les moyens et petits agriculteurs demeurent suspendus aux mannes du ciel, qui tombent et bien souvent feintent les prieurs pour aller s’abattre sur quelques contrées sablonneuses où rien ne pousse. Les grands, quant à eux, sont des affairistes. Or, en temps de crise, le réflexe ordinaire d’un affairiste est de se rouler en boule et de dresser ses pointes acérées comme un hérisson. Il cache son pécule, ne contracte pas de dettes et guette l’éclaircie. Nos plaines et nos plateaux, anciennement dits grenier de Rome, semblent voués, à moyen et à long termes, à ne servir qu’un maigre poulailler. Il faut imaginer le pire pour l’éviter ou en amortir l’effet. Le plus grand marasme plane sur nos littoraux, le soleil printanier viendrait bientôt lécher les façades ajourées des chaînes hôtelières en deuil de ses clients. Plus de tapis kairouanais à dérouler, cet été, devant Juliette ou Peter. Le marchand passerait l’année à faire le ménage dans ses caves. Francesca et ses bambins ne feraient pas la visite des oasis de Guébilli à dos de chameaux. Le chamelier de Gabès ou de Tataouine accompagnerait ses bêtes en 173 transhumance. Fatma, qui a l’habitude de se la couler douce pendant quelques jours par an, aurait bien de la peine à convaincre Salah, son mari, de délier sa bourse pour une semaine de délassement à Sousse, ou à Hammamet. Le carnaval de Douz ne verrait pas de sitôt ses tabbela34, ses zakkara35 ou ses fantasias, et serait boudé par la plus dépensière de ses clientèles touristiques. Les dunes seraient hantées par des fennecs étonnés et un sirocco crachant du feu. Le touriste auquel nous devons un bon quart de notre pain quotidien n’aurait aucun scrupule à nous fausser compagnie en serrant ses billets dans sa poche, direction la Grèce ou la presqu’île ibérique. J’apprends aussi, hélas, que des dizaines de petites et moyennes entreprises délocalisent à un rythme vertigineux. Les grèves sectorielles entravent les échanges, retardent les commandes, discréditent les engagements et inquiètent les gros brasseurs d’argent qui vont s’installer ailleurs, dépités de quitter ce pays où on leur avait tant chanté la stabilité et promis le ciel, avec plein de sous bien sonnants et trébuchants. Le tableau est bien triste ! Ses personnages sont d’une mollesse consternante, ses couleurs sont fuligineuses et son horizon est bien serré. Là-dessus, les flots d’émigrés reviennent de Libye grossir nos rangs de chômeurs, nos universités sont toujours à moitié désertes, notre jeunesse savoure une liberté trop anarchique, tyrannise les « vieux », crache sur le livre et fait joujou avec le portable 34 Joueurs de tabla, instrument à percussion, de type tunisien. 35 Joueurs de zokra, instrument qui ressemble à une clarinette. 174 ou l’ordinateur. Une bonne frange d’enseignants et d’intellos s’exercent au lynchage de leurs collègues, rivaux ou patrons, sur Facebook. Dame Rumeur enfle, regonfle et abrutit les foules, au grand dam des hommes de bonnes volonté*, qui s’efforcent de tenir la barre, mais qui se sentent en nombre insuffisant et bien démunis face à l’inconnu. Il pleut, Dieu merci ! 175 *Le président de la commission pour les reformes politiques pour la Tunisie a tenu, mercredi 23 février, la première conférence de presse sur l'avancée des réflexions sur la question. Yadh Ben Achour a notamment annoncé la possibilité de mettre en place un vote via la simple présentation d'une carte d'identité, a assuré que les décisions respecteraient la volonté de l'opinion publique mais a appelé aussi à la patience.(…) "Nous avons un problème de temps. Si nous voulons des élections crédibles cela ne s'organise pas en deux ou trois mois", a précisé le constitutionnaliste. "Mais nous comprimerons au maximum la question de temps (…) Yadh Ben Achour a profité de la conférence de presse pour s'en prendre à la presse à qui il a demandé de faire son travail. (…) "Les membres qui sont cités dans la presse comme ayant démissionné n'ont jamais fait partie de la commission, a‐t‐il souligné. Ce sont des intox et les médias doivent faire leur travail" (…) "Le premier but est d'avoir une loi électorale propre" a souligné le président de la commission, précisant : "on ne va pas laisser la constitution dans la seule main des juristes". (…) Yadh Ben Achour a par ailleurs assuré qu'il faut penser à une représentation des Tunisiens de l'étranger. "(…) Merci de nous le faire remarquer, nous allons prendre cela en compte" a‐t‐il indiqué au journaliste qui lui posait la question. Un membre de la commission interrogé sur la question de la parité a souligné que "le code électoral doit prôner la parité et mettre en place des quotas mais qu'il est trop tôt pour dire lesquels."(…)"Il faut apaiser la population avec des décisions rapides. Je vais dire au gouvernement qu'il doit apaiser les cœurs et lui demander une feuille de route pour au plus tard le 1er mars." Céline Lussato, site : Nouvelobs.com, 24 fév. 2011 176 Jeudi 24 février Le troisième larron Ceux qui ont entendu les déclarations scandalisées de Gueddafi, après la chute de Ben Ali, et observé son silence ou ses simagrées avant et après celles de Moubarak, ont pu déduire que le colonel pensait tirer profit de la révolution ambiante pour y trouver une légitimation de sa prétention au titre d’éternel révolutionnaire, et non de Chef d’Etat. Il a même débité des sornettes comme d’inviter son peuple à se rebeller à son tour, s’il le veut, sous sa houlette. Les Libyens l’ont pris au mot, mais ils se sont insurgés contre lui, et non avec lui, si nous exceptons les mascarades de ses quelques flagorneurs. Celui qui se croyait être le troisième larron se retrouverait, à présent, dans les derniers retranchements du troisième pendu, selon les règles du jeu populaire. La famille des pendus grossit entre le Maghreb et le Machrek; demain elle sera nombreuse, et l’on se demande si Ben Ali, tombé le premier, aura suffisamment de dextérité et de charisme pour en être le chef légitime. Aujourd’hui, le deuxième discours de Gueddafi à l’adresse de son peuple a été diffusé par téléphone. Emoi des spectateurs ici, à Tunis, et ailleurs ! L’homme serait-il tellement isolé qu’il n’a plus de moyens techniques à sa 177 disposition, ou tellement terrorisé qu’il s’embusque déjà en brousse, ou tellement futé qu’il a délégué un mime pour divertir ses auditeurs, pendant qu’il fait ses valises et embarque ses lingots d’or ? Y aura-t-il un troisième discours fatidique, la veille de ce vendredi saint, comme cela a été le cas avec ses deux prédécesseurs ? Demain sera-t-il un jour fatal pour lui, comme il l’a été pour eux ? Je promets de croire aux miracles et d’aller faire mon pèlerinage précocement, si cela se confirme. En tout cas, après les découvertes auxquelles les Tunisiens ont eu droit sur les traces de Ben Ali, on ne s’étonnera pas que nos frères libyens vivent, d’ici peu, une mésaventure pareille et découvrent la profondeur de la chausse-trappe où ils ont été gardés à vue, depuis quarante-deux ans. Bien souvent, les larrons se suivent et se ressemblent… La patrie serait-elle en danger ? A l’extérieur, sur les flancs est et ouest du pays, heureusement, chacun de nos voisins est confronté à ses propres problèmes, qu’il s’agisse de la révolution triomphante après la nôtre (Egypte), ou de la sédition encore en gésine (Libye), ou de la couvaison de quelque pronunciamiento, sous le prétexte de faire régner l’ordre (Algérie). Donc, logiquement, nos frontières seraient à l’abri de tout imprévu d’ordre militaire. Mais tant que notre armée est accaparée par le maintien de l’ordre sur le territoire, puisque la police et la gendarmerie nationales semblent tirer leur épingle du jeu, ces frontières ne seraient qu’une passoire pour les réfugiés venus de l’est, avec leur cortège de repris de justice fuyant les geôles 178 libyennes et allant à la rencontre de ceux qui ont fui les prisons tunisiennes, ou pour les extrémistes proliférant de l’ouest, profitant de notre instabilité relative pour pulluler dans nos campagnes et nos villes. Et puis, de plus loin, de Tel-Aviv, nous viendraient probablement quelques visiteurs en pèlerinage aux lieux de leurs hauts-faits terroristes : Sidi Bou Saïd, (assassinat d’Abou Jihad), ou Hammam Chatt (tentative d’assassinat d’Arafat) ; ils jetteraient, peut-être, de nouveaux filets pour prendre d’autres gros poissons… A l’intérieur, nous sommes en face d’un beau miroir qui nous renvoie une image à moitié grimaçante de notre révolution dite « du jasmin »*. Une partie du peuple s’évertue à maintenir la flamme révolutionnaire à coups de grèves, d’arrestations des hommes de l’ancien régime, de sit-in et de déclarations enflammées contre le gouvernement provisoire. Ce sont généralement de jeunes gens encadrés et aiguillonnés par des militants qui se considèrent comme la conscience nationale et les gardiens de cette révolution menacée, selon eux, par une louche léthargie des pouvoirs en place. Une autre partie, travaillée par des fermentations invisibles, mais craignant d’être accusée de fomenter une contre-révolution, se contente de grommeler sourdement, pour le moment, sans se hasarder sur la place publique. Les hommes d’affaires, les agriculteurs, les chefs d’entreprises, les commerçants et les petits bourgeois voient, en effet, leurs affaires ou leurs acquis tout à fait compromis, et se sentent incapables de soutenir plus longtemps une atmosphère de tumulte néfaste pour le travail. Une troisième partie, enfin, composée de certains intellectuels, de cadres, d’enseignants et de la majorité du petit peuple s’impatiente 179 de voir qu’on empêche le gouvernement de mettre à exécution les réformes sociales promises, et qu’on s’entête à jeter le bébé avec l’eau du bain. Pourtant, les Tunisiens, qui ont eu le privilège d’allumer la mèche révolutionnaire dans le monde arabe et d’éveiller des protestations revendicatives et insurrectionnelles jusqu’en…Chine, d’après les dernières informations, ont l’embarras du choix entre les modèles de réformes politiques et sociales mis en route : le leur, qui n’est certes pas le meilleur (compromis entre le neuf et l’ancien), celui d’Egypte (réforme toujours sous la férule de l’armée, depuis Nasser), celui de Libye (lutte armée contre le tyran), celui d’Algérie (putsch militaire continu) et, évidemment le modèle réclamé par les radicaux, en sit-in à la casbah, depuis bientôt une semaine, qui entendent faire table rase de l’ordre ancien et mettre en place une Assemblée révolutionnaire constituante. Mais comment faire avec la bousculade d’une cinquantaine de partis et de mouvements politiques maintenant en course, dont certains soutiennent le compromis et participent au gouvernement provisoire, tandis que d’autres s’acharnent à en saper les bases et à prôner la métamorphose? 180 *Quelle idée d’avoir appelé les grands événements que la Tunisie vient de vivre « la révolution du jasmin »Ԝ! Quand on sait que cette appellation fut donnée au coup d’État médical qui aboutit à l’éviction de Bourguiba par Ben Ali, on crie au contresens. En outre, l’expression file la métaphore habituelle d’un peuple qui aurait hérité pour tout bien de plages et d’une fragrance, et réitère l’image fausse d’un pays sans spécificités réelles, voire sans histoire. À preuveԜ: demandez à n’importe quel touriste ce que la Tunisie évoque à ses yeux. Sans réfléchir, il ânonneraԜ: « Plages et jasmin »Ԝ! Et qualifiera les Tunisiens de peuple « très gentil ». Et aprèsԜ? Rien. (…) Qui, parmi les touristes et VIP des hôtels de Hammamet, sait que la Tunisie a été la première « province » à se rebeller contre le calife musulman, au IXe siècle, déjàԜ? Qu’elle a toujours constitué un laboratoire de la pensée arabo‐musulmane avec ses natifs que sont Ibn Khaldoun, El‐Houssari ou Ibn Mandhour, et que ses femmes ont écrit les premières pages de l’émancipation féminine en terre d’islamԜ? La Tunisie fut également le premier pays arabe à se doter d’une Constitution (1861) et à abolir l’esclavage (1846). Elle abrite aujourd’hui une élite intellectuelle d’avant‐garde qui brille dans le cinéma, le théâtre, tout comme dans la relecture des sources religieuses. C’est dire que la révolution actuelle ne doit pas se limiter à une conscience politique et sociale, mais qu’elle doit également être une « révolution du langage » susceptible 181 de reformuler les mots et, avec eux, les imaginaires. Dès lors, comment appeler ce que les Tunisiens viennent de vivreԜ? On pourrait faire allusion à un lieu en proposant « la révolution de Sidi Bouzid »Ԝ; (…) Ou « la révolution de Carthage « (…) Il y a aussi des datesԜ: la « révolution de janvier (…) Que reste‐t‐ilԜ? Ce qui vient le plus naturellement à l’esprit, en définitiveԜ: « la révolution tunisienne ». Tout bonnement. Une formule qui a l’avantage de mettre en exergue ce pays, de lui donner la paternité géographique et historique de ce fait unique dans le monde arabe, d’user du qualificatif de « tunisianité » pour les soubresauts démocratiques à venir. Fawzia Zouari, Jeune Afrique du 23 fév. 2011 Vendredi 25 février Où sont…les hommes ? En attendant que Gueddafi emboîte le pas à Ben Ali, ou Moubarak, ou Pol Pot (c’est plus logique quand on connaît la mythomanie du colonel et qu’on apprend aujourd’hui 182 encore qu’il continue à tirer sur les civils), je ne peux m’empêcher d’épancher une inquiétude que je partage avec beaucoup de citoyens autour de moi, quant aux prestations de nos nouveaux dirigeants, le Président par intérim et le Chef du gouvernement provisoire. Contrairement aux présidents des commissions et au porte-parole du gouvernement, Mébazâ et Ghannouchi sont, en effet, tellement absents de la scène, mais tellement présents dans les voix tonitruantes de ceux qui les récusent dans le sit-in de la casbah, à l’écran et sur les ondes, qu’on s’interroge sérieusement sur les motivations et les explications de leur « bouderie ». Par leur éclipse et leur mutisme, ils semblent prêter volontairement le flanc à leurs détracteurs et à justifier de fait les réprobations et même les accusations dont on les accable. Candide en politique, pas même un néophyte, mais cela ne m’empêche pas de dire que même les carpes se font entendre de temps en temps. Cette attitude ressortit-elle à quelque tactique impénétrable pour monsieur tout le monde ? Dans le pire des cas de figures, nos deux hommes se terrent, accusent les coups, courent des bordées, parce qu’ils se sentent tellement coupables, chanceux d’être épargnés, et plutôt bellement. Mais ils oublient que cette maladroite indifférence est le plus court chemin pour discréditer le gouvernement et, sans doute, le faire tomber définitivement. Dans le meilleur des cas, on dirait qu’ils comptent sur l’usure des protestataires et travaillent en silence, selon la mécanique d’une improbable « force tranquille » ; ils surprendraient les Tunisiens en tenant les promesses de transition démocratique et de réformettes sociales, avant-goûts des 183 véritables réformes postélectoral. du prochain gouvernement Mais d’autres explications sont envisageables aussi, compte tenu de certains paramètres tels que le tempérament, le profil et l’âge. Fouâd Mébazâ est un vieux monsieur habitué depuis bien des lustres au maniement inoffensif d’un petit maillet à la tribune de la Chambre des députés. Certains le considèrent, par ailleurs, comme un repêché du radeau bourguibien en naufrage, reconnaissant à Ben Ali son repêchage, et tenu à la loi de l’omerta par habitude ou par tactique. Alors, quand lui parvient l’écho de tout ce charivari jeune et assourdissant, il se console en hochant les sourcils. Quant à Ghannouchi, c’est bien simple ! Ce n’est pas un politicien, mais un technocrate qui regarde mieux les dossiers que les hommes, et sa longévité politique à lui aussi s’explique par la devise : travailler et laisser dire. Hélas, c’est une devise tout à fait inappropriée à la fonction de Premier ministre, surtout dans le contexte d’une révolution où la bataille peut être gagnée aussi à coups de discours et de péroraisons. Non, décidément Fouâd Mébazâ à la plus haute magistrature (même par intérim) et Mohamed Ghannouchi à la Primature (même provisoire), accusent pour le moment un très grave déficit pédagogique, dont on ignore encore les conséquences désastreuses pour la révolution. On commence à en être quasiment sûr, depuis quelques jours où le sit-in de la casbah perdure et se démultiplie. Ce soir, des milliers de manifestants donnent l’assaut au ministère de l’Intérieur, avenue Bourguiba, et les agents de 184 l’ordre semblent débordés, au moment où j’écris ces lignes. Un ami à Kasserine, contacté par téléphone, m’apprend, à l’instant, que la ville vient de connaître des événements d’une violence inouïe : poste de police et autres administrations saccagés et incendiés, confrontation entre des centaines de rebelles et les brigades de l’ordre, ambiance de soulèvement général qui s’installe avec son cortège de peur, d’insécurité et de paralysie économique. Ce soir, je pose des questions et je ne décide rien à titre de pensée ou de posture…Demain il fera jour. Samedi 26 février Contre la psychose Si vous vous réveillez tous les jours en pensant à votre pays où il n’y a plus de véritable pouvoir, (puisque tout le 185 monde peut se l’arroger à tout moment, comme aujourd’hui où des manifestants ont forcé le bureau du ministre des Affaires religieuses, l’ont soumis à un interrogatoire indécent et sommé de « dégager »), un pays où le citoyen vide tranquillement son grenier sans rien laisser à se mettre sous la dent pour le lendemain, un pays où n’importe quel quidam dresse les gibets sur les places publiques et jusque dans les sentiers les plus reculés du terroir, un pays où vous ne pouvez plus compter sur la loi et la justice comme recours en cas de besoin, un pays où les masses mal encadrées, filoguidées ou même téléguidées, prennent un malin plaisir à remuer la m…du passé, savourent l’instant présent par des actes de vandalisme, à coups de bains de foules et de ruées libertaires, en dépit des blessés et des morts (cinq entre hier et ce soir à l’avenue Bourguiba) et hypothèquent l’avenir dans un débridement langagier, sur fond de transes carnavalesques, un pays où tous les désordres parasitent les vrais combats, sous les regards d’une muette appelée armée nationale, devant les objectifs des marchands d’images à sensations et les micros des journalistes à court d’idées…, si vous vous réveillez tous les jours en pensant à tout cela, et constatant que la situation semble aller de mal en pis, avec de sérieux risques de dérives qui ramèneraient la dictature ou allumeraient une guerre civile…,vous vous dites qu’il y a beaucoup trop de raisons pour envisager un malheur national et céder à la psychose. Mais, à la suite du sublime Beaumarchais, il faut sans doute se presser d’en rire de peur d’être obligé d’en pleurer, sans relâcher son burin, sa truelle ou son calame… 186 …Et aller son petit bonhomme de chemin, en se levant avec les rayons du soleil. Voyez donc ces commissions qui travaillent, ces honnêtes gens à l’intérieur et à l’extérieur du gouvernement, qui s’échinent à s’acquitter de leur devoir, ces cultivateurs qui triment en scrutant le gris du ciel ! Observez ces vigiles militaires ou civils qui assurent leur ronde, ces enseignants, ces pêcheurs, ces hommes et ces femmes silencieux dont les cœurs fébriles et les mains ouvrières vibrent pour la révolution et pour la Tunisie.…Et surtout, surtout, ne quittez pas des yeux ces révolutionnaires de bonne foi qui luttent de vitesse avec les ennemis de la réforme démocratique ! …Aller son bonhomme de chemin, comme si on devait vivre éternellement. C’est là une sagesse coranique à laquelle les intégristes kamikazes préfèrent la hâte du martyre, que les extrémistes de gauche et de droite remplacent par l’idéal de la table rase et qu’une partie des foules extatiques piétinent, hélas, en riant aux anges. En matière de rire, s’il vaut donc mieux en rire plutôt que d’en pleurer, je constate que je ne ferai pas mon pèlerinage précocement, comme je me l’étais promis avant-hier, si le vendredi s’avérait aussi fatidique pour Gueddafi que pour les deux larrons précédents. Apparemment, nous allons supporter ses fredaines pendant quelque temps encore. Malgré les risques tragiques que le peuple libyen frère encourt, en subissant plus longtemps son « leader », tout le monde s’amuse de l’ agitation de cet homme, parce qu’avec son grotesque baroud d’honneur, ou, comme on dit ici, sa « danse du coq égorgé », il est une parodie vivante des révolutionnaires dont il s’entête à 187 réclamer le parrainage, depuis quarante-deux ans. Ben Ali et Moubarak avaient eu chacun leur sortie ridicule : le premier, mû par les réflexes naturels de l’escroc qu’il est, prit la poudre d’escampette avant d’être pris. Le second, sphinx malade et boudeur, fit dire à son peuple qu’il s’en allait, par la voix et la mimique d’un Omar Souleymane, éphémère vice-président, obséquieux, dépassé par le présent et rattrapé par le passé, avec un ridicule aveu suspendu aux lèvres : veni, vidi (sed non) vici36… 36 Je suis venu, j’ai vu (mais je n’ai pas) vaincu. 188 Indemnité d’autonomie Enfin du concret ou presque. Il aura fallu quarante jours au gouvernement provisoire pour décréter un « plan d’urgence » pour l’emploi. Il s’agit, en l’occurrence, de l’adoption d’un projet de décret‐loi portant création du fonds de « citoyenneté ». Il s’agit également de l’approbation, hier, par le Conseil des ministres, d’un programme dit « Amal », en vertu duquel 50 000 jeunes recevront une allocation mensuelle de 200 d, à même, soutient‐on, de les préparer à s’intégrer dans les projets de service civique. Voilà qui ne souffre aucune ambiguïté, sauf que renouant avec des réflexes que l’on croyait oubliés, rien ne nous éclaire vraiment sur la structure du fonds de citoyenneté ni sur ses modalités de financement. Rien non plus ne nous éclaire sur les critères d’éligibilité au programme « Amal ». L’essentiel est de relever que ces balbutiements conduisent à s’interroger si n’apparaissent pas en filigrane et par–delà le volontarisme dont fait montre le gouvernement provisoire, les prémices d’un traitement purement conjoncturel, somme toute superficiel et transitoire, de la question de l’emploi. En clair, le plan d’urgence s’apparente plus à un plan social plutôt qu’un plan économique, pour résoudre durablement la question de l’emploi. L’emploi ne l’oublions pas c’est la croissance. Seule la croissance et son principal moteur, l’investissement, sont des réponses appropriées au problème de l’emploi, et ce, indépendamment des conjonctures. Avec ces mesures d’urgence pour l’emploi annoncées, il est à craindre que l’on ne retombe dans la pure assistance, sachant que ce dont les jeunes sans emploi ont aujourd’hui le plus besoin, c’est d’une ouverture de perspective et de raison à la création et au lancement de projet. Cela n’enlève cependant rien au mérite de ces mesures exceptionnelles (…) Editorial de La Presse, Tunis, 26 fév. 2011. 189 Quatrième partie ET NUNC ? 190 191 Dimanche 27 février Le gouvernement provisoire tombe Enfin, le Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, sans crier gare, donne une conférence de presse où il tire sa révérence à la Primature. Il résume d’abord les réalisations surtout politiques et sociales de son gouvernement, (libertés, mobilisation des partis et de la société civile, avancement des enquêtes et des mesures juridiques conséquentes, soutien aux entreprises et aux particuliers lésés par le vandalisme, soutien aux chômeurs et aux familles nécessiteuses…). Puis, il évoque l’intervention imminente du Président par intérim pour annoncer une feuille de route électorale. Ensuite, il fait un plaidoyer pro domo et un réquisitoire contre les tiers inconnus, ou connus comme certains médias, qui ont favorisé les dérives de la révolution et contribué à installer une atmosphère irrespirable. Enfin, il annonce sa démission en la justifiant de deux manières : psychologiquement (il lui est impossible de travailler sans un capital de confiance, de sérénité et de cohésion), moralement (il ne veut pas être l’homme de la répression). En guise d’adieu, il lance un appel à la concorde et à la 192 réconciliation entre tous les citoyens, sans quoi la révolution serait vouée à l’échec. La pression qui monte d’un cran de jour en jour, la tournure chaotique que prennent les protestations, ainsi que les luttes intestines pour le pouvoir ont fini par avoir raison de la patience d’un homme, malgré le soutien, compréhensible, des membres de son gouvernement et d’une majorité silencieuse de Tunisiens, plus convaincus par son tempérament que par ses prestations. Outre qu’elle est exigée par la rue et ceux qui l’encadrent méthodiquement, cette démission était donc attendue comme une issue logique d’un bras de fer entre deux parties aux forces disproportionnées. Il y a d’un côté, les masses populaires, toujours furieuses contre Ben Ali et sa clique, et impatientes d’être dédommagées pour les inimaginables abus accumulés, mais dont plusieurs franges importantes sont sciemment instrumentalisées, ou manipulées à leur insu par divers acteurs (milices du RCD, gibiers de potence en passe d’être jugés et pénalisés, deux ou trois futurs candidats aux présidentielles…). De l’autre, on trouve, un homme seul, Mohamed Ghannouchi, complètement handicapé par son passé et sa famille politique incriminée, en dépit de l’indulgence, voire de la confiance qu’il inspire à beaucoup de Tunisiens, qui le prennent pour un innocent inexorablement embarqué par l’histoire dans le cortège d’un tyran. Il n’en demeure pas moins que le démissionnaire mérite un hommage. Sachant qu’il sera tout de suite abandonné, d’une manière ou d’une autre, à la vindicte populaire, qu’il est maintenant l’accusé substitutif, puisque l’accusé 193 principal, Ben Ali, s’est retiré dans un refuge inexpugnable, Ghannouchi vient de prouver qu’il a du cœur. Connaissant, par ailleurs, son tempérament d’homme fragile et apparemment débonnaire, il faut le croire quand il dit qu’il refuse d’être « l’homme de la répression ». Lynchez-moi si cela vous chante, mais je me refuse à faire le jeu diabolique des méchants, et je ne lèverai pas la main sur vous ! Voilà en somme le dernier mot, d’une signification quasiment christique, proféré par un Premier ministre de bonne volonté, qui donne l’impression d’avoir assumé son rôle jusqu’à la dernière once de ses capacités, bien qu’on puisse logiquement lui reprocher d’avoir été bien couard sous Ben Ali. A présent, il y a une nouvelle donne et les jeux sont ouverts. Ceux qui auraient misé sur la répression de la rue pour créer les conditions de l’impossibilité d’une transition démocratique, ceux qui auraient misé plutôt sur l’intimidation du gouvernement afin d’installer l’insécurité et empêcher la justice de faire son travail, et ceux qui alléguaient l’illégitimité de ce gouvernement… en sont pour leurs frais, au moins provisoirement. La désignation d’un nouveau Premier ministre et la formation d’un nouveau gouvernement risquent d’être confrontées à d’autres incriminations, ce qui imposerait d’autres options comme le coup d’Etat militaire. D’ailleurs, le remplacement du gouvernement provisoire ne sera pas une mince affaire avec un Président par intérim, lui-même logé à la même enseigne que Mohamed Ghannouchi, à court de moyens psychologiques et politiques, et dans une arène où évoluent des forces diffractées et incapables de se prêter au jeu de la démocratie, réellement difficile et inconnu des Tunisiens et des Arabes. 194 Deux événements d’ordre anecdotique, enfin, nous permettront de garder le sourire, en dépit de l’assombrissement du ciel : d’abord, notre révolution ne fait pas tomber des têtes seulement en Tunisie, puisque la ministre des Affaires étrangères françaises, Michèle Alliot-Marie, harcelée pour ses impairs diplomatiques et convaincue de collusion avec le clan Ben Ali, vient de donner sa démission à Nicolas Sarkozy. Ensuite, il n’est pas impossible que le départ de Mohamed Ghannouchi augure de la chute d’Ahmed Chafik, Premier ministre égyptien, aussi contesté par la rue cairote, de même que la destitution de Ben Ali avait présagé celle de Moubarak. Décidément, la Tunisie conserve une longueur d’avance révolutionnaire, sur tous les pays du monde arabe. Post-scriptum Moins de deux heures après la démission de Ghannouchi, le Président par intérim annonce la nomination du successeur à la Primature, Béji Caïd Essebssi, qui a été ministre sous Bourguiba et Président de la Chambre des députés jusque sous Ben Ali. Une nomination qui ne fait pas l'unanimité dans le pays. Le deuxième homme à l'UGTT, Abid El Briki, puis Abdessalèm Jrad, secrétaire général de cette Union, annoncent déjà à la hâte, et avec une ostentation irréfléchie et quasiment irresponsable, que l'UGTT n’a pas été consultée et travaillera à faire tomber le nouveau gouvernement! 195 Lundi 28 février Le charme discret de la révolution Il y a dans cette révolution, comme dans toutes les expériences collectives où, souvent, la nature reprend provisoirement ses droits, quelque chose d’insondable et qui, pour cette raison, prend un intérêt plus particulier, si on l’envisage à travers un regard moins fasciné que sceptique. D’abord, les sit-in et les marches millionnaires pacifiques drainent des foules qui, en dehors de la légitimité de leur action, semblent aussi (d’abord ? surtout ?) motivées par un désir confisqué, un besoin profond de puissance et de domination reconnues, dans une société longtemps soumise à l’omnipotence d’un autocrate ou d’une mafia, relayés par des oppresseurs (réels ou perçus comme tels) à tous les paliers de la vie sociale. Occuper tout l’espace et tout le temps voulu, s’approprier le verbe et tous les styles de l’injonction, sans obligation à l’égard de la loi qui pose des barrières spatiales, temporelles, discursives et autres, crier des slogans librement inventés et huer ensemble un adversaire réel, mythifié ou fantasmé, imposer une volonté factuelle de groupe à la volonté d’un seul, ou à la loi ellemême, devenue aléatoire ou contingente, obtenir l’effet 196 escompté et en jouir collectivement, exorciser sa peur grâce à la présence massive dans un espace-temps commun… toutes ces pensées et ces attitudes relèvent d’une expérience groupale magique, extrêmement exaltante, dont la saveur -et probablement le mystère-, échappent à l’appréhension, pour ne pas dire à l’entendement du promeneur évoluant sur les rebords de la scène, observateur mémorisant des faits, ou prenant quelques notes cérébrales sur son calepin, sans subir les irradiations de la communion physique et affective avec la masse. Peut-être que dans ces assemblées gigantesques se satisfont ces soifs peu ou prou risquées, qu’on n’éprouve pleinement et qu’on n’étanche que dans le partage impulsif ou méditatif et contagieux, comme les carnavals, la prière du vendredi, la messe du dimanche l’audition béate des harangues ou la contemplation des derbys footballistiques. En vieux jacquot surpris, à plus de cinquante ans, par ce soubresaut de l’histoire jusqu’ici simplement imaginé à travers un rituel livresque, je comprends mieux, ou je le crois en tout cas, que lorsque mon fils tient absolument à suivre tel ou tel match parmi des milliers de garnements fiévreux et imprévisibles, plutôt que devant la télé, quand je vois ces hommes, jeunes et vieux, assidus à la prière du vendredi, même en étalant leur prie-Dieu sur le parvis de la mosquée, quand je m’entête moi-même à faire le badaud à tel boulevard, parmi des centaines d’inconnus…, il s’agit de prendre une revanche sur l’oppression quotidienne protéiforme, exactement comme ces manifestants révolutionnaires qui vengent leur vie, mille fois brimée, mille fois brisée, quitte à tordre le cou à la civilité, et à faire fi des balises de 197 l’espace, des limites du temps et des assignations du discours. Ensuite, mais on ne quitte pas vraiment le chapitre de l’asservissement et de l’affranchissement, (refoulement et défoulement pour Freud), la révolution semble offrir un contexte idéal où s’épanouit l’excellence du farniente. Débarquant ce matin, en plein centre-ville, pour constater de visu les lieux vandalisés la veille, (en écrivain consciencieux qui se documente avant de noircir ses pages), je suis surpris par le fourmillement des foules sur le boulevard, un début de semaine, à une heure ouvrable. Mes informations sur les phénomènes de la prévarication et de la sinécure, subitement revenus en force à l’ombre de la révolution, sont confirmées par ces colonnes, ces files et ces foules tout à fait endimanchées, un lundi, déambulant indolemment, indifféremment. Je savais déjà, depuis quelques semaines, que beaucoup de fonctionnaires se rendent à leurs bureaux en visiteurs de passage, que de nombreux ouvriers vont signer la fiche de présence et rebroussent chemin au café du coin pour des parties de dominos et de rami, que des centaines d’élèves et d’étudiants préfèrent la rue aux salles de classe et les tribuns de la place publique à leurs professeurs…, mais je ne savais pas que presque tout le pays a pris des vacances quasiment ouvertes. Ah ! Le charme du farniente, mortel pour les révolutions, fatidique pour les nations ! Enfin, il y a cette scène redondante des fonctionnaires quotidiennement chassés, la dernière occurrence en date étant la chute du Premier ministre, le spectacle des édifices incendiés, encore à moitié coloriés de volutes de fumées 198 noires, ces établissements aux devantures brisées, ces vitrines dévalisées, ces voitures, ces distributeurs et ces panneaux éventrés, ces trottoirs dépouillés de leurs revêtements…à Tunis, à Kasserine, à Sousse et presque partout ailleurs dans le pays…D’aucuns vous diront que le vandalisme est l’œuvre de groupuscules stipendiées, d’individus isolés ou d’incorrigibles casseurs, évidemment inévitables dans toute manifestation au souffle et à l’ampleur révolutionnaires. Oui, mais je ne peux m’empêcher de compter cela aussi sur les désirs, collatéraux ou non, qui naissent et explosent violemment au milieu des révolutions, apportant au moins à une partie de ses acteurs, cette jouissance quasi masochiste de l’enfant cassant ses jouets, quand il en a tiré un maximum de plaisir licite et à usage normé. Si l’homme ordinaire traîne toute sa vie des cassures qui lui collent insidieusement aux os et peuvent refaire surface, au moment où il ne les voit même pas venir, le révolutionnaire, lui, est l’homme qui voit revenir les cassures et en jouit normalement, comme au jeu où on est prêt à miser, parfois juste pour le plaisir éphémère et fantasmatique de la mise, qui peut apporter la vraie fortune et occasionner plus probablement la ruine. Quand on sait qu’historiquement seule une révolution sur dix réussit et arrive à bon port, on mesure mieux la latitude offerte à l’optimisme de cette conclusion. 199 Mardi 1er mars L’expectative L’expectative prédomine dans le pays, à en croire en tout cas l’atmosphère de Tunis, attestée par mes sources dans quelques autres grandes villes. La démission de Mohamed Ghannouchi, Premier ministre, et la nomination de Béji Caïd Essebssi à sa place, constituent un moment marquant de cette étape transitoire de notre histoire. C’est la rupture avec une situation suspecte, très mal gérée par un gouvernement contesté pour sa lenteur, sa stérilité communicationnelle et soupçonné, d’ailleurs, d’être resté dévoué au régime de Ben Ali. Mais c’est aussi l’annonce d’une nouvelle échéance à laquelle s’attachent beaucoup d’espoirs.* Certes, les nouvelles de notre frontière avec la Libye où s’entassent des dizaines de milliers de réfugiés arabes et asiatiques, décrivent déjà une crise humanitaire, les sit-in dans les casbahs tunisiennes tiennent bon, les incidents violents sont fréquents sur les routes, l’effervescence travaille toujours les individus et les petits rassemblements 200 renouant avec les réflexes communautaristes (bandes de lycéens débridés, hordes de voyous ou de prisonniers en cavale) ; les frictions inquiétantes apparaissent entre les mouvements politiques (tel forum du parti Ettajdid est empêché avant-hier à Sfax, tel autre du Parti Démocratique et Progressiste est défait à Bizerte, tel fonctionnaire est terrorisé et renvoyé par ses collègues appartenant à un autre parti…), mais on respire quand même, dans l’air, les fragrances d’une véritable espérance. La révolution a franchi la barrière des quarante jours. La vie sociale essaye donc de se débarrasser de sa mise de fait en quarantaine, non sans avoir écopé de très nombreux coups, plutôt raisonnables, comparativement à des expériences de métamorphoses douloureuses connues dans le monde. On doit se rappeler, par exemple, les trop nombreuses pertes en vies humaines en Algérie, enregistrées durant plusieurs mois, après la déclaration de l’indépendance, en 1962, ou bien les désordres dignes des temps antiques, consécutifs aux catastrophes naturelles (l’ouragan Catarina aux USA, en 2005, le tremblement de terre en Haïti, en 2010). Par comparaison, malgré son séisme politique d’une magnitude extrême, la Tunisie a jusqu’ici pu échapper au pire. Et si elle est à présent dans l’expectative, avant de voir la couleur qu’annoncera, dès demain ou après demain, le nouveau Premier ministre, c’est que, d’instinct, dans les temps difficiles, le Tunisien yelèn echitâne (vade retro satana), tente d’apprivoiser le destin et de s’ouvrir une voie vers l’avenir. Ainsi, un rassemblement de milliers de citoyens près de la coupole d’El Menzah, au nom du droit au travail et du retour à la vie « normale », se tient déjà depuis quelques 201 jours, et table sur un million de personnes, d’ici samedi, pour permettre au « peuple silencieux » de s’exprimer au moins autant que le « peuple bruyant », et d’infléchir éventuellement la courbe ascendante de la protestation ad libitum des casbahs et du vandalisme prédateur. Bien que pour certains Tunisiens, et notamment pour des militants des casbahs, ce rassemblement des cadres et des gens plus ou moins rangés sente un peu le poujadisme, il a le mérite de créer un équilibre des revendications et exprime déjà une forme d’exercice de la démocratie. Les journalistes surveillent mieux leur langage et leurs postures, et la qualité des débats publics est mieux assurée. L’homme de la rue semble moins céder à la panique et ne cache plus son exaspération devant les blocages et les contestataires impatients. Les démissions des ministres de Mohamed Ghannouchi se suivent en cascade, donnant des coudées franches au nouveau Premier ministre qui s’active à négocier, avec les différentes parties politiques en lice, la formation d’une Assemblée Constituante et d’un nouveau gouvernement. Le caractère quelque peu itératif de cette alternance des hauts et des bas dans ces observations prises sur le vif peut être mal compris, mais tout le monde s’accorde aisément sur l’inéluctabilité historique de la structure en dents de scie, dans toute situation postrévolutionnaire. Forcément il y a une lutte entre des rivaux, chacun tirant à soi la couverture, avec des moments de repli et des moments plus éruptifs, sans s’interdire, entre les deux, des coups fourrés. Pour le moment, la barque semble mieux résister aux cahotements. Sans vouloir jouer les oiseaux de mauvais augure, j’espère que ce changement de 202 gouvernement sera le bon, et que notre barque ne tombe pas de Charybde en Scylla. 203 La rue a obtenu la démission du chef du gouvernement, remplacé par un ancien ministre de Bourguiba connu pour son ouverture d'esprit. Pourtant, entre partisans de la rupture et légalistes, les débats restent vifs. (…) Mohamed Ghannouchi, qui était resté à son poste après la chute du président Zine el‐Abidine ben Ali a préféré jeter l'éponge. Après sa démission, le 27 février, il a été aussitôt remplacé par Béji Caïd Essebssi. Avocat de formation, aujourd'hui âgé de 84 ans, celui‐ci avait fait partie du premier cabinet constitué par Habib Bourguiba, le "père de l'indépendance", en mars 1956. Il avait ensuite occupé plusieurs postes ministériels avant d'être exclu du gouvernement et du parti au début des années 1970, pour avoir adhéré à un courant favorable à une ouverture démocratique du régime(…) Bien que discret, il ne cachait pas, ces dernières années, son hostilité au président Ben Ali et à son clan. Parviendra‐t‐il à obtenir le soutien de la rue et de l'ensemble de la classe politique? En début de semaine, la tendance était encore à l'expectative. La place de la Kasbah était toujours occupée par des manifestants, tandis que le nouveau chef du gouvernement poursuivait ses consultations avec l'espoir de constituer un gouvernement reflétant, mieux que le précédent, le pluralisme du pays. Premier défi de l'ère Béji Caïd Essebssi: l'emploi. Béji Caïd Essebssi va devoir recréer un climat de confiance. Or les défis à relever sont immenses. D'autres rassemblements témoignent, eux, de l'urgence sociale. Chaque jour, plusieurs dizaines de personnes se bousculent sur les marches du gouvernorat de Tunis, dans l'espoir d'obtenir un emploi ou une aide(…) J. Rousselot, LEXPRESS.Fr, 2 mars, 2011 204 Mercredi 2 mars Ben Ali est-il tunisien ? Ras Jédir, poste frontière dans le sud du pays, est depuis une dizaine de jours un goulot d’étranglement pour les émigrés en Libye, en particulier pour les dizaines de milliers d’Egyptiens, surpris par une saison de la migration vers le nord, imprévue, invivable. Les reportages télévisuels, les témoignages des voyageurs et des citoyens concordent : c’est un rush apocalyptique, tout simplement parce que, sous la révolution libyenne, il y a maintenant des goules dans les deux camps, exaltées et imprévisibles, qui peuvent dévorer les ennemis autant que les hôtes, si elles les soupçonnent, à tort ou à raison, d’intelligence avec le camp adverse. Les hommes, les femmes et les enfants d’émigrés, se trouvant donc entre deux feux, se ruent vers le nord, par milliers, en camion, en voiture, et même à pied, souvent en louvoyant pendant des jours pour tenter d’arriver sans heurts, à la frontière tunisienne, où ils savent qu’ils seront reçus comme on reçoit père, mère, sœur et frère. Oui, bien sûr, ainsi écrit, cela surprend, cela sent l’autoglorification facile ! Et cela frise l’irréel ! Et cela dérange la logique, quand on sait que la Tunisie est encore entre la gueule du loup et un horizon incertain, depuis le 205 bouleversement du 14 janvier, ou quand on se souvient que la Tunisie n’est pas un Eldorado, et que les révolutions déchaînées et tumultueuses ne sont pas nécessairement chevaleresques, comme veut nous le faire croire l’utopie. Tout près de la coupole d’El-Menzah, à Tunis, cinq heures de l’après-midi, se dresse une des tentes de ravitaillement pour les réfugiés à Ras Jédir. Je me présente à l’accueil. Deux jeunes gens attablés, visiblement submergés, enregistrent les donateurs et les orientent vers l’intérieur, où des manutentionnaires et des hommes en blouse blanche, probablement des médecins, réceptionnent, trient et stockent les paquets, cartons et sachets, pendant que les camionneurs en partance pour Ras Jédir se servent, au rythme des vrais ravitailleurs militaires. -Salam37 ! -Salam ! Qu’est-ce qu’il y a à votre service, monsieur ? -Qu’est-ce que je peux faire ? -Nous avons besoin de médicaments, de matelas, de couvertures…Regardez la liste affichée, là ! -Je peux donner de l’argent, plutôt ? -Non ! -Pourquoi ? 37 Bonjour ! 206 À ce moment, une petite cylindrée se gare, un patriarche et une gamine de dix ou douze ans portant une grosse enveloppe sous le bras en descendent et s’approchent en souriant. -Assalam alaykom wa rahmatou’Allah wa barakatou !38 -Marhaba, Hadj39 ! -Voilà mes enfants, un million40, pour nos frères à Ras Jédir ! -Non, Hadj ! Pas d’argent ! Mais si vous voulez bien examiner la liste des besoins, là…Un million rendra un très grand service ! Dieu vous bénisse ! Il s’éloigne, un peu étonné, un peu je ne sais quoi, mais avec tout de même la mine de quelqu’un qui va mieux faire et revenir. Je m’approche d’un jeune homme aux cheveux longs gominés et coiffés vers l’arrière, jusqu’à tomber sur le col de sa parka fourrée, et qui s’active à ranger les cartons, en ahanant, ne regardant personne, ne parlant à personne. -Salam ! -Salam ! 38 Salutation rituelle des islamistes : Que la paix soit sur vous, et la bénédiction de Dieu et ses bienfaits ! 39 Bienvenue, monsieur ! (littéralement : pèlerin) 40 Mille dinars tunisiens. 207 -Je peux savoir qui vous êtes ? J’en ai besoin pour un article que j’écris… Il s’arrête, surpris, puis, tout à fait agacé, il me lance, en pointant un index sur moi : -Et vous ? Vous êtes qui ? Nous en avons fini avec vos partis et vos journaux à la c… Y en a marre …Nous ne sommes personne, ya sidi41…Nous ne sommes rien du tout …Des hommes, des hommes, voilà ! Et je n’ai pas de nom, ni de métier, ni d’adresse, si vous voulez…Le jour je bosse ici, et la nuit, je dors là, sur la dure, et ça ne m’empêche pas de faire ce que je fais de gaieté de cœur, pour mes frères fuyant l’enfer de ce sanguinaire Gueddafi ! Je recule et je sors ma carte d’identité que je lui tends, pour le rassurer. Il lit, puis se calme aussi brusquement qu’il s’était emporté et reprend encore plus passionnément son travail. Dans chaque coin de la grande tente, des jeunes, des femmes, des vieux vaquent chacun à une tâche précise, sans répit, pendant que des camions et des camionnettes déposent ou enlèvent des ballots et des caisses, allant et venant, dans un silence de ruche ouvrière. Je décide de m’en retourner chez moi, me promettant de m’y prendre autrement, demain. Mais voici qu’une main se pose doucement sur mon épaule ; et je vois le manutentionnaire qui, tantôt, était sur le point de m’agripper : 41 Monsieur. 208 -Samahni ya khouya42…Je ne savais pas que vous êtes professeur…Un collègue quoi ! Figurez-vous, j’ai passé cinq ans dans les geôles de Ben Ali, pour avoir été pris dans une réunion de syndicalistes ! Le délateur n’était autre qu’un pion de mon bahut…Sans cette révolution, j’allais végéter encore pendant de longues années dans ma cellule. Ce que ce peuple m’a offert n’a pas de prix…Je lui dois ma liberté…Je suis prêt à me tuer comme ça, toute ma vie, et ce ne sera pas assez pour payer ma dette ! Puis il me serre la main, les yeux humides, et s’en va dans son coin. Je me sens moi-même remué comme jamais je ne l’ai été. Puis, je ne sais par quel effet de réminiscences et d’associations d’idées, l’image du trésor découvert dans le palais du Président déchu, à Sidi Bou Saïd, me vient à l’esprit, et je me mets à comparer les gestes de ces citoyens donnant et se donnant corps et âme, pour venir en aide aux malheureux réfugiés, avec les gestes de Ben Ali, entouré de ses vampires, prenant et reprenant ce qui ne lui appartient pas, égorgeant son peuple, le dépouillant et le désossant, pour aménager sa grotte aux trésors et y stocker tout l’or et tout l’argent amassés dans la haine, le mépris et le sang. 42 Pardon, mon frère ! 209 Jeudi 3 mars En avant toute ! Palais de Carthage, dix-neuf heures. Le Président par intérim est attendu par un parterre de journalistes venus écouter son discours à la nation et prendre la mesure de la nouvelle équipe gouvernementale. Quand il apparaît, enfin, en costume noir présidentiel et cravate jaune d’or, assortis au lambris doré de la salle, et qu’il se met à lire un discours écrit en arabe classique, avec une diction volontairement méticuleuse et un ton solennel et confiant, quelque chose d’inhabituel semble se produire, allant dans le sens d’une dramaturgie diplomatique qui officialise l’image d’un Etat plus mobilisateur et plus déterminé à recouvrer sa majesté écornée. La feuille de route révélée par Mébazâ, bien qu’elle soit accueillie avec une grande joie, aussi bien par la presse que par l’opinion, ne surprend réellement personne. L’atmosphère de concorde nationale, dont avait auguré, quatre jours avant, la nomination de Béji Caïd Essebssi au poste de Premier ministre, avait mis tous les observateurs 210 au parfum : nette volonté de rompre avec le système Ben Ali, d’être au diapason du mouvement populaire, d’assurer la continuité des pouvoirs publics, jusqu’à la mise en place, le 24 juillet prochain, d’une Assemblée Nationale Constituante, annulation de la Constitution en vigueur et, par conséquent, dissolution de la Chambre des députés, de la Chambre des Conseillers et du Conseil constitutionnel, formation instante d’un nouveau gouvernement provisoire… Ce discours est, depuis la chute de Ben Ali, le premier événement marquant de la vie politique nationale, qui est censé avoir des répercussions décisives pour l’évolution de la situation. Peut-il mettre immédiatement le holà à ce qui commençait à apparaître comme un déchirement de la Tunisie, voire un éclatement et, qui sait, une guerre civile à l’horizon? En tout cas, les souhaits ne valent rien si la réalité ne suit pas, et dans ce chapitre, d’autres passages alarmants s’écriront probablement en rouge, à côté des pages plutôt lumineuses qui s’annoncent. Il ne faut pas oublier que les tyrans chassés n’ont plus rien à perdre, et que leur seule devise à présent doit être : Après moi le déluge ! 211 Vendredi 4 mars Du déjà vu… Il y a du déjà vu dans l’actualité tunisienne et arabe, politiquement parlant, tout au moins. Au plan interne, nous revivons des scènes de grabuge semblables, depuis près de deux semaines*. Coïncidant avec le discours du Premier ministre qui réitère et explicite, aujourd’hui, les déclarations du Chef de l’Etat, des événements d’une violence indescriptible paralysent la ville de Gafsa. Près de cent cinquante personnes, claironnant les revendications proclamées déjà lors des événements du bassin minier en 2008, prennent d’assaut les locaux de la radio régionale, terrorisent le personnel, puis se répandent dans la ville et y installent le chaos, en incendiant des pneumatiques et barrant la route aux piétons et à la circulation. La chose est d’autant plus dramatique et louche que les agents de l’ordre s’éclipsent complètement et laissent faire les hooligans pendant des heures. Ont-ils peur de se mouiller et d’être punis par les foules incontrôlables? Sont-ils téléguidés pour servir les intérêts de telle ou telle partie ? Appliquent-t-ils une 212 tactique précise pour piéger les fauteurs de troubles et justifier le recours ultérieur à la répression ? On se souvient que d’autres incidents aussi violents ont ponctué les manifestations pacifiques, comme dimanche dernier où des dizaines de casseurs avaient vandalisé les artères principales de la capitale et celles de Kasserine. De même, le dernier forum du mouvement Ettajdid à Sfax, sous la présidence de Ahmed Ibrahim, et celui du PDP (Parti Démocratique Progressiste) à Bizerte, appelé par son Secrétaire général, Ahmed Néjib Echebbi, furent empêchés par des foules d’autres manifestants aussi organisés que ceux de Sfax, aussi agressifs et décidés à aller jusqu’au bout de leur forfait. Il n’y a aucun doute : au moment même où les sit-in sont levés aux casbahs de Tunis et Sfax, où la détente gagne les masses et où le pays applaudit les initiatives conciliatrices et révolutionnaires des pouvoirs publics, des tireurs de ficelles qui ne lésinent pas sur les moyens, et qui manipulent de vrais nécessiteux et des sous-prolétaires malheureux, semblent avoir un programme d’action destiné à imposer leurs diktats au pays et à orienter la transition démocratique d’une manière non-démocratique. Ces forces occultes, il ne faut en rien les confondre avec les manifestants eux-mêmes, leurs proches et les régions intérieures d’où ils viennent pour la plupart, qui sont mis au ban de la société depuis des années. Ces forces ont vraisemblablement infiltré les brigades de l’ordre public et la police nationale, ont réveillé peut-être quelques taupes au cœur de l’armée, attisent maintenant l’impatience des chômeurs et exploitent leur détresse, non pas pour faire 213 entendre leurs doléances, mais pour perturber l’action des manifestations pacifiques et le dialogue avec le gouvernement et la société civile. Personne, au sommet comme à la base, n’est en mesure d’estimer leur potentialité de nuisance. La volonté politique qui se veut démocratique est donc mise au défi de réussir. Les suppôts du despotisme demeurent très actifs après la fuite de Ben Ali, et il ne sera pas suffisant au capitaine de crier à ses hommes : en avant toute !, si la coque du navire est avariée. Il est temps que le gouvernement, la société civile et le peuple révolutionnaire prennent le destin de la Tunisie en main. Comment ? That is the question ? Au plan externe, il y a également du déjà vu, car, un peu partout dans les capitales arabes, le peuple a franchi le Rubicon de la peur comme chez nous. Mais c’est surtout l’histoire de la révolution égyptienne qui semble vouée à pasticher intégralement celle de la révolution tunisienne. Il y a quelques jours, j’avais esquissé une comparaison entre le départ de Ben Ali et celui de Moubarak, et prévu que la démission de Ghannouchi serait rapidement suivie de celle d’Ahmed Chafik, Premier ministre égyptien, ce qui vient de se confirmer. Cette démultiplication vaut son pesant de crédibilisation pour la marche de notre combat et pour sa radicalisation. Mais, préoccupé par la situation intérieure dans les villes et sur nos frontières avec la Libye, le Tunisien est un peu distrait et ne semble pas estimer, à sa juste valeur, le confort que l’évolution de la situation égyptienne apporte à la nôtre. On oublie combien la succession, sur les bords du Nil, des mêmes événements que chez nous, épargne à la Tunisie beaucoup de pression politique et beaucoup 214 d’animosité, par rapport à l’axe allant de Tanger au Caire. Le pragmatisme politique veut qu’étant rassurés sur le flanc oriental du territoire, (puisque l’Egypte nous emboîte le pas et que la Libye se replie sur elle-même, pour l’instant), nos gouvernants scrutent avec méfiance le flanc ouest où le régime de Bouteflika, exploitant le traumatisme que la révolution et la guerre civile des années 1990 ont laissé dans la mémoire de son peuple, se maintient à coups de matraque, et voue sans doute notre révolution aux gémonies. Selon les rumeurs, qui ont toujours innervé les relations tuniso-algériennes, l’Algérie travaille déjà à notre déstabilisation. Logiquement, il est vrai que l’avortement de la révolution tunisienne, à court ou à long terme, sera dissuasif pour la rue algérienne et salutaire pour le pouvoir des bottes à Alger. Mais, d’abord, comme les individus, les Etats jouissent de la présomption d’innocence jusqu’à preuve du contraire, ensuite, entre la réalité et la peur fantasmagorique, qui prospère en temps de crise, il y a lieu de suspendre le jugement. 215 *À Tunis, la majorité dite silencieuse ne l'est plus. Les exactions commises le week‐end dernier dans la capitale par des casseurs, puis la démission du premier ministre Mohammed Ghannouchi l'ont poussée à sortir du bois. Depuis lundi, chaque après‐midi, elle fait entendre sa voix dans le quartier d'el‐ Menzah sur la place de la Coupole. À quelques encablures de là, un autre sit‐in, entamé il y a une semaine, rassemble les radicaux de la Kasbah, qui, malgré les concessions du gouvernement, ne semblent pas vouloir désarmer. C'est, dit‐on, la Koubba («coupole» en arabe) contre la Kasbah. «Un nouvel avatar de la lutte des classes», plaisante Adel, un informaticien, en remarquant que «la Kobba se situe aux frontières des faubourgs huppés de Tunis, alors que la Kasbah regarde, elle, vers les quartiers populaires». D'un côté, des centaines de cadres, fonctionnaires ou patrons de PME. De l'autre, des chômeurs, des étudiants ou des activistes venus de Gabès, Maknassy ou Sidi Bouzid, le centre du pays, berceau de la révolution. Initiés dans les deux cas par des groupes de «facebookers», ces rassemblements sont devenus des forums de discussions, avec chacun leur service d'ordre, leur bureau d'information, leur cafétéria et leur infirmerie improvisée par le Croissant‐Rouge.(…) L'hémorragie gouvernementale ‐ plusieurs ministres ont emboîté le pas au premier ministre ‐ fait redouter un vide politique à hauts risques. La Koubba appelle à la reprise du travail et dénonce «la dictature» du très puissant syndicat UGTT, devenu l'un des principaux acteurs de la transition, mais tenté, selon Zeineb, une manifestante, d'outrepasser ses fonctions et de se comporter «comme un parti politique». (…)Une partie de la population que l'on appelle majorité silencieuse redoute une dérive anarchique qui pourrait être instrumentalisée.»(…)Dimanche, en jetant l'éponge, Mohammed Ghannouchi s'est risqué à la thèse du «complot»(…) Arielle Thedrel, Le Nouvel Observateur, 4 mars 2011 216 Samedi et dimanche, 5 et 6 mars R.A.S. En cette fin de semaine, la triade d’initiales, R.A.S. souvent associées dans nos esprits aux manœuvres militaires, ou à la désinvolture de l’échange familier, sonne, pour une fois, très clair, et même d’une clarté bénie, que le Tunisien souhaite durable, sinon définitive. Comment en serait-il autrement si on se remémore, d’une part, les derniers événements violents à Gafsa, à Ksar Hélal ou à Tunis, nous promettant l’escalade d’une anarchie à faire rebrousser nos poils en épines d’hérisson et nous faire regretter la révolution comme on regrette un péché, ou la catastrophe humanitaire toujours là, à nos portes de Ras Jédir, et d’autre part, les tous récents discours successifs du Président par intérim et du nouveau Premier ministre, qui ont versé un baume sur nos plaies anciennes et nouvelles, en nous promettant plutôt un relèvement certain de notre pays qui est presque à genoux, face aux ennemis de la révolution ? R.A.S., ou plutôt si ! A signaler donc ce merveilleux calme plat, celui qui succède à ces tempêtes inhabituelles et vouées à la haine des matelots. Les vieux capitaines, 217 bien que drôlement secoués, comme à l’accoutumée, et n’oubliant pas qu’une tempête peut en cacher une autre, trahissent leur joie, dans un souffle retenu ou un plissement de front. Heureusement, leurs mousses, quant à eux, gambadent et hurlent et pètent de bonheur, en embrassant le mât de peur qu’il ne glisse entre leurs jambes et s’enfonce dans les abysses. 218 Lundi 7 mars « Sureté de l’Etat », « Police politique » Dans le bus bringuebalant vers Tunis, en provenance de Hammamet, il y a sur les visages et dans le maintien des voyageurs avachis sur les sièges une telle lassitude qu’on a envie de rouspéter contre tous les bus du monde et contre les hasards qui nous charrient vers la capitale…, un lundi. Mais les informations radiodiffusées de 11h30 créent l’événement ! Même ceux qui semblent quasiment assoupis se redressent, prêtent l’oreille et se passent le mot. A la seconde même où la speakerine termine de lire la nouvelle information provenant du ministère de l’Intérieur, il y a dans ma mémoire comme un ruban d’images douloureuses qui se met à se dérouler à une vitesse cinétique, des sortes de flashs où les citoyens sont des bêtes à traquer, sinon à abattre…Je revois surtout un pauvre paysan de Cebbala, traîné avec son panier d’œufs dégoulinant sur le macadam, par un agent de la gendarmerie, un jour de marché, comme on traîne un sanglier en rase clairière des bois d’Ain-Draham, ou un petit vendeur à la sauvette, passé à tabac par trois 219 barbouzes devant les passants ahuris et impuissants, ou telle femme activiste des droits de l’homme arrêtée et torturée à sang dans les sous-sols du ministère de l’Intérieur, puis jetée à l’aube, près d’une benne d’ordures, ou tel étudiant pourchassé par deux agents de l’ordre, à travers la pelouse de l’université, puis abattu de deux balles dans la nuque, à bout portant… Je me prends le crâne entre les mains…J’ai la cruelle sensation qu’un étau se resserre autour de mon corps, et je halète, et je m’étire, et je soupire, et je manque d’air…Puis je me libère brusquement en repensant à la nouvelle information… La décision de dissoudre les appareils de la « Sûreté de l’Etat » et de la « Police politique » que je viens d’apprendre, ce lundi, dans un bus décrépit et poussif, entre Hammamet et Tunis, est sans doute une des meilleures mesures révolutionnaires prise par le gouvernement et, probablement, l’écho le plus significatif donné aux requêtes des valeureux combattants de la Casbah. Fallait-il attendre trois changements de gouvernements pour se rendre à l’évidence, abattre ce briquetage primitif et redéployer ces escadrons de la terreur et ces gardeschiourmes bons pour les bagnes et les camps de concentration ? 220 Vendredi 11 mars Le berger de Cebbala Je n’ai rien noté depuis trois jours. Mais je me suis gavé d’informations inlassablement répétées par des médias presque désespérés qu’il ne se passe plus rien de notable dans ce petit pays qui est sur le point de changer l’Orient et l’Occident. Je monte vers la Gara, grosse colline à la cime large, plate, pierreuse et broussailleuse, dans les environs de Cebbala, en bas de laquelle la bicoque de Khira, ma grand-mère, me sert d’ermitage annuel et de réserve inépuisable de souvenirs d’enfance. J’escalade la pente par le sentier le plus raide, comme d’habitude, pour dérouiller un peu mes jambes ankylosées par les interminables heures passées devant ma table de travail. Quand j’atteins le sommet, je vois les derniers rayons du soleil s’arracher à la terre et je sens un mystérieux silence nocturne gagner les plaines verdies d’oliveraies, entre Sbeitla et mon poste de guet. C’est un moment d’autant plus privilégié qu’il me fait penser au crépuscule des dieux balayés par la révolution, et que les dernières semaines passées dans 221 un infernal magma d’actualités politiques et militaires ont été d’un vacarme éprouvant pour mon cœur et pour mon cerveau. À l’autre bout de la colline, je reconnais le vieux Chabrouch, ancien meddeb43 de quatre-vingt quinze ans, converti depuis des années au métier de berger et consacrant tout son temps à son propre bétail. Avec ses chiens, il continue ainsi à s’occuper du plus gros troupeau de brebis et de moutons, connu dans la région, et qui fait courir sur sa santé et sa fortune des contes à dormir debout. Ce qui est sûr, c’est qu’il est un des plus riches vestiges des anciennes médersas et des paysans les plus fortunés de Cebbala. Quand je le rencontre sur ces hauteurs, il s’amuse à croiser le fer avec moi, son érudition coranique avec ma culture moderniste, et nous nous chamaillons gentiment en tournant à petits pas autour de ses bêtes, ou accroupis en chien de fusil et dessinant machinalement des hiéroglyphes inconscients sur la terre. -Bonsoir Am Chabrouch !44 -Ahla b’ weldi !45 43 Maître d’école coranique (koutteb). 44 Oncle Bachrouch. 45 Bienvenue fiston ! 222 Et il se hâte de me bombarder de questions, en passant du coq à l’âne : la situation dans le village, la pénurie de bonbonnes de gaz, la vague des harragas46, les rumeurs sur la santé de Ben Ali et sur son fils naturel abandonné, la police, l’armée, la casbah, la coupole d’El Menzah, Béji Caïd Essebssi, la Libye, la France, l’Amérique…, tout ce qu’il avait vu à la télé et entendu au douar, sans en savoir les détails, sans en vérifier l’authenticité. Je réponds patiemment, mais brièvement, tenté moi aussi de l’écouter parler, sachant bien que le vieux est luimême un grand mur de bibliothèque, un pan entier de l’histoire de la Tunisie, que de ses yeux presque éteints jaillit toujours une lumière redoutable, et que dans sa tête, bientôt séculaire, s’amoncellent encore des sédiments de sagesse où on peut pomper à loisir. -Donc, vous avez eu ce que vous vouliez ? Messieurs les révolutionnaires ? -Oui ! Oui ! Mais, Am Chabrouch, tu es des nôtres n’est-ce pas ? -Oui et non ! Je te le dirai quand tu me reposeras la question dans quelques mois, si Dieu veut bien que je sois encore là. Moi j’attends pour voir…Mais dis-moi, c’est vrai ce qu’on raconte sur le parti ? 46 Littéralement : les brûleurs. (Emigrés clandestins, par voie maritime, notamment, dont beaucoup meurent noyés). 223 -Oui ! On vient de le dissoudre, par jugement du tribunal. Il y a mieux : quatre des caciques de l’ancien système sont maintenant sous les verrous et attendent d’être jugés. -Lesquels ? -Rafik El Hadj Kacèm, Abdelaziz Ben Dhia, Abdelouahèb Abdallah et Abdallah Kallel. C’est le coup de grâce pour la bande Ben Ali, au moins juridiquement ! -Peut-être, peut-être…Mais qui veut bien curer son puits doit descendre jusqu’au fond, ya oulidi47 ! -Comment ça ? -Je me comprends ! Au fond du puits, avant de se pavaner…Maintenant laisse-moi fiston ! J’ai deux brebis qui sont pleines et que je dois surveiller de près ! Je rebrousse chemin, heureux, comme à chaque fois, d’avoir écouté ce paysan futé qui me semble tombé de l’arche de Noé. J’aspire de toutes mes narines une brise vespérale qui me grise, en souriant à l’idée que la sagesse, le bonheur et, peut-être, la longévité de Chabrouch doivent quelque chose aux longues veillées qu’il a passées sur cette colline vaste et haute comme un promontoire, parlant aux étoiles, sifflant ses chiens et caressant d’un tendre regard ses bêtes en gestation. -Fin 47 Mon petit. 224 Table Avant propos : Révolution et vérité……………………5 Première partie : Moloch aux pieds d’argile………….7 Deuxième partie : Pâmoison du sphinx………………75 Troisième partie : La route de Syrte…………………131 Quatrième partie : Et nunc ?………………………...189 225