Enjeux des débats entourant la maturation de l`Airpower aux Etats
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Enjeux des débats entourant la maturation de l`Airpower aux Etats
J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 Enjeux des débats entourant la maturation de l’Airpower aux Etats-Unis (Première partie) Joseph Henrotin* Suivant l’un des paradoxes dont elle nous gratifie parfois, l’histoire militaire peut nous enseigner qu’analyser les guerres précédentes pour y discerner les tendances qui forgeront celles de demain peut quelque fois brouiller les visions. L’interaction d’un corpus stratégique et des percées technologiques opérées à partir des années 70 atténue ainsi les leçons du passé, particulièrement dans le cadre des débats de la communauté stratégique sur l’occurrence d’une Révolution dans les Affaires Militaires (RAM) et, plus encore, dans le cadre du développement des stratégies aériennes. Paradoxalement toutefois, en noyant ces leçons sous des données techniques prégnantes dans un Airpower qui ne saurait exister sans matériels, elle les radicalise aussi. L’utilisation de la puissance aérospatiale durant Iraqi Freedom nous en a offert un exemple patent. Depuis les années quatre-vingt, mais la tendance remonte à la Seconde Guerre mondiale avant de se radicaliser durant la guerre froide, les espoirs placés dans l’utilisation de la puissance aérienne ont été croissants dans la planification et la conduite des opérations, laissant entrevoir leur facilitation, voire l’atteinte des formes les plus pures de la stratégie et de principes tels que l’économie des forces ou la surprise. Mais la stratégie aérienne a du mal à trouver conceptuellement une assise stratégique stable. Ses ouvrages de base – Il dominio de’ll aria de Douhet ou les adaptations de Mitchell et de Seversky – sont relativement pauvres, Hervé Coutau-Bégarie en venant à souligner que « la puissance aérienne est un concept mort-né »1. La stratégie aérienne, dans son acception américaine, serait ainsi fortement inspirée de la stratégie navale – et plus particulièrement du Sea power de Mahan – et n’en serait pour de nombreux analystes, que le décalque. Pourtant, la puissance aérienne et ses théorisations se sont développées presque par défaut au travers son application dans une diversité de missions – défense aérienne, appui aérien rapproché, interdiction, reconnaissance tactique et stratégique, * Doctorant en sciences politiques, Université Libre de Bruxelles, attaché de recherche à l’ Institut de Stratégie Comparée. 1 Coutau-Bégarie H., « Un concept avorté : la puissance aérienne », Stratégique, n°59, 1995/3. 1 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 transport et bien entendu dissuasion nucléaire. Les années 90 ont, de ce point de vue, été particulièrement riches en termes conceptuels, à une époque où les reconfigurations de l’espace international posaient elle-même la question de l’adaptation des forces dans les nouvelles manœuvres de crise. Or, ces contributions ne sont pas orphelines et montrent des filiations, des abus ou encore des élargissements à d’autres corpus conceptuels. Elles finissent par dévoiler une vie stratégique propre, de la recherche de l’autonomie de la puissance aérienne à une intégration dans le magma de concepts stratégiques actuels, et s’engageant de la sorte dans un processus de maturation. A ce stade, la stratégie aérienne entreprend-t-elle une nouvelle vie, interagissant avec ses consoeurs navales et terrestres ? Certes, la thématique de l’interarméité est loin de constituer une nouveauté et les opérations dans les Balkans, mais aussi dans le Golfe, ont montré à plusieurs reprises la puissance du couplage des stratégies, renvoyant in fine au couple char-avion, fondateur du Blitzkrieg. Mais il s’agit ici de définir ici une interaction plus profonde, agissant tant dans la pratique stratégique que dans son épistémologie. En particulier, et au-delà des paradigmes de la puissance aérienne que nous pouvons dégager, la thématique du réseau, si elle inaugure de nouvelles configurations de forces, inaugure aussi de nouveaux développements conceptuels partagés par les forces. Non plus tant « par le haut », via la définition des objectifs stratégiques et opérationnels des campagnes, mais bien « par le bas », du point de vue des tactiques, des concepts opérationnels et de la génétique des systèmes d’armes et des plates-formes développés pour répondre aux contingences stratégiques. Aussi, la stratégie aérienne, tout en opérant un processus de maturation, en viendrait à partager de plus en plus systématiquement les concepts qui lui sont propres avec les autres formes de stratégie. Voire à ses mettre en réseau avec elles au gré de ses développements. C’est cette réticulation conceptuelle qui est l’objet de cet article. Une évolution complexe tendant à l’autonomie Lorsque les Etats-Unis ont dévoilé la doctrine AirLand Battle puis le Follow-On Forces Attack (FOFA) en 1982, l’interarméité était construite non en tant qu’enjeu bureaucratique mais bien de puissance. Le Pentagone n’avait en effet jamais eu autant besoin d’une puissance aérienne à qui on demandait d’engager les deuxième et troisième échelons des forces du Pacte de Varsovie. Les forces aériennes – US Air Force (USAF) en tête – devaient alors rétablir un équilibre des forces quantitativement défavorable à l’US Army et plus généralement à l’OTAN2. 2 Boyer Y., Les forces classiques américaines, structures et stratégies, Coll. « Les sept épées », FEDN, Paris, 1985. 2 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 Elles étaient aidées en cela par les premières armes guidées de précision (employées dès la guerre du Vietnam) et des appareils de détection avancés (E-3, 1977). Ces systèmes allaient en fait offrir le cadre capacitaire dans le contexte duquel les actuelles conceptions de la stratégie aérienne américaines allaient se développer. Il est d’ailleurs significatif de constater que les matériels actuellement en service dans l’USAF n’ont été initialement conçus que dans les années 70 – y compris l’E-8 Joint Stars, issu du programme Assault Breaker – toute modernisation conduite n’étant qu’une radicalisation de leurs capacités. Dans le même temps, il est significatif de constater que la charnière des années 70 et 80 compte des évolutions technologiques majeures, à commencer par les ordinateurs personnels (1977) et des évolutions radicales dans la capacité de traitement informatique des informations3. Mais ces développements capacitaires allaient de pair avec une série d’évolutions conceptuelles significatives formant toujours le terreau de la progression itérative des stratégies aériennes actuelles. En particulier, la notion de guerre de l’information a été théorisée dès 1976 par un analyste travaillant chez Boeing, Thomas Rona4. Il s’en expliquera 20 ans plus tard en donnant une définition qui tend naturellement vers une épistémologie stratégique plus particulièrement cognitive que capacitaire, et qui renvoie in fine à « la destruction, l’incapacitation et la corruption de l’infrastructure informationnelle ennemie »5. De facto apparaîtra une notion de Military Information Environment (MIE) où les technologies de l’information deviendront centrales dans les réflexions et seront incorporées tant physiquement que conceptuellement aux systèmes d’armes et de décision, devenant une composante intime de toute stratégie6. Dans cette optique, l’Information Warfare (IW) agrège le développement de systèmes durables de commandement et de contrôle ; la conduite d’« instant wars » très brèves ; la conduite des opérations avec peu de soldats, l’augmentation de l’importance de l’opinion publique, l’usage de technologies très avancées, la digitalisation du champ de bataille. La guerre de l’information créerait alors, et tout naturellement, sa propre dynamique, dans la mesure où elle n’aurait besoin que de la frange la plus avancée des technologies. La vision, on s’en doute, est essentiellement d’ordre conceptuel, tant les matériels employés durant Iraqi Freedom, par exemple, ont 3 Wurster Ch., Le computer. L’histoire illustrée des ordinateurs, Taschen, Cologne , 2002. Rona Th., Weapons System and Information at War, Boeing Aerospace Co., July 1976. 5 Rona Th., « From Scorched Earth to Information Warfare », in D.H. Campen. ; Dearth D.H. and Gooden R.T., Cyberwar : Security, Strategy and Conflict in the Information Age, AFCEA international Press, Halifax, 1996, p. 10. 6 Robins K. et Webster F., Times of Technoculture. From the Information Society to the Virtual Life, Routledge, London, 1999. 4 3 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 essentiellement été conçus durant la guerre froide7. Régulièrement, toutefois, des suites de modernisations ont permis une remise à niveau des matériels. Plus important, cette dernière n’était pas tant opérée pour conserver une supériorité technologique en regard d’adversaire potentiels qu’il convient toujours de dissuader – autant dans les optiques défendues aux Etats-Unis qu’en Europe – que pour rester congruente aux nouveaux concepts d’engagement et, corrélativement, d’interopérabilité des forces. Il en a résulté au niveau des forces aériennes des développements techno-stratégiques majeurs. Ainsi, les années 90 ont laissé espérer aux tenants les plus durs de l’Airpower une autonomisation en bonne et due forme, via laquelle la stratégie aérienne, reconnue comme une construction conceptuelle à part entière et différenciée des autres formes de stratégie, serait seule capable de gagner les guerres dans lesquelles elle était engagée. Elle offrait des avantages politiques non négligeables, à commencer par la minimisation des risques encourus lors d’interventions dans le contexte émergent du « zéro-mort », mais aussi du point de vue de la gestion opérationnelle des frappes. Clairement, et en droite ligne des conceptions développées par T. Schelling en matière de gestion de l’escalade en stratégie nucléaire, la souplesse propre aux opérations aériennes autorisait une plus grande implication des politiques dans la manœuvre de crise. D’un point de vue praxéo-politique, les décideurs pourraient alors mieux maîtriser le cours d’événements souvent chaotiques que via des opérations terrestres, réitérant et contribuant de la sorte la thématique d’une « guerre chirurgicale », non pas tant – comme on l’a trop souvent dit – parce qu’elle aurait engendré des dégâts minimes, mais bien dans la pose des gestes et dans le contrôle de leur signification politique. Cette vision « fonctionnelle » plus qu’« éthique » de la guerre chirurgicale a naturellement encouragé les états-majors comme les auteurs à développer de nouvelles conceptions. Dans le contexte d’une stratégie en bonne partie motivée par sa technologisation, il s’agissait ainsi de disposer d’une meilleure économie des forces, à la fois du point de vue opérationnel (maximiser les frappes par sortie d’appareil) qu’économique, limitant les investissements financiers dans des interventions où les intérêts nationaux fondamentaux n’étaient pas toujours en cause. Cette rationalité politique dans le soutien accordé à l’Airpower a par ailleurs eu des conséquences directes sur la configuration des arsenaux comme des forces engagées dans les opérations des années 90. Les munitions guidées de précision (PGM – Precision Guided Munitions) étaient en effet centrales dans un tel discours, au même titre d’ailleurs qu’une furtivité d’abord appliquée aux platesformes aériennes avavnt de l’être dans les secteurs navals et terrestres. C’est ainsi que les publications – y compris les plus sceptiques – concernant la fonction de 7 De Neve A., « Iraqi Freedom : un modèle de guerre technologique ? » in RMES et alii., Iraqi Freedom. Analyse géopolitique, stratégique et économique de la troisième guerre du Golfe, L’Harmattan, Paris, 2004. 4 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 l’USAF dans la Révolution dans les Affaires Militaires (RAM) envisageaient systématiquement la combinatoire des PGM et de la furtivité comme des facteurs de succès, voire comme permettant une revalorisation du concept de victoire. Dans l’ordre pratique, ces armes induisaient effectivement une économie des forces radicale comparativement aux expériences antérieures : Nombre de bombes (équivalent mk 84, 907kg) nécessaires à la destruction d’un objectif de 18x30m. Guerre Bombes Nombre Sorties Type ECP (m)* d’appareils d’appareil 2ème Guerre 9 070 3 024 1 500 B-17 990 Mondiale Corée 1 100 550 300 Vietnam 176 44 84 F-4 120 Golfe 30 8 8 F-117 60 * Définie comme le rayon mesuré en mètres dans lequel la munition a 50% de probabilité de tomber. Source : Laurent Murawiec, La guerre au XXIème siècle, Odile Jacob, Paris, 1999. D’abord durant Desert Storm en 1991, puis au cours de l’opération Deliberate Force, visant à désenclaver Sarajevo de la pression des troupes serbes ; en Irak durant Desert Fox (1998) et plus encore au Kosovo en 1999, la croyance en un Airpower autonome a fortement progressé dans les cercles décisionnels. Cette course à la légitimité stratégique fut aussi celle de l’USAF8, dans un contexte de remises en question budgétaires et où chaque arme dispose de sa propre puissance aérienne, souvent bien assimilée dans les schèmes et procédures particulier à l’Army, la Navy ou les Marines. Au-delà de conflits bureaucratiques propres au Pentagone et notamment analysés par E. Luttwak9, c’est pourtant tout un véritable débat stratégique qui s’est extraordinairement amplifié. Dans un contexte où les intérêts vitaux américains n’étaient pas en jeu, où la culture stratégique de Washington mutait conséquemment vers le « zéro-mort », l’Airpower en venait à être considéré comme le premier facteur technique de victoire. Chez certains auteurs particulièrement techno-optimistes, il finissait ainsi par représenter la plus pure forme stratégique ultime, abolissant toute nécessité d’occupation terrestre. On en retrouve toujours des bribes à l’heure actuelle, notamment dans le soutien accordé par D. Rumsfeld et certains cercles du Pentagone au développement de lasers spatiaux de frappe terrestre. Le développement du débat stratégique concernant l’Airpower s’appuyait sur l’interaction complexe des innovations introduites dans les années quatre-vingt – certes dans le domaine des appareils, mais surtout dans le domaine des munitions 8 Grasset Ph., « Le XXIème siècle selon l’US Air Force », Science & Vie Hors Série, Aviation 1997, n°199, juin 1997. 9 Luttwak E.D., The Pentagon and the art of war, Simon & Schuster, New-York, 1984. 5 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 – et d’une dynamique conceptuelle en plein essor, au travers de théoriciens comme Pape, Boyd ou Warden. Ils participeront directement à faire de l’Airpower à la fois un des principaux moteurs et un des principaux bénéficiaires de la RAM. A ce stade, la pensée n’était pas encore disruptive mais se basait sur la redécouverte des préceptes stratégiques élémentaires issus de la spécificité de l’aviation. Ainsi, comme le missile stratégique l’avait fait durant la guerre froide, l’avion de combat abolissait les distance et sacralisait le temps comme dimension opérationnelle du combat. Pour les théoriciens de l’Airpower, ses caractéristiques de vitesse et de mobilité – qui à bien des égards sont aussi ceux, avérés ou en cours de développement, de l’espace militaire – étaient telles qu’il était naturellement plus compatible avec les concepts relevant de la RMA que des forces terrestres intrinsèquement moins réactives. La puissance aérienne en vient donc à être considérée comme un levier décisif de toute opération. Or, la reconfiguration de l’Operation Iraqi Freedom (OIF) à la suite de l’ensablement d’une stratégie de Shock and Awe particulièrement problématique10, et la conduite même des opérations pourrait être le signe d’une reconfiguration de la place de l’aérien – comme du spatial – dans la conduite des conflits pour les Etats-Unis. L’Airpower américain connaît donc peut-être une maturation dans sa théorie comme dans ses pratiques, après sa tendance à une recherche de l’autonomie stratégiquement juvénile dans les années nonante. Les reliquats du débat concernant la validité d’une stratégie aérienne autonome révèlent les enjeux techniques sous-tendant des moyens indispensables tactiquement – au moment où la France délègue l’appui aérien rapproché à l’Armée de Terre11 – et à la capacité stratégique certaine, une fois utilisée en conjonction, de façon synergique avec les autres Armes. Dans ce contexte, l’intégration stratégique et organisationnelle d’évolutions technologiques partiellement déterminées par la guerre de 1991 trouve à l’aune d’Iraqi Freedom un éclairage autant que quelques pistes pour le futur. Paradigmes et réactualisations Historiquement, la puissance aérienne est née d’un paradoxe à proprement parler fondateur, jusqu’à la conduite de la dernière guerre en Irak. En effet, autant les caractéristiques propres à l’avion de combat lui permettaient une liberté de manœuvre incomparablement plus importante en regard des unités terrestres, autant la construction conceptuelle de la puissance aérienne a été limitée à deux paradigmes partiellement concurrents dont Iraqi Freedom constitue un prolongement les fusionnant pour mieux les faire interagir : celui des fonctions tactiques et celui des fonctions stratégiques. 10 Henrotin J., « Une campagne paradoxale. Iraqi Freedom entre classicisme stratégique et chronostratégie » in RMES, Iraqi Freedom, une analyse stratégique, L’Harmattan, Paris, 2004. 11 Prome J-L, « Le Tigre arrive – l’ALAT va jouer dans la cour des grands », Raids, n°200, janvier 2003. 6 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 Les paradigmes historiques : fonctions tactiques Vs. fonctions stratégiques Clément Ader, qui déclare en 1909 que « la véritable arme (de l’aviation) sera la vitesse »12 y voit d’abord trois missions, apparentées à la reconnaissance, à la chasse et au bombardement. Toutefois, s’il pressent le bombardement stratégique, l’attaque des bases aériennes et des voies de communication adverses, il considérera que la principale mission de l’aviation sera, après la chasse, le soutien des forces amies au sol et la destruction des forces adverses. De la sorte, Ader ouvre la voie à une première école enchassant la puissance aérienne dans les puissances terrestres – et navales – et limitant la possibilité de mener des opérations indépendantes. Toutefois, cette vision trouvera peu d’adeptes, autant parce qu’elle se heurte aux théories de Douhet, et à l’interprétation qui leur sera donnée, que parce que les tenants les plus durs de l’Airpower entendront donner une fonction stratégique, plus prestigieuse et concourrant à l’autonomisation de leur arme d’origine. L’acception douhetienne de la puissance aérienne est en réalité moins restrictive dans ses racines que le seul bombardement stratégique auquel on l’associe souvent. Observant les premières interventions d’appareils de combat en Afrique du Nord avant la Première guerre mondiale, Douhet en avait conclut que si les stratégies terrestres et navales sont contraintes par la capacité défensive adverse, l’utilisation de la puissance aérienne est plus facilement et plus naturellement offensive, parce que moins limitée par les contraintes défensives. Dans la foulée, si les puissances terrestres et navales ne peuvent contraindre la puissance aérienne, cette dernière est en mesure de contraindre les premières, de telle sorte que le penseur italien en arrive à la conclusion que « l’air forme un théâtre d’opérations indépendant »13, fondant ainsi ultimement toute vision autonomiste de l’Airpower. Ayant une liberté de manœuvre plus importante autant au regard des autres Armes que de la géographie, la puissance aérienne est en mesure, une fois acquise la maîtrise de l’air, de s’attaquer aux structures politiques et au moral adverse, au travers du ciblage de ses villes, de ses installations économiques mais aussi de ses infrastructures stratégiques. Sa vision est partagée et par Mitchell et Seversky. Dans l’évolution de sa pensée, Mitchell fait en quelque sorte – et sans vraiment le savoir – la synthèse entre les écoles tactiques et stratégiques de la puissance aérienne. Dans ses premières réflexions, il considère ainsi que la mission des forces aériennes consiste d’abord à détruire la capacité aérienne adverse et, ensuite, à de détruire ses forces au sol. 12 Cité par Claude CARLIER, « Clément Ader premier stratège aérien », Stratégique, n°49, 1990/1. 13 Colonel Mendigal, « Les thèses du général douhet et la doctrine française », Stratégique, n°59, 1995/3, disponible à l’adresse http://www.stratisc.org/pensaero_cadre.htm. 7 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 Mais sa pensée évoluera ensuite vers la recherche de la défaite adverse en visant sa volonté de combattre en tentant de faire pression sur son moral, une tendance récurrente de la pensée aérienne stratégique contemporaine. Pour ce faire, il effectue l’inventaire des centres vitaux de l’ennemi : ses forces militaires, ses moyens de transport, son industrie et la volonté des civils, considérant vers 1933 que l’industrie était le centre de gravité adverse le plus vulnérable14. L’actualité de cet inventaire est aussi récurrente que la rationalité qui le sous-tend, depuis la constitution des bases de données servant au ciblage des cibles soviétiques dans le contexte de la guerre froide aux théories de la coercition développées dans les années 90 et jusqu’à la constitution des plans de frappe en Irak. Lui-même aviateur, Mitchell consacre la majeure partie de son travail aux tactiques utilisées en guerre aérienne avant que Seversky ne mette en exergue une dimension technologique essentielle autant au développement de l’Aipower que des projets américains actuels, le rayon d’action des appareils15. Dès les années trente, les tactiques et des procédures plus spécifiquement propres à la frappe en profondeur créaient ainsi par elles-mêmes des effets stratégiques. Cette vision d’un cumul tactique aux impacts stratégiques trouve un prolongement chez J.C. Slessor. Officier dans la Royal Air Force (RAF) dans les années trente, il cherche une théorie de la guerre aérienne combinant les aspects tactiques et stratégiques16. Ainsi, si viser les centres stratégiques vitaux de l’adversaire est la fonction première de l’Airpower, ce dernier doit être combiné avec les forces terrestres. Considérant l’ennemi comme un système que le Britannique cherche à influencer, il considère que les centres vitaux adverses sont identiques à des organes biologiques et développe une vision fonctionnaliste-organiciste, une vision par ailleurs fort proche des rhétoriques sous-tendant la RAM, toutes stratégies confondues. Dans cette optique, la modernité de Slessor, particulièrement en regard d’un concept de Shock and Awe méthodologiquement et factuellement discutable17, réside dans l’idée que la destruction matérielle de l’adversaire n’est pas systématiquement requise pour lui imposer la défaite. Pratiquement, le Britannique considère ainsi que la guerre aérienne, si elle se produit simultanément aux trois niveaux stratégique, opératique et tactique, est essentiellement opératique parce qu’en terme de nombre de missions menées, elle 14 Beagle T.W., Effects-Based Targeting: Another Empty Promise?, Thesis for the School of Advanced Airpower Studies, Maxwell Air Force Base, Alabama, June 2000. 15 Warner E., « Douhet, Mitchell, Seversky : les théories de la guerre aérienne », in Edward MEAD EARLE, Les maîtres de la stratégie. Vol. 2 : de la fin du XIXème siècle à Hitler, Coll. « Stratégie », Bibliothèque Berger-Levrault, Paris, 1982. 16 Beagle T.W., Effects-Based Targeting: Another Empty Promise ?, op cit. 17 Henrotin J., « Une campagne paradoxale. Iraqi Freedom entre classicisme stratégique et chronostratégie » in RMES et alii., Iraqi Freedom. Analyse géopolitique, stratégique et économique de la troisième guerre du Golfe, L’Harmattan, Paris, 2004. 8 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 vise majoritairement les forces et les lignes de ravitaillement adverses. Pour ce faire, Slessor insiste sur la compréhension des procédures stratégiques, économiques et politiques de l’adversaire. Mais aussi et au-delà sur ses fondements culturels, et demande pour ce faire des méthodes de targeting analytiquement très poussées18. La planification et la conduite des campagnes de bombardement stratégiques de la RAF et de l’USAAF durant la Seconde Guerre mondiale lui donneront pratiquement raison. Cette vision n’a pas pour autant été évacuée. Assez significativement, les considérations d’auteurs comme R. Peters ou T.K. Adams, dans leur prise en compte des facteurs culturels dans la conduite des relations internationales comme dans celle des opérations militaires, sont fondamentalement identiques. Mais à ce stade, leurs considérations ont des portées généralistes, rejoignant les critiques de la RMA suivant lesquels les Etats-Unis, dans l’engagement de leurs forces à l’étranger feraient le plus souvent preuve d’une cécité culturelle fondée certes sur l’isolement géographique de leur territoire, mais aussi sur une trop grande foi placée en la technologie. Et, au-delà et indirectement, en l’aviation et aux défenses anti-missiles devant clore l’espace de confrontation entourant les EtatsUnis19. Les auteurs mettent ainsi rapidement en garde contre une suépriorité technologique dont la perception exempterait les praticiens de toute prise en compte du facteur humain, au travers de sa dimension culturelle et/ou sociopolitique. La conduite des opérations aériennes renverrait alors dans son fondement à une vision stratégique de son engagement, limitant les possibilités de son application tactique dans un environnement technologiquement intensif, les aspects stratégiques prenant systématiquement le dessus. Toutefois, S. Gadal montre qu’un auteur comme William C. Sherman, dans la rédaction de l’ouvrage Air Warfare, en tiendra naturellement compte et aura un discours plus équilibré que d’autres penseurs. Il cherche ainsi à « décrire d’une manière générale les pouvoirs et les limitations de l’avion et d’indiquer ce que l’on pourrait raisonnablement attendre (des) aviateurs lorsque la Nation sera de nouveau confrontée à la nécessité de faire la guerre »20. Mieux, « la différence entre la tactique et la stratégie est difficile à décrire, comme l’on pourrait s’y attendre lorsqu’on réalise qu’elles ne sont que phases différentes du même art »21. Dans un tel contexte, c’est l’objectif attaqué qui définit la charge tactique ou stratégique de 18 Sur lesquelles se fondent d’ailleurs actuellement les procédures permettant de constituer les plans de frappes et les Air Tasking Orders (ATO) planifiant la conduite des campagnes aériennes et qui font appel à un grand nombre de spécialistes en tous genres (économistes, industriels, chimistes, etc.). 19 Edwards P.N., The Closed World. Computers and the Politics of Discourse in Cold War America. Cambridge, The MIT Press, 1996. 20 Gadal S., « William C. Sherman et la théorie classique du bombardement stratégique : le « chaînon manquant » », Stratégique, n°84, 2001/4, p. 95. 21 Ibidem. 9 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 l’opération, et non l’appareil. Notons que cette vision reste éminemment contemporaine dans la mesure où l’utilisation des franges technologiques les plus avancées tend à la confirmer, brouillant un peu plus les référents tactiques et stratégiques dans la formulation des doctrines. Si l’aviation peut être considérée, avec les forces navales, comme l’arme la plus technologiquement intensive, du moins à ses débuts, il est toutefois remarquable de noter que les développements conceptuels qu’elle a engendrés ont assez rapidement mis l’accent sur la dimension morale et psychologique du combat. Dans pratiquement tous les cas, la mécanique cognitive de la pression opérée sur l’adversaire afin qu’il se plie à la volonté de l’Autre est, si pas détaillée et comprise dans ses fondements bio-sociologiques, au moins évoquée. Voire envisagée comme le facteur décisif du combat, lorsque la volonté adverse de résistance bascule et entraîne une défaite qui seulement alors se traduira physiquement. On rejoint alors la vision clausewitzienne de l’affrontement des volontés, ou, encore du combat compris comme « la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit »22. Sherman offre ainsi une vision très moderne lorsque, toujours cité par S. Gadal, il déclare que « la guerre est essentiellement un conflit entre forces morales. On n’aboutit pas à une décision par la véritable destruction physique d’une force armée mais par la destruction de sa croyance en la victoire finale et de sa volonté de gagner. Les choses matérielles peuvent être d’une grande importance, et le sont généralement. Mais, en dépit de la tendance de la vie moderne à subordonner l’homme à la machine, il est encore vrai qu’à la guerre, l’efficacité des choses physiques est jugée moins par leur valeur purement mécanique que par la mesure dans laquelle elles augmentent ou diminuent le moral des combattants »23. Des réactualisations paradigmatiques A la lecture nécessairement réductrice et limitée des enseignements laissés par quelques auteurs, on peut légitimement se demander si la stratégie aérienne en tant que construction intellectuelle n’a pas atteint un seuil au-delà duquel toute évolution ne serait qu’une reformulation de ses préceptes initiaux. Pratiquement cependant, autant les premières formulations de ce que pouvait être la guerre aérienne relevaient de la science-fiction – on pense aux romans de H.G. Wells ou aux illustrations de Robida – autant des goulôts d’étranglement techniques ont obéré la possibilité de mettre pratiquement à exécution les théories de la puissance aérienne. Le manque de capacité d’emport des bombardiers de la Première guerre mondiale, l’imprécision de ceux de la Seconde n’auraient pas alors permis de faire céder le moral des populations, ravalant ainsi la puissance aérienne à une fonction tactique. Pratiquement cependant, la disponibilité itérative des technologies 22 Baufre A., Introduction à la stratégie, IFRI-Economica, Paris, 1985, p. 16. Gadal S., « William C. Sherman et la théorie classique du bombardement stratégique : le « chaînon manquant » », op cit., p. 98. 23 10 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 avancées, tant dans le domaine des munitions que des systèmes C4ISR (Command – Control – Communications – Computers – Intelligence – Surveillance – Reconnaissance) permet l’application pratique de ces concepts dans la plus grande économie des forces. La puissance aérienne en devient indéniablement indispensable autant qu’elle trouve dans la technologie la liberté de manœuvre au sein de laquelle elle peut trouver un épanouissement. Au plan tactique d’abord : pour être minimaliste, la vision d’Ader trouve un aboutissement direct dans les guerres de Corée ou du Vietnam, lorsque sont améliorées les techniques d’appui-feu. Au plan opératique ensuite : en quelques heures, l’aviation israélienne anéantit littéralement son homologue égyptienne en juin 1967. La Heyl Ha-Avir offrira ainsi à Tel-Aviv une maîtrise de l’air et des capacités de soutien élargissant considérablement la liberté de manœuvre de Tsahal. Au plan stratégique, et au-delà de l’appui de la dissuasion nucléaire sur l’Airpower24, les forces aériennes et aéronavales ont ouvert la porte à l’effondrement du régime afghan durant Enduring Freedom. Pourtant, les remises en question du rôle de la puissance aérienne sont récurrentes. En 1973, une défense antiaérienne égyptienne dotée de matériels soviétiques modernes a causé de lourdes pertes à la force aérienne israélienne. Elle s’en relèvera pourtant et mettra au point de nouvelles tactiques d’engagement, notamment appuyés sur un usage extensif de drones durant la campagne libanaise de 1982. De même, et contrairement à ce qui est généralement entendu, en Bosnie, en 1995, la majorité des frappes contre les forces serbes encerclant Sarajevo n’a pas été du fait des forces aériennes, mais bien de l’artillerie francobritannique25 même si, pour le Secrétaire à la défense de l’époque, William Perry, « Deliberate force a été l’étape absolument cruciale dans le rassemblement des parties en conflit autour de la table des négociations, conduisant à l’accord de paix »26. Il y a là une mystique de la puissance aérienne que la remise en question de l’efficacité de la puissance aérienne au cours de Desert Storm a contribué à affaiblir. Initialement perçue comme ayant été essentielle, si pas centrale dans la victoire alliée en 199127, la campagne aérienne de 38 jours qui a précédé les 4 jours d’intervention des forces terrestres aurait essentiellement eu des impacts psychologiques, partiellement du fait de manquements technologiques. Les appareils alliés auraient ainsi eu de grandes difficultés à attaquer les positions de défensive statique des forces irakiennes et ne seraient pas parvenues seules à faire 24 Poirier L., Des stratégies nucléaires, Complexe, Bruxelles, 1988. Grasset Ph., « Le XXIème siècle selon l’US Air Force », op cit. 26 Beale M.O., Bombs over Bosnia: The Role of Airpower in Bosnia-Herzegovina, Air University Press, Maxwell Air Force Base (Alabama), 1997, p 32. 27 Cohen E. A. (Dir.), Gulf war air power survey, US Governement Printing Office, Washington D.C., 1993 et James A. Winnefeld, Preston Niblack and Dana J. Johnson, A league of airmen. US air power and the Gulf war, Rand Corp., Santa Monica, 1994. 25 11 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 soit s’effondrer le régime irakien, soit à faire évacuer le Koweït par les forces de la Garde Républicaine28. De même, le rôle dévolu aux forces aériennes dans la dégradation de la capacité irakienne de lancement de missiles balistique a-t-il été largement surévalué. A titre d’exemple, durant l’exercice Touted Gleem, des F-16, F-15E et F-111 dotés des meilleurs équipements de vision nocturne n’ont pas réussi à trouver et à détruire de nuit un véhicule de lancement de Scud dont les pilotes connaissaient pourtant la position29. Dans le courant même de Desert Storm, plusieurs pilotes ont ainsi observé des départ de missiles sans qu’ils ne soient ensuite en mesure de frapper leurs lanceurs. Dans le même temps toutefois, plusieurs analystes soulignaient que si les frappes aériennes avaient quelque peu duré, l’offensive terrestre n’aurait plus été nécessaire, du fait d’un retrait irakien amorcé. Le manque de capacités de détection, couplée à une utilisation trop parcimonieuse de munitions guidées avait alors représenté un goulot d’étranglement aux conséquences directes sur la conduite des opérations, qui sera ensuite résorbé dans le courant des opérations suivantes. Ainsi, D.G. Press remet en question la dégradation des capacités C3I irakiennes, la rupture des lignes de communication ou plus simplement la capacité des forces aériennes à provoquer une attrition des divisions de Bagdad. Pour l’auteur, la capacité même des forces aériennes coalisées à atteindre le moral des forces irakiennes ne semble pas prouvée – quoique l’on puisse se poser la question dans le cas des unités de l’armée régulière. Instant Thunder, la phase de préparation aérienne de la guerre du Golfe, prenait pourtant appui sur une collection de plate-formes et de munitions aux capacités prouvées, mais les principales munitions de précision alors disponibles étaient des bombes et des missiles guidés laser30 ; des missiles à guidage infrarouge31 et des armes Electro-Optique ou télévision32 avec les restrictions qu’ont leur connaît, particulièrement lors de conditions climatiques sont défavorables. Le cas des missiles Tomahawk est partiellement comparable : en plus de pannes mécaniques, ces missiles restaient alors largement dépendants d’une logistique de ciblage, avant que plusieurs modernisations n’aboutissent aux versions avancées d’aujourd’hui, incluant un récepteur GPS et la possibilité de reconfigurer leurs cibles quelques minutes avant le lancement33. Sans doute plus qu’un autre type de stratégie à l’exception de la stratégie navale, la stratégie aérienne devenait largement la résultante d’une dynamique interactionniste entre technologie et stratégie. 28 Press D.G., « The myth of air power and the future of warfare », International Security, Vol. 26, n°2, Fall 2001. 29 30 Ibidem. Les AS-30L français, certaines versions de l’AGM-65 Maverick américain et les AGM-114 Hellfire équipant les hélicoptères AH-64. 31 Certaines versions de l’AGM-65 Maverick. 32 Certaines versions de l’AGM-65 Maverick, la bombe planante GBU-15 ou l’AGM-84E. 33 Dans le cas Tactical Tomahawk, des cibles préprogrammées pourront être changées en vol. 12 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 Boyd : une épistémologie de la décision appliquée à l’Airpower Si l’efficacité globale de la campagne de 1991 pouvait légitimement être remise en question, elle fonde aussi une évolution théorique qui aura des ramifications jusque dans la campagne de 2003. Ainsi, une évolution majeure de la pensée aérienne n’est pas tant intervenue dans la dichotomie des cadres tactiques et stratégiques que dans leurs épistémologies communes, et, au-delà et plus généralement, dans l’épistémologie de l’ensemble de la stratégie. Ancien pilote, Boyd met en évidence une vision de l’adversaire en tant que système de prise de décision dont la paralysie est susceptible d’apporter la victoire34. Dans sa vision, le système en question résulte de la concomitance de décisions dont la structure peut se résumer à une boucle dite « OODA » et alternant l’Observation, l’Orientation, la Décision et l’Action. La pratique de cette boucle montre non seulement son inlassable répétition à tous les niveaux d’action – elle ne connaît pas de différenciation en niveaux tactiques, opératiques, stratégiques et politiques –, mais aussi chez l’ensemble des belligérants. Dans cette optique, le conflit devient la somme de l’interaction de la multitude de cycles OODA et dont l’intermédiaire est physique. Cette dialectique décisionnelle est non seulement fractale – son principe se répète effectivement à tous les niveaux – mais elle est aussi organique-interactive. Dans une situation conflictuelle, c’est en effet la corrélation de l’ensemble des décisions qui mène à une manœuvre cohérente des forces, seule apte à ordonnancer les forces en présence et à imposer sa propre volonté à un adversaire lui aussi structuré sur un ensemble de niveau. Elle peut alors se représenter comme suis : 34 Fadok D.S., La paralysie stratégique par la puissance aérienne. John Boyd et John Warden, Coll. « Bibliothèque stratégique », Economica/ISC, Paris, 1998. 13 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 Interactions entre les cycles OODA de deux adversaires Point d’application de l’offensive de « X » sur le cycle OODA de «Y» Chaîne OODA de X Action Chaîne OODA de Y Action Axe de l’offensive produite par « X » Observation Orientation Décision Rupture opérationnelle de «Y» Source : E. A. SMITH, « Network-Centric Warfare. What’s the Point? », Naval War College Review, volume LIV, n°1, Winter 2001, p. 65. Comme le souligne Fadok, Boyd « attribue le succès à la rapidité de parcours et à la précision du cycle de décision des chefs, aux niveaux stratégique, opératif et tactique. Celui qui a le meilleur contrôle du flux d’information peut observer, orienter, décider et agir de façon plus opportune et mieux appropriée et, par làmême, manœuvrer à l’intérieur de la boucle OODA de l’adversaire. Ce contrôle donne l’opportunité de paralyser et/ou d’exploiter les moyens d’information de l’ennemi tout en protégeant les siens propres »35. Boyd ouvre en fait conceptuellement la porte à une véritable chronostratégie, capable de littéralement « prendre l’adversaire de court » et invalidant systématiquement ses réponses. Au final, il s’agit de mener une guerre du commandement en tâchant d’entrer dans le cycle décisionnel adverse par la compression technologique du temps36. Si, on le pressent, l’aviation peut ne pas être la seule utilisatrice de cette vision d’un 35 Fadok D.S., La paralysie stratégique par la puissance aérienne. John Boyd et John Warden, op cit. p. 38. 36 Plehn M.T., Control Warfare : Inside the OODA Loop, Thesis presented to the faculty of the school of advanced airpower studies for completion of graduation requirements, Air University, Maxwell Air Force Base, 2000. 14 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 « combat décisionnel », elle est, de par ses caractéristiques intrinsèques de vitesse et de liberté de manoeuvre, la mieux placée pour l’exécuter. Si cette dimension opératoire du temps, qui avait été trop peu étudiée, car malheureusement opposée à la géographie alors qu’elle lui est coextensive – semble alors renaître, elle n’en n’avait pas pour autant été complètement délaissée. Non seulement Liddell Hart l’avait soulignée à plusieurs reprises, mais Napoléon lui-même indiquait que si le terrain se gagnait et se perdait, le temps, lui, ne pouvait jamais être récupéré. Surtout, le retour à une réflexion stratégique donnant au temps une valeur renouvelée avait pour premier effet de braquer sur l’épistémologie de la stratégie les lumières – toutes relatives – des analystes. A bien des égards en effet, la seule dimension de la lutte armée avait été trop rapidement résumée à la seule question de l’affrontement dans le domaine physique, alors que ce dernier n’est qu’intermédiaire (comment mener le combat) et résultante ultime (comment mesurer ses effets). Aussi, et c’est sans doute là la seule erreur d’analyse que commet Boyd, il envisage le conflit décisionnel dans la boucle OODA comme devant aboutir à une paralysie de l’adversaire. Or, pousser la réflexion à ce niveau limite précisément la liberté d’analyse comme d’action d’un acteur à recréer de nouvelles boucles OODA. A ce stade, c’est la seule volonté adverse de ne pas vouloir poursuivre le combat qui est la condition effective d’une cessation des hostilités. Pour le dire autrement, même si l’un de belligérants est parvenu à rentrer dans le cycle décisionnel de l’Autre, ce même Autre reste toujours en mesure, malgré le fait qu’il soit « dépassé » par les événements, de provoquer une surprise. La guerre est par essence le domaine de la non-linéarité et, comme le rappelle fort à propos Hervé Coutau-Bégarie, « la stratégie introduit l’action de l’intelligence »37, de sorte que si l’on peut tenter de réduire la capacité adverse d’action, cette dernière reste toujours virtuelle, en ce qu’elle demeure en puissance. C’est particulièrement le cas lors de conflits asymétriques, qui sont précisément le « lieu » d’une part importante des débats contemporains sur l’application de la puissance aérienne. Ainsi, la vision de Boyd répondait parfaitement à la possibilité d’un conflit avec l’Union soviétique ou avec tout autre Etat structuré, permettant la rupture des lignes de communication, et, donc, de la fonction organique-interactive de la multitude de boucles OODA qu’elle aurait nécessité pour mener à bien ses opérations. Dans le contexte d’un conflit asymétrique, l’autonomie des forces adverses est bien plus importante, et la possibilité de rompre les communications et de perturber la corrélation des forces est moindre. C’est ainsi que si les forces coalisées sont effectivement parvenues à pénétrer le cycle décisionnel irakien durant la phase d’« opérations majeures » de la guerre de 37 Coutau-Bégarie H., Traité de stratégie, Paris, Economica/ISC, Coll. « Bibliothèque stratégique », 1999, p. 54. 15 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 2003, elles ne sont parvenues à le faire dans les mois suivant qu’avec de grandes difficultés. Elles ont alors eu à mener un combat où la technologie importait moins que la détermination et les qualités de leurs combattants. Par ailleurs, encore faut-il souligner que les forces américaines n’ont pas systématiquement « tenu » dans leur combat contre le temps. Il a l’impitoyable défaut de devoir être relancé en permanence. Lorsque des AH-64 Apache ont été envoyés contre les formations irakiennes déployées aux alentours de Kerbala, l’initiative a fini par être perdue et les erreurs tactiques commises ont été telles que du temps a été perdu. Certes, le résultat a été au rendez-vous et la seule apparition des hélicoptères a suffit dans bien des cas à l’effondrement des unités irakiennes. Mais tout engagement futur pourrait bien montrer les limitations, fussent-elles toutes relatives, d’une application trop massive de la vision de Boyd. Warden : concevoir l’adversaire D’autant plus que cette vision conserve une valeur épistémologique évidente, que les percées technologiques à venir permettront d’encore mieux exploiter. Sans citer les progrès effectués en matière d’armes à énergie dirigée sur lesquels nous reviendrons, cette vision peut d’autant mieux être employée qu’elle est compatible avec certains tenants et aboutissants de débats précédents qui ont connu des réactualisations. En l’occurrence, la disposition de nouvelles technologies de puissance aérienne imposait de se focaliser à nouveau sur les méthodologies stratégiques (que viser d’abord, les niveaux tactiques, les stratégiques ou les deux ? Et comment ?). A la fin des années quatre-vingt et au début des années nonante, deux grandes évolutions des paradigmes originels de l’Airpower sont apparues. La première, appliquée durant Desert Storm, est le fruit des travaux du Colonel John Warden. Partisan d’une approche stratégique de la puissance aérienne, il s’en départit toutefois lorsque, plutôt que de se concentrer sur les cibles économiques il préfère mener des opérations d’une nature plus politique, en prenant en compte la structure décisionnelle adverse. Pratiquement, prenant pleinement en compte les spécificités de la puissance aérienne, il considère qu’elle est en mesure d’atteindre plus rapidement qu’aucune autre puissance les centres de gravité adverses et d’y appliquer une puissance de feu décisive. Dans cette optique, Warden envisage l’adversaire comme un système de cinq cercles concentriques comportant cinq éléments placés par ordre d’importance : - le leadership ; les organes essentiels ; les infrastructures ; les populations ; les forces déployées. 16 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 L’ensemble des cercles peut alors se représenter comme suis : Représentation d'un adversaire chez Warden Forces adverses Populations Infrastructures Organes essentiels Système C3I Dirigeants L’auteur cherche à penser stratégiquement des campagnes aériennes de théâtre où l’ennemi est vu comme un ensemble distribué en sous-systèmes interreliés38 et comportant chacun des points décisifs qui deviendraient des composants internes aux centres de gravité de l’ensemble. Ainsi, le système de distribution d’eau, compris dans les infrastructures, sert autant les populations que le ravitaillement des unités militaires. A fortiori, l’utilisation des organes essentiels – les systèmes C3I mais aussi des médias qui n’ont été visés qu’à la fin des opérations en Irak39 – permet le commandement des forces armées mais participe aussi au maintien du moral des populations. Fondamentalement, la guerre devient alors sociétale, Warden donnant trois modes à sa conceptions, tout en considérant que chacun de ses modes renvoie à une pression physique ou non visant le leadership politique adverse : 38 Bence Ch., « Warden Vs. Pape », Air and Space power Chronicles, 28 February 2000. Ils avaient été préservés de sorte que la réussite d’une opération de décapitation contre Saddam Hussein aurait pu être relayée, affaiblissant la légitimité du nouveau pouvoir irakien. 39 17 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 - Le premier mode renvoie à la coercition, soit « une stratégie de coût imposé »40. Le niveau de violence qu’il sous-tend est variable, mais laisse à penser à l’adversaire que toute résistance au comportement que l’on exige de lui entraînera une escalade pouvant mener aux deux autres modes ; - Le mode de recherche de la paralysie prend pleinement en compte la possibilité de mener une guerre du commandement et du contrôle. Il peut chercher à paralyser la capacité décisionnelle adverse létalement (frappes sur les centres et les liaisons C3I, telles que sur le système irakien de commandement par fibre optiques), soit ou non (via les différentes modalités de guerre électronique) ; - Au final, la vision du Colonel Warden permet toujours l’anéantissement de l’adversaire par la destruction physique de son environnement opérationnel, en ce compris et éventuellement, de ses capacités de commandement politique. Pratiquement cependant, la radicalisation d’une telle échelle d’action renvoie à la nécessité de disposer effectivement d’options de sortie de crise que Warden ne prend pas en considération. En particulier, l’élimination du commandement politique adverse implique la capacité à rapidement le remplacer sous peine de – comme l’indiquait une formule souvent employée dans les années nonante – « renvoyer l’adversaire à l’âge de pierre ». C’est donc la paralysie qui présente le plus d’avantages politico-stratégiques. Au terme de ce processus, « l’Etat devient incapable d’utiliser des armes modernes et doit faire des concessions majeures (…) Ces concessions peuvent provenir de ce que : 1) les dommages aux organes essentiels conduisent à l’écroulement du système ; 2) les dommages aux organes essentiels rendent physiquement impossible le maintien d’une certaine politique ou la poursuite du combat ; 3) les dommages aux installations essentielles ont des répercussions politiques ou économiques trop coûteuses à supporter »41. Dans cette optique, Fadok indique que le passage du mode coercitif à celui de la paralysie impose le « franchissement de ce seuil d’une manière aussi violente et instantanée que possible par l’intermédiaire d’attaques simultanées (ou “parallèles”) sur l’éventail des cibles sélectionnées ». C’est ainsi qu’il devient théoriquement possible de s’assurer un avantage temporel sur l’adversaire tout en en prenant le contrôle, et éventuellement, en ayant la possibilité de le décapiter, action que la puissance aérienne est plus naturellement en mesure d’assurer qu’aucune autre. Toutefois, la vision de Warden apparaît comme limitative et tendant au chaos : que se passe-t-il si un adversaire 40 Fadok D.S., La paralysie stratégique par la puissance aérienne. John Boyd et John Warden, op. cit. 41 Warden J. A., « L’ennemi en tant que système », Stratégique, n°59, 1995/3. 18 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 décentralise radicalement sa capacité de commandement et de contrôle (C2) jusqu’au niveau tactique, ce qui semble avoir été le cas en Irak dans la défense des centres de gravité démographiques du pays ? Si certains auteurs ne manquent pas de souligner que la vision du colonel américain est en mesure de s’appliquer aussi bien aux Etats qu’aux groupes de guérilla et qu’aux cartels de la drogue en vertu de ses considérations sur les centres de gravités42 – la nécessité de frapper tactiquement reste pourtant une constante. A ce stade, Warden propose en fait une combinatoire complexe alliant déploiements cumulatifs (les opérations parallèles) et séquentiels (le passage des seuils) dans la cinématique du conflit. A bien des égards, il ne faisait pourtant que réinterpréter là – mais avec quel brio ! – les classiques de la stratégie, au point que de nombreuses forces aériennes intégreront ses théories dans leur corpus doctrinal, parfois même ouvertement, comme la Koninklijke Luchtmacht (KLu) hollandaise, qui intégrera précisément la compression du tempo des opérations dans sa doctrine… au niveau des principes de la guerre. Plus largement, la réflexion de Warden ne constitue pas sur le fond une révolution : elle n’est pas si éloignée des présupposés sous-tendant les bombardements sur l’Allemagne nazie et de la pensée qui animait les théoriciens allemands, britanniques et américains des années trente. Toutefois, si l’ouvrage ne cherche pas à avoir une portée révolutionnaire mais plutôt celle d’un manuel de planification43, son avenir semble garanti. Szafranski : guerre néo-corticale et enjeux épistémologiques Des amendements importants aux visions de Boyd et Warden sont certes intervenues au plan pratique de la réalité des opérations. Mais aussi dans leur conceptualisation théorique, laquelle prend avec la vision du colonel de l’US Air Force Richard Szafranski une portée épistémologique. Dans un essai intitulé NeoCortical Warfare – The Acme of Skill il fait ainsi revenir toute utilisation de la puissance aérienne à une question de puissance dont les tenants et les aboutissants sont cloisonnés par une vision où l’adversaire devient un système de perceptions auto-adaptatif44. En particulier, il pose que toute puissance militaire relève avant tout du domaine de la volonté et de l’esprit, toute forme de cette dernière étant d’abord conceptuelle. Il en découle que la capacitation de toute force résulte de la réflexion, de l’imagination ou de la capacité d’innovation conceptuelle. 42 En l’occurrence, ledit concept peut se révéler autant flou dans la construction qui est propre à chaque auteur l’utilisant que mythique dans son évocation dans les documents stratégiques. Seow HIANG LEE, Center of Gravity or Center of Confusion. Understanding the Mystique, The Wright Flyer Paper, n°10, Air Command and Staff College, Maxwell Air Force Base (Alabama), December 1999. 43 Beagle T.W., Effects-Based Targeting: Another Empty Promise ?, op cit. 44 Szafranski R. , “Neocortical warfare ? The acme of skill”, Military Review, November 1994. 19 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 Dans cette optique, les opérations de combat peuvent perdre en violence alors que la puissance militaire peut gagner en intensité. Tout emploi de la force devient alors une communication dirigée à la fois vers l’esprit de l’adversaire, mais aussi vers ceux d’adversaires potentiels que l’on chercherait à dissuader. L’optique, combinant puissance, politique et guerre, cherche alors à soumettre la volonté adverse. A ce stade, la vision de Szafranski mute vers une compréhension des sociétés en tant qu’organismes régis par les lois de la biologie, dans la foulée des travaux de Will et Ariel Durant45. Dépassant les acceptions biologiques de l’Etat, il considère que les individus sont les agents porteurs du conflit, lequel forme la base des évolutions des sociétés devenues des systèmes complexes. Dans cette optique, la neutralisation ou l’infliction des attitudes des individus animant le conflit permet de le contrôler, la dislocation psychologique et cognitive de l’adversaire étant plus systématiquement recherchée que sa destruction physique, ravalée au rang d’option. Le combat n’est plus alors l’application de la force physique, mais la quête d’un contrôle métaphysique, permettant de « soumettre l’ennemi sans combattre »46. Pratiquement, il envisage alors de comprendre le combat chez les belligérants selon la métaphore médicale des trois cerveaux : le reptilien (qui contrôle les fonctions cardiaques et respiratoires) ; le limbique (qui contrôle les fonctions élémentaires du mammifère : recherche de nourriture, combat et défense du territoire, reproduction sexuelle, jeu) et enfin le néocortex, qui forme 80% de la masse cérébrale et qui permet des fonctions telles que l’organisation, la mémoire, la perception, la parole, le choix, la conception ou encore l’imagination. Dans le même temps, ces trois cerveaux sont physiquement découpés en deux hémisphères, le gauche semblant renvoyer aux fonctions logiques et linéaires, le droit étant affecté à la conception et à la non-linéarité de la création. Pratiquement cependant, c’est le couplage effectif des deux hémisphères et des trois cerveaux et leur interaction qui permet de conceptualiser la guerre comme un magma de conceptions et de décisions à la fois linéaires (dans la planification ou la hiérarchisation) et non-linéaires (dans la transition vers des modèles de forces réticulés seyant par ailleurs particulièrement bien à l’utilisation des forces aériennes). Il en résulte que l’approche néocorticale de la guerre envisage l’adversaire comme un système de nodes de production contrôlés par un cerveau organique. La guerre néocorticale considère alors l’application de la force physique contre lesdits nodes et en escomptant que les effets de ces frappes impacteront l’ensemble du système, sans pour autant que les organes sociétaux ne soient atteints et vise ultimement à pénétrer les cycles OODA. L’esprit de l’adversaire devient alors un Schwerkpunkt 45 46 Durant W et A., The Lessons of History, Simon and Schuster, New-York, 1968. Szafranski R., “Neocortical warfare ? The acme of skill”, op cit., p. 5. 20 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 stratégique de toute action, les forces militaires ne présentant aucune utilité dans une action cherchant fondamentalement à faire comprendre à l’adversaire l’inanité de la conduite d’un éventuel conflit. On le comprendra, une telle approche renvoie non seulement aux fondations des opérations de guerre psychologique (PSYOPS) tout en offrant une vision du monde comme étant autant d’organismes codépendants interragissant entre eux. Szafranski caractérise alors toute guerre néocorticale selon quatre marqueurs : - la compétition, le conflit et sa résolution sont des caractéristiques permanentes des organisations humaines et renvoient in fine à l’esprit humain ; - la nature du conflit néocortical, qui s’appuie sur un spectre d’actions dont les violentes ne constituent qu’une des extrémité, est telle que la variété des conflits est permanente. En particulier, les leaders sont systématiquement considérés comme les nodes des cerveaux sociétaux ; - il en résulte que les stratégies d’influence doivent être favorisées, impliquant une connaissance approfondie de l’adversaire ; - le développement des forces affectées à la coercition doit être utilisé en soutien des stratégies néocorticales. Dans cette optique, le colonel américain soutient massivement le développement des opérations spéciales. La souplesse, l’adaptativité et la créativité des forces doivent, dans cette optique, êtres considérées comme des préalables structurant l’ensemble de leur développement. Pratiquement, ce dernier est envisagé comme étant réticulé et éliminant d’emblée les traditionnelles distinctions entre ordres internes et externes. Surtout, une telle vision exige une dominance informationnelle telle qu’elle serait capable de dresser la toile dans laquelle seront conduites les opérations néocorticales. La vision du colonel américain reste toutefois marquée par une recherche épistémologique. Et si elle s’appuie sur son expérience aéronautique – les caractéristiques de l’avion jouant pleinement dans sa conception – elle lui ouvre des portes conceptuelles et organisationnelles peu explorées par la plupart des auteurs traitant de l’Airpower : l’utilisation de l’aviation dans les opérations pyschologiques et dans des stratégies d’influence. Il manque en effet au corpus de la stratégie aérienne une caractérisation générale de ses missions, à l’instar de celle produite par James Cable pour les forces navales47. Pour autant, Szafranski 47 Cable J., « Une stratégie navale sur mesure » in Hervé COUTAU-BEGARIE (Dir.), La lutte pour l’empire de la mer, Coll. « Hautes Etudes Stratégiques », ISC/Economica, Paris, 1995. 21 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 avait le mérite de raffiner la conceptualisation de l’adversaire qu’avait produite Warden tout en élargissant le champ des applications qui en découlaient. Dans le même temps, il mettait en lumière une articulation souvent trouble dans le discours stratégique américain entre les aspects matériels et moraux de la stratégie, ce que nous avons défini comme un débat primautaire48 et dont l’ouvrage Shock and Awe sera un excellent exemple. Shock and Awe : speed kills En effet, la thématique des opérations parallèles, nous le verrons plus particulièrement dans la seconde partie de cet article, comme celle de l’assise morale des opérations aériennes reste d’une grande actualité dans le développement des stratégies contemporaines. Mais force est ici de souligner aussi que l’application décisive de la contrainte armée suivant le schéma développé par Warden renvoie à d’autres évolutions secondaires qui n’ont pas toujours été méthodologiquement remarquables, voire qui peuvent annuler les contributions plus pertinentes au développement tant de la stratégie générale que de la stratégie aérienne. C’est, par exemple, l’ouvrage Shock and Awe : Achieving Rapid Dominance49. En fait, Shock and Awe faisait écho à un autre ouvrage, plutôt destiné aux forces terrestres, Decisive Force : the New American Way of War50. Shock and Awe était très ambitieux, cherchant la domination de tout le spectre adverse, de son mental à l’expression physique de ses forces. C’est ainsi qu’il cherchait à contrôler la volonté adverse, sa capacité de perception et de compréhension et visait ultimement à le paralyser. Toutefois, il recélait plusieurs erreurs manifestes et se distinguait surtout par de nombreuses répétitions conceptuelles. Pratiquement, les auteurs – dont Charles « Chuck » Horner, le responsable d’Instant Thunder – envisagent un modèle de Rapid Dominance défini comme la capacité de manœuvrer avant que l’adversaire ne puisse réagir. Selon eux, elle doit opérer tout au long du conflit, de la phase pré-conflictuelle jusqu’aux aux phases post-opératoires. La notion de Dominance « signifie la capacité d’affecter et de dominer la volonté d’un adversaire physiquement et psychologiquement. La domination physique inclut la capacité de détruire, de désarmer, de casser et de rendre incapable (l’adversaire). La domination psychologique signifie avoir la capacité de détruire, défaire, et neutraliser la volonté d’un adversaire à résister, 48 Henrotin J., La stratégie génétique dans la stratégie des moyens, Coll. « Les Stratégiques », ISC, Paris, 2004. 49 Ullmann H.K. et Wade J. P. avec Edney L. , Franks F. M., Horner Ch., Howe J. T., et Brendley K., Shock and Awe : Achieving Rapid Dominance, National Defense University Press, Washington D.C., 1996. 50 Hoffman F.G., Decisive Force : the New American Way of War, Praeger, Westport, 1996. 22 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 ou convaincre l’adversaire à accepter nos termes et objectifs sans l’usage de la force. L’objectif est la volonté de l’adversaire, sa perception et sa compréhension. Le mécanisme principal pour atteindre cette domination passe par l’imposition d’une condition suffisante de choc et d’effroi sur l’adversaire pour le convaincre ou l’obliger d’accepter nos buts stratégiques et nos objectifs militaires. Clairement, la confusion, la déception, la désinformation, peut-être de massivement, doivent être employées ». Cette dimension instrumentalisant le temps au profit des forces les plus technologiquement avancées reste de nature totale, dans la mesure où elle espère la persistance des effets de paralysie, arguant de la nécessité de pouvoir littéralement « fermer » un Etat (shut down), sans toutefois que les auteurs ne mettent en évidence les moyens de le « relancer » une fois les opérations terminées. On le pressent rapidement, il y a là des lacunes invalidant la vision proposée. D’autant plus que les auteurs proposent peu de solutions quant à l’implémentation effective de cette doctrine. Considérant en 1996 la possibilité d’une campagne contre un Irak remilitarisé en 2011, ils proposent la destruction de ses forces en quelques heures seulement, ne laissant au lecteur curieux que la seule option de lasers spatiaux pour y parvenir. C’est ici que Shock and Awe reflète les dérives qu’un système conceptuel excessivement marqué par la technologie peut engendrer, alors qu’ils démentent, précisément, trop s’appuyer sur elle ou, plus largement, l’emploi de la force. Mais les auteurs finissent par reconnaître la nécessité, certes du C4ISR afin de dominer de l’environnement opérationnel, mais aussi d’un « choc et effroi » électronique de l’adversaire, permettant de le désarmer avant la bataille. Ils évoquent alors différents paliers certes coextensifs mais peu comparables d’utilisation de leur concept à travers l’histoire : Desert Storm, Hiroshima ; les bombardements massifs ; le blitzkrieg ; Sun Tzu dans son rapport à la décapitation ; les tactiques des légions romaines ; celle du Special Air Service voire la police montée canadienne. Dans cette optique, les notions de niveaux stratégiques et tactiques n’acquièrent que peu d’importance, bien que le résultat ultime de la combinaison que les auteurs opèrent entre compression des cycles OODA et effets psychologiques de la technologie soit par lui-même stratégique. Mais, on le constate rapidement, les auteurs cherchent plus un effet qu’ils ne mettent en place une réelle méthodologie pour l’atteindre. C’est là un risque potentiel pour toute force engagée dans un processus de formation doctrinale. La disposition d’une impressionnante combinatoire technologique peut minimiser la fonction réelle donnée aux intelligences tactiques et stratégiques et, plus largement, contribuer à minorer la faisabilité au regard de la désirabilité. Le rapport existant entre faisabilité et désirabilité – la première caractérisant le réalisme de tout concept – sous-tend largement le développement des stratégies au point de pouvoir constituer une grille permettant d’analyser la pertinence d’un 23 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 concept. Plus particulièrement au regard des positionnements des auteurs face aux paradigmes tactiques et stratégiques, les contributions les plus importantes étaient aussi celles qui étaient les moins radicales dans leurs approches en regard d’un paradigme donné, permettant d’ouvrir des portes, afin éventuellement d’y agréger d’autres développements. Pape : l’Airpower comme arme politique A cet égard, la finalité politique de tout projet stratégique reste une donnée cruciale de toute construction stratégique. Et si elle connaissait des intensités plus (Warden) ou moins (Shock and Awe) variables, particulièrement dans le contexte d’un spectre opératoire très large, c’est l’application mesurée de la force qui semble se dessiner en tant que la voie-et-moyens la plus adaptée. Ce qui pose, en retour, la question d’une réémergence du paradigme tactique. Dans le flot des contributions sorties dans les années nonante, elle a particulièrement été démontrée par Robert Pape, pour qui la coercition des forces adverses par la voie aérienne doit contraindre l’adversaire au comportement désiré51. S’il détaille la coercition en trois catégories dont une (la punition) doit viser l’industrie et les infrastructures afin de pressurer les populations, et une autre vise la décapitation du leadership et les centres de communications, il se focalise essentiellement sur la coercition par interdiction. Visant les forces adverses déployées, les forces aériennes doivent interdire toute capacité d’action ennemie. Selon cette vision, à rapprocher d’Ader, l’Airpower « forme le terrain » au profit des forces terrestres. La vision attritionnelle de Pape se focalise toutefois sur le territoire en tant que but ultime des conflits et s’il reconnaît que sa théorie sera problématique face à des mouvements terroristes ou de guérilla, il insiste aussi sur la nécessité de pouvoir engager des forces au sol dans une optique synergistique, engageant une corrélation des forces multipliant les effets sur l’adversaire. Pratiquement toutefois, les opérations menées dans les années nonante ne semblent valider la vision de Pape que partiellement. Ainsi, si l’application synergistique des forces terrestres et aériennes fut un succès en Bosnie en 1995, on peut se poser la question dans le cas de la guerre du Kosovo. Malgré une approche initiale congruente avec la vision de l’auteur, les forces terrestres n’ont pas participé au conflit, alors que par ailleurs, les résultats des frappes tactiques se sont révélés décevants. Il ne faut pourtant pas négliger la valeur ajoutée du paradigme tactique, dans la mesure où l’application de toute stratégie aérienne en a, toujours, tenu compte. Même si, partiellement du fait d’une volonté des forces aériennes d’avoir une représentation d’elles-mêmes comme des acteurs stratégiques, le paradigme 51 Pape R., Bombing to Win. Airpower and Coercion in war, Cornell University Press, Ithaca, 1996. 24 J. Henrotin Les Cahiers du RMES n° 1 Juillet 2004 stratégique a systématiquement été mis en évidence ; la fonction d’appui des forces au sol – par l’interdiction et le close air support – a toujours été soulignée. Aussi, à la mesure des évolutions conceptuelles de l’Airpower, la pratique des opérations sur le théâtre d’opérations irakien, en 2003, semble combiner les deux approches, cherchant systématiquement la surprise et la décapitation, la capacité à paralyser le système décisionnel irakien aux niveaux stratégique comme tactique, tout en appuyant la progression des forces au sol et en leur assurant un approvisionnement logistique conséquent. A titre de comparaison, en 1991, la campagne aérienne avait été découpée en quatre phases. Premièrement, les forces américaines devaient choquer et paralyser l’Irak afin de créer les conditions de la victoire sans engagement au sol, en menant une campagne contre les objectifs stratégiques et C2 irakiens. Deuxièmement, une campagne de théâtre devait permettre de détruire les systèmes de défense aérienne, de façon à s’assurer une maîtrise totale du ciel. Tout en soutenant des opérations relevant de la première phase, elle devait aussi en préparer une troisième qui devait permettre l’engagement des forces adverses au Koweït et « former le terrain » avant l’attaque terrestre. Enfin, les forces aériennes coalisées devaient mener des missions de Close Air Support (CAS – appui aérien rapproché) en appui direct de la progression des forces au sol. En 2003, ces différentes approches ont été utilisées de façon combinées et synergistiques, bien que les plans initialement adoptés indiquaient la nécessité de préalablement pratiquer une campagne stratégique de minimum 48 heures, l’USAF faisant systématiquement pression pour augmenter son volume et se heurtant à un D. Rumsfeld voulant limiter l’enveloppe temporelle de l’opération. En fait, le déforcement de la planification initiale par le lancement des opérations terrestres consécutive aux frappes de décapitations du 20 mars a imposé la combinaison des différentes approches de l’utilisation de l’Airpower avant que la campagne stratégique ne soit minorisée au profit du soutien aux forces terrestres. Au passage, l’US Navy a récolté des lauriers que l’Air Force se serait bien vu attribuer si la campagne stratégique n’avait pas été un échec. Surtout, et au-delà des rivalités bureaucratiques, il en a résulté une réadaptation systématique des plans, comme la mise en lumière des opportunités offertes par des Effect-Based Operations entrées dans le discours stratégique américain à partir de 1995 et charriant de nombreuses connotations affectées à la révolution dans les affaires militaires et que nous examinerons plus particulièrement dans la deuxième partie de cet article, au cours de la prochaine livraison des Cahiers du RMES. 25 J. 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