Quand des juristes dérapent

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Quand des juristes dérapent
Quand des juristes dérapent
Par Alain AZOUVI, Membre d’ÉGALE (7 janvier 2015)
« La présence de la religion est désormais jugée insupportable » : c’est le titre ronflant
d’une interview de deux juristes, Stéphanie Hennette-Vauchez et Vincent Valentin1, parue
récemment dans Libération (29-30 novembre 2014). L’accroche ne caricature pas le point de vue des interviewés, qui se situent dans la continuité
des attaques et remises en question de la laïcité-Séparation instituée par la loi du 9 décembre
1905 : invention foisonnante d’épithètes (plurielle, ouverte, intelligente, apaisée, moderne,
nouvelle, etc.) tendant à la faire passer pour un corset, daté de surcroît, brimant l’individu
dans ce qu’il a de plus intime, sa liberté de conscience ; rapport Machelon ; accord sur la
reconnaissance des grades et diplômes d’enseignement supérieur délivrés par le Saint-Siège ;
mission Veil ; installation dans chaque département d’une Conférence sur la liberté religieuse ;
etc.
Au total, ces initiatives n’ont pas rencontré le succès espéré par leurs initiateurs, mais elles
ont contribué à créer un climat permanent de contestation et de défiance vis-à-vis du principe
de Séparation.
Avec la majorité de 2012, nous ne sommes plus dans cette optique, mais la timidité des
mesures prises pour redresser la barre a pu être interprétée comme de l’indécision, sinon de la
pusillanimité, et l’on n’est pas surpris que le camp clérical ait cru que le champ lui était resté
libre, comme l’ont démontré les manifestations contre le mariage pour tous ou les éructations
de Civitas en croisade contre « les ayatollahs de la laïcité », qui ont le front de prétendre faire
respecter la loi. Bien entendu, les chercheurs, journalistes, philosophes qui remettent en
cause, directement ou indirectement, le principe de Séparation sont d’un tout autre niveau,
mais le mode plus policé de leur expression ne doit pas masquer qu’en définitive tous
concourent au même but : relativiser jusqu’à dénaturer. C’est bien dans cette veine que se
situe l’interview analysée ici.
Constance d’une confusion : ignorance ou parti-pris ?
La journaliste, Sonya Faure, lance l’entretien en mettant sur le même pied l’expulsion d’une
femme en burqa de l’Opéra-Bastille, une étudiante en tchador prise à partie par un professeur
à Aix-en-Provence, et la Fédération Française de Football (FFF) renâclant à faire appliquer
l’avis de la Fédération Internationale de Football Association (FIFA) sur la possibilité pour des
joueuses voilées d’entrer sur un terrain. Les raccourcis provocateurs font partie du métier de
journaliste, mais on est surpris que la réponse des juristes soit à l’unisson : au lieu d’analyser
les cas dans leurs différences comme on est en droit de l’attendre de personnes en principe
1
Stéphanie Hennette-Vauchez est rédactrice en chef de Raison publique et professeure de droit public à l'Université
de Paris Ouest-Nanterre. Vincent Valentin est maître de conférences (droit public) à l'Université Paris I PanthéonSorbonne et enseignant à l'Institut d’Études Politiques.
formées à la rigueur, leur réponse est lapidaire et globalisante : « (ces cas) montrent que la
présence de la religion est désormais jugée insupportable ».
Une lecture tronquée des textes de loi
Sur ces prémisses, se développe ensuite, logiquement, tout leur argumentaire, qu’ils fondent
sur une interprétation unipolaire de la laïcité : « durant tout le XXème siècle, … c’est l’Etat qui
devait rester neutre pour garantir la liberté de conscience des citoyens ». Le propos est
inattaquable lorsqu’il vise la neutralité exigée de l’Etat, mais il est tronqué dès lors qu’il omet
(sciemment ?) les garde-fous intelligemment et prémonitoirement dressés, tant par l’article 10
de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen que par l’article 1er de la loi du 9
décembre 1905 (voire l’article 28 de cette même loi). Rappelons-les donc in extenso puisque
tout porte à croire qu’ils sont ignorés :
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (26 août 1789)
Article 10 : Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur
manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi.
Loi du 9 décembre 1905
Article premier - La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice
des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public (c’est
moi qui souligne).
Article 28 - Il est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur
les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des
édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments
funéraires, ainsi que des musées ou expositions.
Ces textes, magnifiques de force et de précision dans leur concision, définissent, au rebours de
la conception de Stéphanie Hennette-Vauchez et Vincent Valentin, un équilibre entre droits et
devoirs, de l’Etat d’une part, des citoyens de l’autre. La République assure la liberté de
conscience ; au surplus, elle garantit le libre exercice des cultes, mais pas n’importe quand ni
n’importe comment. Elle s’adresse à des citoyens, qui concourent avec elle à l’art de vivre
ensemble ; elle attend d’eux de la responsabilité et en effet, parfois, une forme de contrainte
puisque c’est la condition d’une vie sociale commune partagée ; elle ne les considère pas
comme des consommateurs passifs de droits extensibles à l’infini.
Un équilibre des droits et des devoirs
Or, c’est précisément cette finesse d’équilibre entre droits et devoirs, entre obligations de
l’Etat et réserve attendue/exigée des citoyens qui échappe aux deux interviewés.
Contrairement au jugement sommaire qui leur fait dire que « les citoyens devraient renoncer à
la part d’eux qui n’est pas commune dès lors qu’ils entrent dans l’espace public », rien,
jamais, dans la loi, n’édicte une telle limite. Oui, « la laïcité est un devoir pour l’Etat », mais
qui vise un objectif précis : établir une société dans laquelle chacun est libre de croire ou non,
sans que la philosophie de l’un entrave en quoi que ce soit celle de l’autre. L’Etat, autrement
dit, n’est pas seul concerné ; son rôle d’arbitre, impartial, peut l’amener à user de contrainte
pour que soit respecté l’ensemble des modes de vie et de pensée des citoyens. En ce sens, il
est exact de dire que « la laïcité est un état de la société », et l’on ne voit pas de raisons de
s’en alarmer.
Cependant, que la laïcité soit un état de la société ne signifie pas qu’elle reste figée : Emile
Poulat a recensé cinquante modifications et retouches, parfois d’importance2 à la loi de 1905.
La laïcité en effet, si les principes de son Titre I sont intangibles, s’est toujours adaptée au
mouvement de la société. C’est pourquoi aussi, évolutive, elle est un combat, permanent, dont
l’enjeu est toujours le même : maintenir égale la balance entre obligations de l’Etat et des
citoyens. D’où d’où depuis dix ans, ces lois et règles3 qui perturbent tant Stéphanie HennetteVauchez et Vincent Valentin, alors qu’elles ne sont que des réponses à un nouvel état de la
société marqué par un activisme religieux offensif. A cet égard, l’arrêt CPAM de la Seine-SaintDenis n’est pas « une fissure incroyable dans la loi de 1905 » : il applique l’obligation de
neutralité religieuse, non à tous les salariés de l’entreprise comme affectent de le croire les
interviewés, mais uniquement à ceux en contact avec le public.
Beaucoup plus qu’une nuance, on retrouve dans ce jugement la distinction cardinale entre la
liberté de conscience à laquelle chacun a droit, et celle de manifester publiquement son
opinion, laquelle se voit opposer des limites comme conditions de la paix sociale. Ce sont, de
fait, les « restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public » qui permettent la cohabitation
entre des citoyens aux croyances et religions différentes. Edicter ces restrictions n’est pas le
signe que « le projet politique, républicain, de la nouvelle laïcité … pour créer une société
pacifiée, (a besoin) d’une société laïque … voire une société athée (sic) » ; ce n’est pas non
plus le signe que l’« on fait dire n’importe quoi au droit » (les juristes incriminés
apprécieront).
Assumer sa propre culture pour mieux accueillir l’autre
Au fond, ce qu’il y a derrière ces approximations c’est, au nom de l’accueil (louable) des
cultures extérieures, le refus (blâmable) de la culture de son propre pays. Aujourd’hui, pour
certains sociologues, tout ce qui s’apparente à une reconnaissance, une acceptation de cette
culture est ipso facto soupçonné, pour ne pas dire taxé, de racisme excluant. Il est
parfaitement exact que toute une frange de la société française considère la culture nationale
comme un bien figé, intangible, que tout apport extérieur ne peut que dénaturer, sinon violer ;
mais mettre dans le même sac, d’un côté extrême-droite et droite extrême qui portent ce
discours, et de l’autre les citoyens qui, tout en assumant leur Histoire et leur culture savent
que celles-ci ont évolué avec le temps et que, sous réserve de respect mutuel, il peut y avoir
enrichissement dans l’accueil de l’Autre, équivaut à soupçonner chaque musulman de
terrorisme potentiel. Il n’y a pas plus de conflit aujourd’hui entre la République et les croyants
musulmans qu’il n’y en avait en 1905 entre la République et les croyants catholiques.
Contrairement à ce que pensent Stéphanie Hennette-Vauchez et Vincent Valentin, il n’y a rien
de honteux à « défendre une culture, une certaine manière d’être », et il est sans objet de les
dénigrer en les réduisant dédaigneusement à « une sorte de catéchisme républicain ».
La démocratie française est imparfaite ? Certes, tout comme les autres ; mais il est
irresponsable de récuser la loi quand elle ne vous convient pas. Ainsi, est-il proprement
2
3
Emile Poulat, Scruter la loi de 1905, Fayard 2010.
Loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux dans les écoles publiques ; Charte de 2007 sur la laïcité dans les
services publics ; obligation de neutralité pour tout agent collaborant à un service public.
ahurissant de voir deux juristes s’insurger contre les stages de citoyenneté imposés aux
porteuses de burqa au prétexte qu’elles seraient ainsi stigmatisées comme « mauvaises
citoyennes, ou pire des non-citoyennes ». Si l’on comprend bien, il y aurait donc dans ce pays
césure complète entre, d’un côté des représentants du peuple vaquant à leurs petites affaires,
sans incidence sur la vie des citoyens, et de l’autre des particuliers développant leurs propres
règles et lois sans se préoccuper de ce qu’en pensent les élus de la Nation.
Une conclusion imprévue
Il y a, au fond, dans cette conception pire qu’une exaltation de l’individu, la conviction que la
liberté de religion l’emporte sur la liberté de conscience, dont on a vu que ses manifestations
sont subordonnées à une exigence de retenue. Non, il n’est pas « excluant » d’imposer à ces
femmes, qui transgressent la loi, des stages d’éducation à la citoyenneté, c’est même l’exact
contraire : ce sont elles qui s’excluent de la communauté nationale puisqu’elles refusent d’en
reconnaître les lois. En France, si la liberté de conscience est « assurée », c’est sous la
condition que chacun évite de se prévaloir de cette liberté, qui lui est reconnue à titre
individuel, pour en faire un étendard, une « manifestation » publique pouvant heurter les
autres libertés individuelles.
Pour terminer, et paradoxalement pour ne pas dire contradictoirement, Stéphanie HennetteVauchez et Vincent Valentin effectuent en fin d’interview un saut périlleux du raisonnement :
ils admettent, d’abord, que la validation du licenciement de la salariée voilée a fait l’objet
d’une « décision très circonstanciée » de la Cour de Cassation ; ils soulèvent, ensuite, une
question de fond, à savoir que « bien souvent, des choix privés de l’individu demandent pour
avoir un sens, de trouver une forme de reconnaissance dans l’espace social », l’exemple pris
étant celui du changement de sexe.
On ne saurait mieux dire … à condition quand même d’admettre que cette demande de
l’individu, dès lors qu’elle a besoin de la reconnaissance de l’espace social, entre en dialogue
avec celui-ci, autrement dit qu’elle ne sera pas forcément recevable du seul fait qu’elle a été
formulée.

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