brèves du cso - CSO Centre de Sociologie des Organisations

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brèves du cso - CSO Centre de Sociologie des Organisations
brèves du cso
n° 9 – juin 1999
Centre de Sociologie des Organisations (UPR 710 - CNRS)
Jean-Pierre Worms, Chercheur en politique
Que le temps passe vite…. Cela fait 37 ans que Jean-Pierre Worms est entré
au CNRS. A un mois de sa retraite du CNRS, nous parcourons l’itinéraire de ce
personnage cosmopolite dont les convictions de départ ne semblent pas avoir
été entamées malgré un parcours atypique : « Je suis à la fois chercheur, c’est à
dire universitaire participant de toutes les normes académiques du milieu,
militant et responsable politique, mais aussi militant syndical et associatif,
participant de ces trois univers à la fois. J’ai poussé le vice jusqu’à quitter
pendant 12 ans le CNRS pour exercer un mandat parlementaire et à réintégrer
le CNRS en abandonnant toute responsabilité politique mais en développant
considérablement mes responsabilités associatives ».
A la question de savoir quelles sont les personnalités majeures qui ont influencé
ce parcours croisé, Jean-Pierre Worms explique d’emblée qu’il est «un
produit » de deux cultures : française et anglaise. Cet entrecroisement,
souligne-t-il, l’a bien plus marqué qu'autre chose. Il est né en 1934. En
retraçant ses années de jeunesse, il peint une enfance en France, brutalement
perturbée par la guerre. Son père, dès la signature de l’armistice en 1940, prit
l’initiative avec quelques autres de monter un réseau de renseignements pour
continuer la lutte contre le nazisme. Recruté rapidement par « l’intelligence
service » britannique, il devient responsable d’un de leurs réseaux en France.
Après plusieurs allers-retours entre l’Angleterre et la France, ce résistant fut
arrêté en 1943, et est mort en déportation. Largement décoré à titre posthume
par les Français et les Anglais, ces derniers ont en outre offert de prendre en
charge la scolarité de Jean-Pierre Worms et de ses deux frères, comme de tous
les enfants de leurs agents étrangers morts pendant la guerre. Grâce à la force de
persuasion du directeur du lycée français de Londres où il a fait toutes ses études
secondaires, Jean-Pierre Worms est revenu en France (ses deux frères ont choisi
la nationalité anglaise).
1
Très imprégné par son expérience anglaise, le retour en 1953 à la société
française qu’il taxe de beaucoup plus « traditionnelle », fut un choc. Aussitôt
engagé dans les combats politiques de l’époque, notamment ceux de la
décolonisation, lié à l’équipe de «l’Observateur » (qui deviendra plus tard
« France-Observateur » et ensuite « Le Nouvel Observateur ») dont son oncle
était un des fondateurs, il avoue avoir eu le sentiment de continuer
l’engagement de son père. Au cours des années suivantes, il partage son temps
entre des études de philosophie, puis de sociologie et le militantisme étudiant,
tout en découvrant un métier et une vocation.
Non sans fierté, il rappelle qu’avec Gaby Cohn Bendit, son meilleur ami de
l’époque, qui se révéla ultérieurement être le frère de Daniel Cohn Bendit (!),
ils ont organisé la seule conférence de philosophie que Sartre ait donnée à la
Sorbonne. Toutefois, l’expérience anglaise demeura inscrite quelque part,
insiste-t-il, dans son exigence d’une dimension pragmatique de l’action
politique, respectueuse de la réalité. « Par miracle, j’ai échappé au marxisme.
Avant l’hypokhâgne, j’avais fait le P.C.B. (aujourd’hui, première année de
médecine). Je m’étais engagé dans un mouvement de jeunesse proche du P.C.
On nous donnait des cours du soir pour dénoncer les « théories bourgeoises »
qu’on nous enseignait au PCB sur l’hérédité (les lois de Mendel…) et leur
opposer les théories de Lyssenko sur l’hérédité des caractères acquis qui
démontraient ‘scientifiquement’ la justesse des théories marxistes ! Ce fatras
idéologique si éloigné des réalités expérimentales m’a vacciné pour toujours ! ».
En politique, sa référence, autant morale que politique, outre son père, fut
Pierre Mendes France, d’ailleurs un ami proche de son père. Il milita au PSU
aux côtés de Michel Rocard, contre la guerre d’Algérie entre autres. Il le quitta
afin de suivre Alain Savary à la FGDS puis au Parti Socialiste.
Et la philosophie ? « Et bien, explique-t-il, cette discipline me satisfaisait de
moins en moins. J’avais besoin d’une prise active sur les pratiques sociales ». Le
certificat de « morale et sociologie » qui faisait partie, à l’époque, de la licence
de philosophie, l’introduit à la sociologie. Il suit un cours de Raymond Aron.
C’est le professeur qui l’a le plus marqué. Il part ensuite une année à
l’Université de Liverpool où il obtint un diplôme en sociologie industrielle...
« Il me semble intéressant que ce soit à l’occasion de mes premiers travaux de
recherche à Liverpool que j’ai eu l’intuition d’une idée toute simple, dont je
m’aperçois qu’elle a inspiré pratiquement toutes mes recherches intellectuelles
et civiques ultérieures. A savoir qu’un individu sera d’autant plus disposé à
s’investir dans une œuvre collective qu’il en sera moins dépendant. On se lie
d’autant plus qu’on est libre de se délier et qu’on en a les moyens ». Sa thèse
britannique s’intitulait «Apathy » et portait sur les conditions internes et
2
externes de l’investissement ouvrier dans des instances consultatives et
syndicales internes à l’entreprise.
Sa carrière de sociologue débute en France à l’Institut des Sciences Sociales du
Travail. Ce fut le point de départ de relations personnelles et professionnelles
très suivies. Sous la direction de Jean-Daniel Reynaud, le jeune débutant
participe notamment à une enquête sur la mensualisation des salaires dans deux
sites sidérurgiques : Longwy et Le Creusot. Il rencontre Michel Crozier à l’ISST
et, avec lui, rejoint le Centre de Sociologie Européenne, centre créé par
Raymond Aron.
Au Centre de Sociologie Européenne, il commence alors une recherche sur le
système préfectoral sous la direction de Michel Crozier dont il reconnaît
volontiers l’influence importante. Jean-Pierre Worms qualifie son approche de
« sociologie de la liberté ». En 1962, recruté par le CNRS, il l’accompagne
lorsqu’il fonde le Centre de Sociologie des Organisations.
Entre 1964 et 1966, il est aux Etats-Unis grâce au Harkness Fellowship (une
bourse d’études américaine de dix-huit mois destinée aux futures élites
européennes). Il commence par l’Université de Californie à Berkeley pour y
rencontrer, notamment, Seymour Martin Lipset. Il avait prévu d’y rester trois
mois, il y restera neuf mois. Son intention était de suivre autant de cours que
possible. Il n’en suivra pratiquement aucun pendant la première moitié de son
séjour. Car c’est le moment où Berkeley s’enflamme, au vrai sens du terme,
d’une poussée de radicalisme étudiant. Le « Free Speech Mouvement » paralysa
l’université pendant quatre mois mais mis en mouvement la jeunesse et la
société américaine avec des prolongements jusqu’au début des années 70 et bien
au delà de l’Atlantique. Dans l’impossibilité de suivre les cours, tous annulés, il
courait de réunion en réunion d’étudiants, fasciné par la créativité culturelle et
organisationnelle des manifestants. Il se lie d’amitié avec quelques leaders du
mouvement, comme Mario Savio. Trois mois à Harvard, pour rencontrer David
Riesman et Stanley Hoffman, un mois à Columbia, cinq mois sur les routes ont
complété ce séjour.
En 1966, c’est le retour en France au Centre de Sociologie des Organisations.
L’enquête sur la nature du pouvoir préfectoral est reprise. « Le pouvoir
d’arbitrage que le préfet retire de la distance qu’il est habilité à prendre par
rapport à la rigidité des règles qu’il a par ailleurs la charge de faire appliquer par
ses services, m’a paru une illustration particulièrement éclairante des
phénomènes d’autorité dans la société française et de cette culture de
« communauté délinquante » qui nous tient lieu de civisme ». Il publie un article
« Le Préfet et ses notables » qui acquiert rapidement une grande notoriété, et
3
complété quelques années plus tard par « Une préfecture comme organisation ».
Entre-temps, il a réalisé, avec Pierre Grémion, une recherche elle aussi
fondatrice, sur la mise en place des nouvelles structures régionales issues des
réformes de mars 1964. Cette recherche marque le début d’un investissement
majeur du CSO naissant dans la sociologie de la société locale. Ensemble avec
Pierre Grémion, il rédige et publie « Les institutions régionales et la société
locale », ainsi que plusieurs articles sur l’administration, la décentralisation et la
régionalisation. « Nous avons notamment mis en lumière l’extraordinaire
capacité des pouvoirs locaux à digérer les réformes imposées d’en haut, et à
sortir renforcés du processus qui aurait dû les affaiblir, du moins les
déstabiliser… Plus ça change, plus c’est la même chose, semblait dire une
lecture rapide des résultats de notre enquête. Mais plus ça résiste, plus ça
change, nous révélait une analyse plus approfondie… ».
Par la suite, sa pensée s’est infléchie vers une étude comparative de deux
phénomènes coexistants à la base des sociétés locales : la production d’espace
urbain d’une part et, fait très étroitement lié, la territorialisation de l’activité
économique. En 1970, il ouvre un nouveau chantier avec Henri Mandelbaum et
Xavier Gaullier sur le système politique urbain, à travers deux études de cas :
l’aménagement des Halles de Paris et la ville nouvelle du Vaudreuil. Cette étude
comparait la mise en œuvre de deux décisions politiques urbaines : la création
d’une ville ex-nihilo, la ville nouvelle de Vaudreuil et la restructuration du
centre de la capitale à partir de l’aménagement du quartier des anciennes Halles
de Paris. En 1977, Jean-Pierre Worms accompagne Renaud Sainsaulieu quand
ce dernier quitte le CSO pour prendre la direction du Centre d’Etudes
Sociologiques. Jean-Pierre Worms crée et anime un séminaire ouvert associant
plusieurs équipes de chercheurs et de nombreux professionnels de terrain pour
préciser les concepts, la problématique et la méthodologie d’un nouveau champ
de recherche sociologique : les études de « bassins d’emplois ».
Parallèlement à ses activités de recherche, son engagement politique se précise.
Après un premier échec aux élections de député de Saône et Loire, en 1973, il
est élu conseiller municipal de Mâcon en 1977 et devient adjoint aux affaires
économiques. Il y pilote une des premières études de «bassin d’emploi »,
expérimentant la méthodologie élaborée dans le cadre du séminaire du Centre
d’Etudes Sociologiques. En 1981, il est élu député socialiste de Saône et Loire.
C’est dans le travail législatif en tant que tel que le député de Mâcon a le
sentiment de faire le meilleur usage de sa formation et de son expérience de
sociologue. Dès le début de son premier mandat, il demanda et obtint de siéger
à la commission des lois. Il fut secrétaire de cette commission des lois pendant
ses douze ans au Palais Bourbon. « L’expérience sociologique et notamment
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celle du CSO, était particulièrement utile dans l’activité politique. Les analyses
du pouvoir, telles qu’elles ont été développées au CSO, les concepts de système
de mobilisation de ressources, d’élaboration de stratégies autour des zones
d’incertitudes pertinentes… rendent nombre de situations rapidement
décryptables… ». Bien qu’il reconnaisse que c’est là un peu appauvrissant parce
qu’il y a d’autres éléments qui interviennent : l’histoire personnelle, les valeurs
culturelles, le contexte économique, social, géographique, historique… « Mais,
insiste-t-il, ça donne une sorte de grille de lecture de la « mécanique
relationnelle » qui est extrêmement opératoire… ».
En 1982, il rédige et fait adopter une de premières lois d’origine parlementaire
de la législature, celle instituant une protection des victimes des catastrophes
naturelles. Puis suit l’ensemble de la législation concernant les collectivités
locales. A ce titre, il est rapporteur de cinq des principales lois de
décentralisation, dont celles qui transfèrent des compétences de l’Etat vers les
régions, les départements et les communes, et la loi des limitations de cumuls
de mandats. Ainsi il introduit par voie d’amendement, un programme d’actions
intercommunales connu sous le nom de « charte intercommunale du
développement et d’aménagement ». « La procédure proposée met en œuvre
certains principes d’organisation de l’intervention publique directement issus de
mes travaux de sociologie et en rupture avec les règles les plus solidement
établies des traditions administratives françaises ». Plus tard il est rapporteur des
dispositifs d’insertion des lois instituant le R.M.I. Il est aussi désigné parmi les
représentants du Parlement français à l’Assemblée Parlementaire du Conseil de
l’Europe où, après trois ans de consultations, d’études et de débats, il rédige,
présente et fait adopter par l’assemblée du Conseil de l’Europe un projet de
protocole additionnel à la Convention européenne des Droits de l’Homme
portant définition et protection des droits des minorités nationales. « C’est avec
la décentralisation, ce dont je suis le plus fier de mes douze ans de mandat
parlementaire ».
Jean-Pierre Worms est toutefois un peu agacé de la façon dont on parle de son
retour dans la communauté sociologique en 1993. Dans un entretien récent1 , il
raconte : « Quand je suis revenu au CNRS après 12 ans de mandat
parlementaire, la réaction d’un certain nombre de collègues a été « Mais après
12 ans, sait-il encore faire de la sociologie ? ». Ce qui est quand même assez
stupéfiant quand on fait de la sociologie politique, tient-il à préciser. Je l’ai très
mal vécu. Ça a duré quelques mois… ».
1
Entretien dans « Les Cahiers de l’Association des professionnels en sociologie de
l’entreprise », n°2, 1999.
5
De retour au CSO en 1993, il centre ses recherches sur un thème qui recouvre
une de ses préoccupations essentielles, tant en matière de recherche qu’au
niveau associatif : le lien civique ou social. A la demande de Robert Putnam,
politologue de Harvard, il entreprend des recherches afin de rédiger le chapitre
sur la France pour un vaste projet international sur l’évolution du « capital
social » depuis la deuxième guerre mondiale dans huit pays développés. Il s’agit
d’essayer
de
comprendre
les
phénomènes
actuels
de
décomposition/recomposition de l’intégration sociale et de la démocratie
politique qui affectent tous les pays développés. Les résultats de ses recherches
remettent en question l’idée couramment admise (surtout par des collègues
anglo-saxons) que les Français sont peu inclins à adhérer et a fortiori à participer
aux associations.
D’ailleurs, la vie associative n’est jamais très loin dans la propre existence de
Jean-Pierre Worms. En premier lieu, il a été réélu président du France Initiative
Réseau (F.I.R.) qui rassemble aujourd’hui plus de 150 plates-formes d’initiative
locale. Chaque plate-forme mobilise des ressources financières et humaines
locales pour apporter aux créateurs d’entreprises le soutien d’un «prêt
d’honneur » (prêts sans intérêt, ni garanties nécessaires pour conforter leur
apport personnel et accéder aux prêts bancaires). Autre préoccupation, il reste
secrétaire général de la FONDA, association qui rassemble des responsables des
principaux réseaux associatifs français pour la valorisation et la promotion de
l’apport des associations à l’engagement civique et à la qualité démocratique de
la société française. Au plan international, il préside, en association avec le
professeur Gerhard Lowenberg (directeur du Comparative Legislative Research
Center, University of Iowa), le « East-West Parliamentary Practice Project »
qui organise l’échange d’expérience et le transfert de savoir-faire pratique entre
les parlements démocratiques plus expérimentés du monde occidental et ceux
d’Europe centrale et orientale. Il est en outre secrétaire général de
« TransEuropéennes, réseaux pour la culture en Europe » qui organise stages
universitaires et ateliers de recherche pour des étudiants des Balkans sur les
conditions de relation de voisinage pacifiées et coopératives dans la région. JeanPierre Worms va bientôt fêter ses soixante-cinq ans. Certes. Faut-il parler de sa
retraite pour autant ?
Martha Zuber
Signalons, parmi les nombreuses publications de Jean-Pierre Worms :
- « Le Préfet et ses notables », in Sociologie du Travail (3) , 1966
- Une préfecture comme organisation. Rapport de recherche, CSO, Copédith,
1968
- « L’Etat et les collectivités locales » in Esprit, janvier 1970. Numéro spécial sur
l’administration, en collaboration avec Pierre Grémion
6
- « La redécouverte du politique » in Où va l’administration française ? Ouvrage
collectif sous la direction de Michel Crozier, Ed. de l’Organisation, Paris
1974
- « Pour décentraliser l’action sociale » in Futuribles, 1982
- « La décentralisation au milieu du gué » in Revue Politique et Parlementaire, n°
946, mars-avril 1990
- « Mais si, on peut changer la société par décret », in Le raisonnement de
l’analyse stratégique (autour de Michel Crozier). Ouvrage collectif, sous la
direction de Francis Pavé, Seuil, avril 1994
- « Identités culturelles et gestion de la cité », in Identités Culturelles et
territoires. Ouvrage collectif sous la direction de Jean-Pierre Saez, Desclée de
Brouwer, 1995
- « Les Associations et les socialistes au pouvoir : histoire d’un malentendu », in
French Politics and Society, Vol 13, No 2. Harvard University, 1995
- « La crise du lien social, le problème du chaînon manquant », EMPAN n° 32,
décembre 1998
7
Le dossier BOUES(1)
Q
uel avenir pour les boues d’épandage ? Une des originalités de
l’enseignement au DEA de Sociologie de Sciences Po est l’enquête dite
« collective », pendant laquelle les étudiants réalisent en un temps
strictement limité (5 semaines) une enquête de terrain en vraie grandeur
et en assurent une première exploitation. Cette année, c’est le monde concerné
par les boues d’épandage qui a été passé au crible de l’analyse sociologique.
D’abord des mois de travaux préparatoires
sont indispensables. Puis, des milliers de km
Une question au départ :
ont été sillonnés pendant une semaine dans
Pourquoi un nombre
six départements français, par une vingtaine
croissant d’agriculteurs
d’étudiants encadrés de tuteurs. En tout,
refusent-ils les boues
450 entretiens ont été conduits avec les
d’épandage ?
agriculteurs et d’autres représentants du
Olivier Borraz, qui a
monde agricole, avec des agents de services
de l’Etat, des élus locaux, des membres de
dirigé l’enquête avec
bureaux d’études spécialisés dans l’épandage,
Danielle Salomon et
etc.
Marie d’Arcimoles,
répond à nos questions.
1 - Pourriez-vous nous dire un mot sur
la genèse et les objectifs de ce projet ?
Ce projet est né d’une rencontre avec des professionnels de l’épandage en
agriculture des boues issues du traitement des eaux usées. Ceux-ci nous ont fait
part des blocages que connaissait cette filière, face au refus des agriculteurs de
recevoir des boues sur leurs sols, et plus généralement un refus des
consommateurs d’acheter des produits cultivés sur des sols ayant reçu des
boues. La question des risques était présentée comme centrale, et avec elle les
problèmes d’expertise et de production de connaissance, mais elle reposait sur
un paradoxe puisque les textes réglementaires et les garanties entourant
l’épandage des boues n’avaient jamais été si nombreux. Ce sont ces deux
dimensions qui ont retenu notre attention : la maîtrise des risques sanitaires et
environnementaux, et les conditions d’une action publique légitime sur une
question controversée.
Nous avons déposé un projet dans le cadre du programme Risques collectifs et
situation de crise du CNRS, sur la construction sociale de l’acceptabilité du
risque, pour lequel nous avons été retenus. Nos premiers entretiens ont vite
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révélé qu’il fallait compléter l’étude nationale entreprise, par une approche
européenne, d’une part, une approche territoriale, de l’autre. Nous nous
sommes adressés à l’ADEME, aux Agences de l’Eau, à la Générale des Eaux, à
la Lyonnaise des Eaux ainsi qu’à deux de leurs filiales spécialisées dans
l’épandage, SEDE et Agrodéveloppement : tous nous ont accordé leur soutien.
L’objectif de projet est d’appréhender les pratiques, controverses et
négociations autour de l’activité épandage. A quand remonte-t-elle, comment
s’est-elle développée, de quand datent les premières difficultés, comment et
pourquoi de nouveaux textes réglementaires ont-ils été conçus, comment
analyser les débats qu’ils suscitent et les controverses qui se développent autour
de l’épandage agricole des boues d’épuration, autour de quels enjeux s’engagent
les négociations, qui sont et que veulent les différentes parties en présence ?
2 - Sous quel angle avez-vous décidé d’étudier ce projet, compte
tenu des multiples possibilités qu’offre un tel sujet ?
Les débats autour de l’épandage agricole des boues de stations d’épuration
s’insèrent dans une série de transformations plus générales qui touchent
l’agriculture (PAC, LOA, programme de maîtrise des pollutions d’origine
agricole), l’agroalimentaire (traçabilité, labellisation, maîtrise des risques
alimentaires), la distribution de l’eau et le traitement des eaux usées, la gestion
des déchets, l’action publique et la production d’expertises dans la gestion des
risques sanitaires et environnementaux. Les problèmes soulevés par l’épandage
des boues constituent un indicateur de ces transformations. Il nous fallait donc
tenir compte de ces dernières pour resituer les débats autour des boues. Dans ce
contexte, la question des risques n’apparaît pas à proprement parler
déterminante : elle constitue plutôt un prisme au travers duquel d’autres
thèmes, porteurs de nombreuses incertitudes, sont abordés, débattus, négociés.
Toute la difficulté pour les acteurs publics consiste à maîtriser ces risques par
des garanties, des contraintes, des normes supplémentaires, tout en prenant en
compte les enjeux sous-jacents qui renvoient quant à eux à d’autres
problématiques.
3 - Quelle place tiennent les travaux des étudiants au sein de votre
programme de recherche ?
L’enquête réalisée par les étudiants du Cycle Supérieur de Sociologie de l’IEP de
Paris a porté sur les pratiques, controverses et négociations dans six
départements, relevant de trois agences de bassin. Les étudiants ont rencontré
450 personnes : agents des services de l’Etat, agents et élus des conseils
généraux, communes et syndicats intercommunaux, gestionnaires de stations
d’épuration, bureaux d’étude spécialisés dans l’épandage, entreprises de
transport et d’épandage, représentants du monde agricole (chambres
d’agriculture, syndicats professionnels), coopératives, agriculteurs et
9
associations de riverains et de défense de l’environnement. Les monographies
qu’ils ont rédigées ont permis de distinguer différentes configurations locales,
selon les conflits suscités par l’épandage, les solutions trouvées pour éliminer les
boues, le degré de mise aux normes des installations.
4 - Quels sont les premiers résultats obtenus ?
Un décalage important est apparu entre les configurations locales et la
construction du problème au niveau national, notamment dans le cadre du
Comité national pour l’épandage des boues piloté par les ministères de
l’environnement et de l’agriculture et qui comprend l’ensemble des parties
concernées par ce problème (représentants du monde agricole, représentants des
traiteurs d’eau, représentants des bureaux d’étude spécialisés dans l’épandage,
ADEME, ENGREF, agences de l’eau, associations de consommateurs,
associations de défense de l’environnement, représentants des élus locaux).
Autant dans le cadre du Comité national, les participants insistent plus sur les
questions de risques, de conception d’une filière professionnelle offrant toutes
les garanties en matière de toxicité des boues, et tentent de lever les blocages du
monde agricole (par la mise en place d’un fonds de garantie) et des
consommateurs (par une politique d’information et de communication), autant
ces éléments ne sont pas constitutifs des blocages observés localement (les
risques qui entourent cette pratique ne constituent en aucun cas un facteur de
mobilisation ; ce ne sont pas tant les consommateurs que les industries
agroalimentaires et la grande distribution qui ont pris des positions plus
restrictives ; la mise en place d’un fonds de garantie ne lèvera pas les obstacles
d’origine économique) tandis que les réponses proposées augmentent les
difficultés (en augmentant les incertitudes) que rencontrent tous ceux qui
souhaitent mettre en place une filière pérenne – sans tenir compte des modalités
de décision adoptées par les agriculteurs. Les principaux blocages relevés sont,
soit d’ordre économique (refus des acheteurs de produits agricoles d’accepter
des produits cultivés sur des sols ayant reçu des boues), soit liés aux nuisances
pour les riverains (odeurs, boues déversées sur les routes). Les solutions
reposent sur l’engagement d’un service de l’Etat ou d’un acteur parapublic,
l’implication d’une collectivité, notamment en la personne d’un élu qui prend
en charge le dossier, et/ou l’offre d’une solution multicommunale par une
entreprise privée (traiteur d’eau, bureau d’étude, coopérative). L’étude locale a
permis de mettre en évidence l’inadéquation du dispositif national conçu pour
gérer les blocages qui entourent l’épandage agricole des boues.
10
L
a pensée organisationnelle – 2. Carnet de route.
Qu’est-ce qui caractérise une discipline, en l’occurrence celle des
sciences organisationnelles ? Erhard Friedberg a réalisé un deuxième
voyage érudit où chaque arrêt désigne un lien avec la construction de la
pensée organisationnelle. Accompagné du réalisateur et de son équipe
habituelle, il a tenté de croiser les expériences, de confronter la réflexion
théorique.
D’abord est retracé l’itinéraire de Peter Drucker, né à Vienne et aujourd’hui
installé en Californie du Sud. A cette figure emblématique du management,
succède Jim March dont les travaux ont fait l’objet d’une littérature abondante
dans les sciences organisationnelles et qui nous reçoit chez lui et nous invite
aussi à son « graduate seminar » à Stanford sur Axelrod et d’autres théoriciens
organisationnels. Dans un autre registre, nous avons rencontré à Berekely,
Philip Selznick,sociologue influent et père spirituel d’un courant moderne,
l’approche néo-institutionnaliste des organisations. De l’autre côte des EtatsUnis, Charles Lindblom à Yale nous offre un regard sur les notions essentielles
qui ont émergé de ses travaux concernant les liens entre « marché et politique ».
Et à quelques heures de voiture de là, nous trouvons la référence incontournable
de l’apprentissage organisationnel, Chris Argyris. Ce dernier partage son temps
entre la Harvard Business School et Monitor, l’entreprise de conseil qu’il a
fondée avec Michael Porter. Enfin, Erhard Friedberg a dialogué avec Peter Blau,
rencontré au Center for European Studies à Harvard. Peter Blau a dirigé dans
les années 60, un des plus grand chantiers entrepris dans la recherche
organisationnelle et il en parle avec nostalgie. En France, un nouvel entretien a
été réalisé avec Jean-Daniel Reynaud, spécialiste des relations professionnelles,
de la négociation et de la régulation croisée.
Nous voici conviés à découvrir les endroits réels ou symboliques dans lesquels
Erhard Friedberg voit un univers : « Je voulais visiter les lieux où ces chercheurs
ont travaillé, ont fait leurs découvertes, je voulais voir ce qu’ils ont vu », nous
dit-il. Voilà ce qui explique les arrêts à la Rand Corporation, à l’Institut
d’Advanced Studies à Palo Alto, au Département de Sciences Politiques de
l’Université de Chicago et aux Archives de Cowles Commission à Yale. Tous
ces endroits ont joué un rôle dans la vie de ces sommités organisationnelles. Et
le hasard s’est mêlé à cet itinéraire insolite : il nous a ménagé des rencontres
inattendues avec d’autres qui font partie, à leur manière, de cette aventure.
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