UN VISITEUR AMÉRICAIN DANS UNE COUR CANADIENNE
Transcription
UN VISITEUR AMÉRICAIN DANS UNE COUR CANADIENNE
UN VISITEUR AMÉRICAIN DANS UNE COUR CANADIENNE Juge John deP. Wright c. the Green Bag, publication originale in the Green Bag, reimprimé avec permission Un avocat américain se sentirait immédiatement à l’aise dans une salle d’audience canadienne. En raison du passé colonial qu’ils partagent, les Américains et les Canadiens ont hérité de la common law anglaise et du système judiciaire anglais. Malgré cette histoire commune et les similarités superficielles, il existe des différences entre les systèmes judiciaries des deux pays. Ces différences peuvent se refléter dans les symboles placés dans les salles d’audience, l’organisation des tribunaux et des professions juridiques, dans le déroulement de la procédure à la cour et dans l’origine et la nature des lois qui sont mises en œuvre. À première vue, le visiteur américain se trouverait en territoire familier : Il reconnaîtrait la séparation entre le public et les professionnels et les tables de conseillers derrière la séparation. Il verrait le juge sur une estrade ou un banc et le greffier assis plus bas, devant le juge; la barre des témoins d’un côté du juge et le banc des jurés avec ses douze fauteuils le long du mur. Après cette première sensation de familiarité, le visiteur américain se mettrait à relever les différences. Sauf dans les tribunaux de première instance, les avocats portent des toges. Le visiteur peut avoir vu ces toges dans les émissions de télé anglaise et dans les films. Mais il y a une différence. Les avocats canadiens se sont défaits de la veste. La plupart portent une chemise blanche, un col cassé avec un rabat autour du cou, un gilet noir, des pantalons rayés et une toge noire. Cette toge aux larges manches s’ouvre sur le devant. Une étroite cornette, un tube de tissu d’environ deux pouces de large, s’étend sur l’épaule gauche et part d’un étrange petit sac situé entre les omoplates. On l’apparente à une ancienne bourse médiévale. Selon la légende, lorsque les avocats demandaient un supplément d’honoraires, ils plaçaient la cornette sur leurs épaules pour que le client y dépose le montant approprié. La vérité est plus ordinaire. Cet appendice est le descendant de la capuche de deuil. « Il est triste de rapporter qu’il n’y a pas si longtemps, l’appendice a été déformé sans doute parce que personne ne savait ce qu’il était censé être. Il ne ressemble plus à une capuche.1 » 1 Baker : « History of the Gowns Worn at the English Bar » publié en (1975) « Costume » Le Journal of the Costume Society, page 15. Tous les atours des avocats sont des vêtements de deuil. On dit que le 2 Certains avocats portent des gilets avec de lourds boutons aux larges manchettes. La toge couvrant le gilet est faite de soie. On porte le col carré ou la cape sur les épaules, et les manches tombent sous les genoux, le bras en sortant à environ un quart du bas. Ces avocats sont les conseillers de la Reine, les membres du barreau les plus anciens. (Au Canada, comme aux États-Unis, les avocats et le public sont ensemble devant le tribunal, mais ici on conserve les vieilles formes. Un avocat canadien est à la fois un avocat-plaidant et un procureur même s’il peut volontairement restreindre sa pratique à une seule branche de la profession.) Entre la barre et les tables des avocats, le visiteur apercevrait une sorte de boîte, soit le banc des accusés. L’accusé s’y assied. Seuls les avocats s’assoient aux tables des avocats. Dans les causes civiles, les clients s’assoient en sécurité derrière la barre dans la section du public, où ils ne peuvent pas déranger leurs avocats. Le visiteur qui observe peut voir que le juge n’a pas de marteau. Un juge canadien qui ne peut pas contrôler la cour avec un signe de tête devrait changer de vocation! Le visiteur s’apercevrait probablement qu’il n’y a pas de drapeau à côté du juge. À la place, l’Américain verra peut-être des armoiries royales ou un portrait de la Reine au-dessus du juge ou sur un autre mur. Aux États-Unis, l’autorité du juge vient du peuple. Les poursuites sont menées au nom du peuple. Les Américains utilisent le drapeau national et ceux des États pour montrer l’origine de cette autorité. Au Canada, l’autorité du juge lui vient de la Couronne. Les poursuites sont faites au nom de la Couronne. Les Canadiens se servent des portraits royaux ou des armoiries royales pour montrer l’origine de cette autorité. Durant le procès, on rappelle le fait que la Cour canadienne est une Cour royale. Serment des jurés : Jurez-vous que vous examinerez scrupuleusement tous les faits de cette affaire opposant Sa Majesté la Reine et l'accusé, et que vous rendrez un verdict juste et conforme à la preuve? Dieu vous vienne en aide! Serment des témoins : Jurez-vous que le témoignage que vous allez rendre devant le tribunal dans cette affaire opposant Sa Majesté la Reine et l'accusé sera la vérité, toute la vérité et rien que la vérité? Dieu vous vienne en aide! Ce langage et le portrait de la monarque britannique peuvent faire croire au visiteur étranger que le Canada est rattaché à la Grande-Bretagne. En fait, le Canada n’y est pas plus rattaché barreau anglais est entré en deuil à la mort de Charles II en 1685 et n’en est jamais sorti. Les toges des avocats étaient beaucoup plus colorées auparavant. Réseau ontarien d’éducation juridique www.roej.ca 3 que les États-Unis le sont. Chaque pays a coupé ses liens juridiques à la mère patrie, un par la révolution, l’autre par l’évolution. Lorsque les Canadiens affichent le portrait de la Reine Elizabeth et les lettres de nomination émises en son nom et qu’ils lui prêtent allégeance, c’est en tant que Reine du Canada, et non de Reine du Royaume-Uni. Les Britanniques pourraient rejeter la monarchie demain et former une république, les Canadiens continueraient de fonctionner au nom de leur propre reine. Ce respect des vieilles formes démontre une différence fondamentale entre les sociétés américaine et canadienne. Tandis que la déclaration américaine d’indépendance prône « la vie, la liberté et la poursuite du bonheur », la Constitution canadienne prône la « Paix, l’ordre et le bon gouvernement. » Les deux pays doivent leurs origines à la révolution américaine, mais tandis que la mythologie américaine célèbre l’événement comme un triomphe du peuple sur le despotisme, la mythologie canadienne considère cet événement comme un triomphe de la foule sur l’autorité dûment constituée. Les portions anglophones de l’Est du Canada doivent leurs origines aux loyalistes qui se sont réfugiés au Nord sauvage simplement parce qu’ils n’avaient pas accepté le désir des révolutionnaires de rejeter le gouvernement légal.2 Cette différence se reflète d’étranges façons. Lors des grandes occasions, des policiers de la gendarmerie royale tout vêtus de rouge sont très en évidence. Quelle autre démocratique libérale a des policiers comme icône nationale? Le Canada, comme les États-Unis, est une fédération. Il y a des gouvernements provinciaux et fédéral. Mais les Canadiens n’ont pas favorisé l’avènement de deux systèmes judiciaires. La Cour fédérale du Canada existe, bien sûr, mais elle est de compétence limitée et sa fonction première est de superviser l’application des lois par les tribunaux administratifs fédéraux et d’entendre des causes visant le gouvernement fédéral. Les tribunaux supérieurs des provinces sont les tribunaux de base constitutionnels du pays et fonctionnent selon le système de la common law. Dans un compromis typique, la plupart des tribunaux sont créés par les provinces, administrés par les provinces et siègent dans des palais de justice construits par les provinces. Cependant, les juges de la Cour supérieure siègent aux palais de justice provinciaux, sont nommés et payés par le fédéral et tiennent compte des lois provinciales et fédérales. 2 Le Traité de Paris, qui accordait aux colonies rebelles leur indépendance, contenait aussi des dispositions sur la restitution et les indemnisations des loyalistes par les Américains. Les membres de l’association des loyalistes de l’empire uni attendent encore d’être payés. Réseau ontarien d’éducation juridique www.roej.ca 4 Le visiteur peut être surpris d’apprendre qu’il n’y a pas de juges élus au Canada.3 Ils sont nommés par un exécutif. La Reine, conseillée par le conseil exécutif provincial (le cabinet), nomme les juges des cours de première instance, tandis que, sur recommandation du conseil exécutif fédéral, elle nomme les juges des cours supérieures, des cours d’appel et de la Cour suprême du Canada. Bien sûr, la Reine ne nomme pas les juges personnellement. Cette fonction est exercée en son nom par la gouverneure générale au niveau fédéral et par le lieutenant gouverneur au niveau provincial. Les titulaires de ces deux postes sont nommés par le premier ministre canadien. La gouverneure générale ou le lieutenant gouverneur n’a aucun pouvoir de discrétion sur les nominations et doit accepter l’avis du cabinet. Aux cours de première instance, les juges sont nommés par le procureur général de la province ou par le ministre fédéral de la Justice. Les juges en chef sont nommés par le premier ministre de la province ou par le premier ministre du pays, selon le cas. Les juges de la Cour supérieure sont en poste jusqu’à 75 ans, les juges de première instance sont en poste jusqu’à au moins 65 ans et profitent de diverses dispositions pour allonger leur mandat dans différentes provinces. Aucun juge canadien n’est soumis à l’humiliation d’un interrogatoire avant sa nomination. Le visiteur américain peut être surpris d’apprendre que le droit criminel relève de la compétence fédérale. Le Code criminel est promulgué par le gouvernement fédéral, mais mis en vigueur par les provinces à l’aide des services de la police municipale, provinciale et nationale, la gendarmerie royale du Canada. Comme on l’a noté auparavant, le droit criminel est mis en vigueur aux instances inférieures par des juges nommés par le gouvernement provincial et aux instances supérieures par des juges nommés par le gouvernement fédéral. Le visiteur étranger peut être surpris de voir que peu de procès canadiens se font devant un jury. Certaines provinces ont entièrement éliminé les jurys dans les procès au civil. Un accusé canadien a droit à un procès avec jury seulement si la pénalité potentielle est de cinq ans d’emprisonnement ou plus. Même là, sauf dans quelques causes comme la trahison, la sédition (oui, nous avons encore la sédition, mais nous avons récemment aboli les ordres de perquisition générale), le pillage et le meurtre, l’accusé peut choisir un procès avec juge sans jury. C’est le choix de la majorité. À en croire les anecdotes, ce sont surtout les parties défenderesses qui convoquent des jurys lors des poursuites au civil, surtout lorsqu’elles sont défendues par leurs assureurs. Les avocats de la défense ont le sentiment que les jurys rendront un verdict plus favorable que celui des juges. 3 Laisser le choix des juges au peuple serait aussi inconstitutionnel que laisser la Couronne nommer les jurés dans toutes les causes criminelles et civiles, mais ces lois violeraient surtout l’esprit entier de notre constitution. (1890) 10 Canadian Law Times, p.203. Le penchant canadien à nommer des politiciens à la magistrature est illustré par l’ancien Premier ministre John Diefenbaker qui disait qu’alors qu’aux États-Unis, on élit les juges, au Canada, il faut avant tout que les candidats aient connu la défaite. Réseau ontarien d’éducation juridique www.roej.ca 5 Jusqu’à environ une dizaine d’années passées, la Cour rejetait régulièrement les demandes de convocation de jurys dans des poursuites pour négligence professionnelle, sous prétexte que les enjeux étaient trop complexes pour un jury. Même si davantage de ces procès sont permis, le juge de première instance se réserve le droit de démettre le jury de sa fonction et de continuer le procès seul si les questions sont effectivement inappropriées pour le jury. Bien sûr, parce qu’il y a moins de procès avec jury, on défend moins ce type de procès. Il semble qu’il y ait de plus grandes restrictions sur ce que l’avocat de la défense peut présenter comme preuves au Canada. Le visiteur étranger peut aussi être choqué par la vitesse à laquelle un jury canadien est formé. Dans un procès avec jury, chaque partie peut en général récuser de façon absolue quatre jurés par accusé. La récusation motivée est rare bien que cela commence à changer. Aucune mission exploratoire n’est permise. Il doit y avoir une raison qui suggère que le juré potentiel peut ne pas être impartial entre sa Majesté la Reine et l’accusé à la barre avant que le juré ne soit remis en question. Même dans ce cas, le juge doit faire approuver ses questions à l’avance. Durant le procès, le visiteur américain peut s’apercevoir qu’il n’y a pas de motion pour parler en aparté en présence du jury. Les avocats canadiens ne s’approchent pas du banc pour murmurer au juge en présence du jury. Les questions sont discutées soit à l’audience du jury ou celui-ci doit sortir de la salle pendant les discussions, ou alors, on mène un voir-dire. Tout se fait en public mais pas nécessairement en présence du jury. Il n’existe pas non plus de motion pour rayer des éléments du dossier. Si quelque chose arrive, c’est inscrit au dossier. La motion canadienne d’exclure les preuves dans les causes criminelles serait familière au visiteur. Elles sont relativement nouvelles pour les Canadiens. Avant 1982, à l’exception des admissions et des confessions, les preuves étaient admissibles sans égard à la manière dont elles avaient été obtenues. En 1982, le Canada a mis en vigueur la Charte canadienne des droits et libertés, dont l’article 24(2) stipule : (2) Lorsque le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s'il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. Ironiquement, durant la dernière décennie, les Américains essayaient de s’éloigner d’une règle d’exclusion absolue, alors que les Canadiens, par décision judiciaire, passaient d’une règle d’exclusion discrétionnaire à une règle d’exclusion absolue. « (trad) Il est à noter qu’on a proposé de demander au premier juré s’il avait exprimé ou développé une opinion défavorable aux prisonniers. Les questions n’étaient pas permises; … On suggère très rarement dans nos cours [ce genre de question], bien que la procédure est commune, même universelle, dans plusieurs États de l’Union. Dans mon expérience de plus de trente ans, j’ai Réseau ontarien d’éducation juridique www.roej.ca 6 entendu cette question seulement une fois et par un très jeune avocat (qui ne l’a plus jamais posée). » Riddell, J.: 35 Can Law times p. 35. En fait, notre loi permet la récusation motivée dans une certaine limite. Les droits garantis par notre Charte ne sont pas absolus. Ce que j’en comprends, c’est que si la Cour américaine juge qu’une loi limite le droit d’une personne à la liberté d’expression, par exemple, cette loi sera généralement annulée. Si la Cour canadienne juge qu’une loi restreint le droit d’une personne à la liberté d’expression, le juge doit essayer de voir s’il s’agit d’une restriction raisonnable qui peut être justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique. Pendant le résumé du juge, le visiteur peut sursauter en entendant le juge résumer la preuve pour le jury et exprimer son opinion sur ces preuves. Les juges canadiens ne sont pas que des arbitres dans un match entre deux adversaires. Ils ont une obligation d’aider le jury en récapitulant les éléments de preuve pour lui, en reliant ces éléments à la règle de droit, en suggérant les conclusions qui peuvent être tirées de certains éléments et en avertissant le jury du manque de fiabilité qu’offrent certains types de preuve. Dans les procès avec jury au civil, le juge peut exprimer une opinion sur l’étendue des dommages évalués. La décision finale revient, bien sûr, toujours au jury. Les poursuites judiciaires changent constamment pour satisfaire aux conditions régionales. Comme les pinsons de Darwin qui ont évolué différemment d’une île à l’autre dans les Galapagos, la common law et ses institutions ont évolué différemment dans nos deux pays tout en gardant certaines des mêmes caractéristiques fondamentales. Cela dit, la nature omniprésente de la culture américaine maintenant disséminée par satellite télé dans les recoins les plus éloignés de l’Arctique a entraîné l’apparition du drapeau canadien dans certaines salles d’audience canadiennes, davantage de requêtes de récusation motivée et même des demandes pour permettre au client de s’asseoir à la table des avocats. O temps! O mœurs! Réseau ontarien d’éducation juridique www.roej.ca