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Anthologie des écrivains
marocains de l’émigration
© A. Retnani - La Croisée des Chemins
Rue Essanaani, quartier bourgogne,
20050 Casablanca - Maroc
[email protected]
[email protected]
Site Web : www.editionslacroiseedeschemins.com
ISBN : 978-9954-1-0298-5
Dépôt légal : 2010 MO 0386
Salim Jay
Anthologie des écrivains
marocains de l’émigration
Du même auteur
- Brèves notes cliniques sur le cas Guy des Cars, Barbare, 1979
- La Semaine où Madame Simone eut cents ans, La Différence, 1979
- Le Fou de lecture et les quarante romans, Confrontation, 1981
- Tu seras Nabab, mon fils (sous le pseudonyme d’Irène Refrain), Rupture 1982
- Bernard Frank, Rupture 1982
- Romans maghrébins, l’Afrique littéraire, 1983
- Romans du monde noir, l’Afrique littéraire, 1984
- Portrait du géniteur en poète officiel, Denoël, 1985,
réédition La Différence, 2008
- Idriss, Michel Tournier, et les autres, La Différence, 1986
- Cent un Maliens nous manquent, Arcantère, 1987
- L’Afrique de l’Occident (1887-1987), l’Afrique littéraire, 1987
- L’Oiseau vit de sa plume, Belfond, 1989
- Avez-vous lu Henri Thomas ?, Le Félin, 1990
- Les Écrivains sont dans leur assiette, « Point Virgule », Seuil, 1991
- Starlette au haras (sous le pseudonyme d’Alexandra Quadripley),
Éditions de Septembre, 1992
- Du côté de Saint-Germain-des-Prés, Jacques Bertoin, 1992
- Pour Angelo Rinaldi, Belles Lettres, 1994
- Jean Freustié, romancier de la sincérité, Le Rocher, 1998
- Sagesse du milieu du monde, Paris Méditerranée, 1999
- Tu ne traverseras pas le détroit, Mille et une nuits, 2001
- Dictionnaire des écrivains marocains, Eddif / Paris Méditerranée, 2005
- Embourgeoisement immédiat, La Différence, 2006
- Victoire partagée, La Différence, 2008
7
Introduction
Sommaire
1955 LES BOUCS
par Driss Chraïbi
15
20
1969 GENNEVILLIERS
par Ali Sadki Azayko 24
1973 LE DETERREUR
par Mohammed Khaïr-Eddine 26
1984 LES COQUELICOTS DE L’ORIENTAL
par Brick Oussaid 31
1986 JACOB, MENAHEM ET MIMOUN :
UNE EPOPEE FAMILIALE par Marcel Benabou 42
1990 LE RETOUR D’ABOU EL HAKI
par Edmond Amran El Maleh
45
1991 POEME
par Ali Amayou.
51
1992 PAROLE DE CHARLATAN
par Omar Mounir
52
1992 SI YUSSEF
par Anouar Majid
58
1994 ABSENCES
par Ilias Driss 59
1995 LE SITE ETRANGER OU LES PARADOXES
DU VOYAGEUR
par M’hamed Wahbi
64
1996 HEIDELBERG-MARRAKECH, EINFACH
(Heidelberg-Marrakech, simplement)
par Faouzi Boubia 69
1996 PLUSIEURS VIES
par Rachid O
71
1996 NOCES A LA MER (BRUILOFT AAN ZEE)
par Abdelkader Benali
74
9
10
1996 LES PIEDS D’ABDULLAH
(DE VOETEN VAN ABDULLAH)
par Hafid Bouazza 78
1997 MECHAMMENT BERBERE
par Minna Sif 85
1997 LA LUNE, LES DIVISIONS
par Mohammed El Amraoui
90
2000 LA HONTE SUR NOUS
par Saïd Mohamed
92
2000 LES JOURS DE SHAYTAN
(DE DAGEN VAN SJAITAN)
par Saïd El Haji
99
2001 LA CHRONIQUE DU POU VERT
par Issa Aït Belize
103
2001 QUELQU’UN QUI VOUS RESSEMBLE
par Ahmed Dich
109
2001 ON NE RENTRERA PEUT-ETRE PLUS JAMAIS
CHEZ NOUS
par Soumya Zahi
114
2001 LE CHANT DE GOUBI par Abderrahman Beggar
118
2001 DELIRES
par Mohammed El Atrouss 123
2001 LA CRUCHE CASSEE
par Hayat Chemsi
126
2001 PROSOPOPEE
par Farid Tali
129
2003 TERRE D’OMBRE BRULEE
par Mahi Binebine
132
2003 COMMENT DEVENIR FRANÇAIS EN CINQ JOURS
ET SANS PROFESSEUR
par Jamal Boudouma
135
2003 ISHMAËL OU L’EXIL
par Zaghloul Morsy
140
2005 FRENCH DREAM
par Mohamed Hmoudane
145
2005 DE L’ESPOIR ET AUTRES QUÊTES DANGEREUSES
(HOPE AND OTHER DANGEROUS PURSUITS)
par Laila Lalami 149
2005 MAROC ORDINAIRE
par Joseph Morando
155
2006 PRIERE A LA LUNE
par Fatima Elayoubi
159
2006 EL MAGHREB
par Malik Nejmi
162
2006 EMBOURGEOISEMENT IMMEDIAT
par Salim Jay
163
2006 DIT VIOLENT
par Mohamed Razane
167
2006 PIEDS-BLANCS
par Houda Rouane
170
2007 MAROC, ECLATS INSTANTANES
par Maâti Kabbal
174
2007 L’ENFANT DE MARBRE
par Mohamed Leftah
178
2008 UNE MELANCOLIE ARABE
par Abdellah Taïa
182
2008 LA FEMME LA PLUS RICHE DU YORKSHIRE
par Fouad Laroui
186
2008 UN ENFANT DE DIEU ( Eeen Kind van God)
par Rachida Lamrabet 190
2009 LE DERNIER PATRIARCHE (L’Ultim patriarca)
par Najat El Hachimi
298
2009 LES VERTUS IMMORALES
par Kébir M. Ammi
202
2009 AU PAYS
par Tahar Ben Jelloun
206
11
12
2009 LES RACINES DE L’ESPOIR
par Mounir Ferram
210
2009 Ô BESANÇON UNE JEUNESSE 70
par Mustapha Kharmoudi
215
2009 GUERRE, WORDS Y PLATO
par Sapho
219
2009 L’HOMME QUI DESCEND DES MONTAGNES
par Abdelhak Serhane
222
2010 LE LIVRE IMPREVU
par Abdellatif Laâbi
227
Début du XXIe siècle POEMES
par Abdel-illah Salhi 232
Introduction
Cette anthologie présente et rassemble des textes d’auteurs marocains
vivant ou ayant vécu à l’extérieur du pays natal ou nés à l’étranger.
Parfois, ces derniers n’ont d’ailleurs connu le Maroc que lors de très
brefs séjours.
Offrant une vision tantôt nerveuse, tantôt rêveuse, quand elle n’est
pas férocement ironique, voici un panorama vigoureux et sensible de
la société marocaine et des communautés marocaines à l’étranger, une
peinture des sociétés d’accueil, du petit village corse à la petite ville
hollandaise en passant par York ou Besançon. On rencontrera, en prime,
un Marocain, visitant Paris, au début du XVIe siècle.
Souvent, nos auteurs ont un regard sur les sociétés d’accueil qui pourra
apparaître déroutant de franchise jusque dans un cynisme souriant, mais
le message à retenir de beaucoup de ces textes, c’est, à l’évidence, que les
gens gagnent à se connaître les uns les autres et qu’ils en viennent, très
souvent, à s’aimer, à rire et à penser ensemble, pas seulement à construire
des maisons ou des routes.
Le regard de beaucoup d’auteurs est incisif et généreux, l’émotion
et l’humour l’emportent bien souvent sur l’amertume causée par telle
ou telle situation cruelle ou quelque obstacle injuste.
Tous ces écrivains, qu’ils plongent dans le passé, auscultent le
présent ou se réclament de l’avenir nous permettent d’envisager plus
richement la relation des Marocains entre eux et du Maroc au monde.
Même si vous avez un joli brin de plume, n’hésitez pas à les lire
avec soin et sans préjuger de rien. Vous serez souvent charmés.
N’imitez pas ceux de ces écrivains qui ne lisent jamais leurs
confrères ni ceux des lecteurs marocains qui se font un devoir de ne
jamais lire leurs compatriotes. Les quelques cinquante romanciers,
nouvellistes ou poètes dont les œuvres vous sont présentées ici reflètent
15
une extraordinaire vitalité constatée au cours du dernier demi-siècle dans
la diaspora marocaine. Jadis ou naguère, c’était en arabe ou en français
que s’exprimaient les quelques écrivains marocains vivant hors du
pays. La situation a considérablement évolué ces dernières années avec
l’apparition d’auteurs très doués en diverses langues européennes.
S’agissant d’un choix personnel effectué parmi des dizaines
d’ouvrages, tout le monde n’y est pas. Relisant son travail, le responsable
de ce choix est pris de regret, ou envahi par quelque scrupule. Comment
ne pas songer en effet à Mustapha Stitou, poète marocain néerlandophone
dont on a admiré l’originalité dans une traduction parue dans un numéro
de revue prêté et jamais restitué ? Mais ce sont majoritairement des textes
en prose qui constituent notre anthologie.
Les préoccupations et même, parfois, la manière de quelques auteurs
ne sont pas étrangères à celles repérables chez d’autres. Les expériences
qu’ils relatent se ressemblent parfois à s’y méprendre, lorsqu’il s’agit,
par exemple de raconter le long voyage en automobile vers le Maroc,
avec cette précision qu’il faudra désormais ajouter : le Marocain vivant
à l’extérieur met plus souvent que jadis dans le coffre de son véhicule un
ouvrage écrit par un de ses compatriotes quand ce n’est pas l’ouvrage
dont il est lui-même l’auteur.
Entre divers thèmes, le désir amoureux éprouvé à l’adolescence et
le regard suspicieux des parents sont souvent relatés mais chaque récit
d’entrée dans la vie possède sa propre pertinence, sa grâce ou sa verdeur.
Quant au désir d’aller voir ailleurs si on y est et de découvrir qui on
y deviendra, il est universel mais les écrivains marocains ont maintes
manières de l’illustrer, du comique au tragique.
Du regard intérieur plongeant dans des contradictions en passant
par l’aveu de soufrances ou l’expression de nostalgies, notre choix
rend compte de toutes les tonalités de la créativité et de la réactivité
marocaines dans l’émigration.
En plus d’écrivains de grande réputation et dont les œuvres ont été
et continuent d’être largement commentées, vous allez découvrir, et pour
certains d’entre vous redécouvrir, des jeunes talents dont l’intrépidité a
quelque chance de vous bousculer et pourquoi pas de vous séduire.
Ce qui frappe au premier abord, c’est la persistance du lien au pays
16
natal des parents, même lorsque le romancier ou le poète semblent
se dégager vivement des contraintes de la tradition familiale et
communautaire. Vouloir, en somme, rompre le fer, voire rompre le fil.
L’auteur se pose alors en témoin libertaire de la société marocaine et en
ironiste triomphant des rigueurs de l’existence dans la société d’accueil,
un exercice où brille Frensh Dream de Mohammed Hmoudane. A
charge pour lui d’appeler un chat un chat, là où il lui semble soudain
que son destin menace de ressembler à celui d’un chat de gouttière.
L’observateur déniaisé ou le provocateur patenté avaient trouvé en
Mohammed Khaïr-Eddine un pionnier exceptionnel.
D’autres ouvrages que les siens, aujourd’hui encore, résonnent de
révolte. Ainsi L’homme qui descend des montagnes d’Abdelhak Serhane.
Les écrivains marocains sont volontiers des réfractaires, façon d’éviter
le sirop. Néanmoins, parmi les ouvrages inoubliables, on aime à se
souvenir de ces Coquelicots de l’Oriental, à la fois chronique d’une
famille paysanne et autobiographie au ton radicalement juste que Brick
Oussaid publia dès 1984. Ce livre demeure un exemple indépassé de
récit de lutte contre la misère et de conquête d’un destin épanoui. Tout
est raconté par Brick Oussaid sans ostentation et le lecteur est immergé
dans un vécu abrupt parfaitement restitué et analysé.
Ce ne sont pas les paroles les moins émouvantes qui nous viennent
de poètes berbères dont les textes écrits dans l’émigration ont été mis en
musique. Ali Sedki Azaykou ou encore Ali Amayou, lequel fut épicier
à Aulnay-sous-Bois, ont été les voix vibrantes d’hommes et de femmes
nostalgiques de leur pays natal et soumis à de rudes épreuves, voire à de
l’hostilité, dans leur transplantation à but d’émancipation économique.
Le contraste de ces poèmes chantés avec des romans pugnaces écrits
en langue française ou en néerlandais n’est pas si considérable. Chaque
génération donne forme à son courage et éventuellement à sa capacité
d’insolence. La fantaisie est plus présente sous la plume de jeunes auteurs.
Il ne faut pas croire que les écrivains marocains d’Europe, notamment,
produisent des complaintes qui tourneraient en rond.
René Char disait que la lucidité est la blessure la plus rapprochée du
soleil. Les meilleurs écrivains marocains imaginent la littérature comme
ils feraient d’un pays aux 300 jours de lucidité par an.
17
De belles surprises ont surgi jusqu’en langue catalane, comme on
verra avec l’extrait du roman de Najat El Hachimi, véritable révélation
d’un talent et d’une audace remarquables. Parce que la confession
enjouée ou mélancolique de cette jeune femme est radicalement sincère
et finement égrenée, Najat El Hachimi amène le lecteur à se poser cette
étrange question : « Est-ce que je mérite la confiance qu’elle me fait en
me racontant tout ça ? »
Vous trouverez dans cette anthologie matière à admiration et à
réflexion. De Driss Chraïbi à Zaghloul Morsy, de Mohammed KhaïrEddine à Mohamed Hmoudane, de la fière technicienne de surface Fatima
Elayoubi à Tahar Ben Jelloun évoquant dans Au pays la retraite d’un
ouvrier marocain et son retour au pays pour y construire enfin une maison
pour les siens, il y a de quoi s’émouvoir, rêver ou rire. Sans oublier les
photographes prenant la plume, Malik Nejmi et Joseph Morando, celuici de père italien et de mère marocaine, ni Houda Rouane « pionne »
dans un lycée français, ou encore Rachida Lamrabet et son sacrificateur
néerlandophone. Et puis, bien sûr, le collier de diamants noirs que sont
les livres de l’artiste du langage Mohamed Leftah, romancier mort au
Caire en 2006. Il y a pléthore de talents.
Vous allez découvrir aussi des extraits des romans écrits en
néerlandais de Saïd El Haji, Hafid Bouazza et Abdelkader Benali,
quelques pages sardoniques de Jamal Boudouma traduites de l’arabe,
une belle réflexion sur l’exil par Abdellatif Laâbi, un texte bouleversant
de Farid Tali et tant d’autres, de Minna Sif née dans un petit village
corse à Sapho.
Même en étant curieux depuis plus de quarante ans de cette littérature
migratoire, on ne peut qu’être étonné par son perpétuel renouvellement
alors que le public ne manifeste à son égard qu’une passion retenue. La
découverte de tout l’éventail des talents permettra, on le souhaite, au
public étudiant et aux autres de contracter une dette à l’égard de ces
auteurs. Leurs ouvrages méritent d’entrer dans les foyers. La liberté de
ces écrivains, c’est la vôtre comme lecteurs. Dans ce partage mystérieux
fait d’imagination consentie, d’intuitions, de sentiments soudain à vif, de
réflexion et de rêverie que la littérature stimule et approfondit, il va vous
arriver quelque chose : en vérité, vous allez lire des frères et des sœurs.
18
1955
LES BOUCS
Par Driss Chraïbi
aux éditions Denoël
« Bâtis et fais des étages, un jour tu t’en iras sans partage », dit
le proverbe marocain. Driss Chraïbi, dont la fécondité ne se démentit
jamais, est mort à Crest - où une rue porte désormais son nom - le
1er avril 2007. Fidèle, en somme, à sa vocation de farceur subtil et
témoignant une dernière fois de sa ferme volonté de ne prendre au
sérieux que ses livres, lesquels sont rarement exempts de drôlerie
lorsqu’il entreprend de conter les enquêtes de l’inspecteur Ali.
C’est dès 1954 qu’il s’impose comme une voix décidément moderne
avec Le Passé simple, roman à propos duquel il expliquait : « Le héros
du Passé simple s’appelle Driss Ferdi. C’est peut-être moi. En tout cas,
son désespoir est le mien. » Le jeune homme, qui avait entrepris des
études de chimie en France, était né vingt-huit ans plutôt à El Jadida
dans une famille fassie.
En 1955, Les Boucs enfoncent le clou : nul, depuis, n’a rendu
compte dans une langue plus âpre de la condition ouvrière immigrée.
Succession ouverte, qui parut en 1962, est le récit d’un retour au pays,
à la mort du père, tandis que la mère y est dite « dernier vestige d’une
époque fruste, pure et crédule ». Les enjolivements enjoués viendront avec
La Civilisation, ma mère ! …, en 1972.
Driss Chraïbi était un homme à vocation d’univers. Un écrivain de
sang et de race s’étant forgé un style qui tient souvent du couperet mais
sait aussi bien interroger l’énigme de la caresse que tomber sans (se)
blesser dans la farce.
Si nous avons choisi de donner à lire en ouverture quelques pages des
Boucs, c’est que ce livre retentit comme un cri poussé ce matin même.
*
Car ils savent que là, tôt ou tard, tous les soirs, la société les faisait
se retrouver, entre Arabes, nus les uns pour les autres, comme un groupe
de naufragés sur un radeau, avec leur faim atroce de la vie – et cette
20
nostalgie de la terre africaine dont ils ne parlaient pas mais qui les
animait tous : noire et déferlante comme un raz de marée.
Ils y rentraient le plus tard possible – s’attardaient dehors dans les
brumes nordiques, frissonnant, toussant, crachant, claquant des dents,
fumant d’interminables cigarettes, se vantant de l’effort journalier
accompli pour chacun d’eux et des tonnes de charbon qu’ils avaient
arrachées à la terre … rire épileptique, semblait-il, que cette affirmation
de l’absurde par et pour leur absurde ; fantomatiques et pâles, sans
visage et sans pensée, ils allaient à la recherche d’alcool et il leur fallait
le trouver ailleurs que dans les bistrots consignés aux Nord-Africains :
la plupart du temps, chez un ancien mineur qui le leur vendait au prix
du rubis et qui leur faisait signer des reconnaissances de dettes, de sorte
que tous, sauf Waldik qui thésaurisait pour s’acheter un poste de T.S.F,
lui devaient leurs salaires des mois à venir. Ces soirs-là, ils ne rentraient
pas dans leur cabane. Ivres d’une ivresse de damnés, ils se battaient dans
le verglas, avec des coups bas et des coups de dents, avec des rires et
des sanglots, persuadés qu’ils se battaient, non pas entre eux, avec des
Arabes comme eux, mais que chacun d’entre eux battait sa propre vie de
paria. Quand manquait l’alcool – car leur fournisseur était habile et les
« dosaient »- ils rentraient chez eux, allumaient une bougie et jouaient
aux cartes. Et c’était pis encore que l’alcool parce qu’il n’y avait pas
d’ivresse et que le lendemain ils se souvenaient : la même bataille, la
même rage, les mêmes sanglots.
Un contremaître les chassa tous un matin : Waldik parce qu’il
toussait et était prédisposé à la tuberculose – que l’on voulait lui éviter
– les autres parce qu’ils étaient ivrognes. Waldik n’en fut pas affecté :
il avait à présent assez d’argent pour acheter le poste de T.S.F. Mais,
lorsqu’il souleva la planche du parquet où il avait caché son argent,
il ne trouva qu’une boîte vide. Quant à ses compagnons de misère, ils
étaient déjà loin.
Le poste de T.S.F ! Les jours s’étaient succédé – et ressemblés.
Il s’était soigneusement émondé, et n’était plus que trois instincts :
l’estomac, le toit et le poste de T.S.F. Son estomac s’était réduit au tiers
d’un estomac normal, au tiers des besoins, et ne réclamait plus que
21
tous les trois jours ; quant au toit, Waldik avait appris maintenant qu’on
pouvait presque toujours en trouver un, comme n’importe quel animal se
fiant à ses instincts : dans une vieille maison en démolition ou dans un
bâtiment en construction (l’essentiel était d’y entrer tard la nuit et d’en
partir à l’aube) ; dans un pavillon de banlieue qu’il fallait savoir repérer
et analyser jusqu’aux habitudes des propriétaires et à la date probable
de leur retour (on n’enfonçait jamais la porte, on soulevait quelques
tuiles du toit que l’on replaçait en partant – on n’y faisait surtout ni feu
ni lumière) ; dans des couloirs d’immeubles bourgeois souvent pourvus
d’un canapé ou d’une carpette ; et il arriva même à Waldik de passer
une nuit dans une voiture cellulaire arrêtée à la porte du commissariat.
Les autres genres de toits payants, il les avait tous hantés : ces caves
nord-africaines de Gennevilliers que l’on ne franchissait qu’aplati, qui
manquaient d’air et de lumière et dont les occupants ne sortaient jamais
– ou, s’ils en sortaient, ils avaient déjà pris leurs précautions : des
compatriotes avec des couteaux couchés sur leur matelas jusqu’à leur
retour ; soixante Arabes par cave sauvagement attachés à sauvegarder
ce qu’ils appelaient leur intimité, leur propriété, leur individualité : des
matelas maigres comme une feuille de contreplaqué, noirs et nauséabonds
de crasse, couvrant toute l’étendue de la cave et qu’une frontière
symbolique mais aussi impérative qu’un dogme séparait les uns des
autres ; l’on pouvait à peine s’y tenir recroquevillé mais c’était mal
connaître leurs habitants : outre leurs fonctions de lits, ils tenaient lieu
d’armoires, de tables à manger et de dépotoirs, couverts d’un prodigieux
bric-à-brac, casseroles, boîtes de conserves vides, hardes, pneus,
morceaux de pain rassis … Tendues d’un mur à l’autre, s’enchevêtrant,
des ficelles supportaient tout ce que ne pouvaient contenir les lits – et
c’était tout un art, qu’on ne pouvait apprendre mais qui était inné, que
de gagner son lit et de s’y coucher : il fallait savoir bondir de la porte
au lit, plié en deux et sans heurter le bric-à-brac suspendu aux ficelles,
sinon c’étaient de prodigieuses bagarres. Mais même alors, il fallait
savoir se contenter de son espace restreint, des quelques bolées d’air
allouées, ne ronfler que si les autres ronflaient depuis longtemps et même
alors ronfler comme eux, à leur mesure et selon leur intensité. Si les
puces et les punaises piquaient, il ne fallait pas se gratter, car un simple
grattement disloquait tout le château de cartes ; et d’ailleurs, c’était une
22
perte de temps et d’énergie que de vouloir tuer ces parasites, qui, avec
les blattes et les mites, étaient abondants, tenaces et vivaces. Mais oui !
il y avait une ampoule électrique accrochée au plafond, munie d’un grillage
antivol, et que le Patron éteignait à volonté selon son humeur, depuis son
repaire, là-haut. Toute autre lumière était strictement défendue. Non par
le Patron, qui ne mettait jamais les pieds dans les caves – mais par les
Nord-Africains : ils n’aimaient pas se voir, voir leur misère, tout au plus
supportaient-ils l’ampoule électrique, terne, sale et misérable comme eux.
Ces caves étaient payables une semaine à l’avance, très cher, à peine
moins cher qu’une chambre d’hôtel borgne – mais le Patron spéculait
sur l’atavisme de la race arabe qui veut qu’un Arabe ne vive, ne se
manifeste et ne meure qu’en Arabe et dans un milieu arabe.
Et les cordes donc ! Une série de cordes de chanvre tendues à
rompre, à hauteur du menton. Tant pis si l’on était trop grand ou trop
petit ! Juste au-dessous de la corde il y avait un banc. On s’y asseyait,
le menton sur la corde – et l’on pouvait ainsi dormir une heure, à raison
de tant par heure. L’heure écoulée, une main frappait sur l’épaule du
dormeur, impitoyablement.
Le poste de T.S.F ! Il l’installa un jour dans une maison en ruines
où dix Arabes l’avaient accueilli presque avec gratitude : ils étaient tous
vieux et malades, il pourrait les nourrir. Il l’avait à moitié acheté et à
moitié volé à la tire à une sexagénaire adipeuse et impotente dans une
arrière-boutique. Il en installa l’antenne et la prise de courant, l’épousseta
avec le mouchoir de sa mère, puis s’accroupit. C’était tout ce qu’il avait
désiré – et il l’avait désiré si longtemps. Il tourna les boutons, capta
une voix au hasard, la reconnut en un soubresaut, modifia la tonalité,
augmenta la puissance. Cette voix ! C’était tout ce qu’il avait désiré : la
voix d’un cheikh chantant le Coran et qui lui rappelait qu’il fallait savoir
mériter Dieu et qui lui affirmait qu’en regard du Créateur Sublime il
n’avait pas souffert, que le mal comme la souffrance n’avaient jamais
existé que dans la conception humaine de l’homme, que de tous les
règnes de la création seul l’homme avait voulu dépasser son état de
créature et s’était ainsi dénaturé, et que ce qu’il appelle le mal ou la
cruauté dans la nature (lutte pour la vie, maladies, mort, grands fauves
mangeant des animaux plus faibles qu’eux) n’étaient somme toute que
des éléments de l’Ordre du Monde.
23
1969
GENNEVILLIERS
Par Ali Sadki Azayko
Traduit du tachelhit par Claude Lefébure
La poésie berbère a été brillamment illustrée par les textes d’Ali
Sadki Azayko, désigné avec justesse par son traducteur Claude Lefébure
comme « le créateur de la lyrique chleuhe moderne ».
Le poème qu’on va lire, composé lors d’un premier séjour en France
en 1969, a été mis en musique par Ammouri M’Bark dans sa sixième
cassette enregistrée en 1988 ainsi que Lefébure le rappelle dans son
article Les migrations de travail au miroir de la poésie berbère (Revue
Migrance n° 24, 2ème trimestre 2005, Paris).
Il faut savoir que Gennevilliers a mérité le surnom de Tiznit-surSeine. Quant au boulevard Voltaire d’Asnières-sur-Seine, les Marocains
du crû ont coutume de l’appeler Inezgane n’Paris.
24
Gennevilliers, les nues l’ennoient
Mais qu’est-ce qui s’y noie ?
Toute une humanité, la peine et le tourment au cœur.
Ceux de mon sol point ne s’adaptent
– Soleil ! toi tu les enfantas ; l’ombre désacclimate –
C’est l’amour du pays qui les expatria.
Et vous les jours, les années : tout ce temps à tuer
Quand eux n’espèrent qu’une aube, qui ne vient pas…
Secoue la chape, Gennevilliers ! Là, le soleil est là !
Ébroue-toi des langueurs
Et puisse à l’allégresse !
Il n’est pas si lointain ce jour d’entre nos jours
Géant.
25
1973
LE DETERREUR
Par Mohammed Khaïr-Eddine
aux éditions Du Seuil
Né en 1941 à Tafraout, mort à Rabat en 1995, Mohammed KhaïrEddine fut un poète et un romancier animé par la passion d’outrepasser
les limites avant de devenir, avec moins de verve, à son retour au pays
après quinze années parisiennes un pigiste au vocabulaire riche et à
la pensée molle. Son art du langage étincelle dans ses romans, comme
on le vérifie à relire Le Déterreur (Seuil, 1973) ou Une vie, un rêve,
un peuple, toujours errants (Seuil, 1978), et aussi bien dans son roman
posthume Il était une fois un vieux couple heureux (Seuil, 2002) où
il apparaît que l’auteur de Moi l’aigre (Seuil, 1970) avait son idée de
la douceur d’aimer au moins autant qu’il savait vitupérer. Son ami le
poète Jean-Paul Michel, le dédicataire d’Agadir (Seuil, 1967) a su
définir la vérité intérieure de Khaïr-Eddine en lui reconnaissant « ce
ton unique de catastrophe. Il incarna ce tragique jusque dans le détail
de sa vie personnelle ». Les éditions William Blake et Co. ont publié
en 2001 On ne met pas en cage un oiseau pareil (Dernier journal,
août 1995), ouvrage qui a été traduit en arabe au Maroc tout en
demeurant absent des librairies marocaines dans sa version originale.
C’est l’autoportrait loyal d’un homme qui va mourir d’un cancer et
récapitule divers moments de son existence, se souvient de ses amis
poètes et raconte que son père quand, en classe de cinquième, il obtint
le prix de poésie, lui donna assez d’argent pour acheter le Rimbaud de
la collection la Pléiade. Une vocation irrésistible était née.
Interrogé en 1979 par Mohammed Jibril et Zakya Daoud : « Quel
peut être le statut d’un écrivain dans une société comme la nôtre ? »,
« le grand Khaïr » ainsi qu’il aimait à se nommer lui-même rétorquait :
« Quel est le statut du citoyen d’abord ? »
Espérons un statut aux lecteurs, un statut tout intérieur qui les
autorisera à s’enrichir de la découverte ou de la redécouverte des livres
de Mohammed Khair-Eddine. Qu’il s’agisse d’Agadir ou de ce Déterreur
26
dont nous présentons un extrait. Réjouissons-nous, en outre, que les
éditions Tarik, à Casablanca, aient entrepris de rééditer les ouvrages
de ce créateur fécond dans ses colères et dans ses rêves.
Khair-Eddine était convaincu que « la liberté est au bout d’une
feuille … »
*
Je me suis enfui de ce pays un matin ; le ciel se noircissait de fumée
jaunâtre, le port remuait doucement derrière la gare et la mer battait au
rythme d’un nid de mitrailleuses. Ce devait être toutes ces ferrailles
qu’on tourne et retourne avant de les acheter. Ou ces bombes américaines
qui tuèrent les artificiers au large de Casablanca. Le ciel se striait
s’émiettait en plaquettes rondes de vieille poudre explosée qui retombait
sur la ville encrassant les beaux complets des fonctionnaires et s’insinuant
partout. Je me tenais contre le poteau téléphonique surveillant ses rouleaux
de grillage ses bouteilles de gaz tout ce qu’il exposait sur le trottoir
devant son magasin. Le matin s’étirait, éclaircissait les pans d’immeubles
puis s’ennuageait, mais j’attendais assis sur un banc de ciment,
j’attendais le train ayant rayé de cette vie ce pays flottant dans ma tête
devenant parfum de basilic ombre d’olivier quand le soleil bombardait
de particules électriques les terres caillouteuses et les brûlait faisant
apparaître des insectes coriaces et des myriades de bulles translucides
atomes derechef agrandis par ma vue venant d’en haut vers moi et
s’estompant dans l’air raréfié avant de m’atteindre… Mon frère m’avait
accompagné à la gare. Il a pleuré puis m’a quitté sans un mot. J’ai dû
agiter ma main, mes lèvres n’ont pas remué, j’étais ailleurs plus dans les
linéaments de cette peau tannée mille fois portée et mille fois lacérée le
soir retour d’une séance de prestidigitation ou d’une voix de conteurflûteur qui vous promène dans les pistils et les étamines d’un éden vieilli
par les sanglots des morts que je retrouverai juchés à tous les coins de
rues de Paris quand le printemps aura suffisamment jonglé avec
l’innocence des migrants et des citadins qui ne réclament rien de moins
que bouffer boire copuler créer des rêves ou seulement se terrer sans qu’on
vienne les harceler disant. Debout c’est l’heure bouge ton cul vite-fait !
Le train partit, traversa les terres inondées du Nord glissant entre deux
27
grandes étendues d’eau ocre sur une voie bordée de gravette et de
glaise… Je ne pensais pas. J’allais vraiment découvrir ce moi atrocement
massacré lapidé qui n’a point pourri cette terre mal vue qui n’accuse
que de loin… On la pille l’éventre détraque offre au suicide éminent des
cerveaux qui minutent une rage en quoi choit rouillée ta tête émergée
d’hiéroglyphes reconduits par les myriapodes calculant loin des cendres
de bateaux brûlés au pied du mont Gibraltar. Non ! Floranda n’était pas
l’amante de Tarik. La fumée, la flamme verte, le ciel puant, la mer
gluante ouverte sur l’absence les masques les yeux anciens et les
voiles… Le train avançait sur une voie bordée de galets concassés et de
glaise sèche… Debout dans l’eau les flamants roses… Chant ocre
inaudible agressant mes tavelures. Je m’éloigne. Elle sort ses leptes
désoriente le vent grave me fait cheval coccinelle bouche cousue or tu,
bleuissant les traverses le basalte le rut non-écrit toisé un soir sur le
fleuve. Toutes les pages d’Espagne, toutes les encres édulcoraient
l’oued Al Kabir (l’Aguadalkévir). La tragédie s’évaporait, la poudre et
l’alcool qu’il avait inventés le brûlaient, parfumaient le bûcher sous
l’œil vert-de-gris d’Isabelle. Dieu n’avait-il pas voulu écouter davantage
ta prière mêlée au benjoin d’Arabie ? Un nouveau texte, plus râpeux,
l’avait séduit. Les reîtres tordaient les aides-comptables, assassinaient
le fœtus : déréliction de gènes razziés, partout. Et maintenant ce clapotis.
Le ferrie. La frange d’écume mazoutée sautillant le long du rostre et
derrière, au sud-est, le montagne érodée surplombant la mer qui l’assaille,
vagues en éclairs se comprimant et retombant dans mon œil vide…
Derrière, trop loin derrière, l’enfance, le collège, le lis blanc, l’adolescent
rompant sciemment le jeûne, écrivant n’importe quoi braquant sa haine
latente contre l’ordre valétudinaire depuis des siècles pourrissant au
soleil sacquant le peuple assis sur des mottes de poux et de fèces… Toi
te théâtralisant zoopsie arachnide au soc ou sphex mal porté moi déjà
mort oui très sulfurique… ne me réveillant qu’au jour d’une civilisation
calamiteuse, ordurière qui manipule sa mort et celle du globe avec
désinvolture. Peuple de gares, de cheminées, de forages, de coke, de
naphte, de plutonium manquant de raison par trop de raisonnements,
brandissant ses appétits à coups de télex, journaux, images, photos,
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délirant froidement, trépidant et se tuant à mesure… Consommant
toutes les ressources du monde, les dégueulant et crachant dessus puis
tirant la chasse, se lavant les dents dix fois par jour, rongeant son frein,
catapultant sa progéniture vers un temps souillé, pauvre, gris-béton,
oubliant même le parler des fleurs, la grande sève montant à l’assaut de
la mort, ruinant tout et se ruinant, peuple assassin, à contrer sur toutes
les brèches, à vomir, dématérialiser dans les grandes largeurs, rééduquer
insidieusement par le livre, le mot dit ou la foudre ! Et avec tout cela
trouvant le moyen de critiquer leur mal-être, disant, Tiers-monde ne
fais pas comme nous, tu vois que nous étouffons dans ce ghetto de
fumées âcres ! Ne baise plus, ne biaise plus, noue ton aiguillette, assez
de gosses comme ça tiens, voila la pilule, voila un bouchon pour la
vulve de tes femmes. Assez, j’ai dit, ou tu t’en repentiras !... eux
continuant à forniquer, aigrir le ciel, l’Église, les chancelleries, les eaux
de la Seine et du Rhin… Bavant, bavotant, pilonnant qui-ne-veut-pasentendre-raison… Leur raison, qui-ne-veut-pas-se-laisser-dépossédergentiment… Etc. Foutant l’Hudson en l’air et te riant au nez juchés sur
la Liberté-Enchaînée détruite et redétruite épandant ses glaires corrosives
dans les Watts, Slums, Nanterres, sur tout ce que tu convoites et avales
même ta salive… Bouffant, bouffons, et sans cesse hoquetant ! …
Lèpres, sapes, nèpes rutilant t’arrosant non plus de sperme (ils n’en ont
plus) mais de stupre, t’emmaillotant dans une rigolade sanglante qui
creuse sous ton rire une chaîne artificielle d’évacuation… Etc. Parlant
arrhes… Plus rien. On fit une croix de craie sur ma valise, on ne me
fouilla pas. On me poussa vers la sortie, vous êtes arrivé, pouvez-vous
débrouiller tout seul, déguerpissez… L’usine, le tabac amer, la bière,
l’hiver, le caoutchouc, la machine, la piaule avec ses lits superposés,
l’Arabe rasant les murs d’usine fumaillant, tonitruantes, te saccageant,
toi qui ne penses qu’a t’envoyer une garce de vie qui maintenant
t’abandonne, te passe sabots et muselière… L’arabe, le berbère, le
nègre, l’ibère, le slave, le baraquement qui flambe à l’aube, la neige
n’arrête rien, toute une couvée qui part en fumée, une famille, des familles,
ubu-tohu, vite ! faut que j’aille pérorer à l’Assemblée ! Imprimez que
29
les requins promoteurs et autres sont cyniques, gagent leur pognon sur
le dos de ces mêmes gars qui crèvent entre quatre planches, dénoncez,
dénoncez ! Eux ratissés, hurlant sauvant non pas des meubles mais les
moignons d’un enfant calciné, morts, s’accrochant au pantographe.
Tous des métèques, hein ! Vagabonds parias, refusés, mal nourris, jouant
leur maigre paie aux dominos dans des cafés miteux, s’entassant les uns
sur les autres dans des piaules exiguës pleine de cafards et de puces…
Sommes par mieux lotis, hein ? Z’yeute ma peau sciurée blonde rousse et
rouge ! Communard, gauchautarguste, pas noiraud, moi ! Ils se font
cravater, coffrer, défriquer, mandat-bordel-loyer… N’ont rien que leurs
muscles plus légers qu’une paillette de savon… Transportent le Sahara
dans leurs yeux, rides, ourlets, palabres, crachats verts, coïts, désespoirs…
Crèvent résignés entre le clou et la planche de hêtre sous tôle ondulée
ou toit de boîtes de conserves… dans glaires jaunes, diarrhée, viol non
consommé… Chienne-femme-sebsi. Z’était là ma poupée-poubelle,
louve gallo-romaine ! Z’ont l’Mali, l’Niger, l’radium, L’cobalt, des
dattes, des rois, l’pétrole, l’uranium, des diams, l’fer, l’poisson-mercuré,
des gazelles, des chacals, des hyènes au pouvoir et des hyènes clandestines,
des épousailles polygamiques, des armes, des haines, z’ils pourrissent,
dépoétisent ciel-sol-sang, te reste plus qu’à clamecer, pote !
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1984
LES COQUELICOTS DE L’ORIENTAL
Par Brick Oussaid
aux éditions François Maspero (La Découverte) réédités au
Maroc aux éditions Toubkal en 1988
Nous avons choisi de reproduire en introduction aux extraits des
Coquelicots de l’oriental l’entrée Brick Oussaïd de notre Dictionnaire
des Écrivains Marocains (Paris Méditerranée / Eddif 2005).
Le jour où Brick Oussaïd acheva de rédiger les Coquelicots
de l’Oriental, le 20 mars 1982, est une grande date de la littérature
marocaine de langue française. L’ouvrage parut en 1984 dans la
collection Actes et Mémoires du Peuple aux éditions François Maspero.
C’est un des livres les plus justes et les plus émouvants que l’on puisse
lire pour pénétrer la réalité quotidienne, l’univers mental, la somme
d’espoirs et de désespoirs qui constituent le Maroc rural entre le début
des années cinquante et le milieu des année soixante du XXe siècle.
Cette « Chronique d’une famille berbère marocaine », comme
indiqué en sous-titre, se situe dans la région des hautes plaines, à
l’est du Maroc, qui s’étend du Moyen Atlas à la frontière algérienne.
L’auteur y naquit « en 1949 ou 1950 » et sa quête d’un document d’état
civil, alors qu’il est adolescent, constitue un des morceaux de bravoure
du récit. Seul Le Pain nu de Mohammed Choukri possède les qualités
d’intensité, de loyauté dans le discours et de gravité que l’on admire
à la lecture des Coquelicots de l’Oriental, ouvrage qui se fixe à jamais
dans la mémoire du lecteur, ainsi que nous avons pu le vérifier en le
relisant vingt ans après.
L’épopée modeste et exemplaire d’une famille marocaine dans le
bled est dite par l’un des siens, selon le point de vue de l’enfant meurtri
et incroyablement vaillant qu’était le futur ingénieur Brick Oussaïd. Il
avait eu à braver la boue et la disette. Tout ce livre intense et aussi précis
qu’un récit ethnographique semble avoir été écrit pour une phrase
installée en son milieu : « Merci, ma mère, de m’avoir poussé, aidé à
souffrir et à gagner du temps ». Chaque souffle de l’enfant apparaît
comme arraché à la fatalité de l’étouffement promis, et ce n’est pas
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pour rien que Les Coquelicots de l’Oriental sont dédiés « à ma petite
sœur Yamna cueillie dans la fleur de l’âge ».
Le courage des femmes, et d’abord le courage de la mère, c’est
le soleil du livre de Brick Oussaïd. La vie de la tribu est décrite
comme « une lutte perpétuelle contre la faim, le temps, les loups, les
serpents et d’autres choses encore ». L’auteur nous plonge au cœur
des croyances et les affects palpitent dans un récit conduit avec une
pudeur extrême. Le respect de l’auteur pour les siens m’enjolive
rien et jamais n’enlaidit le souvenir. C’est la vérité intérieure qui est
recherchée et retrouvée pour chacun des protagonistes et une véritable
morale élémentaire en est tirée :
Regardez les tapis de chez moi et vous y verrez l’éclat aveuglant
Des couleurs et la sécheresse des traits. Vous y verrez aussi
Le désespoir dans l’emploi de la couleur noire
Et l’humilité dans la naïveté des motifs.
L’imagination de l’enfant avide de connaissance nous est restituée
avec une fraîcheur qui lui conserve un formidable accent de vérité tout
au long du récit. On dirait chaque phrase des Coquelicots de l’Oriental
extraite d’une confession le jour du Jugement dernier. Pas une phrase
qui ne soit celle du témoin irrécusable des siens et de soi-même.
L’enfant nourri « d’un maigre repas sans odeur et bien dilué dans l’eau
chaude » devient pour le lecteur une sorte de frère précieux et beaucoup
des évocations ont la beauté d’aquarelles peintes avec la tendresse,
le respect, le courage, et la peur comme couleurs fondamentales.
Le souvenir opère un forage et « la vie c’est au fond comme notre
bourrique : un mystère, un mur derrière lequel il est impossible de
connaître la pièce de théâtre qui se joue ». Or l’enfant va déjouer les
maléfices de la pauvreté, de l’ignorance et du découragement, soutenu
par la lumineuse confiance d’une Mère Courage qui, lorsqu’elle voudra
rendre visite, après un éreintant voyage, à son fils interne au collège,
trouvera porte close car les visites se font le samedi. Une mère qui
« avait les pieds couverts d’écailles et parcourus par une multitude de
déchirures dans tous les sens. De temps en temps, elle avait trop mal à
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ses cicatrices éternelles et, pour se soulager, elle chauffait un bout de
graisse animale et brulait ainsi la blessure ».
Le père, lorsqu’il veut soigner ses enfants, se voit proposer de faux
remèdes contre les poux.
Nous sommes au début du récit en pleine lutte pour l’indépendance
du pays et l’un des beaux moments de l’enfance du narrateur, c’est
quand Bouthakka qui a tout abandonné pour participer aux actions de
la résistance contre les forces armées du Protectorat tend à l’enfant
« un bocal avec un fond de miel solidifié ». Le gosse, qui attendra
l’adolescence pour avoir l’occasion de boire son premier jus d’orange,
ne connaissait en fait d’aliments que courges et navets.
Plusieurs romans marocains évoquent l’école du point de vue du
jeune maître citadin dépaysé, voire effrayé, en milieu rural. Brick
Oussaïd nous détaille le point de vue de l’enfant frappé, martyrisé, et le
regard des parents sur l’enseignement de la langue arabe tandis que le
gosse se voit interdit de prononcer, à l’école, le moindre mot en berbère,
sa langue maternelle.
Les petits élèves entendent le maître qui tonne :
Vous n’êtes même pas capables de parler l’arabe,
Et vous n’arrivez pas à prononcer convenablement l’alphabet
Vous êtes des sauvages, comment vais-je faire
Pour vous civiliser en partant d’un niveau aussi bas ?
Devenu interne au lycée d’Oujda, l’enfant de paysans pauvres va
connaître une nouvelle vie et, dans l’océan de récriminations amères
que l’on traverse en lisant nombre de romans marocains d’aujourd’hui,
il est rafraîchissant de cueillir ces phrases dans Les Coquelicots de
l’Oriental :
La vie prenait pour moi un rythme régulier, enfin serein.
Merci, mon pays, merci !
Le passé de berger, de voleurs de figues et d’écolier battu s’achève
enfin.
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Brick Oussaïd réussira de brillantes études et intégrera l’Institut
Polytechnique de Grenoble où il obtiendra un diplôme d’ingénieur
en 1977, information qui est donnée en postface d’un ouvrage dont le
dernier mot « labyrinthe » évoque le sentiment d’étouffement dans le
métro parisien, le jour de l’arrivée en France.
Ce qui est dit de façon poignante dans Les Coquelicots de l’Oriental,
c’est comment l’accès au savoir du petit garçon brise son dialogue
avec les siens sans atténuer son affection pour eux. Hommage est rendu
aux mineurs de Jerrada : « Travail qu’ils auraient volontiers fui, car il
était épuisant, mal payé et surtout parce qu’il tuait. […] Ils mouraient
ensevelis sous un éboulement ou par la suite d’un coup de grisou ou
encore d’une chute mortelle entre les différentes galeries qu’ils avaient
eux-mêmes creusées, comme des taupes ». Et ils avaient vécu dans
« un ghetto, un zoo humain, une fourmilière où il faisait mal vivre ».
À l’hommage que Brick Oussaïd rend aux femmes de l’Oriental
marocain dans Les Coquelicots de l’Oriental, il convient parfaitement
d’associer la lecture d’un beau travail : Chants de femmes de l’Orient
marocain, dont Abdelkader Bezzazi et Joëlle Réthoré furent les éditeurs
en 2002, fruit d’une collaboration entre l’Université Mohammed 1er
d’Oujda et l’Université de Perpignan.
Écoutons :
N’emporte pas ton magnétophone
Dans les montagnes je te divertirai,
même s’ils referment sur moi
La porte de métal
Je la briserai et viendrais à toi mon aimé
[…] Oujda n’est guère qu’un prétexte
C’est mon aimé que je veux rencontrer.
Je repris les cours, après avoir erré pendant les vacances, sans but,
assommé, craintif, indécis.
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Juin ramenait la canicule torride, invivable. Je composai sans
conviction et attendis les résultats, sans espoir. Je reçus les félicitations
de l’Administration, l’éloge du lycée et une foule de prix comme jadis
au collège. Mais les applaudissements de l’assistance ne purent ni
m’arracher à ma tristesse ni soulager ma rancune.
Nous quittâmes le lycée. Je retournai à Jerrada pour travailler. Il
fallait vivre, gagner son pain, lutter encore. Mon professeur de physique,
originaire de Belgique, s’appelait Madame Henneighen. Connaissant
mes problèmes, elle me tendit la main. Je lui avouai que je haïssais mon
pays, que je voulais partir, partir, m’éloigner. Ce n’étais pas mon pays,
c’étais celui des nantis, de ceux qui avaient les moyens de le découvrir,
d’y savourer la joie de vivre. Pour moi, mon pays était synonyme de
misère, d’ignorance, de mort lente.
Mon pays me rappelait l’indifférence du fonctionnaire, la peur de
l’autorité, la hantise de la faim, le supplice des nuits à la belle étoile. Il
me rappelait l’injustice, l’humiliation, la souffrance, la mort prématurée
de ma mère.
Elle me ramena chez elle, me servit un jus d’oranges, bon, frais.
C’était la première fois que je buvais un jus de fruits dans le pays des
orangers !
- Vous allez faire une demande pour faire des études en France, me
dit-elle.
Elle écrivit pour moi une lettre, m’expliqua où signer, comment faire ;
elle me donna de l’espoir. Elle n’était pas d’ici, elle était belge.
Ça y était ! J’étais accepté ! Mais je ne pouvais pas encore partir, je
n’avais pas de passeport. Alors je pris un congé et courus supplier pour
réunir les nombreux papiers nécessaires pour constituer un dossier.
J’attendis un mois mais n’avais toujours pas de passeport : mon
dossier était perdu ! Ah non ! Je sortis les justificatifs, les récépissés. A
la préfecture la queue était longue ; beaucoup, comme moi, voulaient
aussi partir.
Trois semaines encore, le dossier était reconstitué mais le passeport
n’arrivait pas. Je quittais le travail, dormant dans les terrains vagues,
forçant les portes et importunant les illustres fonctionnaires. A chaque
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fois j’étais repoussé, ignoré et bientôt la hantise de rater la porte de
sortie devint une obsession.
Chafi, encore lui, vint m’aider. Il supplia pour moi, assiégea les
bureaux, utilisa tout son pouvoir. Je lui dis que j’avais envoyé un
télégramme à un ministère pour demander assistance, alors il sourit,
puis changea de sujet.
J’étais paumé, naïf, j’appartenais à un monde qui vivait selon
d’autres principes. Je devenais un étranger dans ma cité, je ne comprenais
pas la valeur des choses. J’étais un rescapé déchiqueté, foulé aux pieds
dans un monde d’hyènes. Sans argent, je dérangeais, j’aurais dû crever,
disparaître.
Chafi usa de ses connaissances, de son influence, de son temps.
Il secoua les sensibilités, prit l’administration dans le bon sens et la
persuada. Alors le miracle se produisit, des portes s’ouvrirent devant
moi, l’accueil devint un peu moins indifférent. Tout cela pour que l’on
m’accordât mes droits ? Alors, que devinrent ceux qui n’eurent pas la
chance de connaître d’autres Chafi ?
Le pauvre employé ouvrit enfin le placard, sortit un carnet vert
et commença à remplir la première page blanche en copiant sur mon
dossier. Il trempait sa plume dans une misérable bouteille presque vide
puis, excédé de n’avoir à utiliser que ce fond où l’encre avait séché, il
alla protester auprès de son supérieur. Même pas d’encre pour écrire, tout
de même ! Il revint enfin, reprit sa plume à mon grand soulagement, y
cracha puis alla remuer l’encrier. Je signais à l’endroit qu’il me désigna
puis il me tendit le satané passeport.
Je courus à Jerrada, saisis ma petite valise et revint prendre le chemin
de la capitale. Mes demi-sœurs me réservèrent un accueil des plus
émouvants. Ma mère était la leur ; avec moi, elles allaient perdre leurs
racines.
Tu reviendras, dis-nous la vérité ! Jure-nous que tu ne nous laisseras
pas !
Oui, oui, soyez tranquilles. Adieu, adieu !
Je pris, de nuit, le train pour la première fois de ma vie, mais ne
pus fermer l’œil à cause des risques de vol dans les compartiments ;
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d’ailleurs le train était bondé, il n’y avait pas la place de s’allonger pour
sommeiller.
L’aube pointa de nouveau à l’horizon, chassant peu à peu la nuit,
courte il est vrai. Par la fenêtre, j’aperçus la plaine, plate, verte. Ici la
vie devait être belle, agréable, et l’on ne devait pas mourir de froid et de
faim. Parfois le tracé des rails traversait des usines fumantes, des villes de
plus en plus fréquentés, des plantations grandes à perte de vue.
Je ne pouvais m’empêcher de penser à mes racines, à mes montagnes
dénudées, là-bas, du côté du sud-est. Pourquoi les miens avaient-ils
tenu à s’accrocher à une terre aride, infertile, au lieu d’aller chercher
gîte ailleurs ? Soudain, j’en voulais à mes parents défunts, à mes aïeux.
Ma perplexité devenait intolérable, cet enracinement aveugle était-il dû
à une affectivité trop forte, un masochisme poussé ou à l’ignorance et
l’impossibilité de s’implanter ailleurs ?
Quelques heures après, le soleil était déjà haut et chaud lorsque les
constructions devinrent de plus en plus nombreuses, grandes et belles.
Les ponts sous les wagons étaient longs, majestueux, modernes. Il n’y avait
guère de doute, j’approchais de la capitale summum de la civilisation
de ce pays si étendu. J’allais enfin, sous peu, voir la mer, son bleu, sas
vagues, son infini. J’allais connaître la capitale, quel privilège !
On traversa un grand et large delta, aboutissement d’un fleuve que je
connaissais bien pour avoir appris son existence à l’école. Je me levai de
mon siège et contemplai ce cours d’eau presque immobile sous le pont.
Il était déjà bleu, et un peu plus loin vers l’embouchure on apercevait
de frêles embarcations tanguer à la surface de l’eau, secouées par les
vagues qui remontaient péniblement jusqu’à elles. Puis le train sombra
dans le noir pendant quelques minutes avant que ne fonctionnent des
freins au bruit menaçant, crissant sous mes pieds.
La frousse de l’inconnu me secoua comme une branche soumise à la
tempête. Je bousculais les voyageurs, crispé sur ma valise et ma maigre
fortune et essayai d’échapper à la prison humaine qu’était devenu ce
train, bourré à craquer.
Je pris pied sur le quai, regardai les panneaux, puis montai les
marches de la gare souterraine de la capitale.
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Je me dirigeai vers le siège du ministère dont dépendaient mon
voyage, mes études, mon devenir. Je finis par le trouver mais à quel
prix ! La capitale était grande, très animée et dangereuse. Certes, la ville
était propre, la plus propre que j’eus jamais vue. Je marchais le long
des rues devant de grandes demeures, aux jardins humides et fleuris ;
c’était encore mieux que la cité des Chrétiens à Jerrada. Je devais rêver,
comment pouvait-on avoir autant de moyens, vivre aussi luxueusement
que cela ?
Le boulevard Mohammed V me paraissait maintenant une misère,
ici le degré de la fortune était encore plus grand, inimaginable.
Je franchis la porte de l’immeuble blanc et beau, c’était là que
mon destin allait prendre un nouveau tournant, celui que je voulais,
pour autant que Dieu l’eût voulu. Je fus accueilli avec gentillesse ;
d’ailleurs il y avait déjà quelqu’un que je dévisageai avec embarras.
Je montrai ma convocation, expliquai quelles péripéties j’avais dû
subir. Le fonctionnaire me présenta Lhou, rameur dans la même galère.
Celui-ci m’expliqua le retard pris à cause de la nonchalance, les papiers
divers qu’il fallait acquérir avant de partir. Il m’accompagna, m’aida à
prendre l’ascenseur, m’exprimer, à me justifier, à mentir. Le cauchemar
finit après deux jours de labeur inutile, idiot. Dieu merci Lhou fut mon
messie ; il connaissait la ville, les gens, les chemins.
Nous prîmes les billets et nous dirigeâmes vers l’aérogare pour prendre
l’avion, moi qui avais à peine de quoi manger pendant une semaine.
Encore des formalités, la douane, la police. Tout me faisait peur ; même
le porteur en casquette qui m’aborda me fit tressaillir.
La salle d’attente, l’agitation des voyages, les grands gestes, les
rires d’émotion, le snobisme. Suivant les traces de Lhou, je m’ébranlai
brusquement à l’appel du haut-parleur, d’un son aigu et incompréhensible.
Une file s’était formée jusqu’à la carlingue et je ne pouvais m’empêcher
de penser à l’école primaire quand nous étions en rang devant la porte
d’entrée de la classe, sous l’œil inquisiteur du tyran.
L’intérieur de l’avion était propre, luxueux et sentait bon. Depuis nos
sièges, le ronron des réacteurs devenait plus supportable. Je pris place à
côté de Lhou, imitant ses gestes. Il était mon guide, mon sauveur, mon
maître. Qu’aurais-je fais sans lui ? il me tapa sur l’épaule, souriant :
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As-tu déjà pris l’avion ? dit-il.
Eh bien non ! aujourd’hui ce sera mon baptême de l’air. Formidable
le progrès ; remarque que je connais parfaitement le principe de l’action
et de la réaction, on l’a étudié au lycée.
Connais-tu Paris où nous allons vivre et étudier ?
Non, mais je sais que c’est la capitale de la France, huit millions
d’hommes, la tour Eiffel ; quand même je la connais un peu. Mais, dismoi, l’administration nous a-t-elle trouvé des chambres pour dormir ?
Hélas, non ! nous risquons de passer du temps à chercher un logement
au lieu d’étudier. D’ailleurs nous sommes déjà en retard sur la rentrée des
classes.
« Qu’à cela ne tienne » pensai-je, tout bas.
Les portes se fermèrent, puis l’avion s’ébranla brusquement. Ce
2 octobre 1968 était une nouvelle page de ma vie. J’allais sous peu
m’arracher au pays, à ma tribu, à la terre qui gardait mes parents. Cet exil
était une autre déchirure qui – je l’espérais – allait soulager mes peines.
L’avion prit de la vitesse, fou et frémissant malgré son poids. Les
paysages défilaient à travers le hublot à une vitesse vertigineuse. J’avais
enfin des ailes, j’allais me sauver, m’arracher à la misère, au mouroir
à petit feu. Tout d’un coup, tout devint silencieux, féérique. Sous moi
le sol s’éloignait peu à peu, l’avion grimpant vers le ciel. C’était beau,
reposant, inespéré. J’étais heureux.
Qu’est-ce qui m’attendait au bout du voyage ? J’essayais de prévoir
l’inconnu, la vie là-bas si différente de la mienne, la civilisation si
étrangère à mes habitudes. Mais qu’à cela ne tienne, je ferais des efforts,
je m’intégrerais et connaîtrais les indigènes, j’oublierais ma souffrance, je
ne reviendrais jamais !
Adieu maman, adieu papa, adieu les miens. Je ne vous oublierai
jamais. Je resterai fidèle à votre bonté, votre générosité, votre rigueur.
Lhou me montrait à présent les limites de la terre, dessinées comme
on me les avait montrées à l’école, puis en face, l’Espagne de couleur
grise. Sans cette déchirure remplie d’eau, on ne pourrait guère deviner
la frontière des deux pays, pourtant de cultures si différentes.
39
Tout me semblait immobile. Sous la Caravelle tout rapetissait, les
maisons devenaient des cubes minuscules, les cours d’eau seulement des
courbes sinueuses, les lacs des taches sombres. Parfois, l’avion s’agitait
soudain comme s’il heurtait un obstacle puis de nouveau le calme, la
lenteur, le temps arrêté.
Quand l’avion s’inclina cette fois vers le bas, la nuit était déjà
tombée. Dehors, on ne voyait plus rien. Même le bruit des réacteurs
était devenu imperceptible. Puis, quelque temps après, une secousse
brutale me donna la chair de poule. Quand je jetai un regard à travers le
hublot, je me rendis compte que nous étions au sol. La voix reposante
de l’hôtesse me confirma que nous étions arrivés à destination. Mon
rêve devenait réalité : Paris, me voilà !
Dehors il pleuvait, tout était mouillé. Partout, il y avait des écriteaux,
des balises, des signaux clignotants.
Le bâtiment, puis les escaliers roulants, les portes automatiques, les
gadgets de toute sorte. Tout me paraissait étrange, ma tête tournait,
comme prise dans un étau. On redescendit des escaliers et, derrière
Lhou, je ratai brusquement une marche et m’affalai de tout mon long.
Merde ! Je me sentis diminué, indigne du voyage. Les gens jetaient
un coup d’œil puis me dépassaient et s’éloignaient, indifférents. Je me
relevai, Lhou attendait, indécis, puis il resta derrière pour ne pas me
perdre. Le couloir, un autre escalier, puis une porte qui ne s’ouvrit pas.
Que m’arrivait-il ? Il me semblait rêver, je devais dormir. Je fermai les
yeux, touchai le mur, puis les rouvris de nouveau. Quelqu’un venant en
sens inverse me bouscula, proféra des mots que je ne compris pas avant
de disparaître. Je transpirais et tremblais ; d’ailleurs j’étouffais, il ne
devait pas y avoir d’air à respirer dans ce labyrinthe.
Le 20 mars 1982.
POSTFACE
A Paris, Lhou me conduisit dare-dare à la Maison du Maroc, encore
sous le coup des souvenirs si proches de Mai 68. Après trois mois de vie
clandestine, j’eus droit à une chambre et pris enfin le cours des choses
et le rythme effréné de Paris.
40
J’étais venu pour préparer les concours d’entrée aux grandes
écoles d’ingénieurs. La première année passa, je fus admis en classe de
Mathématiques Spéciales. Mais Paris était trop différent de ce que j’avais
connu jusque là. Je manquais de contact humain, d’espaces verts et d’air
pur. Quant à m’engouffrer dans les souterrains du Métro, c’était devenu
pour moi le supplice ! Les difficultés matérielles aidant, la nouvelle vie
agitée et le changement brutal du contexte me perturbèrent à tel point
que je perdais désormais le sommeil et finis par attraper une tuberculose
qui m’obligea à arrêter mes études.
Suivirent deux mois d’hôpital et une année de sanatorium dans la
région de Grenoble qui me permirent de découvrir que Paris n’était tout
de même pas la France.
Ma guérison ouvrit la porte à d’autres péripéties mais la solidarité des
autres et l’aide des services sociaux de ce pays hôte me sauvèrent : je
pus reprendre les études, obtins une maîtrise de mécanique des fluides,
intégrai l’institut polytechnique de Grenoble et obtins un diplôme
d’ingénieur en juin 1977.
17-6-1983
41
1986
JACOB, MENAHEM ET MIMOUN : UNE EPOPEE
FAMILIALE
Par Marcel Benabou
aux éditions Hachette
Pierre Loti dans Au Maroc (Calmann-Lévy, 1912) eut pour guide
un ancêtre de l’historien et écrivain Marcel Bénabou, lequel aïeul était
« l’homme le plus riche de Mékinez ».
Ayant quitté le Maroc après le baccalauréat pour des études à Paris
où il vit aujourd’hui, Marcel Bénabou est l’auteur de La Résistance
africaine à la romanisation (Maspero, 1976) et de plusieurs fictions où
la mélancolie se joue d’elle-même.
Si, à vingt ans, Bénabou multipliait les lectures sur le passé du
Maroc, n’était-ce pas, aussi, pour rendre justice à Jacob Ohana, son
aïeul dont Loti tait le nom ?
Quant à Ménahem et Mimoun, ce sont les deux grands-parents de
Marcel Benabou que nous découvrons dans Jacob, Menahem et Mimoun :
une épopée familiale ?
Jacob Ohana, l’aïeul de Benabou que rencontra Loti n’est pas cité
nommément dans Au Maroc. Réparation de l’omission est faite avec
un maximum de soin et de charme dans l’ouvrage de son descendant.
Nous précisons dans notre Dictionnaire des écrivains marocains (ParisMéditerranée / Eddif, 2005) que Menahem et Mimoun, outre leur
éducation hébraïque goûtèrent à l’arabe classique dont Menahem, nous
indique Benabou, acquiert une connaissance sérieuse avec un lettré
musulman, et, un peu plus tard, au français et à l’espagnol.
Qui traduira en arabe Jacob, Menahem et Mimoun : une épopée familiale ?
*
Je savais bien que leurs figures ne s’imposeraient pas d’emblée ; il me
faudrait d’abord les dégager de leur gangue. Heureusement, je découvris
vite qu’il me suffisait, pour les faire accéder au statut de personnages
42
épiques ou romanesques, d’être attentif aux clins d’yeux complices
qu’une providence amie semblait avoir expressément ménagés à
l’intention de leur héritier futur, féru de littérature.
Premier clin d’œil : la constellation familiale originale à l’intérieur
de laquelle ils naissent et grandissent. D’emblée, j’étais mis dans une
atmosphère où se mêlaient ces ingrédients littéraires de base : l’amour,
la mort, l’aventure. Qu’on en juge.
A une date que personne n’a pu me préciser (entre 1840 et 1850),
Yonah (autrement dit Jonas) Benabou (ou Ben Abou), qui exerçait à
Meknès le métier de changeur (un métier que la prolifération des
monnaies marocaines et étrangères rendait indispensable) et son épouse
Jamila (dont le nom de famille est inconnu de moi, à mon grand regret)
eurent un fils, prénommé David. Le jeune David, qui devint commerçant
(sans que je puisse dire de quoi il faisait commerce), épousa Zahra Oliel,
dont la sœur, Hanna, était l’épouse de Jacob Ohana, le millionnaire (ce
qui donne une indication sur le statut social de la famille). David et
Zahra ont deux enfants : Ménahem en 1865, Mimoun en 1870. Mais,
peu après la naissance de Mimoun, Zahra meurt brusquement. Comme
ce n’était encore qu’une toute jeune femme, sa mort intrigua la famille,
et l’on soupçonna la sage-femme qui avait procédé à l’accouchement
de n’y être pas étrangère. On ne put cependant rien prouver contre
elle et faute d’éclaircissements, il subsista longtemps autour de cette
affaire malheureuse un sentiment de doute, de malaise et d’injustice. Le
drame de cette mort bouleversa David, qui était à peine plus âgé que
son épouse et qui lui vouait un attachement passionné. En fait, le jeune
veuf, sensible et fragile, ne parvint pas à se remettre de la perte de sa
bien-aimée : il mourut, inconsolable, quelques mois à peine après elle.
C’est ce prologue, sentimental, et sombre comme l’ouverture d’un
feuilleton populaire, qui plonge Ménahem et Mimoun dans la condition,
romanesque à souhait, d’orphelins. Mais, au milieu de leur malheur, la
providence ne les oublie pas : ils sont pris en charge par leurs grandsparents paternels, Yonah et Jamila. Du rôle joué par Yonah, je ne
sais rien. Sans doute n’a-t-il pas tardé à mourir, lui aussi, ne laissant
derrière lui qu’un maigre bas de laine. De l’aveu général, le personnage
important de l’histoire, c’est Jamila. Énergique, décidée, intelligente,
43
elle prend aussitôt en main le sort des deux orphelins. Avait-elle eu
d’autres enfants, d’autres petits-enfants ? je ne sais rien de certain làdessus (il semble que la curiosité familiale n’ait pas senti le besoin
de s’étendre aux branches collatérales). Quoi qu’il en soit, elle veille
à faire donner à Ménahem et Mimoun une formation intellectuelle
soignée. Les ressources de la ville en ce domaine, quoique limitées, ne
sont pas négligeables : Meknès a connu, au XVIIe et au XVIIIe siècles
une floraison de rabbins, souvent des maîtres exceptionnels ; la ville,
demeurée un important centre d’étude de la Tora, abrite, dans l’arrièrecour de quelques synagogues, une douzaine de yéchivot (pluriel de
yechiva, école talmudique) renommées, où se dispense un enseignement
des plus traditionnels. C’est dans un de ces cercles d’études que les
deux orphelins recevront leur éducation hébraïque. Mais ils goûteront
aussi, sur les conseils de Jamila, à l’arabe classique, dont Ménahem
acquiert une connaissance sérieuse avec un lettré musulman, et, un peu
plus tard, au français et à l’espagnol.
A peine sortis de l’adolescence, ils vont se trouver séparés de celle qui
leur avait tenu lieu de mère. Approchant de la vieillesse et considérant
qu’elle a fait plus que son devoir, Jamila décide de réaliser un vœu
ancien, se rendre en Terre sainte. « Pour y mourir », dit-elle. Malgré les
supplications de ses petits-enfants, elle ne se laisse pas détourner de son
projet. Ce n’était pas la première de la famille. Depuis le XVIe siècle, un
certain nombre de rabbins marocains sont allés s’établir en Palestine,
notamment à Safed, pour y étudier la Cabale. Parmi eux figurait ce
Salomon Abou dont, nous l’avons vu, subsiste encore la synagogue, dans
une charmante ruelle baptisée rebou Abou. Mais, depuis le milieu du
XIXe siècle, ce mouvement s’est accentué et c’est plutôt vers Tibériade
que se dirigent désormais les convois. Du reste, c’était le vœu le plus
cher de tous les juifs pieux, au Maroc comme dans le reste du monde,
que d’être enterrés en Palestine, si possible à Jérusalem, au mont des
Oliviers. Un tout petit nombre d’entre eux y parvenaient ; ils étaient donc
à pied d’œuvre pour être les premiers servis au jour de la résurrection.
Les autres se contentaient d’une solution de rechange : on mettait dans
leur tombe, au moment de l’inhumation, un des ces précieux sachets de
terre palestinienne, qu’ils avaient conservé auprès d’eux toute leur vie.
44
1990
LE RETOUR D’ABOU EL HAKI
Par Edmond Amran El Maleh
aux éditions La Pensée sauvage
C’est à Safi, que naquit Edmond Amran El Maleh, en 1917. On le
donne souvent pour natif d’Essaouira, à cause de son attachement pour
cette ville.
De 1945 à 1959, il assuma des responsabilités au sein du Parti
communiste Marocain.
Ce Marocain juif, ainsi qu’il aime à se définir, est le patriarche
de la francographie marocaine. Son œuvre mêle la rêverie ardente à
l’analyse volontiers décapante. La tendresse et l’ironie, l’exactitude
des sentiments et la rouerie de la fable animent, chez lui, une volonté
de comprendre et de montrer les mues des gens, entre acidité et sourire.
C’est enfin et surtout, un beau témoin du XXème siècle marocain.
Parcours immobile (François Maspéro, 1980) marquait son entrée
en littérature, depuis Paris où il vivait comme habité par le Maroc, bien
que l’ayant quitté en 1965. Revenu au pays, Edmond Amran El Maleh
a eu le plaisir d’y voir reconnu le talent exceptionnel de l’un de ses
anciens élèves, le romancier et nouvelliste Mohamed Leftah.
Il existe un essai, encore inédit, consacré par le cadet trop tôt disparu,
à son ainé.
Le retour d’Abou El Haki (La Pensée sauvage, 1990) est l’ouvrage
où El Maleh montre avec le plus d’énergie la part de farce qui entre
dans la relation intellectuelle entre l’Europe et le Maghreb. Abou El
Haki, c’est, littéralement le père du récit. On lira comme une mise en
garde facétieuse le rocambolesque discours de réception à l’Académie
française de Xavier Lesourd du Po accueillant, au sein de l’illustre
compagnie, Sahibricha El Mdadi, successeur de fantaisie du «Maréchal
Antoine Junius», avatar du Maréchal Juin dont successeur à l’Académie
fut, en vérité Jean Cocteau !
Le destin personnel d’Edmond Amran El Maleh habite ses livres
sans y prendre toute la place. Il lui est arrivé d’écrire de Parcours
45
immobile que c’est « un monstre engendrant une famille de monstres,
les livres à suivre. En ce sens qu’il travaille à subvertir cette langue
acquise et fait basculer le monde, qu’elle sous-entend en l’autre, celui de
la langue maternelle refoulée ». Tel est en effet l’un des enjeux de toute
son œuvre.
*
Monsieur,
C’est à moi qu’échoit le redoutable privilège de vous accueillir sous
cette coupole, vous qui allez, passés les soixante-quinze ans, figurer parmi
les benjamins de notre Compagnie. La conjonction des astres ou, diraisje, un heureux hasard, a voulu que vous soyez appelé à succéder à notre
regretté et illustre Antoine Junius, maréchal d’Empire, ce conquérant
baroudeur, vous pardonnerez la trivialité de cette expression, mais
vous le savez, l’homme de guerre ne s’embarrasse guère de la bonne
éducation des mots et du reste. Je vacille sous le poids de la charge, je
me sens chétif et misérable au pied de ce glorieux chêne, et devant vous
aussi, ne vous offusquez pas de ma hardiesse, vous qui avez poussé
magnifiquement sous son ombre tutélaire. Mais le monde est ainsi fait
que les décrets du destin sont imprévisibles et que me voici tremblant,
contraint de passer sous les Fourches Caudines de l’accueil en bonnes
paroles. Qu’Allah le Miséricordieux, vous comprendrez, Monsieur,
cette invocation en espérant qu’elle aille droit à votre cœur, qu’Allah
donc et son prophète adoucissent par leur clémence les rudes péripéties
de cette odyssée. Il advint, Monsieur, puisse votre modestie ne point trop
en souffrir, il advint donc que des Fées aux doigts de rose se penchèrent
sur votre berceau pour y déposer les dons les plus remarquables, sertis,
tel un bijou rare, des purs diamants de notre culture. Antoine Junius,
notre illustrissime Maréchal, pré et post empiré, pardonnez l’audace
de ce néologisme, a été une de ces torches éclairant le monde de la
barbarie qui vous vit naître. N’a-t-on pas souvent dit, et sur un mode
familier, qu’il avait la trogne enluminée ? Mais trêve de procrastination,
entrons dans le vif du sujet, quelque souffrance qu’il m’en coûte et
qu’il puisse en coûter à vos oreilles rebelles au dithyrambe. Enchaînons
et sollicitons la palette de nos meilleurs talents pour dépeindre ce qui
fut jadis et naguère ce pays du Couchant où vous vîtes le jour.
46
Quelle horrible peinture, qui se lève comme un paysage de ténèbres
barbares sous le chatoiement enivrant de lumière et de couleurs, un appel
parfumé haut en chair désirée ainsi que l’ont exalté par la plume et le
pinceau nos meilleurs talents, les frères Tharaud, Loti, Maupassant et
bien d’autres hardis voyageurs ou missionnaires dans les pas célestes de
notre Martyr, j’ai nommé le Père de Foucault. Que votre sang ni le nôtre
non plus ne fasse aucun tour, il nous plut d’évoquer cette nuit, pour
davantage souligner la vive clarté du jour : la France vint, la douce et
généreuse France, maternelle, elle vous offrit ses mamelles, les deux,
et Monsieur, pourquoi hésiter à le dire, assoiffé, vous bûtes le nectar
de son substantifique lait. Alléluia ! Des vipères lubriques, vous vous
souvenez, Monsieur, de cette abominable langue de bois qui eut son
temps, ces vipères donc, si l’on ose leur prêter voix, ont prétendu crier
à l’entreprise coloniale là où le génie français fit des chardons des fleurs
délicates. Célébrons, célébrons la métamorphose, la calotte a glissé dans
le tiroir de l’oubli, les noms ont changé, les mots de la tribu pudiquement
refoulés jusqu’à ce que l’ignorance s’ensuive, sur ces lèvres goulues et
rocailleuses on vit fleurir le miel de la Belle Langue de Ronsard à Victor
Hugo, ce héros au sourire si doux, vous savez, puis Monsieur, j’eusse
voulu, n’était-ce la crainte que j’offusquasse la pudeur, la vôtre et celle
de notre Compagnie, j’eusse voulu rappeler que désormais ces jeunes
gens apprirent à ne plus roter à table pour on ne sait quelle manifestation
de reconnaissance digestive, à ne plus fouailler de leurs doigts dans les
viandes pour les en retirer tout dégoulinant d’onctueuse sauce, enfin
convertis à l’usage fort civil de la fourchette, on leur apprit à ne plus
flatter en public leurs parties honteuses en fourrageant d’une main
fiévreuse dans des pantalons nouvellement conquis, on leur défendit, selon
le bon usage, de ne plus émettre en guise de reconnaissance musicale ces
bruits qui, parfois chez nous mais seulement dans l’intimité, échappent
via transitus anus, vous voyez ce que j’entends par là. Il se fait tard,
Monsieur, et je m’aperçois qu’à flâner dans des allées de ce passé de
gloire, j’en suis toujours au vestibule de mon entrée en matière. Il nous
plaît, Monsieur, de louer en vous le Métèque qu’aujourd’hui en grande
pompe nous glissons dans l’habit vert, sous le bicorne, l’épée d’or
battant le flanc. Tressant la couronne de lauriers d’une main malhabile,
47
j’eusse aimé, Monsieur, rappeler ce que fut votre adolescence fragile,
souffrant, s’essoufflant d’asthme, de là sans doute, vous vint l’idée, très
tardive il est vrai, de ravir la madeleine à notre Marcel Proust, mille
fois perdu, mille fois retrouvé dans une Recherche infinie, affaire de
souffle n’est-ce pas ! On vous vit alors en compagnie de nos plus grands
penseurs, en agora flâner en compagnie de Socrate, Platon, puis vous
fréquentâtes Descartes, Malebranche, vous fûtes gagné par les flammes
nietzschéennes, notre impardonnable ignorance m’empêche de citer les
philosophes arabes que vous nourrissez dans le silence de votre cœur,
bref, Monsieur, la pâleur de votre teint, le confinement en chambre
autorisaient les plus grands espoirs, respirant on ne sait quel parfum
Vieille France à l’occasion. Pardonnez-moi, Monsieur, si violant l’usage
séculaire, je m’enhardis à tracer dans cet azur des nuées noires porteuses
de tempête. Alors que les jeunes gens, israélites et non pas juifs pour
conjurer tout soupçon, accouraient pour se jeter dans les jupes de leur
mère adoptive sans esprit de retour, vous ! Ah ! Comment dire sans que
ma langue fourchasse , vous, vous cédâtes à une idéologie étrangère,
embuant votre cerveau, fraîchement libéré des miasmes et des vapeurs
d’un Enfer sulfureux ; vous prîtes alors, ô abomination, tressaillements
sacrilèges des mânes de notre illustre Maréchal, vous prîtes le parti des
ennemis de la France, drapé, tambour battant, dans les plis du bournous
nationaliste au lieu du drapeau tricolore qui généreusement vous offrit
une ombre généreuse et protectrice. Comment dire ! Comment dire ! Je
bute sur des pierres, le faux-pas académiques, je cherche une formule,
une sortie, comment dire ; Chasse le naturel ! Non non ! Ou cette autre
chanson : Reviens, car la douleur est infinie…. Non ! Je m’égare. La
roue de l’histoire ! Epilogue, epiloga vous vîntes en ce pays, passé
l’ouragan, vous élîtes domicile, cherchant un havre de paix. On vous vit,
Monsieur, grimpant la rue Soufflot, vers la Montagne Sainte-Geneviève,
devisant gaiement avec Saint Ignace de Loyola, vous dirigeant d’un pas
allègre vers cette haute institution qu’il eut le trait de génie de fonder,
j’ai nommé le Sacré Collège. C’est là, dans cette enceinte austère, que
votre parole double retentit moultes fois pour l’édification des jeunes
têtes malléables, ou rétives, bruyantes et carrées, gauloises ou de toutes
couleurs. Dans ce métèque-pot, selon une de vos heureuses et hasardeuses
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métaphores, vous n’avez trouvé qu’un court bonheur et si vous vous
fîtes quelques excellentes et durables amitiés, ce fut pour vous un séjour
en Enfer, côtoyant des ombres qui vous amusèrent un temps… C’est là
qu’exerçant un véritable sacerdoce, la chienlit, formule célèbre de notre
Très Long Général, doublant la Gaule, le flot montant soixante-huitard
vous surprit, menaçant d’emporter la vénérable Maison dans le tumulte
de ses limons bouillonnants, vous jetant sur des rivages singulièrement
exotiques. Et puis, voilà que les portes du Monde, majestueux
sur ses colonnes de marbre, s’ouvrirent devant vous et que bientôt,
on vous vit enfin commettre quelques remarqués ouvrages qui firent dire
à votre sépulcral Directeur du Sacré Collège qu’il valait mieux cela que
d’aller courir le jupon, hanter les bistrots, barboter dans le gros rouge et,
qui sait tâter de l’herbe divine, j’ai dit le haschich, l’herbe hassassine,
remarquez mon jeu de mots et pardonnez-moi, le kif c’est kif-kif. Le
saint homme avait vu juste. Ouvrages, ai-je dit ! Ah ! Combien j’eusse
voulu nommer la chose par son nom, mais hélàs, trois fois hélas ! Nous
plongeant encore une fois dans la plus profonde des tristesses, vous
avez mêlé les genres, refusant l’intrigue bien ficelée de nos romans,
jetant dans le chaos le clair tracé de l’autobiographie, d’un tissu serré
vous avez fait une cordelette pour étrangler le lecteur en l’attirant dans
les venelles d’un labyrinthe sans fil d’Ariane ; Tyran oriental, vous avez
abusé de notre langue captive de vos entrelacs rusés, assouvissant un
ineffable désir dans une jouissance frénétique, vous avez tenté d’effacer
la trace de vos forfaits en éteignant les lumières de la ponctuation.
Comment dire ce carnage, ce sac de nos plus beaux jardins, ces ripailles,
ces orgies, ce stupre, cette fornication, qui voudrait se donner pour de
simples mots, Monsieur, Monsieur, pardonnez-moi, pardonnez-moi, en
vérité je vous le dis l’indignation montante a débondé le tonneau de
mon éloge. J’arrête suffoqué, vite qu’on vienne à mon secours, un verre
d’eau de grâce !
Ahmed gardait un œil vigilant, cherchant à mesurer les effets de
cette longue lecture interrompue sur Sofian qui n’a pas bronché une
seconde.
Dis-moi, cher et éclairé Ustad, tu dois connaitre ce Mdadi dommage
qu’on n’ait pas eu connaissance de son discours de réception, sûrement
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que tu le connais, c’est peut-être notre ami Aïssa qui s’abrite derrière ce
pseudonyme ou, Ahmed avançait avec prudence, tâtant le terrain, une
idée en tête, pour éventuellement débusquer le cher Sofian. Rires plus
olympiens que jamais à balayer le vieux et somnolent bistro, Sofian,
Sphinx souriant, de granit impassible, docte et doctoral s’adresse à
l’effronté disciple : les Chrétiens qui ont inventé la Trinité ont cru se
rattraper en forgeant l’unicité de l’auteur, l’auteur unique, gonflé comme
un ballon qui crève comme une bulle d’air l’instant de faire illusion, ne
perds pas ton temps à chasser dans les terres des pseudonymes, nous
sommes tous habités, tiens, tu vois, à l’heure qu’il est, jour et nuit, nuit
et jour, Aïssa, le cher homme est toujours dans son jardin, dans quelle
quête s’est-il lancé !
50
1991
POEME
Par Ali Amayou
traduit du tachelhit par Claude Lefébure
C’est à un moment où l’extrême droite, en France, s’en prenait
une nouvelle fois aux immigrés qu’Ali Amayou écrivit ce poème, lui,
l’épicier d’Aulnay-sous-Bois, natif des Ammeln, alentour Tafraout, et
qui est l’un des paroliers d’Ammouri M’bark.
Il existe peu de textes écrits dans l’immigration qui puissent rivaliser
avec celui-ci, tout de fierté lucide et d’amour du pays natal.
J’entends vos pleurnicheries, les gars,
Je n’en vois pas le motif et je voudrais comprendre…
Si c’est ta providence, ô mon Dieu :
Ce roumi n’est pas à craindre, ni ses légions !
Si l’on doit quitter ce pays : mais nous l’avions en tête !
Souvenez-vous, quand on leur a crié de fuir le nôtre,
Et face au refus usé de la force et des armes.
Ce que le moindre sillon donnait, eux le prenaient ;
Mais nous, pourquoi s’inquiéter, nous ne tenons rien ;
On n’est pas là médecin, ou pilote d’avion.
Où que j’aille, la pioche est à ma main,
Et je m’y ferai serf pour mon pain.
Il m’attriste celui qui pleurniche : « où irais-je ? »
Pardi, mon frère : « chez nous ! » Où nous naquîmes, on nous attend.
Je ne vais pas pleurer en route, la joie m’excite plutôt
Quand j’avance vers les miens, vers ceux dont je suis né.
51
1992
PAROLE DE CHARLATAN
Par Omar Mounir
aux éditions Eddif
Natif d’Essaouira, Omar Mounir vit depuis de nombreuses années
à Prague où il a été rédacteur-présentateur à la radio. Au Maroc, il fut
juriste de droit privé et enseignant à la Faculté de droit de Casablanca.
Devenu un polygraphe intempérant, il a cependant emporté la
conviction au moins par deux fois.
En 2001, avec Le Poète de Marrakech (aux éditions la Porte), il ne se
contente pas de rendre hommage à Mohamed Ben Brahim (de son vrai
nom El Houari Mohamed Ben Brahim Assaraj), figure incontournable de
l’histoire littéraire marocaine qui mourut en 1954.
Omar Mounir raconte la vie et explique l’œuvre de ce poète qui, dès
l’âge de trente ans, « avait pignon sur rue dans le monde arabe ». Il donne
à lire en traduction française divers poèmes d’une éloquence joueuse
en lesquels il voit un propos libéré du tazzamout, « ce mélange mortel
de bigoterie, de préciosité, de puritanisme puéril, de conservatisme
insensé et de traditionalisme aberrant, caractéristique majeure de ses
contemporains ».Il s’agit, de fait, de l’Abû Nuwâs marocain.
Le goût de Mounir pour la culture populaire s’épanouit dans Parole de
Charlatan.
Dans notre Dictionnaire des écrivains marocains (Paris
Méditerranée / Eddif, 2005), nous écrivions que « l’utilité du charlatan
est circonscrite par Mounir de telle manière qu’on la constate vaste :
contre le sous-emploi, la crise du logement, la cherté de la vie, la rareté
des jeunes hommes à marier, les lenteurs administratives, la carence
des tribunaux et l’inaccessibilité de l’autorité, il offre le miracle du
sortilège ».
Et nous affirmions qu’ « entre défiance et empathie, Omar Mounir
se comporte un peu comme un agent double. (…) Comment oublier
52
l’histoire de ce juge éperdument amoureux de sa belle-sœur, dans un
fragment où passe la verve d’un conteur d’une corpulence osseuse,
respirant la santé, qui manie avec une précaution amoureuse un vieux
luth craquelé ? »
*
En voici donc un extrait :
Trois acteurs tissent la trame de l’histoire : l’amoureux transi,
« Dada », une esclave qui fut sa nourrice, et la belle-sœur, objet de cet
amour fou et fatal.
Plus d’une fois je suis venu écouter ce conteur, du début à la fin
de la présentation, mais jamais je n’ai entendu ce mélodrame dans sa
totalité.
« …
« - A partir de ce jour, je ne t’appellerai plus « Dada ». Tu seras ma
mère affectueuse. Mon indispensable guérisseur. Je te jure, dit-il, que
ma maladie c’est cela. Je brûle vif. Aucune femme ne pourra rien contre
ma maladie. Pas même Abla, la femme de Malek. Mon amour n’a qu’un
seul remède : elle. Sans elle je mourrai.
- Malheur à cette femme, et gloire à toi mon fils. Même si son homme
l’enferme derrière sept portes, je te l’aurai et je te la livrerai ici même.
- Elle n’est enfermée ni derrière sept portes, ni derrière huit. Il y a
une seule porte qu’il t’appartient de franchir.
- Et qui est cette femme ?
- La femme de mon frère ».
« Cette réponse l’a fait rire aux éclats ».
« - Pourquoi ris-tu comme ça ? lui demande-t-il, te moquerais-tu de
moi parce que je reste adolescent à tes yeux, follement amoureux d’une
femme comme aux premiers jours de la puberté ?
- Absolument pas, sauf ton respect, je ris car j’avais pensé que
la tâche serait difficile, qu’il me faudrait trois à quatre jours pour la
réaliser. Mais s’agissant de ta belle-sœur, tu peux déjà te préparer à la
53
recevoir, te laver, te changer et te parfumer en attendant. Je te l’amène
jusqu’à ton lit, et tout de suite !
- Quoi ?
- Je te dis tout de suite.
- Mais comment vas-tu t’y prendre ? Son époux est à la Mecque, et
elle ne peut quitter chez-elle que lorsqu’il est de retour.
- C’est mon affaire. Prépare-toi ! C’est tout ce que je te
demande ».
« La femme a couru au gynécée, messieurs, criant aux femmes :
« Chiennes ! Donnez-moi les clés de vos bahuts ».
Elle prend à l’une un caftan, à l’autre une dfina, récupère un linge
de corps par-ci, une ceinture par-là, une paire de babouches ailleurs.
Elle prépare un plateau, y dispose ces effets, ajoute le henné, les dattes,
des essences de jasmin et de lavande, le benjoin, le musc, l’ambre ainsi
qu’une cruche pleine d’eau. Elle ordonne à sa domestique noire de la
suivre, le plateau sur la tête, la cruche à la main, et se rend chez la bellesœur de son maître.
« Elle frappe à la porte ».
« - Qui est là ?
- Une parente.
- Quelle parente ?
- Dada ».
« Elle s’est ainsi présentée, car la dame la connaît sous ce sobriquet
qu’elle entend son mari utiliser.
« La porte s’ouvre. La maîtresse se répand en bienvenues. Le plateau
de présents est découvert au milieu du salon ».
« - Pourquoi te donner tant de peine ? Avant de partir pour la Mecque,
mon mari m’a laissé tout ce qu’il faut. Même les victuailles que m’a
envoyées mon beau-frère la semaine dernière, j’en ai à peine entamé le
quart ».
« La visiteuse prend la parole » :
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« - Je ne t’ai rien offert et ne t’ai rien apporté. L’aurai-je voulu que
je ne pourrais pas. Je n’ai pas de quoi. Pauvre comme toi, je vis de la
générosité de ton beau-frère, mais aussi de celle de ton mari… D’ailleurs,
la baraka que tu vois, c’est lui qui te l’a envoyée de l’Orient.
- De l’Orient ? »
« La nouvelle n’a pas laissé l’épouse indifférente. Elle se met à
recompter les jours. Les délais sont tels que son mari devrait à peine
arriver à la Mecque. Dans le meilleur des cas, depuis deux ou trois jours.
Pas plus. Elle réagit spontanément ».
« - Comment est-ce possible ? Les pèlerins sont à peine arrivés,
alors que ce plateau est déjà là…
- Pauvre naïve, se fit-elle dire, as-tu entendu parler de qu’on appelle
hab-arrih ? »
« La femme fait signe que non ».
« Hab-arrih fait en un jour l’équivalent d’un mois de marche. Ton
mari t’annonce son arrivée aux lieux saints, t’apprend qu’il se porte bien
et t’envoie ces présents. La cruche que tu vois là contient de l’eau de Bir
Zamzam. Ce musc, ces essences et ce benjoin sont de la Mecque. Et il
y a aussi une lettre… »
« Elle fait semblant de la chercher vainement sur le plateau, avant
de reprendre » :
« - Elle n’y est pas. Elle est donc restée chez ton beau-frère. Ah ! Ça
me revient. La lettre est cachetée. En plus, elle porte la mention : « A
n’ouvrir qu’en présence de mon frère et ma femme. L’un deux la lira
pendant que l’autre écoutera ». Ton beau-frère, qui est déjà occupé, est
de plus malade. Il te prie de faire le déplacement. Les femmes seront
ravies de te voir. Elles te décoreront les pieds et les mains de henné, te
feront une grande toilette… L’occasion pour toi d’oublier la solitude et
te divertir un peu ».
« L’invraisemblance des faits n’a pas échappé, chers messieurs, à
l’épouse. Mais l’idée d’une lettre venue de son mari était plus forte que
ses soupçons.
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« Elle s’emmitoufle dans son haïk et rejoint le domicile du beau-frère.
« Priez sur l’Envoyé de Dieu.
« Sa visiteuse l’accompagne. A peine arrivée, elle s’engouffre dans
la chambre de son maître ».
« Sidi ! Sidi ! Réveille-toi.
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Réveille-toi, elle est dans l’autre chambre.
- Qui est dans l’autre chambre ?
- Elle !
- Ma belle-sœur ?
- En chair et en os. Je ne plaisante pas. Fais-toi beau en vitesse et
rejoins-la. Ne la laisse pas trop attendre ».
« Il se lève avec l’entrain d’un lion qui s’apprête à dévorer sa proie,
s’arrange en moins de rien et se précipite dans l’autre salle. A sa vue, elle
remet le voile qu’elle avait enlevé pour se remettre à l’aise. Il s’assoit
à côté d’elle et, sans plus attendre ni saluer, lui passe le bras autour
des épaules, Ô fils de croyants ! Et l’étreint en lui arrachant un baiser.
Elle trompe son étreinte avec l’agilité d’une chatte, saute sur le divan
d’en face. Il la suit, elle change de place, et, sans se laisser approcher,
l’appelle à la raison, l’invite à abominer Satan. Il s’arrête. Non pour
l’épargner mais pour la convaincre. Il espère qu’elle lui cédera ».
« - Depuis que je t’ai vue, j’ai perdu le goût de la vie. Je n’ai même
plus la force de manger. Nuit et jour je suis enfermé seul avec ma
tristesse. Je me meurs. Ma résurrection est entre tes mains. Aie pitié de
moi… »
(Le conteur : Je ne le blâme pas, Dieu lui vienne en aide !) Il continue
son histoire.
« Cette femme n’est pas seulement sa belle-sœur. Elle est aussi le
gage laissé par son frère. Dès lors, elle ne comprend pas. Elle présume
un piège, une mise à l’épreuve : des détracteurs jaloux seraient-ils venus
dire à son beau-frère qu’elle se conduit mal en l’absence de son mari ?
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Mais elle va vite réaliser son erreur. Cet homme, qui la tient dans sa
souricière, les yeux injectés, n’a absolument pas l’air d’un stimulateur.
Il la veut et le dit sans équivoque » :
« - Te rappelles-tu le cri que j’ai poussé quand je t’ai vue pour la
première fois ? C’était le jour de ton mariage. Tu étais à cheval. J’ai
reçu ton regard comme un coup de sabre. Depuis, la mort me tenaille
la poitrine. On me croirait au septième mois de mon ultime maladie. Je
t’aime. Par Dieu et les marabouts aie pitié de moi !
57
1992
SI YUSSEF
Par Anouar Majid
aux éditions Quartet Books écrit et publié en anglais
Faute de traduction française de ce roman, nous reprenons ici l’entrée
de notre Dictionnaire des écrivains marocains (Paris Méditerranée /
Eddif 2005) consacrée à Anouar Majid.
Romancier marocain de langue anglaise, Anouar Majid est né à
Tanger en 1960. Il a étudié la littérature puis enseigné dans diverses
universités aux États-Unis. Son roman Si Yussef est paru à Londres chez
Quartet Books en 1992. Lire Si Yussef en anglais permet de saluer le vrai
talent d’Anouar Majid, conteur précis et vif qui déploie astucieusement
son récit. La scène commence au café Ashab où les habitués regardent
des dessins animés japonais doublés en espagnol. Le narrateur, étudiant
désargenté, doit fouiller longtemps dans ses poches pour laisser un
petit pourboire. Et en plus, le serveur le défie en faisant montre d’une
surprenante maîtrise de l’arabe classique. Nous sommes à Tanger, mais
l’étudiant Lamin, qui aime jouer au football, arrive de Fès pour trois
jours de vacances. Si Yussef qui vient d’entrer dans le café le fascine de
longue date, peut-être parce que le vieil homme est l’époux de Lucia, la
légendaire beauté pour laquelle un marin se suicida jadis.
Parmi les habitués, un chauffeur de taxi auquel une Suédoise a
transmis la syphilis.
Lamin voit en Si Yussef un nouveau Noé. Une carte postale rédigée
en flamand ne lui avait-t-elle pas été adressée par un marin ? Les
Tangérois, selon Lamin, ne rêvent-ils pas que leurs enfants liront un
jour couramment le flamand ? L’étudiant a reçu en quelques rencontres
une véritable leçon de vie de Si Yussef. Pourquoi ne pas remonter le
temps, c’est-à-dire laisser sourdre en soi les échos enfouis du passé
romain, ottoman ? Durant l’enfance de Si Yussef, un épisode fondateur
fut la rencontre avec un émissaire du monde spirituel.
Sans être un satiriste convaincu comme Isa Aït Belize, l’auteur
maroco-belge de La Chronique du pou vert (éditions Luce Wilquin, 2001),
Anouar Majid partage avec celui-ci le goût d’affirmer la suprématie du
spirituel, qui amène à nier une quelconque différence entre le passé, le
présent et l’avenir, le conte fournissant preuve de l’éternel retour.
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1994
ABSENCES
Par Ilias Driss
aux éditions l’Harmattan
Ilias Driss, né à Fès en 1959, est l’auteur de plusieurs pièces de
théâtre. Confusions et Retour Retours ont été mises en scène à Paris en
1991 et 1993.
Dramaturge, nouvelliste et critique littéraire, Ilias Driss écrit tantôt
en langue française tantôt en langue arabe.
Absences (l’Harmattan, 1994) a été créé au théâtre du guichet
Montparnasse, à Paris, dans une mise en scène de l’auteur, du 10
octobre au 12 novembre 1994.
***
Pour avoir eu l’occasion de l’applaudir, on peut témoigner que
son théâtre est un chaudron où flamboie une parole dérangeante qui
exerce une emprise sur le spectateur, l’obligeant à remettre en question
sa conception du désir et du délire.
Les femmes dont Ilias Driss se fait en quelque sorte l’écrivain
public s’expriment à la faveur de monologues haletants où la détresse,
la dérision et la révolte n’empêchent pas une tendresse désarmée.
*
Vous connaissez tout de moi. C’est la règle que vous m’avez
imposée. Je bois trop. Je fume trop. Je fais trop l’amour. Maintenant,
j’ai atteint cette limite que je sais que je ne peux franchir. Ce serait une
grande erreur. Fatale.
Quelques soirs, je n’arrive plus à savoir qui je suis. Je dors à côté de
celui qui m’aime et ne le reconnais qu’au petit matin. Toute la nuit je
me couche à côté d’un étranger et au matin, je découvre que c’est mon
homme à moi.
J’oublie les choses essentielles et les mots les plus élémentaires.
D’ailleurs, l’oubli m’a toujours accompagné depuis l’enfance.
Aujourd’hui la situation s’aggrave. De temps à autre, je m’arrête
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de boire et de fumer, alors ma tête manque d’éclater. Des bribes de
souvenirs proches ou lointains se cognent les uns aux autres dans mon
cerveau.
Je ferme les yeux et essaye de raisonner. Pas moyen d’y arriver. Je
rencontre des gens dans la rue, qui me parlent, me saluent. Je me dis que
je dois les connaître puisqu’ils semblent être assez familiers avec moi. Je
me tue en creusant les murs de ma mémoire et je reste dehors, interdite
d’y accéder. Quelquefois, la mémoire revient d’un seul coup. Je revois
un visage, avec une clarté foudroyante et me rappelle l’état exact dans
lequel je me trouvais, en face de ce visage. Je me rappelle les phrases
qu’il a dites, le ton, les silences. Et je suis frappée par la précision de mon
souvenir. Je dois être une femme blessée. Un être qui a été humilié.
Oui. Ceci je le sais par intuition, mais je ne puis vous dire quand, ni
quelle sorte de blessure. Certains visages, portent en eux des traces que
rien ne peut effacer. Je me regarde dans le miroir et je vois, tout de suite.
Dans la rue je suis attirée par certains regards aussi. Je suis distraite,
presque aveugle mais dès que je sens un être blessé, mon regard se
dirige automatiquement vers lui.
Par intuition.
Comme les chiens.
Les chiens sentent le danger avant même de le frôler, ils sentent, de
très loin, le retour du maître. Je suis comme ça. Je parle à des gens. Je
me trompe rarement. Mais j’oublie. Quand je parle une fois à quelqu’un,
je me dis que c’est suffisant. Même quand la conversation aboutit à des
choses plus ou moins intimes.
Vous voyez, je dis des choses, parce que je ne sais pas les nommer.
J’ai l’air calme, mais je suis très nerveuse. Je tremble. Je ne peux pas
porter un verre d’eau dans les mains sans trembler. Je dois réapprendre
les gestes simples de la vie, car chaque jour, je retombe encore plus
profondément dans l’enfance.
Juste de l’eau chaude et de la menthe fraîche.
Trop de dégâts. Le corps ne tient plus.
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Parfois je me dis, s’il ne m’arrête pas à temps, ce sera un crime.
Nous nous regardons dans les yeux sans rien dire, et sans m’en rendre
compte, je me sers un verre. Je regarde. Je me dis, c’est maintenant
qu’il doit intervenir. Il baisse les yeux. C’est seulement après qu’il me
demande avec cette souffrance contenue : « ne bois pas trop, chérie ».
Quelle horreur. Cette manie de mettre le mot chérie à la fin de toutes les
phrases. « On sort chérie ? », « on joue aux cartes, chérie ? », « je suis
très fâché, chérie », « tu me fais souffrir, chérie ».
Un jour, j’ai arrêté. Brutalement. Ça m’a pris d’un seul coup comme
j’ai commencé un jour, un autre, j’ai cessé, voilà tout.
Je suis de tous les excès. Je peux marcher des heures entières sans
une minute de repos. Pareil pour l’amour et le vin. Et je peux rester des
journées entières allongée sans souffrance d’aucune sorte.
Un matin, je me suis dit, ça y est. Ne jouons plus. Et les médecins ont
dit, ce n’est pas normal et je suis venue chez vous, grand sorcier, parce
qu’il n’y avait pas d’autre solution. Quand j’étais malade, ils ne me
trouvaient pas normale et quand j’ai cessé de l’être, ils ont dit que j’ai
guéri d’une façon anormale. Ils craignaient une chute, une rechute. On
dirait même qu’ils la désiraient. Quand je me regarde dans la glace, je
me dis que ce n’est pas possible. Mon visage garde toute sa jeunesse,
mon corps toute sa fraîcheur et cependant, je suis défaite de l’intérieur.
Une ruine comme disent les médecins. Mon foie trouverait une place
d’honneur dans le musée imaginaire des horreurs. Si on diffusait la
radiographie de mon foie, personne ne toucherait plus jamais à l’alcool,
ni au tabac. J’en suis persuadée. Un ancien affamé n’en voudrait pas.
Ça le dégoûterait. Mais l’extérieur est intact. Je ne crains pas la mort, je
ne la souhaite pas. Je vis avec elle, jour et nuit. Nous avons familiarisé
et nous ne nous quittons plus. A présent, je suis guérie ou presque mais
un autre mal me ronge. Je suis comme abandonnée dans une jungle,
j’appelle et mes cris s’étouffent. Je n’entends même pas les échos. La
vie continue, un tunnel sans fin. Quand je suis à l’extérieur, j’ai hâte de
rentrer, quand je suis chez moi, je rêve de la lumière du dehors.
Jadis, j’avais un pays. Mais où ?
Quelqu’un m’en parlait autrefois, mon mari ou un ami proche, je ne
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sais pas. C’est très loin et confus. Je n’abdique pas. Je persévère. J’ai
toujours persévéré, même dans l’erreur. Je refuse d’être malheureuse et
je porte des habits en couleur. Cette légèreté de l’été précoce. Il suffit de
presque rien pour se sentir agréable, mais le contraire est tout aussi vrai.
Un état d’épuisement qui s’empare de vous totalement et ne vous lâche
que pour revenir avec plus de violence.
Connaissez-vous cette fatigue, Monsieur ?
Chacun son mal. Moi, je fais avec. Je n’ai que le choix de vivre.
Même si cela me coûte cher. De temps en temps, je me dis que le monde
est une comédie, mauvaise ou grotesque peut-être, mais une comédie
quand même. Alors j’en ris. Mais dans le rire la mélancolie me guette. Je
passe d’un extrême à autre. J’attends avec mon entêtement habituel. Je
ne suis pas malade. Tous et toutes sont comme ça, sans le savoir.
Avez-vous connu l’exil, monsieur ?
Être radicalement abandonné, jeté au milieu d’une foule qui vous
dévisage avec stupeur, même si vous utilisez les mots qui sont les
leurs ?
N’avez-vous jamais été laissé, seul avec vous-même, dans le noir, étant
petit ?
Pas une seule fois ?
Je suis dans le noir. Le soleil me brûle la peau et je souffre de la
pesanteur de la nuit. Des voix et des visages me harcèlent depuis le temps
où j’ai quitté mon corps quand celui-ci a dû quitter sa ville natale.
Quelle ville ? Quand exactement ? Comment ?
Je ne puis vous répondre. Plusieurs années sans doute. Plus personne
ne m’y fait allusion. Je remonte dans le temps et dans la mémoire,
je ne vois qu’ombres et traces indéchiffrables. Je n’ai pas gardé de
photos. J’aurais dû. Aucune adresse de toute manière, mon quartier a
dû être détruit pendant cette guerre. Quelle guerre ? Suis-je en train de
confondre avec une autre ville ? C’est possible.
Je descends très profondément dans le souvenir et ne m’accroche à rien
qui ne soit fragile.
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Du vide.
J’en arrive à oublier les couleurs, la saveur et les odeurs des saisons.
Je ne suis pas une obsédée d’alcool, mais d’amour. J’aime et j’aime
être aimée. Je rencontre un bel homme, enfin un homme que je trouve
beau. S’il me demande de cesser de boire et de fumer, je cesserai
immédiatement. Même quand il ne me le demande pas. C’est égal. Et
quand la passion s’éteint, je recommence. Je n’ai besoin que d’amour.
Je donne généreusement et je reçois avec satisfaction. J’ai connu tous
les genres et j’en redemande. J’aime ça. L’amour. Mais pas n’importe
comment. Quand c’est bien, ça n’empêche pas de penser, ça n’empêche
pas de boire et de fumer, de penser, oui. Sinon, ce n’est pas de l’amour.
C’est quoi, alors ? Maintes fois, je me suis donnée, pour le plaisir, dans
de grandes fêtes, lorsque les gens sont collés les uns aux autres, je n’en
ai éprouvé aucun regret.
63
1995
LE SITE ETRANGER OU LES PARADOXES DU
VOYAGEUR
Par M’hamed Wahbi
In Littérature des immigrations exils croisés
Charles Bonn (Dir.)
aux éditions l’Harmattan
Le voyage de M’hamed Wahbi, enseignant à l’université Ibnou Zohr
d’Agadir, le mène en France pour un mois, en avril 1994.
Dans l’avion, il est confronté à une caricature de compatriote
travaillant à l’étranger.
Le texte du journal qu’il tint est paru dans Littérature des immigrations
exils croisés sous la direction de Charles Bonn (L’Harmattan, 1995).
C’est une réflexion d’intellectuel sur le voyage de soi à soi autant que
de soi aux autres. A lire M’hamed Wahbi, on en vient à craindre que
les relations entre l’ici et l’ailleurs des uns et des autres tournent à
« l’intermirage ». Bien que son propos paraisse parfois quelque peu
tarabiscoté, Wahbi exprime des intuitions qui valent d’être méditées. Il
invite au dépaysement.
Vendredi 25 Mars
Agadir.
Chaque départ est déjà un branle-bas : préparer les papiers, les
visas : les frontières se figent. Cette sévérité, cette fermeté dans les
déplacements est une angoisse moderne : a-t-on peur que le Maroc se
dépeuple ou que la France se repeuple ?
Le relativisme des climats et des mœurs est une vieille idée de la
diversité intraitable et du principe de la non-commuabilité des sociétés.
Aujourd’hui, malgré l’expansion de certaines normes et paradigmes de
vie, il ya plutôt une obsolescence occidentale qui enferme les autres
dans l’obscénité misérable ou dans les solipsismes aveugles.
A côté de cela, il est bien de sortir, de se mouvoir avec l’esprit libéré
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des déterminismes des uns et des autres ; dans la « désertion volontaire »
(Morand). Les réglementations des visas (même si elles sont justifiées
selon des raisons de protectionnisme et de contrôle des flux migratoires…)
paraissent parfois comme une manière outrageante de vous signifier un
nouveau projet de sédentarisation de votre propre corps.
Il faut justifier, argumenter pour pouvoir partir un mois en France
comme si au-delà de cette limite, votre francophonie n’étais plus valable.
Chaque fois que je demande un visa, je suis d’humeur belliqueuse. Je
pense à l’inaliénable insoumission qui doit habiter tout homme même
s’il est respectueux des règles communautaires, car il n’est pas normal
de voir à chaque départ apparaître les signes sournois des oripeaux de
la différence sauvage.
Au sortir d’un colloque sur les questions interculturelles à Agadir,
il me semble de plus en plus nécessaire de vivre dans la vitalité des
rencontres en tant que possibilité humaine, en tant que chance concrète.
Trop de choses se disent à propos de l’interculturel, sans prise sur les
réalités. La pensée des rapports de culture ne peut être intéressante qu’à
même la chair de l’existence, dans l’intériorité des sujets par l’expérience
transcendée des hommes loin des bigarrures et des pieuses sollicitations
forcées. Il s’agit d’un regard, d’un souhait lié à des situations sociales,
vraies, sans imposture.
Mardi 30 Mars
Dans l’avion, me trouvant à côté d’un compatriote travaillant à
l’étranger, je suis obligé de l’écouter raconter sa vie dans une synthèse
à défier tout narrateur autobiographique et surtout comment il achète
des Mercedes en France pour les revendre au Maroc. Moi qui aspirais
au silence des airs, je me suis senti assiégé par le bourdonnement des
mots. Je suis toujours étonné du besoin qu’ont les gens de passage
de parler à des inconnus, leur raconter des histoires dans une relation
circonstancielle, sans lendemain. Cette investigation à court terme me
paraît faire partie des dons faciles, d’une « prostitution » blanche : se
donner sans être saisi. La communication gratuite fait effacer la relation.
Et puis les Mercedes et moi…
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Samedi 2 Avril
Les premiers jours à Paris sont utilisés pour m’installer, préparer
un intérieur. Le mauvais temps empêche la possibilité des premières
déambulations. Souplesse de ce voyage : ne rien exiger de moi sauf une
vague vigilance qui doit favoriser le discernement. Je me sens lointain
comme une province humaine ; ce qui touche d’une façon ou d’une
autre le rapport à l’événement qui n’est pas saisissable en dehors de ce
qui le porte. Lorsque je suis à Paris, je sens le statut hautement fictif de
l’événement qui est une machine de sens ne prévalant que par tout ce
qui le permet : les relais, les puissances de l’image, la fragmentation,
la recherche systématique de l’effet réel, les circuits de substitution…
(Somme toute relative) de la littérature qui cherche la figure des choses
dans leur sens, leur silence, leur étrangeté où nous habitons.
Je suis loin ici de la doctrine romantique qui fait de l’art une forme
majeure d’exercice de l’existence hors les méandres du réel. Lire est une
récréation du sentiment d’appartenance au réel, car selon Todorov « la »
vie ne s’oppose pas à l’art et aux œuvres, elle est elle-même dans le
meilleur des cas « une œuvre in statu nascendi » ; la lecture libère les
points noués et s’exprime comme action qui porte en elle son propre
déploiement, sa propre indétermination.
Lundi 4 Avril
Le froid cloître dans les intérieurs. On lit un peu plus. J’ai commencé
et fini le court essai de Ben Jelloun sur l’amitié : la soudure fraternelle.
Ses propos sur les sens de l’attachement sont ingénus. Cultiver la naïveté
peut donner énormément de force de distinction, comme les lettres de
Sénèque à Lucilius où on a la puissance de l’expérience des relations
humaines configurée par le projet d’un style d’existence. Juste après
cela, comme par esprit de contradiction ou d’assainissement, j’ai relu le
dernier récit de Khatibi Triptyque de Rabat, où il est question de l’amitié
comme relation tenue dans la délicatesse et la fragilité des figures
humaines. Je préfère cette part d’ombre, l’à-peine-dit, le murmure de
la vertu. Le texte de Ben Jelloun n’est pas celui d’un moraliste mais un
bilan des amitiés anciennes ou parisiennes. Il fait froid dans ce texte. Ça
m’a laissé une drôle d’humeur.
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Mercredi 6 Avril
De texte en texte, de page en page, je me promène dans la réflexion
ou la littérature française : la force de Balandier dans le Dédale est de
montrer la nécessité d’une nouvelle compréhension de l’imprévisible
et par sa mise en deuil des grandes espérances. L’occident n’espère
plus, il espère espérer. Et je vois que cette manière de renoncer
rationnellement aux projets millénaristes peut être une source de
vigilance pour les lecteurs, d’ailleurs dont je fais partie, échappant
à l’enfermement doctrinaire en ce temps de précarité des repères,
abandonnant la hantise de l’achèvement et de l’autoréférence. Ce
qui m’inquiète, c’est le sacrifice du sujet dans ma société et chez les
voisins où l’on mobilise tout le monde dans la même direction. Il faudra
séparer la raison politique ou spirituelle de la conscience individuelle,
du corps de la personne. Toute la modernité humaine est là. Construire
son existence comme sujet sans être soumis aux déterminismes de
race, de religion, de géopolitique. Sourire aux anges qu’on veut hors
de l’autoritarisme néo-communautaire coupé de la particularité et
de l’ampleur des êtres et des choses. La vérité reste le malheur des
hommes. Le communautaire -forme holiste- est contestable lorsqu’il
conteste la naissance de soi à soi.
Ce qui est bien dans les voyages croisés, c’est la possibilité de faire
de son regard toute une histoire, une dramatisation du regard. L’art de
voyager consiste à exagérer le mouvement, le déplacement à éviter les
regards convenus par la recherche d’une parole vraie. En lisant Paul
Morand (Eh ben oui ça m’arrive) à propos du voyage (dans Eloge du
repos, Arléa 1992) qu’il considère comme une manière de s’arracher
au malheur et une façon de se réconcilier avec son temps par le biais
de la distance, de l’espace, je pense que l’une des vertus du voyage,
c’est peut-être l’examen de conscience dans l’éloignement, une sorte
d’orgueil de ne savoir que dans la perte, l’écart, le « géo-poétique ».
Cet examen est une espèce particulière. C’est singulièrement la vie
qui est en jeu et non pas je ne sais quel rajeunissement ou enrichissement
de l’esprit. Les voyages ne forment pas la jeunesse, il s’agit plutôt de la
bonne macération. Je me laisse macérer à l’étranger.
67
Jeudi 7 avril
Visitant quelques bibliothèques, je tombe à Jussieu sur un professeur
de littérature invité pour un cycle de conférences à Agadir il y a quelque
temps : en croisant son regard hésite à deviner une présence connue. Je
n’hésite pas à l’interpeller par son nom. Sa réponse m’a laissé rêveur
et abasourdi : « je n’ai osé vous reconnaître ». Nous sommes des
rémanences à la merci du regard. Donc finalement connaître quelqu’un
est presque inutile puisqu’il s’agit de reconnaître chaque fois ce qui
est connu. D’autant plus que nous travaillons terriblement à cultiver
notre visibilité. Tout est dans la suite que nous donnons à ce qui a l’air
d’avoir été entamé, chaque rencontre est une attente inquiète du visage
de l’autre.
Ce qui est peut-être intéressant ici à Paris, c’est le paradoxe de la
présence, c’est que les choses échappent. Cela donne un certain style
au quotidien et de la mesure à tout ce qui n’advient pas ostensiblement
comme réalité parlante ; et comme l’a bien senti Charles Juliet, « voir
exige qu’on soit intérieurement actif ». C’est pour cela que l’interculturel
vu et vécu dans le voyage peut être la part non calculable du dialogue
disponible.
68
1996
HEIDELBERG-MARRAKECH, EINFACH
(Heidelberg-Marrakech, simplement)
Par Faouzi Boubia
chez Donata Kinzelbach Verlag (Mainz)
L’absence de traduction française de cet ouvrage ne nous a pas
semblé devoir en exclure l’évocation. Faisant suite à un premier
exemple de littérature marocaine germanophone, Wenn Dortmund an
Casablanca grenzen würde (Herdecke : Scheffler-Verlag, 1992), récit
de Mohammed Mhaïmeh qui, en version française, s’intitulerait donc
Si Dortmund se trouvait à la limite de Casablanca, la parution de
Heidelberg-Marrakech, einfach (Heidelberg-Marrakech, simplement)
en 1996 a retenu l’attention de la chercheuse en littérature maghrébine
Regina Keil, auteure en 1999 d’une anthologie Hanîn-Prosa aus dem
Maghreb (Verlag das Wunderhorn, Heidelberg) réunissant trente-cinq
extraits d’ouvrages d’écrivains francophones du Maroc, d’Algérie et
de Tunisie. Pas de place, alors, pour Fawzi Boubia sur lequel Regina
Keil nous a aimablement fourni une riche information dont nous la
remercions et que divulgue sur Internet l’Association des chercheurs
en littérature maghrébine.
Heidelberg-Marrakech, simplement est le récit d’un jeune Marocain
épris de langue et de culture allemandes ainsi qu’on le découvre à
travers son roman autobiographique. Fawzi Boubia y évoque son père,
ouvert à la modernité, sa mère, douce et docile. Le premier contact de
Boubia avec la langue allemande s’était fait à travers sa lecture de la
version bilingue allemand-arabe de l’ouvrage de Nietzsche Par-delà le
bien et le mal, un cadeau de son père, érudit de l’Université Qaraouyine
de Fès. A chacun de ses sept enfants, cet homme qui avait la passion de
la lecture intima d’apprendre une langue universelle. L’allemand ne fut
pas pour lui une partie de plaisir : « Par sa faute, j’étais contraint de
m’enfermer. Je devais étudier et abattre mon allemand dans mon cachot
privé, comme mon père avait pu apprendre son français en prison. »
69
Le narrateur, dans son récit, est partagé entre fascination et rejet,
nous dit Regina Kiel : Il est ravi d’acquérir la nationalité allemande,
de devenir Deutscher Bürger, « et de ne plus être une ombre en marge
de cette société qui l’a accueilli depuis une trentaine d’années ». Une
formule frappante lui vient : « Je voulais devenir Allemand, me suis-je
toujours dit, non pas un Teuton ».
Or, le jour même où il doit signer les documents attestant sa
naturalisation, un groupe d’individus racistes incendie un foyer de
travailleurs étrangers à Solingen, ces travailleurs mêmes que l’on
nomme en allemand Gastarbeiter, c’est-à-dire « travailleurs invités ».
Le choc est considérable. Dérouté, dépité, déçu, le « nouvel Allemand »
se livre à une analyse de la qualité de son lien avec le pays d’accueil,
ses gens, sa culture, ses paysages. Il passe en revue ses amours et ses
remords. Et, finalement, il choisit de retourner au Maroc.
70
1996
PLUSIEURS VIES
Par Rachid O
aux éditions Gallimard
Partagé entre sa fascination pour l’Europe et son attachement à
ses souvenirs d’enfance et d’adolescence au Maroc, Rachid O, dès
Plusieurs vies, fait entendre, avant d’y revenir dans trois autres romans
moins autofictionnels qu’autobiographiques, une voix résolue à ne rien
cacher de ses passions dans un univers personnel homoérotique.
Confession presque naïve et qui charme cependant de ne jamais
s’exprimer pour épater-ou horrifier-le bourgeois.
C’est un discours intime que tient l’auteur, comme la feuille de
route de quelqu’un que sa « différence » étonnerait jusqu’au moment
où il en viendrait à réaliser que la surprise, si surprise il y a, tient plus
à sa franchise et à la clarté de ce qu’il ressent, si énigmatique que
chacun demeure à ses propres yeux et aux yeux d’autrui.
*
FRANCE
Khalil était mon copain au lycée. Il trouvait que j’étais con de ne
pas être resté en Suisse à faire ma vie là-bas, que c’était une chance
inouïe qui s’était présentée. Je n’arrivais pas du tout à le convaincre
que je serais incapable de vivre là-bas. L’idée de partir l’obsédait, de
ne plus vivre au Maroc. Ça me faisait de la peine de le voir partir pour
les grandes vacances et moi rester à Rabat tout seul à la maison, mais
j’aimais bien imaginer, créer des images dans ma tête de cette ville qui
me faisait fantasmer sur beaucoup de plans.
Mon premier voyage, j’allais le faire tout seul, il se trouvait que
cette fois-ci Antoine restait au Maroc et je ne pouvais pas attendre une
autre occasion que celle-ci, puisque le gros problème du visa, qui était
insurmontable, j’ai eu la chance qu’il se règle et ça tombait bien parce
que j’avais mes propres économies. Khalil, jusqu’à la veille de mon
départ, me bourrait le crâne en me conseillant de rester à Paris, qu’il
préférerait, même si je lui manquais terriblement, me savoir heureux dans
71
un pays où je serais plus libre. Il n’avait pas du tout le rêve d’un simple
immigré, mais de vivre près des gens qui l’attiraient. Il s’imaginait que
la France était pleine de beaux garçons blonds aux yeux bleus. On avait
souvent les mêmes goûts.
J’ai pris le train de Rabat jusqu’à Tanger, puis de Tanger à Algésiras
j’ai pris le bateau. J’étais très content. Je me rappelle que sur le bateau,
la traversée dure une heure et demie à deux heures, tout le monde
vomissait, tout le monde se sentait mal, et moi j’étais tellement content
que ça n’avait aucun effet sur moi, écoutant mon walkman, j’étais
tellement content que je souriais à tout le monde, je n’ai pas parlé de
la journée avec qui que ce soit. En Espagne, il fallait attendre le train
qui faisait Algésiras-Paris, le départ était dans la nuit. Quand le train
est arrivé, il y avait un monde fou, c’était vraiment bordélique. Et moi
un peu perdu, faisant surtout attention à mes papiers. J’arrive dans le
couloir, et là il y avait un garçon, un jeune garçon qui me dit avec un
sourire : « J’espère que tu es avec moi dans le compartiment ». J’ai
répondu : « Je vais voir mon billet et le numéro de ma place ». Et j’étais
avec lui dans le compartiment. Il s’appelait Antoine. Ça m’a fait sourire.
Et quand je suis entré dans le compartiment, je me suis reposé sur le
matelas, il y avait trois lits superposés et trois autres en face de l’autre
côté. J’étais gêné, il y avait un grand silence. Il m’a dit : « J’espérais que
tu seras avec moi dans le compartiment pour que tu gardes mes affaires
quand je ne serais pas là, et moi je garderai les tiennes », pour ne pas
qu’on vole les affaires dans le train, en Espagne c’était risqué.
On avait fait le même trajet, c’est-à dire de Rabat jusqu’à Algésiras,
dans le même train et le même bateau, mais on ne s’est rencontrés qu’en
Espagne. Il avait passé des vacances chez des amis marocains à lui,
à Rabat, des jeunes. A un moment, il a pris mon passeport, et il m’a
demandé s’il pouvait regarder. Il m’a dit : C’est incroyable, on est nés le
même jour et la même année ». C’était marrant. Le voyage a duré deux
nuits, où je m’entendais bien avec lui, on parlait, on échangeait des
cassettes pour les walkman. Il y avait une chose qui m’a fait rire, j’avais
un ami avant de partir en France, je lui ai demandé ce qu’il pouvait me
prêter comme musique, il m’a donné de la musique classique, de l’opéra,
je ne me rappelle plus la chanteuse. J’étais gêné parce que sa musique,
72
au garçon, était très différente de la mienne. Sa musique, c’était plutôt
de la house de boîte de nuit. Je me suis dit qu’il avait compris qui j’étais
et j’étais gêné qu’il puisse me qualifier, un pédé, qu’il partageait le
compartiment avec un pédé. La seule chose qui me rassurait, c’était qu’il
écoutait beaucoup plus longtemps que normalement quand on prête une
cassette à quelqu’un. Je me suis dit qu’on pouvait se ressembler.
73
1996
NOCES A LA MER
(BRUILOFT AAN ZEE)
Par Abdelkader Benali
traduit en français par Caroline Auchard
en 1999 aux éditions du Albin Michel
Né au Maroc en 1975, vivant en Hollande depuis l’âge de quatre
ans, Abdelkader Benali est un écrivain néerlandophone dont les
qualités de conteur sont joyeusement dévastatrices. Il avait seulement
vingt et un ans lorsqu’il en fournit la preuve avec Noces à la mer. On
est constamment tenu en haleine par sa verve, sa turbulence, une sorte
de tristesse active et réactive qui s’achève en fou rire sensé, à moins
qu’il ne s’agisse, tout en long du roman, d’édifier implicitement une
passerelle entre rire et larmes. C’est ainsi que Benali passe librement
et lucidement du Maroc oriental aux Pays-Bas et vice-versa.
Artiste de la distanciation, c’est pourtant la confusion des esprits
et des rôles qu’il s’occupe à démêler, jubilant des mésaventures qu’il
tisse et ordonne aux trousses de Lamarat, lui-même aux trousses de son
oncle Mosa qui fuit son propre mariage et doit y être reconduit, de gré
ou de force.
La verve d’Abdelkader Benali ne lui interdit par la justesse.
D’ailleurs, sa fable caracolante ne s’interdit rien.
Le lecteur constatera que les noms de villes marocaines sont
étrangement estropiés par le narrateur de Noces à la mer, ce qui, bien
évidemment, n’ôte rien au talent éclatant d’Abdelkader Benali.
On signalera par ailleurs l’existence d’un fort beau livre très
documenté paru chez Meulenhoff aux Pays-Bas : Marokkanen in
Nederland, De pioniers vertellen (Marocains en Hollande, les pionniers
parlent) par Annemarie Cottaar, Nadia Bouras et Fatiha Laouikili.
*
Cet ouvrage est en cours de traduction en langue arabe à l’initiative
du Conseil de la Communauté Marocaine à l’Étranger. (CCME)
74
Pourquoi précisément là, cher oncle au grand nez et aux jambes
filiformes, dispensateur généreux de blagues et de singeries ? Pourquoi
désirais-tu tellement aller dans cette vallée abandonnée ? Dis-le sans
détour. « Eh bien !... euh eh bien !... parce que l’autre endroit possible,
la maison de ton père, là-bas à Nabour, ne me plaisait pas, pour être
franc. Je n’ai rien mais alors absolument plus rien à y faire ». (Mais
la vérité, que ne connaissent que trop bien Chalid et d’autres gens de
passage, c’était que pas mal d’habitants de la petite ville de Nabour
avaient quelque raison de le rechercher : « Hé ! Mosa Amezian, hé !
petit, où est l’argent des cigarettes que tu as promises aux marchands de
graines de tournesol, celui pour les cafés où tu as laissé une ardoise et
surtout celui pour les filles - Touria, Malika, Mirian, Zoulika, Bahina,
Darifa et surtout, Chatischa, à qui tu as promis monts et merveilles,
un bracelet en or et une paire de boucles d’oreille ? Mais nous t’aurons,
espèce de parasite, à tous tu as donné de l’espoir ; tu as distribué de
l’oxygène en quantité, et ne crois pas que ces filles, que tu devais
ramener de Melilliar à Nabour pour les présenter, et nous, les tenanciers
de cafés, les marchands de graines de tournesol, nous ayons oublié tes
promesses ». C’est pour ça que tu es parti, hein, cher oncle, réponds
honnêtement. Parce que tu avais peur de la fille aux longs cils ou de celle
avec les ongles cassés, ou de celle qui a un sac doré ? Ces filles qui t’ont
tant donné mais que tu n’as pas invitées à ton mariage ? Auxquelles tu
as raconté plus de secrets que tu n’en dévoilerais jamais à ta femme ? Tu
craignais peut-être qu’elles ne troublent ta noce quand elles devineraient
que, désormais, tu n’aurais plus qu’une seule femme ? Dis, à propos, tu
es bien allé voir un médecin, tu sais bien, pour les risques d’infection
de ton petit appendice ? Tu ne peux évidemment pas imposer à ta soidisant toute première et toute dernière les bactéries du harem qui existait
virtuellement à Nabour…)
A cet afflux d’arguments et de malédictions, ma foi, que répondre ?
L’oncle resterait sans voix si toutes ces accusations implicites, loin
d’être tout à fait infondées, lui étaient réellement adressées en public.
Ce serait pénible, fichtrement pénible. Il en aurait des battements dans
la tête et des vertiges, il en perdrait le sommeil. Mais, grâce à Dieu, les
gens bien informés connaissent les mœurs locales et respectent donc,
75
c’est fantastique, une sorte de convention tacite. Des règles minuscules,
tel usage par ici, telle coutume par là – qui pourra dire d’où ils
viennent ? – que les gens ont dissimulés dans les interstices et orifices
de toutes les habitations, dans les coins autour des colonnes immobiles
et taciturnes de la maison. Un jour, quelqu’un se lèvera – le Prophète,
le Tout-Puissant, l’Incroyant ? – et se rassiéra aussitôt - l’Aveugle, le
Convulsif, le Démagogue – après s’être écrié avec force : « Halte ! Qui
se sent morveux, qu’il se mouche, car je suis celui qui cherche les us et
coutumes enfouis dans le ciment, tout ce salmigondis de petites règles
cachées dans les maisons. On parie que je les trouve ? » Et il cherchera,
dans l’obscurité la plus totale – car la lumière sera subitement éteinte
-, d’abord avec une allumette, oh ! Ça ne marche pas, puis avec un
briquet, bon, ça, c’est mieux, ensuite avec une lampe de poche, vas-y
tu y es presque, et, finalement, avec un lampadaire coincé entre ses
jambes. T’y voilà enfin, grand garçon, fouille tous les coins et tous les
trous et prends garde aux cafards. Et il ne trouvera absolument rien.
« Bonté divine ! » souffle alors le héros d’Alcatraz, tapi dans l’obscurité,
« quelle chance que j’y aie échappé. Ainsi moi, Mosa, je suis au moins
protégé de ce côté-là. Au moins, tout reste parfaitement en ordre dans
ma maison ». et, pour montrer qu’un homme tel que lui sait exactement
quand la lumière doit ou non être éteinte, il organisera des repas de
noces à la campagne.
Surtout, pour ne pas mélanger la viande et le lait, la ville et la
campagne, la putain et l’épouse, sous peine de n’être pas casher. Ainsi,
on vit en sécurité, dans le confort d’un cercle restreint, réservé aux
intimes. Et on reçoit des cadeaux par-dessus le marché.
Peut-être est-ce pour cela que Chalid, « celui qui sait tout »,
n’était jamais invité, lui cet ermite de l’asphalte, cette oreille versatile,
d’abord agréable, mais à présent importune, pour des milliers de gens
qui viennent à Touarirt et en repartent ; et qui reviendront encore
revendiquer silencieusement leur place dans le caveau de famille en
bordure du village lové au pied du mont de Sucre, fait de mille milliers
de monts de sucre.
On l’appelait ainsi parce que, vu de loin, avec sa paroi qui se
terminait par un sommet pointu, le mont ressemblait fort à un pain de
sucre. L’association n’était pas fortuite. A moins de cinq cents mètres du
76
mont-pain de sucre, dans la maison carrée, ce fameux jour où le bambou
était tout grillé, exactement comme la veille, des femmes et quelques
hommes s’étaient employés activement à envelopper des dizaines de
pains de sucre dans des torchons (made in Taiwan) et à y donner de
petits coups de marteau (made in Germany), ce même marteau qui sert
à enfoncer un clou pour y suspendre une horloge murale. Cette coutume
– envelopper des pains de sucre blancs comme neige dans des torchons
et taper dessus avec un marteau – faisait partie du cérémonial des noces,
trois jours de fête dans la maison située à quelque quatre cent quatrevingt-cinq mètres du sentier escarpé.
Comme Mosa le dit au père : « En deux mots, grand frère : toi, tu
économises de l’argent et moi, je prends congé en beauté de ce qui m’est
cher. Touarirt, un village au bord de la mer, tu comprends ce que je
veux dire ? Moi qui ai grandi dans les champs, qu’ai-je encore à faire à
Nabour, dans cette ville de prolos, que vous êtes, de patriciens parvenus,
oui, tu as bien entendu : vous êtes des parvenus et complètement crétins
par-dessus le marché ! J’ai fait tout ce que j’ai pu pour toi, mon frère et
pour ta maison et la seule faveur que je demande, c’est de passer ma nuit
de noces, avec ma fiancée, dans la petite maison au bord de la mer. »
Mine de rien, Mosa demanda aussi de l’aide, plus tard, quand il fut
en Hollande, « une aide suffisante pour qu’on puisse se tenir à flot, moi
et ma superbe nana – près de toi car j’aimerai habiter dans ton voisinage.
Vraiment, mon frère, crois-moi, je vais leur en mettre plein la vue ».
(En fait, lorsque, par un détour, l’oncle finit tout de même par atterrir
dans le Nord, il trouva assez vite quelques sales petits boulots çà et là,
s’acheta une voiture avec ses gains, fit des allers et retours en France et
mit secrètement de l’argent de côté jusqu’à en avoir suffisamment pour
acheter un snack bar, dont il utilisa, peu après, les bénéfices pour acquérir
un petit appartement à Meliliar et retourner effectivement là d’où il était
venu. Et, un après-midi, on l’aperçut longeant les voitures stationnées
près du trottoir, radotant et se répétant à lui-même, au moins trois cents
fois, le mot NEW YORK. J’ai appris quelques années plus tard qu’il
avait été interné. D’anciens amis, qui entre-temps ont quasiment perdu
la boule, eux aussi, lui ont rendu visite et sont revenus en grommelant :
« Il ne peut rien sortir d’autre que les lettres N-E-W-Y-O-R-K, sans
cesse, jour et nuit, c’est incroyable, disent les médecins ».
77
1996
LES PIEDS D’ABDULLAH
(DE VOETEN VAN ABDULLAH)
Par Hafid Bouazza
traduit du néerlandais par Daniel Cusin
aux éditions Le Reflet
Né au Maroc en 1970, émigré aux Pays-Bas à l’âge de sept ans,
Hafid Bouazza s’est exercé très tôt à la nouvelle.
Dans un essai autobiographique paru en 2001, il faisait preuve
d’une courageuse lucidité en invitant à considérer ceci à son sujet,
alors même qu’il parlait de lui à la troisième personne : « Ce que l’on
oublie, en lisant les histoires que son imagination situe au Maroc, c’est
que celles-ci ne se sont pas manifestées dans le pays d’origine, mais
dans le pays où il vit. Elles ne révèlent rien sur le pays d’origine mais
exposent tout sur son imaginaire et la façon dont celui-ci procède ».
Saluons cette belle modestie, tout en relevant que Hafid Bouazza
raconte avec d’autant de justesse que l’observateur le plus aguerri.
Comme d’autres auteurs marocains de l’émigration, il montre
un narrateur dont la mère est décrite comme « une femme née pour
perdre », fatum que refusent, certes, les romancières marocaines.
Hafid Bouazza sait exprimer avec brio la stupeur, la défiance, la
désillusion et la révolte. Il le fait non sans humour et toujours sans
faiblesse.
Les Pieds d’Abdullah sont un roman par nouvelles dont la dernière,
qu’on va lire, s’intitule La Traversée. Hafid Bouazza y témoigne avec
éloquence et sensibilité de sa profonde empathie dès lors qu’il s’agit des
angoisses de ses compatriotes.
*
LA TRAVERSEE
Le petit convoi s’arrêta dans un inévitable concert de bruits :
cliquetis, soupirs, craquements, grincements.
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S’arrêta dans la pagaille, par à-coups, les enfants à l’arrière n’ayant
pas vu la main du guide se lever vinrent heurter la coupe de l’âne. Il
convenait d’accorder du repos aux pieds, d’éponger la sueur, d’assouvir
la faim, d’étancher la soif, d’apaiser le plus petit.
Le chef du groupe, qui paraissait être le moins fatigué de tous,
alluma sa longue pipe fine et aspira à s’emplir les joues.
Le père et sa progéniture se laissèrent choir sur le sol, soulevant un
petit nuage de poussière.
La mère, sur l’âne, allaita l’enfant qu’elle tenait dans les bras.
Le soir cette saison sans crépuscule, était pourpre et le paysage,
devant eux, d’un pourpre vaporeux.
L’âne renifla la mer et poussa un joyeux braiement.
Sous un vieil olivier, au sommet de la colline, régnait une certaine
agitation et le chef du groupe dressa l’oreille.
« Regarde », fit premier cheikh sous l’olivier, qui plissait ses
petits yeux à grand-peine. Dans un bruissement, quelques oiseaux
s’envolèrent. « Où vont-ils ? »
Le deuxième cheikh, qui tétait sa pipe, fit un geste de la main en
direction des dernières lueurs pourpres, sur la rive opposée. En contrebas,
la plage offrait une vue éphémère sur des pêcheurs peu disposés à
cesser leur travail, certains plantés dans le sel jusqu’aux genoux, tels
des points d’exclamation sur des lignes ridées. Il y avait beaucoup plus
de pêcheurs que par le passé, depuis la pêche miraculeuse.
« Ils vont de l’autre côté, dit-il. Si toutefois ils survivent aux prodiges
de la mer ».
Ils considéraient la petite troupe : deux hommes – ils agitèrent
la main vers les fumeurs de pipe : un signe de reconnaissance – une
femme, un paquet emmailloté dans les bras et une poignée d’enfants,
un nombre indéterminé.
« Regarde, fit le premier cheikh, les pêcheurs s’en vont. Une pêche
bien maigre ».
79
Non qu’il ait pu voir ce qu’ils avaient pris, il ne s’agissait que d’une
remarque de routine : après la prise d’une sirène, toute pêche ne pouvait
être que maigre. Qu’était-elle devenue ? L’imam se taisait à ne plus
remuer un poil de sa barbe.
Le chef du groupe leur adressa un salut en signe de reconnaissance.
Le duo de l’olivier sauvage était une image familière sur sa route. Dans
ses yeux, on pouvait lire cette méfiance inhérente à son travail et à ses
origines (l’extrémité nord du pays). Il avait appris à se méfier, non
seulement des gens qui faisaient appel à lui, mais aussi du poids de la
bourse dans ses mains noueuses : recompter encore et toujours.
Et à propos de recompter : le père pouvait-il lui remettre maintenant
la somme convenue ?
Ce dernier, apeuré, fit un geste en direction de l’obscurité, essaya de
parler, porta la main à la poche au niveau de sa poitrine – mais l’autre
secoua la tête et le consola : « N’aie pas peur. Un autre homme va venir
vous chercher. Je vous amène au bateau et à partir de là- Dieu soit avec
vous ».
Le père, les yeux tristes, lui remit l’argent. « Dis à ta femme de
préparer à manger et repose toi un peu ». Soupesant la bourse, les
genoux pliés, le guide prit la direction de la colline en traînant ses pieds
habitués aux cailloux et aux aspérités du terrain : si je déroulais un sol
doux et égal sous ses pieds, il perdait l’équilibre.
Les deux cheikhs l’entendirent s’approcher et donnèrent l’impression
de se déplacer, de lui faire de la place ; en réalité, ils bougèrent presque
imperceptiblement les hanches et rien d’autre. Les feuilles chétives de
l’arbre se détachaient sur la nuit, et au-dessus du doux babil de la mer,
un rocher noir remplissant l’horizon endormi, là où conduisent tant
d’âmes jusqu’à cette porte inhospitalière.
À perte de vue, un faible embrasement glissait, mais d’où venait-il ?
Le deuxième cheikh prit la parole : « Du thé avec ce haschisch, ce
serait très bon. »
- « Ça c’est sûr », marmonna le premier de sa bouche ratatinée qui
ne pouvait plus rien prononcer si ce n’est les voyelles et les consonnes
les plus digestes.
80
Portant toujours le nourrisson sur ses bras, la mère était en train de
préparer à manger ; autour d’elle, on voyait des casseroles, des assiettes,
des pots et des cruches en terre. Un des enfants attisait les charbons du
réchaud. Une théière scintillait dans les mains du père.
Scène ô combien familière ! Combien de fois n’ai-je pas vu, par
la suite, ces même gens, jouissant d’un peu plus d’aisance, qui, s’en
retournant au pays, se reposaient et se restauraient au bord de la route ?
Les voitures surchargées, des rideaux aux vitres, les portières grandes
ouvertes pour laisser entrer la fraîche haleine du soir et laisser souffler le
similicuir – ses voitures pareilles à des maisons sur roues, surchargées
comme la mère, longanimes comme la plupart d’entre nous ; les enfants
qui couraient en décrivant des cercles soustraits à la cour de récréation
(on n’échappe pas à l’école quand on est enfant), ignorant la sueur, la
fatigue, la misère, la mauvaise volonté de la voiture, toutes les choses
étranges qui les attendaient, tellement différentes de la maison, plus
étranges que la salle de classe, sous la verdure qui, plus on avançait vers
le Sud, se faisait rare. Les hommes qui ne se relevaient de dessous le
moteur pour pencher la tête sous le capot, le cou tendu comme celui de
Shéhérazade sous la lame du matin naissant. La honte dégoulinante de
sueur, le sommeil qui nulle part, jamais, n’était aussi peu consolateur.
Et la voiture qui ne voulait jamais redémarrer.
D’un peu plus d’aisance, au sens où il n’y avait rien d’angoissant,
rien d’illégal ; les fatigues étaient les mêmes. La voiture qu’il fallait
pousser, les gens qui rigolaient ; l’âne qu’il fallait tirer, les passants qui
donnaient un coup de main (« Vous allez au marché ? »).
Et quand, finalement, l’haleine de la mer apportait du lointain un peu
de fraîcheur avant de dérouler son tapis vaporeux pour apparemment
nous souhaiter la bienvenue, il y avait les brusques fonctionnaires de la
douane. Et quelques heures plus tard, la rive opposée, front de l’étranger,
mère patrie, dans sa magie, nous lançait des œillades. Mais une dernière
nuit pitoyable nous attendait encore. Et le bateau arriverait.
Le bateau ne tarderait pas, assura le chef du groupe d’un signe de la
tête tout en s’emparant des trois verres de thé et en reprenant la direction
de l’olivier sauvage.
81
« Un peu de travail ? lui demanda le premier cheikh en saisissant
un verre.
- Oui, finalement, fit Tarik. Je n’ai pas beaucoup de clients cette
année ». Il avait dit cela comme s’il s’était agi de dire : « Pas beaucoup plu
cette année ».
Ils sirotaient et tétaient. Tarik refusa leur pipe, préférant la sienne.
« Aaah ! » soupirèrent les cheikhs à l’unisson, affriandés, leurs
veines desséchées humectées par le thé.
Et après quelques gorgées, s’ensuivit le soupir d’après l’effort : tout
geste étranger au rituel haschischin était un labeur qui venait contrarier
la douce indolence. Les verres échappèrent à leurs mains.
Le repas, était prêt, fut servi. Mes héros étaient assis autour du
réchaud, jouissant, comme dans leur environnement coutumier, des
petits bonheurs du foyer. Le père s’était même allongé sur le côté, et
pépiait pour déloger les reliefs coincés entre ses dents. Un des enfants
apporta trois assiettes vers l’olivier.
La mère mangeait vite, à l’instar de toutes les mères, et donnait des
morceaux prémâchés de la meilleure viande aux plus petits.
Le père rompit le pain.
L’embrassement sans lune est à présent plus intense. On entend
les bouches qui sirotent en cadence. Le léger ressac. Tarik se lève et
rassemble sa suite en étendant les bras. L’âne, tiré de sa pause, refuse
de se lever, brait d’indignation. Ses grandes dents lézardées paraissent
incroyablement jaunes.
Laisse, laisse-le.
Le petit convoi descend la colline.
La lueur éclaire une barque. Le passeur fait moulinet sur moulinet
et quand il pose les rames, l’embarcation se met à danser. Il attend le
chargement.
Tarik reste sur la plage à les regarder avancer dans l’eau jusqu’à la
barque. Les enfants, à grandes enjambées, lèvent les genoux aussi haut
que possible. Le père et les garcettes de ris traînent avec eux la mère, qui
manque trébucher.
82
Puis, quand tout le monde a pris place des l’embarcation qui tangue,
le passeur reprend les rames.
Le rameur dissimulait son visage sous son capuchon. Il ne disait
rien, s’étant contenté de tendre la main pour recevoir l’argent.
La mer se mit à bredouiller, à baragouiner, comme douée d’une
véritable voix émettant des sons rappelant les battements d’ailes et un
lointain caquètement.
Le père et la mère échangèrent un regard d’une insondable tendresse.
La femme ferma les yeux et, émue, fredonna un air, dodelinant avec
amour l’enfant dans ses bras.
Les enfants regardaient la mer et clignaient des yeux sous le faisceau
lumineux toujours plus intense.
Les voilà à portée du rivage. Je dispense une lumière toujours plus
vive. Regardez-les naviguer sur les ris de mes lignes. Ce autour de
quoi ils rament, un rocher flou. Gibraltar n’est qu’une tache dans ma
mémoire et je peux m’escrimer autant que je veux, aucun lever de soleil
n’entend se revêtir de couleurs. Une falaise noire, la silhouette d’une
falaise noire, voilà ce que je vois, et j’aimerais tant, à force de magie
mauve et rose, élever une ville de nuages et de lumière devant elle : le
salut de bienvenue d’un lieu accueillant, la vision de nouvelles contrées
qui aiguisent les sens et où tout semble déplacé : les ombres tombent
du mauvais côté des rues, les arbres poussent sur le pavé, il règne un
incroyable de silence, les fenêtres captent le soleil qui s’est levé du
mauvais côté, le corps se régénère, un autre air remplit les poumons, le
sang produit d’autres cellules, les parties du cerveau confondent leurs
tâches respectives, tout tourne, déchire, se fond dans un kaléidoscope
– tout cela, y compris traverser à d’autres reprises le détroit avec une
voiture.
C’est alors qu’une nuit m’annihile, qu’une couche de vagues
m’ensevelit : cette traversée n’en finit plus : patient, le passeur rame
imperturbablement. Aucune lumière pour se guider.
« Regarde, dit le premier cheikh, les pêcheurs jettent leurs filets ».
Le deuxième cheikh acquiesce.
83
Dans l’air matinal planaient les derniers esprits tièdes du feu éteint
du réchaud.
D’une bourrade, il réveilla Tarik qui dormait prés d’eux, sur le sol.
Celui-ci sursauta et porta tout de suite la main à sa bourse.
« Le matin est déjà-là », lui dit le premier cheikh, redondant.
Quelque chose tomba de l’arbre en tourbillonnant. Le cheikh attrapa
la brindille et fouina entre ses dernières dents.
« Regarde », fit l’autre cheikh, mais son couple effleura les vibrations
laissées par la présence de Tarik. Tarik avait déjà tracé son chemin.
Les pêcheurs interrompirent leur labour, regardant devant eux,
immobiles, les jambes écartées dans l’eau onduleuse.
Une barque avançait progressivement vers la rive. La mer renvoyait
la lumière contre le bois usé. L’embarcation n’accosta pas ; le passeur
posa les rames et se mit à attendre, patiemment.
En haut de la colline, l’âne se leva et se mit à braire joyeusement.
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1997
MECHAMMENT BERBERE
Par Minna Sif
aux éditions Ramsay
réédité chez J’ai lu en 2000
Conteuse qui appelle un chat un chat et dont la verve est sans vraie
rivale dans la littérature féminine marocaine de langue française, Minna
Sif est née en 1965 à Propriano.
« Nous, les filles, nous étions, nées en Corse, au milieu des châtaignes
et des figatelli ; même qu’on collectionnait des souvenirs tendres de
mamies à poils dur du menton, qui nous habillaient amoureusement
de robes à dentelles moisies d’amidon vieilli, avant de nous promener
fièrement de voisines en voisines.»
Avec brio, Minna Sif nous raconte cela et beaucoup d’autres choses
dans Méchamment berbère. Elle dit la Corse où elle est née en 1965,
mais aussi Marseille où Madame Alice, juive marocaine, sait imiter
l’accent de Casablanca et aussi l’accent chuintant de Tiznit. Le père de
l’auteure avait été « membre respecté de l’Amicale des travailleurs
marocains, maçon bénévole pour l’aménagement de la mosquée de
la rue Camille-Pelletan ». Mais les enfants et la mère, voici qu’il les
abandonne. Quant au frère, c’est une autre histoire, celle que révèlent
les pages que nous reproduisons. La fougue, la drôlerie, la sincérité,
tout y est. Avec un soupçon de tristesse.
(Depuis Méchamment berbère, Minna Sif a publié Passage
Gachempega, nouvelle aux éditions du Ricochet en 1998 et Sillicione
Vallée, nouvelle, dans la revue Gulliver, en 1999.)
*
Il réussissait du côté de Mazargues, un coin chic de Marseille,
parsemé d’avenues ombragées qui abritent des villas à grandes grilles
avec chiens gueulards embusqués derrière les bégonias. On se remettait
très mal après l’une de nos visites à l’aîné. D’abord il avait drôlement
honte de notre dégaine. La djellaba d’Inna et nos tresses épaisses en
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jetaient trop au milieu du salon. On pouvait avec nos allures étranges lui
porter une méchante poisse dans son ascension vers le succès. Merde !
C’était mieux de nous planquer loin de lui, histoire de le laisser grimper
le plus sereinement du monde. On demandait rien, nous autres. Inna
ne voulait pas déranger. Même qu’une fois on s’est retournées à cause
qu’Inna portait sa djellaba. On ne s’est pas perdues en palabres ; on
comprenait trop bien qu’il nous voyait comme des êtres impossibles, des
parias en sandales Bata ! Nom de nom ! Ce garçon fallait pas chercher
à lui coller au cul comme une caravane de désenchantés. Oui, il était
temps d’ouvrir les yeux sur notre situation en s’évitant toutes sortes
de désillusions pour plus tard : on puait de partout l’immigré, voilà la
vérité vraie !
Du côté de Mazargues ça pouvait difficilement se concevoir une
troupe pareille que nous, même en rêve, même sous hypnose. Dans
sa villa à l’aîné, il poussait des arbres avec des prunes et d’autres aussi
avec des cerises. Il avait encore un lave-vaisselle et une machine à laver
et une chaîne stéréo et une femme de ménage. La femme de ménage,
son nom c’était Violeta. Elle ne savait pas grand-chose comme mots
de français, cela faisait tout à fait l’affaire d’Inna. Elles baragouinaient
longtemps entre elles, chacune dans son accent. Notre aîné, bien sûr
qu’avec une femme de ménage il exagérait plus profond le trou du
fossé. Il dépassait les bornes, qu’on pensait nous autres. Désormais il
caracolait loin devant nous. On pouvait plus le rattraper qu’en rêves.
Oui, il voulait plus qu’on soit sa famille, ni qu’on soit son passé. Déjà
son prénom n’était plus le même qu’à la naissance. Il osait tous les
débordements. Lâcher Mohamed pour un prénom français, c’était
comme sortir de l’âge de pierre. Vraiment il devenait proprement un
cas à part de nous.
Cet être étrange bouffait du cochon à table, buvait du vin, mangeait
au restaurant, se lavait et se parfumait avec des produits qu’on voyait
nous que dans les réclames sur le petit écran. L’été, il s’en allait pêcher
dessous les vagues, déguisé exactement pareil que le commandant
Cousteau. Sur la route, il conduisait une voiture décapotable et à table
chez lui, nous mangions toujours des plats pour la première fois de
notre vie. L’avocat en vinaigrette, en début de repas, le melon avec
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du sel, les glaces parfumées aux fruits et découpées en tranches et la
bûche de Noël, et le chocolat en forme d’animaux de la brousse, et
puis encore des crevettes, de la mayonnaise et des pommes de terre
soufflées. On mastiquait ferme ! On aurait avalé la vaisselle tellement
on n’en revenait pas de toutes ces saveurs nouvelles, de manger chacune
dans une assiette identique à toutes les autres, avec des petites serviettes
brodées rien que pour s’essuyer la bouche dedans en s’efforçant de ne
pas faire de taches dessus. On tenait fermement nos couteaux et nos
fourchettes. Oui, c’est certain, les enfants faut savoir s’en méfier, ça
apprend drôlement vite.
Notre aîné, les hontes qu’il concevait à notre endroit, il ne pouvait
s’empêcher de nous relancer jusqu’en plein milieu de la salle à manger
du 7 boulevard des Dames. Jamais il ne parlait chleuh. Il mangeait le
couscous d’Inna en trouvant encore le moyen d’en redire à tout va sur
la saleté de la crèche, les rats dans l’escalier et les Arabes patibulaires
de la porte d’Aix. Rien ne pouvait lui plaire. Nous, il ne nous trouvait
aucune circonstance atténuante. On perdait notre temps si on espérait
le bluffer avec nos rubans accrochés aux cheveux, notre jolie éducation
et nos bonnes notes. Vrai, on ne payait pas de mine avec nos allures
d’immigrées endimanchées. Il en oubliait que c’était lui qui était né de
l’autre côté des frontières et nous autres en Corse.
Il nous évaluait d’un simple coup d’œil ; la grande ce Chameau, du
haut de ses douze ans, promettait les meilleurs espoirs, oui, on lui voyait
l’ambition jusque dans le blanc des yeux et soigneuse avec ça, jolie
même. Celle du milieu, le Tonneau, c’était fichu d’avance, trop grosse
et puis toutes ces lectures du matin au soir n’en feraient jamais qu’une
gaucho, une marginale, une taularde des causes perdues. Le petite
dernière, la Merguez, le déconcertait, le plongeait dans un brouillard
opaque. Celle-ci, il ne lui lisait rien qui vaille au fond de l’œil ou bien
ailleurs. Elle n’existait tout simplement pas, elle ne ferait jamais rien
puisque déjà elle n’était rien. Un pet dans le vent et point final.
Il s’exacerbait l’esprit critique notre aîné. Au moindre haussement
de sourcils, il nous balançait à travers le sourire tout le paquet gluant
de son enfance. A l’entendre, Oliver Twist et Gavroche n’étaient que
des enfants de bourgeois en mal d’aventures comparés à lui. On n’en
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demandait pas tant, nous trois, il ne fallait pas nous rendre responsables
de l’ambiance générale. Merde alors ! Avec toutes ces bonnes paroles,
on pouvait devenir méchantes plus tard et pourquoi pas aussi lui chier
dessus la tête un jour ? Question de force dans la vie, c’est chacun son tour.
C’est drôle un frère, ça ne lui suffisait pas que l’on commence de
le haïr. Il se levait de table, secouait son pantalon pour en faire tomber
les grains de semoule et donnait un beau billet de cinq cents francs
à Inna. C’était bien sûr en attendant le prochain coup d’orage, qu’on
ne crève pas complètement de misère. Oui, qu’on reste là à attendre
bien gentiment qu’il revienne nous secouer les esprits. Notre aîné, il
faisait son maximum pour qu’on ne soit pas rassurées sur la question
de la vie. A huit ans, dix ans et onze ans, il fallait que l’on s’interroge
sérieusement au sujet de notre avenir. On se foutait profondément le doigt
quelque part si on attendait après lui pour sortir de la mouise. Jamais
il ne lèverait un seul doigt pour nous, il croirait plutôt commettre une
mauvaise action, voire même un crime peut-être. Fallait que l’on goûte
à notre propre galère jusqu’à plus soif. Lui la sienne, il la connaissait
par cœur. Alors il refusait qu’il existe la moindre parcelle de différence
entre lui et nous. Forcément entre frère et sœurs c’est normal, c’est
juste, c’est même recommandé de faire des parts équitables.
Les dimanches, notre aîné revenait à la charge. Sa générosité naturelle
l’empêchait de nous foutre la grande paix. Et puis ça l’inquiétait sans
doute d’imaginer qu’on puisse sauter à la corde, croquer des cacahuètes
salées sous le soleil du Vieux Port ou bien jouer à « La mère l’oie » sans
se demander de quoi seraient faits nos lendemains. Alors il en remettait ;
il nous emmenait à la campagne, dans l’arrière-pays provençal.
Il possédait par là-bas une vraie maison, un mas on pourrait dire. Il
faisait aussi pousser sur un carré de terre des salades et tout ce qu’on a
besoin pour préparer la ratatouille.
Nous trois, la perspective de la campagne nous rendait tout chose.
Pour commencer, nous dégueulions copieusement sur les banquettes de
la voiture. Aux virages, on s’agrippait le ventre, on serrait les dents, on
fermait les yeux. Ça n’empêchait pas grand-chose. Au moindre coup de
volant, on lâchait tout, on découvrait honteusement la couleur de nos
estomacs. Notre aîné ne disait trop rien, il riait même. La campagne ça
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le grisait sur toute la ligne. Il aurait grimpé aux arbres, il aurait joué au
lance-pierres si ça tenait que de lui. Seulement il y avait sa femme, elle
n’aurait pas supporté. Les simagrées, ce n’était pas son genre. Nous,
on se tenait aussi raides et lisses que sur les images dedans un livre.
Surtout, on s’efforçait de ne pas dépareiller. Quoi, on ne voulait pas
prêter le flanc à la critique. Les recommandations d’Inna remontaient à
la surface dans le même temps que le vomi. Encore un virage, encore un
coup de frein et nous avions notre comptant de honte pour la journée.
89
1997
LA LUNE, LES DIVISIONS
Par Mohammed El Amraoui
aux éditions Poésie-Rencontres
Né à Fès en 1964 et vivant depuis de longues années à Lyon,
Mohammed El Amraoui qui a par ailleurs composé et traduit de l’arabe
une Anthologie de la poésie marocaines contemporaine dont nous ne
connaissons que quelques pièces parues en revue est lui-même un poète
de langue française dont la belle rigueur n’exclut pas le lyrisme. Le
tout saupoudré de mots rares et précieux.
La lune, les divisions s’ouvre sur une élégie faisant écho à la missive
funèbre dont était porteur Tarafa Ibn al ‘Abd al-Bacri, poète du milieu
du IVe siècle, auteur d’une des dix grandes odes ante-islamiques.
Le recueil de Mohammed El Amraoui est d’une profonde singularité.
L’inquiétante étrangeté qui sourd du lexique se déploie en même
temps qu’un sentiment d’exactitude intense. Il y a quelque chose de
spectaculaire dans l’écriture de ce poète dont le chant émerge comme
sur une scène depuis le trou du souffleur que serait la poésie ante–
islamique inoubliée.
*
Visage ! Quel visage était-ce, le griffait enchantement du marbrier.
sur la dépouille de l’an où, certes, fut filigranée
et ne l’est-elle pas encore toute aile de la tribuL’ode momifiée
accrochée au grand mât du marché des poètes ?
Quelques femmes se lavent sous les brindilles de nuages,
Dans un ciel échancré.
Une vapeur de plumes cérémonielles, des icônes, des arbustes
magiques, des noms excellents, des étoffes panégyriques.
Une musique s’enflamme dans les parotides de l’astre.
Et autres choses dans la narration des dunes qui courent
en cette rumeur.
90
« Accès aux brumes de songe. Accès du délire.
Et qui s’en abstient alors que s’agrandit la taille
à la mesure du vent jubilaire ?»
dit-il,
avisant ses pieds dans la lettre funèbre.
Quelques insectes, dans l’ébruitement du sable,
s’amassent à son nez, et célèbrent.
le parchemin syriaque et le cuir yéménite d’une ombre ambleuse.
N’assigne rien à ma face qu’un versant de soleil
trempé dans les huiles de l’Histoire
Moi,
qui revêts la matière
d’une écume de silences,
Et encore,
levez-vous, ô races voyageuses !
Ce soir est un livre.
La certitude telle une vache
d’insomnie
qui sinue à flanc de tourments.
91
2000
LA HONTE SUR NOUS
Par Saïd Mohamed
aux éditions Paris Méditerranée
D’une enfance normande, (il est né en mars en 1957 d’un père
marocain et d’une mère française), Saïd Mohamed qui passa son
adolescence à la DASS, a retenu une connaissance brutale du vécu
dans le quart-monde. Devenu cadre technique dans l’édition, il a publié
des recueils de poèmes et plusieurs romans où l’âpreté le dispute à la
gouaille.
Sa rage de dire puise dans une sorte de joie tenace où l’appétit de
vivre rencontre l’appétit de raconter. L’intention est de ne pas démériter
de l’existence en ne se laissant jamais duper.
On a aimé l’Enfant de cœur (Eddif 1997, Non-Lieu, 2007) comme
on aima La honte sur nous. En 2007, il fit dans Ciel de lune (l’Arganier)
le récit survolté d’un mariage arrangé-dérangé se changeant en enfer.
Le tragique des existences anéanties par la fausseté des intentions et
des actions est rendu avec fièvre. Saïd Mohamed, qui n’a jamais vécu
au Maroc, s’y rend assez souvent pour le connaître et l’aimer d’une
manière qui n’est qu’à lui, rêche et tendre.
Le passage que nous avons choisi dans La honte sur nous a quelque
chose de bouleversant. Le père abandonnant est retrouvé par son fils
venu de France jusque dans son village marocain. Saïd Mohamed a
aussi su tracer de sa mère un portrait proprement inoubliable. Son
prochain roman raconte ce qu’il a vu, compris et ressenti en Inde.
*
Les promesses de grenouilles qui s’installeraient dans son estomac
s’il continuait à ingurgiter de l’eau ont eu raison de ses derniers
retranchements. A quoi bon se distinguer de ses compagnons ? Quand
tout le monde tourne au gros rouge, commander de la limonade passe
pour du snobisme. Les raisons de boire étaient plus nombreuses que
celles de ne pas boire. Il s’était donc rangé du côté de la majorité.
Lorsqu’il était sur un chantier, en rase campagne, et qu’il ne voyait
92
personne, son état était considéré comme stationnaire. Mais dès qu’il
s’approchait du bourg, on pouvait prévoir un coup de vent suivi d’une
dépression qui entraînerait une tempête, que la mère s’empressait de
déclencher lorsqu’elle le voyait arriver saoul. Il ne loupait pas l’occasion
de lui en faire le reproche. Ce qui provoquait des remous et déclenchait
des vagues.
Maintenant, il vivait paisiblement en attendant que le jour passe,
partageant son temps entre méditations et les réunions des cheveux
blancs. On lui demandait conseil pour tout et il s’empressait de donner
son avis. Il savait aussi se faire oublier et garder le silence sur les autres.
Car qui peut juger s’il n’a lui-même traversé la tourmente ? Je n’étais
venu que pour me convaincre qu’il n’était pas fou. Si folie il doit y avoir,
c’est celle de l’humanité entière ? La folie de cette grande mécanique
qui broie les hommes et les rend si misérables. Il avait atteint la sagesse
et avait accompli son cycle en retournant pour ses derniers jours sur
son lieu de naissance. En venant là, je bouclais le cercle de cette grande
histoire qui appartient à la marche du monde comme un rite sacrificiel.
L’écrivain public assis devant sa machine à écrire attendait le client
en discutant sur le pas de sa porte, à l’ombre, un verre de café au lait
posé à terre, une pipe à kif à la main. Il a salué le père, l’ayant eu à
maintes reprises comme client. Il l’avait aidé à régler tous ses problèmes
de paperasserie.
Voilà, a commencé le vieux, je veux donner ma maison avec mes
terrains à mon fils, ici présent, qu’il partage avec ses frères et qu’on
n’en parle plus !
Ça n’a pas été bien long. Il avait le sens de la formule. Déjà sous le
protectorat il exerçait, ca ne datait pas d’hier. Le père s’est appliqué à
signer. Il a retenu son souffle et a tiré la langue. Il se souvenait encore
de ses exercices d’écriture. Il m’a dit :
Tu vois, j’ai pas oublié !
Il semblait soulagé d’avoir résolu ce problème. Il avait fait rédiger
pour chacun une donation qu’il me chargeait de remettre au Petit et au
Grand. Entre nous, il ne pouvait plus surgir de différend sur le partage
93
des biens. Il suffisait de passer devant notaire. On n’a pas traîné en ville.
Il a fait un crochet par la pharmacie, car j’insistais pour qu’il achète des
médicaments. le pharmacien a palabré avec lui à propos de sa santé,
puis, s’adressant à moi :
Votre père est terrible, il n’accepte aucun médicament à part son
sirop, pourtant Dieu sait combien il aurait besoin de se soigner !
Têtu, le vieux … Il refusait les piqûres et préférait les remèdes de
bonne femme. Des charbons appliqués sur le dos et tout le corps, qui
lui laissaient d’affreuses cicatrices, des pointes de feu qui, selon lui,
valaient bien mieux que toutes ces saloperies. Il méprisait la maladie,
sachant bien qu’il est inutile de tenter d’obtenir un sursis quand le temps
est compté.
Je suis foutu ! Kaput ! Trop vieux ! Le travail, le tabac, la bouteille,
tout ! Beaucoup trop ! Mais on ne fait pas marche arrière, crois-moi …
On est revenu à la maison dans son taxi habituel. La voiture n’avait
plus d’amortisseurs et rebondissait sur les trous de la route. Le père
lui avait demandé d’éteindre son radio- cassette qui hurlait. Il s’était
empressé d’obtempérer. On ne désobéit pas à un vieux, même s’il a
un caractère infernal. Un chapelet pendu au rétroviseur se balançait.
Les banquettes de skaï déchirées étaient réparées avec des morceaux de
chatterton. Le conducteur avait garé sa voiture dans une côte, des cales
en bloquaient les roues. Une fois installées, le môme qui se trouvait
dehors, sûrement un aide, est venu les retirer. Le tacot a glissé doucement
d’abord, puis a pris de la vitesse et, dans un hoquet a démarré en lâchant
un pet de fumée noire. Dans les descentes, le chauffeur coupait le
contact, se privant du frein moteur, le seul qui fût encore efficace. Tous
les deux bavardaient en berbère. Le chauffeur me jetait des regards
rapides dans le rétroviseur. Il semblait préoccupé par ce que lui disait le
vieux. Les amandiers paraissaient étonnamment verts dans ce paysage
pelé. Quelques gamins qui gardaient leurs troupeaux nous ont salués en
agitant la main. Je contemplais ce paysage maudit, où j’aurais dû naître
si le vieux n’avait pas eu la force de s’en extraire. Je venais d’accomplir
un voyage dont je n’ai mesuré la portée que plus tard en l’écrivant. En
venant, je ne savais pas qui j’allais trouver ni dans quel état. Il avait
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bu pour oublier ce qu’il savait. En cessant de boire, il avait retrouvé
la raison. Et je n’avais pas de quoi m’inquiéter car la folie du monde
dépasse la sienne. Je croyais être un cas, il n’en était rien. Tous ceux
que j’avais croisés l’étaient bien plus. Je venais d’accomplir le passage
à l’âge adulte sans m’en rendre compte. En repartant, j’aurai découvert
ce qui dorénavant me manquerait et ne cesserait de me hanter.
Tu vois si tu étais venu là, regarde ce que tu aurais fait ! Comme ton
père dans le temps. Garder les moutons, couper les herbes, gratter la
terre, pour quoi ? Des claouis ! Il ne pousse rien ! A part les cailloux …
C’est pas comme la France ! Tu sèmes et tu regardes pousser. Tout seul.
Rien à faire. Après, tu ramasses ! Pas besoin d’arroser. Pour ça, il n’y a pas
à dire, ils sont gâtés en eau.
Il a gardé le silence le reste du temps. Le chauffeur, avant de nous
quitter, a félicité le père d’avoir un si beau fils. Le vieux, sur le chemin,
alors que nous marchions paisiblement a dit :
Il faut que tu t’en ailles … Ta vie, c’est pas ici. Si je suis parti,
c’est que je ne pouvais pas faire autrement. Je ne regrette rien. Il n’y a
rien à regretter. Ce qu’on fait doit être fait. J’ai vécu ma vie. Ne crois
pas que j’ai besoin de toi. Je ne t’empêcherai pas de revenir. Tu es ici
chez toi. J’ai quitté ce pays, il ne pouvait pas nourrir la famille. Je suis
allé chercher à manger pour eux en Algérie, et pendant la guerre en
France. Les Français nous ont fait travailler pour la peau. J’ai jamais
touché un centime. Les Français nous ont donnés aux Allemands. J’ai
travaillé pour les Allemands pareil. Combien on était à être partis ? Des
centaines et des centaines … Si j’avais été dans l’armée comme les
autres, j’aurais envoyé de l’argent ici au lieu de rien. Remarque, les
gars qui ont été soldats ne touchent pas un centime de retraite. Tu peux
te promener avec tes médailles, c’est pas ça qui va te donner à manger !
Personne ne les soigne. Ils crèvent comme des chiens. L’armée française
leur a tourné le dos comme aux harkis. Leurs femmes n’ont même pas
le droit aux soins, leurs enfants ne vont pas au lycée français. Tu peux
aller au consulat les voir faire la queue en plein soleil pour mendier de
l’aide, des vieux comme moi, debout pendant des heures. Des sergents,
des soldats de toute la guerre, tout ça pour des claouis. Où est la justice
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là-dedans ? Mon camarade d’Indochine ne touche pas un centime… Tu
vois, pire que les esclaves … Personne pour nous défendre ! C’est ça,
mon gars, l’honneur ? Ne crois jamais ce qu’on te dit ! C’est pour te
faire marcher !
Il s’est arrêté d’avancer, sa respiration sifflait. Il s’est appuyé sur
mon bras. J’ai attendu qu’il me fasse un signe pour repartir.
On est restés trois vivants sur treize enfants. Tous les autres kaput !
Voir les gosses crever de faim, c’est pire que la guerre. Que tu partes
comme soldat pour les Français ou les Espagnols, c’est pareil. C’est
pour tuer et te faire tuer. Il faut de la chance pour passer à travers les
balles. Beaucoup ! Quand ça se met à tirer pour te casser la gueule ! Il
faut courir vite ! Je sais pas comment je suis arrivé jusque-là, mais j’y
suis. Pour le reste, c’est pas toi qui décides, … Tu veux faire ça, bien
si le Bon Dieu est d’accord, ça va marcher … Sinon, c’est pas sûr !
Tu remercieras bien mon patron pour les papiers. Toute la retraite est
arrivée d’un seul coup … Ça m’a permis de construire la maison et me
marier … Maintenant, je suis tranquille pour attendre …
Il a laissé passer un long silence avant de continuer :
T’es bien gentil d’être venu. Mais je t’attendais pas ! C’est comme
ça ! Chacun chez soi ! Tu peux rien pour moi, mon gars. Moi non plus !
J’ai couché avec ta mère ! Et aujourd’hui t’es là ! Pour le reste tu te
débrouilles avec le Bon Dieu. Tu verras ce qu’il veut que tu voies. Tu
es devenu un homme. Tu sais, la nostalgie ne sert à rien. Le mal du
pays ! Faut pas y penser ! Faut être dur, c’est comme ça. A cause de
cette terre. Je suis content de toi ! Tu es dur et fier ! Tu as bien défendu
ton camarade contre ton propre père ! Tu n’as pas pleuré comme une
femme non plus ! C’est bien, t’es un vrai homme ! Tu peux te battre
contre tout ce qui arrive !
J’assistais impassible à son cours de philosophie sur l’existence et tout
me paraissait limpide.
Ne regarde pas derrière. Tu n’as pas le choix, il faut vivre. Ton destin
c’est de rouler ta bosse comme ton père. Jusqu’au jour où tu t’arrêteras
à ton tour pour le dernier rendez-vous. Il arrive, t’en fais pas pour ça !
Il vient, bien trop vite. Je suis vieux et foutu. Kaput ! T’en fais pas pour
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ma santé. J’ai bu plus que j’aurais dû, mais je ne vais pas me plaindre.
Chacun sa route, mon gars. On doit tous mourir un jour. Tous autant que
nous sommes … Mais j’ai pas peur. Sous les bombes non plus. Quand tu
as accepté, c’est facile. Arrive ce qui doit arriver. C’est écrit là-haut. Que
veux-tu contre ça ? Je ne suis jamais allés à l’école, je le regrette, mais
je n’ai jamais eu le temps de m’ennuyer. J’ai appris que c’est chacun à
sa façon. Ça revient au même. Il faut faire comme les autres là où tu es.
Ils ne pourront rien te dire. Tu n’as besoin de personne. Pas de comptes
à rendre, sauf à Dieu. Si dans un endroit ça ne marche pas, quitte-le !
Va voir ailleurs. Il y en a beaucoup d’autres. T’arrête pas, tant que t’as
pas trouvé ta place … Reprends ton vol comme les hirondelles. Avec le
barrage, les terres sont vertes sur l’autre versant de la vallée. Ici c’est
sec comme la mort. Tu as ta part. Plus que moi quand j’ai démarré
dans la vie. Maintenant tu te démerdes avec ça. C’est pas grand-chose.
Mais pour commencer, si tu veux te mettre à ton compte, c’est toujours
mieux que rien. C’est tout ce que j’ai. La maison et les terrains, je les
ai gardés pour vous, en l’état. Je pouvais les vendre, c’était facile. Tout
était à mon nom. Maintenant c’est à vous. Si tu sais te débrouiller avec
ça, tu feras des miracles. Tu iras loin, si c’est écrit. Sinon tu boufferas
tout et tu n’auras pas une chemise à te mettre sur le cul.
J’avais entre les mains une provision pour l’avenir. Ce n’était
qu’un acte de donation, un bout de papier qu’il fallait transformer en
monnaie. Je devais encore trouver l’acheteur, vendre à un bon prix.
Après, on verrait bien. Me mettre à mon compte, j’en avais envie, mais
l’expérience me manquait encore cruellement.
Bon, mais ça, c’est la suite de l’histoire.
Une heure déjà que nous attendions sous un arbrisseau rabougri
avec d’autres gens. Arrivaient au fur et à mesure des agriculteurs
chargés de sacs qui s’empressaient de venir nous saluer. Des femmes,
des enfants dans le dos, d’autres au sein, habillées de tissus colorés
et criards, elles portaient aussi des fichus d’où pendaient des piécettes
argentées. Quelques-unes me dévisageaient et semblaient parler de
nous deux entre elles. Le pére les ignorait, plongé dans ses pensées.
Le car ne passait pas à heure fixe, dans son état de vétusté tout pouvait
97
arriver. Enfin, on a vu descendre de loin sa masse bleue. Il roulait à
son allure lente mais régulière. Il était chargé bien au-delà de ce que le
règlement en vigueur l’autorisait à transporter. Sur le toit un immense
filet retenait pêle-mêle sacs en tout genre, ribambelles de coqs et poules
de Barbarie, quelques agneaux et chevreaux. Toutes les marchandises
que les paysans partaient vendre en ville. On s’est embrassés. Il n’a rien
dit de plus qu’un :
Allez, va mon gars ! Et bien le bonjour à la France.
98
2000
LES JOURS DE SHAYTAN
(DE DAGEN VAN SJAITAN)
Par Saïd El Haji
traduit du néerlandais par Bertrand Abraham
aux éditions Gaïa
L’étonnant écrivain qu’est Saïd El Haji est né en 1976 au Maroc
et a grandi dans une petite ville des Pays-Bas. Son ancrage dans le
pays d’accueil de ses parents est marqué par ses études de littérature
néerlandaise à l’université de Leyde. D’une manière bouleversante, il
restitue dans Les jours de Shaytan la fracture entre le père figé dans
les traditions et le fils s’adaptant aux réalités et aux perspectives
qu’offrent les Pays-Bas.
Sans déni de soi ni d’autrui, Saïd El Haji observe et raconte.
L’introspection est méditée et devient haletante. Le récit semble découpé
dans la chair de l’indicible, et tout sera dit, dans Les jours de Shaytan,
sur les violences et les douceurs, l’expérience des ruses et les ruses de
l’espérance.
Un roman superbe d’efficacité et de gravité où la finesse de l’écrivain
fait souvent exulter le lecteur. Pourvu que l’on traduise bientôt son
deuxième roman Godjelitke Duivel paru à Amsterdam en 2006 dans
lequel Saïd El Haji narre son expérience d’invité à l’université d’Iowa,
aux États-Unis d’Amérique. On a hâte de découvrir comment se traduit
en arabe et en français cette phrase que nous en extrayons :
« De Nobelprijs bestaat voor mij niet », et les phrases qui la suivent
autant que celles qui la précèdent.
*
En même temps s’étaient fait entendre les cris perçants d’un bébé –
Omar. Omar ?
Omar était ressuscité ! Oppressé dans son blanc linceul, il tentait de
s’en extirper.
Mère et sœur étaient submergées par les sensations d’extase qui
99
montaient en elles. On aurait dit que mère avait passé une journée sous
l’eau, et qu’elle émergeait seulement maintenant.
La terre n’avait pas encore été réchauffée par l’ardeur du soleil
que déjà, la bonne nouvelle parvenait à tous. Djamila était à nouveau
envoyée quérir le médecin, on égorgeait un mouton en prévision d’un
festin grandiose, et le même oncle était à nouveau dépêché en ville pour
mettre père au courant de la merveilleuse nouvelle. Lorsque le docteur, cette fois, était arrivé, il n’avait pu que confirmer,
étonné et joyeux qu’Omar était revenu parmi les vivants, qu’Omar
était ressuscité. Et toute la journée on avait chanté et poussé des cris
d’allégresse :
Que Sidi Rabbi soit loué
Car il s’est produit un grand miracle !
C’est ainsi qu’on avait prêté à Omar des dons surnaturels, et les gens
avaient afflué de toutes parts pour se faire guérir de leurs maux en le
touchant.
Même si Omar trouvait le récit magnifique, il ne lui accordait que
peu de crédit. Son esprit, nourri de la pensée moderne et rationnelle de
l’Occident, aspirait à une explication naturelle, dégagée de la mentalité
mythique et des superstitions. Aux Marocains qui continuaient à
recourir à ses dons – pour obtenir la guérison par imposition des mains,
massage ou morsure délicate à l’endroit où ils avaient mal – il adressait
un sourire affable, à la suite de quoi il satisfaisait à leur désir. Lorsqu’ils
le remerciaient de ce que leur douleur avait d’un seul coup disparu, il
acquiesçait à peine, acceptait le cas échéant la petite gratification, et se
taisait.
Omar sentait que son mutisme faisait peur à père - qui s’en trouvait
déstabilisé, parce qu’il se voyait lui-même projeté dans ce silence,
projection à laquelle il ne voulait pas être confronté. Mais Omar ne
nourrissait ni ressentiment ni haine à l’égard de père, qu’il ne craignait
ni ne vénérait. Père le laissait presque indifférent. Ce n’est qu’au cours
des cinq dernières années, depuis son arrivée aux Pays-Bas, qu’il avait
fait connaissance avec lui. Mais durant les onze ans où il avait été
élevé au Maroc en l’absence de son père, celui-ci n’avait pas même eu
d’existence à ses yeux. Certes, père venait une fois par an pour quelques
100
semaines de vacances, mais ça aurait pu tout aussi bien être tel ou tel
oncle, ou un étranger faisant un bref séjour chez l’habitant.
Il n’y avait plus de lumière dans la maison. C’était déjà minuit passé,
et Omar se rendit soudain compte qu’il avait oublié sa clé. Ce n’était
pas la première fois.
Il contourna le pâté de maisons pour accéder à l’arrière-cour, et
entreprit son escalade. Il entendit un chat grogner d’envie. À juste titre,
se dit Omar, car il y avait de quoi être jaloux de l’agilité avec laquelle,
dans cette nuit silencieuse aux reflets d’argent, il se frayait un chemin
jusqu’à la lucarne de la chambre d’Hamid via les containers à ordure, la
palissade, et les tuiles glissantes à cause de la pluie. Et tout en ouvrant
la petite fenêtre déjà entrebâillée, il regarda derrière lui et fit déguerpir
le chat en lui miaulant après. Puis il s’introduisit tant bien que mal à
l’intérieur pour se retrouver dans la chambre d’Hamid.
Hochant la tête, il se glissa à pas de loup vers son frère, car celuici gémissait dans son sommeil et faisait des petits bruits, comme s’il
pleurait. Il vit Hamid, essayant de toutes ses forces de se dégager de la
toile d’araignée de ses rêves.
Omar savait que son petit frère faisait de mauvais rêves. Combien
de fois n’avait-il pas dormi dans la chambre, près de lui, pour l’aider à
s’en redormir quand il sortait d’un cauchemar ? Il lui caressait la tête
jusqu’à ce qu’il se soit apaisé.
Il s’attarda un moment au chevet d’Hamid. Quel regard porterait plus
tard son petit frère sur son enfance ? Oublierait-il tout ? Ou serait-il
rancunier et aigri ? Hamid était un enfant intelligent, apprenant bien,
doué en dessin. Peut-être consacrerait-il toute une série de peintures à
cette période ?
En rejoignant sa chambre, Omar se sentit le cœur serré et chagrin. Il
déplorait que son frère ait une enfance aussi troublée. Il déplorait aussi
le caractère tellement emporté et impénétrable de père, qui, abstraction
faite de ses explosions insupportables, et de son absolue soumission
à Allah et à son prophète, laissait paraître si peu de lui. Pourquoi le
fanatisme religieux de Père dépassait-il l’amour qu’il portait à sa femme
et à ses enfants ?
101
Omar n’avait pas envie de se laver les dents – et se fourra
immédiatement au lit. Mais ses pieds froids et moites l’empêchèrent de
s’endormir aussisec. Il chercha à maintes reprises à se représenter ses
pieds en feu, il chercha à ressentir dans toute son intensité la douleur de
la peau et des chairs brûlées, et y associa (opération de recomposition
cognitive) l’image d’une légion en marche de plusieurs millions de
flammes miniatures, terrassant de front le froid dans ses pieds. Néanmoins
ses pensées s’égaillaient, entraînées à tout instant par le flot bien plus
fort des soucis et des cogitations. Que pouvait-il bien se passer chez
père, que devait-il penser et ressentir, lorsque, rentrant à la maison, il
voyait ses enfants se sauver dans leurs chambres du fait qu’il dissipait,
par son apparition, toute chaleur familiale ? Quels étaient ses sentiments
lorsque, désirant souhaiter bonne nuit à Hamid et l’encourager à réciter
des versets du Coran pour tenir le mal à distance durant son sommeil,
il le voyait déjà profondément assoupi, pris dans de mauvais rêves dont
lui-même était cause ? Omar se rendait compte qu’il se heurtait là à une
barrière infranchissable : pénétrer les pensées de père, pénétrer l’univers
des ses émotions était impossible.
102
2001
LA CHRONIQUE DU POU VERT
Par Issa Aït Belize
aux éditions Luce Wilquin
Belgo-marocain, Issa Aït Belize, né dans le Rif, fut lycéen à Rabat
avant des études d’économie en Belgique. Son premier roman La
Chronique du pou vert parait aux éditions Luce Wilquin en 2001 et est
immédiatement remarqué. Un passage saisissant nous plonge dans le
compartiment d’un train, au milieu de cancéreux rifains de retour d’un
traitement dans la capitale. « Entre cancéreux, aucun régionalisme
n’est permis… » écrit-il. Et d’ajouter : « On devient ce qu’on a oublié
d’être : une poignée de poussière que notre façonneur a jetée par
mégarde dans les cieux … »
Chez cet auteur prolixe, l’humour est la politesse du désespoir. Mais
sa verve sait se faire plus légère comme dans l’extrait que nous avons
choisi. Un des charmes de la faconde d’Issa Aït Belize tient au fait
qu’il associe finement le souvenir des traditions marocaines et la verve
populaire rencontrée dans son pays d’adoption.
L’émotion n’est pas absente d’un récit parfois haletant. Passant
de la satire mordante à la tendresse pudique, Issa Aït Belize multiplie
les notations sociologiques dans une prose où l’imagination la plus
débridée n’interdit pas la gravité la plus loyale. Cet auteur autant
attaché à connaître et comprendre le Maroc que la Belgique est une
figure originale parmi les écrivains marocains de l’extérieur. Nous
avons choisi dans la chronique du Pou vert l’évocation d’un colloque
entre chiens.
*
Dans la fraîcheur matinale du deuxième jour, à l’entrée du petit port
de pêche, proche du mausolée du saint patron de la ville et sous un
ciel rose des débuts de la création, une meute de chiens faméliques
convergeait comme à l’accoutumée pour aller attendre le retour des
pêcheurs qui leur jetaient quelques spécimens marins non comestibles et
103
donc non vendables. La situation inhabituelle les poussa à se consulter,
suivant en cela un atavisme millénaire chaque fois que la décharge
publique s’était trouvée inaccessible. Selon une mathématique canine
fort appropriée basée sur le principe stomacal « faim-pas faim », ils
comptèrent les barques qui ondulaient paresseusement et comprirent que
les pêcheurs n’étaient pas sortis la veille comme ils le faisaient presque
tous les jours depuis que les Phéniciens avaient pêché le premier poisson
indigène de cette jolie baie.
Tristement conscients de leur sort, ils parlèrent dans un langage
d’yeux pitoyables et fiévreux, pleurèrent et se lamentèrent sur leur
sort peu enviable. Leur chef, un meneur notoire au pelage noir cendre
répondant au nom de Marmite, fort en gueule et au courant des conditions
de vie de sa race, même au-delà des mers, fit un discours des plus sensés
à une dizaine de ses congénères :
Camarades de misère !
Il passa sa langue sur sa dentition jaunâtre et ébréchée, planta son
regard dans celui de ses compagnons d’infortune, décourageant à
l’avance le jeune mâle à qui il viendrait l’idée de remettre en question
sa suprématie de chef de meute, rencontra les doux yeux de Mandarine,
une chienne d’une rare plasticité, faillit faire une remarque sur la beauté
de ce monde qui transparaissait mystérieusement dans certains regards,
lorsque l’objet de son inspiration poétique fit une moue significative
pour le ramener à des propos de circonstance. Il se reprit et regarda
l’horizon rougeoyant ; il crut voir au loin tous ses ancêtres entourant
le reflet d’un soleil impitoyable, songea un moment à sa lignée aussi
longue que les heures qui le séparaient encore d’un bon repas, puis
poursuivit enfin :
Hier au coucher du soleil, près de la mosquée des portefaix, alors
que je cherchais un petit quelque chose à me mettre sous la dent, j’ai
entendu un de ces immigrés bien habillés qui revenait de Düsseldorf
raconter une histoire merveilleuse… Je salive comme notre illustre
chien de Pavlov rien qu’à l’idée… Ah ! Misère de misère ! … Alors
qu’il sirotait un thé qui embaumait et qu’il croquait des amandes salées,
il raconta de ces histoires dont chacun de nous rêve à chaque sieste…
104
forcée puisque, comme qui dirait, « qui dort dîne »… mon œil !...
Marmite, tu t’éloignes du sujet comme d’habitude ! qu’a raconté
cet immigré ? demanda Mandarine, la chienne de charme au pelage
bicolore ivoire et brun tendre.
Elle était pourtant aussi maigre que pouvait l’être une bête de sa
condition, un vrai mannequin selon les normes en vigueur chez nos
contemporains occidentaux.
Marmite secoua la queue et, répondant à un tic, crut chasser toute
une brochette de mouches acariâtres avant de lancer un hurlement de
loup hérité de ses ancêtres collatéraux.
Ah, mes ancêtres ! Merci, Mandarine, de me rappeler à l’ordre !
Cet infidèle d’immigré racontait qu’au-delà des mers, plusieurs usines
se sont spécialisées dans la fabrication d’aliments pour notre race… Et
écoutez-moi bien, cette nourriture succulente et donc céleste est mise en
boîtes, puis vendue aux propriétaires de chiens. Est-ce que vous vous
rendez compte ?
Düsseldorf, tu as dit ? intervint Pain sec, un chien qui s’était
spécialisé à suivre les mendiants jusqu’à obtenir sa part d’offrandes et,
souvent, un coup de pied inoffensif puisque sans énergie.
Oui mes amis, c’est un pays merveilleux, cette contrée de Düsseldorf.
Ah, si je pouvais m’y rendre et goûter de ces mets fabriqués exprès pour
notre race… Et dans des boîtes, s’il vous plaît !
Tu n’avais qu’à te faire adopter en faisant le beau devant cet humain
revenu de ce pays merveilleux…
Vous pensez bien que j’ai essayé ! Mais rien à faire !... Comme il allait
renter dans l’un de ces endroits qui nous sont interdits pour je ne sais
quelle raison et qu’on nomme mosquée, il m’a balancé un de ces coups
de pied de godasses allemandes dans les côtes… Des chaussures aussi
dures qu’un sabot d’âne… rien à voir avec un coup de pied de babouche,
presque une caresse à côté de ce que cet infidèle de Düsseldorf m’a
balancé… Mais revenons à nos os si nous voulons trouver une solution
à notre problème. Cela fait deux jours que ça dure,… depuis l’affaire du
juge qui est mort sur la décharge comme notre copain Paradis, que Dieu
105
de la Satiété ait pitié de son âme en peine ! je parle de Paradis bien sûr,
et non de cet humain sans foi de cette contrée merveilleuse…
Et si nous allions consulter Slougui l’ermite, l’interrompit le plus
vieux de tous, aux yeux éteints par le désespoir. Slougui était un saint
chien pelé qui avait perdu tout espoir dans les humains depuis bien
longtemps… depuis que son premier et dernier maître, un alcoolique
affamé vivant dans les environs du marabout, avait voulu l’égorger
un jour de fête du sacrifice pour perpétuer la tradition d’Abraham.
Heureusement, ses cris de chiot avaient attiré l’attention d’un ange qui
passait par là, le même qui avait découragé notre seigneur Abraham
d’égorger son fils. Il revenait justement de la prière célébrée à cette
occasion. Il donna un coup de gourdin sur la tête du maître et permit
à Slougui de filer… Enfin, c’est la chronique canine de la ville qui
perpétue de tels propos… Et puis quoi, chacun interprète l’histoire de
sa race à sa façon !
Le vieux cabot poursuivit donc :
Slougui l’ermite s’en fiche de la nourriture pourvu qu’il trouve un
peu d’eau pour les ablutions de sa truffe et une place propre pour faire
ces cinq prières canoniques face à la mer… En plus, comme il se donne
un air de celui qui ne demande rien à personne, les bonnes femmes,
je veux parler de ces grenouilles du marabout, le gavent de restes de
couscous blanc comme neige sans parler de ces sauces de poulet au
safran. C’est moi qui vous le dis, il a trouvé la bonne méthode. Il faut
avouer qu’il a l’éducation qu’il faut, et ça, ça ne s’apprend pas en une
génération…
En effet, depuis qu’il avait failli être englouti par son maître,
Slougui l’ermite privilégiait sa nature contemplative. Certaines langues
prétendaient qu’il descendait d’une lignée forte ancienne : son ancêtre
était le gardien attitré de ces lieux, quand le saint patron de la ville vivait
encore. Slougui ne ratait donc jamais aucune prière, et c’est ainsi que,
ce jour là, face à la mer, il faisait sa prière de l’aube et en était encore
à répéter la formule de salutations quand il aperçut ses congénères qui
grimpaient la petite colline à sa rencontre. Il ne put s’empêcher d’admirer
la gueule racée de Mandarine en se répétant intérieurement : « Satanée
106
chienne, cette Mandarine ! Mon Dieu, tu peux dire que tu m’auras
éprouvé de toutes les façons : une enfance malheureuse, un maître
criminel et ivrogne, et voila maintenant que Tu me tentes avec cette
Mandarine, autant dire le diable en personne… Ya Ouili, Ya Ouili ! » Il
interrompit ces réflexions pour s’adresser aux visiteurs.
Que me vaut l’honneur d’une visite aussi matinale, créatures de Dieu ?
Sidi Slougui, intervint Marmite. Je ne sais pas ce qui leur prend, à
ces humains : ils font tout pour nous affamer. Déjà qu’ils ne sont pas
très généreux, et voilà qu’ils font garder la décharge par des hommes
en armes qui n’hésiteraient pas un seul instant à faire un carton sur un
chien errant… où allons-nous si on ne peut même pas se débrouiller
comme par le passé en fouillant dans ces tas informes ?...
Je comprends votre problème, mais je suis d’avis qu’il est de nature
spirituelle…
Écoute Slougui, dit Mandarine. Ne nous casse pas la tête avec tes
discours sur la prière et le jeûne, alors que tu es comme les autres.
D’ailleurs ton regard lubrique me dit que tu meurs d’envie de me faire
la cour ! tu veux que je te dise, tu sues le péché, mais tu es trop lâche
pour suivre tes instincts. On vient te voir parce qu’on a faim. Nous
sommes les êtres les plus maltraités de la création, et notre source
habituelle est tarie, sans parler des pêcheurs qui se terrent chez eux par
un mystérieux hasard. As-tu une idée de ce que nous devrions faire pour
pouvoir manger et éviter qu’il nous arrive ce qui est arrivé à Paradis, il
y a quelques jours…
Slougui, un peu vexé, répliqua :
Comme vous ne voulez pas vous spiritualiser et en finir avec
votre ego, il ne vous reste qu’une seule chose à essayer… faites une
manifestation pacifique en ville, je dis bien pacifique ; pas d’aboiements
ni de morsures. À votre place, j’irais assiéger la résidence du gouverneur.
Il est censé s’occuper de toutes les créatures de cette province…
Pourquoi le gouverneur et pourquoi pas le pacha ? Tu sais bien qu’il
n’habite pas notre ville, mais bien Azgangane et nous n’avons pas la
force de marcher près de cinq kilomètres dans l’état où se trouve notre
carcasse…
107
Faites une prière d’assistance et mettez-vous en marche, deux par
deux, pour ne pas attirer l’attention des passants. Et tant que vous y êtes,
faites votre examen de conscience si vous voulez un résultat dans les
jours qui suivent… A ce sujet, tous les membres de notre espèce doivent
être fiers, car l’un des nôtres a enfin été accepté au Paradis suprême et il
est devenu le compagnon éternel de notre saint à tous : saint Hubert…
Le voilà encore qui recommence, dit Pain sec. La belle affaire !
Quand vas-tu comprendre que la religion est faite pour les humains et
non pour les chiens ? Quand nous aurons de quoi nous nourrir jour après
jour, génération après génération, élever nos chiots dans la paix et la
sécurité comme tout chien qui se respecte, dans des niches protectrices
et confortables, nous serons peut-être prêts à écouter tes exhortations,
et apprécier le sublime de tes homélies… Pour le moment, la seule
mélodie qui ait un sens pour nous est celle que produit une écuelle bien
remplie…
Et pourtant le messager de Dieu, que la paix soit sur lui, lors de…
En voilà assez, intervint Mandarine. Bon les gars, il est temps de
rejoindre Azgangane pour notre protestation pacifique. Quant à toi, Sidi
Slougui, bon appétit et pense un peu à nous quand tu enfouiras ta truffe
dans le couscous d’aujourd’hui…
Qu’est-ce qu’ils peuvent-être matérialistes, mes congénères !...
je m’en fous de leur couscous, et dites-vous bien que si je le mange,
c’est pour leur faire plaisir, car ainsi ils croient faire un acte louable en
nourrissant une créature de Dieu… Bon, il est temps que je vous quitte :
ma charge en ces lieux sacrés me laisse peu de temps à consacrer aux
affamés. C’est bientôt l’heure des visites, et j’ai intérêt à aller faire
un plongeon en mer et me faire sécher au soleil avant d’accueillir les
pèlerines. Aujourd’hui, c’est le jour des pèlerines stériles qui viennent
demander l’intercession du saint…
108
2001
QUELQU’UN QUI VOUS RESSEMBLE
Par Ahmed Dich
aux éditions Anne Carrière
Envolé où, le prénom Ahmed ? Signé du seul patronyme- pour faire
plus ressemblant aux « autres » - le deuxième roman d’Ahmed Dich, on
le relit avec plus d’émotion qu’on n’imaginait, en éprouver quelques
dix ans après l’avoir découvert.
Quelqu’un qui vous ressemble nous met en présence d’une famille
marocaine quittant la région de Sidi Slimane pour la France. Ce sont
surtout les évocations du pays natal qui touchent. Dich a aussi le
cran d’écrire ce dont peu conviennent. « Le mot « racisme » fut une
béquille aussi efficace qu’encombrante, mais en ce temps-là, c’était la
seule dont nous disposions pour nous justifier. En la brandissant, tel
un crucifix pour chasser le diable, nous étions convaincus d’obtenir
gain de cause ».
En vérité, c’est le courage des parents qui est montré tandis que les
enfants tracent leur route dans le pays d’accueil. Dich se demande
« Comment être français pour la vie tout en étant marocain pour
l’éternité ? ».
Or, comme on peut voir dans l’extrait que nous avons choisi, cet
auteur d’un récit de vie parvient à restituer l’intensité des instants
vécus lorsqu’ils sont forts de la preuve d’attachement aux racines
marocaines.
*
Le retour à Douar M’Layna fut un événement majeur dans le village
et l’occasion d’une fête gigantesque dans notre famille. La maison
des grands-parents ne désemplissait pas. Les gens venaient de partout
pour prendre de nos nouvelles. Leurs témoignages de sympathie étaient
sincères, mais il y avait aussi une pointe de curiosité qu’ils voulaient
assouvir. Chacun avait envie de savoir si nous étions restés les mêmes, si
la France ne modifiait pas l’apparence et la mentalité de ceux qui y vivent.
109
Certains furent surpris de constater que nous n’avions pas changé ; ils
nous auraient vus débarquer blonds aux yeux bleus qu’ils auraient été
moins étonnés. « Les enfants ont grandi mais ils sont comme avant. Et
ils sont devenus plus blancs que lorsqu’ils étaient ici. » Telles étaient les
remarques qui revenaient sans arrêt.
Revoir tous ces gens, dont je me rappelais le prénom, me fit un
plaisir sans égal. Ba Abdelack et Mamie Za (diminutif de Zara), mes
grands parents maternels, étaient émus aux larmes. Ils nous serraient
très fort et pleuraient de bonheur.
Ça fait si longtemps, répétaient-ils. C’est vraiment une séparation
cruelle.
Ba Bouchta manifesta sa joie de façon plus légère. Il acheta une
bouteille de Coca-Cola à chacun de nous avant même que nous ayons
franchi le seuil de la maison. Ces retrouvailles furent pour lui l’occasion
d’exorciser la douleur du 5 octobre 1971. Au cours des vingt-deux mois
écoulés, il avait eu le temps de se faire une raison et fini par accepter
l’idée que nos destins seraient désormais parallèles. Cette résignation
n’enlevait rien à ses sentiments, mais il avait compris que nous avions
tout à gagner à vivre en France, et, même si le tribut était lourd, il
l’acceptait.
Ceux que la vie a épargnés croient toujours un peu plus aux rêves que
les autres. Alors, lui était forcément sceptique. Ba Bouchta avait perdu
un œil au cours de la Seconde Guerre mondiale. En 1939, il ignorait
tout des belligérants et ne demandait rien à personne. Et pourtant, il fut
envoyé au casse-pipe avec quelques autres hommes du village. Pour pas
un rond. A la Libération, ils furent remerciés et rentrèrent chez eux avec
une breloque de bazar. Mais la médaille ne remplacera jamais un œil,
ni l’intégrité physique. Quant à la pension promise, il n’en toucha pas le
plus petit dirham. Il dut alors reprendre le travail dans les orangeraies.
Son exemple dissuada quelques jeunes baroudeurs du coin en mal
d’aventures lorsqu’une nouvelle campagne de recrutement fut lancée
pour le conflit en Indochine. Au village, la population avait d’autres
soucis, bien plus prioritaires, que des honneurs glanés sur les champs
de bataille.
110
Notre statut d’immigrés nous apportait prestige, excellence et
beaucoup de considération. On nous admirait comme si nous avions
gravi l’Everest, et certains s’étonnaient que ce succès ne nous fût pas
monté à la tête. Pour eux, la famille représentait la nouvelle bourgeoisie,
ou même une jet-set naissante. Je ne me sentais pourtant pas différent
de ce que j’étais avant notre départ. D’ailleurs, moins d’une heure me
suffit pour récupérer du voyage et retrouver mes sensations d’antan. Je
reconnaissais chacun des visiteurs et je me replongeais dans l’univers
qui m’avait vu naître. Rien n’avait changé depuis lors, semblait-il ,
comme si le temps n’existait pas ici. Durant tout le mois d’août, nous
n’avons pas quitté le Douar, excepté pour une sortie à Meknès chez
tante Fatna. Personne ne s’en est plaint ; il y avait de gros manques
affectifs à combler.
Les parents répondirent à toutes les invitations car le moindre refus
aurait été perçu comme une offense. Les gens se saignaient aux quatre
veines pour nous recevoir dignement, mais grand-mère se montrait
possessive et rouspétait vivement si nous ne dînions pas chaque soir
avec elle.
Ce séjour ne fut pas reposant pour tout le monde. Papa avait prévu
de passer le permis de conduire, ce qui n’aurait pas été une sinécure en
France à cause de la langue. Il partait tous les matins à la grande ville
de Sidi Slimane et ne rentrait que le soir. Mohamed appréhendait cette
épreuve, alors que j’étais confiant pour lui.
Ne t’en fais pas, tu sais conduire le tracteur de Pierre ; ça ne devrait
pas être plus difficile, lui disais-je, sans parvenir à le rassurer.
Il fit preuve de discipline et de beaucoup de volonté pour apprendre
le code, car il n’écrivait pas l’arabe non plus. Le matin de l’examen,
nous ne l’avions jamais vu aussi tendu. Il partit sans avaler un café, le
front plissé et l’œil inquiet.
Ne t’en fais pas, mon fils, tu es entre les mains de Dieu. Il ne peut
t’arriver que du bonheur. Le prophète veillera sur toi. N’oublie pas que tu
portes son nom.
Mamie le réconfortait, mais, pour une fois, papa avait peur. Elle
111
récita quelques sourates pour attirer la grâce du Puissant et l’embrassa
sur l’épaule, selon la coutume. En signe de respect absolu, il lui baisa les
mains et partit, nerveux. Nous croisâmes les doigts, parce que ce bout
de papier rose, tel un sésame, nous ouvrirait de nouvelles perspectives.
La réussite de papa fut fêtée avec retenue. L’essentiel était ailleurs.
La plus belle cérémonie aurait lieu lorsque nous achèterions une
« tomobile ». Mon père avait enfin mérité de se reposer, mais la date
de notre retour approchait. Deux minuscules journées nous séparaient
d’un nouveau départ. Cette échéance ne m’enchantait pas : mes émotions
pesaient sur mon estomac, rendant toute digestion impossible. Je perdis
l’appétit. La dernière nuit, Driss et moi avons dormi à la belle étoile
avec Ba Bouchta. Dada (c’était ma grand-mère, nous ne l’appelions
qu’ainsi) avait installé notre petit campement dans la cour. Grand-père
s’allongea au milieu, ses immenses bras nous servant de confortables
oreillers. Nous regardions le ciel et essayions de compter les étoiles.
Ce sont les mêmes que nous voyons en France ? demandai-je.
Absolument, répondit Ba Bouchta
Pourtant, c’est très loin, remarqua Driss.
Et alors ? Le ciel est mille fois plus grand que la terre.
C’est vrai ? Donc Dieu est loin d’ici, s’inquiéta mon frère.
Non ! Parce qu’Allah est tout à la fois : il est le ciel et la terre.
Mais les Français ne connaissent pasAllah ! Et pourtant, il habite sur la terre.
Driss était subtil dans sa réflexion.
Tant pis pour eux. C’est pourquoi nous sommes plus proches de lui.
Et vous devez y croire.
Alors, nous sommes les plus forts du monde ! m’exclamai-je.
Bien sûr ! Et plus tu vénéreras Dieu, plus tu recevras sa force et sa
lumière. Dès que vous serez un peu plus grands, il faudra que vous
fassiez la prière. Vous verrez alors que rien n’est impossible.
En faisant quoi ? questionna Driss.
Gardez Dieu dans votre cœur, et n’oubliez jamais que vous êtes
112
arabes. N’ayez pas honte de votre race, sous peine d’être méprisés par
les Français. Nous savons qui nous sommes, et d’où nous venons.
En dépit des apparences, Ba Bouchta éprouvait en permanence la
peine que lui avait causée notre exil. Cette blessure semblait prête à se
rouvrir à tout moment. Grand-père était un vrai dur, et son intransigeance
confinait parfois à la cruauté, mais c’était un homme juste et de parole.
J’avais deviné qu’il ne pleurerait plus jamais lorsque nous repartirions.
Je me suis endormi le premier, trahi par la fatigue nerveuse.
113
2001
ON NE RENTRERA PEUT-ETRE PLUS JAMAIS CHEZ
NOUS
Par Soumya Zahi
aux éditions Paris-Méditerranée / Eddif
Née en 1967 à Casablanca, cette journaliste marocaine officie
aujourd’hui à Paris sur les ondes de Radio-Orient, là même où son
rédacteur-en-chef Loïc Barrière lui fit écrire sa première nouvelle pour
le recueil collectif Des nouvelles du Maroc (Paris-Méditerrannée /
Eddif, 1999). C’est ainsi que prit naissance le volume que Soumaya
Zahi intitula On ne rentrera peut-être plus jamais chez nous.
Dans notre Dictionnaire des écrivains marocains (Paris-Méditerranée
/ Eddif 2005), nous écrivions : « Avec un mélange de fraîcheur et de
gravité, ce recueil de choses vues et vécues fait entendre la voix d’une
enfant primesautière qui ne craint pas de dénoncer les injustices ou les
absurdités et qui tresse des louanges jamais mièvres à ses parents en
saluant leur vaillance et leur tendresse. »
Depuis lors, c’est au tour de Soumya Zahi d’être mère. Dommage
qu’elle ne nous ait pas donné depuis un autre enfant de papier. Dans
tous les cas, il va vous suffire de lire Jour de deuil, extrait d’On ne
rentrera peut-être plus jamais chez nous pour être ému.
*
JOUR DE DEUIL
Maman crie.
Mon Dieu, qu’est ce qui se passe ? Je cavale vers la chambre à
coucher des parents. Les autres suivent. Qu’il est long, ce couloir,
j’avais jamais vu comme il était long. Il fait jour déjà. Il fait chaud,
c’est l’été. Le soleil est à peine levé, la lumière dehors est rose. Les
balcons sont ouverts, c’est le seul moyen d’avoir un peu d’air. Hier, on
a regardé les Cinq dernières minutes, tous ensemble. C’était l’histoire
d’un fantôme assassin, dans un opéra je crois. Maman crie toujours. La
porte de la chambre est ouverte. Je rentre. Il est face à moi, par terre. Il
114
porte la gandoura bleue, bien fraîche, qu’il aime tant. Il me regarde. Il
nous regarde. Ses yeux sont pleins de peur. Un drôle de bruit sort de sa
gorge, comme s’il grognait, mais doucement, tout doucement. Papa est
en train de mourir. Papa se voit et s’entend mourir. Papa comprend qu’il
meurt. Maman crie qu’il faut lui donner son comprimé. Je suis penchée
sur mon Papa qui meurt, et je lui mets un comprimé sous la langue,
comme a dit le médecin. Je suis penchée sur mon Papa qui meurt, et
j’entends Maman hurler. Ma petite sœur est immobile, à la porte. Ses
cheveux bouclés sont tout ébouriffés, et elle ouvre encore plus grand
ses grands yeux noirs. Appelle le médecin, vite, vite. Nous sommes
au mois d’août, le médecin est en vacances. J’appelle les urgences, ou
quelqu’un d’autre le fait. Je ne sais plus quelle est notre adresse. Mon
frère a pris le stéthoscope de l’appareil à mesurer la tension. Il le pose
sur la poitrine de mon Papa. Il écoute. Je fais un massage cardiaque.
Comme à la télé. Personne n’a jamais montré comme on faisait. Et si
c’était comme ça ? Et si je lui faisais mal ? Papa ne bouge plus. Papa nous
regarde, yeux grands ouverts. Papa est mort. Je crie : « Papa est mort ».
Papa est mort
Papa est mort
Papa est mort
Maman dit non. Parce qu’on a le choix ? Mon frère jette le stéthoscope
par terre, et sort sur le balcon. Je le rejoins. Je ne vais pas dire non, je
ne vais pas dire ce n’est pas vrai, je ne vais pas dire ce n’est pas juste,
je ne vais pas dire que c’est trop tôt, je ne vais pas dire que ça n’aurait
pas dû arriver. Et ce n’est pas vrai, et ce n’est pas juste, et c’est trop
tôt, ça n’aurait jamais, jamais, jamais dû arriver. Mais est-ce qu’on a le
choix ? Je retourne près de Papa. Je lui prends la main, et lève vers le
ciel son index de la main droite. Je récite, pour mon Papa qui est mort,
la Profession de foi. Je crois que pour Dieu, ça ira. Je crois que Dieu
comprendra qu’il n’a pas eu le temps. Je crois que Dieu acceptera.
La voisine et sa fille entrent, puis les voisins du dessus. Papa est là,
au milieu de nous tous. La fille de la voisine lui masse les pieds. Maman
a dit qu’il fallait le faire. La voisine pleure, sa sœur aussi. Il est 6h30 du
matin, samedi 19 août. Nous allons à un mariage, ce soir. Nous avons
115
acheté le cadeau pour la mariée, hier : une lampe de chevet en forme de
tête de Pierrot qui pleure. Je prends le téléphone. J’appelle ma grandmère d’abord, la mère de ma Maman. Je dis que Papa est mort. J’appelle
le meilleur ami de mon Papa. J’appelle la meilleure amie de ma Maman.
J’appelle la sœur de mon Papa. Le médecin arrive. Il dit que Papa est
mort, et demande son argent. Il est 7h30. Ma sœur hurle. Maman ne
comprend rien. Mon grand-père est là. Il pleure et gémit : ô mon fils,
c’est moi qui aurais dû partir et pas toi, c’est moi qui aurais dû mourir
et pas toi. » Mon grand-père aime beaucoup mon père. Il l’aime comme
son fils. Papa est toujours couché par terre. Le sol est froid. Mon grandpère dit qu’il faut mettre Papa sur le lit. Mon frère, mon oncle et je ne
sais pas qui portent Papa sur le lit. La maison est pleine de gens. Tout le
monde pleure. Ma tante et son mari sont arrivés. La sœur aînée de mon
Papa avec son mari et sa fille sont là aussi. Mon frère est allé chercher
ma grand-mère. Elle n’a pas le téléphone. Je l’entends sangloter au bas
des marches. Je me penche, elle me dit : il n’est pas mort il est juste
malade. Je me précipite vers elle, il est mort. Il est mort et nous sommes
seuls. Il est mort et nous sommes orphelins. Il est mort et nous sommes
comme une maison sans toit.
Quelqu’un a été chercher le monsieur qui lave les morts. Il nous
fait tous sortir de la pièce et il ferme la porte. Le bébé n’est plus là.
Je ne sais pas où elle est. Je ne sais plus où je suis moi-même de toute
façon. Il y a de plus en plus de gens dans la maison. Il y a des gens qui
parlent de cimetière, du fourgon mortuaire, de la tombe près de celle de
mon grand-père, le père de mon Papa qui est mort lui aussi il y a bien
longtemps. J’avais pleuré lors de la mort de mon grand-père parce que
mon Papa pleurait. Mon grand-père, il était entièrement paralysé, ne
parlait pas et ne se levait pas de son lit, alors que je ne le connaissais
pas beaucoup. Mon Papa pleurait, et ça m’avait fait pleurer. Mon Papa
me fait pleurer aujourd’hui encore. Papa que j’aime est parti. Mon Papa
que j’aime est mort. Plus jamais, dans ce monde, je ne reverrai mon
Papa. Mais ne me dites pas que l’Autre Monde n’existe pas. Ne me
dites pas que j’ai perdu mon Papa pour toujours. Ne me dites pas ça, ou
je m’assois et je meurs.
On a lavé et préparé mon Papa. On nous appelle, pour lui dire au
revoir. Maman est passée dans la chambre la première. Elle a un fichu
116
sur la tête. Elle a des rides profondes autour des yeux et la bouche qui
tremble. Ma Maman n’avait pas de rides, hier soir. Je rentre à mon tour
dans la chambre. Papa est enveloppé dans un tissu blanc. Même autour
de la tête. On ne voit que son visage. Il est un peu jaune, mon Papa.
C’est le safran pur avec lequel on lave les morts. Je prends ta main, mon
Papa. Je t’embrasse sur la joue, mon Papa. Au revoir, Sidi Baba, mon
Papa, que Dieu te garde et t’ouvre les portes de son paradis. Sur la table
de chevet brûle une bougie. Un brin de menthe trempe dans un verre
d’eau. Il fait grand soleil. Des hommes arrivent. Ils vont l’emmener. Il
n’est pas encore midi.
Je vais sur le balcon. Un corbillard attend, en bas. Il y a des gens
dans la rue qui s’arrêtent pour regarder. Je rentre. Je veux aller vers
la chambre où mon Papa attend. On ne me laisse pas. Ma sœur a une
crise de nerfs. Des femmes la tiennent par les épaules. Le couloir, tout
étroit d’habitude, est devenu immense, infranchissable. Je veux passer,
je veux aller dans la chambre, on ne me laisse pas, on ne me lâche pas.
Je vois des hommes porter sur leurs épaules un paquet enveloppé dans
une couverture bleue. La porte est ouverte, ils descendent les escaliers.
Ma sœur hurle et se jette par terre. Je cours sur le balcon, ils sont dans la
rue, ils ouvrent le corbillard. Ma tante me tire dedans, elle a peur que je
saute. Ma maman nous prend dans ses bras mes sœurs et moi, il est parti
pour toujours. Ils l’ont emmené pour toujours, nous sommes seuls. Hier
nous avons marché nous deux sur la plage, rien que nous deux c’est
pas souvent. J’ai dit que je voulais faire des études de journalisme et ça
t’a plu. Nous étions les seuls à la maison à regarder tous les jours les
nouvelles à la télé. Tu suivais attentivement la politique, et moi aussi.
Hier tu étais là et ce matin c’est fini. Mon frère est allé avec les hommes
à l’enterrement. Nous, les femmes, on n’a pas le droit. La mère de la
mariée de ce soir est arrivée. C’est une amie de ma Maman. Elle lui
demande si elle veut qu’elle annule la fête et ma Maman dit que non, que
Papa n’aurait pas voulu gâcher le mariage d’une jeune fille. Des gens
arrivent, encore et encore. On a habillé ma Maman tout de blanc. Elle
a l’air d’une petite vieille, toute tassée. Toute cassée. Cette nuit, il y a
eu un orage. J’ai ouvert les yeux à 6 heures. Il a plu sur mon Papa. Mon
Papa a passé la nuit dehors sous la pluie dans une tombe. Mustapha.
117
2001
LE CHANT DE GOUBI
Par Abderrahman Beggar
aux éditions de l’Harmattan
Installé au Canada, Abderrahman Beggar qui fut enseignant dans la
banlieue parisienne a donc une expérience multiforme de l’émigration.
Son goût de l’ailleurs est tel qu’il a publié, avant son roman Le Chant de
Goubi dont nous présentons un extrait, un essai consacré à La transition
au Nicaragua vue de Paris et Madrid dans la presse quotidienne.
(L’Harmattan, 2001).
Le conteur s’est révélé à la faveur d’un mot d’enfant entendu
par Beggar en Ontario ! Lors d’une fête, dans un village, cet enfant
s’exclamait : « Je ne veux pas que le feu d’artifice boive mon jus. »
Renouant avec son enfance, Beggar a retranscrit, non sans verve, des
atmosphères et des passions bien marocaines. Le chant de goubi mérite
plus d’écho qu’il n’en a reçu. On croirait parfois lire un ethnographe,
mais c’est d’un fin conteur qu’il s’agit.
La tente était immense. Elle était noire, faite de poils de chèvre.
Le sol était couvert de tapis et de poufs. Il faisait un peu sombre à
l’intérieur. Au coin, une bouilloire sur un brasero : le thé s’annonçait.
La présence de ma tante, le bain froid que je venais de prendre sous
l’oranger, la fraîcheur de la menthe et l’arôme du thé vert redonnèrent
vigueur à mon corps meurtri par le voyage et les émotions.
Je portais une gandoura blanche, toute neuve, achetée spécialement
pour l’occasion. On m’avait réservé une place de choix, au centre de
la tente. J’étais le seul mâle et les dames étaient très gentilles avec
moi. J’étais pour elles le bouhali, le simple, celui dont la simplicité
ouvrait des portes sur l’autre monde. D’aucuns disaient que j’étais le
protégé de Aïcha Qandisha, le vilain esprit du mal féminin. Pour tout
le monde, j’étais l’a-sexué, l’anti-plaisir… Les histoires à propos de
moi foisonnaient et ne faisaient qu’apporter de l’eau à mon moulin. Je
trouvais mon compte dans tout ce charabia et j’en avais fait un capital.
D’ailleurs, être accepté dans la tente réservée à l’autre sexe était en soi
un rare privilège.
118
Je savais qu’elles avaient aidé ma mère, parce que pour elles cette
expérience allait surtout permettre de chasser de moi ce pouvoir qui
faisait peur à tous, de me dépouiller de cette folie enviable, de cette
partie anormale qui était le don menaçant et porteur d’un ordre qu’elles
craignaient. Mes copains me faisaient part de l’inquiétude que j’inspirais
chez leurs aînés, qui presque tous croyaient que j’allais devenir un jour
l’incarnation du Mal dans sa perfection. Ma différence était un défi à
tout et à tous, et il fallait m’en priver. Ma mère, ma pauvre mère, était
tombée dans le piège. Pour elle, toutes ces bonnes âmes n’agissaient
que par amour du prochain, mais je savais qu’à l’exception de ma
tante (venue me rassurer, après avoir sûrement essayé vainement de
convaincre ma mère de ne pas suivre le conseil de ses commères),
personne n’agissait avec bonne foi.
Appuyé à un coussin, je sirotais un thé, quand je fus tiré de ce calme
réconfortant par des youyous, suivis d’une brève agitation. Tout le
monde se mit à genoux quand le mejdoub supérieur et sa bande firent leur
entrée dans la tente. Il était grand et sec, portant une tunique faite de
chiffons de toutes les couleurs, signe de modestie et d’humilité. Son
visage, si mince et dur, proche de celui d’un oiseau de proie, contrastait
avec son regard doux. Sa barbichette, parsemée de poils gris, ornait une
mâchoire forte, semblable à celle de ces divinités étranges dont les
statues peuplent l’île de Pâques. L’homme était très grand, dominant,
et l’état délabré de ses babouches rappelait les chemins parcourus. De
son bâton, il tapa le sol, et tout le monde se mit debout. Il promena
sur nous, longuement, un regard inquisiteur. J’avais l’impression que
de tout ce corps étranger et muet, les yeux étaient la partie que j’avais
vue ailleurs, mais où ? J’avais beau chercher dans ma tête, je n’arrivais
pas à trouver de réponse. Pourtant, j’étais convaincu que je les avais
vus une fois, peut-être deux, peut-être trois …, peut-être tout le temps.
Dans ce contexte, voir n’est pas le verbe adéquat. En réalité, ces yeux
faisaient partie de ces présences que je sentais autour de moi, celles qui
n’existaient que dans mon monde magique. Que c’était beau de les voir
là, devant moi ! Ils sortaient droit de derrière l’écran.
Ils étaient là, en train de me regarder. J’étais convaincu que le
mejdoub sentait, lui aussi, quelque chose de la même nature. Il devint
119
soudain blême, son cou ridé et mince tressaillit, et sa pomme d’Adam,
à la taille de mon poing, ne cessait de bouger.
Il fut pris en flagrant délit ! Ses mains aux doigts noueux couvrirent
sa bouche pour ne pas laisser échapper l’exclamation qu’il réprimait. Il
commença à chuchoter quelque chose d’ambigu. Il intima à l’assistance
l’ordre de se taire et se dirigea ensuite vers moi. Sa main se posa sur
ma tête et, à voix basse, il me dit : « Je ne ferai que rapporter ce que
l’ermite dit à notre grand cheikh, Moulay Abdelqader Ajjilali quand,
enfant, ignorant tout du sort que lui réservait le Tout Puissant, il jouait
seul dans une rue de Bagdad. Je me fais la voix de l’ermite pour te
passer le même message : ‘mon enfant, enfants de saints, la peur et
l’angoisse te seront étrangères. »
Il s’assit. Il se convertit soudain pour moi en caméléon perché sur
une branche, inerte et attentif. Il ne cessait de répéter : « Mon enfant,
enfant de saints, la peur et l’angoisse te seront étrangères. » Seules ses
lèvres et ses paupières, à moitié closes, bougeaient. Le caméléon était
là, à portée de main. Il était venu de loin me livrer un message. Je suis le
miroir où vient mourir la peur, la main qui perce l’épais brouillard. Je
suis l’œil, le grand œil. Je me connais : je suis lui. Il est loin et proche.
Il est bout du Tout et du Néant. Ma langue n’y peut rien. Les mots ne
sont pas faits pour le saisir. Il m’habite, et je l’habite.
Les mejdoubs étaient armés de Da’dou, ces tambourins géants dont le
son se saisissait déjà des amarres des esprits et des corps pour les faire
voltiger, dans la plus légère et folle des danses, la danse libératrice,
celle qui mène à ces régions ignorées de soi et des autres. Trois femmes,
les cheveux défaits, se tordaient, bavaient, hurlaient, leurs corps
secoués de spasmes, sautillaient, telles des feuilles mortes au milieu
d’un cyclone. L’un des musiciens agitait un étendard fait de foulards
de femmes stériles. Ces bouts de tissus les accompagnaient partout pour
faire triompher l’instinct de vie par le pouvoir de la prière et des chants.
Le plus gros, le trapu, celui qui louchait de l’œil gauche, lança soudain
un cri aigu, jeta son da’dou’ et commença à sautiller avec une agilité
d’enfant. Il bavait comme un chameau enragé, et de sa gorge sortaient
des clameurs étranges. Il n’avait rien à voir avec l’autre homme qu’il
était, quelques moments avant. Il se saisit soudain de la bouilloire et but
120
d’une eau bouillante, qu’il cracha sur l’assistance. Elle était toute froide
à la sortie de sa bouche ! Il criait. Il se tordait. Il ricanait. Il grimaçait.
Il donnait des ordres incompréhensibles. Un autre invisible avait pris
possession de ce bonhomme naguère doux, d’un embonpoint douillet,
le type d’amateur de bonne chair et de sieste.
Je commençais à sentir l’appel de l’ivresse préludant la transe, les ailes
de mon âme voulaient se déployer pour danser, danser, jusqu’à rejoindre
les labyrinthes d’où venaient les présences qui m’accompagnaient, dont
le messager était là, à côté de moi. Je résistais par orgueil. Je savais
que tous m’observaient, qu’ils voulaient se donner raison à la vue du
possédé, saisi par les forces qui l’habitaient, suffoquant en vomissant la
vipère qui logeait en lui. Je résistais toute la soirée en vidant mon esprit
de tout ce qui m’entourait, tout en répétant le message que le mejdoub
me livra, mon enfant, enfant des saints, la peur et l’angoisse te seront
étrangères.
La musique avait cessé, l’heure du repos, arrivée. Personne n’osa
réveiller le caméléon. Une jeune fille nous apporta de l’eau pour nous
rafraîchir. Le bouc que nous avions apporté fut tué et servi avec du
couscous, dans des plats géants en bois. J’eus l’honneur de dîner à la
même table que les mejdoubs. Ils étaient redevenus des hommes comme
les autres ; ils mangeaient, ils disaient des blagues et racontaient des
aventures, tout en me regardant avec respect.
Leur maître était toujours absent, plongé dans son délire. Ils
l’avaient tout simplement oublié et s’étaient livrés au plaisir de manger
et de reposer leur corps de l’effort du voyage et de la musique. Le
gros avalait cartilage, viande, graisse. Tout disparaissait comme dans un
gouffre. On aurait dit que sa bouche était celle d’un hippopotame avec
une dentition de requin. Sa nuque forte et courte renforçait l’analogie
avec le pachyderme. Elle ne cessait de bouger en avant et en arrière.
Il broyait. Il suçait les os à la recherche de moelle. Il se grattait le nez.
Il rotait. La respiration lente, il avait quelque chose de bovin dans le
regard. Il ne parlait pas. Il se donnait corps et âme à la besogne, et son
acharnement avait un fond revanchard ; on aurait dit qu’il en voulait
au corps décapité et cuit du bouc. Le reste ne l’intéressait pas. Il écartait
121
légumes et semoule pour aller chercher le bout de viande ou la boule
de gras là où ils logeaient, même de devant quelqu’un. Ses camarades
mangeaient avec résignation. Apparemment personne n’y pouvait rien.
Le type était ce qu’il était, et on n’avait qu’à faire avec.
Après le dîner, le thé. Après le thé, le tour du possédé.
Ma mère s’approcha de moi pour me chuchoter à l’oreille : « Viens
avec moi. L’heure est arrivée. » Tel Joseph devant la bouche du puits,
je me levai avec résignation pour subir le sort réservé aux fous de ma
région : passer la nuit, enchaîné, enfermé dans le mausolée du saint des
fous. Je traînais les pieds pour me rendre à l’autre tente, où Moulay Ali
et quelques hommes attendaient le feu vert pour me maîtriser, me rouer
de coups à la moindre résistance et m’enchaîner. Mais, à leur surprise,
je ne bougeai pas le petit doigt. Je me laissai enchaîner. Moulay Ali
paraissait frustré devant ma résignation. Néanmoins, il en profita pour
me donner quelques coups secs dans les côtes en répétant : « Hors de
là, vilain djinn ! Laisse ce petit en paix ! » Quelques grains de semoule
tombèrent de sa barbe pour se loger entre la nuque et le col de ma
gandoura. Il transpirait. Il puait l’encens, l’ail et le soufre. La lueur
des bougies se reflétait dans ses yeux de chien enragé. Un immense
plaisir se lisait sur son visage en me traînant devant une foule qui faisait
des signes pour se protéger des ondes maléfiques que je dégageais.
Il y avait des fous accompagnés, eux aussi, de parents. Beaucoup de
leurs accompagnateurs commençaient à protester : « Pourquoi a-t-il le
droit de passer avant tout le monde ? Eux aussi sont des bouhalis. Le
saint est sûrement en train de tourner dans sa tombe ! C’est quoi ce
favoritisme ? » L’envie, même dans le malheur !
122
2001
DELIRES
Par Mohammed El Atrouss
traduit de l’arabe par Jean-Jacques Schmidt
aux éditions Trifagraph
Né à Berkane, Mohammed El Atrouss étudiait l’hébreu à Paris
lorsqu’il publia chez Trifagraph, dans sa ville natale, un recueil
de petites proses effervescentes, dont la version arabe et la version
française se partageaient les pages.
Ces textes tiennent autant du poème que du conte. Nous en donnons
à lire ici l’un des plus remarquables où l’on peut voir associées la
gravité et la rêverie. dans une parabole qui donne à réfléchir.
LE VOLEUR DE LUNE
*
J’ai vu en rêve que j’étais devenu civilisé ! Moi l’Arabe, le Bédouin,
le mangeur d’insectes, j’étais devenu un être civilisé, m’habillant
comme eux, me coiffant comme eux, marchant comme eux, et saluant
avec un sourire les femmes que je croisais.
Je m’efforçais d’être démocratique, de chasser les vieilles idées qui
avaient fait leur nid dans ma mémoire depuis que j’étais né.
Je me suis vu en rêve avec un nouvelliste israélien (quand je me suis
réveillé, j’ai été incapable de me souvenir de son nom que d’ailleurs,
je ne me suis pas donné la peine de chercher. Mais je me suis rappelé
qu’il était l’auteur du conte de la lune que les Arabes avaient volée
aux pauvres petits juifs, faisant de leurs nuits des ténèbres sans lune).
Nous étions devenus amis et même, plus que des frères jumeaux. Nous
étions devenus presque inséparables ; nous asseyant au café et fumant
ensemble, allant ensemble au cinéma, déjeunant ensemble, passant nos
soirées ensemble, et même les toilettes, nous y allions ensemble !
Durant tout ce temps, c’était entre nous le dialogue le plus intime,
ce n’était plus que cela… des sentiments tellement sincères qu’il finit par
m’offrir la lune qu’ils nous avaient prise à coup de canons, d’avions
fantômes, de bombes au napalm.
123
Sur un ton affectueux et plein de sincérité, il me dit :
Pourquoi, mon ami, pourquoi nous avoir volé la lune ?
Et à son regret, il me blâma :
Ce n’est pas un comportement civilisé ! La prochaine fois que vous
voudrez une lune ou quoi que ce soit d’autre, que ce soit petit ou grand,
dites-le-nous, nous vous le donnerons.
Je sentis de la honte devant cette attitude humiliante. Croyez-moi,
je ne savais plus où me mettre. Je pâlis, ma langue se noua et je le
remerciai en baissant la tête. Et comment aurais-je pu la relever après tout
ce que j’avais fait ?
Je pris ma lune, la mis sous le bras et partis. Dans la tente, je suspendis
ma lune à l’un de ses piliers puis m’assis à la contempler tout heureux,
fou de bonheur. Et, avant que le fil blanc de l’aube se distinguât du fil
noir de la nuit, tandis que j’étais tout à l’ivresse du moment, le Cheikh
de la tribu s’empara de ma lune, me saisit l’oreille et dit à son suivant :
Tiens ! C’est ici qu’est la sédition ! Elle est ici, ici d’où pointe la corne du
diable !
Puis il me gifla et dit :
Pourquoi voles-tu leur lune aux petits ?! Dis ! pourquoi voles-tu leur
lune !!
Il éclata de rire avant de hurler :
Monsieur !
Un de ses suivants me décocha un coup de pied puis s’empara de
la lune et la donna à mon ami le nouvelliste tandis que les autres me
traînaient derrière eux. Ils attachèrent la corde à une chamelle et me
tirèrent, haletant et ballotté de droite et de gauche comme on le voit
dans les films de cow-boys.
Arrivés chez mon ami, le Cheikh le salua avec déférence et, après les
préliminaires d’usage, lui rendit la lune en me faisant mille reproches.
Mais mon ami juif -que Dieu le comble- ayant dit qu’il me l’avait
offerte, le Cheikh se confondit en excuses pour le dérangement et
balbutia :
Tout à votre service !
124
Puis, après s’être incliné à la manière arabe, il se tourna vers moi, en
hurlant :
Pourquoi ne pas me l’avoir dit plutôt ? Nous n’aurions pas dérangé
notre ami.
Et, avant que je n’aie pu répondre, l’un d’eux m’avait fermé la
bouche d’un coup de poing douloureux. J’allais m’incliner pour
compter les dents cassées, mais craignant d’avoir alors à compter aussi
le nombre de mes côtes brisées, je me contentai de regarder le Cheikh
qui poursuivit :
La prochaine fois, tu demanderas l’autorisation d’accrocher la lune
dans la tente, et ne dérangeras plus les autres !
Puis il s’en alla.
Quant à moi, je retournai vers ma tente, traînant mon humiliation
et la tête lourde de mes pensées. Je cachai ma lune ternie au fond du
coffre de ma grand-mère qui ressemblait beaucoup au coffre merveilleux
de Sindbad, puis je me rendormis.
Quand le coq chanta, au petit jour, je ressentis quelque chose
d’inhabituel, l’impression que son cri était balbutiant. Je me réveillai et,
devant moi, je vis « Al-Hakim-Billah ». Je me mis à genoux en pleurant :
« Par le seigneur qui m’a créé… », en me lamentant et l’implorant de
me faire grâce et de me pardonner mon péché, lui jurant de me racheter
de ma terrible faute.
J’allai au coffre merveilleux qui ressemblait un peu à … (mais étaitce le moment ?). Je l’ouvris, le vidai de son contenu et en extrayai la
lune. Je la frottai jusqu’à la rendre luisante et la déposai à ses pieds. Je
sortis alors le sabre de son fourreau et le lui tendis en disant :
Tranche-moi la tête, seigneur ! Je mérite encore bien pire que cela !
Mais je fus surpris de le voir sourire et me passer la main sur les
cheveux, puis de l’entendre me dire, sur un ton plein d’amitié, et de
sympathie :
Ce que tu as vu en rêve m’a beaucoup plu.
Il regarda la lune qui brillait devant lui, puis le sabre, puis moi et
dit, en souriant :
Pourquoi ne pas écrire, avec notre ami, une nouvelle commune ?!
125
2001
LA CRUCHE CASSEE
Par Hayat Chemsi
aux éditions Climats
Le retour au pays est naturellement un thème récurrent dans les
romans de la diaspora marocaine. Hayat Chemsi n’y échappe pas dans
la Cruche cassée (Climats, 2001). Ecrit par une jeune femme vivant et
travaillant en France mais originaire du Maroc, cet ouvrage est tout
entier nimbé des couleurs, des saveurs et des humeurs marocaines. Le
ton est juste, l’émotion franchement ressentie et analysée. Le rapport
des femmes entre elles et le rapport entre les générations, la connivence
parfois heurtée, tout cela est montré plutôt que commenté, sur une
large palette d’affects et d’événements, pas tous tristes bien que le
deuil soit le déclencheur du récit. Celui-ci débute avec les funérailles
au village de l’aïeule de Dounia, celle que l’on regarde d’abord
comme « l’Européenne » mais qui renoue dans un mélange de douceur
et de gravité avec un univers traditionnel qui n’est pas exempt de
bouleversements et soumis, comme la narratrice, à des mutations pas
toujours prévisibles.
On aime cette Cruche cassée pour l’eau du langage qui s’en échappe,
une fraîcheur, un sens de l’autre et l’art de plonger en soi-même.
*
Coquetterie et fierté se portaient bien du côté des rides. Selma a
promené une main altière sur son corps plissé, et cligné les yeux d’un
air charmeur :
« Ne vous fiez pas aux restes. L’année de mon mariage, il y a
cinquante ans, le cours des dots dans le village a triplé à cause de ma
beauté ! Ma vie d’épouse durant, le remords de cette inflation a pesé sur
ma conscience » !
Achoura lui a fait écho en tirant sur une mèche de ses cheveux très
crépus, barrière quasiment étanche à l’eau, dans un effort cocasse pour
la rapprocher de ses lèvres : « Je ne peux plus les atteindre, parce que
126
mes dents sont tombées, mais je vous assure qu’au plus beau de mon
époque, j’y arrivais !»
J’ai mieux compris au spectacle de cette gouaille pourquoi Yemma
affirmait que se laver seule à la maison, fût-ce dans la plus moderne
des baignoires, était synonyme de « propreté pragmatique ». Elle avait
considéré la privation du hammam, suite à ses problèmes cardiaques,
comme un des plus lourds tributs à payer à la vieillesse.
J’ai véritablement été à l’honneur. Beaucoup ont insisté pour
m’alimenter en eau chaude, me frotter le dos, ou me masser. Je me suis
laissée faire. Leurs mains sur mon corps étaient fermes, sans hésitation,
sans complaisance, sans illusions. Les peaux mortes qu’elles faisaient
rouler sous le gant étaient promesse de douceur. Enfant, je les récupérais
et les roulais en petites boules, fascinée par l’idée que je jouais avec des
miettes de moi-même.
En promenant mon regard, j’ai eu l’espace d’un éclair le sentiment
que les femmes qui m’entouraient m’avaient façonnée au fil des
années et de nos rendez-vous dans cette antre sombre. Moi qui avais
fait pendant quatre jours des allers-retours entre leur territoire et
l’extérieur, mue par le besoin constant de maintenir un équilibre, entre
leurs mains, dans l’atmosphère qui nous enveloppait, humide, chaude,
gorgée de nos odeurs, je me sentis m’abandonner. Je n’étais plus « une
de celles qui comprenaient » au milieu des autres, « j’étais elles ». Je
me suis revue adolescente précoce, à douze, treize ans, débordée par
les transformations de mon physique au point d’appréhender puis de
refuser son exposition à des yeux devenus trop inquisiteurs pour moi.
J’avais alors interrompu le parcours initiatique, incapable de supporter
les regards qui dépeçaient ma féminité naissante. La mort de Yemma
m’aura donné l’occasion de le mener à son terme.
Mina a rajouté une touche à ce sentiment en soulignant l’extraordinaire
ressemblance de mon corps avec celui de grand-mère. J’ai accueilli
la comparaison qui avait tenu du leitmotiv familial, qu’enfant j’avais
détestée, comme une grâce, une faveur qui me distinguait, un relais
qu’il me fallait accepter. Quand tour à tour, elle, puis maman, m’ont
tendu leur dos à frotter, il était abandonné entre mes mains, confiant,
fatigué, plissé, digne.
127
Les quelques fois où je me suis déplacée pour aller chercher de l’eau
à la fontaine, j’ai veillé à éviter les femmes qui ne faisaient pas partie
de notre groupe, rattrapée par l’attitude réflexe que j’avais élaborée,
petite fille, après avoir littéralement frémi de dégoût au contact d’une
peau « étrangère ». La communion ne pouvait s’entendre que dans un
cercle intime.
128
2001
PROSOPOPEE
Par Farid Tali
aux éditions P.O.L
Le dictionnaire définit la prosopopée comme une figure de
rhétorique consistant à faire parler un mort. L’ouvrage de Farid Tali
est placé, en effet, sous le signe du deuil.
Né en 1977, Farid Tali vit en France où il est enseignant.
Prosopopée, roman fiévreusement personnel méritait plus d’attention
et plus d’éloges qu’il n’en reçut. Nous nous réjouissons donc de l’avoir
salué avec une sorte d’enthousiasme dans notre Dictionnaire des
écrivains marocains (Paris Méditerranée / Eddif 2005) : « La violence
de la vie est chantée comme déchantent les vivants. Ainsi, dans cette
séquence : « Parfois aussi c’était la vie que la cave offrait, comme cette
femme au ventre gonflé qui, dans cet état, avait connu mon frère. […]
L’idée que mon frère ait pu ne pas mourir d’un échange de seringue
mais à cause qu’il avait baisé, cette idée là m’exaltait ».
Du Maroc où il va enterrer son frère, Tali entend la langue de la
prière : « Les consonnes selon qu’elles étaient plutôt gutturales ou
douces crayonnaient une carte des climats de ce pays inconnu ».
C’est l’inconnue destinale que questionne Prosopopée avec une
ardeur transgressive afin d’exprimer le roman du désir qui chante et
déchante dans la langue et dans la vie.
*
Il y avait ce paradoxe-là, son corps mort et ses yeux qui n’attendaient
que d’être morts pour que je ne les visse plus. Et je ne les voyais plus,
c’était vrai. Ce n’était pas pitié, mon regard. Ça perçait loin, comme la
cruauté, dans le but de voir ce que serait mon frère après que la drogue
a fini d’agir.
Voici, ses bras abandonnées à rien qui partaient dans des mouvements
sans rythme, puis il retombait sur le lit, ses paupières tombaient en
même temps qu’il tombait lui aussi, mais elles, elles se retenaient de
129
sorte que l’on ne voyait ce peu de blanc et ce peu de noir, et que l’on
voyait plus que ça. Il y avait un dernier balancement, bancal celui-là,
qui ne servait à rien, c’était vestige puis ça mourrait.
Voici encore, son crâne ne tenait ensemble avec son corps que grâce
au faible fil d’une pensée confuse qui donnait à ses lèvres à murmurer
ce qui ne se comprit pas. Il est arrivé que je comprenne, que je sache du
moins qu’il se sentait attaché, qu’il y avait ça, qui n’était ni Dieu ni les
étoiles, qui dictait une immobilité.
Voici enfin, son corps était lynché par la mort d’une drogue, qu’elle
avait fini d’agir et qu’elle laissait un vide. c’était ce vide ce que je voyais,
c’est-à-dire les lèvres qui tombent, la bouche qui bave, les joues éreintées,
le front déplissé, et le menton ventru qui recevait les larmes.
Les caves en rejetaient, de ces corps aux états semblables à celui de
mon frère. Le ventre de la mort repu en acceptait encore, de ces cadavres
vivants qui couraient droit aux entrailles pour se perforer les veines, et
les bras encore. Partout ces victimes du plaisir se tailladaient l’intérieur
des coudes, et là derrière les oreilles, et sous la langue également ; ils
grimpaient alors sur des sommets de gaze, près des nuées, et gémissaient
délicieusement. Ils étaient dans des caves et ne savaient pas ce qu’ils y
faisaient : ils ont répondu ne plus savoir. Ils arpentaient nus les couloirs,
gesticulant étranges. Dans des borborygmes monstrueux, la cave les
abritait dans le noir. Et semblant digérer ces bêtes qui se pâmaient, elle
leur faisait faire, nus, des actes surprenants. Des frères et sœurs ont été
trouvés dans des positions d’amoureux, se cambrant acrobatiquement
jusque dans l’inceste.
Nous voyions sortir, nous autres enfants, ces êtres de bizarrerie que le
foyer des immeubles vomissait, et avec eux de ces odeurs nauséabondes
qui vous disent ce que sont les secrets de la terre. Comme des morts
agités, ça sortait des caveaux. Ils avaient des faces pâles, et maigries, qui
chantaient l’air macabre des fins de monde. Une apocalypse, voila ce que
ça semblait être. Il n’y avait guère que nous pour démontrer l’existence
de la vie. On parlait beaucoup. Ça racontait les morts. Que, par exemple,
il y avait toujours cet air de famille chez ceux qui se droguent, et qui vous
avertit qu’ils sont dans cet état. J’étais dans la fascination, tellement que
je les suivais, les regardais, et les trouvais beaux.
130
Parfois les caves recrachaient des corps bien morts, qui ne déambulaient
plus, qui étaient étendus. Nous plaignions les familles à cause que cela faisait
beaucoup trop de morts d’un coup, que c’était un choc trop dur à accuser. Plus
tard, il y a eu ce jeune homme qui avait l’âge que j’ai aujourd’hui, et que j’ai
peu connu, et qui avait le nom de mon frère. Je le savais, que ça aurait pu être
moi, que j’aurais pu me droguer aussi, et mourir en même état. Il aura forcé le
trait, je me le disais, il aura pris une dose trop forte, et il aura été mort exalté
par le trop-plein de drogue. J’ai été jaloux de cette cave qui en avait trop vu.
Elle se devait de parler, ou d’écrire, de dire.
131
2003
TERRE D’OMBRE BRULEE
Par Mahi Binebine
aux éditions Fayard
Parce que Mahi Binebine est un romancier doublé d’un peintre de
talent, ce qu’il dit de la condition de peintre dans Terre d’ombre brûlée
intéresse. Le personnage d’Ilias lui aurait été inspiré, à l’en croire,
par le destin tragique de Jilali Gharbaoui, mort à Paris sur un banc
public, au Champ-de-Mars. Ceux qui ont connu et aimé cet artiste de
premier plan auront le plus grand mal à le reconnaître en Ilias, mais un
romancier a tous les droits …
Né au Maroc en 1959, Binebine publia son premier roman Le Sommeil
de l’esclave (Stock, 1992) puis Les Funérailles du lait (1994), L’Ombre
du poète (1997), Pollens (2001). Conteur plus que styliste, l’auteur de
Terre d’ombre brûlée pratique le trait appuyé, jusqu’au risque de la
caricature. Les accents de tendresse ne dépareillent pourtant pas ses
livres lorsqu’il lui arrive de se les autoriser. En 2010, son roman Les
étoiles de Sidi Moumen (Flammarion, Paris et Le Fennec, Casablanca
a reçu immédiatement un accueil très attentif.)
*
J’aurais tant aimé que France, la sorcière de la galerie Dubois, fasse
partie des gens de la colline. Mais elle n’est pas là. Elle se trouve rarement
à l’endroit où l’on voudrait qu’elle soit. Même à demi paralysé comme
maintenant, j’aurais eu un sursaut d’énergie pour lui balancer ses quatre
vérités. J’aurais déniché les mots qui font mal, ces mots destructeurs qui
me viennent d’ordinaire après coup, jamais aux moments opportuns.
J’aurais déchargé sur son arrogance la bile qui me ronge les entrailles,
et je m’en serais senti bien soulagé.
Te souviens-tu, Priméra, du matin où elle était arrivée à l’improviste
dans mon atelier ? Une vraie bénédiction vu que nous ne mangions pas
grand-chose, ces temps-là ; et toi, tu ne protestais même pas. Je sais que,
depuis lors, tu chasses les cafards à mon insu, je ne les vois plus rôder
132
dans la chambre ; il ne faudrait pas trop en abuser ; c’est mauvais pour
la santé, les cafards. D’ailleurs, tu as beaucoup maigri. Tes miaulements
sont un peu enroués et tu perds tes poils. Regarde, il y en a partout sur le
sofa. Nous ressemblons à deux zombis. Cesse de t’angoisser, les anges
ne nous ont pas complètement abandonnés.
Tu vois, j’étais à mille lieues d’imaginer que France allait soudain
débarquer, un jour férié, dans mon atelier à Clichy. Ce fut comme une
apparition. Je me mis à trembler stupidement à l’idée que j’aurais pu être
absent. J’aurais pu me trouver au bout de la rue, chez Kader, en train
de me saouler à crédit. J’aurais pu manquer ce cadeau inespéré que
m’envoyait le ciel. Mais j’étais là, en chair et en os, les bras ouverts et
le sourire béat.
Dans un tailleur moulant prince-de-galles, surchargée de bijoux à
l’instar de Mme Ouaknine, France était entrée sur la pointe des pieds
pour éviter de souiller ses chaussures sur la couche de pigments qui
maculait le sol. Je l’avais soulevée et serrée tout contre moi, résolu à
utiliser mes atouts maîtres afin de lui soutirer une date d’exposition.
L’heureuse expérience avec Mme Klutman m’avait donné des ailes. Et
un timide, crois-moi, est capable de tout. Du meilleur comme du pire.
Je l’avais embrassée dans le cou sans desserrer d’un iota mon étreinte.
J’étais comme déchaîné.
Raide et pincée, France ne réalisait pas ce qui lui arrivait. A peine
l’avais-je déposée à terre qu’une gifle partit, me prenant par surprise ; une
de ces claques traîtresses que je n’avais plus reçues depuis l’enfance.
Pour ne pas perdre la face, je l’avais accueillie en riant comme s’il s’était
agi d’une blague. France n’en revenait pas. Son caniche non plus. Tous
deux grommelaient des injures, chacun à sa façon. Si elle n’avait pas
retenu son cabot teigneux, il m’aurait dévoré la cheville. Reculant d’un
pas, elle m’avait fixé en secouant la tête : « Qu’est-ce qui te prend, Ilias,
es-tu devenu fou ? » Ce à quoi je n’avais pas su répondre. Qu’auraisje pu inventer ? Que sa jupe fendue sur le côté m’avait tourné la tête ?
Que ses seins comprimés, débordant du corset, lançaient des appels au
meurtre ? Que son envoûtant parfum, à mi-chemin entre l’ambre et la
bergamote, m’avait pris à la gorge comme un lasso invisible ?
133
Non, je n’avais rien dit. Pas plus que je n’avais évoqué la vraie
raison de cet emportement : mon jeûne forcé qui n’en finissait pas de
se prolonger. Du reste, France n’en demandait pas tant. Un seul coup
d’œil sur mes nouvelles peintures avait suffi à désamorcer sa colère.
Les marchands ont ceci en commun : l’appât du gain l’emporte
indubitablement sur leur dignité. Il est vrai que j’avais travaillé comme
un forcené ces derniers temps. Pourtant, je n’avais ni commandes
fermes, ni perspectives sérieuses d’expositions. « En attendant, avancez
toujours ! » susurre le vieux sage.
Moi, je n’attendais rien d’autre que de manger à ma faim. Cependant,
j’avais beaucoup avancé. J’étais parvenu à contenir la violence qui
encombrait mes œuvres, l’expurgeant de son caractère sanglant,
édulcorant les scènes en pastellant ma palette. Finis les couleurs criardes,
les vermillons qui soulagent, les cadmiums éclatants ! Aux orties les
noirs de vigne, les terres d’ombre brûlées où s’épanchait ma propre
obscurité ! J’avais enfin compris que la violence dans l’art comme dans
la vie n’était pas un signe de force. Au contraire, elle ne faisait que
souligner les défaillances. Et les miennes étaient nombreuses. J’avais
renoncé à cet état d’extrême agitation hors duquel je m’imaginais
incapable de tenir un pinceau. Je peux être joyeux sans être saoul et
peindre sans être en transe.
134
2003
COMMENT DEVENIR FRANÇAIS EN CINQ JOURS ET
SANS PROFESSEUR
Par Jamal Boudouma
Traduit de l’ arabe par Mohamed Hmoudane
Recit paru en feuilleton dans la presse casablancaise
Proche parfois du rude et franc récit de Rachid Nini, Journal
d’un émmigré clandestin qui raconte une Espagne dont les habits
d’Eldorado sont quelque peu déchirés, mais faisant plus encore songer
au French Dream de Mohamed Hmoudane, le journal parisien de Jamal
Boudouma, par ailleurs poète de langue arabe dont deux recueils
ont paru, c’est un festival dont le héros est la balle et le jongleur.
N’empêche que cette collection de facéties tendres-amères ne retient
pas seulement par sa verve.
Comment devenir Français en cinq jours et sans professeur interroge
l’arabité confrontée ou mêlée à la francité, dans un va-et-vient efficace
entre le Maroc et la France où l’humour se teinte de mélancolie.
L’un des charmes du texte provient de la capacité que possède
Jamal Boudouma de se moquer résolument de ce « je » à peine joué,
sorte de marionnette mordante dont la petite musique acerbe ne se
prive pas de bonne humeur. Quant à « Gérard le lâche », double de
cette sorte d’anti-héros en lequel beaucoup pourraient se reconnaître,
c’est aussi un témoin vigilant de ce qu’il y a de faste dans les sourires
et les grimaces d’une expérience vécue et moquée. Ceux qui ont lu
L’écrivain irakien de Paris Abdelkader El Janabi peuvent reconnaître
en Jamal Boudouma un émule marocain de ce poète et autobiographe
joyeusement insolent.
*
Je suis las de vivre dans la perspective de devenir un vagabond. Fatigué
de gravir chaque jour, chaque heure, chaque minute les sommets du
désespoir. La préfecture de police vient de refuser le renouvellement de
mon titre de séjour et je risque de devenir clandestin, obligé de vivre
dans les bas-fonds. Sans droits, sans papiers, sans visage. La vilaine
135
fonctionnaire vautrée dans son fauteuil a exigé l’attestation d’assiduité,
preuve, selon elle, que je suis un vrai étudiant. La carte seule ne suffit
pas. La pouffiasse ignore qu’on n’a pas besoin d’assister à des cours
quand on prépare une thèse. Mais ce n’est pas de sa faute. Il faut
l’excuser. La pauvre a du abandonner l’école des années lumière avant
le bac. C’est sans doute pour cette raison qu’elle jubile à faire chier les
étudiants qui débarquent de pays lointains et miséreux. Je lui ai expliqué
avec courtoisie que je prépare une thèse et que la seule chose que j’ai
à faire, pour prouver que je suis un étudiant assidu, consiste à écrire un
mémoire de recherche, peu importe où, chez moi, dans un café ou dans
des chiottes même ! Rien n’y fait. Elle insiste pour que je lui apporte la
preuve. Elle ajoute qu’elle ne fait qu’exécuter les directives du préfet :
contrôler avec rigueur les étudiants étrangers, afin de distinguer les
vrais des faux.
Quand j’ai quitté le Maroc en ce dimanche lointain, l’avenir me
paraissait étincelant. Gai comme un tableau de Matisse. Comme si je
sortais d’une grotte où j’aurais dormi un quart de siècle, en compagnie
de millions d’humains et puis d’un chien. Dès que l’avion atterrit à
Orly, j’ai cru avoir tiré définitivement mon épingle du jeu. Mais au bout
de quelques années, de quelques cassures, de quelques défaites, je me
rends compte que je suis dans un champ de cendres. Les diplômes, raison
pour laquelle j’ai émigré, me paraissent aussi insignifiants que du P.Q.
J’ai beau les accumuler, je dois toujours écrire des lettres et attendre :
courriers adressés au préfet, au consul du Maroc, à des patrons … il ne
me reste plus qu’à écrire à Dieu et le supplier de me soustraire de ce
pétrin qu’on appelle « la vie ».
Quand je me retrouve seul, l’angoisse me désarme, les phobies
m’envahissent de toutes parts et m’assiègent. J’ai l’allure d’un
survivant d’une terrible guerre, brisé à jamais. Je me mets à imaginer
des fins tragiques : le suicide, le crime, l’addiction aux drogues, le
retour bredouille au pays … Des idées maléfiques armées de pioches
et de couteaux me traversent l’esprit. Des idées destructrices et noires.
Je ne suis pas pour autant mieux loti quand je me mêle à autrui. Cela
m’empêche de voir les choses avec lucidité. Lorsque je m’attarde avec
les Marocains contraints au vagabondage, je finis par leur ressembler.
136
Je marche à reculons sans arrêt. Quand je fréquente les « gens du cru »
je me sens inférieur, et du coup la vie perd toute saveur. Comme si
je marchais dans une avenue huppée et aseptisée mais qui manque
d’animation, où il n’y a pas d’enfants qui jouent aux pas des portes, qui
se lancent des pierres et qui cassent les lampadaires. Comme d’habitude,
les dimanches sont sombres. Même si dehors les lumières ne s’éteignent
pas. Même si Paris ne s’endort jamais. Comme une femme éternellement
jeune, illuminée, merveilleuse. Ah ! Paris ! Quelle ville généreuse ! Elle
ouvre son cœur à tous les enfants du monde. Pourquoi ne pas sortir ?
Depuis que j’ai rencontré la vilaine fonctionnaire, je m’enferme dans
ma piaule, je pense à l’avenir, le colorie, m’efforce à lui attribuer une
géographie et un sens. Que ferais-je si on ne me renouvelle pas mon
titre de séjour ? Ecrirai-je une lettre au préfet ? Jusqu’à quand écrirai-je
des lettres qui restent sans suite ?
Las, j’ai décidé de sortir, de dépenser un peu de sous. A l’instar des
Parisiens. Je veux me sentir autant humain que ces salauds. J’ai pris
le métro et je suis descendu à Montparnasse. J’ai failli m’attabler à la
Coupole. J’ai changé d’avis à la dernière minute. J’ai traversé la rue et
je suis rentré au Sélect, en face, un café conçu à l’américaine, fréquenté
par des écrivains, des poètes et des artistes. La Coupole, c’est avant
tout un restaurant, avec quelques tables, à l’entrée, réservées à ceux qui
désirent boire rapidement un café. Il est aujourd’hui réputé pour être un
lieu de drague des femmes du troisième âge. Elles l’investissent, visage
dégoûtant, fardé de poudres et rire jaune dans l’espoir de rattraper le
temps perdu. Elles apostrophent un jeune lisant tranquillement le journal
dans un coin, lui causent de la pluie et du beau temps, lui demandent
l’heure pour qu’il finisse dans le même pieu avec un corps indolent. (…)
Je ne suis pas entré à la Coupole pour m’éviter les soupçons. Les
vieilles ne m’intéressent pas. Ce que je veux c’est seulement boire un
café et considérer ma futilité et l’absurdité du monde. J’ai commandé
un café et me suis mis à regarder à travers la vitre les passants marcher
vite, énervés, comme s’ils se rendaient à des procès péremptoires. Paris,
c’est ainsi. Tout le monde court, tout le monde presse les pas vers des
rendez-vous fatidiques. Dans les couloirs du métro, sur les quais, dans
les supermarchés, aux kiosques, dans les bureaux de tabac, devant les
137
cinémas, les théâtres, les galeries et les restaurants … Une cohue qui n’en
finit pas. J’ai balayé du regard le café. A ma gauche, une fille n’arrête
pas de rire, comme si les deux jeunes qui l’accompagnent lui racontaient
des blagues salaces. Devant elle, un verre de vin blanc. Yeux bleus et
cheveux noirs. Elle rit sans cesse. Nos regards se sont croisés. La pureté
de ses prunelles m’impressionne. Elle éclate de rire encore et encore.
Je me suis rappelé soudain qu’il m’arrivait souvent de rire comme ça,
aux temps où j’étais étudiant à Rabat. La vie ressemblait alors à un beau
rêve d’une nuit estivale. Avec des amis crédules. Nous croyions que sans
nous, la terre cesserait de tourner. Avec des surdoses de vitalité, nous
gambadions et nous nous moquions de tout. Nous riions comme des
fous, dans les lieux publics, dans les amphis de l’Institut, aux Oudayas,
en bord de mer, dans les bus minables … Les uns imitant les autres,
les uns insultant les autres, nous riions. Nous riions de la bêtise des
enseignants, du sérieux des adultes et de la folie du monde. La vie avait
un goût. Je ne sais pas combien de temps cela fait maintenant que je n’ai
pas ri ainsi. Je ne ris plus depuis que je suis arrivé ici. Mes éclats de rire
d’antan se sont transformés en sourires absurdes et hésitants. J’ai perdu
tant de choses. Et chaque jour qui passe, un beau souvenir se meurt. Je
n’ai plus d’amis. Dans mes rêves, beaucoup de tours s’effondrent. Les
jours ressemblent à des quais bétonnés, gris, interminables et lisses que
je dois traverser jusqu’au bout, sans enthousiasme ni désirs. La fille
rit encore et chaque fois nos regards se croisent, je m’égare dans le
bleu de ses yeux. Il faut que j’évite son regard, me dis-je. Les Français
croient que nous autres Maghrébins sommes des obsédés sexuels. Nous
serions capables, pensent-ils, de vendre nos habits et notre dignité
pour coucher avec une femme, quelle qu’elle soit. J’ai horreur qu’on
me considère comme ça. J’ouvre mon livre mais je n’ai aucune envie
de lire. Je sors une feuille et me mets à écrire. Et avant de tracer la
première lettre en arabe, j’ai éprouvé une mystérieuse angoisse. Alors
je commençai à écrire de gauche à droite. Ici, si les gens te voient en
train de lire un livre écrit en arabe, la terreur éclate dans leur regard,
comme si tu étais en train de confectionner une bombe. Les choses
deviennent plus problématiques s’ils t’aperçoivent en train d’écrire de
droite à gauche. Là, tu deviens carrément un dangereux terroriste. Tu
138
le lis dans le mouvement des lèvres et dans les expressions des visages,
surtout quand il s’agit de vieilles. C’est sûr, diraient-elles, celui-là est
à la solde d’Al Qaëda ! Et elles accourraient par peur et patriotisme ou
pour épargner des vies humaines innocentes au poste de police le plus
proche pour te dénoncer : nous l’avons vu, nous avons vu l’adjoint de
Ben Laden. Nous l’avons vu. Il écrivait en arabe …C’est exactement
ce qui est arrivé à l’écrivain Elias Khoury dans un hôtel à Marseille où
quelques bienfaiteurs l’ont pris en flagrant délit, fax rédigé en arabe
dans les mains !
La langue arabe, au regard des Européens, n’est qu’un instrument
de destruction. Une langue d’envahisseurs barbares qui répandent la
terreur et la mort. Même Michel Tournier, l’écrivain éclairé, membre
de l’Académie Goncourt et ami des immigrés, écrit dans ses mémoires
que la langue arabe n’a pas produit grand-chose en termes de littérature,
à part les œuvres de Taha Hussein… Et ce n’est pas tant parce que
Tournier éprouve une admiration particulière pour « Les Jours » mais
c’est juste parce qu’il est un parent de Suzanne, de l’illustre intellectuel
égyptien. (Tournier appelle l’auteur de Fi al adab al jahili Tonton Taha
Hussein !)
Parfois, par défiance, je sors tous les journaux en arabe que je garde
dans mon sac et me mets à les compulser, devant le regard éberlué de
tous. Je suis sûr que ces idiots ignorent qu’au onzième siècle l’arabe était
la langue en vogue, l’anglais du Moyen Age. Je me rappelle avoir mis
la main, à la bibliothèque du Centre Georges Pompidou sur des lettres
écrites par des prêtres qui regrettent le sort réservé alors au latin et
déplorent que les Européens apprennent, en masse, la langue arabe. La
langue est la bannière des vainqueurs et c’est pour cela que la nôtre
demeurera en berne tant que la défaite s’installera chez nous en toute
quiétude et familiarité.
139
2003
ISHMAËL OU L’EXIL
Par Zaghloul Morsy
aux éditions de La Difference
Né à Marrakech en 1933, Zaghloul Morsy publia en 1969 chez
Grasset un recueil de poèmes D’un soleil réticent salué par Roland
Barthes mais aussi par l’éminent collègue de Morsy à l’UNESCO
qu’était le remarquable écrivain Roger Caillois.
Morsy dirigea le département de Lettres et de civilisation française
à la Faculté de Lettres de l’Université de Rabat, de 1960 à 1967 et
eut parmi ses étudiants le futur poète Abdelatif Laâbi, un peu comme
Edmond Amran El Maleh compta parmi ses élèves le futur romancier
Mohamed Leftah.
Si l’on se répétait en 1969 les vers de Morsy : « Tu naquis somnambule
en désert de l’instant / L’intrus n’étais nul autre que toi-même différé »,
c’était sans imaginer devoir attendre trente quatre ans l’irruption
d’Ishmaël ou l’exil, roman total, sans doute l’une des œuvres les plus
ambitieuses de toute la littérature marocaine. Les années soixante du
siècle dernier y sont ressuscitées et s’animent sous nos yeux au filtre
d’une histoire d’amour.
Husseyn y dit à Sylvia : « Si c’est toi et moi, je te le concède, nous
sommes irréductibles ; mais si c’est eux et nous, je veux dire l’Occident,
les juifs, nous autres, si tu veux bien regarder, prendre du recul comme
tu dis, et sans remonter à Abraham, tout le monde est plus ou moins juif
arabisé ou arabe enjuivé, sous le regard… et sous la férule de l’Europe »,
affirmation que ne renierait sans doute pas Sapho de Marrakech et de
Paris, chanteuse et poète.
Avec une modestie lucide, Zaghloul Morsy a su rappeler que
la littérature maghrébine d’expression française possède une
« détermination axiale : l’arabité, justement, culture et langue, dont
cette expression n’est très exactement que l’écume ».
La trace résiste comme on le constatera en lisant cet extrait
d’Ishmaël ou l’exil. Il nous reste à espérer que Zaghloul Morsy nous
fera la surprise d’un second roman, de main de maître.
140
*
Moh’ammed nous fit faire une boucle vers l’ouest, passa près du
pitoyable mausolée du Fondateur de la ville et de l’Empire, sous sa
pergola de vigne chétive, celui-là même qui franchit le Détroit, vint au
secours du roi-poète de Séville, confisqua son royaume et le mit aux
fers avec reine, princes et princesses à l’orée du désert dont il savait le
piège implacable. Il bifurqua vers l’avenue de la Koutoubia, laissant à
gauche les deux hauts lieux jumeaux, l’hôpital Mauchamp et l’Hôtel de
la Mamounia transatlantique et CTM, et que nous ne désignions, l’un et
l’autre, l’hôpital et le palace, que d’un seul et même nom, Al-Mamounia,
l’un pour les souffrances des indigènes -odeur de permanganate, de
soufre et de chloroforme- où officiaient des cornettes de nonnes qui
racolaient des âmes en perforant des veines, l’autre murmurait-on, pour les
bombances de rêve de nababs, de Paris ou d’ailleurs, la façade toujours
ourlée de fiacres en file indienne aux canassons léthargiques. La misère,
les maladies et le ventre creux des uns, l’insolente richesse des autres.
Vers la Ménara, loin derrière ses oliviers et son bassin sans ride, soleil et
ciel, perdu pour perdu, rejouaient leur autodafé quotidien et festif en
embrasant l’horizon.
Une faible ampoule s’alluma dans la niche du lanternon de la
Koutoubia. Vénus luisait déjà sur l’orgie rougeoyante et un muezzin
conviait je ne savais d’où à la prière du maghrib une ville en transes.
Nous ne fîmes qu’effleurer Bab Ej-Jdid - la Porte Neuve -, sombre et
lourde entre chien et loup. Qu’il fût nom ou adjectif - Jadîd -, je n’aurais
rien pu discerner de « neuf » ou d’« innovateur » dans cette brèche supposée
fasciner le passant. Mais peut-être en demandais-je trop, dévoyé déjà
que j’étais par l’Europe, qui traquait le nouveau, alors que le nouveau
chez nous est par nature entaché d’hérésie, et doit donc être, comme
Qas’r Al-Badî’, détruit. Je n’en savais pas assez pour déterminer si les
bâtisseurs prétendaient à quelque originalité ou si le mot n’évoquait
tout platement que la dernière en date des portes édifiées, dans l’attente
d’un démolisseur, puis d’un reconstructeur, puis du redémolisseur
d’une autre dynastie. Complice, la nuit me dissuada de pousser plus
loin mes ratiocinations. Nous abandonnâmes à l’est l’avenue du Guéliz
et affrontâmes la fureur diffuse de la place Jama’ El-Fna.
141
A main gauche, c’était la France, la fascination et la perdition
jalonnée de lampadaires falots. Une fin d’après-midi d’avril 1946,
il y a de cela vingt ans, on nous conduisit en rangs et deux par deux
de notre école de ‘Ars’ at Al-M’ach pour ovationner, petits drapeaux
français en papier à la main, l’entrée dans la ville du nouveau résident
général, Erik Labonne. La marche était longue sur l’avenue plantée de
bigaradiers et de jacarandas en fleurs. C’était ma première rencontre
avec des fleurs bleues. Le résident était en retard, le soleil déclinait et
j’étais en terre étrangère. Il arriva, debout, dans une voiture découverte.
Sur un signe, au bord de la chaussée, nous acclamâmes son passage
furtif, puis l’avenue fut envahie par la foule libérée. J’étais submergé,
perdu, mon drapeau à la main dans la fraîcheur de la nuit tombante.
Dans l’euphorie, un lointain préposé municipal avait oublié d’allumer
les réverbères. Hormis dans les livres et au cinéma, c’était aussi ma
première rencontre avec la terre d’Europe, déboussolé, à la dérive sur
mon propre sol. Dans la cohue et la désespérance de jamais retrouver
la maison maternelle, je m’étais recommandé à Dieu et je récitais dans
mes affres des versets que personne n’entendait… La faible luciole du
lanternon de la Koutoubia me guida. Du Minaret à la place, et j’étais de
nouveau en terre chaude et intime.
A main gauche, c’était Jama’ El-Fna. L’alezane marquait des signes
de nervosité, Moh’ammed d’inquiétude. Il nous fit longer le square boisé
de Foucauld où viendraient marauder dans quelques heures pédérastes
de tous âges et confessions ; les Postes et télégraphes ; la Banqve d’État
dv Maroc – pourquoi ces v ? – face à la station d’autobus MédinaGuéliz, déserte ; frôla l’entrée de la longue rue, Derb Sidi Boulaqât
– « rue du Seigneur des instants » -, celle des prostituées de luxe
juives, européennes et arabes. Devant le Café Glacier, un marchand de
brochettes brassait frénétiquement des bouillons de fumet en fumée de
son éventail. A l’intérieur, des Français et quelques-uns de leurs protégés
indigènes sablaient sans doute le Pernod à l’Heure du Berger et gobaient
des escargots bouillis au thym et à la marjolaine en fumant l’une après
l’autre, Favorites, Casa-Sports et Bastos. Dans une encoignure, l’entrée
vitrée de l’Hôtel de la CTM dont la tenancière française- Mme Patrinotnau-naux-neau-no tout court ? – était notoirement la maîtresse de Hadj
Idar, un nègre épais, bras droit du Pacha, El Haj Thami El-Glaoui.
142
Le Garage de la Compagnie marocaine de transports avait les hauts
murs du hall ornés de vieilles affiches jaunies vantant Paris, Évian,
Aigues-Mortes, Cannes, Vichy, Aix-les-Bains comme si on ne partait
d’ici ou d’ailleurs que cacochyme, tout juste bon à prendre les eaux
avant d’aller faire la fête du côté de la tour Eiffel et la Côte d’Azur. Le
commissariat de police ; le marché aux fruits et légumes ; l’échoppe
d’un mètre carré du marchand de beignets modernes, dont la pâte giclait
et serpentait dans l’huile fumante du bec d’un impressionnant clystère ;
les deux boutiques hindoues de bibelots, de tapis d’Orient, d’oreilles
en velours marine et bordeaux hantés de chats blancs énamourés
jouant de la mandoline à la lune, d’étranges aromates encapsulés et de
pacotilles exotiques empoussiérées devant lesquelles, de mémoire, nul
ne s’était jamais arrêté ; la terrasse en galerie du Café de France, aux
chaises cannées et cannelées et aux tables rondes de marbre gris à pied
trifourchu, bondée. Par-delà, la Halle aux céréales et ses souvenirs de
têtes clouées, les abreuvoirs jouxtant les fontaines, les épices, le brocart,
les vendeuses de pain d’orge ou de son assises en tailleur et voilées, les
gargotes douteuses et la frénésie universelle d’oublier et de survivre.
Enserrant tout ce monde, comme dans une gigantesque paume, la
place. Des trépassés, du Néant, de l’Anéantissement en Dieu ? Nul ne le
sait. Elle était en furie. Les baladins, les saltimbanques, le montreur de
singe, les bateleurs, les guérisseurs, notre voisin de rue le magicien, les
charmeurs de reptiles et les envoûteurs de scorpions, les thaumaturges,
les acrobates de Oulad Sidi H’mad ou Moussa, je le savais, avaient
rangé depuis la tombée de la nuit leurs grimoires, leurs sacs à serpents,
leur maigre attirail et leurs tenues de cirque multicolores, élimées et
aux paillettes desquamées. Ne restaient que les danseurs berbères aux
mélodies aigres et fluettes, maquillés, couverts de bijoux en toc et à
l’allure efféminée, les gnaouas aux castagnettes acides et assourdissantes
et aux chéchias virevoltantes, les raconteurs de fables et les exégètes
vénaux de rêves d’or ou de sang vengé. Entre les cercles éclairés d’un
bec à acétylène, dans la demi-obscurité qui les séparait, des hommes
assis, échine courbée et le regard à terre, tendaient sébile ou paume au
bon cœur des rôdeurs.
Enivrée de poussières, de bruit, de fragrances de grillades, de cumin,
de tripes, d’épis de maïs sur brasero, la ville tentait d’oublier ce soir
143
encore, ses sultans et ses pachas, leurs fastes, leurs fureurs, le sang dont
ils l’avaient arrosé et le baroud dont ils l’avaient fait des siècles durant
retentir.
J’étais fourbu et gorgé d’Histoire et de folklore tout à coup coagulés,
paradigme de mon jeune passé, de n’importe quelle vie, peut-être, mais
épuré et restitué d’un seul tenant en un après-midi, comme se détache et
saute au regard, impératif, le dessin en double jeu, longtemps inaperçu,
dans la trame d’un tapis vermoulu.
144
2005
FRENCH DREAM
Par Mohamed Hmoudane
aux éditions de la Différence
On connaissait Jours tranquilles à Clichy d’Henry Miller, il faut
compter désormais avec French Dream de Mohamed Hmoudane qui,
cinq ans après sa parution a été réédité à Casablanca chez Tarik.
Ce roman d’apprentissage est mieux qu’un cri de révolte poussé
plus ou moins mécaniquement, c’est une sorte de fresque existentielle où
l’auto-ironie demeure au poste de commande, un auto-portrait que le
rire brise en mille et un morceaux de bravoure. Une vitalité témoigne,
raconte, décrit, se tord de doutes et de rire dans un mélange de fantaisie
libératoire et de justesse décapante.
« A onze ans, Rabat, qui est à deux pas de Salé, me paraissait être
le bout du monde » écrit Hmoudane.
Alors que dire de la distance entre la Seine-Saint-Denis où il vit et le
Paris de Rastignac ? Tout dire, c’est le propos parfaitement assumé avec
un joyeux sens de la provocation et une vraie fidélité à l’étrangeté de soi
pour soi. Quant à autrui, il n’a qu’à bien ou mal, se tenir. Hmoudane lit
dans les yeux, à travers la brume, dans l’embrouillamini des désirs et des
solitudes, convoquant les besoins animaux, les manques et les bravades,
les pulsions et les répulsions, les expériences de survie quotidienne, les
tracasseries d’idylles prétendues et de désillusions installées comme
des guirlandes d’où viendrait la lumière. French Dream est un roman
de la drôlerie malgré tout et à cause de tout. Mohamed Hmoudane
qui a publié de nombreux recueils, de poèmes, est un prosateur au
scalpel. Quant au sentiment d’exil, il le résume de façon terre à terre
en évoquant un directeur de théâtre venant en aide à notre jeune antihéros : « A défaut d’un CDI, il me proposa des remplacements, que
j’effectue jusqu’à présent, et me promit de faire de son mieux pour me
trouver des « commandes d’écriture ». Promesse tenue. Quelques jours
après, je reçus dans ma boîte aux lettres une commande. Le thème :
« Déplacements, exils » et cinq cent cinquante-sept euros et quatrevingts centimes à la clé. »
145
On n’est pas plus clair. Et c’est ce qui fait le prix de French
Dream. Mohamed Hmoudane réussit, certes, un portrait hilarant de la
communauté des poètes marocains « au Bled », mais il n’est pas moins
libre dans ses propos lorsqu’il décrit dragues, mariage, naissance de
l’enfant, boulots et collègues, beuveries roublardises, et révolte. French
Dream est précieux parce que tonique.
*
Je venais juste de me marier pour le pire et pour la carte de dix
ans. Et j’avais pris mes précautions. Je tenais tout de même à soutenir
mon mémoire de maîtrise. Il faut, comme ne cesse de le marteler
Nadir, assurer ses arrières. Au cas où … on n’est jamais à l’abri d’un
désastre. D’un revirement de dernière minute. Le pire aurait été le décès
de Karine. Une syncope fatale. Un accident de voiture … La mort ne
prévenant jamais quand elle frappe. J’aurais vraiment été dans la merde.
Mais promis, maintenant que la Nation me comptait parmi ses enfants, je
demanderais solennellement à la France, via ses ministres successifs de
l’Intérieur, de répondre de mon cynisme …
Un oui à peine audible sortit de ma bouche quand « M. le maire » me
demanda si je voulais prendre pour épouse Mlle Karine Lefoll. Etaitce l’émotion qui me nouait la gorge ? Peut-être ! Il n’empêche que je
venais simplement de comprendre que j’étais en train de commettre un
acte que j’allais profondément regretter. Mais c’était trop tard. Faire
marche arrière était inconcevable. Avais-je vraiment le choix ?
Une fois que nous nous sommes passé les alliances, nous nous
embrassâmes longuement sous une cascade d’applaudissements et de
hourras de joie, fusillés par les flashs qui provenaient des quatre coins
de la salle. Et comme un mariage ça se fête, on s’était endettés pour
assurer. Pas de grandes folies cependant. On était restés assez sobres :
une brique en tout et pour tout, à rembourser fifty-fifty.
Méchoui, alcool, cigares, DJ : raï, rock, chaâbi, de la variété
française … tout devait traduire le mélange, cette rencontre entre Orient
et Occident que notre couple était censé incarner. Les photos nous
montraient nimbés d’amour, rayonnants de bonheur. Que du bluff ! Le
matin même, tout avait failli partir en couilles. Les images, en ce qu’elles
ont de dangereux, de si terrible, frappent d’un voile de magnificence ce
qu’elles n’arrivent pas à montrer.
146
Tout, pendant la fête, se déroulait merveilleusement. Ça buvait.
Ça fumait le cigare. Ça dansait … ensemble, une réelle atmosphère de
liesse régnait dans la salle. Mais il manquait cette touche de dissonance
qui participe à l’harmonie du tableau. Ce piment. Ce remontant. C’est
que dans la plus pure tradition marocaine, une cérémonie, peut importe
que ce soit un mariage ou un enterrement, n’est digne de ce nom que
si on vient y jeter un trouble. Et on n’a pas été déçus. On a même été
très gâtés. Un spectacle sensationnel. Mes deux frangins qui se haïssent
depuis des années, comme deux vrais frères se doivent d’ailleurs de le
faire, ont pris la salle de fête pour un ring. Crochet. Esquive. Gauche.
Droite. Pile dans le pif. Nadir saignait du nez et Adam s’est foulé le
poignet. Mais même avec les coups, ils n’arrivent pas à solder leur lourd
passif. L’abcès ne fait qu’enfler. Le pus qui y macère de toute éternité
doit être des plus corrosifs pour qu’ils hésitent à ce point à le crever une
fois pour toutes.
Dans la voiture qui nous ramenait à l’appartement, Karin et moi, je
n’ai pas pu m’empêcher en m’efforçant de retenir mes larmes d’évoquer
ces vers de Vladimir Holan :
En attendant, tout, tout ici,
N’est miracle qu’une fois :
Le sang d’Abel une seule fois,
Qui devait anéantir toutes les guerres…
Il gelait. La chaussée était couverte de verglas. Les voitures
avançaient à pas de tortue. Je brandissais une pancarte sur laquelle on
pouvait lire « Porte de Bagnolet ». Ça faisait plus d’une demi-heure que
j’étais cloué là, complètement gelé, à attendre que quelqu’un daigne me
prendre en stop. Mais malgré les quelques petits ennuis de ce genre, la
grève des transports m’arrangeait en vérité. Pendant toute cette période,
le réveil ne sonnait jamais avant neuf heures. Je mettais souvent trois
quarts d’heure à me prélasser dans des bains chauds que Karin faisait
couler avant que je ne me lève. Autant de temps pour le petit déjeuner.
Et c’était toujours au bout de la troisième clope que je me décidais à
appeler le boulot pour prévenir de mon retard.
Une voiture s’arrêta enfin et me déposa à deux pas de Politzer.
Politzer, le collège Georges Politzer, c’était la bonne planque. Je
me la jouais à Joseph travesti dans l’Emigré de Youssef Chahine. Mais
147
en territoire bagnoletais, aux portes du XXe, juste derrière le périph est.
Cette année maigre, comme il est écrit dans le Coran. Maigre côté blé
-et la métaphore s’arrête là- mais peinardes côté horaires. Et je jouissais
d’une complaisance telle que la Direction fermait les yeux sur mes
retards répétés et sur mes absences souvent injustifiées, surtout les
premières années, avant que les choses ne prennent une autre tournure.
Je me la coulais douce. Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis
en grève, écrivait Rimbaud. Si je n’appliquais pas ce principe à la lettre,
je l’éludais. Je trichais.
Politzer, c’était aussi une étape décisive sur la longue Via dolorosa
de l’intégration. Un laboratoire où l’on testait sans répit mes capacités
d’assimiler le french way of life. Une rude mise à l’épreuve que je crois
avoir réussie avec beaucoup de succès. Mes efforts étaient récompensés.
On ne manquait jamais une occasion pour me féliciter de manger du porc.
Je tenais impeccablement le rôle dans lequel on voulait me confiner.
J’agissais exactement selon les conventions établies. Mieux encore, je
renvoyais une image plus nette que ce que l’on espérait. Je m’appliquais
à corriger les petits flous. Rien ne devait déborder du cadre : un Arabe
pas comme les autres, marié à une des nôtres, imprégné jusqu’à la
moelle des valeurs qui fondent la République… L’école est la dernière
forteresse de laïcité. Il ne faut pas céder ! -C’est d’actualité !- Le genre
de refrains que je ne me lassais jamais d’entonner jusqu’à l’usure.
Ainsi les années s’écoulaient tranquillement. Rentrée. Vacances.
Rentrée … Les années se ressemblaient. Les mêmes sommets de conneries.
Les mêmes niaiseries poussées à l’extrême. Les geignements et les
larmes de Mme la principale. Le champagne qu’on sabrait dans l’arrièrepièce adjacente aux bureaux administratifs. Les commandes de fringues
et de parfums sur catalogue. Les fêtes de fin d’année où l’on venait en
famille. Où l’on s’échangeait les bons plans de vacances : Hammamet ou
Marrakech, Marrakech ou Hammamet …
L’Arabe-pas-comme-les-autres était, bien sûr, de toutes les fêtes.
Il riait aux éclats quand on laissait, un peu ivre, échapper une blague
raciste, ça ne le touchait pas, lui, ça ne le concernait pas !
Mais il bouillonnait à l’intérieur en vérité. Et il n’allait pas tarder à
enlever le « masque ».
148
2005
DE L’ESPOIR ET AUTRES QUÊTES DANGEREUSES
(HOPE AND OTHER DANGEROUS PURSUITS)
Par Laila Lalami
traduit en français chez Anne Carrière en 2007
aux éditions Algonquin Books of Chapel Hill (USA)
Née à Rabat en 1968, Laila Lalami est devenue romancière
d’expression anglaise et enseigne en Californie ce que les Américains
appellent creative writing, c’est-à-dire les voies et les moyens d’accès à
la création littéraire, en des sortes d’ateliers de création d’où naissent
de futurs écrivains.
Auparavant, elle avait obtenu une licence en littérature anglosaxonne à l’Université Mohammed V de Rabat puis une maîtrise en
linguistique à l’University College de Londres. De retour au Maroc,
elle travailla comme journaliste au quotidien de langue française
Al Bayane. Puis, s’installant à Los Angeles en 1992 où elle obtint
un doctorat en linguistique, elle a publié des critiques littéraires et
des articles politiques dans les titres les plus influents de la presse
américaine.
Son premier roman Hope and Other Dangerous Pursuits fut publié en
2005 et a fait d’elle le premier auteur marocain à bénéficier d’une vaste
diffusion aux Etats-Unis. Traduit en français par Catherine Pierre-Bon,
cet ensemble de nouvelles que l’éditeur français et la critique appellent
roman par commodité a reçu un bon accueil.
Voulant attester des espoirs bafoués des laissés-pour-compte, Laila
Lalami fait montre d’une véritable empathie. La relecture de son ouvrage
à quatre ans de distance nous a d’ailleurs rendu plus convaincu qu’à
l’origine. Ce ne sont pas seulement les intentions de Lalami qui sont
parfaitement louables : dire les désespoirs, les trahisons, les paradoxes
plus ou moins cruels et le désir de rédemption ou tout simplement le
besoin de partir.
Le portrait qu’il lui arrive de dresser d’une jeune femme privée
d’époux par l’émigration est particulièrement juste. Pour évoquer
149
les jeunes gens et les jeunes filles abandonnés à eux-mêmes et dont
l’horizon est tellement bouché qu’ils sont disposés à risquer leur
peau, cette bonne observatrice des réalités marocaines met toute la
persuasion dont elle dispose. En outre, comme on verra dans l’extrait
choisi, Laila Lalami a une perception fine de l’influence des touristes
sur les faits et gestes des personnes qui les rencontrent et elle fait de sa
connaissance des mœurs et de la culture américaine un usage profitant
à son récit.
*
Il y a des années, quand il était encore étudiant et préparait son
diplôme d’anglais, il allait régulièrement à l’Américain Language
Center sur Zankat ibn Mouaz, il s’installait à la bibliothèque et lisait
tous ses livres qui lui tombaient sous la main. Il adorait lire, adorait la
sensation du papier sous ses doigts, la façon dont les mots glissaient de
sa langue, dont ils lui faisaient découvrir des choses qu’il ne connaissait
pas sur lui.
Mourad rattrapa le couple à l’entrée du terminal du ferry. Il mit
dans sa voix toute l’assurance possible pour leur dire : « Mon nom est
Mourad. Bienvenue au Maroc ! Ça vous plairait de visiter la maison de
Paul Bowles ?
Non, merci », répondit la femme.
Une réponse en tout cas. Il y avait encore de l’espoir. Donc, ils ne
s’intéressaient pas à Paul Bowles. A vrai dire, Mourad s’en fichait lui
aussi. « Vous voulez voir le palais de Barbara Hutton ? demanda-t-il.
De qui parle-t-il ? » demanda l’homme.
A leur accent, Mourad comprit qu’ils étaient américains, et non
anglais, comme il l’avait cru.
« De l’héritière de Woolworth, Jack », dit la femme.
Mourad se rendit compte qu’il les avait mal jugés – les années 1960
à Tanger ne les intéressaient pas -, il fallait qu’il trouve autre chose.
S’inspirant de leurs sacs à dos, il fit une nouvelle tentative : « Vous voulez
voir les grottes d’Hercule, Jack ? Spectaculaire, très spectaculaire ».
150
Jack se retourna si brusquement que Mourad lui rentra dedans.
« Ecoutez, je suis désolé mais nous n’avons pas besoin d’un guide.
Merci quand même ».
Il était impressionné par la façon dont ils se frayaient un chemin parmi
la foule des employés du port, des piétons affairés et des innombrables
guides et camelots. Ils étaient presque arrivés au feu rouge, juste en
face de la gare routière et de la fille des taxis, de l’autre côté de la rue.
L’heure tournait. Il se planta à côté d’eux, les fixant droit dans les yeux
pendant qu’eux regardaient droit devant.
« Je peux vous faire la visite de la médina ». Le couple continuait
de l’ignorer. « Besoin d’une chambre d’hôtel ? Je connais un endroit où
c’est pas cher ». Toujours rien. Désespéré, il murmura : « Vous voulez
du hasch ? » Sa voix était couverte par les voitures qui filaient à toute
allure dans un nuage noir de gaz d’échappement.
Il n’était pas sûr qu’ils l’aient entendu, mais quand le feu passa au
rouge, la femme marqua une légère hésitation. Pour la première fois, elle
se tourna pour regarder Mourad. Jack la saisit par le coude. « Eileen »,
dit-il. Elle avait le front large et le teint clair, mais ce furent ces yeux
bleu pâle qui frappèrent Mourad. Il y avait quelque chose en eux que
Mourad reconnaissait, de la résignation peut-être.
Ils étaient arrivés à la station des petits taxis. « Je peux vous avoir
un bon prix », dit Mourad, la voix un peu plus aiguë qu’il ne l’aurait
voulu, le ton implorant malgré lui. Il n’avait pas la moindre drogue sur
lui, mais, s’ils disaient oui, il pourrait racheter une dose à un revendeur.
Et s’ils disaient oui, il pourrait probablement se faire dans les quarante
dirhams, à peu de chose près, assez pour payer les courses de plusieurs
jours. La main de Jack se raidit nettement sur le coude d’Eileen tandis
qu’il l’attirait vers un taxi et lui ouvrait la porte. Mourad poussa un gros
soupir. C’était fini.
Il fit demi-tour et jeta un œil sur l’horloge. Il se tâta pour retourner
au débarcadère, mais tous les touristes seraient partis à cette heure-ci. Il
se dirigea lentement vers Bab el-Bahar, la porte de la mer, balançant des
coups de pied dans les pierres, sur la route. La semelle de sa chaussure se
décollait. Lâchant une bordée de jurons, il appuya fermement le bout de
151
son pied sur la chaussée pour recoller le caoutchouc qui partait. Quand
il passa devant la grande mosquée, il entendit l’appel du muezzin à la
prière de l’après-midi. Il n’y aurait plus de ferries aujourd’hui.
A contrecœur, Mourad reprit le chemin de la médina pour rentrer
chez lui. Tous les jours de cette semaine, il était rentré les mains vides,
et ce jour n’était pas différent. Il traîna un moment dans les rues étroites
jusqu’à ce qu’il se trouve devant son immeuble. Il grimpa les escaliers
jusqu’au dernier étage à la vitesse d’un homme que l’on conduit devant
un peloton d’exécution. Du palier, il entendit la chanson entraînante du
générique d’un feuilleton égyptien. Il s’appuya contre la porte en fer et
entra dans l’appartement. L’odeur de chaud et d’humidité du repassage
lui chatouilla les narines le fit éternuer. Sa mère leva les yeux de la
planche où elle repassait les chemisiers que sa sœur portait au travail.
Derrière elle, l’unique fenêtre du salon était ouverte, révélant un carré
d’antennes classiques et paraboliques sous le ciel bleu. Il l’embrassa sur
le dos de la main.
« Qu’Allah soit satisfait de toi » dit-elle.
Il enleva la djellaba qu’il mettait quand il travaillait avec les touristes.
En dessous, il portait son vieux jean et un T-shirt blanc. Il s’assit à côté
d’elle, les paumes bien à plat sur le velours usé de la housse du canapé,
et poussa un soupir.
« Comment s’est passée ta journée ? demanda-t-elle.
Le boulot se fait rare, répondit-il, détournant le regard.
Tu auras plus de chance demain ».
Elle dit ça tous les jours, pensa Mourad, mais il ne voyait pas sa
chance tournait pour autant. Il laissa ses yeux s’attarder sur la télévision
où un beau brun faisait la cour à une fille bien en chair, aux yeux trop
maquillés, lui promettant qu’il parlerait à ses parents dès qu’il aurait
trouvé un travail et économisé assez d’argent pour la dot. Mourad ôta
ses souliers et examina sa semelle.
« Il nous reste de la colle à chaussures ? demanda-t-il.
Dans le petit placard. »
152
Mourad alla dans l’unique chambre de l’appartement, où dormaient
sa mère et sa sœur, Lamya. Lui et son frère Khalid passaient la nuit sur
les canapés du salon. Une veine que les jumeaux, Abd-el-Samad et Abdel-Sattar, aient obtenu une bourse et commencé l’école de médecine à
Rabat juste avant que la famille trouve cet appartement, quelques mois
après la mort du père de Mourad. Il n’y aurait pas eu assez de place
pour deux personnes de plus ici. Il prit la colle dans le placard, sans
s’embêter à fermer les portes en bois qui n’étaient pas de niveau, et
revint dans le salon. Il se mit à rafistoler sa chaussure.
« Où est Lamya ?
Au boulot. »
Lamya était réceptionniste dans une entreprise d’import-export,
en ville. Il se rappela avec amertume comment il s’était vu refuser un
emploi similaire parce qu’ils voulaient une femme. « Elle ne devrait
pas être rentrée à cette heure-ci ? » demanda-t-il. Sa mère l’ignora et
continua son repassage, les yeux sur le poste de télévision. « Et Khalid
? demanda-t-il.
- A l’école ». La mère de Mourad trempa ses mains dans un bol d’eau
et humecta une manche de chemisier avant d’appliquer le fer chaud. “
Pourquoi toutes ces questions ?
- Pour rien ». Il referma soigneusement le bouchon de la colle, puis
cala sa chaussure sous un pied de la table basse pour la laisser sécher.
Sa mère finit de repasser les chemisiers, les posa sur des cintres en
métal et les emporta. Quand elle revint, elle s’assit tranquillement à
côté de lui. « Quelqu’un a demandé la main de ta sœur aujourd’hui.
Qui ?
Un collègue de travail. Il est venu parler à ton oncle et à moi.
A mon oncle ? » Mourad sentit la colère lui monter aux joues devant
l’affront.
« Ben oui, dit sa mère.
Pourquoi tu ne me l’as pas dit ?
Je te le dis ».
153
Il tapa du poing sur la table et se leva. « Je suis l’homme dans cette
famille, maintenant », dit-il. Son père était mort trois ans plus tôt, il
s’était fait renverser par un chauffard qui avait pris la fuite. Il rentrait du
café où il allait boire son thé, racontait des histoires et jouer aux échecs
avec ses copains le soir, quand le chauffeur d’une Renault rouge qui
voulait doubler une Fiat était sorti de la route et l’avait heurté.
« Il y aura une cérémonie de fiançailles dans les règles et tu seras là.
Vienne le jour où la fête sera pour toi ».
Mourad se demandait comment sa mère pouvait dire ça avec autant
de nonchalance quand elle savait que sans emploi, son tour n’était pas
prêt d’arriver.
« On aurait dû me tenir au courant, hurla-t-il.
N’élève pas la voix contre moi. C’est toi qui paies pour le mariage ?
Parce que j’ai pas de boulot tu crois que je suis transparent ? Je suis
son frère aîné. Tu aurais dû m’en parler. »
154
2005
MAROC ORDINAIRE
Par Joseph Morando
aux éditions Le Bec en l’Air
Il arrive que le regard d’un photographe soit comme glorifié par
ce(ux) qu’il capture et délivre en nous captivant. Une émotion vous
gagne qui ne s’en ira qu’avec vous, fichée comme une entaille. C’est
le salut que mérite Maroc ordinaire, le livre de Joseph Morando qui vit
en Haute Provence depuis l’âge de six ans et est né au Maroc en 1956,
d’un père italien et d’une mère marocaine. C’est un cahier de vie, la
provende recueillie et partagée, le cadeau loyal d’un univers fréquenté,
adulte, pour pénétrer le secret familial. Ses photographies sont d’une
intensité remarquable.
Au commencement, il y avait Aïcha, la mère. Ce Maroc maternel,
Joseph ne parvenait pas à l’effacer de sa mémoire. Il l’a retrouvé
patiemment, tendrement, tissant des liens ou assumant une déliaison,
parfois.
En août 1987, il retrouve Itto, sa grand-mère de quatre-vingt-deux
ans qu’il n’avait pas vu depuis presque trente ans. En juillet 1990, on
l’attend à Ifrane, dans le Moyen Atlas où sont nées sa mère et sa grandmère. Fès est la ville de son grand-père.
Livre-accolade, Maroc ordinaire s’inspire d’une inquiétude : « les
certitudes se construisent des deux côtés de la Méditerranée, comme un
mur mitoyen mais aveugle ». Ce mur, il ne suffit pas d’un beau livre pour
l’abattre, mais chaque photographie le fissure lumineusement et les mots
de Joseph Morando aussi. Son regard ami enregistre impeccablement
les pulsations des gens et des choses.
Le poète de langue arabe Abdellah Zrika a donné en préface à
Maroc ordinaire la clé de la puissance magnétique des images de Joseph
Morando, à l’écrit comme en photographie : « C’est ainsi que d’une
photo à une autre, le photographe voyage à travers des récits sans fin. Il
se déplace entre des personnes devenues sa famille. La photo a réussi
à les lier. S’il revient (…) il oubliera son appareil photo. Et peut être
même qu’il est photographe ».
155
Joseph Morando n’a pas oublié d’écrire, comme va le vérifier en le lisant.
*
AGADIR, SAMEDI 20 JUILLET 1991
Anza est un de ces petits villages au bord de mer où les campagnards
se sont exilés, s’agglutinant tant bien que mal aux maisons existantes,
entre conserveries de sardines malodorantes, cimenteries poussiéreuses,
réserves dangereuses de carburant arrimées aux flancs de la colline,
loin du paradis touristique qu’on imagine à Agadir, distant de deux
kilomètres seulement.
Je frappe à la porte de la maison d’Itto : ma grand-mère ouvre. Elle
ne voit plus très bien et me reconnaît à peine. Elle est toute petite, voutée,
ressemble à une tortue, comme l’a dit Rémi, mon fils, quand il l’a vue
pour la première fois. Elle parle berbère, arabe, un peu espagnol mais
très peu français ; elle me fait comprendre, avec tous ses mots mélangés,
qu’elle ne se sent pas bien. « Grand-mère, chibania, très malade », ditelle en me montrant son cœur. Je retrouve l’odeur familière de son salon
bleu, nous essayons maladroitement de nous parler, d’échanger des
nouvelles de la famille.
Elle me propose un thé. C’est une cérémonie. Elle sort ses coffres,
protégés de la poussière par des tissus. Les boîtes sont en fer blanc,
brillantes, embouties de motifs gaufrés, cerfs, papillons, pierres de
couleur en verreries bleues, rouges et jaunes. Une petite boîte pour le
thé vert, une autre pour le sucre (celui qui se vend encore en cône,
emballé dans du papier bleu) et une troisième boîte pour les gâteaux.
C’est avec le cul du verre à thé qu’elle casse le sucre en choisissant
délicatement dans sa vielle main tordue de rhumatismes la bonne
position du cône. Prend une poignée de thé vert de Chine, la met dans
la théière, verse de l’eau chaude, rince par deux fois le thé, ajoute la
menthe fraîche et les morceaux de sucre…
FERTASSA, 7 NOVEMBRE 1995
Lendemain de pleine lune.
J’aime me lever le matin dans un lieu que je connaissais pas la veille
au soir. Je m’éveille aux cris du coq, la bouche pleine de fine poussière
156
de sable déposée par le chergui. Les poules gloussent et picorent dans
une maison voisine, une chienne aboie, elle s’appelle Leika ! A côté,
Rachid se lave la tête et chante en berbère. Sa voix est couverte par les
cris des enfants qui jouent au-dehors.
Face à un miroir carré aux bords en plastique bleu, Rachid continue
sa toilette et se rase avec une lame Gilette. Comme moi, le village se
réveille doucement. Je dois visiter ce matin des huileries traditionnelles
qui fonctionnent avec l’énergie d’une mule, inspirées de la technique de
la Volubilis antique.
Si la récolte est bonne, les villageois partent à la cueillette tôt le matin
avec leurs gaules. Ils se rassemblent par groupe pour être embauchés,
les femmes avec les femmes, les hommes entre eux. On chante dans
les collines pour se donner de l’entrain, principalement des versets
religieux inspirés de la vie du Prophète. D’ordinaire, la paie est de
soixante-dix dirhams par jour, mais cette année ils gagneront beaucoup
moins à cause de la sécheresse. La cueillette est organisée à tour de rôle,
les champs sont gardés car les pilleurs rôdent.
Nous déjeunons d’un thé et d’une galette, rghaïf. Je fais bien sûr
des photos, ne suis-je pas là pour ça ? Les trois pressoirs à huile ne
fonctionnent pas, car il n’y a pas assez d’olives. Nous traversons une
forêt d’oliviers, sous la poussière de terre, sèche et craquelée. Pas un
seul brin d’herbe, j’ai du mal à le croire, mais il paraît qu’on nourrit
les animaux avec les feuilles des oliviers sans fruits. On coupe même
les feuilles des agaves pour nourrir les vaches et les moutons fouillent
dans la terre pour manger les racines. Les oliviers secs jaunissent et
brunissent. Les seules bonnes récoltes proviennent des oliviers irrigués
au bas de la vallée, où coule l’oued Khomane. C’est là que nous
retrouvons Radi Aouad, voisin et ami d’enfance de Rachid, ancien
immigré d’Avignon. C’est la deuxième année consécutive de mauvaise
récolte. Pas de bonnes pluies, et le « brouillard de mai » a favorisé la
maladie de l’araignée, se désolent mes hôtes.
FERTASSA, 15 NOVEMBRE 1996
Lever à six heures, il fait encore nuit. Je m’efforce de ne pas réveiller
la maison. Khadija, la mère de Rachid, allume la lampe à pétrole, et
157
j’entends l’eau qui frémit sur le Butagaz dans la cuisine. Un rapide
café au lait, quelques gâteaux secs et un peu de pain trempé dans de
l’huile d’olive de la récolte de l’an dernier. Nous partons avec Driss
et Hassan, tous trois chaussés de bottes en caoutchouc et armés d’une
perche pour attaquer les olives. Comme l’année précédente, l’ascension
des pentes du Zerhoun est pénible, mon matériel photo pèse lourd et
nos muscles du matin sont encore endoloris. Ils se moquent de moi,
me trouvent un peu lent, alors que je les vois tous deux grimper sans
sourciller. Les coqs chantent, les chiens aboient sur notre passage, les
crocs en avant. Chaque maison, ou presque, nourrit un chien piteux
dressé pour dissuader les rôdeurs. Le patron nous attend en haut de la
colline. Nous croisons un troupeau de moutons sous de belles lumières
automnales. Alors que résonnent déjà dans les rangs d’oliviers les
bruits des cannes et les chants des cueilleurs, leurs rires et leurs voix se
répondent joyeusement d’un arbre à l’autre.
Je me joins à un groupe de huit femmes courbées qu’entourent six
hommes accroupis. Le plus âgé me demande d’aider, nous ramassons
les olives qui sont déjà tombés pour ne pas les écraser en marchant.
Nous cueillons ensuite celles qui sont encore sur l’arbre. Je m’active à
côté d’un barbu qui m’interroge sur l’islam, je lui réponds que je suis
un nisrani. Tout de suite, il rompt cette conversation pour m’entraîner
sur le terrain du foot en me parlant de l’OM.
Je fais quelques photos. Un homme s’éloigne pour aller fumer
tranquillement son sebsi, sa pipe de kif. On nous offre une orange et
du pain, et nous continuons notre chemin. En traversant le village de
Lakouar, je photographie une femme qui fait son pain. Elle a des gestes
superbes, et le pain sent bon le levain dans son four chaud. A ses côtés,
une grand-mère aveugle l’interroge, car elle a deviné l’inconnu.
158
2006
PRIERE A LA LUNE
Par Fatima Elayoubi
aux éditions Bachari
Le recueil de textes de Fatima El Ayoubi, bien que publié par un
petit éditeur parisien comptant peu de titres à son catalogue, a reçu
un fort bel accueil, le portrait de cette femme-courage ayant été dressé
sur une pleine page du quotidien Le Monde. On s’émeut constamment
à la lecture de cet ouvrage qui est comme la broderie d’une âme et d’un
corps, tous deux brisés et tous deux enfin libérés par l’accès à la parole
et à l’écriture. Fatima El Ayoubi exprime avec une puissante sincérité les
rêves entrevus, les cauchemars subis, les douleurs, regrets et combats
quotidiens contre la misère matérielle et affective d’une femme, d’une
mère, d’une travailleuse qui ne parle pas seulement pour elle-même.
Marocaine ayant émigré en France, Fatima El Ayoubi se raconte et
se réinvente, se reconstruit « le torchon dans une main, le crayon dans
l’autre ».
Au pays, « trois ans à l’école, pas un de plus. Un regret sans fin. »
Enfant, Fatima El Ayoubi était « coincée entre l’intelligence et la pauvreté.»
Voici bien une manière éloquente de dire le gouffre et la volonté qui
hantera l’adulte de le franchir avec persévérance et dignité, malgré la
mélancolie qui menace.
Adulte donc, mais sans œillères ou présomption, en exil, mais
passionnée à se souvenir, à vouloir et à pouvoir vivre, émergeant du
chaos des difficultés rencontrées au cours d’une existence qui connut
son lot de souffrances et s’éclaire par le goût du beau.
Franchise et simplicité du ton, on entend vraiment une voix et une
personne dans Prière à la lune.
Ici, mon amie la lune, sur cette terre où je suis debout, poussent les
racines des vignes, surgissent tous les coins que l’on a visités ensemble,
mes souvenirs d’enfance.
Mon amie, il est temps de retourner dans ma deuxième patrie, la
terre de la liberté, de la souffrance, de la lutte pour vivre.
159
On dit de nous, les immigrés, que nous aimons deux pays. Notre
rôle est de mêler leurs cultures. Notre destin est de rapprocher ces deux
pensées car, ici, se trouvent nos enfants, les morceaux de notre foi et la
souffrance des années. Le cœur est là-bas, l’âme et l’esprit ici.
Mon amie, notre famille connaît tout de notre vie en France, le nom
de nos voisins, de nos amis, de notre médecin, les professeurs de nos
enfants. Nous parlons tant à nos proches de tout ce qui se passe ici.
Nous arrivons avec des cadeaux, des manières de faire. Ils aiment nos
cadeaux, nos nouvelles manières.
Viens mon amie la Lune, prenons un peu de soleil, d’air marin, c’est
une carte d’invitation au cœur généreux :
« Du Maroc et ses enfants à la France et ses enfants : soyez les
bienvenus à toute heure en toute simplicité pour participer à nos
cérémonies, pour danser sur le sable, sous le soleil … ».
6/10/2001
4h du matin : je pense, je pleure.
Mon Dieu, suis-je la croyante que Tu attends ? Tu écris mon destin.
Je ne peux ignorer Ta puissance.
Depuis que je suis petite, j’ai ouvert les yeux et je comprends les
choses : Dieu, la pluie qui tombe, les fruits sur les arbres, les animaux,
les chats, les rats, tous ont des petits ; hommes et femmes aussi.
Dieu a créé tout cela.
Ma chambre est petite, noire, sans lumière.
Chez mes parents, il y avait deux étages.
Une maison simple, mais propre.
Tout était propre, les vêtements, la cuisine, les pièces.
Propreté, ce n’est pas seulement celle des choses, c’est aussi celles
de nos paroles et de nos actes. Propreté, c’est un mot secret dans ma
bouche. Je rêve et mange propre. Quand j’ai quitté la maison de mes
parents, la petite maison propre, c’était pour partir à l’étranger avec
mon mari.
C’était dur, mais chaque femme a ses difficultés avec son nouvel
entourage. Rapidement avec mon mari, c’est devenu le noir, la trahison.
C’était mon destin.
160
Dieu a donné, Dieu a repris.
J’avais été éloignée de ma famille qui était ma force et avec laquelle
je n’avais vu que de bonnes choses.
Je m’étais donnée à un homme, et il fallait que je lui donne encore et encore.
Je connais les hommes : j’ai un père et trois frères et je n’ai pas peur d’eux.
Mais du 12 septembre 1983 au 28 septembre 1998, j’ai plus connu de
quiétude.
Je n’ai plus senti un moment de répit face à la peur.
Chaque jour, elle m’étouffait.
Demain, je vais respirer,
Demain, je vais sourire,
Demain, je vais écouter une chanson,
Demain, je vais lire un livre.
Demain. Je croyais toujours que cet homme allait réaliser qu’il avait
une femme qui comprend le jour et la nuit, la lumière et l’obscurité.
Une femme intelligente, croyante, sensible.
Il aurait fallu que je rétrécisse et simplifie toutes les choses à
l’intérieur de moi pour qu’il comprenne. Mais je n’y arrive pas, alors
j’abandonne.
Au bout de 15 ans de mariage, j’ai admis l’échec. Continuer à vivre
sans penser, sans intelligence, je n’y suis pas arrivée.
Heureusement que les animaux ne parlent pas.
Enfin, peut-être entre eux ; mais ils dorment, ils mangent, ils se
reproduisent, ils regardent, ils écoutent et ne pensent pas.
Un être humain pense.
J’avais été élevée comme un être humain, avec mon mari, j’étais
devenue un animal.
Avais – je le droit de vivre mon humanité ou devais-je vivre comme
un animal ?
J’en suis donc arrivée à la séparation des routes pour préserver mon
éducation, ma religion, le respect de moi.
161
2006
EL MAGHREB
Trois volumes de textes et de photographies
Par Malik Nejmi
aux éditions l’Œil électrique
Photographe, Malik Nejmi révèle un authentique talent d’écrivain
dans des textes brefs comme des couperets qui accompagnent ses
images. Dans le passionnant ouvrage de Marie Moignard Une histoire
de la photographie marocaine (Le Cherche-Midi, 2010), on apprend
que Nejmi est né en 1973 à Orléans, d’un père marocain et d’une mère
française. Diplômé du Conservatoire libre du cinéma français en 1994,
Nejmi possède un regard d’artiste allié à une curiosité d’ethnographe.
Ses images ont une puissance rare, faite d’empathie et de respect. Elles
vibrent comme des feuilles au vent de la mémoire retrouvée du père
immigré et disent le présent marocain à la lumière d’un dialogue des
expériences, des espérances et des pratiques. Le tout a quelque chose
de proprement inoubliable. La parole du fils s’adresse au père dans le
texte qu’on va lire.
*
Tu te souviens du vent dans les arbres et du signal de la mer, le
regard en alerte et la voix du muezzin qui coupe le souffle du soleil ?
Quand je t’ai demandé de m’écrire le nom de ton pays, tu m’as répondu
que tu ne pouvais pas parce que le Maroc, c’est le « pays » et que c’était
comme ça : el Maghreb.
Tu écris comme tu prononces le nom du pays qui pourtant ne s’écrit
pas, peut-être parce qu’il est plein d’images insolubles et que ça n’est
plus tout à fait le tien.
El Maghreb. Faire et défaire la France. Faire en sorte que le pays
qui nous quitte ne soit jamais tout à fait mort et le tenir dans le champ
d’un espace chaud, comme un regard. Et encore, se lever, s’intégrer,
respirer dans ce nouveau désert, faire et défaire le présent aussi souvent
que le passé le demande. Et souvent il appelle, il se nourrit de notre
liberté comme il mange nos souffrances. Le passé, papa, c’est la taxe
des immigrés.
162
2006
EMBOURGEOISEMENT IMMEDIAT
Par Salim Jay
aux éditions de La Différence
Né à Paris en 1951, d’un père marocain et d’une mère française,
Salim Jay est l’auteur de quelque vingt-cinq ouvrages qu’il se gardera
bien de commenter ici. Il a vécu au Maroc de 1957 à 1973 et réside
depuis à Paris, ce qui n’empêche pas les éditions la Croisée des Chemins
d’annoncer la parution de son ouvrage Fès racontée par les Fassis. Il
est chroniqueur littéraire à Qantara, la revue publiée par l’institut du
Monde Arabe à Paris et ses deux derniers romans Embourgeoisement
immédiat et Victoire partagée ont paru à la Différence.
Son roman Tu ne traverseras pas le détroit (Mille et nuits, 2001), est en
cours de traduction en arabe et sera publié en 2010 par la Croisée des
Chemins.
Cette Anthologie des écrivains marocains de l’émigration fait écho
à son Dictionnaire des écrivains marocains (Eddif/Paris Méditerranée
2005).
Ravi, le con. Et pas con d’être ravi.
Ma précédente expérience de legs, je la devais à une nonagénaire
dont les bontés ne m’ont pas laissé un souvenir très satisfaisant. Mme
Frissounnet avait tenu à me léguer mille francs. Le notaire qui me
convoqua avait de bonnes joues, un œil falot et l’autre vif, histoire, sans
doute, de tromper son monde.
Je lui offris, avant même la remise supposée des fonds, un énorme
ouvrage de Michel Butor qui s’intitulait Boomerang et que j’avais reçu
en service de presse le jeudi précédent. Il empocha le cadeau avec un
mélange de bonhomie et de perplexité. L’aveu allait m’achever : « La
famille se déchire. Le partage n’aura pas lieu avant trois ans. »
J’attends encore.
Un jour, après le partage d’une tomate, d’un œuf dur et d’une feuille
de salade dans la salle à manger de sa fille, qui lui louait une chambre, le
163
temps de vacances parisiennes, et l’autorisait à introduire des aliments
dans son réfrigérateur, Mme Frissounnet avait pointé ma tignasse
brune : « Tous ces cheveux vous donnent une tête de bougnoule, ce que
vous n’êtes pas du tout. »
J’étais aussi interloqué que si l’on m’avait traité de vibromasseur
bavard. Ou taciturne. J’observais avec stupeur cette nostalgie éhontée
pour la « pacification » du Maroc. Je retrouverais l’écho de distorsions
de perceptions aussi étranges, quelques années plus tard, dans cette
anecdote que me conta le romancier Fouad Laroui, qui vit en Hollande
et, de passage à Paris, entendit au carrefour de l’Odéon une dadame
qui l’avait observé, lui, le « bougnoule » sobrement élégant dans son
costume européen, et avait dit à son époux : « Regarde, ils s’habillent
maintenant comme nous. » La scène se passe en 1997 !
Mme Frissounnet, vingt ans plus tôt, conservait-elle encore un
souvenir précis de cet Henri de Lespinasse de Bournazel, que ses
thuriféraires nommaient « le cavalier rouge » ? Un jour, j’avais entendu
un éditeur m’expliquer rêveusement qu’enfant, il avait été fasciné par cet
officier français qui participa dans le Rif à la campagne contre Abdelkrim
et fut tué en 1933 au cours d’une opération dans le djebel Sagho. J’étais
abasourdi d’avoir à subir l’éloge d’un colonisateur armé jusqu’aux
dents face à une révolte nationale pas moins héroïque que celle de
Jeanne d’Arc et de ses troupes. Mon éditeur insistait pour me vanter la
conduite d’Henri de Bournazel, juste après m’avoir avoué le soupçon
qui le taraudait : « Vous m’avez l’air d’un emmerdeur », et avant de
signer le contrat qui me liait à Denoël pour la publication du Portrait
du géniteur en poète officiel.
J’étais tellement stupéfait de cette rémanence des ébaubissements
colonialistes, tels qu’ils avaient eu cours dans le Maroc « français »
que je me documentai en feuilletant le volume hagiographique d’Albert
Rèche, Bournazel, le cavalier rouge, paru en 1942 dans la collection
« L’âme de la France », aux éditions des Loisirs. La guerre du Rif ?
Furieux loisir !
Mme Frissounnet eût-elle vraiment apprécié le comportement
du capitaine Laffitte, présenté par l’hagiographe comme un « guerrier
164
fantastique perdu dans un monde nouveau » ? Ce Laffitte, benjamin
d’Henri-Marie de Lespinasse de Bournazel, décide « de réduire la
contrebande qui permet de ravitailler les insoumis : il leur donne une
leçon. Bricoleur en diable, d’une habileté manuelle surprenante, Laffitte
creuse un pain de sucre, le truffe d’une grenade dont le bouchon allumeur
affleure le sommet et le fait parvenir, par des intermédiaires, aux chleuh
qu’il veut punir. Réunis en famille, ces derniers s’apprêtent à prendre
leur rituel thé à la menthe et, au moment où le chef de tribu frappe
le sommet du cône d’un coup de marteau, une explosion formidable
retentit et pulvérise tout le monde. Le tonnerre d’Allah a résonné …
Il résonnera d’ailleurs dans toute la montagne car Laffitte affectionne
particulièrement les petites plaisanteries qui mettent en jeu les explosifs
plus bizarrement utilisés ».
De passage à Paris, Mme Frissounnet vivait au Maroc, où elle se
montrait fort gentille avec l’indigène devenu indépendant.
Nonagénaire, il lui restait un vaste stock de restrictions mentales, et
aussi, de la curiosité pour les gens et les choses.
Les yeux lumineux et doux, un air d’éternelle jeune fille, tout de
même un peu horrifiée de vivre si longtemps. Sa frugalité est ce qui me
désespère le plus dans sa légende, notre partage d’un unique œuf dur
m’étant resté sur l’estomac. Fallait-il être gérontophile pour endurer de
déjeuner d’une lamelle d’œuf dur posée sur un arceau de tomate ! Je
crois qu’il y avait aussi une demi-olive noire dans nos assiettes mais
je n’en suis plus très sûr, car Mme Frissounnet avait en horreur les
surcharges caloriques.
J’ai toujours eu le chic, au moins une fois l’an, de me retrouver, par
ailleurs, convié à dîner par des gens qui partagent une pintade entre quinze
personnes et vous murmurent à l’oreille : « Il faut me terminer ça ».
Pour tuer le temps avant de toucher le jackpot, j’allais relire à la
bibliothèque de Trinity University toute l’œuvre d’un écrivain décédé
en 1995, le Marocain Mohammed Khair-Eddine. Une vie, un rêve, un
peuple, toujours errants contient à la fois une évocation de l’exil et
une résurrection incandescente du pays natal. Pour ce qui est de l’exil,
Khaïr-Eddine se livre à une mise au point un peu amère : « Peut-être
165
que les Hemingway bouffaient bien, baisaient bien, buvaient bien, et
sortaient bien à Paris, en leur temps, mais nous autres, voyons ! Nous
autres à Paris nous crevons la dalle, nous sommes ratiboisés et insultés
comme pas un ! » Le romancier songeait aux travailleurs logeant à cinq
dans des chambres sordides plutôt qu’aux poètes en rupture de ban.
J’avais toujours considéré que le grand Khaïr, pas plus haut que
trois virgules, lui non plus, mais d’un talent sans mesure, avait quelque
tendance à noircir le tableau. Et cependant, c’est avec lui que j’aurais
voulu pouvoir fêter ce don du ciel qui allait me tomber sur la tête. Rire
avec lui, me promener avec lui dans les rues, comme jadis. Le relire, pour
ne pas trop m’inquiéter du risque évoqué par l’oncle avec une pointe de
sadisme et pas moins d’humour : « Si je meurs avant que l’argent soit viré
sur ton compte, tu n’auras rien. » Nothing, Nitchevo.
166
2006
DIT VIOLENT
Par Mohamed Razane
aux éditions Gallimard
La « collection blanche » des éditions Gallimard a accueilli
peu de romans ou de récits consacrés à la « banlieue » française. A
trente-sept ans, Mohamed Razane, que l’éditeur présente comme un
Français d’origine marocaine, éducateur spécialisé auprès des jeunes
en difficulté et vivant en Seine-Saint-Denis, a donné avec Dit violent un
récit pugnace et tendre où l’espoir se cogne à la désolation.
C’est un texte abrupt, une sorte de chambre d’échos où l’on entend la
brisure de quelques destins, le cliquetis des menottes, des clefs ouvrant
sur le pire, mais il y a aussi la force d’une main tendue à une jeunesse
menacée par le déni collectif, la rancœur ou la stigmatisation.
Il entend des lamentations, des cris étouffés dans le brouillard de la
pénombre. C’est la voix d’une jeune fille qui a peine à trouver ses mots.
Il perçoit du sang qui coule lentement le long d’une cuisse. Un visage
se dessine, il est triste. Penché vers le bas, ce visage suit le parcours
sinueux de la sève rouge qui trouve sa source dans une blessure qui
doit être profonde. Les yeux semblent absents, plongés dans le néant.
Ce sont des yeux qui ont besoin de pleurer mais qui ne trouvent pas de
larmes.
L’image se précise, c’est le visage d’Aïcha, la sœur de Zacarias.
Il est entré dans ses rêves par inadvertance, ils sont prisonniers d’une
pelote de nœuds inextricables. Il ne sait si c’est lui qui est allé à eux ou
l’inverse, probablement les deux à la fois. Une rencontre au pays des
songes entre une souffrance qui cherche à se dire et des oreilles sensibles
pour les entendre. Une souffrance amère marquée par le sceau de la
violence la plus exécrable. C’est l’histoire d’une joie de vivre piquée
au vif par le dard de l’ignominie des hommes. C’est l’histoire d’une
rose fraîche et éclatante arrachée au soleil puis jetée dans la puanteur
d’une décharge publique. Les mots de lamentations s’éclaircissent et
deviennent compréhensibles. C’est la voix rauque d’Aïcha, une voix
ravagée par un amas d’humiliations vautrées dans le fond de la gorge et
qui dit ses silences.
167
« Je m’appelle Aïcha. J’ai dix-huit ans et mes sens sont fatigués.
Je m’appelle Aïcha et je me retranche dans le silence. Le monde de la
parole et des mots me dégoûte. Les mots dans la bouche des hommes ne
sont que des choses amères crachées à la face d’un monde en déroute.
Je m’appelle Aïcha et personne ne m’a jamais dessiné un poème. Le
silence envahit mon corps et j’ai besoin qu’on me raconte de belles
choses, qu’on me dise des douceurs et qu’on me conte une maison pour
me réconcilier avec le monde des hommes. J’ai besoin et j’ai pas envie.
Je ne sais pas. Je ne sais plus.
Je m’appelle Aïcha et mes sens sont fatigués. J’ai goûté les fruits de
ces arbres qui sont sur les bords des routes de ma banlieue. Ils m’ont dit
leur amertume. Ils m’ont dit leur tristesse de pousser ainsi à l’abri du
béton et dans l’étouffement des gaz d’échappement.
J’ai goûté les nuages et ils m’ont chuchoté leur résignation. Ils ne
font plus de beaux dessins dans le ciel parce que les gens ne les voient
plus. J’ai goûté les paroles des enfants et elles m’ont dit que les enfants
n’existaient plus, l’innocence s’évapore dès le plus jeune âge. J’ai goûté
et je suis dégoûtée.
J’ai vu mon quartier s’enlaidir, la haine gagner les bouches et les
visages, la misère s’installer et caresser le corps des hommes et des
femmes en y forgeant milles rides et mille fatigues. J’ai vu et j’aurais
voulu être aveugle.
J’ai vu l’âme dans un toxicomane mort d’une OD passer devant ma
fenêtre et s’envoler dans le ciel, escortée par un ange.
J’ai vu un bébé mort dans les bras de sa mère, une voisine venue
frapper chez nous ne sachant que faire, désemparée et refusant
obstinément de lâcher son enfant figé dans la mort. J’ai vu et j’aurais
voulu être aveugle.
J’ai vu la lame d’un couteau pénétrer trois fois la chair du jeune Guy
dans les escaliers de la tour H600 et personne pour l’aider. L’agresseur
était son géniteur. J’ai vu et j’ai crié au secours, j’ai vu et j’ai crié à l’aide
et le sang coulait le long de l’escalier. J’ai vu la douleur et la détresse
dans les yeux du jeune Guy. J’ai vu et j’aurais voulu être aveugle.
168
J’ai touché les mains de ma mère et elles m’ont raconté le parcours
de sa pénible vie, de sa douloureuse histoire pleine de soucis et de
servitude, la coutume lui a volé sa jeunesse. D’enfant elle est devenue
femme, mariée à sa puberté. J’ai touché et mon cœur a pleuré. J’ai
touché une hirondelle blessée et elle m’a raconté le jeu de ces enfants
qui s’amusaient à lui expédier des cailloux avec des lance-pierres. J’ai
touché et mon cœur a pleuré.
J’ai entendu notre voisine crier et pleurer parce que son mari la
battait et la traitait de pute. J’ai entendu les sanglots de leurs enfants
dans le silence et l’angoisse de la nuit. J’ai entendu et j’aurais voulu
que ce soit un malentendu. J’ai entendu des voisins de la tour murmurer
que les étrangers n’étaient qu’une sale race et qu’il fallait les gazer et les
enfourner. J’ai entendu et j’aurais voulu que ce soit un malentendu.
J’ai entendu une mère maghrébine pleurer toutes ses larmes parce
qu’un policier avait tiré une balle dans la tête de son fils, un fils qui
n’avait commis nul délit et qui se livrait au contrôle les bras en l’air.
Innocent et dans le coma.
J’ai entendu des rumeurs malsaines dans la bouche de femmes
du quartier condamnant et injuriant la jeune Fatia parce qu’elles la
soupçonnaient de prostitution, parce qu’elles la voyaient sortir seule
le soir et rentrer tard. J’ai entendu et j’aurais voulu que ce soit un
malentendu.
169
2006
PIEDS-BLANCS
Par Houda Rouane
aux éditions Philippe Rey
Faconde et ironie mènent la danse dans le roman de Houda Rouane,
« pionne » dans un collège à Saint-Pantaléon, où, sans doute, il faut
entendre, autant qu’un lieu-dit, le mot « pantalonnade » qui indique,
selon le dictionnaire, une « manifestation hypocrite (de dévouement, de
loyauté, de regret) ». En somme, Houda Rouane ne jouera pas le jeu s’il
est exigé de mentir et de se mentir.
Alors, elle raconte les petitesses, les mesquineries, les grandeurs
cachées, les obstacles absurdes, les libertés conquises, les traces
retrouvées ou recouvertes d’une identité composite mais, surtout,
vaillante.
Sa verve s’exerce efficacement dans le récit de sa vie en France,
avec ses hauts et ses bas, ou lorsqu’elle narre les vacances marocaines
en famille.
Ce qui frappe dans Pieds-blancs et entraîne mieux qu’une adhésion
amusée, c’est la fraîcheur du témoignage qui n’interdit pas des accès de
tension, une certaine rugosité. Le récit de vie s’affranchit des facilités
démagogiques. Houda Rouane, an fond sait dire l’essentiel : qu’elle
aime la vie, comme on aime la fantaisie, la liberté, les surprises. Et
parmi les surprises qu’elle apprécie, il y a, bien sûr, le Maroc, les
retrouvailles avec les siens.
Celle qui se raconte dans Pieds-Blancs, c’est Norah Rabhan, 25
ans, double de l’auteure. Norah qui avait prévenu : « dans mon lot de
sixième, il y a Samira, la petite qui me ressemble comme deux gouttes de
zizitoun, même gueule, même caractère et même allure que moi. (…)
Au début, ça nous a fait peur à toutes les deux, on s’est reniflées, on
s’est observées et j’avoue que j’ai adoré quand elle m’a snobée les deux
premières semaines.»
On aurait tort de snober Houda Rouane parce qu’elle nous
ressemble. Son livre lui ressemble et la rassemble, sans forfanterie
170
et avec joie, recollant des expériences et des espérances intimes, en
mettant l’accent sur les risques et les bénéfices de l’indépendance
d’esprit.
*
Quant j’étais gosse, lala Fatima, comme on voyait juste ses yeux, je
croyais que c’était une desperado comme dans Lucky Luke. Elle me
faisait peur, Lala Fatima, parce que que je croyais toujours qu’elle allait
sortir un flingue de sous sa djellaba alors que, souvent, elle en sortait
une pièce ou une ghoriba avec un clou de girofle dessus. Une djellaba,
c’est chouette parce que même si tu portes un truc tout pourri dessous,
personne s’en rend compte et, en plus, c’est joli et confortable.
Tout est prêt pour le départ. Le Grand Truc m’emmène à l’aéroport et
les M&M’s viendront me chercher au retour. Je devrais plus m’inquiéter
de rien mais j’ai le trac. Est-ce qu’ils me reconnaîtront ? Est-ce qu’ils
ont beaucoup changé ? Est-ce que le bled est comme avant ? La dernière
question m’obsède.
J’ai eu beau regarder TV Bled attentivement chaque fois que j’étais
chez les M&M’s, j’ai pas trouvé de réponse. J’ai comme l’impression
wqu’à la télé marocaine, ils montrent pas le bled que je connais. J’ai pas
vu mon bled avec le bruit, le désordre, l’odeur et l’envie de vivre que tu
peux presque toucher. Bref, je me prépare à rentrer au pays comme si
je partais en pèlerinage…parce que c’est pas parce que tu te sens enfin
chez toi à Jérusalem ou à La Mecque que c’est vraiment chez toi. Je
pars avec l’impression d’être une traîtresse à mes M&M’s. Je les laisse
derrière moi, c’est pas juste. Eux, ils m’ont dit qu’ils étaient contents,
qu’ils étaient fiers même d’avoir réussi à garder les racines vivaces, à
pas perdre l’essentiel en France…Mama à pas pu s’empêcher de me
donner ses derniers conseils au téléphone. Tandis que le Grand Truc
attend que j’embarque, Mama, elle me parle de ceux dont elle aimerait
avoir des nouvelles, elle me dit combien je devrai donner à un tel ou
à une telle, elle me dit qui est fâché avec qui et surtout me prévient
de bien me tenir et de pas leur faire hchouma à Momo et à elle. J’ai
l’impression d’avoir dix ans et je sais plus vraiment si j’ai encore envie
de partir…
171
Aéroport Mohammed V. Je peux plus faire marche arrière.
Dans l’avion, j’ai eu les larmes aux yeux quand on a enfin survolé le
Maroc.
C’est beau, le Maroc. En France, j’ai laissé la neige derrière moi, en
février, là, on dirait que Rabbi s’est amusé à jeter des tapis de couleurs
profondes sur le sol. J’ai jamais su si c’était le Maroc qui me faisait cet
effet ou l’Afrique…Que j’arrive par les airs ou la mer, j’ai toujours eu
une impression étrange en débarquant au bled comme si une grande
aventure allait commencer…Au retour, en France, c’est pas pareil, je
retrouve toujours l’impression d’être enfin en sécurité comme si je
rentrais à la maison, même si ce sentiment, beaucoup m’ont appris à
en avoir honte…
J’ai pas eu le temps d’aller au consulat marocain pour renouveler
mon passeport, alors j’ai voyagé avec mon passeport français. A la
douane, on m’a demandé ma carte nationale. Je savais pas qu’il fallait
en avoir une, j’ai sorti ma carte d’identité française…Pas de carte
nationale, beaucoup d’embrouilles. Tandis que tout le monde passe,
moi, j’ai le droit au traitement de faveur. On fouille mes bagages et, en
plus, on me regarde, tssktssktssk…Ah! Ces Marocains…ils se prennent
pas pour de la merde quand ils viennent de l’étranger. Je fais contre
mauvais fortune bon cœur parce que je sais que si je commence à me la
raconter, ça va durer dix plombes de plus. Enfin, ils me laissent repartir
et une nana de la douane m’a gentiment noté mon numéro de carte
nationale marocaine au crayon de papier sur mon passeport français. Je
savais pas que j’en avais une finalement … Ils ont mis un sacré bazar
dans mes bagages, j’ai tout rangé en gardant les yeux bien baissés pour
pas qu’ils voient que j’étais furax. C’est pas grave, parce que, pendant
un quart d’heure, j’ai oublié le trac que j’avais et qui s’était amplifié à
l’atterrissage. Maintenant, avec mon chariot, on se dirige vers les baies
vitrées derrière lesquelles les gens t’attendent. J’ai le cœur qui bat très
vite mais je vois personne.
Est-ce que Mama a donné la bonne heure d’arrivée?
Et puis, Moui Aziza, Bou Jedi, mes cous’Icham, Myriam, Hamid,
Moustafa, des gosses que je reconnais pas mais qui ont un air de famille,
172
mon grand-oncle Salim, sa femme Fadila et les femmes de mes cous’!
Ils sont tous venus! C’est bon d’avoir des gens qui vous aiment même
si c’est de loin, de là-bas…surtout si c’est encore là-bas. Je lâche tout
et je cours vers mes grands-parents. Ça pleure, ça rigole, ça s’embrasse
partout sur la figure, tous les autres sont venus se greffer sur nous et je
sais plus si le smack avec une moustache c’est Boua Jedi qui me l’a collé
ou quelqu’un d’autre… C’est pas grave parce qu’un accueil comme ça,
y a des gens à l’aéroport qui aimeraient bien avoir le même … Surtout la
Dame en blanc qui a pas cessé de pleurer dans les bras de sa fille dans
l’avion. La Dame en blanc, elle est venue pour enterrer quelqu’un… le
blanc, chez nous, c’est comme le noir pour les Occidentaux.
Direction le parking. Ça a pris moins de temps que ma traversée
le long des baies vitrées, Mach 3 à la vitesse des rires, des larmes qui
ont séché bien plus vite qu’elles sont arrivées sur nos figures. Enfin, le
ciel, le sol, l’air du bled. Voilà. J’y suis et je sens mon pif qui pique et
les larmes montent et me mettent des arcs-en-ciel dans les yeux parce
que je veux plus les fermer mes yeux pendant les deux semaines que
je passerai là. Je pleure pas, j’ai juste envie de crier, de rire, de courir
partout avec les bras ouverts…I’AM THE KING OF THE WORLD!
Ils sont venus à deux voitures mais ils sont une grosse douzaine
plus moi maintenant. Il y a la voiture de maître que Moustafa conduit
pour les grands patrons de sa boîte, et puis une 404 orange fluo. On
fait un deal, mes bagages montent dans la voiture sombre et racée et
moi dans la Peugeot. Je suis au bled mais pas au festival de Marrakech,
alors je veux profiter de la promiscuité des corps. Boua Jedi et Moui
Aziza, ils m’aiment, mais ils choisissent le confort de la berline tandis
qu’avec Icham, ses parents et les gosses, on embarque dans la 404. On
est assis les uns sur les autres, Icham doit sortir la tête par la portière
pour pouvoir faire une marche arrière. Les gosses veulent écouter de la
musique mais Icham, il veut pas, alors ils chantent. Sur la route, c’est
nous les rois de la boîte à sardines.
173
2007
MAROC, ECLATS INSTANTANES
Par Maâti Kabbal
aux éditions Le grand souffle
En langue arabe aussi bien qu’en langue française, les dons de
nouvelliste de Maâti Kabbal s’affirment à partir d’une empathie rieuse.
Des personnages souvent extravagants révèlent peu à peu leur système
de pensée où le délire, doux ou cruel, a toute sa place.
Maâti Kabbal ne se départ jamais d’un regard généreux et
montre une connaissance fine des comportements, des attentes et des
errements de chacun et de tous. Si ce nouvelliste ironique et tendre vit
à Paris depuis de nombreuses années, son regard intérieur est resté
inéluctablement marocain comme en témoignent les recueils Je t’ai
à l’œil (Paris Méditerranée-Eddif 2002) et Maroc, éclats instantanés
(Le grand souffle, 2007) où le champion Hicham El Guerrouj se trouve
convoqué à son corps défendant.
*
HICHAM EL GUERROUJ POUR TOUJOURS
Comme c’est indiqué sur ma fiche, j’ai été admis le 27 juillet
à l’hôpital Saint-Antoine dans le XIe arrondissement à la suite d’un
« évanouissement provoqué par une systole ». Je peux vous dire
que je l’ai échappé belle. Après la retraite de Saïd Aouita, je pensais
avoir été sevré à jamais des palpitations et des flux et reflux de sang
suscités par les tours de pistes véloces, que lui seul savait imprimer
aux courses. J’ai vite déchanté puisque Hicham El Guerrouj reprit le
flambeau pour accentuer à chaque course les chances de ma syncope.
L’avant-dernière fois, c’était à Zürich. Quand il accéléra, mon pouls
« péta un câble » et le lendemain, je me suis réveillé sur un lit sale de
l’hôpital la Salpêtrière !
C’est au bar l’Etoile du Sud, perché sur un tabouret, que je regardais
les compétitions d’athlétisme. C’est également dans ce bar que je
174
crachais mes poumons quand Aouita lançait ses sveltes foulées, lâchant
au dernier tour ses adversaires. A chaque exploit, j’offrais la tournée
aux potes. Le patron, un Kabyle à la voix cuivrée, se moquait gentiment
de moi en roulant les r : « lui, il a gagné l’or, et toi mon frère qu’estce que tu y gagnes ? Je lui répondais : « difficile de t’expliquer mon
frère ». Avec son départ pour Marseille, tout a été chamboulé dans le
bar : l’ambiance, les prix, les serveurs, la télé géante et extra-plate qui
remplaça le poste de marque Téléfunken, qu’Amar secouait lorsque
l’image devenait floue. Deux jours avant la dernière finale au stade de
France, je sentais monter ma tension. Heureusement que le mercure
baissa et que Paris commença à dégager ces effluves âcres d’automne que
j’aimais bien. Pas question de suivre l’épreuve du 1500m seul ou dans
ce café discipliné et propre. Je repérai à Barbès un café made in bled.
L’odeur de la cigarette mêlée à celle de la bière ou du thé à la menthe, sur
un air lancinant de raï et d’Ouled El Bouaâzaoui, donnait à cet endroit
un cachet particulier. Il ne manquait que le tabouret, ustensile qui me
permettait de prendre un peu de hauteur dans ma vie pleine de trous !
Il n’était que 20h15 et la finale du 1500 mètres était annoncée pour
21 heures. Les commentaires allaient bon train, pimentés parfois de
politique. Un Français d’origine algérienne opposé à un Marocain était
l’occasion d’un lavage de linge entre frères ennemis. Mais le patron du
bar arrêta les spéculations par un net « pas de boulitique ici mes frères ».
A 21 heures, après le coup d’envoi, je me suis envoyé deux ballons
de rouge et une bière… je m’étranglai en criant « Allez Hicham ».
« Allez Mehdi » vociférait mon voisin. Les cris fusaient de toutes
parts ; on tapait sur le comptoir, on se poussait des coudes. Lorsqu’El
Guerrouj attaqua le dernier virage, imprimant à la course un rythme
infernal, j’étais en nage ; je sentais monter ce petit tremblement habituel
qui me prend d’abord par le bas-ventre avant de gagner le cœur. Quand
il franchit la ligne d’arrivée, levant le pouce en l’air, j’étais par terre,
inconscient.
Bien que le stade de France fût acquis à Mehdi Baala, je savais que
Hicham allait gagner. Il y a chez lui une douceur peu commune, un zeste
d’élégance, un art de la retenue, qualités rares chez les athlètes, habitués
175
à faire des déclarations fracassantes. Aouita était de ceux-là. Il avait
ce côté abrupt, un peu tonitruant qui a caractérisé toute une génération,
celle qui faute d’avoir un bureau ou de l’espace à la maison, faisait les
cent pas pour préparer le bac sous les lampadaires. C’était la génération
« les uns courent après les autres », aujourd’hui des docteurs chômeurs.
El Guerrouj n’avait pas perdu beaucoup de temps ; il jeta son cartable
et prit très vite le chemin des pistes et des vallons. Si je n’avais pas
fait d’études, faute de sakliss, réparateur de vélos, ou de kwamanji,
violoniste, j’aurais tenté comme lui ma chance sur le plateau d’Ouled
Abdoun à Khouribga. Mais le destin en a décidé autrement. Ma mère,
que Dieu ait son âme, a toujours eu raison : « Même si tu as ton bac, tu
seras toujours un chômeur ! » me disait-elle. Comme ceux qui pensent
que le chiffre mille est la fin des chiffres, pour elle le bac était la fin,
le summum et la crème des études. Quand j’ai eu ma maîtrise, puis
mon DEA, elle m’a dit que c’étais de lafhamate, de la firme ! Lorsque
je brûlais mes vaisseaux pour continuer mes études à Paris, pour elle
c’était tout simplement bokh, de la vantardise !
Trois jours après mon admission, alors que je faisais une sieste,
l’infermière, suivie de deux femmes brunes dans la soixantaine, poussa
la porte de la chambre. Celle qui était en tailleur se précipita vers moi et
m’étreignit dans ses bras avant d’éclater en sanglots « Merci mon Dieu,
tu es bien vivant. On a fait le tour des hôpitaux, des morgues de Paris et
de la banlieue. Ne t’ayant pas trouvé à la maison après notre retour de
vacances, on a été pris de panique. Ah ! mon pauvre chéri, si tu voyais
tous ces cadavres abandonnés dans des morgues tristes et mornes ! »
Qui sont ces dames ? demandai-je à l’infirmière qui se tenait au
seuil de la porte.
C’est votre mère, non ? me répondit-elle en tirant une fiche de
renseignements de la plaquette accrochée au pied du lit.
Vous vous appelez bien Ricardo Sanchez-Jolivet ?
Pas du tout. Qu’est-ce que vous me chantez ? Je m’appelle Maati,
je suis marocain et je suis tombé dans les pommes après la victoire de
Hicham El Guerrouj, lui dis-je en me levant sur mon séant. Celle qui
176
se fit passer pour ma mère me prit les mains et sanglota de plus belle :
« Je te demande pardon, mon ange. Sur ce coup, je suis égoïste. Je le
reconnais. J’aurais dû insister pour t’emmener avec moi en vacances.
Tous ces morts abandonnés à eux-mêmes, c’est atroce. Mais je rends
grâce à Dieu, tu es vivant ». Pendant qu’elle se flagellait mollement en
accusant une société sans cœur qui abandonne jeunes et vieux, je ne
pensais qu’à une seule chose : l’épreuve de 5000 mètres, dans laquelle
Hicham El Guerrouj allait tenter dimanche le tout pour le tout ; restait
l’avis du médecin. Il émit un diagnostic sans appel : la prochaine fois,
ce sera la syncope.
Celle qui se faisait passer pour ma mère prit son portable pour appeler
un certain Claude (c’est ton père, me souffla-elle discrètement), « Allô
chéri ? On a retrouvé Ricardo, un peu sonné, mais bien vivant. Il sortira
dimanche de l’hôpital » !
177
2007
L’ENFANT DE MARBRE
Par Mohamed Leftah
aux éditions de La Différence
En 1992, à l’âge de 46 ans, Mohamed Leftah publia son premier
roman Demoiselles de Numidie, aux éditions de l’Aube avant sa
réédition à la Différence en 2006. Il s’agit d’un chef-d’œuvre. Le
raffinement de l’expression sert une audace à peu près sans exemple
antérieur dans la littérature marocaine de langue française.
Informaticien puis journaliste littéraire, Mohamed Leftah, né à
Settat y vécut, avant Casablanca, Paris et le Caire où il est décédé le
20 juillet 2008 à la consternation des lecteurs de sa dizaine d’ouvrages
(dont certains posthumes) parus entre 2006 et 2010 aux éditions de La
Différence ; des manuscrits inédits donneront lieu à des parutions dans
les années à venir. Ses débuts avaient été suivis d’un silence apparent
de quatorze années. Un temps mis à profit pour édifier une œuvre où
le romancier peut parler, avec la même gravité, la même tendresse et
presque la même rage de la maison d’enfance ou d’un lieu de prostitution,
de l’ambre ou de l’ombre, de la fosse ou du ciel, et du Maroc comme du
Japon, de la Grèce antique ou de l’Égypte d’aujourd’hui.
Tous les livres de Mohamed Leftah ont quelque chose de bouleversant
mais L’enfant de marbre (La Différence, 2007) rend un son unique. Ici,
celui en qui Mohamed Nedali, romancier marocain vivant et écrivant à
Tahanaout, a salué “un orfèvre ciselant ses phrases, l’une après l’autre,
avec science et patience”, a écrit le tombeau de son fils mort-né.
Les pages que nous donnons à lire évoquent, comme en un vertige,
l’énigme de la disparition, le duel entre l’oubli et la mémoire, la torpeur
et la ferveur.
Toute l’œuvre de Leftah balance ainsi, entre sidération et célébration.
Le romancier raconte avec la sûreté d’un oracle.
Il émerveille son monde par le jeu d’une langue somptueuse qui fait
triompher une rare exigence de vérité intérieure, bannissant l’hypocrisie
et se réclamant de la beauté comme s’il était lui-même le célébrant d’un
culte extrême.
178
*
A la porte d’Italie, je remontai au jour. Ce furent comme un espace
et un temps immobiles qui m’accueillirent. La boucherie marocaine,
la vielle dame digne plantée, son étalage fleuriste à même sol, comme
si elle n’avait pas bougé depuis la veille, les visages basanés de mes
compatriotes qui me reflétaient comme autant de miroirs, le « Bar des
Tilleuls » où l’envie de pénétrer me tenta durant quelques secondes,
avant que je descende la venelle en pente, « l’avenue du Cimetière
communal », de longer la devanture du magasin de fleurs où nous avions
acheté la veille véroniques, cinéraires et chrysanthèmes, la façade de
« l’Entreprise du froid », puis, après avoir franchi la porte du cimetière,
le temps de lire encore cette « Concession à perpétu », avant de monter
deux marches et de me trouver enfin dans le bureau de l’administrateur
du cimetière. C’est à ce moment-là seulement, qu’espace et temps
s’animèrent à nouveau, que la journée des morts chassa celle de la
Toussaint et s’actualisa en quelque sorte, et que je me surpris en train
de dire, d’une voix hésitante :
S’il vous plait, Monsieur, c’est pour des renseignements sur une
tombe.
L’employé - il ne pouvait s’agir de l’administrateur du cimetière répondit vaguement à mon bonjour, en marmonnant entre ses lèvres
tout en restant accroupi devant une pile de vieux registres qu’il était
en train de consulter. Quand il leva enfin ses yeux sur moi, ceux-ci
semblaient exprimer un insondable étonnement, et je réalisai que
l’employé louchait. Cette posture accroupie et ce regard de louche me
rappelèrent instantanément une scène similaire et lointaine. C’était
l’époque où je devais intégrer l’université, et j’étais allé au bureau des
bourses m’enquérir des suites données à ma demande. Le fonctionnaire
qui accueillait les futurs étudiants, justement à ce moment-là accroupi
devant une pile de registres derrière laquelle il disparaissait presque,
et dans son visage qui seul émergeait, deux yeux atteints de strabisme
me jetèrent un regard exprimant un étonnement insondable. Je trouvai
la posture et le regard de ce rat d’archives si comiques que, lorsqu’il
m’annonça, sur un ton tragique et en écorchant horriblement mon nom,
179
que ma demande de bourse avait été refusée, je fus pris par le fou rire
et, ne pouvant me retenir, courus vers la sortie, laissant planté devant
ses registres un fonctionnaire consciencieux et médusé par mon hilarité
inexplicable.
L’employé du cimetière, après son regard étonné et tragique de louche,
me dit d’un ton blasé :
C’est pour connaître l’emplacement ?
Non, c’est pour savoir la date d’échéance de la concession.
L’employé quitta sa position accroupie, vint au comptoir d’accueil
et me demanda :
C’est vous qui l’avez souscrite ?
Non, je suis un parent éloigné du défunt, et je voudrais renouveler
la concession, au cas où elle serait proche de l’échéance.
L’employé me dévisagea d’un air qui me sembla méfiant -mais allez
savoir exactement ce que peut exprimer un visage où les yeux n’arrêtent
pas de bouger-, et me demanda le nom de la personne enterrée.
Karim, répondis-je, sans pouvoir retenir l’émotion que provoquait
en moi la prononciation de ce nom.
Karim comment ?
Ah ! A vrai dire, je ne sais sous quel nom de famille il est enregistré
chez vous. C’est l’enfant mort-né d’une vieille tante dont je n’ai pas de
nouvelles depuis des années.
L’air méfiant- mais allez savoir !- de l’employé s’accentua et il me
dit d’un air abattu :
Alors, comment voulez-vous, Monsieur, que je le retrouve sur mes
registres ? Les morts chez nous classés par ordre alphabétique des noms.
J’eus alors une intuition qui allait s’avérer fondée. Je dis à l’employé
que l’enfant devait être porté sur les registres, comme il en était sur sa
tombe, sous son simple prénom. Marmorisant entre ses dents et levant
ses bras au ciel, l’employé me demanda de lui rappeler ce prénom.
Karim, dis-je, toujours avec la même émotion.
Ca commence par un « C » ou par un « K » ?
180
Par un « K ».
L’employé, au lieu de se diriger vers les rayonnages bourrés de
registres, s’assit sur une petite chaise pivotante, face à l’écran d’un
ordinateur. Les registres tassés dans les rayonnages couvrant deux murs
du bureau exigu, comme les ouvrages d’une riche bibliothèque classés
par ordre alphabétique d’auteurs-mais traitant d’un seul et unique thème,
apparaissaient bien comme les vestiges d’une bibliothèque en sursis.
L’information généralisée, qui ne cessait d’étendre ses tentacules
sur tous les aspects et les manifestations de l’activité humaine, de l’être
même (récemment, on avait commencé la mise en fichier informatique
des arbres de la ville de Paris), ne pouvait laisser à l’écart, épargner
l’événement mort. L’employé n’avait qu’a taper, comme il avait dû
le faire, la lettre « K », et tous les morts enterrés dans ce cimetière
dont le nom commençait par cette lettre-les « K », me dis-je en pensant
à une nouvelle de Buzzati, mais surtout au célèbre héros de Kafkacommenceraient à défiler à la queue leu leu («séquentiellement »,
pour utiliser le jargon des informaticiens) sur l’écran. L’employé était
justement en train de marmonner les noms complets de ces « K » qui
défilaient devant ses yeux. A un certain moment, il leva son index de la
touche du claver, le défilé s’immobilisa, et l’employé, se tournant vers
moi sur sa chaise pivotante, d’un ton à moitié victorieux, me dit :
J’ai bien là un Karim, pouvez-vous me dire l’année de sa mort ?
Je déclinai à l’employé l’année de la naissance-mort de l’enfant.
Oui, c’est ce que j’ai en face du nom, mais……
L’employé s’interrompit, pianota rapidement sur la touche du clavier,
et des lignes défilèrent de nouveau avant de se stabiliser et que s’affichât
sur l’écran, au lieu d’un cortège de « K », le nom d’un seul d’entre eux,
sous forme de lettres fluorescentes, espacées et soulignées :
K A R I M
181
2008
UNE MELANCOLIE ARABE
Par Abdellah Taïa
aux éditions du Seuil
Né à Rabat en 1973, Abdellah Taïa qui vit à Paris a si peu oublié
le Maroc qu’il a choisi et présenté des Lettres à un jeune Marocain
(Seuil, 2009). Ses ouvrages l’ont fait remarquer dès Mon Maroc
(Séguier, 2000) avant Le Rouge du Tarbouche (Séguier, Taril 2005) et
l’Armée du Salut (Seuil, 2006). Il possède un ton très personnel, même
lorsque l’égare quelque peu la volonté d’attirer à tout prix l’attention
du public gay. On saluera plutôt, comme dans le Rouge du Tarbouche
son art d’exprimer la rémanence marocaine, où que ses pas, voire
ses pas de côté, le mènent. Lorsqu’il croise à Paris « une femme
marocaine et bavarde qui semble être encore là-bas, de l’autre côté de
la Méditerranée », son cœur se serre. Sa connaissance intime de la vie
précaire, il sait la rendre avec justesse et parfois une sorte de drôlerie
désespérée.
Ayant habité Salé, il se voit volontiers en corsaire. Dans Une
mélancolie arabe, Taïa se peint devenu la proie d’une crise de panique
et sauvé par une passante inconnue, cette juive cairote dont la tendresse
l’illumine soudain.
La foi, la superstition, la mécréance et la possession dessinent une
transe inquiète où l’égotisme transpire sans que ne se perde jamais le goût
d’autrui.
*
Le temps avait fait son travail. On me disait si jeune. Et pourtant,
c’était là, devant mes yeux, une autre vérité : j’avais vieilli et j’étais en
train de devenir gros, gras. Perdu, même dans mon corps.
Ce fut un choc. Deux fois un choc. Vieux. Gros.
Cette fois-ci, c’est moi qui me suis dit : « Il faut faire quelque chose !
Vite ! ».
Revenir à moi maigre. A mon image d’avant. Retrouver un peu de
cet Abdellah qui débarque à Paris, dans l’extase et la déception, les
yeux grands ouverts, le retrouver avant qu’il ne disparaisse à jamais.
182
Nu, toujours sur la chaise, en pleine nuit, je l’ai cherché dans ma
mémoire. Le moment où il arrivait dans la grande ville rêvée. Il devait
sourire à lui-même. Il ne pouvait que sourire de bonheur, il réalisait déjà
un projet cher à son cœur. Non, non. Abdellah était en train d’écrire et
de pleurer. Les promesses de la France n’avaient pas été tenues. La
déception était le quotidien. La déception nécessaire. Une autre attente.
Un autre temps. Et une surprise. Il ne s’était jamais rêvé écrivain. Paris
lui avait donné l’écriture comme cadeau. Une variation autour de son
destin. Il recommencerait ainsi, avec les mots en français, la littérature,
pour aller bien sûr vers les images obsédantes du cinéma.
Il ne souriait pas. Il écrivait déjà, comme un possédé, sa folie qui lui
vient de sa mère, de son pays. Il parlait à ses djinns, il les implorait de
l’aider à vivre, à trouver le courage de vivre autrement, dans la réalité
sans soleil des heures parisiennes. Il était encore maigre mais il ne savait
pas que cela était important pour lui. Il pleurait. De joie. De peur. De
déchirement. De Paris. D’être là, pas loin de la tombe de Marcel Proust.
D’être parti de là-bas, du Maroc. D’avoir quitté le monde et la foule.
L’enfance.
Je le voyais, Abdellah. Naïf. Amoureux. Paresseux. Ambitieux.
Décidé à conquérir Paris. Impatient. Source de mal malgré lui pour ceux
qui tombaient en amour pour lui. Seul, pour son plus grand bonheur.
Seul, pour son plus grand malheur.
Je le voyais bien, très bien.
C’était moi. Fiction. Réalité.
Ce n’était plus moi.
J’avais 15kg de plus. Cinq années de plus. Un ventre gras, un visage
rond. De la jeunesse en moins. Le rêve des films pas encore atteint.
Le miroir me le disait de façon directe. Sans pitié.
C’était cela, la vérité. Mon corps réel.
Il fallait changer. Le changer.
Revenir au jour du départ et de l’arrivée.
183
Maigrir. Absolument maigrir.
Arrêter de manger.
Jouer de nouveau, sans le savoir, avec la mort.
Made in Egypt. Le titre du film me plaisait énormément. Le sujet, la
recherche d’un père, encore plus. Le réalisateur avait tourné une bonne
partie de l’histoire en France. Il lui restait quelques scènes à filmer au
Caire. Et pour cela, il avait besoin de moi, à la fois comme interprète
et comme assistant.
Karim Goury n’avait jamais vu son père. Il avait été élevé par sa
mère française qui avait tout fait pour éloigner la figure paternelle de
l’environnement de ses enfants. Elle avait ses raisons. Sa douleur. Sa
guerre.
Karim est un grand garçon qui a le même âge que moi. Il est beau, blanc
de peau, complètement français de culture. Quand je l’ai rencontré la
première fois, ses racines égyptiennes m’avaient frappé immédiatement.
C’est un fils du Nil, élevé loin du Nil. Un Oriental qui se cherche. Un
jeune homme courageux, émouvant, qui, après la mort de sa mère, avait
décidé de partir avec sa caméra trouver son père. Le voir. Le toucher. Se
regarder en lui. Lui parler.
Le père était mort, lui aussi, depuis longtemps. Karim est élégant.
Il pourrait être fort, et il l’est sans doute, mais il va tomber, il est train
de tomber. Il pleure. C’est sincère, jamais pathétique. Il fait l’homme,
fragile et réinventé, et c’est beau à voir. Il marche, décidé, hésitant,
et on a envie de le suivre. Il va dans le noir de son passé égyptien et,
comme ma mère, j’ai envie de prier pour lui, de le soutenir, de loin, de
près. Etre son frère, son interprète, sa langue en arabe.
Le père avait laissé une légende derrière lui que Karim, fasciné et
peureux, a voulu vérifier, comprendre. Des empreintes, des lettres
longues et belles, des enregistrements audio, des photos, des vêtements
encore sales de lui, un appartement dans le quartier de l’Héliopolis, des
amis fidèles qui n’hésitaient pas à réécrire sa vie à son avantage. Cet
homme qui ressemblait à Omar Sharif avait surtout laissé derrière lui
184
une famille, grande, compliquée, et dont Karim ignorait l’existence.
Des tantes. Des cousins. Des demi-frères. Des demi-sœurs. Avec eux,
Karim essayait de donner une réalité à son père. Et c’est pourquoi il
faisait ce film. Sortir des images de la mère et, seul, affronter le père.
Karim était en reconstruction. Pendant une semaine au Caire, heureux
et malheureux, je l’ai accompagné dans ce mouvement intérieur. Il a eu
la gentillesse de tout me donner à voir. A partager. Dans le silence. Mon
père à moi, mon sauveur, l’homme qui m’avait ramené à la vie après
mon électrocution, était là, lui aussi. Mort en 1996. Toujours vivant.
Pour la première fois au Caire.
L’hôtel trois étoiles où nous logions était horriblement sale. Mais ce
n’était pas grave.
Je retrouvais Le Caire. Le cœur du monde arabe. Je retrouvais cette
ville gigantesque et folle, où j’avais vécu deux mois heureux et compliqués
en 2002, où je croyais ne jamais revenir. C’était ça l’essentiel. Fuir dans
l’adoration de cette ville généreuse.
Sabah faisait son come-back. Cette chanteuse libanaise mythique
de plus de 80 ans qui était devenue, à force de liftings, une statue, une
momie, une icône, une petite fille étrange à la chevelure flamboyante
et très blonde. Une femme à la voix un peu rauque qui défie le temps et
le monde arabe. On la croyait morte. Elle ne l’était pas tout à fait.
Sa chanson « Yana Yana », que j’avais écoutée très souvent quand j’étais
enfant, revisitée, remixée et interprétée en duo avec une autre
poupée libanaise, était le hit de la saison.
185
2008
LA FEMME LA PLUS RICHE DU YORKSHIRE
Par Fouad Laroui
aux éditions Julliard
L’auteur des Dents du topographe (Julliard, 1996) nous donna
immédiatement le sentiment que Driss Chraïbi avait fait un émule. La
vivacité du trait frappait car le trait frappait juste. L’ironie distanciée
est devenue, au fil des romans et recueils de nouvelles, la marque d’une
ferme volonté de ne pas se laisser aller à quelque confidence éperdue.
L’humour est, chez Fouad Laroui, la politesse de la nostalgie. Il nous
raconte dans La femme la plus riche du Yorkshire, les pérégrinations
d’Adam Serghini à York. Cet Adam lui ressemble comme un frère, un
universitaire comme lui et qui enseigne où lui-même enseigna avant
de regagner Amsterdam où il réside depuis de nombreuses années. Il y
publie parfois des poèmes en néerlandais.
Né en 1958 à Oujda, Fouad Laroui est le scrutateur à distance du
« désenchantement national » pointé jadis par la Tunisienne Hélé Béji,
mais ce romancier de langue française resté intensément marocain est
devenu un cosmopolite polyglotte. Son Maroc s’agite sous la neige
artificielle de l’exil.
Le rire, plus ou moins pincé, va sauver l’affaire ; tel est le pari de
Fouad Laroui. Adam Serghini ? « Quelle drôle d’idée de vos parents
de s’appeler ainsi » lui avait lancé une Suédoise, rue Saint-André-desArts, à Paris.
De drôles d’idées, Adam n’en manque pas et il se demande même si
sa riche Ève du Yorkshire n’en aurait pas une derrière la tête, une idée
d’accolement, par exemple.
Quel drôle de bled que ce Yorkshire !
Première tentative
Adam s’installa dans une routine tranquille parmi les gens du
Yorkshire. Deux ou trois soirs par semaine, après avoir bien travaillé, il
allait au Blue Bell, Cruella lui expliquait à quel point elle était riche et ses
amis, nobles jusqu’au trognon, et qu’il n’était, lui, qu’un plouc, et qu’il
186
avait bien de la chance de l’avoir rencontrée, et qu’à force d’à force
elle finirait par faire quelque chose de lui. Il buvait son jus d’ananas en
pensant à autre chose.
Un soir, cela faisait bien deux mois qu’ils s’étaient rencontrés, elle
l’invita à venir dîner chez elle. Elle avait préparé un couscous (une de ses
employées avait fait les courses ; elle s’était munie, pour les ingrédients,
d’une recette découpée dans le Daily Mirror ; mais trouve-t-on du rasal-hanout à York ?) ; elle avait donc préparé ce plat « exotique » (selon
elle) et voulait l’avis de l’expert en cuisine marocaine. Drôle d’expert :
Adam avait passé la moitié de sa vie à l’internat du lycée Lyautey,
l’intendant s’appelait Dupont, c’était bifteck-frites quotidien et parfois,
les jours de bombance, cassoulet ou quenelles de veau à l’ancienne. (A
l’époque, il avait même un pichet de vin rouge sur la table, midi et soir.
Il paraît que cela a été supprimé dans les années quatre-vingt (quelqu’un
s’est aperçu qu’on était en pays musulman). Mais Adam renonça à
expliquer tout cela. Il s’était rendu compte que ça ne servait à rien.
Il avait beau parler pendant des heures… Couscous, disaient sa tête
et son passeport. Couscous, c’est moi ! Petite case cochée, Maghreb :
couscous !
On mange dans la cuisine, qui est aussi grande que l’appartement
d’Adam sur le campus. Elle siège en face de lui, sous le Hockney
qu’elle lui a fait admirer de long en large. (C’est curieux, il aimait bien
la peinture de Hockney avant de rencontrer Cordelia ; maintenant,
c’est fini). Après la consommation du couscous à la sauce Daily Miror,
auquel il accorde un très hypocrite dix sur dix, Cordelia prétend lui faire
admirer son lit à baldaquin dans lequel Mary Stuart, reine d’Écosse, a
dormi, il y a cinq siècles (« J’espère qu’on a changé les draps », pense
Adam). Il s’extasie devant ce grand meuble en bois, qui n’est en fait ni
plus ni moins qu’un lit. Puis elle le renvoie au salon.
- Je vais faire un brin de toilette. Dans dix minutes, tu pourras revenir
dans ma chambre.
Par la fenêtre, Adam aperçoit une rangée de taxis désœuvrés garés
le long du trottoir.
- Je crois que je vais rentrer chez moi, annonce-t-il.
Elle baye, la bouche en O.
187
- Mais… pourquoi veux-tu t’en aller ?
- Écoutez, cette situation me gêne. Je suis ici dans votre chambre
alors que votre mari est dans sa cabane…
- D’abord, c’est mon ex-mari. Ensuite, ce n’est qu’un jardinier, je le
paie à la tâche, c’est un ivrogne, c’est un nobody.
Un nobody !
Ah, la sagouine ! L’immonde ! (En plus, elle ment : Adam a bien vu
comment elle avait regardé Tom, il y a quelques jours, au pub. Ce n’est
pas du tout un nobody pour elle. (On ne sait pas très bien ce qu’il est,
mais il n’est pas ça.))
- Il n’empêche. Ça me gêne quelque part. En plus, je le connais,
Tom, je vais le revoir demain au Blue Bell, qu’est-ce qu’il va penser de
tout ça ?
Elle hausse les épaules, renifle, rote discrètement, allume une
cigarette. Très lady.
- Ben, casse -toi, alors. (All right, beat it, then.)
Adam descend l’escalier quatre à quatre. Arrivé dehors, il hume à
pleins poumons l’air pur et frais. Pas besoin de taxi, il va rentrer à pied
chez lui : une bonne heure de marche lui lavera l’âme, se dit-il.
Il marcha dans l’obscurité sur les petits chemins qui menaient au
campus. Il essayait de réfléchir posément. Quelque chose n’allait pas, dans
cette histoire. Oui ou non, Cruella lui avait-elle fait une “proposition
indécente”? (C’est une façon de parler; il n’y a rien d’indécent dans
ce genre de proposition, lui semblait-il, du moment que ce n’est pas
accompagné de chantage ou de force brute; après tout, c’est comme
ça qu’on fait les enfants). “Je vais faire un brun de toilette. Dans dix
minutes, tu pourras revenir dans ma chambre”. Qu’est-ce que cela
voulait dire? Revenir pourquoi. Il n’avait pas remarqué d’échiquier ou
de paquet de cartes dans la chambre; d’ailleurs, pour jouer aux échecs ou
pour taper le carton, elle n’aurait pas eu besoin d’aller faire un brin de
toilette.
- Très bien, admettons qu’elle m’ait fait une proposition indécente.
188
Mais alors (se dit-il en franchissant une petite haie), c’est à n’y
rien comprendre : pourquoi ce comportement désagréable au cours des
semaines passées, pourquoi cette volonté de se moquer, d’humilier,
de le traiter de tous les noms? Non, vraiment, il n’y comprenait rien.
(L’obscurité était maintenant presque totale, il était sorti de York et
seules les faibles lueurs du campus, au loin, le guidaient).
- Moi, quand une Emma m’émeut, je ne lui conte pas fleurette en
la traitant de traînée, de gourangandine, de crétine des Alpes. Ça peut
marcher, ça? Il faudra que je demande à de vrais don Juan – après
tout, une telle aberration est possible, la nature humaine est parfois
déconcertante.
En tout cas, ce genre de stratégie ne pouvait pas réussir avec Serghini
le Maure.
- Nous (il ne sait pas pourquoi il dit “nous”, tout à coup), nous, nous
avons l’orgueil à fleur de peau, nous ne pratiquons pas le pardon des
offenses, nous n’oublions jamais le mot qui blesse.
Il était arrivé en vue des premières bâtisses du campus.
Ce soir-là, Adam écrivit dans son petit carnet étanche : « L’Anglais,
à la différence du Maure, peut coucher avec celui ou celle qui l’a
insulté ».
Drôle d’ethnie.
189
2008
UN ENFANT DE DIEU
(Eeen Kind van God)
Par Rachida Lamrabet
traduction du néerlandais par Monique Nagielkopf
(inédite en volume)
C’est une voix profondément originale et déterminée que celle de
l’écrivaine Rachida Lamrabet qui vit à Mielen (Malines) en Belgique.
Née à Midar en 1970, elle a conservé un vif attachement pour le Maroc
et l’exprime en néerlandais, langue commune à la Flandre et aux Pays-Bas.
Sa pièce Belga a été jouée à Casablanca en novembre 2009. Rachida
Lamrabet y fait dire à l’un des protagonistes que « Des gens qui savent
lire et écrire ne se font pas si facilement berner. Voici un cahier où je
note tous les mots que j’apprends. Maand signifie mois, huur c’est loyer,
autobus, goedendag … Et beaucoup d’autres encore. Pas trop pratique,
quand on y réfléchit : il devrait y avoir une langue unique que les gens
emploient pour se parler ».
Belga utilise un langage ferme pour dessiner finement des histoires
de vie dans l’immigration.
Rachida Lamrabet, juriste au Centre belge pour l’égalité des
chances et la lutte contre le racisme reçut en 2008 le Prix flamand de
la première œuvre pour son roman Vrouwland (Terre de femmes). Cela
eut lieu quelques mois avant que paraisse son recueil de nouvelles Een
kind van God (Un enfant de Dieu).
On y découvre, entre autres, le récit que fait le jeune Rachid de
ses hésitations de demandeur d’emploi devant une offre qui eut mieux
convenu à Thami, le héros de Morceaux de choix, apprenti boucher
rendu célèbre par le romancier Mohamed Nedali. Celui-ci qui vit à
Tahanaoute a d’ailleurs parlé métier avec Rachida Lamrabet lorsque
la caravane d’écrivains Maroc-Flandre s’est arrêtée à Casablanca et
à Rabat en octobre 2009 avant de gagner Bruxelles et Anvers le mois
suivant.
190
*
RACHID
Je veux vraiment travailler, et même travailler dur. Le matin, le soir,
la nuit s’il le faut. Peu importe quoi. Du moment que je peux abattre de
la besogne.
Faire la plonge, débarrasser les tables, servir, empaqueter, conduire
un chariot élévateur, placer des portes basculantes, travailler à la chaîne,
charger et décharger des conteneurs, assembler, tout est bon.
Mon néerlandais est impeccable, mon dialecte authentique, et je sais
quel registre de langue employer en temps voulu. J’aime les contacts
sociaux. J’adore les gens, mais s’il le faut, je suis prêt à être seul des
heures pour faire des livraisons en camionnette.
Travailler dur ne m’effraie pas et je n’aimerais rien de mieux que de
rentrer chaque jour complètement crevé. Cela m’est déjà arrivé, mais
cela n’a jamais duré.
Se lever tous les jours à la même heure avec un but devant soi.
C’est alors que l’on se sent utile, que l’on se sent vivre. Le sentiment de
honte, l’impression d’être en trop, disparaît comme par enchantement.
Ne croyez pas que j’exagère, car l’envers de la médaille n’est pas
enviable.
Il n’y a aucune gloire à trainer au lit jusqu’à ce que le soleil ait
atteint le zénith et que l’odeur du tajine qui mijote pour le repas de midi
me confirme que je suis le plus grand des ratés du monde. Comme je
déteste ce sentiment de perdre encore un jour. D’ici à ce que je sois bien
réveillé, que j’aie pris mon café et fumé ma première cigarette, tous les
boulots disponibles sont attribués, les agences d’intérim fermées et mes
parents désespérés.
Parfois, ils ne faisaient pas grand-chose, mes parents, parfois ils
criaient, parfois ils juraient, et une fois, mon père a même soulevé mon
lit et m’en a vidé. Mais mettre un point final à cette situation pénible
en louant un studio avec un de mes copains s’avérait plus facile que
de trouver du travail sérieux vite fait. Il fallait de toute urgence mettre
de l’ordre dans ma vie, elle n’avait ni queue ni tête. Il me fallait du
boulot.
191
Et si possible, du boulot qui durerait plus d’une semaine. J’avais
beau avoir suivi des cours pour apprendre à rédiger un curriculum vitae
convaincant, ce dernier présentait un problème de taille.
D’une façon ou d’une autre, on me confond toujours avec un Rachid
que je ne suis pas, que je ne connais pas. Comme dernièrement, dans un
restaurant, alors que j’étais convaincu que mon néerlandais impeccable
et mon cv convaincant avait fait leur effet.
Le gérant, un homme qui n’était pas habitué à être contredit, m’a lancé
un regard torve, qu’il a promené sur mes chaussures et fait lentement
grimper jusqu’à mon visage. Arrivé là, il m’a fait sentir sans mot dire le
peu de bien qu’il pensait de ma personne. Tout en me dévisageant de la
sorte, il m’a demandé d’une voix rauque de fumeur si j’étais marocain.
Je viens d’Algérie, monsieur.
L’homme a froncé les sourcils.
Tu n’es pas intégriste, hein ?
Non, monsieur.
C’est là que se trancher mutuellement la gorge est un sport national, pas
vrai ?
C’est de la politique, monsieur, ai-je bégayé, c’est assez difficile à
expliquer. Je suis contre, je suis contre la violence. C’est stupide, ce
qu’ils font. Tout le monde doit essayer de vivre en paix.
Si cela avait été physiquement possible, je me serais botté le derrière
pour me punir de ma propre obséquiosité. Le pire, c’est que j’ai été pris
de l’envie quasi incontrôlable d’en rajouter et de lui dire que nous, les
Algériens, étions ouverts et chaleureux, que nous faisions de très beaux
tapis et aimions la musique. Vous connaissez Aicha ? Cheb Khaled ?
Mais j’ai su me retenir à temps. Mieux valait ne pas parler de l’Algérie,
l’homme venait de dire que les gens s’y entr’égorgeaient.
J’ai essayé de ramener la conversation sur le sérieux de mes
motivations, et sur mes points forts : ma flexibilité, ma capacité infinie
à m’adapter.
Mais les pensées de l’homme erraient dans des villages baignés de
sang où des femmes hurlaient.
192
J’avais bien envie de brosser un tableau nuancé de la situation
politique en Algérie ou de donner mon avis sur l’abolition de la monarchie
à Katmandu ou encore de débattre de la question de savoir s’il nous
faudrait bientôt un passeport pour traverser la frontière linguistique.
Mais quelque chose me disait que l’homme n’était pas particulièrement
intéressé. Je lui ai souhaité une bonne journée et je suis reparti, mon cv
convaincant sous le bras.
Des semaines plus tard, le poste d’aide de cuisine était toujours
vacant. Nous vivions une époque à laquelle le personnel de cuisine avec
le nom et la couleur appropriés était rare.
Une fois, j’ai presque réussi. Je sollicitais du travail auprès de la
N.V DE VLAEMINCK. Un entrepreneur individuel qui avait découvert
un créneau : vendre des pierres. J’aurais pu me taper la tête contre les
murs de ne pas y avoir pensé moi-même. J’ai félicité le patron pour
l’originalité et la beauté du nom de sa micro-entreprise.
Il a gracieusement accepté le compliment mais a finalement a décidé
ne pas me confier le volant de son camion flambant neuf.
Quant à Karin, de l’agence d’intérim, je n’osais plus me présenter
devant elle, depuis qu’elle avait piqué une crise. Je reconnais que
j’exagérais un peu avec mes trois visites par jour, auxquelles s’ajoutaient
quelques coups de téléphone. Cela tenait du harcèlement.
Après mon histoire, la maison-mère a renoncé au système des
personal coaches. Confier des gens comme moi à un seul coach s’était
avéré indéfendable.
J’étais obstiné et désespéré. Une combinaison explosive par moment.
Même si, d’après moi, je suis toujours resté poli. Mais je crois que c’est
justement cette maîtrise de moi qui procurait à Karin un sentiment
d’insécurité. Je n’ai plus rien entendu d’elle pendant des semaines,
jusqu’à la veille de la Fête du Sacrifice.
Rachid, j’ai quelque chose pour toi. Es-tu musulman pratiquant ?
Euh …
C’est vilain de mentir, mais ceci était un cas d’urgence et j’ai toujours
eu une foi infaillible en la clémence divine, surtout quand il s’agit de la
bonne cause.
193
Pourtant, j’ai vaguement entendu une petite alarme se déclencher,
au loin - attention, pas kascher, question - piège - mais je décidai de ne
pas en tenir compte.
Quelle drôle de question, Karin ! Est-ce que je me dirais musulman
si je n’étais pas pratiquant ? C’est une blague, j’espère.
J’étais fier du taux mesuré d’indignation dans ma voix. Juste assez
pour lui convoyer que je lui pardonnais malgré tout.
Fantastique ! La municipalité a encore besoin de quelques bouchers
rituels musulmans pour la fête du Sacrifice.
Moi ? Boucher ?
Rien qu’à l’idée, j’en étais malade. Je ne peux pas faire mal à une
bête. / J’aime les bêtes.
Tu dois te décider immédiatement, pour que je puisse établir ton
contrat. D’ailleurs, tu recevras une courte formation, rémunérée.
Moi qui ne ferais pas de mal à une mouche, égorger une bête aussi
grande que mon petit voisin de douze ans !
Un animal qu’on peut regarder dans les yeux, qu’on peut même
trouver mignon, ou attendrissant. J’ai toujours éprouvé de la pitié pour
les moutons, surtout dans les périodes de fêtes, et ma mère a beau me
répéter qu’ils vont droit au paradis, rien n’y fait. Boucher, j’en étais
incapable.
J’étais par ailleurs parfaitement conscient du fait que si je refusais,
je n’aurais plus jamais l’opportunité de travailler pour le plus grand des
employeurs, la municipalité, sans oublier qu’il n’y a pas d’employeur
plus stable. C’était ma chance de prouver ce que je valais, de montrer
que j’étais un homme sur qui l’on pouvait compter en cas de besoin.
L’homme qui accomplissait les tâches les plus impensables aux
moments les plus impossibles.
Flexible, vous savez ?
Sauf qu’il était dommage que tout cela se réduise à égorger des
moutons.
Je n’aurais pas dû mentir, voilà ce qui m’est passé par la tête. C’était
impardonnable. A part l’ici et le maintenant, il y avait aussi le jour du
194
jugement dernier. La trompette n’avait qu’à sonner, et j’aurais à me
justifier devant le Tout-Puissant.
Je n’en suis pas fier, donc ne l’ébruitez pas, mais je ne déroulais
mon tapis de prière que quand je me trouvais en compagnie de dix
pratiquants, dont mon père.
Heureusement, cela arrivait rarement, par exemple à la fin du
ramadan, ou pendant les grandes fêtes familiales. Aux hypocrites est
réservé un niveau particulièrement horrible de l’enfer. Je le savais pour
l’avoir lu, mais pendant ce genre de réunions, la honte l’emportait sur
l’angoisse et j’y participais, hypocritement. Et puis, il me fallait oublier
l’honneur de mon père. Que penseraient les gens de lui, sinon ?
C’est alors qu’une idée géniale m’est venue :
Karin, je ne demande pas mieux que d’aider pendant la Fête du
Sacrifice, mais j’aimerai mieux être steward. Tu sais ce que je veux
dire, on enfile une veste de couleur vive et on montre le chemin à tout le
monde, genre « les moutons par ici, les pas-moutons par là ».
Je rigolais en douce de ma propre blague. De l’autre côté de la ligne,
il y eut un long silence. Puis :
Des stewards, on en a assez, c’est de bouchers qu’on manque,
Rachid, de bouchers rituels musulmans.
L’agacement dans la voix de Karin était sensible. Ce n’était pas bon
signe, mon temps était compté. Il me fallait prendre rapidement une
décision, qui déterminait peut-être le restant de mes jours et ferait de
moi un autre homme. L’heure était venue, il fallait que je le fasse. Je le
ferais. Mon père disait qu’un homme, un vrai, c’est celui qui apporte
de la viande à table, et il ne parlait sûrement pas de ces lambeaux morts
enveloppés de cellophane que l’on achète chez le boucher du coin.
Non, il voulait dire qu’il fallait prendre ses responsabilités comme
un homme, un vrai.
Qui mange de la viande, doit comprendre ce que cela implique,
manger de la viande.
Donc aussi tuer des bêtes. C’est prendre une vie pour pouvoir vivre
soi-même.
Ce n’était pas aussi éprouvant qu’une expérience de mort imminente
195
ou un séjour en prison, mais j’avais maintenant une raison sérieuse
pour prier. D’une pierre deux coups, qu’est-ce que je dis, une volée de
coups. Je me sentis planer un moment, à présent que le droit chemin
s’illuminait si clairement. C’était ma voie.
Karin, je suis là dans vingt minutes, prépare mon contrat !
« Voilà le couteau d’abattage. Tourner la bête en direction de La
Mecque. Puis dire : Bismillah ir-Rahman ir- Rahiem et trancher d’un
coup vigoureux. »
Le cours expéditif « Comment devient-on boucher rituel musulman »
me ramena d’emblée à la réalité.
Cela tenait de l’irréel. J’étais déjà trempé de sueur rien qu’à la vue
de l’énorme couteau.
Je ne pouvais pas. Moi, le doux, le petit Rachid, au naturel sensible
et à la grande gueule, cela m’était impossible.
Les autres élèves suivaient avec attention les explications du maîtreboucher.
Le billot, surtout, attirait les regards.
Je réprimais mon envie de vomir. Une odeur écœurante saturait l’air
de l’abattoir momentanément vide.
Comment en étais-je arrivé là, et surtout, comment allais-je m’en
sortir ? La question à un million.
Mon contrat était déjà signé. Pas question de faire marche arrière.
Soudain, le maître-boucher se planta devant moi. Toi déjà avoir tué ?
La question me prit totalement au dépourvu. Je me suis dit : « La
vérité, Rachid, rien que lavérité. »
Oui, bien sûr !
Parfois je me demande à quel moment la vérité et ma vie ont chacune
pris leur chemin. Qu’y a-t-il de mauvais à la vérité ? J’avais constamment
l’impression que j’étais aux abois et que je devais me défendre. Et pour
le faire avec efficacité, la simple vérité ne suffisait pas, voilà tout. Il
fallait en rajouter. Mais face à ce professeur en abattage, si sûr de lui,
comment pouvais-je honnêtement répondre que je n’avais jamais trucidé
un animal ? Cela ne me conduirait tout de même pas en prison ?
196
Et l’homme n’en démordait évidemment pas.
Quoi ? a-t-il demandé.
Quoi, quoi ?
Grand ou petit animal ? Poule, lapin, mouton ou plus grand ?
Et je l’ai vu réprimer un rire sarcastique en regardant les autres élèves
du coin de l’œil. Il m’avait percé à nu, me suis-je dit. Ils m’avaient tous
perçu à nu. Mais maintenant, j’étais acculé au mur.
Hé bien, euh, une poulette …
Une poulette, hé ? Ok, écoute bien.
Il fait quelques pas en arrière, reprenant sa place au centre du cercle
des étudiants.
Poulette pas même chose que mouton !
Il scanda la phrase comme s’il s’agissait d’une maxime
révolutionnaire. Il nous dévisagea tour à tour.
Pas oublier, très, très important !
Mais je n’avais aucun mal à suivre, vous pensez bien. Et sans
ciller, j’aurais même été capable de lui énumérer quelques différences
fondamentales entre une poule et un mouton. Une poule a un bec et des
plumes, et pond des œufs. J’étais prêt.
Donc quand tuer poule, pas même technique que quand tuer mouton.
Pas même matériel non plus.
Je pouvais toujours suivre, et je commençais même à y prendre
plaisir. Apprends-moi quelque chose que je ne sais pas. Je ricanais,
j’osais presque parier que j’étais le seul du groupe à avoir tué une poule.
Car c’est ainsi que vont les choses, avec moi. Je professe des mensonges
et je me mets à y croire. Je les prends pour argent comptant.
197
2009
LE DERNIER PATRIARCHE (L’Ultim patriarca)
Par Najat El Hachimi
aux éditions Actes Sud
Son remarquable premier roman L’ultim patriarca, Najat el Hachimi,
diplomée en philologie arabe de l’université de Barcelone, l’a écrit en
catalan. Elle est l’auteure d’un essai Moi aussi, je suis catalane, paru
en 2004. L’ultim patriarca a obtenu en 2008 le premier prix des lettres
catalanes Ramon Lull. Sa traduction française par Anne Charlon est
parue chez Actes Sud en 2009.
On s’attache immédiatement à l’auto portrait de cette enfant née à
Nador en 1979 qui devient une jeune fille aussi inquiète qu’intrépide.
Son combat est raconté avec une grâce exceptionnelle, une sorte de
brutalité douce, de tristesse enjouée et une lucidité décapante.
Le portrait de Mimoun, père de la narratrice, est un des plus aboutis
qu’on ait pu lire dans toute la littérature marocaine de l’émigration.
C’est comme l’autopsie d’un vivant, une dissection minutieuse où
l’affection et la réprobation s’aiguisent. Mimoun loue la chasteté de
ses sœurs, au village, et n’a de goût que pour la débauche. Sa fille, elle,
déteste l’hypocrisie et a la passion du savoir.
Quant à son initiation amoureuse, elle la conte avec une extrême
audace : celle de la sincérité, entre la tristesse qui menace de la
submerger, parfois, et le sentiment impérieux des devoirs de fantaisie et
de rectitude qui permettent l’accomplissement de soi.
*
UNE PHOTO ACCROCHEE AU MUR
Cela faisait longtemps que ma mère avait des soupçons et je le savais.
Étrange situation où l’on sait que l’autre sait qu’on lui ment. Je n’étais
plus sa confidente et elle n’avait jamais été la mienne. Elle ne me racontait
plus rien, moi je n’avais jamais rien pu lui raconter. Je commençais à
penser que c’était cela grandir, ne plus être la même aux yeux des gens
que l’on connaît depuis toujours.
198
Un jour, elle entra dans ma chambre et me dit : je tremble encore de
ce que j’ai entendu, j’en n’en reviens pas. J’ai dit à Soumisha que c’est
impossible, que ma fille ne se conduit pas comme ça, mais je ne sais
plus rien de toi, parfois je ne sais même pas qui tu es. Il parait que cet
homme qui a demandé ta main a juré qu’il t’épouserait, coûte que coûte,
que toi aussi tu le souhaites, et que vous sortez ensemble depuis un an. Il
parait qu’il y a une photo de toi accrochée dans sa salle à manger et que
sa mère répète partout dans le village que la fille de Driouch sera sa bru.
J’avais senti que mes joues devenaient glacées, puis brûlantes et
j’avais eu envie de vomir le monde entier. Qu’est-ce que tu racontes ? Je
ne le connais pas. Toute cette histoire est une invention. Dis à Soumisha
de ne pas écouter les ragots. Tu sais bien comment sont les gens, ils
nous envient et ils essaient de nous faire du mal. A présent que papa se
tient tranquille, qu’il gagne beaucoup d’argent, qu’il vient de terminer
la nouvelle maison ! je ne ferais jamais une chose pareille. Et elle
répétait : Si c’était vrai, je quitterais la maison avant toi, et pas de ma
propre volonté, les pieds devant et tu veillerais ma dépouille ! Vous
allez me tuer à force de contrariétés. Mais maman je n’ai rien fait, je
n’ai rien fait de mal.
Je sais que ce jour-là elle aurait pu sortir toute l’artillerie lourde et
qu’elle avait mille détails prouvant que je n’étais pas aussi innocente
que je le prétendais ; elle aurait pu sortir la chaîne et les deux pigeons
amoureux que je cachais dans un tiroir, la clé que je cachais dans une
des poches de mon cartable, elle aurait pu utiliser un tas d’informations.
Elle ne l’avait pas fait. J’ignore encore si ce fut à cause de mon air
épouvanté, ou bien parce qu’elle ne voulait pas m’affronter directement
ou simplement, parce qu’elle m’aimait. Elle ne m’avait pas vraiment
attaquée. Ce n’était qu’une escarmouche.
C’est alors que j’avais commencé à avoir des vertiges au petit matin
et à sentir un poids sur ma poitrine, au crépuscule. Je ne pouvais plus
respirer. Cela m’arrivait seulement quand j’étais avec lui : je ne peux
pas, je ne peux pas. Et je haletais tout en pleurant.
C’était notre secret, non ? Personne ne devait le savoir, non. Non,
bien sûr et c’est pourquoi je n’ai jamais parlé de nous. Comment se fait-il,
199
alors, que ma mère sache que ma photo est accrochée ici ? Qu’elle
sache même comment je suis habillée, sur cette photo ? Comment se
fait-il que ta mère ait raconté à la moitié du village que d’ici peu je
serai sa bru. Et il me répétait que c’étaient des mensonges, qu’il n’avait
rien dit. Tu ne vois pas que ta mère t’a tendu un piège parce qu’elle a
des soupçons et qu’elle voulait te faire avouer. Je n’ai jamais rien dit
et je n’en reviens pas que tu doutes de moi. C’est que tu ne m’aimes
plus. Comment peux-tu croire que j’aie fait des choses pareilles ? Tout
le monde est contre nous ! C’est facile d’inventer des histoires de ce
genre. Si les gens savent que j’ai voulu te demander en mariage, ils
peuvent imaginer nous avoir vus ensemble, ils peuvent imaginer que tu
m’as donné une photo de toi. C’est facile, et ceux qui sont contre nous
ont dû y penser. Je ne peux pas croire que tu ne m’aimes plus. J’en ai
marre, tout est tellement difficile ! Alors, je l’avais pris dans mes bras et
j’avais répété : je t’aime, bien sûr que je t’aime, sans oser lui demander
si ce qu’avait dit mon père était vrai, s’il avait été dealer.
Le médecin m’avait dit : Ce sont des crises d’angoisse. Et cela
m’avait semblé si grave que j’en avais été encore plus épouvantée.
Tu as des raisons d’être angoissée ? Des problèmes personnels ? Non,
docteur. Je voulais lui dire : tout va bien, ma vie et parfaite, comme
celle de tout adolescent qui doit grandir et qui ne sait pas comment s’y
prendre. J’avais dit simplement : Comme tout le monde j’imagine. Il
m’avait donné des tranquillisants ; je devais les laisser fondre sous ma
langue, si cela me reprenait. La gynécologue m’avait demandé si je
voulais prendre la pilule, peut-être que ma résistance à la pénétration
venait de ma peur d’être enceinte. Elle m’avait demandé si j’avais
vraiment envie de faire l’amour. Oui, j’en suis sûre et je veux que ce
soit avec lui.
Elle devait penser qu’elle aidait une pauvre petite beurette à se
débarrasser des coutumes ancestrales de son peuple, de sa culture qui
exigeait d’elle qu’elle arrive vierge au mariage. Je l’avais compris à son
air de dire : Quel dommage, jolie comme elle est !
Mais je ne suis pas le genre de personne à être assez prudente pour
garder autant de secrets. J’avas commis trop d’erreurs et mes gaffes
200
inquiétaient les autres, faisaient souffrir ma mère. En balayant ma
chambre, elle avait vu une petite pilule, toute petite. Et elle savait très
bien ce que c’était. Elle avait dû trembler rien qu’à imaginer que j’en
étais arrivée là. Mais elle ne m’avait rien dit, alors.
Je m’étais un peu détendue, pas assez cependant pour que son
membre parvienne à me pénétrer. Il avait dit ça suffit et avait été chercher
quelque chose dans le haut de l’armoire. Il savait exactement ce qu’il
cherchait et où c’était. Il avait pris une petite boule marron qu’il avait
émiettée exactement comme je l’avais vu faire tant de fois à mon père.
Qu’est-ce que tu fais ? Tu vas voir, ça va te détendre et on va y arriver.
J’entendais le rire de mon père quand il avait dit, ma fille à un dealer,
jamais, un dealer, mon Dieu, un dealer.
Je n’avais ressenti aucun effet spectaculaire, j’avais toussé ; peut
être était-ce que je ne savais pas tirer sur un joint mais je n’avais rien
vu d’extraordinaire, j’avais ri comme cela m’est arrivé, en d’autres
occasions, après une seule bouffée. Mais j’avais remarqué que mes
muscles se détendaient et que les tendons de mon aine devenaient mous
comme de la gélatine. Je m’étais écroulée et il s’était dépêché de passer
à l’attaque. J’avais crié aïe. J’avais sangloté comme une enfant. Ce
n’était pas seulement de douleur, c’est que j’avais commencé à creuser
une tombe à l’intérieur de moi, ou bien c’est que je commençais à ouvrir le
chemin vers l’effondrement définitif du patriarcat.
201
2009
LES VERTUS IMMORALES
Par Kébir M. Ammi
aux éditions Gallimard
Né à Taza en 1952, d’une mère marocaine et d’un père algérien,
Kébir Mustapha Ammi est venu en France à dix-huit ans. Enseignant
l’anglais en région parisienne, il fut en 1978 le coauteur avec un ami
algérien d’un roman qu’ils signèrent des pseudonymes Mengouchi et
Ramdane : L’Homme qui enjamba la mer (éditions Henri Veyrier). Cet
ouvrage fut l’un des premiers où des auteurs jeunes évoquaient les
inquiétudes et les luttes des travailleurs immigrés.
En outre, ce roman contenait une réflexion sincère sur les liens
maroco-algériens.
Auteur prolifique depuis 2001, après une vingtaine d’années de
silence, Ammi a publié notamment des récits pour la jeunesse, des
évocations de Saint Augustin et de Hallaj.
Après le Ciel sans détours (2007) qui évoquait de façon peu crédible
l’épopée individuelle d’une Marocaine centenaire, Kébir Mustapha
Ammi a trouvé un ton beaucoup plus juste pour raconter les aventures
picaresques d’un Marocain du début XVIe siècle, polyglotte curieux
de tout et capable de tout. Moumen ira jusqu’au nouveau monde trente
cinq ans après Christophe Colomb. Et, ainsi qu’on va le découvrir
dans l’extrait qui suit, cet aventurier lettré connaitra Paris sans être
absolument conquis.
*
On m’avait décrit Paris sous un autre jour et je m’étais laissé séduire,
convaincu que j’y trouverais le bonheur que les auteurs de ce portrait
avantageux y avaient débusqué.
Mais la ville se révéla, non pas son attraits, mais inapte à ce que je
me sente bien entre ses murs. J’y connus, de surcroît, une mésaventure
qui me coûta cher et faillit me coûter plus encore.
Les rues, nombreuses, courent dans tous les sens et se perdent sans
se soucier du visiteur qui ne sait rien du lieu où il se trouve et qui,
202
armé de sa seule intuition, est incapable de reconnaître son chemin.
La ville est aussi, il est vrai, trop grande et bruyante. Sans compter
que les Parisiens ne sont pas raffinés comme on l’est ailleurs. Ils sont
dépourvus de manières et rien ne les arrête pour s’adresser à vous trop
familièrement lorsque vous ne les connaissez que de la veille.
Je ne suis dans cette métropole que parce que l’on m’a encouragé à
faire un détour pour la visiter. Car j’aurais pu me rendre là où je vais sans
passer par la capitale des Français. Mais puisque je suis là, j’essaye de
tirer parti de ce que la ville peut offrir à ceux qui franchissent ses portes.
Je longe la Seine et visite la montagne Sainte-Geneviève où Abélard
s’est établi pour dispenser son enseignement avant de me rendre au
Collège de France pour voir à quoi cela ressemble.
- Un père maronite du Liban, m’a-t-on dit, y enseigne l’arabe. Et
celui-là mérite le détour, car on ne regrette jamais de l’avoir connu !
Je fus reçu dans le vénérable collège avec les honneurs, puisque mes
hôtes étaient persuadés qu’ils avaient en face d’eux le duc de Séville,
un spécialiste de l’Islam et de l’Arabe qui, de surcroit, conseille le roi
d’Espagne.
- Votre connaissance de l’arabe est parfaite, me félicita le fameux
père maronite que je brûlais de connaître.
- Je n’ai pas de mérite ! Tous ceux qui ont une charge comparable à
la mienne se doivent de connaître l’arabe comme je le connais !
- J’ai rarement vu quelqu’un maîtriser comme vous cette langue !
- Vous êtes bien aimable !
- Puis-je, au risque de paraître impudent, vous demander où vous
l’avez apprise ?
- En Espagne, notre glorieuse nation.
- Les maîtres y sont sûrement excellents !
- Ils le sont ! Et beaucoup d’entre eux n’ont pourtant jamais mis les
pieds en pays arabe ou en terre d’islam !
- C’est qu’ils sont sûrement doués et fait pour être des pédagogues !
- Ils le sont en effet !
L’excellent professeur, qui me fascina par sa maîtrise de langue
complexe, ne fut pas sans me rappeler mon maître bien-aimé.
203
Je quittai cet homme et manquai me faire assassiner, au sortir de sa
résidence, sur une île au milieu de la ville. Ceux qui ont pour charge
de mener l’enquête croient d’abord que c’est une erreur. Mais c’est une
vraie tentative menée en bonne et due forme pour me supprimer.
Un vieil homme me plante son couteau dans le dos, non loin de
l’église Saint-Germain. Je m’écroule et perds, au dire de ceux qui
m’entourent, beaucoup de sang. L’alerte est aussitôt donnée.
- Le duc de Séville, dit-on, est entre la vie et la mort !
On craint le pire.
- Le couteau a été planté sans autre intention que de lui éviter de
survivre, dit-on encore.
Mais je suis dur à mourir, puisque je suis encore de ce monde et
que je peux relater cet événement. On parla de ce miracle. Car je restai
conscient et pus, en dépit de la douleur, indiquer à ceux qui faisaient
fonction de m’arracher aux mains du néant ce qu’il convenait de faire
pour barrer, dans ce cas-ci, la route à la mort. Ils refusèrent d’abord
d’appliquer mes instructions, puis ils se rendirent compte que j’en
savais, dans ce domaine, autant, sinon plus, qu’eux. Ils me soignèrent
comme on ne peut que rêver d’être soigné. Et cela je le dois à Paris.
Je demeurai dans cette ville le temps de reprendre des forces. Puis
je poursuivis mon chemin.
A Reims, que je traverse sans y faire une longue halte, un voyageur
me parle du Maroc où il s’est rendu en se travestissant habilement. C’est
la grande mode de se rendre en pays d’islam déguisé en commerçant.
L’homme me donne des nouvelles du pays, sans se douter que j’y
suis né, et me parle d’un Anglais singulier dont il a croisé la route, dans les
environs de Fès, et qui n’est pas sans me rappeler l’Anglais que j’avais
rencontré non loin de Tanger, voilà près de quarante ans. Cela serait
bien amusant, me dis-je, que ce soit le même !
- Et que fait votre Anglais, puisque vous savez, peut-être, ce qu’il
devient ?
- Il tient une auberge ! Dans le quartier de Covent Garden, au bord
de la Tamise, dans le centre de Londres.
204
Je prends note de ces indications, comme si j’envisageais de me
rendre auprès de cet homme dans les heures qui viennent.
- C’est un vieillard irascible ! Il n’a plus le flegme des Anglais. Il ne
parle plus que la langue des Arabes et il prie comme eux !
Cela m’intrigue, comme on peut le supposer. Un Anglais qui ne
parle pas la langue des Arabes et qui ne prie plus comme eux !
Si j’avais quelque force, j’irais bien le trouver, mais ce voyage est
au-dessus de mes moyens, vu la condition dans laquelle je me trouve,
même si je me suis rétabli et que la blessure est sans conséquences. Un
voyage en mer me serait difficile.
Et c’est bien dommage, car j’aurais bien aimé vois, de plus près, les
Anglais dont les mœurs sont plus tolérantes que nulle par ailleurs et
n’empêchent pas les gens de prier comme ils veulent ou de ne pas prier
si tel est leur désir. On soutient, de surcroît, que leurs philosophes disent
ouvertement que la liberté ne peut en aucun cas nuire à leur pays et que les
hommes libres ne s’en portent que mieux leur nation.
J’aurais pu prendre quelques notes de leur façon de vivre et je me
serais fait un bonheur de les exposer ici. La liberté se doit toujours
d’être célébrée quel que soit le lieu où elle voit le jour.
L’idée me traverse l’esprit que, si j’avais quelque force, c’est dans
mon pays que je me rendais, sous un habile déguisement, pour revoir
les lieux de l’enfance et me recueillir sur les tombes où reposent les
miens. Mais cette idée fait long feu et je n’y songe plus, refusant de me
travestir pour entrer dans notre nation. Si la liberté n’y est pas suffisante
pour permettre d’y voyager à visage découvert, j’attendrai, comme l’on
dit, un autre siècle pour m’y rendre !
Nous arrivons, après quelque trois jours et autant de nuits, à Saint-Dié,
en Lorraine, dans les Vosges, cette plaisante région de montagnes que
je vais pouvoir mettre à profit, mon état, de l’avis des mes guérisseurs,
réclamant un tel lieu pour que je me rétablisse entièrement. Nous ne
sommes plus qu’à un jour ou deux de Strasbourg, mais je décide de
séjourner quelque temps à Saint-Dié. J’avais deux bonnes raisons, au
moins, d’y faire une halte : Rodrigo de La Cruz a insisté pour que j’y
rendre visite au père Benoît et le nom d’Amérique y a vu le jour !
205
2009
AU PAYS
Par Tahar Ben Jelloun
aux éditions Gallimard
Né à Fès en 1944, Tahar Ben Jelloun vécut à Paris dès 1971. Il réside
aujourd’hui à Tanger et a été élu membre de l’Académie Goncourt,
laquelle lui décerna son prix en 1987 pour La nuit sacrée. Sa veine
de « conteur oriental » ne lui a pas interdit de se vouloir témoin de
l’immigration marocaine en France, comme en attestent nombre de
ses essais et romans. Au Pays paru en 2009 chez Gallimard évoque
la distance qui se crée entre des enfants et leur père lorsque celui-ci,
contraint de prendre sa retraite, accomplit un retour au pays. Ce sera
son ultime voyage.
A vingt ans, Mohamed avait quitté le Maroc pour la France : « le
groupe était guidé par un ancien, quelqu’un qui avait l’habitude de faire
ce voyage. Il leur disait : Retenez bien ceci, partout où vous irez, quel
que soit le travail que vous ferez, une chose est sûre, le Maroc ne vous
lâchera jamais, il sera toujours avec vous, impossible de l’oublier… »
Cet impossible oubli n’est-il pas, au fond, l’alpha et l’oméga de tous
les livres de Tahar Ben Jelloun ?
*
Suffocante était l’odeur qui se dégageait de Mohamed. Refusait-il de
quitter son fauteuil ou bien quelque chose ou quelqu’un l’en empêchaitil ? Les mouches lui tournaient autour en produisant un bruit étrange.
Elles étaient grosses, certaines fonçaient sur lui comme une proie laissée
là pour la curée. Des guêpes faisaient partie de l’attaque. Mohamed ne
bougeait pas. Tous les membres de sa tribu défilèrent pour le supplier de
changer d’attitude, de quitter ce maudit fauteuil, de se laver et d’attendre
à la maison. Entêté et déterminé, il refusait de se nourrir et de parler.
Des chats faméliques, des chiens perdus, un chacal tournaient autour de
la maison. On vit même des mendiants venus d’un autre village rôder
tout autour. Des oiseaux noirs, des rapaces volaient au-dessus du toit.
206
Les villageois prirent peur, s’en allèrent en réclamant à Dieu délivrance
et miséricorde. Le plus sage d’entre eux récita les six secrets versets
de la sourate « Les Hommes » : « Dis : je mets ma confiance dans le
Seigneur des hommes, Roi des hommes, Dieu des hommes, afin qu’il
me délivre des séductions de Satan. Qui souffle le mal dans les cœurs, et
qu’il me défende contre les entreprises des génies et des méchants ».
Il revint plus tard et récita les derniers versets de la neuvième sourate
« la conversion » : « Du milieu de vous s’est levé un messager distingué.
Il lui coûte de vous voir peiner, il veille jalousement à votre sauvegarde
et est plein de compassion et de miséricorde pour les croyants. S’ils
refusent de croire la doctrine que tu leur enseignes, dis-leur : Dieu me
suffit. Il n’y a point d’autre Dieu que lui. C’est à lui que je m’en suis
remis et il est le seigneur et maître du trône sublime. »
Ces prières eurent pour effet d’apaiser Mohamed. Son visage devint
serein et ses rides s’effacèrent une à une. Ce fut peut-être à ce moment
précis qu’il descendit au fond de son âme, il fit cette chute lui permettant
de s’élever et de rencontrer la paix absolue.
Un cousin réussit même à réunir la tribu qui pria pour l’âme de
Mohamed maltraitée par l’exil et la France : Mohamed est un homme
perdu, il souffre, la France lui a pris ses enfants, la France lui a donné
du travail puis elle lui a tout pris ; je dis ça pour tous ceux qui rêvent de
partir travailler à l’étranger ; là-bas, nos valeurs ne valent rien, là-bas,
notre langue ne vaut rien, là-bas, nos traditions ne sont pas respectées,
regardez le pauvre Mohamed, c’était un sage, un bon musulman, et le
voilà aujourd’hui, misérable, abandonné, à la limite de la folie. Il est
déjà gagné par la folie, nous allons faire quelques prières pour que Dieu
vienne à son secours, nous allons entamer la prière de la délivrance…
Le chant des prières lui parvenait mais il était déjà loin, loin de
la maison, du village et du monde. Sa femme était repartie en France
convaincre les enfants de lui rendre visite. Elle répétait mentalement :
« Nous sommes à Dieu ; rien ne nous appartient ; nous appartenons à
Dieu ; nous n’avons pas le choix ; c’est lui qui a tracé notre route et à
c’est à lui que nous retournons ; nous ne faisons que passer. »
Au bout de trente jours, il avait tellement maigri qu’il était devenu
méconnaissable. Il puait de plus en plus. Personne ne s’approchait de
207
lui. Le fauteuil était pratiquement sous terre. Le corps de Mohamed
aussi. Seules la tête et une partie des épaules dépassaient. Personne,
pourtant, ne s’était approché pour déplacer le fauteuil er l’enfoncer
dans la terre. Cela s’était passé naturellement, lentement, jour après
jour. Mohamed sentait cette lente descente sans réagir. Peut-être qu’il
l’avait tant désirée et qu’il laissait son corps s’incruster dans les ressorts
tout en pesant de son poids pour accélérer la chute. Il avait envie d’en
finir, de partir sans pour autant désobéir à Dieu, sans le défier en se
donnant la mort. Il était un bon musulman refusant le suicide. Il se
laissait aller vers la fin, ne faisait aucun effort pour émerger et reprendre
goût à la vie. Mais sa vie était finie, son sens était captif de l’égoïsme ou
de l’inconscience de ses enfants. Ses yeux s’étaient fermés. Il ne voulait
plus voir le spectacle du monde. Il avait éteint les lumières et fermé ses
yeux et son cœur. Il s’était livré à son âme qu’il avait chargée de le
mener vers le silence sublime. Il avait renoncé à l’exemple du mystique
qui abandonnait l’enveloppe du corps pour partir dans le cœur de l’âme.
Il avait déposé sa vie et n’attendait plus. Les mouches venaient y puiser
de quoi se nourrir. Il n’attendait plus ses enfants mais la délivrance, la
mort qu’il réclamait silencieusement à la clémence du ciel. Sa femme
était revenue avec Nabil ; ses autres enfants ne voulaient pas la croire
ni interrompre leur travail pour aller calmer un homme pris de délire.
Nabil, fou de chagrin, se mit à parler distinctement et exigeait de celui
qu’il considérait comme son père qu’il se lève et qu’il lui donne la main
pour se rendre au hammam ensemble. Il tournait autour du fauteuil dont
on ne voyait que les bras très usés et attendait que Mohamed se réveille
d’un long sommeil. Il prit un seau d’eau tiède et lui lava la tête. Mais
Mohamed dont la respiration était de plus en plus lente était en train de
s’en aller. Il ne prononça pas un mot, esquissa un sourire puis sombra
dans un long sommeil. Il ne réclamait rien au ciel ni au nuage passant.
Tout devint limpide et simple : ce pour quoi, ou ceux pour qui, il mourait
étaient tombés dans le puits de son enfance ; il ne les voyait plus, ne
distinguait plus leur voix. Au quarantième jour la terre avait englouti la
tête. Quelqu’un cria : parti ! Mohamed est parti chez Dieu ! Le village a
son saint ! Dieu ne nous a pas oubliés ! La maison n’a pas été construite
pour rien, elle sera son tombeau, son marabout ! Dieu est grand ! Dieu
208
est grand ! Une vieille femme, assise sur une pierre, lui répondit : c’est
ça, on n’a pas d’eau, on n’a pas de blé, on n’a pas de courant, mais on
a un saint ! Belle récompense ! Je vous laisse moi, moi je m’en vais
chercher de l’ombre et de l’eau ! S’il n’y a pas un marabout sur lequel
je prierai, ce sera une fontaine, une source d’eau, ça c’est la vie ! Tu es
folle ! On te connaît, on t’a vu, fumer et même boire du raisin fermenté ;
alors toi, t’a pas droit à la parole ; et tu as intérêt à te plier devant notre
saint, celui qui est parti loin pour revenir par la grâce de Dieu.
Plus aucune mauvaise odeur ne sortait de cette tombe que son corps
avait creusée durant ces mois. La question se posa de savoir comment
faire sa toilette, comment l’extirper de ce tour, l’envelopper dans un
linceul. En creusant, les fossoyeurs eurent un choc : Mohamed était
dans un linceul blanc fumé d’encens et sentait le parfum du paradis. Sa
toilette avait été parfaitement faite. Ils reculèrent, prirent leurs pioches
sur l’épaule et s’en allèrent.
La tombe de Mohamed était là, devant la porte de la maison. Le
lendemain matin on découvrit qu’elle avait été peinte avec de la chaux
et qu’on y avait planté une stèle sur laquelle ont été gravés ces mots :
« Au nom de Dieu Clément et Miséricordieux ; ci-gît un homme croyant
et fidèle ; il ne souffre plus ; Que la Clémence et la Miséricorde de Dieu
soient sur lui ; nous appartenons à Dieu et à dieu nous revenons. »
Personne ne sut qui s’était occupé de cette tombe. Les habitants
venaient prier, certains déposaient des offrandes au seuil de la porte de
la grande maison. Les guêpes et les mouches s’éloignèrent. Les chats et
chiens aussi. Une odeur de parfum du paradis se dégageait de la tombe.
En quelques jours elle fut couverte d’herbe très verte. Quelques fleurs
sauvages avaient poussé. Un inconnu a planté un arbre rapporté de loin.
Il y avait de l’ombre, de la fraîcheur, de la paix. Ainsi disparut Mohamed
l’immigré, l’homme que la retraite avait tué.
Paris-Tanger
Avril 2005-Juillet 2008
209
2009
LES RACINES DE L’ESPOIR
Par Mounir Ferram
aux éditions l’Harmattan
Les sept nouvelles qui composent le recueil de Mounir Ferram
Les Racines de l’Espoir (l’Harmattan, 2009) veulent rendre justice à
des douleurs anonymes. Ce chercheur universitaire, qui enseigne à
Paris, a le Maroc chevillé à l’âme, si bien que, le lisant, on dirait qu’il
ne s’est jamais éloigné du pays natal. Il sait exprimer les tourments
de la solitude de façon concrète, très concrète ; « Je me rappelais
cette chanson qui disait : heureux, c’est l’essentiel ! Ensemble, c’est
l’essentiel même si nous n’avons que des olives et du pain à manger… »
J’avais du pain, j’avais des olives, une partie des ingrédients. Mais
j’étais affreusement seul . »
Très attaché à Khouribga, comme l’est aussi Maâti Kabbal, autre
nouvelliste de l’émigration, Mounir Ferram y situe, suggestivement, la
vie et la résurrection de Salah le fou dans la nouvelle éponyme que nous
reproduisons ici.
*
SALAH LE FOU
Salah, le fou de la ville, sa mémoire dérisoire et parallèle… Il
suffisait de le voir rire pour que tout s’effondre subitement. Même
les certitudes les plus tenaces tombaient devant sa lucidité désarmante.
Un jour, il débarqua dans la ville. Personne ne savait d’où il venait
ni pourquoi cette ville fut son choix, lui, l’enfant de nulle part. Une
rencontre de pur hasard ou le fait de destins mêlés et embrouillés !
La ville ne ressemblait à rien et n’avait aucune histoire. Lui ne se
rappelait plus la sienne, égarée à jamais dans les détours de son amnésie.
Sans histoire et sans attaches, il ne pouvait que se jurer fidélité. De
son passé, Salah n’avait retenu aucun lieu. La ville, quant à elle, ne
portait aucun rêve dans son regard tourné vers l’autre rive. Elle errait
dans l’Histoire et ne pouvait être que le carrefour des sans-raison, des
fous, des déshérités et des déracinés. Ils s’aimaient dans leur solitude
indicible et dans le mystère des rencontres inattendues.
210
Salah avait le don de révéler, par les noms empreints de sa folie, le
miracle de la simple réalité, sans détour. Il décelait ce que cachaient
tous ces voiles que déposaient allégrement certaines crédulités. Les
habitants fuyaient sa rencontre de peur de voir ses mots les dénuder,
révéler en eux ce qui constituait leur êtres véritable.
Salah avait surnommé chaque habitant de la ville, comme si leurs
noms ne signifiaient rien, étaient attribués par complaisance ou par
erreur. Il rattachait tous ceux qu’il croisait à des parcours inconnus, sauf
de lui. Ainsi, il appela l’imam de la ville : « Ezellal, le fou du sexe ».
L’imam de la ville, homme pieux et voué apparemment à l’amour de la
sainte Ecriture, trouva plus tard la mort dans les bras d’une prostituée
berbère, à peine affranchie de l’adolescence.
Salah trouvait toujours le moyen de les coincer au coin d’une rue
pour leur annoncer, dans son fou rire, le mot qui déstabilisait et qui les
secouait comme des branches. Le cadi fut appelé L’hmar laâwar, l’âne
borgne, le commissaire de police Touba Wkalt l’Knez, le rat d’égout !
Nul n’avait échappé aux surnoms de Salah qui réconfortaient les enfants
des rues. En ses mots germait le rêve libérateur d’un monde faux qui ne
saurait leur être clément…
L’imam disait, de son vivant, que Salah était un rejeton de Mamma
Gouhla né d’un souffle impur et d’une démence bannie d’Allah. Il valait
mieux se détourner de son chemin pour épargner sa foi et préserver la
paix du cœur.
Le jour traînait, emplissait chaque pierre de la ville d’une chaleur
rude. La nuit avançait lentement et sur ses pas naissaient les ombres qui
joignaient les esprits à leur demeure. Salah surgissait en bénissant la nuit,
agitait ses mains en tentant de la caresser telle une femme aux formes
opulentes et généreuses.
Salah aimait la nuit et ses mystères, personne ne savait où le jour
l’engloutissait. Les enfants des rues le cherchaient désespérément et
finissaient par croire que la ville l’enveloppait de ses draps blancs, le
rendant ainsi imperceptible à l’œil.
La ville succomba après le dernier vol des hirondelles à l’emprise de
la ténébreuse tiédeur confondant tout ce qui y vit. La ville n’était plus
211
qu’un bloc sombre livré aux murmures. L’odeur de l’alcool s’inféodait,
dans ses quartiers déshérités, à celle du kif et semait une magie souillée.
Les délires fusaient et les mystères se déliaient. La ville n’appartenait
plus aux hommes du jour mais désormais à ceux de la nuit.
Salah, l’ange de la nuit, réunissait autour de lui plusieurs enfants des
rues. Son lieu de prédilection fut le cimetière. « Ici », disait-il, « nous
sommes chez nous, nous n’avons rien à craindre de ces morts qui nous
comprennent là où ils sont maintenant ! La vanité de leur existence
est sœur de notre errance ! Offrons à cette eau bénite les méandres de
nos mémoires pour qu’elles les vident jusqu’à leur écorce. Nous vivons
et vibrons avec les énigmes de la nuit et mourrons avec les lueurs
de l’aube… »
Kamil, le fils de l’adoul, faisait partie des cercles nocturnes de
Salah. Il vivait lui aussi la nuit et dormait le jour. Il prétendait que
la ville agressait son regard et n’était supportable qu’après quelques
bouffées d’herbe. Son père le pensait atteint d’une maladie de l’esprit
et l’amenait régulièrement visiter les Saintes de la ville. Son mal ne
faisait qu’empirer. Le père se résigna alors, lui-même, à lui acheter son
kif pour avoir la paix en clamant le pardon d’Allah le Tout-Puissant !
« Parfois, de la lumière peuvent couler les ténèbres » disait-il.
Rabeh était le musicien du cercle de Salah. Diplômé de troisième
cycle et après cinq année de chômage, il incita sa mère à vendre ses
bracelets en or pour aller vivre clandestinement en Italie. Le sort en
décida autrement. Son père fut renversé mortellement par un camion. Il
restitua tout l’argent à sa mère et se sacrifia, fils unique à rester près d’elle.
Depuis, il ne s’était jamais remis de ce mauvais sort et faisait de ses
virées nocturnes son refuge, de sa guitare, et des écrits d’Abou Nouass,
les complices ultimes de sa tristesse. Salah l’avait surnommé le résistant
pacifique ! Ça lui semblait plus proche de ce qu’il était réellement.
L’entourage de Salah comptait d’autres enfants déshérités de la ville.
Il les appelait ses princes bannis ! Il y avait Mahmoud le cireur, Fouad
le chauffeur de taxi, Faouzi le projecteur du cinéma Lux. De temps
en temps, ils avaient droit à la visite de Ghlima, la prostituée devenue
mendiante à la fin de ses jours.
Ensemble, ils défiaient ces vérités qu’étreignaient les femmes et les
hommes dans leur sommeil. Leurs rires s’amplifiaient au fur à mesure
que le kif et l’alcool s’emparaient de leur corps. Salah prenait la parole
quand l’ivresse était à son comble. Sa voix se doublait de silence, il leva
les yeux, fixa le ciel et dit :
Nos certitudes font nos égarements et nos tourments, elles alourdissent
nos corps et nos esprits futilement. Nous devons nous en débarrasser
pour nous alléger, vivre comme cet air qui fraye, indifféremment, son
passage parmi les morts et les vivants. Ces certitudes ne sont pas les
nôtres, elles appartiennent à d’autres âmes. Elles regorgent de chimères
et de pensées empoisonnées qui nous sont maléfiques… Sous leur
influence, nous ne savons plus vivre que nourris des brumes et des
nostalgies d’ailleurs. La paix de l’esprit s’est détournée de nous. Nous
vivons un semblant de temps qui se répète inlassablement dans nos
mémoires… semant une odeur de soufre et de terre brûlée. Qu’y a-t-il
de pire pour nous tourmenter ?
Le silence du cimetière donnait une résonance poignante à la voix
de Salah. Le ciel s’éclaircissait d’étoiles naissantes pendant que la nuit
avançait imperturbablement.
Il poursuivit…
Nos ancêtres disaient que l’océan a quitté notre ville il y a longtemps !
il y a laissé une terre dénudée et la malédiction d’une sécheresse
insolente…
Les hommes venus d’ailleurs ont ouvert le ventre de cette terre et ont
extrait cette substance maudite qui enveloppe notre peau, en fait un désert
qui avance à chaque fois que nous respirons sa poussière ! L’Histoire a
voulu que ce soient ces hommes venus d’ailleurs qui nomment notre
ville, lui donnent ce nom bâtard qui ne présage rien de bon…
Mes frères, nous débordons d’images qui érigent nos êtres en
pierre ! Hommes insolites, aimant les décombres ! Je doute que ces
pierres jonchées autour de nous ne soient des individus figés dans leurs
croyances macabres !
O nuit céleste, mère de nos regards inassouvis de toi ! Tu ignores
les frontières et l’étroitesse des cœurs ! Nos esprits s’accrochent à toi !
213
Sois clémente et guéris nos blessures inavouables. Je sens la brume de
l’aube approcher ma mémoire, la caresser, je ne suis plus qu’une voix qui
s’amoncelle… Le temps autre, différent, avance, étrangle mon souffle.
Je pars rejoindre les trois sœurs confinées dans l’ombre généreuse et
odorante du Saint Moulay Bouchaïb ou à la rencontre des anges des
rues ou finalement me reposer dans la paix des cœurs charitables et
généreux.
Salah s’écroula subitement sur le sol. Ghlima courut vers lui et
psalmodia quelques mots à peine audibles qui fondirent dans l’obscurité
épaisse de la nuit :
Nous sommes poussière et le restons ! Le sage est mort, vive le
fou ! Tu nous reviendras demain avec la lumière qu’ont déposée en toi
les enfants aspirés dans les eaux de Gibltard. Dis-leur qu’une partie de
notre âme meurt en eux, s’allie à jamais à leur peine…
Salah se réveilla paisiblement, son rire reprit et le délire s’empara
de sa bouche :
Ils ne m’ont ni tué ni donné la vie ! Chaque nouvelle annonce ma
mort et voilà que je renais ! chaque jour un peu plus, parfois ici, parfois
ailleurs ! ne m’attendez pas dans les parcours connus de vos pensées ! je
surgis dans vos oublis et disparais à vos regards étonnés ! Je vous confie à
la volonté des maîtres de ces lieux ! Que la paix soit pour vous !
Salah se releva et disparut dans le brouillard dense qui avançait vers
la ville. Ses compagnons dormaient depuis longtemps. L’étourdissement
de l’alcool et du kif avait eu raison d’eux.
Le gardien du cimetière les réveilla aux premières lueurs de l’aube
en implorant pour eux le pardon d’Allah Clément et Miséricordieux :
Malheureux ! Vous venez provoquer la mort dans son royaume ! Ce
damné breuvage a brisé vos âmes et vous a rendus frères du démon !
Qu’Allah ait pitié de vous et vous lave de ces impuretés !
214
2009
Ô BESANÇON UNE JEUNESSE 70
Par Mustapha Kharmoudi
aux éditions l’Harmattan
Né au Maroc en 1950, Mustapha Kharmoudi arrive à Besançon
en 1971. Avoir la passion de l’écriture aide parfois à devenir un bon
écrivain. C’est sans doute cela qui arrive à cet auteur dont on connaissait
un roman Le temps des Chacals publié sur Internet aux éditions le
Manuscrit, en 2004. Il y était question de luttes collectives, de désarroi
individuel et du goût de la dignité, dans un mélange de convulsions et de
confusions ainsi que la société en est prodigue.
Le Belfort du Temps des Chacals apparaît moins attirant que
Besançon.
Or, Kharmoudi est un conteur et son besoin forcené d’expression
s’épanouit enfin fluidement dans un récit ordonné par le désir.
Roman de formation, Ô Besançon Une Jeunesse 70 se lit d’une traite :
l’auteur a trouvé sa voix. Avec fougue et nostalgie, mais surtout une
volonté de sincérité, c’est un témoin original de l’époque de contestation
politique et de révoltes sociales autant que de liberté sexuelle que furent
en France les années 70.
On lit donc le point de vue et le vécu d’un étudiant marocain gauchiste
accueilli dans une province dont il se fait désormais le chantre.
Lip, l’usine théâtre d’un conflit social emblématique se trouvait à
deux pas du lycée Louis Pergaud où le jeune Mehdi du roman, double
évident de l’auteur, était en classe préparatoire avant d’intégrer quelque
école plus ou moins prestigieuse. Ô Besançon … raconte avec une dose
égale de fantaisie et de gravité le « détournement » d’un jeune étudiant
par le militantisme et le donjuanisme.
L’originalité de l’ouvrage tient à la déclaration d’amour à une
ville de la province française par un Marocain y vivant depuis quarante
ans. Les amitiés et les amours, les voyages, les lectures, les assemblées
générales d’étudiants, tout cela nous est raconté avec une vraie justesse de
215
ton. Kharmoudi sait se remémorer les faits et les méfaits, les sentiments
et les dissentiments, la splendeur d’un coucher de soleil d’Essaouira et
les seins d’une jeune femme allongée sur un tapis de neige.
Ô Besançon Une Jeunesse 70 n’a pas d’équivalent dans la
production littéraire maghrébine en France. Pour la première fois, un
sexagénaire marocain ayant vécu les deux tiers de son existence en
France dit vraiment qui il fut et qui il est devenu. Il laisse parler son
cœur et sa mémoire, sans se donner obligatoirement la part belle ni rien
noircir à dessein. Alors, il se passe ce que l’on préfère dans un livre, la
rencontre de quelqu’un. Or, ce quelqu’un raconte la France ouvrière et
le Maroc estudiantin d’il y a quarante ans, des amours de jeunesse et
des vagabondages avec une nostalgie vivace, comme une sorte de poète
à peine fou et à peine sage, jamais roué et qui sait jusqu’où l’on peut-être
heureux ou malheureux.
*
Les gens aujourd’hui ont beaucoup oublié Lip, mais c’était tout
un monde de rêves, toute une vie. En ce temps-là où les Lip remettaient
l’usine en marche et vendaient le produit de leur travail, crois-moi, le ciel
de nos horizons s’était immensément dégagé. Et Besançon devenait la
capitale française des luttes. Capitale de la France, de l’Europe et même
au-delà.
Tu vois, il faut faire un effort pour se représenter tout ça : des salariés
qui virent leurs chefs, qui s’organisent entre eux pour fabriquer des
montres, qui se versent des salaires égaux quelle que soit la qualification
des uns et des autres. Il faut imaginer une usine ouverte à tous les vents :
on y allait pour une heure ou une journée, et il y avait toujours quelqu’un
pour nous expliquer l’évolution du conflit, pour nous détailler le travail
des nombreuses commissions. Mais aussi pour nous faire visiter les
ateliers où travaillaient des femmes et des hommes … Enfin libres.
Je me souviens d’une immense banderole qui accueillait les visiteurs :
« On fabrique, on vend, on se paie ». Je te laisse apprécier le on.
Moi malheureusement, j’étais plongé dans la préparation de mes
concours. C’était la dernière ligne droite. Je n’ai pas profité de la première
période, sauf une seule fois avec Bénédicte. Sous prétexte de m’aérer et
216
de boire un pot à Granvelle, elle m’avait attiré vers une manifestation
des Lip. Je me souviens d’une forte excitation. Ça polémiquait partout.
J’ai entrevu Raguenès, le fameux curé qui parlait toujours de ses frères
immigrés, mais je n’ai pas pu l’approcher. Je me rappelle seulement
qu’il prévenait les gens d’une intervention imminente de la Police.
Et c’était vrai. Les policiers n’ont pas tardé à nous barrer le passage.
Bénédicte et moi avons fui vers la Rue Ronchaux, derrière le Bar de l’U.
Et même là, il nous a fallu nous cacher dans une cour intérieure pour
échapper à la rafle … Oh, on y est resté un long moment à admirer des
escaliers magnifiques, et des fenêtres discrètes et joliment agencées …
Je te conseille vivement les cours et les arrière-cours de la rue
Ronchaux. Ainsi que celles de la rue Renan. Admirables.
Plus tard, quand le calme est revenu, nous avons quitté notre
planque. Quelques bonnes sœurs se pressaient de rentrer dans une
demeure protégée par un lourd portail. Comme des policiers rôdaient
encore dans les parages, nous avons essayé de nous réfugier auprès
d’elles, mais elles nous ont rejetés fermement. Comme si on avait la
peste. « Connasses ! » leur a crié Bénédicte.
Aussi, acculés, nous avons remonté l’étrange rue de la Vieille
Monnaie. Nous avons tenté de nous réfugier dans une belle cour de
la cathédrale Saint-Jean. Mais là encore, il nous a fallu déguerpir. Ça
se voyait qu’on n’était pas dans un quartier populaire, ça changeait du
quartier Battant et de son église de la Madeleine, à l’époque ouverte au
tout-venant.
Alors, guerre lasse, on s’est dirigés vers Rivotte. Et nous avons
rencontré Anne et Ben dans « le 25 », tu sais, ce bar qui s’appellera
bien des années plus tard le Carpe Diem, dont la vocation principale sera
d’abriter des intermittents du spectacle en fin de droits …
Là, Anne et Ben m’ont présenté Daniel Cohn-Bendit, le grand
leader de Mai 68. Et Charles Piaget, le grand leader des Lip. Oh, je me
souviens, mon ancienne prof de philo aussi était là : toujours vive et le
regard pétillant devant Dany le Rouge. Moi aussi je n’avais d’yeux que
pour lui. Tu sais, ça fait toujours quelque chose de rencontrer des gens
remarquables. Sur le coup tu es tout intimidé parce que tu sais qu’ils ont
accompli des choses grandioses.
217
Et Cohn-Bendit m’a ébloui ce jour-là. Il avait constamment le
mot révolution à la bouche, comme une manière naturelle de respirer …
Il parlait de tout : de la Commune de Paris, des canuts de Lyon, du
Vietnam, de l’Algérie, de Mai 68 bien sûr, toujours et encore. Ça se
voyait qu’il n’avait pas encore fait le deuil du beau mois de Mai. Il citait
plein d’auteurs : des philosophes, des politologues, des sociologues. Et
à chaque fois il savait prononcer le bon mot pour nous faire rire. Ma
prof ne disait rien, elle opinait du chef, tout aussi hypnotisée que moi.
Mais Charles Piaget, lui, le coupait souvent, sans gêne. Il semblait
lui parler d’égal à égal, et il me décevait. Je me souviens qu’il était là
avec ses hésitations, ses moues de celui qui n’était sûr de rien, et ses
questions triviales auxquelles un enfant de douze ans pouvait répondre.
Je n’arrivais pas à comprendre comment un tel gars dirigeait une des
grèves les plus spectaculaires du XXe siècle. Oh là là, qu’est-ce qu’il
me décevait en prétendant que l’ouvrier avait deux cerveaux, l’un lui
dicte de continuer la lutte, et le second le somme de reprendre le travail
pour payer les traites du petit pavillon. Franchement, je le trouvais sot à
côté de Cohn-Bendit qui n’avait, lui, que des certitudes.
Bien sûr, bien sûr, je comprendrai plus tard, bien plus tard, que ce
que racontait Piaget était beaucoup plus pertinent que les belles citations
de Dany le rouquin. J’entendrai son même discours avec plus de trente
années d’intervalle, et là, j’en serai ému. Emu jusqu’aux tréfonds de
mon âme.
Oui, Charles Piaget savait modestement que les choses de la société
sont infiniment plus complexes que nos analyses sommaires ne le
laissent croire. Chaque homme est un nœud de contradictions. Il savait
que seule la lutte collective peut drainer toutes ces énergies dans la
même direction. Et encore ça ne durait jamais vraiment : à peine la lutte
faiblit-elle que déjà l’autre cerveau le replonge dans l’amère réalité du
monde ouvrier, de la vie précaire avec ses privations et ses frustrations
…
218
2009
GUERRE, WORDS Y PLATO
Par Sapho
aux éditions de La Différence
Chanteuse, la Marrakchie Sapho vit à Paris lorsqu’elle n’est pas au
chaud dans la ville rouge.
Sa voix émane de sa longue silhouette qui ondule telle une flamme
vouée à ne pas s’éteindre, si bien qu’elle interprète les chansons d’Oum
Keltoum avec une fougue sensuelle impossible à oublier.
La chanson n’est pas l’unique corde à son arc.
Après des romans comme Douce violence (Ramsay, 1988) ou Ils
préféraient la lune (Balland, 1987), Sapho a donnés des recueils de poème,
des textes parfois sybillins, mais elle sait aussi aller à l’essentiel.
Faisant entendre sa singularité sans agaceries ni arguties, au plus
vrai de l’aveu le plus franc, intime et libre comme dans ce poème extrait
de Guerre, Words y Plato, Sapho émeut et donne à réfléchir.
L’écrivain algérien Salah Guemriche a publié en 1988 chez Seghers
un Sapho qui donne à lire le texte des chansons de l’artiste et rend
hommage à sa personnalité singulière.
*
Il n’a rien à faire
Je suis un poète arabe qui parle français
Ou peut-être une poète français qui parle arabe
Non je dirais un poète arabe qui écrit en français
Mais enfin cette langue je la parle pas comme un natif
De Neuilly ou de Saint Mars du Désert !
y a rien à faire ma langue est charme
je ne veux plus la retenir lui faire des coupes ici ou là
pour dissimuler sa broquitude et cette propension à l’abondance
y a rien à faire y a quelque chose qui déborde
219
c’est le bord qui m’intéresse
tout comme vous, poètes français
je suis au bord du bord
peut-être
de l’autre côté
je dis cela et n’en crois pas un mot
la langue c’est la langue
la femme c’est l’homme
l’orange c’est la pomme
le bord c’est le bord
quel qu’en soit le côté
nous sommes là pour distinguer
les choses
pas
pour
les confondre
j’essaie de soutenir une terre
attelage du haut Atlas
mais cela tremble cela gronde cela suinte cela fuit
les mots nous les avons posés sur des choses en
mouvement
les mots sont tournoyants
à la torsion des mots les choses foutent le camp !
nous voilà malheureux garants
incapables d’honorer pareille dette
mais il faut pourtant
rattraper l’abord
220
le construire pied à pied ce monde sans nom
le réécrire car il perd sa route
ne me dites pas que c’est indifférent
je tiendrai l’encre qui sépare
je tiendrai la parole
je soutiendrai un monde
pour cela seulement je respire encore
oui
pour
passer le mot
221
2009
L’HOMME QUI DESCEND DES MONTAGNES
Par Abdelhak Serhane
aux éditions du Seuil
« Qui s’insurge ? Qui s’indigne ? » interroge Abdelhak Serhane
dans sa contribution aux Lettres à un jeune Marocain réunies en volume
par Abdellah Taïa (Seuil, 2009).
Serhane qui enseigne à l’université en Amérique du Nord après
avoir enseigné à l’université de Kénitra est né en 1950 dans un village
isolé du Haut-Atlas. Ses romans, ses nouvelles veulent dire avec le
plus de vigueur possible l’amertume et le tourment où se débattent
ceux auxquels la pauvreté interdit l’épanouissement personnel. Il sait
évoquer la détresse des femmes sans droits, à commencer par sa mère,
avec une vraie force.
C’est sa propre enfance qu’il raconte au scalpel – un peu comme ces
peintres qui peignent au couteau – dans son sixième roman L’homme
qui descend des montagnes (Seuil, 2009). Conteur vitupérant, il pratique
ici l’autobiographie romancée en pamphlétaire désolé et pugnace,
d’autant plus exagératif que le réel ne se prive pas d’exagérer.
Souvenons-nous, en lisant Abdelhak Serhane de ce que Mohammed
Khaïr-Eddine écrivait dans le journal qu’il tint en août 1995 On ne met
pas en cage un oiseau pareil et qui parut posthumément en 2001 chez
William Blake et Co… « Et les bidonvilles ? Et la décharge ? Ils sont
toujours là. Qui s’en inquiéterait ? Allez ! Ouste, au suivant ».
Le même Kaïr-Eddine a raconté sa joie d’adolescent lorsque ses
premiers poèmes parurent dans La Vigie Marocaine. Or, on peut lire
dans L’homme qui descend des montagnes comment, à peine quelques
années plus tard, des pages et des pages de ce quotidien servaient tant
bien que mal à protéger des intempéries le toit de fortune d’une famille
frigorifiée.
L’homme qui descend des montagnes a la même âpreté qu’un
précédent roman de Serhane Le Deuil des chiens (Seuil, 1998). Ce qui
a changé, c’est l’évocation à la première personne, et au nom même de
l’auteur, d’une frustration généralisée.
222
Quant aux fantasmes obscènes de l’adolescence, ils sont narrés ici
avec une précision et une récurrence qui, pour rendre compte de ce qui
fut, n’en témoignent pas moins d’une sorte de complaisance.
Cependant, le livre vit et c’est cela que l’on attend d’un livre.
Alternant la protestation et l’humour, le plaidoyer et les sarcasmes,
L’homme qui descend des montagnes est une sorte de confession sans
merci, un roman de révolte. Serhane ne s’y fait pas faute de rappeler
avec insistance qu’il est titulaire de trois doctorats, mais puisque c’est
souvent au nom de l’enfant qu’il dit « je », une certaine maladresse de
l’expression lui a semblé se justifier parfois, sans que le texte y gagne
en efficacité ou en charme. L’homme qui descend des montagnes est
écrit, de toutes les façons, pour ébranler plutôt que pour séduire, ce
qui caractérise la littérature de combat. Et une forme de séduction finit
par opérer.
*
Nous n’arrivions pas à supporter les rafales de vent qui traversaient
notre demeure de part en part. Souvent, nous retenions les objets pour
les empêcher de s’envoler. Ma mère pleurait, emmitouflée dans ses
couvertures. Nous habitions dans la rue. Pour ne pas nous décourager
encore davantage le père répétait que le froid sec était sain, avait des
vertus pour la santé. Personne n’était convaincu par ses justifications. Il
finit par se rendre à l’évidence et alla commander un poêle à bois. Cela
ne suffit qu’à réduire l’intensité du froid qui rongeait nos os. Agglutinés
comme des mouches autour de cette invention magique, nous savions
que c’était déjà une grande victoire sur le sort. Restait les bourrasques
de vent. Le père eut une autre idée géniale. Il tapissa l’intérieur de
notre case avec du papier journal et le vent cessa de passer à travers
nos planches. Le Petit Marocain, La vigie et autres titres constituaient
désormais le décor de notre nouvel habitacle. Enveloppés comme des
morceaux de viande, nos corps n’étaient plus soumis à la morsure du
froid glacial des montagnes. Nous pouvions à peine imaginer une telle
aubaine. Malgré tous nos déboires, je reconnais que le père avait assez
d’esprit pour faire face aux situations les plus complexes. Enterré vivant
dans les lettres latines, je passais des heures à voyager entre les signes
223
et les symboles. Un voyage sans commune mesure avec les misères
de nos illusions. Comme l’alphabet de mes ancêtres gaulois n’avait
plus de mystère pour moi, je donnais libre cours à mon imagination.
Les aventures filaient au gré des lignes que j’imaginais être des plaines
ou des océans. Les mots prenaient leur envol et j’inventais, pour mon
propre plaisir, un univers où les autres n’avaient pas leur place. J’étais
le maître des lieux et des lettres. Et même si leur combinaison était
souvent farfelue, le résultat de mes explorations était fabuleux. Des héros
invincibles naissaient de mes hantises et les situations les plus cocasses
s’imposaient à mon imagination. Les murs et le plafond n’étaient plus
qu’écriture. C’est-à-dire qu’ils étaient signifiants, portant des histoires
et enfermant une mémoire. Les lettres s’observaient, s’entrechoquaient
par instants, se disputant leur place dans les phrases et dans les lignes.
Tous les caractères d’imprimerie étaient à portée de main. Je distinguais
les lettres, mais j’étais incapable de dire ce qu’elles signifiaient dans
des phrases, agglutinées les unes contre les autres à des morceaux de
planches placés les uns à coté des autres, mais devenaient le support de
l’histoire d’un moment du monde. Que voulaient dire toutes ces lettres,
toutes ces phrases ? C’était le secret que je m’étais promis de percer.
Mon destin était dans ma capacité de faire parler cette langue à ma
convenance et de lui faire dire ma dérision. Devenir magicien des mots et
fixer par le verbe une parole confisquée. Je deviendrais journaliste, moi
aussi, dans la langue de l’autre, afin que ma voix traverse les frontières
et les océans. Cette ambiance m’avait donné l’envie d’être dans mes
propres mots, les miens, ceux que je confectionnerais pour les lauriers
du futur, ou pour une ultime perte. Curieusement, la langue arabe ne
faisait pas partie de ce nouveau décor. Le père prétendait qu’il n’était
pas permis d’utiliser l’arabe autrement que pour s’approcher de Dieu.
Utiliser un journal arabe comme papier peint aurait été une hérésie qui
nous aurait valu quelques siècles de géhenne. Avec la langue française,
tout était permis. Il nous arriverait même de nous torcher le cul avec,
impunément. Pure et sacrée, la langue arabe échappait à nos insanités
et à nos bévues. C’est à partir de ce moment que je commençai à me
méfier de tout ce qui était considéré comme pur ou sacré. Les notions de
pureté et de sacralité me paraissaient suspectes. Je ne saurais expliquer
224
pourquoi. Je savais que la langue que je parlais dans la rue et que parlait
ma mère n’était pas noble et n’avait rien avoir avec la langue du Coran.
Les murs et le plafond de notre cabane traduisaient nos confusions et
nos entraves en français, pas en arabe. Mon rêve était de m’exprimer
comme eux, dans cette langue qui venait d’ailleurs.
C’est avec la plus grande humilité, mais également avec la plus
grande allégresse que je m’abandonnai à ces signes non liturgiques.
Mon corps malingre était prêt et je me laissai enterrer vivant dans la
langue de Molière. Ce n’était pas pour me déplaire car j’avais moins
froid le soir.
« Si Dieu existe, je lui pardonne de m’avoir donné un fils tel que
toi ! On ne me laisse pas écouter mes vieux os en paix ! Le maître s’est
encore plaint de toi aujourd’hui. Il dit que tu es un idiot et un fainéant.
Il n’a pas tort ! Alors je ne comprends pas pourquoi ta mère persiste à ce
que tu ailles à cette maudite école. C’est juste une perte de temps. Bon !
Je n’ai pas envie de me mettre en colère ce soir, mais je te préviens ; si
tu ne réussis pas l’examen d’entrée en sixième cette année, je te retire
de cette foutaise !
- Et si, par contre, il réussit ? avait demandé ma mère, les yeux
baissés.
- Réussir ! Lui ? »
Il éclata de rire et je vis briller son dentier en or massif. Je ne dis rien
et mon frère étouffa son sarcasme.
« Ben oui ! S’il échoue, tu le retires de l’école. Mais il y a avait
l’autre possibilité : la réussite…
- Tu plaisantes ! Eh bien, s’il réussit, je lui achète un vélo ! » avait
lâché le père sans réfléchir, ce soir-là, sur le ton de la provocation ou de
la plaisanterie.
Déjà, je n’avais plus faim. Comme s’il m’avait poignardé dans le
dos. Un coup de traître, tel qu’il savait en donner. Sa voix rauque était
chargée d’insinuations et de malice. Je connaissais ses allégations.
Dans sa bouche, cette phrase était une simple litote. Ce n’était ni une
promesse pour m’exhorter au travail, ni une invite généreuse à me rendre
meilleur.
225
C’était un défi que me lançait le père au milieu du repas du soir.
Ma mère avait levé les yeux puis les avait baissés aussitôt dans un
geste d’impuissance. Mon frère s’était contenté de dessiner une moue
imbécile avec ses lèvres retroussées. Un silence de mort avait suivi
ces paroles. Même les mouches avaient cessé leur bourdonnement audessus de nos têtes. Le regard direct du père avait transpercé mon corps
frêle, et le ricanement qui avait suivi ses propos m’avait glacé d’effroi.
J’avais compris son message et les autres membres de la famille aussi.
Je maudis la vie et l’enfance au fond de moi. Le morceau de pain que
j’avais religieusement trempé dans la sauce resta au fond de l’assiette,
puis s’effrita dans le bouillon de légumes. Je l’abandonnais avec regret
pour lui montrer que ma dignité passait avant la nourriture. Pourtant,
le dîner était succulent ; un tajine aux sept légumes que savait si bien
cuisiner ma mère. Juste des légumes. Une boule obstrua ma gorge, mais
je résistai de toutes les forces qui me restaient à l’envie de pleurer. Je
réussis à ravaler mes larmes et fus satisfait, malgré tout, de lui avoir
refusé ce plaisir. Le repas fut interminable pour moi et sa fin une
délivrance. Mon frère riait sous cape en me jetant ses regards frondeurs.
Si mes larmes ne coulaient pas, je pleurais de l’intérieur. Avec les yeux
du cœur et avec ma sensibilité d’enfant.
226
2010
LE LIVRE IMPREVU
Par Abdellatif Laâbi
aux éditions la Différence
C’est dans l’ouvrage collectif Comment peut-on être Marocain ?
édité par Abdesselam Cheddadi à la Maison des Arts, des sciences et
des lettres (Témara) qu’on a pu lire en 2009 cet extrait d’un ouvrage
publié ensuite aux éditions de la Différence, Le Livre imprévu, où
Abdellatif Laâbi s’exprime avec passion et délivre un portrait de l’exilé en
qui les émotions se bousculent. On retrouve dans ces pages la passion
de l’introspection qui animait déjà cet écrivain et poète fassi, né en
1942, dans Les Rides du lion ou Le Fond de la Jarre.
L’extrait que nous avons choisi, dans Le Livre imprévu, est comme
un autoportrait entre deux rives, une profession de foi où s’affirme la
liberté d’exister, au singulier comme au pluriel.
Le Goncourt de la Poésie à été attribué en 2009 à Abdellatif Laâbi
pour l’ensemble de son œuvre. Ses poèmes ont été recueillis en deux
forts volumes. Dans sa préface à Œuvre poétique II (2010), Jean Pérol,
lui-même remarquable poète et romancier, écrit de Laâbi que « dans un
silence presque aussi long qu’une éternité (huit ans et demi dans une
geôle ce n’est pas quinze jours au Club Med), il a eu le temps de faire
ses choix et d’être sûr de ne plus en douter ».
Le Livre imprévu se présente comme une sorte de journal intime tenu
avec une franchise roborative, évitant le plus souvent la rhétorique et
composant un livre absolument sympathique, au sens fort du terme.
Abdellatif Laâbi y évoque finement Mahmoud Darwich dont il fut le
premier traducteur en langue française.
Comme dans ses poèmes, il parle des siens et s’ouvre à autrui. Le
« fou d’espoir » ainsi qu’il lui est arrivé de se décrire dit qui il fut et
qui il est devenu avec le souci de ne pas se mentir. Ainsi réentendon dans Le Livre imprévu ce qui touchait à la lecture du Spleen de
Casablanca, la volonté de défier l’amertume ou la désillusion avec les
armes qu’offrent la lucidité, l’ironie et la confiance.
227
*
Partir pour revivre un peu ? Reconstruire ne serait-ce que du
provisoire ?
Il y avait de cela et juste le contraire : partir pour répondre à
l’appel d’une errance infinie, d’un besoin de se perdre, d’une pulsion
d’anéantissement.
Au début, l’exil est un va-et-vient entre ces deux pôles. Soulagement
et accablement coexistent. Ivresse de libertés sauvages et sentiment de
perte irréparable. L’on en veut au monde entier et l’on s’autoflagelle
cruellement.
L’exilé se reconnaît de loin à sa démarche, celle d’un oiseau aux
ailes brisées se résignant à marcher, et de près à son regard balayant
des images invisibles et se figeant par à coups sur un détail émergé de
la réalité. Le plus souvent, il flotte dans ses habits et porte, même pour
sortir acheter du pain, un cartable en cuir assez usé. Il fume voracement,
pas nécessairement par vice, par obligation on dirait. Chaque fois qu’il
consulte sa montre, la déception se lit sur son visage et il lève les yeux
comme s’il sollicitait du ciel un démenti à la succession terne des
heures. Dans le métro, il se débrouille toujours on ne sait comment pour
avoir une place assise d’où rien ni personne ne pourra le déloger avant
le terminus. Une fois « chez lui », il lit de A jusqu’à Z les prospectus
ramassés dans sa boîte aux lettres puis s’assoit confortablement près du
téléphone, le dos tourné à la fenêtre…
Si je m’étais observé de l’extérieur les premiers mois suivant mon
arrivée en France, je me serais reconnu dans ce portrait hésitant entre la
caricature et la tendresse solidaire. Heureusement que je n’ai pas trop
eu le temps de m’inspecter dans un miroir. Bien vite, la réputation qui
m’avait précédé fit de moi un témoin jugé précieux qu’on sollicitait
pour entretenir la flamme de certains combats, ou alors un objet de
curiosité qu’on brûlait d’étudier à la loupe. Les demandes de rencontres,
d’interventions diverses se sont multipliées et j’ai été amené à sillonner
de bout en bout mon pays d’accueil et, de là, à parcourir le monde de
long en large.
L’ai-je fait pour mon compte, ne serait-ce qu’en vue de rattraper
le « temps perdu », celui qui m’avait été volé pendant les années de
228
claustration ? Me suis-je grisé de l’expansion prodigieuse de mon
univers et d’être le centre de tant d’attentions où l’admiration était loin
d’être absente ?
Je mentirais si je niais avoir éprouvé le vertige d’émotions
insoupçonnées, goûté des plaisirs « égoïstes » par définition chez les
puristes et surpris en moi des envies, des pulsions, des fascinations ,
des aptitudes et des énergies qui devaient être en hibernation, ou tout
bonnement étouffées dans l’œuf dans ma vie antérieure. Toutefois, je
ne sais pas si je m’abuse en affirmant que c’est toi, cher pays, qui me
poussais à accueillir l’inconnu à bras ouverts, à rendre sa noblesse au
désir, à briser mes dernières chaînes et repousser mes limites, à faire taire
en moi la litanie du malheur et célébrer, de la joie pure, les précieuses
étincelles. Je ne comptais plus les situations où je décelais un signe de
ta présence, un accompagnement de mes élans et de mes actes, tant et si
bien que j’ai fini par t’imaginer un visage calqué sur celui d’une mère
couvant de son regard ému les licences de son rejeton et leur trouvant
ample justification du moment qu’elles lui sont profitables. Nous en étions arrivés de notre relation à un niveau de complicité
qui ne construit que sur un minimum de bien-être. Mon Dieu, comme
cela faisait du bien de parler librement, de franchir les frontières aussi
simplement que le seuil de sa maison ! Dans mes déplacements, je
pouvais plaider notre cause, et elle était entendue. J’exerçais ce que
j’avais coutume d’appeler ta « défense et illustration », en exigeant de la
déployer avec les moyens de ma langue d’élection, celle de la poésie.
A ce propos, la séparation a eu un bienfait que j’imaginais mal dans
l’angoisse des débuts, où je me voyais en proie à un tarissement fatal de
mes sources d’inspiration. Elle a libéré en moi, de façon spectaculaire,
les vannes de l’écriture. J’écrivais jusqu’à plus soif, presque sans ratures,
sans lever la tête. Le lieu où je me trouvais n’était plus qu’une bulle
posée quelque part dans l’espace et la lumière, naturelle ou artificielle,
n’avait pour fonction que d’éclairer ma page. D’où venait cette
manne, à quoi, la devais-je ? C’était, je le perçois mieux maintenant,
l’avènement entre nous d’un lien nouveau basé cette fois-ci, disons les
choses comme elles sont, sur un pacte littéraire. L’écriture s’est avérée
le moyen privilégié que j’avais de t’habiter et de te laisser m’habiter
229
à ta guise. Tu ne t’es d’ailleurs pas fait prier pour prendre tes aises et
te mettre à organiser mon art en fonction de ce que tu t’es longtemps
refusé, de ce que l’on a nié et que tu avais hâte de t’approprier et de
calmer sans retenue.
Il t’en a fallu du temps pour saisir que ce que j’exigeais de toi depuis
mes premières révoltes était justement cet acte souverain de présence
au monde.
La séparation avait opéré son petit miracle. Nous nous sommes
libérés de l’obéissance et de la possession aveugle, des rancœurs et
des délires passionnels. Nous avons atteint l’âge adulte où le souci de
l’autre est d’abord celui de sa liberté, pour ne pas dire son bonheur.
Pour moi, le roman aux accents tragiques de l’exil touchait à sa fin.
J’en avais suffisamment travaillé la matière pour façonner un nouveau
texte, dansé sur une autre musique de l’être. Cela veut dire que la notion
d’exil ne rendait plus compte de la manière dont je me situais dans la
condition humaine. J’avais pris le chemin d’un peuple migrant en quête
non d’une terre, connue ou inconnue, mais d’une humanité en gestation.
Car la terre, et c’est ma conviction à l’instant où j’ai écrit ces mots, est
donnée une fois pour toute. Même quand on vous l’interdit ou qu’on
la retire de sous vos pieds, elle continue à vous appartenir. L’humanité
quant à elle n’est pas donnée d’office et n’appartient à personne. Elle
est toujours en projet et doit se mériter, se conquérir sans cesse.
Des deux rameaux de l’arbre humain auxquels je me suis frotté
jusqu’à maintenant, je crois bien connaître les misères et les lumières, les
grandeurs et les petitesses, la barbarie et le raffinement. Voilà pourquoi
je me suis provisoirement fixé dans l’entre-deux, pour mieux évaluer la
faille qui les sépare et l’état des racines qui les fait se rejoindre loin sous
la terre. Mon toit est un poste de guetteur où je me dois de signaler tout
mouvement suspect des fauteurs de haine. C’est de là que je m’adresse
à ceux, celles qui, dans les deux camps, résistent à la dérive de la raison
et entretiennent la flamme de l’éveil.
Que tu l’aies demandé ou non, je remplis cet office car je me sens
un peu le traducteur et l’émissaire de cette transformation que nous avons
opérée l’un sur l’autre, représentant à elle seule un message digne d’être
livré au monde.
230
Ma confession s’achève dans un climat apaisé et déjà une angoisse
se lève puisqu’il faut parler d’avenir.
Bientôt je m’en irai, c’est entendu, et toi qui n’est pas concerné
par une telle contingence, tu resteras. L’Histoire continuera à rouler à
tombeau ouvert. Elle te resservira ses plats froids ou brûlants. D’autres
poètes viendront, de nuit, te provoquer et calmer leurs souffrances sous
tes fenêtres, et la foule grossie des flagorneurs, des truands, passera de
jour devant ton seuil. Parmi tes amis ou prétendus tels, ne te resteront
fidèles que ceux qui n’ont jamais attendu de toi de largesse mais une
justice vraiment juste. La plupart te trahiront en fonction et proportion
exacte des privilèges indus que tu leur auras accordés. Seras-tu repris
par tes vieux démons ?
Quels travaux de mémoire et de prospective comptes-tu faire sur la
Maison marocaine pour qu’elle ne s’écroule pas sur la tête de l’une ou
l’autre des générations prochaines ?
Je ne sais pas si ce que nous avons vécu ensemble servira, et de
quelle façon ? Soyons réaliste. Je ne suis qu’une goutte dans ton océan
et l’océan est-il conscient, garde-t-il mémoire de toutes les gouttes d’eau
qui le composent ? Mais toute conscience, à l’instar de la vie qui est en
est le théâtre, ne se joue-t-elle pas sur un coup de dés ?
Puisses-tu avoir la main heureuse, cher pays !
231
Début du XXIe siècle
POEMES
Par Abdel-illah Salhi
revue Perpendiculaire aux éditions Flammarion
Né au Maroc en 1968, Abdel-Illah Salhi vit en France depuis 1990
et est journaliste. Poète, tantôt en arabe, tantôt en français il a été
publié notamment dans la défunte revue Perpendiculaire qui paraissait
aux éditions Flammarion. Ses textes mêlent la fantaisie, l’ironie, la
provocation et composent des portraits de soi et d’autrui en rupture
de ban.
*
232
LE SQUARE
Nous avons fait le tour des hôtels de la place Clichy, liquides et amoureux.
Personne n’a voulu de ton chèque
Le distributeur venait d’avaler ma carte de retrait
Et il fallait bien qu’on couche nos âmes
Sous de vrais draps.
Je voulais compter tes taches de rousseur
Toi, tu réclamais une preuve d’amour
On a échoué dans le petit square
Derrière l’hôtel de police
Il faisait deux degrés autour de nos fesses
Et il n’y avait vraiment pas de quoi en faire un poème.
LA SEXUALITE DES IDEES
Après la sixième bière, entourés de postiers et de balayeurs,
Nous avons parlé cul dans la plus fausse des neutralités,
Evitant froidement la chose brûlante
sous nos vêtements.
J’ai fait semblant de ne pas remarquer
Le percing dans ton nombril,
Je t’expliquais les bienfaits de la circoncision
Et du gel à base d’eau.
Tu as avoué que ça ne s’est jamais passé
Comme tu le souhaitais avec les mecs
Les films porno ont tué quelque chose chez les mecs.
Le flirt ne nous a pas ramenés au lit
Ni ailleurs.
Ce sixième verre était de trop.
233
LA MECANIQUE DE LA CHUTE
Je suis sorti tenter ma chance
Avec les délaissés et les loubards
De minuit moins le quart,
M’extirper de cette putain de liste
De reproches
Déguisée en symphonie involontaire.
Un peu de corps
Pour me rappeler le mien,
Une carcasse
A faire pousser les braises.
Des ivrognes tardifs
Fabriquent une petite joie artisanale
Au milieu de la place de la République,
Leurs canifs luisent dans le brouillard.
Une dizaine de questions
M’escaladent tour à tour
Alors que je fais la queue
Devant le vendeur du kebab
Je sens la ville coaguler
Avec succès dans mes veines.
Le vide me fait de gros signes
Si je crève, je prendrai toute la place.
234
MEURS UN PEU
QUE JE ME REGARDE DANS TES YEUX
Je vois l’émeute se traduire sur ton visage
La grande course à l’envers
Le bleu des coups dans ton bras
Est plus authentique que celui du ciel
Dans le peep-show
Je me mesure à l’amour nain
Je zappe et je zappe
La pénétration est nettement abstraite.
J’ai changé de lunettes et d’astuces
J’ai du futur en liquide
Et une copie conforme du feu.
Le pire me drague avec talent.
235
TIFFANY
Elle me parlait de son vilain père
En me faisant l’amour.
C’était plus fort qu’elle
Ce n’était pas facile pour moi.
Elle voulait que je jouisse
Pile entre l’amour
Et la haine
Quelque part dans le ténébreux
Couloir de l’excès.
Son père est directeur
D’une boîte d’informatique
Quelque part en banlieue parisienne.
Il lui envoie un chèque
De cinq mille francs par mois
Et lui parle au téléphone chaque Noël.
C’était la plus belle fille
Que j’ai jamais eue
On ne s’est pas revus
Depuis des années
Mais son père est toujours là
Quand je jouis.
Tiffany, mon amour
Si un jour tu tombes sur ce poème
Reviens pour récupérer ton père.
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