Compte rendu de lecture Marcel MAUSS

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Compte rendu de lecture Marcel MAUSS
Compte rendu de lecture
Marcel MAUSS, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques »,
dans Sociologie et anthropologie, 4e éd., Paris, Presses universitaires de France, 1968.
Ce texte, originalement publié dans L’Année sociologique, 1923-1924, a été mis en ligne sur le
site Les classiques des sciences sociales de l’Université du Québec à Chicoutimi par Jean-Marie
Tremblay le 17 février 2002.
[http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/socio_et_anthropo/2_essai_sur_le_don/essai_
sur_le_don.html]. Consulté le 9 octobre 2012 (version servant à ce compte rendu).
Marcel Mauss, sociologue et anthropologue français, est né en 1872. Issu d’une famille de
rabbins et s’inscrivant dans le sillage intellectuel de son oncle Émile Durkheim, l’auteur fut un
pionnier de la sociologie, faisant entrer celle-ci au Collège de France par l’obtention d’une chaire
de sociologie remplaçant la chaire de philosophie sociale en 1931. Animé par le projet de fonder
une science des mœurs, Mauss, bien que ne l’ayant pas fait, encouragea ses étudiants à aller sur le
terrain, marquant ainsi une rupture avec l’anthropologie et la sociologie de salon qui auparavant
dominait la scène française. Avant d’entrer au Collège de France, il fut titulaire de la chaire
d’« histoire des religions des peuples non civilisés » à l’École pratique des hautes études,
remplaçant Léon Marillier à ce poste en 1901. Mauss fut en 1898 parmi les premiers
collaborateurs de L’Année sociologique, revue qu’il relança après la mort de Durkheim en 1917.
Il fut également un militant socialiste et un dreyfusard, ce qui lui permit de rencontrer Jean Jaurès
et le poussera à prendre part à ses côtés à la fondation de L’Humanité, quotidien qui fut l’organe
central du parti socialiste français de 1920 à 1994 et qui existe toujours. Mauss enseigna
également à l’Institut d’ethnologie de Paris entre 1925 et 1929. Malgré ses enseignements dans
trois institutions respectées et sa brillante carrière universitaire, il dut prendre sa retraite en 1940
à la suite de l’application de la législation antisémite sous le régime de Vichy, qui interdisait aux
Juifs d’occuper un poste d’enseignant. Il fut tout de même titulaire de la chaire de sociologie du
Collège de France jusqu’en 1942, alors que le régime commença à collaborer à la solution finale
et envoya un premier convoi de prisonniers juifs à partir de Drancy jusqu’aux camps de
concentration nazis. Mauss échappa aux purges antisémites et mourut à Paris en 1950.
L’Essai sur le don est l’écrit le plus connu de Marcel Mauss et celui qui a eu le plus d’influence
sur les disciplines anthropologique et sociologique. Ce texte qui s’adresse à un public spécialisé
s’inscrit dans une perspective de recherche et non de vulgarisation. Le but de l’auteur est
d’aborder le phénomène social du don comme étant ce qu’il qualifie de phénomène social total :
Dans ces phénomènes sociaux « totaux », comme nous proposons de les appeler,
s’expriment à la fois et d’un coup toutes sortes d’institutions : religieuses, juridiques
et morales – et celles-ci politiques et familiales en même temps ; économiques – et
celles-ci supposent des formes particulières de la production et de la consommation,
ou plutôt de la prestation et de la distribution ; sans compter les phénomènes
esthétiques auxquels aboutissent ces faits et les phénomènes morphologiques que
manifestent ces institutions (Mauss, 2002 : 7).
Mauss veut comprendre la règle qui fait que, selon ses observations, de nombreuses pratiques de
dons relevées par les ethnologues faisaient état d’une obligation à remplir et s’inscrivaient dans
une dynamique complexe de rapports sociaux impliquant prestige et autorité, alliances et
subordinations. Il est généralement reconnu que l’essai de Mauss marque une rupture avec la
méthode de recherche durkheimienne, mettant au premier plan la notion de fait social total et
privilégiant une perspective systématique sur la perspective génétique de Durkheim, qui cherchait
à retracer les origines et le développement de phénomènes sociaux (Dubar, 1969 ; Jamin, 2002).
Nous verrons dans cette note de lecture, sans entrer dans des considérations d’étiquetage
théorique, que le travail de Mauss rend compte de l’échange-don comme d’une forme archaïque
précédant le contrat, ne rompant pas complètement ainsi avec la perspective évolutionniste qui a
dominé les débuts de l’anthropologie. C’est à partir de constat que des suggestions de relecture de
Mauss pourront être faites en conclusion.
Après nous avoir présenté sa notion de phénomène social total, Mauss ouvre l’ouvrage sur des
exemples concrets de l’objet étudié, c’est-à-dire le don comme forme d’échange. Le premier
exemple amené en introduction est celui du potlatch des Premières Nations du Nord-Ouest
américain, principalement chez les Tlingit et les Haida. Banquets, foires et marchés se multiplient
chez ces nations à l’hiver et il s’y joue des rivalités entre chefs de clan par le biais de dons
servant à affirmer la richesse du clan et à accroître son prestige. Le prestige du chef est
intimement lié à celui de son clan dans ces événements régionaux où il le représente. Mauss en
dégage le concept de prestations totales de type agonistique. La compétition des dons oblige ainsi
celui qui reçoit à redonner davantage afin de ne pas être humilié. On y décèle les premiers
éléments du don qui oblige.
Le premier chapitre, divisé en quatre parties, étudie davantage ce phénomène du don qui oblige,
d’abord à travers l’exemple de l’échange de biens utérins contre des biens masculins. À Samoa,
au moment de la naissance d’un enfant, des oloas (biens masculins) et des tonga (biens utérins)
sont échangés. L’enfant qui naît est aussi appelé tonga dans ce contexte : il est lui-même donné à
la sœur de la mère et à son conjoint, accordant ainsi à l’enfant un accès aux biens masculins de
cet oncle maternel sur le long terme et, par extension, ouvrant cet accès à la famille dont il est
issu. Les termes oloas et tonga désignent plus généralement les biens masculins (comme les
armes ou les meubles) et les biens utérins, qui sont plus attachés au sol (comme les nattes ou les
enfants). Ces derniers sont des propriétés intimement liées à l’identité, ce que Mauss désigne par
le terme de propriété-talisman. La deuxième partie du chapitre s’intéresse à l’esprit de la chose
donnée chez les Maoris. On y voit les taonga, biens qui, sans être forcément utérins, sont attachés
à la personne, au clan, au sol. Ces objets sont le véhicule d’un « mana », une force magique,
religieuse et spirituelle. On dit des taonga qu’ils sont empreints de l’esprit de la chose donnée, ou
de l’esprit du don, appelé hau, esprit qui, voulant revenir à son lieu de naissance, force à la
circulation des biens. Ainsi un donateur A donnant des taonga A’ à un donataire B (sans prix
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fixé) lui transmet-il un hau qui veut revenir. Il est à l’origine d’un circuit d’échange. Ce donataire
devient donateur B à son tour en offrant les taonga A’ à un troisième protagoniste C qui doit en
échange lui rendre des taonga C’. Si B garde les taonga C’ pour lui-même, cela est injuste et il
peut lui en venir du mal, de la maladie ou même la mort. Tel est le pouvoir du hau, qui oblige les
Maoris à respecter un principe de circulation des taonga qui, loin de n’être que des marchandises,
gardent toujours quelque chose du donateur originel. Le donateur ne s’aliène pas les objets qu’il
donne, « d’où il suit que présenter quelque chose à quelqu’un, c’est présenter quelque chose de
soi » (Mauss, 2002 : 17). On voit chez les Maoris, selon l’expression de Mauss, une théorie
générale de l’obligation. C’est dans la troisième partie du chapitre que l’auteur établit les
catégories universelles permettant de rendre compte des obligations contenues dans ses exemples
singuliers et constituant le circuit du don : il y a d’abord l’obligation de faire le don d’une part et
l’obligation de le recevoir d’autre part. Avec l’obligation de rendre les dons reçus, les obligations
du don/contre-don forment l’explication fondamentale de la forme du contrat entre clans
polynésiens. Le refus de ces obligations équivaut au refus de l’alliance, à la déclaration de guerre.
C’est là que Mauss nous paraît confondre le contrat et l’alliance comme une seule et même
catégorie, la seconde étant interprétée comme la forme archaïque de la première. La quatrième
partie clôt finalement le chapitre sur des remarques à propos de rituels particuliers que Mauss
envisage à l’aune de l’esquisse de sa théorie sur le don. Les présents faits aux dieux, les
sacrifices, sont donc des manières de s’assurer une rétribution divine, voire une alliance avec les
dieux concernés. Mauss interprète également l’aumône comme le « fruit d’une notion morale du
don et de la fortune, d’une part, et d’une notion du sacrifice de l’autre » (Mauss, 2002 : 24). Ainsi
nous révèle-t-il, à partir d’un exemple de don obligatoire de blé aux pauvres en Guinée (afin
d’éviter que des fièvres se répandent), que « la libéralité est obligatoire, parce que la Némésis
venge les pauvres et les dieux de l’excès de bonheur et de richesse de certains hommes qui
doivent s’en défaire » (Mauss, 2002 : 24).
Le deuxième chapitre porte sur l’extension du système d’obligation au don sous les formes de la
libéralité, de l’honneur et de la monnaie. Mauss commence par souligner que l’obligation au don
s’observe dans d’autres sociétés comme chez les Pygmées, toujours dans un effort pour souligner
la plausibilité de l’universalité de l’obligation de donner et des systèmes sociaux de créditeurs et
de débiteurs. Il s’intéresse ensuite, dans une deuxième partie, au système de commerce tribal et
intertribal que Malinowski a étudié en Mélanésie, plus particulièrement aux îles Trobriand, sous
le nom de kula, et qui inclut la notion de monnaie. L’auteur distingue d’abord le kula du gimwali,
ce dernier étant entendu comme un échange économique de marchandises pour leur utilité : « On
dit d’un individu qui ne conduit pas le kula avec la grandeur d’âme nécessaire, qu’il le “conduit
comme un gimwali” » (Mauss, 2002 : 29). Le kula, qui semble réservé aux chefs tout en
impliquant leur tribu, s’exerce d’une manière désintéressée sur le plan matériel, mais intéressée
sur le plan symbolique, où le don de vaygu’a (monnaie) sous la forme de mwali (bracelets) et de
soulava (collier), suivant en cela une forme de compétition hospitalière, permet de s’assurer un
retour avec usure lorsque ce sera au tour de ces receveurs d’aller visiter l’autre tribu. Selon les
études de Malinowski, ces objets sont animés par un mouvement circulaire, les mwali circulant
d’ouest en est et les soulava voyageant d’est en ouest. Les vaygu’a forment ainsi une monnaie de
prestige parallèlement au commerce utilitaire du gimwali. Cette opération de don et de contre-don
est divisée en trois moments : la vaga, le premier don, qui ouvre la relation ; le yotile, le don qui
verrouille ce que Mauss nomme la transaction ; et enfin le kudu, le don qui libère. Il apparaît
donc que deux types de commerces se côtoient, l’un reposant sur l’échange ponctuel utilitaire et
l’autre sur l’échange relationnel symbolique. La troisième partie du chapitre discute de l’honneur
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et du crédit dans le Nord-Ouest américain. C’est là que Mauss précise davantage son exemple par
excellence de fait social total, celui du potlatch, en s’intéressant aux cérémonies organisées par
les Tlingit, les Haida, les Tsimshian et les Kwakiutl. Tout comme en Mélanésie, le processus
ressemble à une lutte de richesse en vue de l’honneur. Le potlatch est une cérémonie où des
dettes sont réglées et contractées. Ainsi, que ce soit en Mélanésie, en Nouvelle-Zélande (chez les
Maoris) ou dans le potlatch amérindien, le don ne peut être rendu qu’après un certain temps, et
c’est précisément ce temps, cette attente qui montre la confiance investie dans l’échange, qui
manifeste le crédit que l’on accorde à autrui, ce qui est d’ailleurs le sens originel de ce mot. Dans
ces échanges, l’honneur des clans est en jeu, à un point tel que certaines prestations vont jusqu’à
la destruction d’objets de valeurs, voire de maisons, tout en étant un commerce « noble, plein
d’étiquette et de générosité et, en tout cas, quand il est fait […] en vue d’un gain immédiat, il est
l’objet d’un mépris bien accentué » (Mauss, 2002 : 48). Mauss associe d’ailleurs le « mana »
polynésien à la fois à la force magique d’une personne et à son honneur, ce qu’il traduit comme
étant autorité, richesse (nous aurions préféré prestige). Il termine le chapitre sur les éléments
communs aux exemples mentionnés. D’abord, les trois obligations : donner, recevoir et rendre.
Ne pas s’y soumettre, c’est perdre son prestige, ce qui, pour les chefs et leurs clans, est
insupportable. Le refus de ces obligations, c’est le rejet de l’alliance, l’indifférence ou l’hostilité
ouverte. Refuser de recevoir est également mal vu, puisque cela révèle notre crainte de ne
pouvoir rendre et revient donc à s’avouer vaincu d’avance au potlatch ou, au contraire, manifeste
notre mépris par le refus de contracter une dette avec une personne donnée. La dette doit être
rendue avec usure sous peine d’humiliation et Mauss rapporte que, chez les Kwakiutl, les Haida
et les Tsimshian, cela entraîne l’esclavage pour dette, ce que l’auteur rapport au nexum dans le
droit romain antique. Autre fait primordial, les échanges observés témoignent d’une distinction
entre deux formes de propriété, à savoir les objets de consommation vulgaire, et, d’autre part, les
objets précieux, voire les bijoux de famille (bracelets, colliers, cuivres blasonnés, couvertures ou
tissus armoriés, etc.).
Le troisième chapitre s’attarde sur la survivance des principes dans les économies et les droits
anciens, mis à jour dans l’Essai. Malgré l’avis des commentateurs voulant que Mauss ait rompu
avec la tradition évolutionniste, on en perçoit encore fortement l’influence :
[I]ls [les faits précédents recueillis dans le domaine de l’ethnographie] ont une valeur
sociologique générale, puisqu’ils nous permettent de comprendre un moment de
l’évolution sociale. Mais il y a plus. Ils ont encore une portée en histoire sociale. Des
institutions de ce type ont réellement fourni la transition vers nos formes à nous, de
droit et d’économie (Mauss, 2002 : 68).
Ainsi, à la suite de Paul Huvelin, qui rapproche la théorie du nexum romain de celle du wadium
germanique, Mauss reprend cette idée de la théorie du nexum : « le “lien” de droit vient des
choses autant que des hommes » (Mauss, 2002 : 70). Selon le droit romain quiritaire (accessible
seulement aux citoyens), le bétail, les esclaves et les biens-fonds (ou biens immobiliers) n’étaient
pas de simples marchandises, et leur échange devait comporter une dimension rituelle. Ainsi, la
famille romaine comprenait certaines choses (res) et non seulement des personnes, tout comme
certaines personnes (les esclaves) étaient pratiquement des choses, mais non de simples
marchandises. Ainsi distinguait-on la familia de la pecunia. Mauss étudie ensuite brièvement
quatre formes de contrat « re » (impliquant la remise d’une chose), c’est-à-dire le prêt, le dépôt,
le gage et le commodat, pour en abstraire l’idée que c’est la chose qui lie les personnes dans le
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contrat. Ainsi le contrat n’est-il passé entre deux individus qu’à travers une chose échangée.
Mauss rapproche res du mot sanscrit rah, qui signifie don, cadeau, chose agréable. La chose
échangée est de ce fait la manifestation d’une certaine sollicitude. Dans une deuxième partie du
troisième chapitre, Mauss s’intéresse au droit classique hindou pour décrire le danadharma, loi
du don à faire aux brahmanes. Mauss y décrit le mahabharata comme un gigantesque potlatch.
Dans ce cadre, les brahmanes, en tant que représentants des dieux, reçoivent du peuple ce qui leur
sera rendu à la fois dans ce monde, dans l’autre monde et dans la série des renaissances. Mauss
expose ensuite une multitude de prescriptions entourant avec scrupule et minutie différents types
de dons. Il en déduit une différence fondamentale entre ce qui relève du contrat ou des alliances
et ce qui implique une étiquette du marché où l’on achète un objet à un prix fixe. Une troisième
partie, enfin, discute du droit germanique et de l’angebinde, force du lien qui oblige, « que
constituent l’échange, l’offre, l’acceptation de cette offre et l’obligation de rendre » (Mauss,
2002 : 85). La chose ici sert à confirmer l’alliance, comme c’est le cas pour les dons présentés à
l’occasion des baptêmes, des mariages ou des communions. Une deuxième institution
germanique, le wadium (dérivé du germain wette, à l’origine du mot anglais wage), consiste en la
nécessité d’un gage pour confirmer toutes sortes de contrats germaniques. Ici également la chose
sert de lien ; elle engage. Wette signifie toutefois aussi pari, et Mauss souligne que dans ces types
de contrats le débiteur est le perdant tant que le contrat n’est pas arrivé à terme. Il se joue ainsi un
jeu d’autorité, de « mana », comme nous avons pu l’observer ailleurs. Cette partie se termine sur
de très brèves considérations sur le droit celtique et chinois.
Le quatrième chapitre consiste en trois conclusions concernant les observations rapportées et leur
analyse par Mauss : des conclusions de morale, puis de sociologie économique et d’économie
politique et, enfin, des conclusions de sociologie générale et de morale. D’abord, Mauss indique
que nous pouvons observer dans nos propres sociétés que tout n’est pas marchandise, que des
choses ont encore une valeur sentimentale ou morale. Il ajoute que dans nos sociétés, également,
le don non rendu rend inférieur. Mauss critique ainsi l’aliénation implicite à la production
marchande, où la chose ne garde rien de son producteur, et où ce dernier reçoit un salaire
inférieur à la valeur qu’il produit initialement. De plus, sa théorie sur le don permet de montrer en
quoi il est normal de continuer à faire vivre un travailleur même lorsqu’il ne travaille plus. C’està-dire que le travail de celui-ci est initialement fourni en échange d’un gage (le salaire) postérieur
à l’acte de fabrication ; le travailleur engage ainsi sa force de travail et produit une valeur
permettant le profit de l’employeur, qui doit ensuite lui en rendre une partie. Le travail ne serait
donc pas une simple marchandise que l’on échange ponctuellement, mais une part de soi que l’on
investit dans une relation de don/contre-don entre groupes, ici entre les classes sociales. Pour
Mauss, il faut réintégrer une dose d’archaïsme dans nos sociétés modernes :
Le système que nous proposons d’appeler le système des prestations totales, de clan
à clan, − celui dans lequel individus et groupes échangent tout entre eux – constitue
le plus ancien système d’économie et de droit que nous puissions constater et
concevoir. Il forme le fond sur lequel s’est détachée la morale du don-échange. Or, il
est exactement, toute proportion gardée, du même type que celui vers lequel nous
voudrions voir nos sociétés se diriger (Mauss, 2002 : 94).
Dans la section où il s’attarde aux conclusions de sociologie économique et d’économie
politique, Mauss poursuit sa réflexion en remettant en question le cadre de l’économie utilitariste.
Il montre que les échanges servent à établir des hiérarchies autant qu’à satisfaire à des besoins, en
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plus d’être un élément de prestige : la richesse circulante donne une aura de beauté, de chance, un
« mana » dépassant celui des autres. C’est-à-dire que plus il y a d’échanges transitant par notre
personne ou notre clan, plus notre prestige social est grand. Notons toutefois que l’accumulation
de prestige ne dépend pas de la thésaurisation des richesses, mais de la participation à leur mise
en circulation. Mauss interprète ainsi le rationalisme et le mercantilisme comme ayant consacré
les idées d’individu et de profit, et accuse ces courants de pensée d’avoir ainsi pavé la voie à
l’homo œconomicus, créature théorique dont la rationalité n’est pas représentative du caractère
irrationnel de la dépense chez les humains. Mauss se prononce contre ce rationalisme irréaliste et
cette apologie des intérêts individuels. Enfin, dans ses conclusions de sociologie générale et de
morale, Mauss conclut que, sur le plan de la connaissance, les sociologues doivent apprendre à
revenir à l’élucidation du singulier au lieu de rester dans les abstractions telles que la prière, le
droit ou le don. Il faut donc rendre compte du don chez les Mélanésiens, par exemple, en étant
capable de voir ce qui est commun avec les autres formes du don et ce qui s’en distingue. Dans ce
cadre, Mauss traite de l’importance de ne pas écarter le sens que donnent eux-mêmes les acteurs à
leurs propres actions pour en livrer une description objectivante.
L’Essai sur le don a eu un impact incontestable sur le développement des sciences sociales au
XXe siècle, comme il est mentionné plus haut. Néanmoins, plusieurs des exemples
ethnographiques demanderaient à être mieux documentés afin de réduire le flou qui les entoure.
Mauss réussit tout de même, par les multiples exemples rapportés, à dégager l’idée qu’il existe
deux formes d’économie : l’une fondée sur le commerce utilitaire et l’autre sur le commerce du
prestige. Aussi, il met clairement en évidence le fait que le prestige est lié au rôle d’une personne
ou d’un clan dans la circulation des richesses et non dans l’accumulation de celles-ci. Si Mauss
avait complètement abandonné les présupposés évolutionnistes des débuts des sciences de
l’humain, il aurait pu écrire sur ce qu’il nomme les formes archaïques de l’échange en
différenciant les liens qui relèvent de l’alliance (constamment à renégocier) et ceux qui relèvent
du contrat (dont les termes sont déterminés lors de l’engagement – nous dirions aujourd’hui de la
signature). Il est d’intérêt de relire Mauss aujourd’hui avec cette distinction en tête afin de voir
dans quelle mesure les prestations sociales totales se font dans un cadre de confiance mutuelle
impliquant de longs laps de temps entre les dons et les contre-dons ou dans un cadre de méfiance
nécessitant un gage. Il existe une différence conceptuelle entre le don et le gage qu’il aurait fallu,
à notre avis, souligner davantage afin de rendre compte de la subjectivité des peuples étudiés.
Mathieu Gagnon, étudiant au doctorat à la Faculté de philosophie de l’Université Laval.
26 avril 2013
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Bibliographie
Collège de France (s. d.). « Marcel Mauss », Professeurs disparus. En ligne. [http://www.collegede-france.fr/site/institution/index.htm#|p=/site/professeurs-disparus/index.htm].
Consulté
le
21 mars 2013.
Dubar, Claude (1969). « La méthode de Marcel Mauss », Revue française de sociologie, 1969,
p. 515-521.
Jamin, Jean (2002), « Marcel Mauss », dans Pierre Bonte et Michel Izard (dir.), Dictionnaire de
l’ethnologie et de l’anthropologie (4e éd.). Paris, Presses universitaires de France, collection
Quadrige, p. 456-458.
Wikipédia (mars 2013). « Marcel Mauss ». En ligne.
[http://fr.wikipedia.org/wiki/Marcel_Mauss]. Consulté le 21 mars 2013.
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