La sprezzatura présentée par Alain Pons Castiglione, Le livre du

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La sprezzatura présentée par Alain Pons Castiglione, Le livre du
La sprezzatura présentée par Alain Pons Castiglione,
Le livre du Courtisan, GF Flammarion
(Extrait)
La sprezzatura, que Castiglione oppose à l'affectation, n'est donc pas, au sens strict, son
contraire, elle est la médiété (ou juste mesure) subtile qui consiste à fuir deux excès
contraires, dont l'un est l'affectation.
En forgeant le mot nouveau de sprezzatura, Castiglione a assuré la gloire de son livre et
le désespoir des traducteurs. A moins de trouver un néologisme, il faut se résigner au
moindre mal, et après bien d'autres j'ai adopté « désinvolture » pour traduire le mot.
L’étymologie de sprezzatura suggère clairement l'intention de Castiglione. Elle indique
la dépréciation, le dédain, le mépris. Le mépris est le sentiment aristocratique par
excellence. Celui qui est noble méprise l'« ignoble ». Or, qu'est-ce que l'ignoble? C'est
ce qui pèche par défaut, le naturel brutal et négligé, sans tenue. Mais c'est aussi ce qui
pèche par excès, par trop de soin, de diligence, de travail, d'étude, d'artifice en un mot.
La sprezzatura est donc une attitude qui vise au juste milieu, à la « médiocrité », dans le
sens primitif du mot. Mais nous savons, depuis Aristote, que le juste milieu est ce qu'il
y a de plus difficile à atteindre, car c'est un fil tendu entre deux extrêmes. Il ne consiste
pas en un simple mélange bien dosé de nature et d'art. Castiglione sait bien que tout ce
qui a été fait de grand par l'homme est le résultat de l'art plus que de la nature, mais il
sait aussi que pour l'art, le comble de l'art est de se cacher soi-même, d'effacer les traces
de ses efforts, pour donner l'apparence de cette spontanéité, de cette facilité et de cette
évidence qui restent l'apanage des effets de la nature.
Là encore, la rhétorique ancienne avait ouvert la voie à Castiglione. Dans l’Orator,
Cicéron parle à un certain moment de la subtilis oratio, du « style simple », parfois
appelé « attique », « en réalité plus différent qu'on ne croit de l'absence d'éloquence ». «
[...] Il y a », écrit-il, « aussi une certaine négligence diligente. En effet, comme on dit de
certaines femmes qu'elles sont sans apprêt, à qui cela va bien, ainsi ce style simple plaît
même sans être " peigné " : on fait quelque chose dans les deux cas pour avoir plus de
grâce (quo sit venustius), mais sans que cela paraisse » Nous sommes au royaume de
l'oxymore (négligence diligente, art sans art, naturel sans nature, éloquence qui se
moque de l'éloquence), et aussi dans celui de la dissimulation.
« Sans que cela paraisse », dit Cicéron. « Cacher l'art », dit Castiglione. La sprezzatura
suppose la dissimulation de l'art, de l'effort, de l'application, et la simulation de la
facilité, de la spontanéité, du naturel. Dissimulation et simulation sont les ressorts de la
vie entière du Courtisan. Une vie toute artificielle, mais dont l'artifice consiste à
construire, à des fins rhétoriques, persuasives, une seconde nature, meilleure et plus
naturelle que la vraie. Le style y compte plus que le contenu. L'existence courtisane
exige une maîtrise permanente de soi-même, le moindre mot, le moindre silence, le
moindre geste pouvant avoir une portée difficile à calculer, placé que l'on est sous le
regard panoptique du Prince et de la cour. Et pourtant il ne faut jamais tomber dans
l'affectation, c'est-à-dire l'an excessif, trop visible, qui détruit l'effet qu'il veut obtenir. Il
y a là, entre la nature et l'art, l'être et le paraître, une dialectique sans fin, beaucoup plus
subtile que l'opposition massive et insoluble que le moralisme sous toutes ses formes
établira plus tard. Une jolie notation que fait Castiglione à propos du vêtement des
femmes éclairera sur ce que j'appelle cette « dialectique ». « N'avez-vous pas remarqué
parfois », dit- il, « que dans la rue, quand elle va à l'église ou ailleurs, quand elle joue,
ou pour une autre cause, il arrive qu'une femme soulève sa robe si haut que, sans y
penser, elle montre le pied, et souvent un peu de la jambe? » (I, XL). Le plaisir qu'elle
donne ainsi à l'heureux spectateur est-il celui de la révélation furtive d'un peu de nature
nue? Il n'en est rien, pour Castiglione, qui ajoute aussitôt : « Ne vous semble-t-il pas
qu'elle a une grâce extrême, si on la voit ainsi, avec une certaine disposition féminine
élégante et recherchée, dans ses escarpins de velours et ses bas bien propres? » La grâce
du spectacle vient de ce que les parties du corps qui ne sont pas destinées à être vues et
qui pourraient donc rester dans le négligé de la nature sont elles-mêmes soumises au
contrôle de la parure et de l'art. Il n'y a de grâce que perçue, nous le savons, mais à un
certain degré d'intériorisation, cette condition n'est même plus nécessaire.
En définitive, le Courtisan doit « composer » sa vie, comme on compose un discours, et
les règles rhétoriques de la compositio, avec leur exigence d'elegantia et de concinnitas
(harmonie élégante du style) s'appliquent à son existence tout entière. Ici, les exigences
de la rhétorique rejoignent celles de l'éthique stoïco-cicéronienne et de l'esthétique
classique. « Que non seulement [le Courtisan] se mette en peine d'avoir en lui des
qualités particulières excellentes, mais qu'il ordonne et dispose sa manière de vivre de
telle façon que le tout corresponde à ces parties, et qu'il veille à n'être jamais discordant
avec lui-même, mais qu'il fasse un seul corps de toutes ses bonnes qualités. Ainsi,
chacune de ses actions se trouvera composée de toutes les venus, ce qui, selon les
Stoïciens, est le devoir du sage [...]» (II, VII.) Et aussitôt après, Castiglione développe
cette idée stoïcienne de la concordance avec soi-même dans un sens pictural, en
évoquant « les bons peintres, qui, avec l'ombre, font apparaître et montrent la lumière
des reliefs, et ainsi, par le moyen de la lumière, approfondissent les ombres des plans et
assemblent les couleurs différentes de manière que par cette diversité les unes et les
autres se montrent mieux» (ibid.). On peut noter au passage que cette conception de
l'équilibre de la composition picturale relève d'une esthétique raphaélienne, alors que le
maniérisme pourrait être défini par l'affectation.
Il ne faut jamais oublier l'union indissoluble que Castiglione établit entre les points de
vue rhétorique, éthique et esthétique, si l'on veut porter un jugement équitable sur sa
conception du Courtisan. Les détracteurs de la cour et de la vie courtisane (il y en a déjà
à la Renaissance, et il y en aura de plus en plus), insistent sur cette « dissimulation
avisée » qui est en permanence exigée du Courtisan. Parmi bien d'autres textes que l'on
pourrait trouver chez les écrivains de l'Ancien Régime, je citerai un passage de
Chamfort, qui reprend presque textuellement, mais sur un ton de critique virulente,
l'analyse castiglionienne de la sprezzatura : « Une vérité cruelle, mais dont il faut
convenir, c'est que dans le monde, et surtout dans un monde choisi, tout est art, science,
calcul, même l'apparence de la simplicité, de la facilité la plus aimable. J'ai vu des
hommes dans lesquels ce qui paraissait la grâce d'un premier mouvement était une
combinaison, à la vérité très prompte, très fine et très savante. J'en ai vu associer le
calcul le plus réfléchi à la naïveté apparente de l'abandon le plus étourdi. »
Ce que dénonce Chamfort, c'est la grâce réduite à son apparence, c'est la sprezzatura
qui devient fin en elle-même et tourne à l'affectation, c'est l'« assaisonnement » qui n'a
rien à assaisonner, c'est la dissociation de la forme et du fond, qui aboutit, au mieux, à
la frivolité, au pire à la bassesse. Nous savons maintenant que rien n'est plus éloigné des
intentions de Castiglione. Sa « règle très universelle » de la grâce suppose une «
composition » morale de l'individu autant, sinon plus, qu'une savante stylisation des
manières. En dernière analyse, la qualité du Courtisan dépend de ce que Castiglione
appelle son « bon jugement », qui se manifeste par la prudence, la modération et la
discrétion (au sens de discernement dans ses paroles et dans ses actions). Il n'y a là rien
que de classique, dira-t-on, et c'est vrai, à condition de noter que Castiglione accentue
encore les traits aristocratiques des morales antiques, de la morale aristotélicienne en
particulier. Le « bon jugement », qui permet de se gouverner avec grâce, est développé
par l'éducation et fortifié par l'habitude, mais il y a en lui une part irréductible de tact,
de goût, de flair, c'est-à-dire d'appréhension non intellectuelle, dans laquelle le sang, la
naissance noble, jouent un rôle indispensable. C'est pourquoi le parfait Courtisan doit
être de noble souche (I, xvi). Sans beaucoup d'illusions sur la majorité des membres de
sa classe, Castiglione n'en maintient pas moins cette exigence. Le Courtisan ne saurait
se recruter chez les roturiers et les « vils marchands » (I, XLIII).