Aspects linguistiques de l`oeuvre va

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Aspects linguistiques de l`oeuvre va
1
Aspects linguistiques de l’oeuvre valéryenne : poétique, terrorisme
Fabienne Martin
Mémoire de licence présenté en vue de
l’obtention du grade en philologie romane, sous
la direction de Marc Wilmet
Université libre de Bruxelles, année académique 1993-1994
2
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
5
L’ EXCLUSIVISME INTELLECTUEL DE VALERY
6
I. ETAT DE LA QUESTION
11
II. POETIQUE
20
II. 1. INTRODUCTION
20
II. 2. La théorie du double langage.
24
II. 2. 1. différenciation formelle.
24
II. 2. 2. différenciation thématique:
25
II. 2. 3. différenciation sémantique
25
II. 2. 4. différenciation linguistique
28
II. 3. OPTIONS THEORIQUES
31
II. 3. 1. Théorie ethnocentrique
31
II. 3. 1. 1. Difficulté de l’auteur
31
II. 3. 1. 2. Difficulté de la lecture
33
II. 3. 1. 3. Le chantier en place de l’oeuvre.
34
II. 3. 2. Théorie ornementale
35
II. 3. 3. Théories para-ornementales
37
II. 3. 3. 1. La poésie comme métalangage.
38
II. 3. 3. 1. 1. 1. L’algèbre, métaphore du travail.
38
II. 3. 3. 1. 1. 2. La poésie comme langage algébrique.
39
II. 3. 3. 1. 1. 3. Le projet de la langue artificielle
44
II. 3. 3. 1. 1. 4. La poésie, langue artificielle.
48
II. 3. 3. 2. Théorie formaliste
53
II. 3. 3. 2. 1 : Présentation.
53
II. 3. 3. 2. 2 : Valéry formaliste.
53
II. 3. 3. 3. La poésie comme métaphysique biologique.
II. 4 Critique bakhtinienne de la poétique valéryenne
77
84
3
II.4. 1. L’empirisme formaliste et valéryen.
84
II. 4. 2. Le refus valéryen de l’orientation dialogique.
87
II. 4.2.1. Les langages mathématiques
90
II. 4. 2. 2. La Poésie.
91
II. 4. 2. 3. Le roman
92
III. LE TERRORISME DANS LES CAHIERS
III. 1. LE LANGAGE DANS LES CAHIERS
III. 1. 1. Disqualification du langage
95
95
95
III. 1. 1. 1. Le rapport du langage au monde.
95
III. 1. 1. 2. Le rapport du langage à la pensée.
97
III. 1. 1.3. Le langage absolu
100
III. 1. 1. 4. Commentaire
101
III. 1. 2. La question du sens
103
III. 1. 2. 1. Le mot
103
III. 1. 2. 1. 1. Le réflexe lexicographique
103
III. 1. 2. 1. 2. Le sens du mot
104
1ère proposition
104
2ème proposition.
105
3ème proposition
106
III. 1. 2. 1. 3. Classification.
III. 1. 2. 2. La phrase
110
115
III. 1. 2. 2. 1. Définition.
115
III. 1. 2. 2. 2. L’éprouvette.
117
III. 1. 2. 3. Les parties du discours
118
III. 2. L’ANALYSE PAULHANIENNE DE VALERY
121
III. 2. 1. Les rapports entre Paulhan et Valéry.
121
III. 2. 2. Critique paulhanienne de Valéry.
124
III. 2. 2. 1. Les Fleurs de Tarbes.
124
III. 2. 2. 2. Valéry rhétoricien.
126
III. 2. 2. 2. 1. Les conceptions de la rhétorique pour Paulhan.
126
III. 2. 2. 2. 2. La rhétorique de Valéry selon Paulhan.
127
III. 2. 2. 2. 3. La rhétorique selon Valéry.
130
III. 2. 2. 2. 4. Comparaison de ces conceptions .
135
4
III. 3. Valéry terroriste
137
III. 3. 1. Philosophie du langage terroriste
137
III. 3. 2. Le dégoût des lettres
138
III. 3. 3. Refus des lieux communs, des clichés, des grands mots.
139
III. 4. Lecture bakhtinienne du terrorisme
III. 4. 1. Comparaison entre Bakhtine et Paulhan
145
145
III. 4. 1. 1. Le principe dialogique dans les Fleurs de Tarbes
146
III. 4. 1. 2. Hétérologie
148
III. 4. 1. 3. Le cliché comme lieu polyphonique
151
I I I . 4 . 2 . L e T e r r o r i s me v a l é r ye n c o mme r e f u s d u p r i n c i p e d i a l o g i q u e
IV. CONCLUSIONS
154
155
5
INTRODUCTION
Ce mémoire se propose d’étudier et de mettre en perspective
les aspects linguistiques de l’oeuvre valéryenne.
Le premier chapitre est consacré à l’étude des textes de Valéry
relevant du domaine de la poétique, entendue soit comme théorie définissant la spécificité des textes poétiques de façon objective et à l’aide de critères linguistiques, soit comme théorie de la
littérature1. Je préciserai dans l’introduction la définition valéryenne de ce mot.
J’ai constitué pour ce chapitre un corpus primaire à partir des
oeuvres complètes et des quatre premiers Cahiers de Valéry, qui
servent de base pour un travail d’analyse de sa réflexion poétique, que je confronterai à quelques grandes options théoriques
de cette discipline, et je m’attarderai plus particulièrement sur la
comparaison entre le formalisme russe et Valéry.
Le second chapitre se propose d’analyser plus avant la réflexion linguistique de Valéry.
Pour cela, j’ai d’abord constitué un corpus de base à partir de
quatre Cahiers tenus entre 1894 et 1901 (composés de 1800 pages) dont j’ai extrait les textes touchant de près ou de loin au
langage (qui constituent en tout une centaine de pages), et je
les ai classées thématiquement.
Je présenterai le résultat de ce tri et de ce classement dans
une première section. Ce travail me servira de base pour une
1
Cette dernière acception est celle de Tzvetan Todorov dans le Dictionnaire
encyclopédique des sciences du langage, p.106.
6
lecture critique en deux pans. Le premier pan établira une lecture
paulhanienne
de
la
pensée
linguistique
de
Valéry
(j’exposerai donc là certaines idées de Paulhan). Cette lecture
paulhanienne s’articulera en deux temps.
Dans un premier temps, j’analyserai la relation et les différences idéologiques entre Valéry et Paulhan, puis j’exposerai les
textes de Paulhan sur Valéry ( s’esquissera un Valéry rhétoriqueur) Dans un deuxième temps, j’établirai une lecture paulhanienne des Cahiers, que Paulhan n’a vraisemblablement pas lus
(apparaîtra un Valéry terroriste). Je confronterai les conclusions
de cette lecture des Cahiers avec celle de l’oeuvre critique et
poétique par Paulhan.
Dans le deuxième pan de cette critique, j’établirai une comparaison entre les notions développées par Paulhan dans les Fleurs
de Tarbes (et dans l’Expérience du proverbe) et les notions de
principe dialogique et de polyphonie chez Bakhtine.
Ceci me permettra 1)de repréciser ma première conclusion
2)de jeter un pont entre la poétique de Valéry et ses réflexions
linguistiques dans les Cahiers.
L’ EXCLUSIVISME INTELLECTUEL DE VALERY
Avant de procéder à l’état de la question, je vais préciser
quelle était l’attitude de Valéry par rapport aux sciences hu-
7
maines en général, et sa perception des travaux linguistiques
de ses contemporains.
1) Attitude générale.
Cet extrait de Gracq résume bien l’attitude de Valéry face
au savoir en général: « Il est amusant de passer du Journal
de Gide aux Cahiers de Valéry: d’un esprit qui ne rebondit
que sur ses richesses à un autre que la production mentale
d’autrui offusque, et qui ne l’admet qu’à titre de corroboration
d’une pensée étrangère comme une demi-insolence. Ombrageux exclusivisme mental qui se développe à partir d’une
pensée essentiellement fragmentaire, pareil à ces souverainetés émiettées et dispersées de l’ancien Saint-Empire, pour qui
toute masse étatique bordière signifiait danger »2. On trouve
une large confirmation de cet hermétisme intellectuel dans les
Cahiers: Valéry 1) veut se débarrasser de toute structure de
savoir préalable: « [Il faut] se débarrasser de toutes ces habitudes de
percevoir, de sentir et de penser, ainsi que de toutes les conventions littéraires, linguistiques et autres, imposées par la tradition vu l’inertie de
l’esprit, se refaire des yeux qui voient ce qui est à voir, et non ce qui a
3
été vu » .
2) n’accepte que ce qu’il a lui-même réinventé:
« Mon esprit trop prompt pour comprendre préfère souvent fabriquer que
4
d’acquérir. Je ne comprends bien que ce que j’ai inventé » . 3) cherche
avant tout un savoir neuf et personnel: « Voilà une idée -profonde
-sublime etc. - et ce n’est pas moi qui l’ai trouvée. Il faut donc que je
trouve son défaut et que je la punisse de m’avoir enchanté. Je ne puis
2
GRACQ, Julien, Carnets du grand chemin, pp. 255-256.
Cahiers, éd. C.N.R.S., XX, p. 436, cité dans Cahiers, III,, p. 585.
4
Cahiers, éd. C.N.R.S., VII, p. 425, cité dans Cahiers,III,, p. 367.
3
8
5
accepter - cela est vital » , « [dès mon enfance], j’ai voulu voir les choses autrement que tout le monde »
6
Valéry est souvent moins suspicieux vis-à-vis des sciences
exactes que des sciences humaines. Il se réfère volontiers aux
grands noms de la physique et des mathématiques, mais ne
témoigne pas beaucoup d’intérêt pour
les disciplines des
sciences humaines, dans le passé comme dans le présent: il
se félicite presque d’avoir ignoré Rousseau7, ne trouve rien
dans la rhétorique d’Aristote8, traite laconiquement Condillac
d’absurde,9 et Descartes de naïf10 (alors qu’il leur doit beaucoup et apprécie peut-être chez Bréal l’inspiration condillacienne).
2. Réception valéryenne des travaux linguistiques contemporains.
Il n’est guère plus tendre avec les travaux linguistiques, en
écrivant en 1898: « Leurs oeuvres [des linguistes], recueils,
myriades de traits, constatations de fréquences, usage libéral
des
métaphores,
qui
s’évanouissent
au
premier
essai
n’ouvrent rien. Tel livre est clair, excite à penser: nul n’est le
commencement d’une science »11. Cette position ne varie
5
Cahiers, III, p. 293. Lorsque je ne précise pas l’édition des Cahiers, il
s’agit de l’édition Gallimard.
6
Cahiers, éd. C.N.R.S., XXV, p. 453, cité dans Cahiers, III,, p. 582.
7
Cahiers, éd.C.N.R.S., XXVI, p. 482, cité par LECHANTRE, Michel,
P(h)o(n)étique, p. 98
8
Oeuvres, II, p.1575.
9
Cahiers, I, p. 78.
10
Cahiers, I, p. 156.
11
Oe., II, p. 1450. [compte-rendu de la Sémantique de Michel Bréal, janvier 1898]
9
guère par la suite. J’examine ici au cas par cas la relation de
Valéry avec ses contemporains linguistes.
1) Maurice Grammont
Grammont enseigne à Montpellier dès 1895, ville où séjourne quelquefois Valéry. La connaissance qu’ils ont l’un de
l’autre est attestée mais on ne sait quels étaient leurs rapports12. Apparemment, Valéry ne cite pas une seule fois le
nom de Grammont dans son oeuvre13. Mais il semble, conjecture Mounin, qu’il vise Grammont dans une page accablante
pour
la
phonétique
expérimentale14.
Il
le
traite
même
d’imbécile en 1942: « Les imbéciles phonéticiens (comme Grammont
etc ) ne voient pas qu’il s’agit, dans ces questions de forme, de complexes à plusieurs variables et que tout système de diction raisonné doit
réserver de quoi permettre cette liberté qui est démontrée par la pluralité
possible des dictions [...] »
15
.
2. Michel Bréal.
Marcel Schwob a proposé à Valéry d’écrire un compte-rendu
de la Sémantique de Michel
Bréal pour le Mercure de
France16, (sémantique que Valéry, selon Aarsleff, a bien comprise17). Ce compte-rendu consiste surtout en un résumé élo12
MOUNIN, , Valéry et Grammont, p. 126.
Id., p. 127.
14
»Quant à la musique de poésie, elle est [...] pour certains l’objet de recherches abstraites, parfois savantes, généralement stériles. [...] Rien de plus
trompeur que les méthodes dites ‘‘scientifiques’’ (et les mesures ou les enregistrements en particulier) qui permettent toujours de répondre par ‘‘un fait’’
à une question absurde ou mal posée ». (Oe., I, p. 1285)
15
Cahiers, éd. C.N.R.S., XXV, p. 621, cité par SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Sémiologie et langage, p. 141
16
Mercure de France, XXV, janvier 1898, Revue du Mois, pp. 254-260. Reproduit dans Oe.,II, pp. 1449-1456. Cette page est écrite en 1935, deux ans
après la parution du Traité de phonétique de Grammont.
17
AARSLEFF, Hans, From Locke to Saussure, p. 391.
13
10
gieux, mais l’on trouve cependant dans ses brouillons cette
critique: « Je trouve que dans son ouvrage, les procédés
d’exploitation fondés sur l’étude directe des phénomènes linguistiques ne sont peut-être pas suffisamment distingués de
ceux obtenus par les moyens historiques, par l’étymologie,
etc. »18. Schmidt-Radefeldt suppose que les deux hommes se
sont rencontrés à Montpellier lorsque Bréal fut invité par
Grammont19. Les Cahiers reprennent souvent des notions de
Sémantique (sans citer Bréal). J’y ferai référence dans la troisième partie.
3. Saussure.
La lecture et l’influence potentielle de Saussure sur Valéry a
défrayé la chronique: l’enjeu était de garantir à Valéry
l’exclusivité et l’antériorité de ses découvertes sur le linguiste
(Je reviens sur ce point dans l’état de la question). Le seul
critique qui ait affirmé l’influence de la pensée de Saussure
sur Valéry20 s’est rétracté dans un article postérieur: « cela ne
peut être ni prouvé ni réfuté »21. Mounin pense que Valéry
n ’a jamais lu Saussure (malgré l’emploi du mot diachronique
en 1928)22.
18
« Article », BN ms, fo 21, cité par CELEYRETTE-PIETRI, Nicole, Entre
Bréal et Mallarmé, p. 77.
19
SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Valéry linguiste dans les Cahiers, p. 9.
20
Id. , p. 12.
21
SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Sémiologie et langage, p. 136.
22
MOUNIN, Georges, id., p. 127.
11
On sait aussi que Valéry a rencontré Viggo Bröndal en
1931, qu’il a lu la Psychologie du langage de Henri Delacroix,
et la Science du Langage de Max Müller23.
I. ETAT DE LA QUESTION
L’édition des Cahiers en édition fac-similé (publiée entre
1957 et 1960)
a amorcé l’étude de la réflexion linguistique
de Valéry. Ces travaux comparent le plus souvent les théories
de
Valéry
à
des
contemporaines
théories
dans
le
linguistiques
postérieures,
ou
cas de Saussure. La thèse de
Schmidt-Radefeldt, premier travail critique des Cahiers, se
propose d’établir « une vue d’ensemble de la théorie du langage de Valéry [...] c’est-à-dire une synthèse des notes dispersées »24, pour savoir « si l’on peut mettre Valéry au nombre des linguistes structuralistes ou pré-structuralistes »25,
question à laquelle l’auteur répond affirmativement. Dans un
compte-rendu de cette thèse, Stefanini souligne cependant
que le travail valéryen « tombe dans le domaine de la psychologie,
la
philosophie,
la
critique
littéraire
ou
de
l’épistémologie, mais jamais dans les cadres de la linguistique »26. C’est aussi l’avis de Leroy, qui ne peut souscrire à la
position de principe de la thèse, à savoir: faire de Valéry un
linguiste27, et qui souligne que les réflexions pouvant évoquer
Saussure sont isolées et non systématisées. Stefanini rappelle
d’autre part que Valéry n’a pas « besoin de lire Saussure pour
23
SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Sémiologie et langage, p.139.
SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Valéry linguiste dans les Cahiers, p. 7.
25
Id. p. 17.
26
Société linguistique de Paris, 1972, p. 154
27
Revue belge de philologie et d’histoire, 1977, pp. 297-298.
24
12
énoncer ce lieu commun que le signe est arbitraire, et
s’analyse en signe [...] et signifié »28, et que « la distinction
qu’il pose purement psychologique entre langue et parole a
bien peu de lien avec le concept sociologique de langue »29.
On peut ajouter avec Aarsleff et Genette que ces points de
rencontre
théoriques
entre
Saussure
et
Valéry
peuvent
s’expliquer par la lecture de Bréal30. On peut peut-être aussi
reprocher à cette thèse de n’avoir pas précisé sa définition du
structuralisme en général et du structuralisme saussurien31
avant d’établir une parenté entre ce courant et Valéry.
Il faut noter qu’en 1961, Benveniste avait déjà réuni des
extraits des Cahiers dans ses Documents pour l’histoire de
quelques notions saussuriennes (à côté de textes de Georges
Boole et de Leonard Bloomfield)32.
Rey (1971) reprend une série de notions développées dans
la thèse précédente (le langage intérieur, le langage comme
acte, les modèles du signe), mais souligne, contrairement à
28
Id. p. 153.
Ibid. Voici l’extrait que Schmidt-Radefeldt utilise pour établir l’existence
de cette distinction chez Valéry: « La langue est présente, imminente comme
les muscles, plus ou moins éveillés. C’est un organe, dont la parole ou le langage est le fonctionnement » (Cahiers, éd. C.N.R.S., VIII, p. 331, cité par
SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, id., p. 29.). Pour ma part, je croirais plutôt
que Valéry parle ici littéralement de l’organe physiologique.
30
Hans Aarsleff souligne que les principes sous-tendant le cours de Saussure sont déjà ceux de la théorie linguistique de Bréal (cf. From Locke to
Saussure, p. 291). Gérard Genette note l’influence bréalienne dans l’esquisse
par Valéry d’une sémiologie qui rejoint le programme de sémiologie générale
de Saussure. (cf. Mimologiques, p. 280). Valéry écrit à ce propos: « Tous les
systèmes symboliques [...] l’algèbre, la musique écrite, certains genres
d’ornementation, la cryptographie etc., sont susceptibles d’analyses sémantiques ». (Oe., II, p. 1453)
31
La seule définition fournie est tirée de Foucault: « Le structuralisme [...]
est la conscience éveillée et inquiète du savoir » (Id. p. 5)
32
BENVENISTE, Emile, « Documents pour l’histoire de quelques notions
saussuriennes », dans Cahiers Ferdinand de Saussure, 21, 1961, pp. 132133.
29
13
cette dernière, que Valéry, par son manque d’ouverture intellectuelle, emploie beaucoup de sa propre énergie à débrouiller
des modèles linguistiques qu’il aurait pu trouver dans Humboldt, Saussure ou plus tard de Hjemslev ou Sapir33. Ce sera
le seul critique qui mettra en avant l’obscurité, le flou et la
pauvreté instrumentale des Cahiers. Il remet aussi en question la parenté entre le structuralisme, Saussure et Valéry
(qui est beaucoup plus psychologisant et mentaliste que ce
dernier). Pour Rey enfin, toutes les réflexions linguistiques de
Valéry ont pour seul objectif de fonder une construction du
discours poétique.
En 1977, Peter Wunderli a approfondi la comparaison et
dégage une série de points, communs à Valéry et à Saussure34.
La thèse de Schmidt-Radefeldt trouve un écho dans Signes
et symboles de Malmberg, (1977), qui consacre un chapitre à
Valéry, à nouveau qualifié de « grand précurseur de la linguistique structurale »35. Ce chapitre est en fait un résumé de
la thèse de 1970. Le but est à nouveau de souligner les parallélismes entre les Cahiers et l’oeuvre de Saussure, Wittgenstein, Bloomfield ou Whorf. La même année, SchmidtRadefeldt compare Valéry et Chomsky, sur un ton, il faut le
dire, dithyrambique: « Sa conception [de Valéry] de la pensée
et de la parole conçue comme mécanisme de transformation
se rapproche de la théorie de la grammaire générative de
Chomsky, mais tandis que Chomsky reste dans les structures
linguistiques, Valéry va au-delà pour déceler et décrire cer33
REY, Alain, La conscience du poète. Les langages de Paul Valéry, p. 116.
WUNDERLI, Peter, Valéry saussurien.
35
MALMBERG, Bertil, Paul Valéry et les signes, p. 226.
34
14
tains types de transformations mentales »36. Le critique démontre encore l’existence dans les Cahiers de la notion
chomskyenne de compétence linguistique37, ou de changement de fonction grammaticale (développée par Clédat, Tesnière et Bally); Les Cahiers peuvent aussi se placer, selon lui,
dans le domaine de la psycholinguistique.
En 1984, Schmidt-Radefeldt met cette fois en avant l’aspect
sémiotique des Cahiers et souligne à ce propos ses affinités
avec Saussure, Wittgenstein, Merleau-Ponty, s’arrête sur le
concept de langage commun, la promotion du matériel sonore
et musical des mots en poésie (« qui constitue un langage différent par sa nature, son but et ses effets » et auquel on ne
peut appliquer les principes de linguistique38). Sur le langage
« intérieur, dont Valéry avait une expérience et une connaissance extraordinaires - et ceci bien avant Husserl ou Derrida »39 - sur les problèmes de l’orthographe, qualifiée par Valéry d’ « une des fabrications les plus cocasses du monde, recueil impérieux d’une quantité d’erreurs d’étymologie, artificiellement fixées par des
décisions inexplicables »
40
.
Di Maio (1986) considère que l’enjeu véritable des Cahiers
est la construction d’une langue absolue. Elle souligne ensuite
que Valéry rejoint Wittgenstein, par l’idée que le mot tire son
sens de son emploi, et qu’il retrouve la dichotomie saussurienne entre langue et parole (en citant le même passage que
36
SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Valéry et les sciences du langage, p. 371.
Id. , p. 372.
38
SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Sémiologie et langage, p.138.
39
Id., p. 138.
40
VALERY, Paul, Variétés II, cité par SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, id., p.
140.
37
15
les précédents). Elle note ensuite que sa définition du langage
poétique se fonde sur la dépréciation du langage commun.
En 1987 paraît un recueil d’études consacrées aux problèmes du langage chez Valéry:
· Richaudeau y avance à nouveau la référence à la psycholinguistique, tout en contestant à Valéry une quelconque parenté avec le structuralisme. Il trouve ainsi
dans les Cahiers des extraits préfigurant les travaux en
psychologie de la lecture, ou certaines notions de la théorie de l’information de Shannon.
· Lacorre insiste sur l’importance des analogies valéryennes entre langage et physique ou mathématique. Selon lui, Valéry cherche via l’analogie entre le langage et
l’algèbre le moyen de caractériser une langue indépendamment de sa signification. Valéry envisagerait le rapport entre la sémantique et la syntaxe comme un rapport
entre une énergie libre et une énergie liée41.
· Selon Coquet, le projet de Valéry est de dégager des
relations fondamentales sans lesquelles le langage ne serait pas articulable: il cherche par exemple, « la phrase
type élémentaire » ou « l’invariant du mot »42. Ce critique insiste aussi sur le « schéma de compréhension » de
Valéry: la compréhension d’une phrase ne résulte pas de
l’addition par le locutaire des sens des mots composant
cette phrase, mais de la transformation des mots qui perdent leur statut d’éléments distincts et sont assimilés
dans une nouvelle construction »43. Coquet marque aussi
41
LACORRE, Bernard, Physique du langage, p. 25-36.
COQUET, Jean-Claude, L’évènement du langage, p. 13.
43
Id., p. 17.
42
16
la préférence de Valéry pour les mots dénotant des faits
ou des objets réels: « La réalité présente, l’événement de
langage sera une réussite; absente, un échec »44.
· Celeyrette-Pietri considère avant tout dans les Cahiers
la recherche d’un langage nouveau qui représenterait la
connaissance, par une réfection du lexique, et surtout, la
proscription ou la redéfinition des mots abstraits (en particulier des mots philosophiques)45. La critique insiste ensuite sur l’idée valéryenne de l’affaiblissement du sens et
de l’enrichissement structurel du langage en poésie.
En 1987, Wunderli établit dans son étude Valéry pragmaticien une comparaison entre Valéry et les philosophes du langage ordinaire. Valéry et Wittgenstein ont, selon Wunderli,
des positions communes par « leur critique de la valeur de
base, du sens virtuel, abstrait » et leur prédilection « pour la
valeur d’emploi, le sens concret dans les réalisations particulières du discours »46. Tous deux constatent « qu’il n’y a pas
d’éléments communs à tous les emplois d’un mot »47. Pour
Wunderli, Valéry rejoint aussi la théorie du langage comme
théorie de l’acte, ainsi que les notions d’actes illocutoires et
perlocutoires d’Austin.
Deux études comparent Valéry et Jakobson. Ce dernier cite
une phrase des Rhumbs dans ses Essais de linguistique générale: « le poème, cette hésitation prolongée entre le son et le
sens »48. Selon Gauthier, isoler cette phrase suggère que Va-
44
Id., p. 21
CELEYRETTE-PIETRI, Nicole, Entre Bréal et Mallarmé, p. 83.
46
WUNDERLI, Peter, Valéry pragmaticien, p. 5.
47
Id., p. 8.
48
Oe., II, p. 687, cité par JAKOBSON, Roman, Essais de linguistique générale, p. 233.
45
17
léry adopte une position cratylienne en poétique. Jakobson
aurait ainsi trahi le conventionnalisme de Valéry49. Gauthier
aurait pu trouver dans Mimologiques de Genette la mise au
point de ce problème. (Cf. II. 3.3.2.2.). L’étude propose aussi
de voir chez Valéry la préfiguration des notions jakobsonniennes de modèles et exemples de vers, mais l’on peut se demander si l’extrait que Gauthier met en avant suffit à étayer
cette affirmation50. Valéry distingue sans doute le niveau syntaxique du niveau métrique, mais ne dégage pas l’équivalent
de l’appareil conceptuel de Jakobson.
Di Maio
établit quelques parallélismes entre Jakobson et
Valéry: tous deux 1) sont influencés par Baudelaire, Poe, Mallarmé ou Hopkins, 2) cherchent à définir l’usage littéraire du
langage, 3) considèrent que la structuration particulière du
discours poétique le convertit en un message durable, 4) envisagent le poème comme un message autotélique51
Conclusion
On peut se demander si la critique n’a pas cédé à la tentation de mythifier le poète, qui, à les entendre, retrouve dans
ses Cahiers, en solitaire, presque toute la linguistique mo49
GAUTHIER, Michel, Jakobson a-t-il interprêté Valéry?, p. 19 « Il est
amusant de voir Jakobson en faire appel au témoignage de Valéry en suggérant une interprétation à contre-sens d’une phrase du poète ».
50
« Du point de vue des trois niveaux d’études distingués par Jakobson, on
peut dire que Valéry est d’accord avec le linguiste. On distinguera dans ses
écrits, en ordre inverse le niveau phonique (qu’il appelle l’harmonie, la période musicale), le niveau syntaxique (les ‘‘conditions intellectuelles’’) et les
règles conventionnelles . Voici le poète, écrit Valéry, ‘’aux prises avec cette
matière verbale, obligé de spéculer sur le son et le sens à la fois, de satisfaire
non seulement à l’harmonie, à la période musicale, mais encore à des cobnditions intellectuelles et esthétiques variées, sans compter les règles conventionnelles’’ » (Id., p.17; cite Valéry,Oe., I, p. 1319.)
51
DI MAIO, Mariella, Jakobson et Valéry: la poétique en action, pp. 125130.
18
derne. On ne peut s’empêcher d’être agacé par leur ton dithyrambique dont je donne ici un aperçu: « tout ce que l’on
pourrait dire de l’esprit est dépassé . [...] il a découvert, reconnu et adopté l’essentiel de la pensée moderne, les vues
qui sont à la pointe de l’évolution intellectuelle »52, « la pensée linguistique de Valéry est aussi révolutionnaire pour son
époque que celle de Saussure »53, « on dirait que la qualité de
Valéry en tant que poète et qu’esprit analytique a constitué
une sorte de défi aux meilleurs esprits »54, « l’édifice immense de la pensée valéryenne »55.
Nonobstant ce ton, qui n’est pas l’apanage de la critique
valéryenne et ne peut, en somme, constituer un critère
d’évaluation, il y a peut-être lieu de parler d’illusion de perspective à l’endroit de cette critique: n’est ce pas, en effet, le
Cours de Saussure qui permet de faire rétroactivement une
lecture saussurienne de Valéry; de même, sans Chomsky, il
me semblerait impossible de repérer la notion de compétence
dans les Cahiers. La critique confond parfois leur incarnation
d’une intuition valéryenne dans un objet théorique postérieur,
et la préfiguration de cet objet théorique.
Saussure disait: « il est plus aisé de découvrir une vérité
que de lui assigner la place qui lui revient [dans le système
où elle devrait s’intégrer] »56.
Il faudra donc tirer ici profit de cette leçon. Je m’arrêterai
dès lors davantage à ce qui me semble être le véritable domaine de Valéry, à savoir, la poétique, domaine moins investi
52
PARENT, Monique, La fonction poétique du langage dans Charmes, p. 73.
WUNDERLI, Peter, Valéry pragmaticien, p.2.
54
INCE, Walter, La poétique de Paul Valéry, p. 157.
55
SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Sémiologie et langage, p. 140.
56
Cité par MOUNIN, Georges, Paul Valéry et Maurice Grammont, p. 132.
53
19
par la critique, puis travaillerai à partir de quelques Cahiers et
confronterai mes résultats à ceux de la critique.
20
II. POETIQUE
II. 1. INTRODUCTION
Ce chapitre se propose de répertorier et classer les théories
poétiques de Valéry. Le pluriel à « théorie » est nécessaire:
Valéry adopte plusieurs options théoriques parfois inconciliables. Ses textes sont hétérogènes dans la forme (les textes de
commandes jouxtent les Cahiers) comme dans le fond: Valéry
s’illustre à la fois dans les théories ethnocentriques, ornementales et para-ornementales de la poésie. Le terme de poétique, auquel Valéry est le premier à donner un autre sens que
celui de recueil de règles concernant les rimes, est lui-même
ambivalent, comme le souligne Todorov57.
Ainsi dans De l’enseignement de la poétique au Collège de
France, le terme poétique recouvre l’étude du langage dans
son usage littéraire. La poétique équivaut alors à la théorie de
la littérature. Mais le cours de poétique, quant à lui, était
consacré à l’étude du rapport entre l’oeuvre et l’auteur, à
l’acte de création plutôt qu’à l’oeuvre elle-même.58 De là le
néologisme poïétique, c’est-à-dire l’étude « qui a trait à la
création et à la composition d’ouvrages »59, l’étude de l’art
57
TODOROV, Tzvetan, La « poétique » de Valéry, p. 125.
Ce cours de poétique (qui fut donné entre 1937 et 1949) n’a pas été mis
en forme ni publié par Valéry lui-même. Seuls des fragments ou résumés partiels de quelques leçons ou impressions d’auditeurs, ainsi que des notes de
Georges le Breton ont été publiés.
59
VALERY, Paul, « Introduction à la poétique », dans De l’enseignement de
la poétique au Collège de France, p. 13, cité dans le Dictionnaire Philosophique, P.U.F., article « Poïétique », p.1973.
58
21
qui se fait par opposition à l’esthétique, étude de l’art qui se
consomme.
Je ne retiens ici que les textes qui ont trait à la première
définition, à savoir l’étude du langage dans son usage littéraire. On verra que la littérature se réduit le plus souvent
pour Valéry à la seule poésie. Il reprend la théorie du double
langage de Mallarmé, et regroupe tous les dialectes locaux et
littéraires qui ne soient pas poésie sous le concept de langage
commun. La poétique devient donc la définition du langage
poétique.
Le rapport de Valéry à Mallarmé
Et si la terre trouble hume ta chair chétive
J’ai de ton pur esprit vu le feu le plus beau
je serai le tombeau
de ton ombre pensive
[...]
Mon âme de ton âme est le vivant tombeau
(Vers anciens II) 60
« L’embêtant, c’est que tout cela a déjà été dit, surdit, et
mieux dit par Mallarmé. De quelque côté qu’on se tourne,
dans des considérations de ce genre [sur le langage], il y a,
pour chaque application d’une déclaration fondamentale de
Valéry, [...] quelqu’un qui l’a mieux dit et mieux fait »61. Ce
jugement féroce n’est pas rare, et se retrouve par exemple
chez Sarraute.62
60
Fonds Valéry, Bibliothèque Nationale, f.146, cité par ROBINSON-VALERY,
Judith, Mallarmé, « le père idéal » , p. 106.
61
SOLLERS, Philippe, Intérêt et désintérêt, p. 126.
62
SARRAUTE, Nathalie, Paul Valéry et l’Enfant d’Elephant, pp.9-57. Sarraute stigmatise surtout l’égotisme de Valéry, citant à ce propos un extrait
des Rhumbs: « Devenir ‘‘grand homme’’ ce n’est que dresser les gens à aimer
tout ce qui vient de vous; à le désirer. On les habitue à son moi comme à une
nourriture, et ils le lèchent dans la main ». (Oe., II, p. 633.)
22
Je ne vais pas ici faire le point sur la nature du rapport entre Valéry et Mallarmé, qui a déjà été étudié plusieurs fois. Il
faut cependant dire que Mallarmé apparaît en filigrane dans
tout le projet valéryen. A partir de la correspondance entre
Valéry et Thibaudet, Barbier arrive à la conclusion que Valéry,
ayant misé sur Poe et ses théories littéraires (qu’il connaissait
avant sa lecture de Mallarmé) est assez désespéré d’en rencontrer l’application parfaite dans l’oeuvre de Mallarmé, et
« guillotine intérieurement la littérature »
63
(c’est-à-dire décide de
ne plus s’y consacrer exclusivement) et se départit du projet
mallarméen en s’orientant vers l’étude des mécanismes de
l’esprit, qui est le principal objet des Cahiers. « Ego et S.M. La
poésie, pour Mallarmé, était l’essentiel et unique objet. Pour moi, une
application particulière des puissances de l’esprit. »
64
Mais la recher-
che du système qui devait aboutir à la représentation de ces
mécanismes fut un échec. Je voudrais montrer dans ce chapitre que la poésie prend implicitement le relais de ce projet.
Quant à l’influence des idées linguistiques de Mallarmé sur
Valéry, elle est très claire: Valéry reprend et creuse la théorie
mallarméenne du double langage (qui existe déjà chez les
romantiques, par ailleurs), ainsi que certaines idées sur la relation du son au sens en poésie, la comparaison du langage à
la monnaie (et l’idée de la disparition du sens dans le langage
63
VALERY, Paul, Lettre à Thibaudet, cité dans BARBIER, Karl, Valéry et Mallarmé jusqu’en 1898, p. 51. C’est une conversation sur Poe qui fut décisive
pour l’amitié des deux hommes: « Une conversation sur Poe, de plus en plus
étroite, un soir, changea l’hôte admirable en suprême, paternel ami. » (VALERY, Paul, Lettres à quelques-uns, p. 97.)
64
Cahiers, éd. Pléiade, I, p. 303. Je cite encore : « En ce temps là toute
oeuvre me faisait l’effet de cas particulier - de quoi? De la manoeuvre - Un
chef-d’oeuvre me semblait une restriction, -une démonstration, un exercice dont le résidu était pour autrui. C’était bouleverser l’ordre établi et surtout le
23
marchand). Une bonne part de sa théorie poétique trouve son
origine
dans
la
poésie
mallarméenne, qui sert toujours
d’exemple de poésie idéale pour Valéry.
système Mallarmé qui faisait l’oeuvre but d’univers. Et moi c’était l’homme ».
(id., p. 366.)
24
II. 2. La théorie du double langage.
Valéry hypostasie tout ce qui n’est pas poésie sous ce
concept de langage commun: prose, roman, langage quotidien. Tous les dialectes sociaux et littéraires sont envisagés
en bloc et disqualifiés a priori. Les textes théoriques de Valéry
sont imprégnés de la volonté d’imperméabiliser le langage
poétique de tout autre dialecte, par tous les moyens possibles. Cette différenciation est multiple:
II. 2. 1. différenciation formelle.
« Les rimes, l’inversion, les figures développées, les symétries
et les images, tout ceci, trouvailles ou conventions, sont autant
de moyens de s’opposer au penchant prosaïque du lecteur. »65
« Les règles [des vers réguliers] ont cet effet très remarquable
de séparer nettement le langage particulier qu’elles gouvernent
du langage ordinaire. »66
Valéry a toujours été très attaché à tout l’appareil métrique
le plus strict, qui doit creuser la différence entre poésie et
langage commun.
65
66
Oe. , I, p.1294.
Id., p.702.
25
II. 2. 2. différenciation thématique:
Le message du texte poétique, s’il existe (on verra que
dans certains textes, Valéry défend l’existence d’un message
en poésie et que dans d’autres il conteste cette existence), ne
peut se ramener à un message prosaïque mis en musique. Il
faut donc expurger la poésie « de presque tous ces éléments intellectuels [les descriptions, les sentences, les moralités, les précisions arbitraires] que la musique ne peut exprimer »67, « ne plus faire de poésie
didactique, historique »68, et il faut viser la poésie pure, « toujours
plus indépendante de tous sujets »69.
II. 2. 3. différenciation sémantique
« Je regarde la poésie comme le genre le moins idolâtre. Elle
est le sport des hommes insensibles aux valeurs fiduciaires du
langage des hommes »
70
.
Comment comprendre ceci? Je me sers ici de l’analyse de
Pietra.71
Le langage commun correspond à une monnaie dévalorisée,
qui aurait perdu son étalon-or72, autrement dit, qui n’est plus
convertible, reposant donc entièrement sur le crédit qu’on lui
67
Id., p.1272.
Id., p. 1270.
69
Id., p.1275.
70
Oe., p 1530
71
PIETRA, Régine, .Valéry, directions spatiales et parcours verbal, p. 239
72
Valéry n’a pas connu la disparition de l’étalon-or.
68
26
accorde. De même, le langage commun est essentiellement
composé d’abstractions, inconvertibles en référents réels: il
ne fonctionne plus que dans la confiance idolâtre
qu’on lui
porte. La poésie ne connaît pas cette inflation de sens: « elle
est au point antérieur, où les choses mêmes sont comme grosses d’idées.
Elle doit donc former ou communiquer l’état sub-intellectuel ou pré-idéal
et le reconstituer comme fonctions spontanées avec tous les artifices nécessaires. »
73
. Valéry n’est pas très clair ici. Mais je pense que
sa position peut se résumer en disant que le sens du langage
commun est du côté de l’abstraction (négative pour Valéry),
du social (il est fiduciaire) alors que le sens en poésie a partie
liée avec la sensation (positive pour Valéry), l’individu, le réel. (Ceci est analysé plus en détail dans le chapitre 3.)
Rey retient surtout la dichotomie transitif-intransitif: alors
que le langage ordinaire correspond à une vulgaire fiducia, la
richesse du poétique n’est pas fiduciaire, c’est un trésor sous
clé, inépuisable, un défi à la compréhension et à l ’échange.
« L’acte poétique est le seul à conjurer la transitivité et
l’éphémère du langage »74. Le texte poétique est un texte où
le sens survit à sa circulation, alors que le texte du langage
commun, « s’il est compris, annule le sens de chaque élément
grâce à quoi il se construit »75. La compréhension entraîne la
destruction du sens: « Un poème » dit Rey « n’est jamais -ne
doit jamais être compris - sous peine de se dissoudre [...]
Le critique ne peut que tourner autour du texte sans jamais
73
Cahiers, éd. C.N.R.S., VII, p. 97., cité par PIETRA, Régine, id., p. 290.
REY,Alain, Les concepts de « sens » et de « communication » dans
l’échange: quelques paradoxes des Cahiers, p. 162.
75
Id., p. 159.
74
27
le pénétrer .[...] Le discours poétique devient le conservatoire
du signe
76
».
Ceci est tout à fait paradoxal: l’incompréhension du texte
poétique garantit son sens. Un texte compris est un texte
dont
le
sens
est
détruit.
Cette
valorisation
de
l’incompréhension est bien présente: « un vers [...] qui est difficile
à penser peut être excellent »
77
.
Mis à part cette idée de transitivité du sens dans le langage
commun, et de son intransitivité en poésie, Valéry propose
d’autres thèses sur le statut particulier du sens en poésie et
qui sont incompatibles entre elles: on verra dans la comparaison avec les formalistes russes que pour Valéry le sens en
poésie est soit absent, soit multiple, mais toujours accessoire,
alors que l’on verra qu’il s’illustre dans la théorie ornementale
qui fait prévaloir le sens sur la forme. Dans sa comparaison
entre l’algèbre et la poésie , il affirme que le mot en poésie
équivaut au symbole aveugle de l’algèbre, qui n’a aucune valeur par lui-même, mais qui peut en prendre une infinité dans
une équation (que Valéry compare à la phrase). Mais l’idée du
mot poétique comme symbole algébrique aveugle est difficilement conciliable avec la thèse du langage poétique comme
langage enraciné dans les sensations.
Ces contradictions s’expliquent simplement: Valéry est plus
motivé par le désir de garantir à la poésie une valeur unique
que par le voeu d’établir une théorie sémantique.
76
77
REY, Alain, Sens et discours poétique chez Valéry, p. 47.
Oe., I, p. 1616.
28
II. 2. 4. différenciation linguistique
Ici, les textes sont à nouveau équivoques:
a) Soit la poésie est définie comme un idiolecte, créé par le
poète à partir du langage commun et séparant le grain de
l’ivraie :
«Le devoir, le travail, la fonction du poète sont de mettre en
évidence
et
en
action
les
puissances
de
mouvement
et
d’enchantement, ces excitants de la vie affective et de la sensibilité intellectuelle, qui sont confondus dans le langage usuel
avec les signes et les moyens de la vie ordinaire et superficielle. Le poète se consacre et se consume à définir et à construire un langage dans le langage. »78
78
Oe., I, p.611.
29
b) Soit la poésie occupe les frontières du langage commun:
« La poésie, sans doute, n’est pas si libre que la musique dans
ses moyens. Elle ne peut qu’à grand-peine ordonner à son gré
les mots, les formes, les objets de la prose.
Si elle y parve-
nait, ce serait poésie pure [...] qui n’est qu’une limite située
à l’infini, un idéal de la puissance de la beauté du langage...
Mais c’est la direction qui importe, la tendance vers l’oeuvre
pure »79
c) Soit la poésie tend à constituer un autre langage, qui a
sa syntaxe, son lexique propre.
« Toute littérature qui a dépassé un certain âge montre une
tendance à créer un langage poétique séparé du langage ordinaire, avec un vocabulaire, une syntaxe, des licences et des
inhibitions, différents plus ou moins des communs . Le relevé
de ces écarts serait très instructif. Cette différenciation est
inévitable, puisque les fonctions des mots et des moyens
d’expressions ne sont pas les mêmes. On pourrait concevoir
que le langage poétique se développât au point de constituer
un système de notations aussi différent du langage pratique
que le sont la langue artificielle de l’algèbre ou celle de la chimie. »80
« Un poème épique est un poème qui peut se raconter. Si on le
raconte, on a un texte bilingue. »81
« Un poète use à la fois de la langue vulgaire, -qui ne satisfait
qu’à la condition de compréhension et qui est donc purement
79
80
Id., P.676.
Oe., II, p.1264.
30
transitive, -et du langage qui s’oppose à celui-ci, -comme
s’oppose un jardin soigneusement peuplé d’espèces bien choisies à la campagne tout inculte où toute plante vient , et d’où
l’homme prélève ce qu’il y trouve de plus beau pour le remettre et le choyer dans une terre exquise. »
82
L’analogie entre la poésie et l’algèbre concourt à l’idée d’un
langage poétique autonome, qui jouerait le rôle d’un métalangage corrigeant et ordonnant le langage commun. Ce
métalangage poétique permet la représentation d’une réalité
nouvelle, inaccessible au langage commun. Il devient un
moyen d’expression « de l’impensable », à l’instar, selon
Valéry,des langages mathématiques:
« Mais que l’on songe à la structure d’univers que nous proposent aujourd’hui les développements des moyens mathématiques et instrumentaux de la science. Ces résultats [...]
s’insèrent dans l’inintelligible, ébranlent les vénérables ‘‘catégories de l’entendement’’, déprécient jusqu’aux notions de loi
et de cause, -tellement que l’antique ‘‘réalité’’ de jadis devient
un simple effet statistique, cependant que l’imagination ellemême productrice de toutes les ‘‘visions’’ possibles, et le langage usuel, moyen de leur expression, se trouvent frappés
d’impuissance, incapables de nous représenter ce que nos instruments et nos calculs nous obligent d’essayer de penser.»
83
Cette idée sera développée dans la section II.3.3.1.1.4 Je
vais d’abord exposer les conceptions ethnocentrique et ornementale de la poésie chez Valéry.
81
Id., p.676.
Oe., I, p.657.
83
Id., p.877.
82
31
II. 3. OPTIONS THEORIQUES
II. 3. 1. Théorie ethnocentrique
« Pour d’autres, la poésie c’est l’art d’écrire en vers. Ici,
nous protestons », dit Grammont, dans sa préface à l’Essai de
psychologie linguistique (préface qui a pour titre « qu’est-ce
que la poésie? » et qui répertorie les réponses existantes).
Mounin suggère de voir là une référence à Valéry.84 Cette définition illustre la théorie ethnocentrique de la poésie, pour
laquelle le but de celle-ci est simplement de vaincre les difficultés qu’elle impose. La complexité engendrée par la poésie,
exigeant que l’on maîtrise à la fois le système linguistique et
le système métrique justifie la poésie per se. La raison d’être
de la poésie est alors le plaisir de la victoire sur un défi.
II. 3. 1. 1. Difficulté de l’auteur
Cette définition existe bel et bien chez Valéry: « Là où il n’y a
pas de gêne, il n’y a pas de plaisir d’écrire »
85
. L’apologie de la com-
plexité dans l’acte d’écriture est très prégnant dans ses textes. Michel Lechantre a déjà stigmatisé cette survalorisation
de la difficulté chez Valéry et cite: « rien de simple, rien de per
se »; « ce qui est simple est faux »86. J ’ajouterai encore :
84
MOUNIN, Georges, Paul Valéry et Maurice Grammont, p. 127.
Correspondance Gide-Valéry, p. 370.
86
Cahiers, éd.C.N.R.S., XVI, p.153 et XXIV, p.773, cité par LECHANTRE,
Michel, P(h)o(n)étique,p.92.
85
32
« Durus est hic sermo, va bientôt dire le lecteur. Mais en ces
matières, qui n’est pas vague est difficile, qui n’est pas difficile
est nul. »87,
ou :
« à l’horizon, toujours, la poésie pure...Là le péril; là, précisément, notre perte; et là même, le but. Car c’est une limite du
monde qu’une vérité de cette espèce; [...] je veux dire que notre tendance vers l’extrême rigueur de l’art [...] tout ce zèle
trop
éclairé,
peut-être
conduisait-il
à
quelqu’état
pres-
qu’inhumain [...] Mais comme le vide parfait, et de même que
le plus bas degré de la température, qui ne peuvent être atteints, ne se laissent même approcher qu’au prix d’une progression épuisante d’efforts, ainsi la pureté dernière de notre
art demande à ceux qui la conçoivent de si longues et de si rudes contraintes qu’elles absorbent toute la joie naturelle d’être
poète, pour ne laisser enfin que l’orgueil de n’être jamais satisfait. Cette sévérité est insupportable à la plupart des jeunes
hommes doués de l’instinct poétique »88
ou:
« Je consens que les recherches de cet ordre [touchant aux
problèmes organiques de l’expression et de ses effets] sont
terriblement difficiles et que leur utilité ne peut se manifester
qu’à des esprits assez peu nombreux. »89
« Mais le langage [...] propose à l’artiste qui s’occupe de le
vouer et de l’ordonner à la poésie, une tâche curieusement
compliquée. Il n’y eût jamais de poésie si l’on eût conscience
des problèmes à résoudre. [....] Nous essayons de considérer
les vers comme impossibles à faire, pour admirer plus lucidement les efforts des poètes, concevoir leur témérité et leurs fa-
87
Oe.,I, p.1217.
Id., p.1275-1276. (Je souligne)
89
Id., p.1290. (Je souligne)
88
33
tigues [...] qui font le métier de poète un des plus incertains et
des plus fatigants qui soient. »90
Cette idéologie stakhanoviste ne se justifie pas seulement
par un idéal de perfection, mais par la volonté de transférer
dans la littérature (et les sciences humaines en général) la
rigueur, la méthode, -et corollairement- la difficulté des
sciences exactes.
Valéry veut en effet
mathématiser la littérature, devenir
ingénieur en lettres, faire de la poésie une algèbre91. « Il ramène tout aux mathématiques. Il voulait faire une table de
logarithmes pour les littérateurs »92 Plus question dès lors de
parler d’improvisation. Les poèmes deviennent des exercices.
II. 3. 1. 2. Difficulté de la lecture
Le lecteur idéal, selon Valéry, est loin du lecteur qui
éprouve du plaisir à lire des petits vers faciles: c’est un « lecteur énergique [...], le seul qui importe -étant le seul qui puisse tirer de
nous ce que nous ne savions pas que nous possédions »
93
, qui crée
aussi l’oeuvre par son acte de lecture (« il faut rendre le lecteur à
demi-créateur [...] au prix d’un effort assez pénible »
« écrire pour le lecteur intelligent »
95
94
). On doit
, qui n’est pas là pour le plai-
sir, mais pour « faire des expériences sur les livres »96. De même,
90
Id., p.1375. (Je souligne)
GENETTE, Gérard. Figures I, p.264.
92
RENARD, Jules. Cité par GENETTE, ibid.
93
Oe., II, p. 626.
94
Oe., I, p. 645.
95
Oe., II, p. 633.
96
Id., p. 559.
91
34
le lecteur des Cahiers devra donner une « unité » à ses « fragments »
97
.
II. 3. 1. 3. Le chantier en place de l’oeuvre.
Cette valorisation de l’effort et du travail poétiques impose
un déplacement d’intérêt : le texte devient accessoire par
rapport à son élaboration, au travail qui est à sa source. Le
texte est moins important parce qu’il n’est qu’une solution
aléatoire parmi d’autres possibilités. Hans Robert Jauss note
que « selon Valéry, la perfection -l’achèvement - de l’objet
esthétique n’est qu’apparence. Ce qui apparaît à l’observation
comme perfection formelle, ou adéquation de la forme au
contenu, n’est pour l’artiste que l’une des solutions possible
en face d’un problème qui en comportait une infinité. »98 « Nul
poème n’est supérieur à ses fragments »99. Pour Valéry, c’est le
mode de fabrication qui devient important. « Il faut regarder le
livre par dessus l’épaule de l’auteur »100.
Pratiquement cependant,
un lecteur ne peut qu’accéder partiellement aux témoignages
de cette élaboration via l’étude génétique de l’oeuvre, et
n’accédera jamais aux textes virtuels. Cette idée aboutit, selon moi, à la valorisation de l’auteur, qui fatalement, connaît
mieux que personne la genèse du texte qu’il a écrit. Lui seul,
connaît les nombreuses possibilités virtuelles du texte et les
conditions d’élaboration de celui-ci.
97
Cahiers, éd.C.N.R.S., XVII, p. 892., cité par DI MAIO, Mariella,
L’approche linguistique dans les Cahiers de Valéry, p. 447.
98
JAUSS, Hans Robert. Pour une esthétique de la perception, p.140.
99
Cahiers, III, p. 541.
100
Oe., II, p.626.
35
La critique valéryenne est imprégnée de cette idéologie:
l’étude des 26.600 pages des Cahiers, des milliers de brouillons, la publication de La Jeune Parque à la N.R.F. avec un
appareil critique de plusieurs centaines de pages sont des applications de ce principe.
La mythification de Valéry répond à cette survalorisation de
l’auteur: Valéry a écrit La Jeune Parque, mais a pensé aussi,
si on le prend au mot, des milliers de Jeunes Parques virtuelles.
II. 3. 2. Théorie ornementale
Selon les théories ornementales, le but de l’organisation
poétique est de souligner un sens préexistant. Pour Boileau,
prototype de cette idée, le rôle de la forme métrique est
d’emballer une pensée préexistante.
Valéry s’oppose parfois à cette théorie : l’emballage formel
ne peut, pour lui, définir le rôle de la poésie, parce que le
sens du texte poétique est soit inexistant, soit secondaire par
rapport à la forme:
« Or ces figures, si négligées par la critique des modernes,
jouent un rôle de première importance, non seulement dans la
poésie déclarée et organisée...[...]. »101.
« L’ancienne rhétorique regardait comme des ornements et des
artifices ces figures et ces relations que les raffinements successifs de la poésie ont fait enfin connaître comme l’essentiel
de son objet; et que les progrès de l’analyse trouveront un
101
Id., p.1289. [Je souligne].
36
jour comme effets de propriétés profondes, ou de ce que l’on
pourrait nommer : sensibilité formelle. »102
« La raison veut que le poète préfère la rime à la raison.»103
« Mais la poésie est toute païenne : elle exige impérieusement
qu’il n’y ait point d’âme sans corps - point de sens, point d’idée
qui ne soit l’acte de quelque figure remarquable, construite de
timbres, de durées et d’intensités »104
« Dans l’ordre du langage, les figures, qui jouent communément un rôle accessoire, semblent n’intervenir que pour illustrer ou renforcer une intention, et paraissent donc adventices,
pareilles à des ornements dont la substance du disant peut se
passer, -deviennent dans les réflexions de Mallarmé, des éléments essentiels. » 105
Ce que Valéry appelle ici « l’essentiel de l’objet » de la poésie recoupe à la fois l’organisation métrique du texte (Valéry
parle ici de « relations », c’est-à-dire, à mon avis, les parallélismes de tout ordre, allitérations, rimes, strophes) et les figures rhétoriques du texte.
102
Oe., II, p.551. Les surréalistes ont pastiché ce passage (et toutes les
Notes sur la poésie d’ailleurs): « L’ancienne rhétorique regardait comme des
ornements et des artifices ces figures et ces relations que les grossièretés
croissantes de la poésie ont fait enfin connaître comme la négation de son
objet; et ce que les progrès de l’analyse trouvent déjà comme effet de propriétés dérisoires, ou de ce que l’on pourrait nommer: sensibilité à la noix. »
(BRETON, André & ELUARD, Paul, Notes sur la poésie, dans BRETON, André,
Oeuvres complètes, p. 1018.)
103
Id., p.676.
104
Oe, I, p.656. [Je souligne].
105
Id., p.658. [Je souligne].
37
La poésie se définit donc par son organisation métrique et
par son matériel rhétorique106. Cette définition est jusqu’ici
formelle puisque les figures rhétoriques sont formelles pour
Valéry, qui essaie de traduire ces figures en équations mathématiques dans ses Cahiers, préfigurant le travail du
Groupe Mu107.
Mais j’ai cependant trouvé au moins un extrait qui irait
dans le sens d’une conception ornementale de la poésie: « La
pensée doit être cachée dans les vers comme la vertu nutritive dans le
fruit. Il est nourriture, mais il ne paraît que délice. On ne perçoit que du
plaisir mais on reçoit une substance.»
108
Cet extrait contredit l’idée
précédente, puisqu’ici la forme (les vers) est une façon
d’emballer le fond (la pensée).
II. 3. 3. Théories para-ornementales
Les théories para-ornementales exposées ici sont des théories pour lesquelles le matériel proprement poétique se justifie par sa fonction déictique sur un contenu préexistant;
comme dans le cas de la théorie ornementale. Mais pour cette
dernière, l’organisation poétique souligne un sens préexistant,
tandis que pour les théories para-ornementales, l’objet souligné peut être autre chose: ce sera la réalité pour les formalistes russes, ou la connaissance de l’esprit pour Valéry dans sa
comparaison entre langage poétique et langage algébrique,
que je vais aborder maintenant.
106
Le rapport de Valéry à la rhétorique est étudié plus loin.
La Rhétorique générale cite Valéry presqu’en ouverture.
108
Oe., I, p. 1452.
107
38
Je voudrais montrer que Valéry envisage implicitement la
poésie comme réalisation détournée de son projet de langue
artificielle, qu’il voulait établir sur le modèle de l’algèbre, et
qui devait conduire à la représentation du fonctionnement des
mécanismes mentaux, rôle qu’il fait endosser à la poésie. On
peut donc dire que cette assimilation de la poésie à un métalangage conduit à une conception para-ornementale de la
poésie: la pensée préexistante des ornementaux équivaut à la
connaissance de l’esprit de Valéry. J’établirai ensuite une
comparaison entre Valéry et la théorie des formalistes russes
(qui est aussi para-ornementale).
II. 3. 3. 1. La poésie comme métalangage.
II. 3. 3. 1. 1. 1. L’algèbre, métaphore du travail.
Il semble que Baudelaire soit le premier à utiliser la métaphore de l’algèbre pour la littérature dans sa définition de la
méthode critique de Poe: « On dirait que Poe cherche à appliquer à la littérature les procédés de la philosophie, et à la
philosophie la méthode de l’algèbre »109.
Poe disait lui-même de son poème The Raven
que
« l’oeuvre entière a marché pas à pas vers son but avec la
109
Baudelaire, « Edgar Poe: sa vie et ses ouvrages », dans Oeuvres Complètes, éd.Pléiade, II, p.283. Cité par LAWLER, James, dans Edgar Poe et les
Poètes français, p.23.
39
précision et la logique rigoureuse d’un problème mathématique »110.
Baudelaire et Poe utilisent ici l’image mathématique pour
comparer le travail de l’écrivain sur les effets de son oeuvre
au travail scientifique, méthodique et rigoureux. Leur ambition est d’atteindre une précision mathématique dans leurs
effets sur le lecteur111.
Valéry reprend cette image mathématique pour comparer la
figure de l’écrivain stratège à celle du poète inspiré:
« [le] Poète n’est plus le délirant échevelé, celui qui écrit tout
un poème dans une nuit de fièvre, c’est un coeur froid savant,
presqu’un algébriste, au service d’un rêveur raffiné. »
112
II. 3. 3. 1. 1. 2. La poésie comme langage algébrique.
Mais la comparaison entre la poésie et l’algèbre est beaucoup plus littérale dans les Cahiers, qui proposent une analyse du fonctionnement sémantique du langage poétique sur
le modèle du langage algébrique.
La comparaison entre le
langage et l’algèbre est courante chez les Idéologues; elle relève de la tradition de la langue universelle. Je rappelle ici
que l’algèbre se définit comme « la théorie des opérations
portant sur des nombres réels (positifs, négatifs) ou complexes, et résolution des équations avec substitution de let110
Cité par Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe », p.599.
C’est aussi ce que voudrait Mallarmé, quand il dit qu’il cherche « cet effet produit sans une dissonance, sans une fioriture qui distrait » (MALLARME,
Stéphane, Correspondance 1959-1985, Gallimard, I, p.136, cité par LAWLER,
James, id, p.36)
112
VALERY, Paul, cité par LAWLER, James, id. p. 56.
111
40
tres aux valeurs numériques et de la formule générale au calcul numérique particulier »113 et qu’un nombre complexe
contient une partie réelle et une partie imaginaire. Voici les
comparaisons établies par Valéry:
1) Le mot en poésie équivaut à un nombre complexe: la
partie réelle correspond au son et la partie imaginaire au
sens:
« l’opération du poète s’exerce au moyen de la valeur complexe des mots, c’est-à-dire en composant à la fois son et sens
(je simplifie...) comme l’algèbre opérant sur des nombres complexes. »
114
Si on sait que la partie imaginaire d’un nombre complexe
peut prendre une infinité de valeurs dans une équation,
alors le sens du mot poétique est infiniment polysémique.
C’est là l’idée de Valéry: « le mot est un gouffre sans fond. »115
Le sens qui lui est ordinairement attribué est alors réduit:
« la poésie [...] réduit réellement la valeur du mot. »
116
2) Dans une équation algébrique, les déterminations des
valeurs des inconnues sont liées entre elles. De la même
façon, s’opérera la détermination du sens des mots dans un
poème: (cet extrait est par ailleurs une remarquable illustration de l’écriture cryptographique des Cahiers)
113
Petit Robert
Oe., I, p.1414.
115
Id., p.686.
116
Cahiers, II, p.286.
114
41
« les phénomènes mentaux suscités par [...] les paroles [...] ne
sont pas linéaires dans le cas le plus général. [...] Soit A + B + C
+ D ...la suite proposée.
117
A étant produit, suggère abcd...phénomènes
B étant produit, suggère a’b’c’d’ ..phénomènes
Mais la suite A + B + C + D ...par le fait de la liaison de ces termes entre eux élimine b, c’’, d’’’ etc. par exemple.[...]. Par rapport à ABCD en supposant ce chemin passant par a, b’, c’’, d’’’,
les
phénomènes
bcd,
a’c’d’,
a’’b’’d’’,
a’’’b’’’c’’’
sont
NULS .
L’ensemble de ces phénomènes est utilisable dans la poésie. Il en
constitue la possibilité. »
118
Je déchiffre: la détermination du sens (ce qu’il appelle
phénomènes mentaux) des mots en poésie est interactive
(et pas linéaire)119. Autrement dit les mots en poésie voient
certains sèmes se sélectionner et d’autres disparaître selon
l’environnement lexical. Et l’interprétation d’un poème est
multiple comme l’est une équation algébrique, selon que
l’on sélectionne tel ou tel sème. Gauthier exprime la même
idée: la poésie décomposerait les mots en sèmes puis les
assemblerait pour nommer l’innommé, créant ainsi des
« produits de synthèse » sémantiques.120. Mallarmé sert
encore d’exemple:
« Mallarmé, le premier, ou presque, se voua à la fabrication de
ce qu’on pourrait nommer les produits de synthèse en littérature par analogie avec la chimie, -c’est-à-dire des ouvragesou plus exactement des éléments d’ouvrages construits direc-
117
Ces lettres symbolisent les mots dans la phrase.
Cahiers, I, p.205..
119
Le Groupe Mu propose la même idée avec les notions de « lecture linéaire et tabulaire ».
120
GAUTHIER, Michel, La décomposition poétique du mot, pp.240-253.
118
42
tement à partir de la matière littéraire qui est langage- et par
conséquent impliquent une idée et des définitions du langage
et de ses parties. Idée ‘‘atomique’’ »
121
.
3) Les mots en poésie sont moins importants que leur
combinaison, comme en algèbre, l’équation importe plus
que les éléments :
« En poésie [...] tout est contenu dans les combinaisons de
mots .»
122
C’est l’ordonnance et l’arrangement qui sont primordiaux,
le sens du texte devient tributaire de la position des mots:
« L’artiste et l’analyste (s’il y a une différence) sont avant tout
des ordonnateurs, des arrangeurs -mais l’un d’une chose finie et
l’autre d’une chose indéfinie. »123. « En littérature [...] comme en
algèbre les contenus n’ont pas d’intérêt, ce sont leurs liaisons
d’opérations qui importent. Mais une opération peut devenir matière ensuite -etc. »
124
(on rejoint ici l’idée de sens générée par la forme). C’est
ainsi que Valéry s’enthousiasme pour le travail de Mallarmé:
121
Cahiers, éd. Pléiade, II, p. 1101., cité par ROBINSON-VALERY, Judith,
Mallarmé, le « père idéal », p. 116.
122
Cahiers, II, p.286.
123
Cahiers, III, p.329.
124
Id., p.271.
43
« Pour la première fois depuis qu’il y a littérature, on a usé de
la littérature comme d’une chose abstraite, maniable en ellemême, indépendamment presque des choses signifiées. »125
C’est moins la valeur propre des mots qui compte que
leur suite abstraite, leurs successions, leurs positions relatives, leurs permutations.
4) De la même façon que « dans le langage algébrique, toute
combinaison est possible »
126
, la littérature va devenir une ex-
tension des propriétés du langage.
« La poésie est la possibilité de rapprocher les mots de + en +.
Elle conduit à envisager l’ensemble des compositions mathématiques possibles »127, « Le travail littéraire est le travail
dépensé à rapprocher des mots différents »
128
.
Le poète peut étendre les possibilités combinatoires de la
langue, avec la liberté d’un algébriste. Ce dernier point est
capital, parce qu’il va conduire Valéry à considérer le
poème comme un substitut de la langue artificielle qu’il
voulait mettre au point, (projet qui n’a pas abouti). Avant
d’approfondir cette idée (qui est l’objet de la section suivante), il faut souligner que cette analogie entre le processus poétique et la méthode algébrique alloue une certaine
scientificité à la poésie. La figure même de Valéry, poète
125
VALERY, Paul, manuscrit inédit, cité par CELEYRETTE-PIETRI, Nicole, Entre Bréal et Mallarmé, p.93.
126
Cahiers, I, p.246.
127
Cahiers, II, p.286.
128
Id., p.282.
44
féru de mathématique et de physique corrobore cette idée
du poète-chercheur.
II. 3. 3. 1. 1. 3. Le projet de la langue artificielle
II. 3. 3. 1. 1. 3. 1. Critique du langage ordinaire.
Avant d’aborder ce point plus en profondeur avec la critique
paulhanienne de Valéry, je vais donner ici les grandes lignes
de la conception valéryenne du langage commun.
Valéry a une vue fondamentalement cognitive du langage,
qu’on ne peut, selon lui, étudier que dans ses rapports avec
les phénomènes mentaux: « Le langage ne peut être étudié que par
rapport à des phénomènes mentaux: ceux dont il provient et ceux qu’il
suscite. »
129
La traduction de la pensée par le langage est ré-
ductrice et déformante (c’est sans doute là le thème principal
de ses Cahiers):
« Le langage n’est pas la reproduction de la pensée, il ne connaît
pas les phénomènes mentaux réels -mais bien d’une conception
simplifiée et très lointaine de ces phénomènes. Il est impossible de
remonter du langage à la pensée, autrement que par probabilités. »
129
130
Cahiers, II, p.281.
Cahiers, I, p.247. Voir aussi Cahiers, ii, p. 284: « Le langage n’est pas
la reproduction de la pensée. Il ne s’occupe pas des phénomènes mentaux réels -mais d’une image simplifiée et très lointaine de ces phénomènes. »
130
45
« Le langage n’a jamais vu la pensée. »
131
Le langage est même bien pire qu’une traduction infidèle: il
tend aussi à la réification d’une certaine configuration du système de ces phénomènes mentaux, configuration dont il faut
essayer de se dégager, en s’écartant de l’usage commun; on
verra plus loin que l’écart de l’usage linguistique commun
rapproche la langue de la pensée pour Valéry. Le langage
commun véhicule, pour lui, une pensée vulgaire, clichée. La
littérature doit s’en débarrasser pour voir clairement les choses:
« J’ai connu bien des poètes. Un seul était ce qu’il faut ou ce
qui me plaît 132. Le reste était stupide, ou plat, d’une lâcheté
d’esprit inébranlable. Leur impuissance, leur vanité, leur enfantillage, et leur grandiose, dégoûtante répugnance à voir clairement ce qui est. Leurs superstitions, leur gloire, leur terrible
ressemblance à n’importe qui, aussitôt la besogne faite, leur
servilité d’esprit. Enfin, ils portent toutes les chaînes du langage, ce qui en fait, dans le monde actuel, des villageois, des
provinciaux. Tout ceci indépendamment de ce qu’on appelle le
talent littéraire qui vit parfaitement d’accord avec la sottise la
plus aiguë. »
133
.
Il y a ici une corrélation claire entre la coutume linguistique
et une pensée servile et vulgaire. Il faut donc chercher à maîtriser le langage, par « le style le plus voulu »134 et par « la rupture
131
Cahiers, II, p.356.
C’est Mallarmé, bien sûr.
133
Cahiers, II, p.51. (Je souligne)
134
Cahiers, I, p.322.
132
46
méthodique des associations et des formes toutes faites du langage »
135
,
stimuler l’écart et l’accident linguistiques: « Un poème, une idée
extraordinaire sont des accidents curieux dans le courant des mots. »
136
Mais Valéry a été beaucoup plus radical dans sa recherche
de l’expression de la pensée, avec son projet de langage absolu.
II. 3. 3. 1. 1. 3. 2. Le projet du langage absolu.
Ce projet d’une « Notation de la Pensée »137 est sans doute le
lieu géométrique de toute l’oeuvre valéryenne, ses activités
scientifiques et littéraires y trouvent leur point d’intersection.
Valéry a en effet cherché à concevoir « une langue artificielle fondée sur le réel de la pensée. »
138
Ce projet est présent dès 1894 et
est toujours présent en 1922, quand il écrit: « Le système a été
la recherche d’un langage ou d’une notation qui permettrait de traiter de
omni re comme la géométrie analytique de Descartes a permis de traiter
toutes figures »
139
. Mais, plus tard, il reconnaîtra son impuis-
sance à le réaliser : « Désir illusoire / Pouvoir écrire en symboles opératifs les relations de mon système. »
140
. Pour Schnelle, le Valéry
des années 30-40 donne l’impression d’une résignation par
rapport au programme de jeunesse, semble sentir que la pensée est redevable de la langue.141 Cette langue qui serait à la
base de la psychologie, établirait entre les phénomènes men135
Ibid.
Cahiers,
137
Cahiers,
138
Cahiers,
139
Cahiers,
140
Cahiers,
136
II, p.144.
I, p.243.
éd. C.N.R.S., XII, p.280, cité dans Cahiers, III,, p.591.
éd. C.N.R.S.,IX, p.82, cité dans Cahiers, III,, p.591
éd. C.N.R.S.,XXV, p.341
47
taux
et les phénomènes verbaux
une correspondance ma-
thématique142, et aboutirait à la possibilité d’un calcul sur les
objets mentaux. Valéry voulait l’établir sur le mode de
l’algèbre, qui est, selon lui, « le plus fidèle document des propriétés
de groupement, de disjonction et de variation de l’esprit »
143
. Mais il
recherchait aussi des processus biologiques et surtout physiques (mécaniques, électriques, thermiques) qui pourraient
servir d’analogie pour le fonctionnement psychique. Ce langage servirait aussi à l’étude de la sensation: « il réduirait les
objets mentaux en fonctions sensorielles et motrices, et correspondances
entre elles »
144
.
Jarrety note à ce propos que cette langue artificielle serait,
paradoxalement, plus naturelle pour Valéry que la langue naturelle, « peu à peu déformée et qui a oublié qu’elle fut construite à
l’origine sur le réel des sensations »
145
. Cette langue artificielle au-
rait ainsi l’avantage d’être construite de façon homogène, au
contraire de la langue naturelle « dont une volonté unique n’a pas
distribué les rôles et n’a pas formé le vocabulaire par ordre et méthode. »
146
Ce projet n’a pas manqué de susciter la comparaison entre
Valéry et Leibniz. Schmidt-Radefeldt147 souligne que Valéry
connaissait Leibniz à travers La logique de Leibniz de Couturat
141
SCHNELLE, Helmut, Le solipsisme méthodique et la communication.
Cahiers, I, p.247.
143
Id., p.80. Il comptait se baser sur les théories de James Joseph Sylvester (1814-1897), auteur d’un ouvrage sur la théorie des formes algébriques et
sur celle des invariants. Les références à Riemann sont aussi récurrentes (Valéry pensait que les surfaces de Riemann pouvaient servir de modèle possible
à la représentation psychologioque :cf Cahiers, III, p.614.)
144
Cahiers, éd. C.N.R.S., XXV, p.341.
145
JARRETY, Michel, Valéry devant la littérature, p.99.
146
Cahiers, éd. C.N.R.S., XXVIII, p.194, cité par JARRETY, ibid.
147
SCHMIDT-RADEFELT, Jürgen, Valéry lecteur de Leibniz.
142
48
(1901). L’étude établit quelques points de comparaison entre
les deux hommes: tous deux 1) connaissent l’Ars Magna de
Raymond Lulle, 2) s’intéressent au mécanisme de la pensée,
3) considèrent les mathématiques, la géométrie et leurs systèmes de notation comme des moyens utiles pour reconnaître
l’expression de la manifestation cérébrale, 4) recherchent un
système de signes, une caractéristique formelle de la pensée
humaine, 5) redéfinissent les mots pour fonder une nouvelle
philosophie ou système.
Je me permettrai de dire que ce genre de comparaison sert
plus à augmenter le prestige du travail valéryen qu’à comprendre ce dernier, et tend à faire oublier son échec personnel. Ce projet, en effet, se concrétisera surtout en redéfinitions (« j’ai passé ma vie à faire mes définitions »148) et reclassements lexicaux, qui devaient aboutir au « Dictionnaire des
Mots essentiels de la langue ou des valeurs raisonnées des
termes qui définissent ou expliquent tous les autres »149.
II. 3. 3. 1. 1. 4. La poésie, langue artificielle.
On a vu que Valéry compare le langage poétique au langage algébrique, et qu’il veut établir une langue artificielle sur
le modèle de l’algèbre. Il est tentant, dès lors, de voir dans la
poésie la réalisation détournée du projet non abouti. Jarrety
fait déjà cette hypothèse, mais sans vraiment l’étayer150. (Du-
148
Cahiers, XII, p.24, cité par JARRETY, Michel, Le Rhéteur, le Sophiste, et
les Idolâtres, p.14.
149
Cahiers, éd. C.N.R.S., XIV, p. 881, cité par CELEYRETTE-PIETRI, Nicole,
Entre Bréal et Mallarmé, p. 83.
150
JARRETY, Michel, Valéry devant la littérature, p.30.
49
chesne-Guillemin parle, plus généralement, de « confusion
entre connaissance intellectuelle et création artistique. »151)
Je vais essayer de montrer ici comment on peut appuyer
cette hypothèse, en établissant une comparaison entre le langage poétique et le langage absolu, tels que Valéry les
conçoit.
1). Le langage poétique doit se dégager d’un travail de maîtrise et de reconstruction du langage ordinaire.
« Le langage commun est impur par formation. La littérature
essaye sans trop le savoir de construire un langage général
pur. Pur, c’est-à-dire précédé de conventions explicites et
construit selon un point de vue »
152
.
Le poète (et Mallarmé en est pour Valéry l’incarnation) « a
compris le langage comme s’il l’eût inventé. »
153
En somme, le lan-
gage poétique idéal est pour Valéry un langage non-naturel,
c’est-à-dire sans dimension bio-sociologique, avec une syntaxe contrôlée et modifiable consciemment et volontairement,
connue. Le poète maîtrise la syntaxe comme un mathématicien maîtrise les règles de son langage. C’est ce qui ressort
de cette glose valéryenne du langage mallarméen:
« La syntaxe était à ce poète une algèbre, qu’il cultivait pour
elle-même. Il aimait quelquefois de généraliser certains tours
qu’elle n’offre que dans des cas singuliers, ou bien d’entrelacer
des propositions dans une phrase, et de se risquer dans une
151
DUCHESNE-GUILLEMIN, Valéry au miroir. Les Cahiers et l’exégèse des
grands poèmes. p. 351.
152
Cahiers, éd. C.N.R.S., p. 301, cité par DI MAIO, Mariella, L’approche linguistique dans les Cahiers de Valéry, p. 452.
153
Oe., I, p. 658.
50
sorte de contrepoint littéraire qui amenaient entre les termes ou
les idées des contacts ou des écarts savamment calculés. »
154
Comprendre et maîtriser la syntaxe, et produire une oeuvre
poétique ne sont plus qu’une seule et même opération. On
peut replacer cette idée dans une plus large perspective.
Comme l’a montré Jauss, les théories esthétiques de Valéry
(développées à partir du traité sur Léonard de Vinci) voient
dans l ’expérience esthétique productive une combinaison entre l’activité artistique et l’activité scientifique (ici l’activité
poétique et l’activité linguistique. 155)
2). Le second point de contact entre le langage absolu et le
langage poétique est la sensation. J’ai déjà dit plus haut que
la langue artificielle de Valéry a partie liée à la sensation, et
j’explique plus loin (dans la section II.3.3.2.2. sur le rapport
entre Valéry et les formalistes russes) que c’est aussi le cas
pour le langage poétique, qui doit soit augmenter la sensation
de la chose, soit créer des sensations nouvelles.
3). Le troisième point est le plus important: Valéry assigne
plusieurs fois à la poésie un rôle qu’aurait eu à tenir la langue
artificielle, à savoir la représentation du fonctionnement mental. Ici encore, Mallarmé a le titre de précurseur:
« On eût dit qu’il pressentait ce qui se découvrira quelque jour,
et dont on voyait déjà plus d’un présage: que les formes du
discours sont des figures de relations et d’opérations qui, per-
154
155
Oe., I, p.685.
JAUSS, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, pp.138-139.
51
mettant de combiner ou d’associer les signes d’objets quelconques et de qualités hétérogènes, peuvent nous servir à
nous conduire à la découverte de la structure de notre univers
intellectuel. »
156
Il ne faut pas s’étonner de ce que Valéry ne délègue pas
cette tâche à la linguistique, puisqu’on a vu qu’il disqualifie
celle-ci a priori et qu’idéalement, les activités esthétiques et
scientifiques doivent fusionner. Pour Celeyrette-Pietri, c’est
parce que la poésie explore les possibilités combinatoires des
mots qu’elle peut avoir une autre référence commune que la
réalité, à savoir la structure même de l’esprit. « ’’La poésie’’
incarne la mécanique spirituelle dans un objet linguistique. »157 Dans une autre étude, Celeyrette-Pietri note que le
rêve d’une combinatoire générale de Lulle ou Leibniz devient
celui du poète, et cite à ce propos cet extrait: « Cet ars combinatoria [d’Aristote, Lulle, Leibniz] qui est le fond et la clef de la haute
littérature, je l’ai considéré souvent »
158
. Deguy arrive à la même
idée, mais sans l’expliciter ni la démontrer: selon lui, Valéry
voit dans la poésie « le phénomène de la pensée où transparaît le mieux la condition symbolique (‘’sensible’’) de l’esprit.
L’esprit peut espérer y repérer les lois de sa constitution
[...] »159.
Ajoutons encore que Valéry voit dans la facilité de mémorisation du texte poétique une preuve de ce que la poésie peut
156
Oe., I, pp.685-686.
CELEYRETTE-PIETRI, Nicole, Entre Bréal et Mallarmé, p.95.
158
Cahiers, éd. C.N.R.S., VII, p.643, cité par CELEYRETTE-PIETRI, Nicole,
Valéry à l’oeuvre, p.83.
159
DEGUY, Michel, La dernière phrase, p.204.
157
52
apprendre quelque chose sur la mémoire, et donc sur le fonctionnement de l’esprit.160
Ce troisième point -la prise en charge du rôle du langage
artificiel par le langage poétique- conjoint aux deux autres -la
maîtrise consciente des structures du langage poétique et son
lien à la sensation- ont montré, je pense, que Valéry conçoit
la poésie comme une langue artificielle. Mais ceci ne peut pas
donner matière à une théorie poétique recevable, car elle
n’explique pas la spécificité du langage poétique par rapport à
la prose: elle définit plutôt le projet d’un langage poétique
idéal, réalisé peut-être par Mallarmé lui-même. La meilleure
preuve en est que Valéry envisageait de mettre au point une
prose nouvelle qui « viserait comme la langue artificielle une
pure transparence de la pensée à l’expression »161. Valéry
n’accorde donc pas à la poésie l’exclusivité de ce projet. Cet
élément ne peut donc pas la définir.
On remarque par ailleurs que la critique valéryenne du roman se fait à l’aune de cette tâche poétique. Valéry disqualifie
le roman à cause de son incapacité à représenter le réel de la
pensée et du monde:
« Le roman [...] n’est ni une explication ni une représentation
de l’esprit. »162
« Le roman voit les choses exactement comme le regard ordinaire les voit. [...] La ‘‘psychologie’’ des romanciers ne dé-
160
Cette idée est soulignée par LECHANTRE, Michel, P(h)o(n)etique, p. 101.
JARRETY, Michel, Valéry devant la littérature, p.265.
162
Cahiers, III, p.321.
161
53
passe pas ce que peut vérifier l’observation particulière accidentelle. » 163
Combe remarque que cette condamnation vise un sousgenre précis -le roman psychologique réaliste- que Valéry hypostasie en archétype du genre tout entier.164
II. 3. 3. 2. Théorie formaliste
II. 3. 3. 2. 1 : Présentation.
Selon les formalistes russes, le but de la poésie, qui présente des structures « déviantes » par rapport au langage
commun, est de bloquer notre reconnaissance automatique
des choses et par là d’enrichir notre représentation du monde.
La poésie pose un regard étrange qui permet de se débarrasser des habitudes aveuglantes pour mieux voir le réel. Cette
conception
très
finaliste
peut
être
cataloguée
para-
ornementale: le sens préexistant des ornementaux équivaut à
la réalité des formalistes
II. 3. 3. 2. 2 : Valéry formaliste.
Todorov baptise Valéry « formaliste par excellence » dans
la préface de son recueil de textes des formalistes.
163
Oe., II, p.802.
COMBE, Dominique, Lire la poésie, lire le roman chez Valéry, p.60. La
phrase fameuse de Valéry: « La marquise sortit à cinq heures » -relevée par
Breton, visait Proust, et soulignait « l’exclusion du roman comme théâtre
d’expression de la vérité en littérature » (SOLLERS, Philippe, Intérêt et désintérêt, p. 126.)
164
54
Genette est le premier à établir des points de comparaison
entre la poétique des formalistes Russes et celle de Valéry165.
Todorov a entériné ce rapprochement entre leurs conceptions
de la littérature166. Je n’expose pas tout de suite les réflexions
de Genette, parce qu’il me semble qu’il serait intéressant
d’établir une comparaison plus systématique entre ces deux
théories, car les similitudes sont assez étonnantes. Pour ce
faire, je partirai des textes formalistes eux-mêmes et du texte
critique de Todorov167 auquel je confronterai les conclusions
précédentes. Je noterai, le cas échéant, les comparaisons déjà établies par Genette. Puis je soulignerai la différence essentielle entre les formalistes Russes et Valéry.
II. 3. 3. 2. 2. 1 : Le projet général.
Des deux côtés, on a la volonté d ’établir une axiomatique
littéraire, explicitant les conventions, les traits spécifiques,
« la littérarité » de la littérature, et de constituer un objet
théorique : une poétique168.
Mais Valéry réduit souvent implicitement le concept de littérature à la seule poésie, tandis que les formalistes regroupent
toute la littérature sous l’idée de « langage poétique ». Ils
165
GENETTE, Gérard : La littérature comme telle,1966.
« C’est là qu’un rapprochement significatif [ à propos de la conception
de la littérature sous-tendant les études littéraires ] peut être opéré (Gérard
Genette l’a déjà fait dans une de ses études de son recueil Figures ) entre
Valéry et le Formalisme Russe : ainsi des problèmes de forme du langage
poétique, de l’évolution littéraire ». TODOROV, Tzvetan, « La ‘’poétique’’ de
Valéry », dans Cahiers Paul Valéry, 1970, p. 132.
167
TODOROV, Tzvetan, Théorie de la littérature. Textes des formalistes
russes, p. 21.
168
Cette comparaison est déjà faite chez Genette, ibid, p.260
166
55
aboutissent de chaque côté à plusieurs définitions différentes
et inconciliables du même objet. Ils répartissent de la même
façon les objets linguistiques en deux classes : du côté de la
communication pratique, on trouve les représentations linguistiques sans valeur autonome, et de l’autre côté les représentations linguistiques à valeur autonome. Pour Valéry, ces
dernières se réduisent à la poésie, tandis que pour les formalistes, la poésie n’est que l’exemple privilégié des systèmes à
valeur autonome.
II. 3. 3. 2. 2. 2 : Définition de la poésie
II. 3. 3. 2. 2. 2a Définition du langage poétique par son autotélisme.
Les formalistes établissent donc une dichotomie entre le
langage purement pratique, envisagé en lui-même comme un
moyen et non comme une fin (hétérotélique) et le langage
poétique, exemple de système linguistique autotélique:
« Les phénomènes linguistiques doivent être classés du
point de vue
du but visé dans chaque cas particulier par le
sujet parlant. S’il les utilise dans le but purement pratique de
communication, il s’agit du système de la langue quotidienne
(de la pensée verbale), dans laquelle les formants linguistiques [...] n’ont pas de valeur autonome et ne sont qu’un
moyen de communication. Mais on peut imaginer (et il existe
en réalité) d’autres systèmes linguistiques dans lesquels le
but pratique recule au deuxième plan (bien qu’il ne dispa-
56
raisse pas entièrement) et les formants linguistiques obtiennent une valeur autonome »169.
Valéry classe lui aussi les phénomènes linguistiques par
leurs buts, et établit la même dichotomie entre le langage
quotidien, purement pratique et le langage poétique, qui
trouve sa fin en lui-même:
« le langage est [...] de destination purement pratique. Or le
problème du poète doit être de tirer de cet instrument pratique
les moyens de réaliser une oeuvre essentiellement non pratique » 170.
« la plupart sont aveugles dans cet univers du langage; sourds
aux
mots
qu’ils
emploient.
Leurs
paroles
ne
sont
qu’expédients; et l’expression pour eux n’est qu’un plus court
chemin: ce minimum définit l’usage purement pratique de langage »171.
Valéry reprend la comparaison de Malherbe entre la prose
et la marche d’un côté, la danse et la poésie de l’autre:
« Aussi, parallèlement à la Marche et à la Danse, se placeront
et se distingueront en lui les types divergents de la Prose et de
la Poésie. Ce parallèle m’a frappé et séduit depuis longtemps;
mais quelqu’un l’avait vu avant moi. Malherbe, selon Racan, en
faisait usage. [...] La marche, comme la prose, vise un objet
précis. Elle est un acte dirigé vers quelque chose que notre but
est de joindre. [...] La danse, c’est tout autre chose. Elle est,
169
YAKOUBINSKI, L., cité dans TODOROV, Tzvetan, id., p. 39.
Oe., I, p. 1460. (Je souligne)
171
Id., p. 656.
170
57
sans doute, un système d’actes; mais qui ont leur fin en euxmêmes. Elle ne va nulle part »172.
La prose va droit, alors que la poésie fait un retour sur soi:
« Le vers régulier oblige l’espace à revenir sur lui-même.
[...] La littérature s’oppose à la poésie pour autant qu’elle [...]
ne manifeste une certaine courbure propre »173.
L’univers poétique est un monde autarcique, clos:
« Le monde du poème est essentiellement fermé et complet en
lui-même, étant le système pur des ornements et des chances
du langage »
174
.
Les indices de reconnaissance de ce langage sont globalement les mêmes pour Valéry et les formalistes.
1) Les deux théories promeuvent la matérialité verbale
du texte poétique. Pour les formalistes, « les sons divers ne
sont pas seulement les éléments d’une harmonie extérieure,
[...] ils ont en eux-mêmes une signification autonome »175.
« La notion de forme a obtenu un sens nouveau, elle n’est
plus une enveloppe, mais une intégrité dynamique et concrète
qui a un contenu en elle-même »176.
Valéry met aussi en exergue les éléments formels de la
poésie: le son, la musique, l’aspect « sensuel », physique du
172
Id., p. 1329-1330.
Cahiers, éd.C.N.R.S., VII, p. 78, et XVIII, p. 260, cité par PIETRA, Régine, Directions spatiales et parcours verbal, p. 393.
174
Id., p. 770.
175
EIKHENBAUM, B., La théorie de la ‘‘méthode formelle’’, dans TODOROV,
Tzvetan, id. p. 41.
176
Id., p.44.
173
58
poème passent au premier plan (cette idée était d’ailleurs déjà bien assimilée dans la poésie française symboliste) : « L’art
poétique conduit singulièrement à envisager les formes pures en ellesmêmes »
177
. « La poésie n’est en vérité que le sensuel du langage »178.
La poésie se définit alors par son travail sur la matière sonore de la langue, travail qui tend à rapprocher le texte de la
musique179.
Paul Ricoeur note que la poésie, pour Valéry, « comme fait
la sculpture, [...] convertit le langage en matériau, oeuvre
pour lui-même »180. A ce propos, Valéry dit aussi: « Poète, [...]
tu sais que le réel d’un discours, ce sont les mots, seulement, et les formes »
181
vers »
182
ou « Au premier plan, non le sens, mais l’existence du
.
Cette promotion de la matière verbale et la définition de la
poésie comme langage autotélique ( elle ne renvoie à rien qui
lui soit extérieur) oblige à reconsidérer le statut du sens en
poésie: Chklovski se demande si « dans le discours [...] poétique, les mots ont toujours un sens, ou si cette opinion est
177
Oe., I, p. 1451.
Cahiers, éd. C.N.R.S., XIII, p. 345, cité par PIETRA, Régine, Directions
spatiales et parcours verbal, p. 393.
179
Jean Malazeyrat souligne que Valéry est un des poètes qui a le plus usé
d’allitérations. La Jeune Parque a été composée sur le modèle d’un récitatif de
Gluck. Valéry s’essayait aussi à des symphonies littéraires, sans doute sous
l’influence de Wagner. De façon générale, Valéry compose ses poèmes à partir d’une musique préétablie: « Musicalisation a priori. Compositions formelles.
Andante, largo, presto, scherzo, contrastes et développements, [...] Et puis
trouver l’histoire qui donnera causes apparentes, nécessités naïves [...] à ces
modes et à ces formes -comme la rime engendre des idées. » (Cahiers, éd.
C.N.R.S., p.675, cité par DE LUSSY, Florence, A la recherche d’une morphologie généralisée, p. 18.)
180
RICOEUR, Paul, La métaphore vive, 1975, p. 283.
181
Oe., I, p. 1456.
182
Id., p. 667.
178
59
seulement une illusion et le résultat de notre manque
d’attention »183.
C’est là un point litigieux, puisque la définition qui est donnée pousse à affirmer que le langage poétique est un langage
sans sens, affirmation qui est cependant fondamentalement
aporétique, puisque le sens est « le trait essentiel du langage »184. C’est pour cela que les formalistes donneront une
deuxième caractéristique de ce langage et diront que la poésie réalise son autotélisme en étant plus systématique que le
langage pratique.
On trouve les mêmes ambiguïtés dans les textes de Valéry,
qui développe à la fois l’idée d’un sens accessoire: « le sens
littéral d’un poème n’est pas, et n’accomplit pas toute sa fin »
185
, ou
absent ou multiple, comme on l’a vu dans la comparaison entre la poésie et l’algèbre186. « le ‘‘sens’’ du mot poétique est
donc multiple, ou accessoire, ou à la limite absent; dans tous
les cas, la forme reste autonome, et vaut pour elle-même »187
écrit Genette à propos de Valéry.
Cependant les formalistes et Valéry parlent aussi d’un sens
généré par la forme. Donc, l’opposition entre fond et forme
n’est plus valide, parce que la forme génère elle-même du
fond: « le formalisme considère le contenu comme un des aspects de la forme »188. Valéry désapprouve aussi l’opposition
entre forme et contenu: « ce qu’ils appellent le fond n’est qu’une
183
cité par TODOROV, Le langage poétique des formalistes russes, p. 20.
TODOROV, Tzvetan, id., p. 21.
185
Oe., I, p. 1293.
186
ROUBAUD dit à ce propos: « Le sens de la poésie échappe à l’exigence
suivante du sens ‘‘tout ce qui n’a pas un sens, n’a pas non plus de sens’’ ».
(ROUBAUD, Jacques, L’invention du fils de Leopropes, p. 140.)
187
GENETTE, Gérard, Mimologiques, p. 241.
184
60
forme impure »
des effets »
190
189
, « ce fond n’est plus cause de la forme: il en est l’un
.
L’analyse que propose Valéry du vers racinien qui suit est à
ce propos intéressante :
« Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon coeur. [...] [Ce
vers] n’a aucun sens. Ce qu’il dit n’est rien à l’esprit. Par quoi
il est admirable - et essentiellement symbolique - car il introduit lumière simple, candeur, transparence, innocence par
l’heureuse alliance de monosyllabes (longs et brefs) qui obligent à une allure égale et modérée de la voix, laquelle impose
le ton, et par le ton, l’expression et l’état. Sa forme a autant
ou plus de sens que le résultat de l’opération de comprendre,
sur le sens des signes.[...] Le son du sens et le sens des sons
agissent »
191
.
En somme, le monosyllabisme du vers génère pour Valéry
les idées de transparence, candeur, simplicité, lumière. C’est
bien là l’idée de fond comme produit de la forme. On peut
remarquer en passant que Valéry voit une différence entre
syllabes longues et brèves, alors que le français ne fait pas de
différence phonologique entre les deux.
2) Un autre indice de reconnaissance du langage poétique
pour les formalistes est la surstructuration, le caractère
plus systématique du langage poétique par rapport au langage quotidien. L’oeuvre poétique, pour les formalistes, est
188
CHKLOVSKI, V., cité par GENETTE, Gérard, Figures I, p. 264. Cette
comparaison est déjà faite per Genette.
189
Oe., I, p. 657.
190
Oe., I, p. 710.
61
un discours surstructuré, où tout se tient: c’est grâce à cela
qu’on le perçoit en lui-même plutôt qu’il ne renvoie à un ailleurs192. A ce propos, le parallélisme n’est pas difficile: pour
Valéry, le langage poétique n’est pas seulement plus systématique que le langage ordinaire; il en est même la systématisation. La poésie est l’algèbre du langage, elle l’ordonne:
« [...] le langage du poète, quoiqu’il utilise nécessairement les
éléments fournis par ce désordre statistique, constitue, au
contraire, un effort de l’homme isolé pour créer un ordre artificiel et idéal, au moyen d’une matière d’origine vulgaire. »
193
.
L’idée de surstructuration de la poésie va de soi. Les idées
de constructions, de combinaisons, d’ordre, de cohérence sont
d’ailleurs des obsessions dans la poétique valéryenne. Pour
Valéry,
« la seule pensée de constructions [...] demeure [...] la plus
poétique des idées: l’idée de composition » 194. « Plus l’oeuvre
est littéraire, plus les relations possibles des mots deviennent
nombreuses »
195
.
La poésie multiplie les relations d’équivalence, pour augmenter la cohésion et par là l’autonomie de l’oeuvre. (Il rejoint ici certains textes de Jakobson).
191
Cahiers, éd. C.N.R.S., XVI, p.810., cité par DE LUSSY, Florence, A la recherche d’une morphologie généralisée, p. 12.
192
TODOROV, Tzvetan, id., p.21.
193
Oe., I, p. 1413.
194
Oe., I, p. 1564.
195
Cahiers, II, p. 283.
62
Adorno écrit à ce propos: « Tout un ensemble de questions
autour duquel tourne Valéry a pris aujourd’hui une place centrale dans le problème de la composition: le rapport de la
construction intégrale, poussant jusqu’à son terme l’idée de
l’autonomie de l’oeuvre, de son indépendance par rapport à
l’individu qui la reçoit, avec le hasard »196.
3) Jakobson voit l’autotélisme du langage poétique favorisé
par la motivation du signe, parce que les associations de
ressemblance (ici entre le son et le sens) renforcent le caractère
systématique
du
discours197.
La
question
de
l’hypothétique cratylisme de la poétique valéryenne a été bien
exposé par Genette, qui voit Valéry coincé « entre un très vif
parti pris formaliste et conventionnaliste, et une sorte de réflexe héréditaire de la valorisation de la mimésis »198. En effet, d’une part Valéry a une position beaucoup plus nette que
Mallarmé sur la question de l’arbitraire du signe, s’écartant du
cratylisme de celui-ci par un conventionnalisme affirmé, mais
d’autre part, l’idée de l’indissolubilité, d’une harmonie, d’un
accord du son et du sens en poésie est récurrente dans ses
textes. En même temps, Valéry se refuse à définir cette harmonie: « La puissance des vers tient à une harmonie indéfinissable entre ce qu’ils disent et ce qu’ils sont. Indéfinissable entre dans la définition »
199
. Genette conclut que cette idée « d’harmonie non dé-
finissable » fait s’achever la poétique valéryenne en aporie200.
196
ADORNO, Theodor, Les écarts de Valéry, p. 108.
TODOROV, Tzvetan, id., p. 23.
198
GENETTE, Gérard, Mimologiques, p. 295.
199
Oe., II, p. 637.
200
GENETTE, Gérard, id., p. 293.
197
63
(Il faut dire cependant que la poétique valéryenne ne se réduit pas en entier dans ces extraits).
J’aurais pour ma part tendance à croire que ces problèmes
sont aussi liés au flottement des définitions valéryennes du
fond et de la forme. Par exemple, Valéry (et les formalistes)
parlent de sens à la fois pour le sens littéral et pour l’idée
suggérée par la forme. D’autre part, la notion valéryenne de
forme est très extensible comme en témoigne cet extrait:
64
« [...] entendant par forme, ici 1) ce qui est imposé aux organes des sens par ce vers -phonie et motricité, durées etc.,
+2) ce qui est imposé à la conscience par les rapprochements
des résonances significatives des mots »201.
La forme recoupe donc à la fois le matériau verbal (sans
que l’on puisse vraiment savoir ce que Valéry entend par la
motricité et la durée du vers) et le sens résultant de la combinaison
sémantique
des
différents
mots
dans
le
vers.
L’harmonie entre le fond et la forme recouvre alors plus de
niveaux que le seul niveau signifiant-signifié: qu’est-ce que
l’harmonie entre ce que sont les vers: la phonie(1), la motricité(2), la durée(3), etc.., le sens dérivé des résonances significatives des mots(4) et ce qu’ils disent: le sens littéral(5),
le sens dérivé de la forme(6) (ce dernier est-il classé dans le
matériau ou dans le contenu?). On arrive déjà à 6 paramètres
qui nous donneraient 45 types d’harmonies différentes. Ces
calculs n’ont sans doute pas de sens, mais ils montrent que
ce n’est pas seulement l’harmonie qui est indéfinie, mais aussi les notions de « forme et de fond », « acte et matière », « pensée
et voix », « présence et absence », « forme sensible d’un discours et valeur d’échange en idées »202.
Quoi qu’il en soit, si théoriquement le néo-cratylisme de
Valéry
a
mauvaise
conscience
et
ne
peut
pleinement
s’affirmer, Valéry use allègrement du procédé de l’harmonie
imitative, et l’on peut penser que Valéry y voyait un moyen
d’augmenter la cohésion et la systématisation du discours. Ce
201
Cahiers, XVI, p.810, cité par DE LUSSY, Florence, A la recherche d’une
morphologie généralisée, p. 12.
202
Oe., I, pp. 658, 1333, 647.
65
serait donc bien un nouveau point de contact entre Valéry et
le formalisme russe, via Jakobson (c’est lui, je le rappelle, qui
voit l’autotélisme du langage poétique favorisé par les relations de ressemblance, et donc par la motivation du signe).
4). Le langage poétique rompt les associations automatiques de la langue quotidienne. D’une part, Jakobson chargeait la motivation du signe dans le langage poétique d’un
sens révolutionnaire: « dans les langages émotif et poétique,
les représentations verbales (phonétiques aussi bien que sémantiques) concentrent sur elles-mêmes une attention plus
grande, le lien entre le côté sonore et la signification devient
plus étroit, plus intime, et, en conséquence, le langage devient plus révolutionnaire, puisque les associations habituelles
de contiguïté reculent à l’arrière-plan »203. Pour Jakobson, le
langage poétique est révolutionnaire parce que motivé, à
l’opposé du langage quotidien « qui s’accommode bien des
relations de contiguïté (donc arbitraires) »204. Le langage poétique rompt l’association automatique entre un son et un sens
par sa motivation.
D’autre part, Eikhenbaum parle de rupture des associations
verbales habituelles dans le langage poétique: « la particularité principale de la sémantique poétique réside dans la formation de significations marginales qui violent les associations verbales habituelles »205.
203
JAKOBSON, Roman, cité par TODOROV, Tzvetan, id., p. 23. (Je souligne)
TODOROV, Tzvetan, ibid.. Les notions de contiguïté et de ressemblance,
utilisées par Kruszewski pour décrire les relations linguistiques, recouvrent la
dichotomie entre arbitraire et motivation.
205
EIKHENBAUM, B., La théorie de la méthode formelle, p. 62.
204
66
Si Valéry ne conçoit pas la motivation du signe comme la
rupture d’un automatisme, à l’instar de Jakobson, il rejoint
Eikhenbaum avec l’idée que la poésie est le lieu du refus de la
coutume linguistique:
« [...] Mallarmé [qui] se crée un langage presque entièrement
sien [...] refusant à chaque instant la solution immédiate que
lui souffle l’esprit de tous. Ce n’était point là autre chose que
se défendre [...] contre l’automatisme »206.
« J’estime qu’il faut désapprendre à ne considérer que ce que
la coutume et, surtout, la plus puissante de toutes, le langage,
nous donnent à considérer »207.
« Le style le plus voulu. Rupture méthodique des associations
et des formes toutes faites du langage »208.
Le langage mallarméen qui « évitait à chaque instant mes prévisions; qui s’interdisait de prendre des habitudes, qui rompait régulièrement les groupes endormis, endurcis, des idées implicites »209, comme
exemple de ce langage désautomatisé, a pour effet de
contraindre à regarder le texte comme tel, dans sa matérialité.
Mais Valéry s’éloigne des formalistes par les connotations
éthiques de son refus du langage commun, qualifié de grossier. La tradition est associée à la « paresse générale des intel-
206
Oe., I, p. 658. Kristeva voit dans la ‘subversion esthétique’ de Mallarmé
l’équivalent de l’anarchisme politique de l’époque: l’activité littéraire est vue
par Mallarmé comme un attentat anarchiste contre le dogme d’un langage
codifié.(KRISTEVA, Julia, La révolution du langage poétique, p. 433). Remarquons au passage que c ette lecture est déjà présente chez Lanson, xxxx, qui
n’est pas cité par Kristeva.
207
Oe., I, p. 1282.
208
Cahiers, I, p. 290.
209
VALERY Paul, Essai sur Stéphane Mallarmé, p. 118.
67
lects »
210
, et l’ «acte de génie » est défini comme « un zéro
d’habitude »
211
.
La rupture des associations automatiques, la promotion de
la matière verbale, la surstructuration et la motivation du signe constituent donc, pour les formalistes, des indices de reconnaissance du langage poétique défini comme autotélique.
J’ai montré que l’on retrouve aussi cette définition et ces indices dans les textes de Valéry.
II. 3. 3. 2. 2. 2b. Définition du langage poétique par sa perception.
Les formalistes donnent
une autre définition du langage
poétique, enchâssée dans la première (la poésie comme langage autotélique), et présente surtout dans les textes de
Chklovski. Cette deuxième conception s’attache à la perception du langage poétique plutôt qu’au langage lui-même: « La
perception artistique est celle lors de laquelle on éprouve la
forme »212.
Soit la perception du langage poétique aura sa fin en ellemême: il y a alors autotélisme de la perception. Soit cette
perception se verra attribuer une fonction.
II. 3. 3. 2. 2b. 1. Autotélisme de la perception.
210
Oe., I, p. 707.
Cahiers, I, p. 206.
212
CHKLOVSKI, V., cité par TODOROV, Tzvetan, id., p. 27.
211
68
Le langage poétique est un langage sur lequel on s’arrête;
pour Chklovski, « la langue poétique diffère de la langue prosaïque par le caractère perceptible de sa construction. On
peut percevoir soit l’effet acoustique, soit l’objet articulatoire,
soit l’aspect sémantique »213. Cette perception se suffit à ellemême: « Le procédé de perception en art est une fin en soi et
doit être prolongé »214.
Valéry lui aussi s’attache au processus de la perception de
la forme poétique par le lecteur, qu’il définit avant tout
comme le contraire de la perception de la prose (c’est-à-dire
du roman et du langage usuel)215. Pour lui, la forme codée
générant un univers poétique doit orienter le lecteur dans un
processus de perception particulier:
« [...] aussitôt que cette forme sensible prend par son propre
effet une importance telle qu’elle s’impose, et se fasse, en
quelque sorte, respecter, mais désirer, et donc reprendre alors quelque chose de nouveau se déclare: nous sommes inconsciemment transformés, et disposés à vivre, à respirer, à
penser selon un régime et sous des lois qui ne sont plus de
l’ordre pratique [...] Nous entrons dans l’univers poétique »
216
.
« La poésie [...] doit se produire [...] par soi seule, dans le
monde d’un esprit, comme le son pur tout à coup devient. Le
213
CHKLOVSKI, V., cité par EIKHENBAUM, V., id., p. 45-46
EIKHENBAUM, V., id., p. 45. (commentant Chklovski).
215
« L’état du lecteur de poèmes n’est pas l’état du lecteur de pures pensées (Oe., I, p.1336). » « [Il s’agit] d’introduire les esprits dans un univers de
langage qui n’est point le système commun des échanges de signes contre
actes ou idées (Oe., I, p. 1293). » « Les rimes, l’incision, les figures développées, les symétries et les images, tout ceci, trouvailles ou conventions, sont
autant de moyens de s’opposer au penchant prosaïque du lecteur (Oe., I, p.
1336.) ».
216
Oe., I, p.1326.
214
69
son pur tout-à-coup s’impose et se dilate, il abolit le bizarre
babil des paroles humaines »
217
.
Cette perception singulière qui définit ici la poésie pour Valéry n’a aucune autre fonction qui soit extérieure à ellemême. Elle tend à se prolonger et à se faire reproduire: « La
poésie se reconnaît à cette propriété qu’elle tend à se faire reproduire
dans sa forme: elle nous excite à la reconstituer identiquement »
218
.
Pour les formalistes, « le procédé de la forme difficile augmente la difficulté et la durée de la perception »219. Pour Valéry, parallèlement, la forme usuelle empêche de percevoir le
langage même, et la poésie, « qui tourmente noblement le cours
naturel et plat de l’expression »220 force à se retourner sur le lan-
gage lui-même.
« La syntaxe usuelle apparaissait [à Mallarmé] n’exploitant
qu’une partie des combinaisons compatibles avec les règles:
celles dont la simplicité permet au lecteur de voler de l’oeil sur
la ligne et de savoir ce dont il s’agit, sans percevoir le langage
même, pas plus qu’on ne perçoit le timbre d’une voix qui nous
parle d’affaires »
217
221
.
Oe., II, p. 1367.
Oe., I, p. 933.
219
EIKHENBAUM, ibid.
220
Cahiers, éd.C.N.R.S., V, p. 444, cité par PIETRA, Régine, Directions spatiales et parcours verbal, p. 394.
221
Oe.,I, p. 709.
218
70
II. 3. 3. 2. 2b. 2. Fonctionnalisme de la perception.
Aux côtés d’une conception autotélique de la perception, les
formalistes livrent une autre définition du langage poétique
par la perception, mais qui renonce à l’autotélisme: la fonction de l’art est de renouveler notre perception du monde. La
mise en avant de la forme, le procédé de la forme difficile et
l’étrangeté du langage poétique bloquent notre reconnaissance automatique des choses et invitent à sentir, à voir
vraiment le monde, sensation et vision qui sont généralement
oblitérées par notre intellection automatique du monde. Notre
représentation du réel est enrichie par la poésie. L’opposition
entre langage pratique et langage poétique ne se partage plus
entre hétérotélisme et autotélisme, mais entre abstrait et
concret, intelligence et sensibilité, pensée et monde. Todorov
interprète cette conception comme une référence implicite à
l’esthétique
de
l’impressionnisme,
selon
laquelle
l’art
s’attache à la représentation des impressions et des perceptions plutôt qu’à l’essence des choses222. Jakobson a bien
montré que le « désordre » ou l’étrangeté en art « sont motivés par un rapprochement vers la réalité »223. Cette idée de la
poésie ne peut alors plus être assimilée à l’autotélisme, c’està-dire l’absence de fonction externe224. Cette contradiction
formaliste trouve un étrange écho dans une étude valéryenne: « Comment [...] la poésie peut-elle [...] n’avoir de fin
222
TODOROV, Tzvetan, Le langage poétique, p. 27.
JAKOBSON, Roman, Du réalisme artistique, p. 100.
224
TODOROV, Tzvetan, id; p.28.
223
71
qu’en elle-même et ouvrir harmonieusement la conscience sur
le monde? » se demande Combe225. On trouve en effet chez
Valéry à côté d’une conception autotélique de la poésie cette
idée de la poésie comme renouvellement de la perception du
monde, par la représentation des impressions et des sensations, tout comme chez Chklovski. Analysons ceci d’un peu
plus près.
Comparons Chklovski :« L’image poétique est un moyen
pour intensifier l’impression. [...] L’image poétique est l’une
des manières pour créer la plus forte impression. En tant que
telle [...], elle est égale à toutes les manières dont on dispose
pour augmenter la sensation de la chose; les mots ou même
les sons de l’oeuvre peuvent également être des choses »226,
et Valéry (déplorant les objets de la critique poétique) :
« Que fait-on de ce qui s’observe immédiatement dans un
texte, des sensations qu’il est composé pour produire? »
227
ou
« [Les productions artistiques] se donnent à nous à titre de
compléments d’un système d’impressions ressenti comme insuffisant ».
228
ou
225
COMBE, Dominique, Lire la poésie,lire le roman pour Valéry. Une phénoménologie de la lecture, p. 63.
226
CHKLOVSKI, V., pp.9-10, cité par TODOROV, T., p.29.
227
Oe., I, p.1289. (Je souligne)
228
Oe., I, p.1314.
72
« Le devoir, le travail, la fonction du poète sont de mettre en
évidence et en action ces puissances de mouvement et
d’enchantement, ces excitants de la vie affective et de la sensibilité intellectuelle qui sont confondus dans le langage usuel
avec les signes et les moyens de communications de la vie ordinaire et superficielle. »
229
Valéry s’est d’autre part souvent interrogé sur la nature et
le fonctionnement des sensations. Cette matière entrait pour
lui d’emblée dans le champ d’étude de la poétique (« La poésie
et les arts ont la sensibilité pour origine et pour terme »)
230
. Le mot
« esthétique » le fait hésiter entre l’idée d’une « science du
beau » [...] et l’idée d’une « science des sensations »
231
.
Il ne faut donc pas s’étonner que son cours de poétique
comprenne une analyse de la sensibilité232, puisque « le poème
met en jeu directement notre organisme »
233
, et que
« la poésie doit s’étendre à tout l’être. Elle excite son organisation musculaire par les rythmes [...] car elle vise à provoquer
[...] l’unité extraordinaire qui se manifeste quand l’homme est
possédé par un sentiment intense qui ne laisse aucune de ses
puissances à l’écart .»
229
234
Oe., I, p. 611. (Je souligne)
Oe., I, p.1390.
231
Oe., I, p.1295.
232
BLANCHOT Maurice, Faux Pas,p.139.(Maurice Blanchot a suivi une partie
de ses cours de poétique).
233
Oe., I, p.770.
234
Oe., I, id., pp.1374-1375
230
73
Pour Chklovski, cette perception, cette sensation de l’objet
s’oppose à sa reconnaissance, à son intellection :« Le but de
l’image n’est pas de rapprocher sa signification de notre entendement, mais de créer sa ‘‘vision’’ et non sa ‘‘reconnaissance’’ »235.
Jauss voit dans l’essai de Valéry sur Léonard de Vinci une
description de « la fonction cognitive de la perception esthétique » qui rejoint l’idée de Chklovski: « Le principe de la ‘‘vision pure’’ nie donc d’abord, chez Valéry comme chez Fiedler,
le monde conceptualisé, avec son dictionnaire de significations connues d’avance, pour, ayant ainsi réduit le donné à sa
pure qualité visuelle, élargir ensuite notre connaissance du
monde en tant qu’apparence sensible [...] ».236
Il y a bien, pour Valéry comme pour Chklovski, l’idée d’un
blocage par l’image poétique de la reconnaissance automatique du monde, permettant d’accéder à une vision nouvelle et
enrichie du monde (je cite à nouveau Jauss à propos de Valéry): « Selon Valéry - ‘’notre perception est tellement émoussée par l’habitude due à la répétition quotidienne, que nous
ne voyons plus que ce que nous nous attendons à voir [...]’’ la perception esthétique [...] requiert [...] une vision libérée
par l’art du ‘‘déjà vu’’ de tout ce qui la détermine a priori à
l’insu du sujet et qui acquiert par le fait du langage la fixité
du cliché ».237
235
CHKLOVSKI, cité par TODOROV, ibid., p.29
JAUSS, Hans Robert, Pour une théorie de la réception, p.143. Pour Bakhtine, Fiedler est un « formaliste occidental » (TODOROV, T., Mikhaïl Bakhtine,
p. 63.)
237
JAUSS, H.R., id., p. 143
236
74
« Le premier essai sur Léonard développe [...] les conséquences de la vision créatrice, [...]. Qui veut avoir la perception
esthétique d’un tableau, c’est-à-dire accéder par la vision à
une connaissance nouvelle, doit résister à la tendance à identifier ou à reconnaître trop vite les objets et prendre conscience, au contraire , de la façon dont se constitue peu à peu
pour le spectateur un objet et donc une signification de la réalité visuelle »238. C’est aussi l’idée de Chklovski:
« La fin de l’art est de donner une sensation de la chose
comme vision, et non comme reconnaissance; [...] L’art est
une manière d’éprouver le devenir de la chose, ce qui est déjà
devenu n’importe pas à l’art. »239
Le parallélisme est si frappant qu’on pourrait se demander
si l’analyse jaussienne de Valéry n’est pas elle-même formaliste; mais d’autres auteurs retrouvent la même idée. Pour
Combe, par exemple, « la poésie [pour Valéry] rapproche le
lecteur du réel, et le met en accord avec lui dans une relation
de participation ». « La poésie est [...] résolument référentielle » « La clôture du langage poétique est donc la garantie
d’un ‘‘redéploiement’’ de la référence du monde »240
Ce blocage de la reconnaissance automatique du monde va
être réalisé pour les formalistes par la difficulté, la complexité, le côté oblique du langage poétique:
238
JAUSS, H.R., id., p.144
CHKLOVSKI, V., cité par TODOROV,T., p.29
240
COMBE, Dominique, op.cit., pp. 63,62 et 65.
239
75
« Ainsi le langage poétique est un langage compliqué, ralenti [...]. Ainsi, nous aboutissons à la définition de la poésie comme discours ralenti, oblique
».241
Valéry voit aussi l’étrangeté comme moyen de se rapprocher
de la réalité:
« Toute vue des choses qui n’est pas étrange est fausse. Si
quelque chose est réelle, elle ne peut que perdre de sa réalité
en devenant familière »
242
.
Cet extrait est une belle illustration du réalisme artistique
tel que le définit Jakobson dans Du réalisme dans l’art: on
doit rendre l’art étrange pour le rapprocher du réel. « Les
adeptes de la nouvelle école considèrent les traits inessentiels
comme une caractéristique plus réaliste que celle dont usait la
tradition figée »243. Pour les réalistes, explique Jakobson, un
mot inhabituel rend l’objet plus sensible et aide à le voir.
C’est bien ce que dit Valéry: « il faut éviter le mot qui vient tout de
suite à l’esprit. Les poètes choisissent exprès les mots inexacts par rapport à leur imagination »
244
. (Adorno va même jusqu’à dire que,
pour Valéry, « l’écart est le garant de la vérité »245).
Valéry considère donc la difficulté comme inhérente au langage poétique. Cette complexité empêche le lecteur de ré241
CHKLOVSKI, V., cité par TODOROV, T., op.cit., p.28.
Oe., II, p. 501.
243
JAKOBSON, Roman, id., p. 102.
244
Cahiers, II, p.105.
245
ADORNO, Theodor, Les écarts de Paul Valéry, p. 108. Adorno continue
ainsi: « Il contredit brutalement la vue de la vérité qui est celle du sens commun. La conscience critique de la banalité comme tromperie est celle de
l’artiste conservateur ».
242
76
duire le texte à un message informatif pur et simple, et d’y
reconnaître le monde déjà connu:
« Victor Hugo savait bien, et nous démontre par toute son
oeuvre, que l’expression directe ne peut être, en poésie,
qu’une singularité, et que le règne de l’expression directe,
dans un texte, équivaut à la suppression totale de la poésie.
».
246
« Le poète dispose des mots tout autrement que ne fait l’usage
et le besoin. Ce sont les mêmes mots sans doute, mais point
du tout les mêmes valeurs. C’est bien le non-usage, le nondire ‘‘qu’il pleut’’ qui est son affaire. »
247
« [...] la poésie serait impossible si elle était astreinte au régime de la ligne droite. On vous enseigne : dites qu’il pleut, si
vous voulez dire qu’il pleut !
Mais jamais l’objet d’un poète
n’est et ne peut être de nous apprendre qu’il pleut [...]. Ce
n’est que par une confusion grossière des genres et des moments que l’on peut reprocher au poète ses expressions indirectes et ses formes complexes. On ne voit pas que la poésie
implique une décision de changer la fonction du langage. »
248
Cette fonction du langage, il me semble, est notamment de
rapprocher du réel. Dans l’extrait suivant, on voit clairement
le lien entre langage simple et insensibilité (versus langage
complexe et monde sensible) :
« Toutes les fois que la parole montre un certain écart avec
l’expression la plus directe, c’est-à-dire la plus insensible de la
246
247
Oe., II, p.776.
Oe., I, p.123.
77
pensée, toutes les fois que ces écarts font pressentir, en quelque sorte, un monde de rapports distinct du monde purement
pratique, nous concevons plus ou moins nettement la possibilité d’agrandir ce domaine d’exception, et nous avons la sensation de saisir ce fragment d’une substance noble et vivante qui
est peut-être susceptible de développement et de culture, et
qui, développée et utilisée, constitue la poésie en tant qu’effet
de l’art. »
249
On peut à mon avis conclure après ces parallélismes que la
poétique de Valéry peut être classée dans la catégorie des
théories para-ornementales, où l’on trouve aussi les formalistes.
II. 3. 3. 3. La poésie comme métaphysique biologique.
Mais il y a une différence à souligner : si, pour les formalistes et parfois pour Valéry, l’étrangeté des faits dans la poésie concourt à la reconnaissance du monde tel qu’il est, chez
Valéry, elle concourt
aussi à l’exploration d’un monde incon-
nu, nouveau (de sensations inconnues, exceptionnelles). On
rejoint ici l’idée de la poésie comme instrument de découverte
du chapitre précédent :
« Mais émouvoir par des formes et des objets dont l’art s’est
fait des formes émouvantes, repousser la simulation, ne se
fonder ni sur la crédulité ni sur la niaiserie, ne pas spéculer sur
les réactions les plus probables, c’est le dessein le plus ferme
et le plus profond que l’artiste puisse concevoir. Il ne sollicite
248
249
Id. p.1372. C’est à La Bruyère que Valéry fait référence.
Id., p.1457. (Je souligne)
78
que les larmes et la joie les plus difficiles, celles qui se cherchent une cause et qui ne la trouvera point sans l’expérience
de la vie. »
250
« Le poète moderne essaye de produire en nous un état [...]
exceptionnel. »
251
« Les vers [...] ne parlent jamais que de choses absentes et
secrètement ressenties. »
252
« L’objet même de l’art et le principe de ses artifices, il est
précisément de communiquer l’impression d’un état idéal dans
lequel l’homme qui l’obtiendrait serait capable de produire
spontanément, sans effort, sans faiblesse, une expression magnifique et merveilleusement ordonnée de sa nature»
253
« L’art nous donne [...] le moyen d’explorer à loisir la part de
notre propre sensibilité, qui demeure limitée du côté du réel. »
254
Ici, le langage n’a plus pour fonction de « dérouiller », et
donc d’enrichir notre perception du monde (de faire voir les
choses comme pour la première fois). Il devient l’instrument
de découverte d’un monde de « choses absentes », « secrètement ressenties », « d’état exceptionnel », « idéal », en
dehors de l’expérience de la vie. Valéry se départit alors du
projet théorique de la poétique formaliste, pour s’engager
plus franchement dans une conception de la poésie par son
250
Id.,
Id.,
252
Id.,
253
Id.,
251
p.676.
p.1274
p.1324.
p. 1378.
79
contenu (à laquelle pouvait déjà se réduire, on l’a vu, les
théories
para-ornementales):
elle
devient
le
mode
d’expression exclusif du vrai et de l’inconnu. C’est ce que
retient Alain Rey, pour qui la fonction du poète selon Valéry
est de « fabriquer le message inouï pour lequel il n’y a pas encore de
code »
255
. Et en effet, Valéry envisage parfois la poésie comme
expression des choses presque ineffables:
« La capture et la réduction des choses difficiles à dire [...]
sont à mes yeux les objets suprêmes de notre art »
256
ou encore :
« La poésie a pour objet spécial, pour domaine véritablement
propre, l’expression de ce qui est inexprimable en fonctions finies de mots . L’objet propre de la poésie est ce qui n’a pas un
seul nom, ce qui en soi provoque et demande plus d’une expression, ce qui suscite pour son unité devant être exprimée,
une pluralité d’expressions. »
257
Un élément qui va aussi dans le sens d’une définition de la
poésie comme expression de la vérité et de l’inconnu est le
ton mystique et religieux des discours valéryens sur la
poésie: ceci s’explique en partie par la référence mallarméenne et symboliste. Valéry a pourtant accusé Mallarmé
d’avoir mêlé « une mystique à sa notion de ‘‘transformations
254
Id., p.1389.
REY, Alain, La conscience du poète. Les langages de Paul Valéry, p.125.
256
Oe., I, p.1500.
257
Id., p.1450
255
80
verbales’’ -à l’état pur »258. Mais ses propres
textes n’y
échappent pas:
« Cette vérité révélée [à Mallarmé] devait, je pense, instituer
une connaissance inouïe de la poésie »
259
, « c’est là une limite
du monde qu’une vérité de cette espèce. Il n’est pas permis de
s’y établir, [...] la flamme est inhabitable, et les demeures de
la plus haute sérénité sont nécessairement désertes. »
Les poètes sont comparés à des dieux261, ou aux
de la plus pure beauté »
262
260
« dévots
. Ils sont « une espèce singulière de traduc-
teur qui traduit le discours ordinaire, modifié par une émotion, en ‘‘langage des dieux’’ [...] »
que »
264
263
. Mallarmé est comparé à un « dieu uni-
, la poésie est appelée « déesse »265 ou est « assimilée à
Dieu même »
266
, des « problèmes de poésie [...] sont analogues aux
problèmes [...] dans le domaine de la théologie »
267
, la poésie est
comparée à une « mystique singulière et dévorante », « sublimation
du langage » , à l’appui de laquelle « se peuvent invoquer tous les
usages de la parole [...] qui n’ont de sens que par référence à un univers
tout spirituel, de même nature profonde que l’Univers poétique : la
prière,
258
l’invocation,
l’incantation
[...] »
268
.
Henri
Brémond
a
Cahiers, éd. Pléiade, II, p. 1134.
Oe., I, p.707.
260
Id., p.1275
261
Id., p.647.
262
Id., p.1274.
263
Id., p.213
264
Id., p.620.
265
Id., p.1269
266
Id., p. 1283 et Oe.,II, p.679.
267
Id., p. 1458.
268
Id., p. 708, ou encore: « Chez Hugo, chez Mallarmé et quelques autres,
paraît une sorte de tendance à former des discours non humains, et en quelque manière, absolus, -discours qui suggèrent je ne sais quel être indépendant de toute personne, -une divinité du langage, -qu’illumine la ToutePuissance de l’ Ensemble des Mots. (VALERY, Oe., II, p.635.
259
81
d’ailleurs rapproché « l’expérience poétique et l’expérience
mystique » chez Valéry269. La précision et la nécessité du langage poétique pour Valéry seraient, selon Brémond, les
moyens « d’ouvrir les portes du mystère »270. Valéry s’est d’ailleurs
opposé à cette interprétation271, mais il n’empêche, constate
Combe, « qu’il est difficile de ne pas voir de connotation ‘’morale’’ », et j’ajoute ‘’religieuse’’, « à cette notion si controversée de poésie pure. »272
Une autre idée corroborant cette conception de la poésie
comme vecteur de la vérité est l’idée que la poésie est à
l’origine du langage273. « Les très anciens langages étaient nécessairement poésie et ne pouvaient pas ne pas l’être », « toutes les phrases
chantaient »
274
. Ce langage utilisait de façon conjointe le chant,
le geste et le sens: « Au début, on doit trouver le langage non différencié - et agissant par son chant, son mouvement, autant que par ses
propriétés significatives. »
275
. Le langage originel était chant, puis
il y a eu « séparation des paroles et de la musique, l’arborescence de
chacune [...] »
276
. Dans cette optique, la poésie qui opère une
union mystique entre le son et le sens, entre musique et langage, devient une tentative de recouvrement de cette langue
originelle.
269
BREMOND, Henri, La poésie pure, p.61.
Id., p.67.
271
« Je rappellerai seulement à quels curieux excès d’interprétation ces
deux mots de poésie pure que j’ai eu le malheur d’écrire, un certain jour, ont
conduit tant d’esprits excellents et instruits » VALERY, Oe., I, p.766.
272
COMBE, Dominique, id., p.60
273
Valéry utilise l’image biblique de chute pour parler de la prose par rapport à la poésie.(Oe., I, p.647).
274
Cahiers, éd.C.N.R.S., VIII, p.167, cité par PIETRA, Régine, Valéry et les
figures de rhétorique, p.183.
275
Id., X, p.765, cité par PIETRA, Régine, ibid.
276
Oe., I, p.1184.
270
82
Une lecture bakhtinienne de la poétique de Valéry permet
de comprendre cette analogie : Valéry aboutit à cette consécration de la poésie comme vecteur de la vérité parce qu’elle
est le genre le moins dialogique , c’est-à-dire, en d’autres
mots, que la poésie est le genre qui tend à autonomiser sa
parole des discours d’autrui (qui traversent tout le langage
pour Bakhtine). Or Valéry, qui regroupe tous ces discours extérieurs quels qu’ils soient, dans le concept de « langage
commun », considère celui-ci comme vecteur d’erreur, justement à cause de son caractère socio-historique et de son histoire arbitraire:
« ce langage ordinaire, cet ensemble de moyens si grossiers
que toute connaissance qui se précise le rejette pour se créer
ses instruments de pensée, cette collection de termes et règles
traditionnelles et irrationnelles, modifiés par quiconque, bizarrement introduits, bizarrement interprétés, bizarrement codifiés »277
L’analogie entre la poésie et le langage originel n’est donc
pas étonnante puisqu’ils sont tous deux exempts du poids des
discours d’autrui, et donc plus vrais (parce que, pour Valéry,
les discours d’autrui falsifient sa pensée).
Pour Lechantre, « Valéry souhaite un retour à l’origine, il y
a
dégénération
de
la
poésie
quand
elle
s’éloigne
du
chant »278. Deguy note aussi cette vision du poème comme
277
Oe., I, p. 1368.
LECHANTRE, Michel, P(h)o(n)étique, p.103, qui cite Valéry : « La littérature depuis le romantisme s’est éloignée de plus en plus de la parole et du
chant, pour donner d’une part, des fascinations étranges et artificielles tout à
fait improbables dans une bouche humaine [...] et d’autre part, les balbutie278
83
une survivance des temps anciens et rapproche cette idée de
Vico.279
Ces trois conceptions de la poésie, 1) expression de l’inouï,
suscitant chez le lecteur des sensations exceptionnelles,
2)
parole mystique, 3) langage originel, éloignent Valéry d’un
projet proprement linguistique qui était celui des formalistes
pour l’engager dans une conception qui apparaît comme un
avatar de la conception romantique . Toutes ces idées sont,
en effet, déjà développées par les romantiques (par exemple,
la prose comme langage déchu, incapable d’un rapport authentique à l’être versus la poésie comme langage motivé et
autotélique, expression directe de l’intériorité de l’âme et de
l’être du monde280, la poésie comme langage originel chez Vico).
Peut-être que l’idée de poésie comme machine à produire
des sensations exceptionnelles est une traduction moderne de
l’idée romantique de poésie comme expression de l’intériorité
de l’âme. L’aspect transcendantal de la poétique romantique voir la poésie comme expression symbolique de l’Etre dans
son essence281- se retrouverait chez Valéry, mais traduit en
termes de sensations. La sensation chez Valéry équivaudrait à
ments, rugissements, cris [...] Dans les deux cas, la modulation s’est perdue
et la divine continuité de la phrase » (Cahiers, éd. C.N.R.S., VI, p.769 )
279
DEGUY, Michel, La dernière Phrase, p.193. Il cite à ce propos cet extrait:
« Ce que nous appelons poésie n’est précisément que ce qui nous reste d’une
époque qui ne savait que créer. Toute poésie dérive d’une époque de connaissance créative naïve et s’est détachée peu à peu d’un état premier et spontané où la pensée était fiction dans toute sa force. J’imagine que cette puissance s’est progressivement affaiblie dans les ‘’villes’’ ». (VALERY, Oe., I,
p.219)
280
Dictionnaire philosophique, P.U.F., Tome 2, p.1973, (article « Poétique »).
281
Ibid.
84
l’essence et à l’intériorité de l ’âme des romantiques.282 ». On
comprendrait alors pourquoi Valéry parle de poésie en termes
de métaphysique biologique283.
II. 4
Critique bakhtinienne de la poéti-
que valéryenne
Après avoir souligné les différences entre Valéry et les formalistes, et avoir dégagé une nouvelle option théorique de la
poétique Valéryenne à partir de ces différences, je voudrais
revenir aux formalistes en montrer en quoi la critique que
Bakhtine leur a adressée peut être transposée avec intérêt
sur la poétique valéryenne. Pour cette critique bakhtinienne
de Valéry, je me servirai d’un texte de Bakhtine et du travail
de Todorov sur ce dernier284.
II.4. 1. L’empirisme formaliste et valéryen.
Selon Bakhtine, les sciences humaines souffrent d’un complexe d’infériorité à l’égard des sciences naturelles, et en voulant s’aligner sur ces dernières elles sacrifient leur spécificité
(l’étude du sujet), et cherchent à lui substituer une réalité
282
« Le plus profond, c’est la peau » (référence) exprime bien, à mon
avis, cette traduction de l’intériorité romantique en termes sensualistes.
283
Cahiers, éd. C.N.R.S., XXIX, p.50, cité par DE LUSSY, Florence, Une
morphologie généralisée, p.30.
284
BAKHTINE, Michaïl, Discours poétique et discours romanesque, dans
TODOROV, Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique.
85
plus tangible.285 Dans les études littéraires, on dispose pour
ce faire de deux sortes d’objets empiriques: soit on réduit le
texte à sa matérialité (c’est l’empirisme objectif), soit on le
dissout dans les états psychiques (qui le précèdent et qui le
suivent) des producteurs ou consommateurs du texte (c’est
l’empirisme subjectif). L’empirisme objectif est illustré par les
formalistes, qui veulent réduire l’oeuvre à ses structures linguistiques, et qui ne saisissent le langage que dans les formes
produites, et pas dans les forces productrices. Dans ce sens,
Valéry suit les formalistes, puisqu’il cherche à autonomiser
l’oeuvre du sujet, à faire disparaître le sujet qui doit devenir,
selon Köhler, « une machine de verre » dans la production
d’un art conscient286:
« Toute oeuvre est l’oeuvre de bien d’autres choses qu’un auteur »287,
« Ce qui fait un ouvrage n’a pas de nom. »288,
« Le véritable ouvrier d’un bel ouvrage n’est positivement personne »289,
et qu’il s’arrête lui aussi avant tout sur les marques linguistiques du texte, en non sur les intentions de celui-ci.
L’empirisme subjectif, « qui dissout le texte dans les états
psychiques (qui le précèdent et qui le suivent) que ressentent
ceux qui produisent ou perçoivent un tel texte »290 est aussi
285
Je me base ici sur les pages 34-38 de Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique, de Todorov.
286
KÖHLER, Harmut, Paul Valéry. Poésie et connaissance. L’oeuvre lyrique à
la lumière des Cahiers, p. 129.
287
Oe., II, p.629.
288
Id., p.803.
289
Id., p.483.
290
TODOROV, Tzvetan, id., p. 35.
86
illustré par les formalistes. Voici l’analyse bakhtinienne de cet
empirisme subjectif formaliste:
« Affirmer que l’oeuvre cherche à être ‘‘ressentie’’, revient
à appliquer la pire espèce de psychologisme, car ici le processus psycho-physiologique devient quelque chose qui se suffit
absolument à lui-même, dépourvu de tout contenu, c’est-àdire de tout attachement à la réalité objective. L’automatisme
comme la perceptibilité ne représentent pas des traits objectifs de l’oeuvre; ils ne sont pas dans l’oeuvre même, dans sa
structure.
Les
formalistes
ont
raillé
ceux
qui
cherchent
‘’l’âme’’ et le ‘‘tempérament’’ dans l’oeuvre littéraire, mais
eux-mêmes
recherchent
en
elle
une
capacité
psycho-
physiologique à produire des excitations »291.
Rechercher
dans
l’oeuvre
une
capacité
psycho-
physiologique à produire des excitations est aussi le fait de
Valéry, pour qui la poésie est une « machine à produire des états
poétiques au moyen des mots »
292
, et pour qui le texte doit « modi-
fie[r] les esprits [...] provoquant les combinaisons qui étaient en puissance dans telle tête »
293
. Il utilise souvent des métaphores
scientifiques pour décrire l’objet littéraire:
« Il existe des corps assez mystérieux que la physique étudie
et que la chimie utilise; je songe toujours à eux quand je
pense aux oeuvres de l ’art »294.
291
BAKHTINE, Mikhaïl, La méthode formelle en études littéraires, p.202, cité par TODOROV, Tzvetan, id., p.37.
292
Oe., I, p. 1337.
293
Id., p. 1512.
294
Oe., I, p.1512.
87
« Restituer
l’émotion
poétique
à
volonté
est
analogue
à
l’opération du chimiste qui s’applique à reconstruire le parfum
d’une fleur »295
Bakhtine envisage, lui, l’objet littéraire comme un produit
imprégné du sujet, se plaçant contre cette « empirisation de
l’objet esthétique ».
II. 4. 2. Le refus valéryen de l’orientation dialogique.
« Mes points de vue n’ont rien de social. Je suis au fond très sociable, mais
pas
du
tout
social »
(Cahiers,
II,
p.248)
La théorie bakhtinienne peut aider à comprendre la prédilection exclusive de Valéry pour la poésie, sa disqualification
du roman et sa fascination pour les langages mathématiques.
Je pense que l’on peut relire avec profit ces trois données valéryennes avec les concepts bakhtiniens de polyphonie et de
dialogisation. En gros, Bakhtine met l’accent sur la dimension
sociale du discours et sur son orientation dans le déjà-dit:
tout discours touche à « des milliers de fils dialogiques vivants, tissés par la conscience socio-idéologique autour de
l’objet de l’énoncé »296, et pour se frayer un chemin vers son
sens et son expression, il traverse un milieu d’expressions et
d’accents étrangers, autrement dit, il est orienté dialogique-
295
296
Id., p.1362.
BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, p.100.
88
ment. Le langage est « idéologiquement saturé »297. Je crois
qu’on peut interpréter le projet valéryen comme une tentative
de débarrasser le langage de tout son poids idéologique, de
faire disparaître toutes les voix qu’il charrie, pour forger un
idiolecte qui soit vidé de toute subjectivité et en faire un instrument de connaissance objectif:
« Les mots ont passé par tant de bouches, par tant de phrases,
par tant d’usages et d’abus que les précautions les plus exquises s’imposent pour éviter une trop grande confusion dans nos
esprits, entre ce que nous pensons et cherchons à penser, et
ce que le dictionnaire, les autres, et, du reste, tout le genre
humain, depuis l’origine du langage, veulent que nous pensions... » 298.
Cet extrait témoigne à mon avis de la volonté valéryenne
de se démarquer de l’idéologie et du polylinguisme (cf. « tant
de bouches ») dont la langue est imprégnée et qui induit le
lecteur en erreur:
« la pensée qui émane de [ma] vie ne se sert jamais avec ellemême de certains mots, qui ne lui paraissent bons que pour
l’usage extérieur: ni de certains autres, dont elle ne voit pas le
fond, et qui ne peuvent que la tromper sur sa puissance et sa
valeur réelles. »
299
La dimension sociale du langage le falsifie:
297
Id., p.95.
Oe., I, p. 1318.
299
Id., p. 1319.
298
89
« Il faut tenter de s’arrêter en d’autres point que ceux indiqués
par les mots, -c’est-à-dire par les autres ».
300
Refuser les voix sociales et historiques du langage est évidemment un corollaire de la volonté de faire du langage un
instrument de connaissance objectif (du fonctionnement psychique, par exemple).
« Dès que le langage intervient, la ‘’Société’’ s’interpose entre
nous-mêmes et nous (mais ce nous en est modifié) »
301
.
Pour Jarrety, qui commente cet extrait, la modification qui
s’exerce, par le langage, sur la pensée, conduit à une « déchirure de soi à soi et d’un pouvoir anonyme que l’on subit »302.
En somme, Valéry refuse ce langage saturé de voix sociales et
historiques, parce qu’il y voit une prise de pouvoir sur sa propre pensée. La seule solution est évidemment la création de
son propre langage:
« Le plus beau serait de penser dans une forme qu’on aurait
inventée » 303,
« le puissant esprit pareil à la puissance politique, bat sa propre monnaie, et ne tolère dans son secret empire que des pièces qui portent son signe »
304
.
Il y a là clairement, pour parler en termes bakhtiniens, un
refus de l’orientation dialogique du discours.
300
Id., p. 1282.
Cahiers, éd. C.N.R.S., XXVIII, p.240, cité par JARRETY, Michel, Valéry
devant la littérature, p. 85.
302
JARRETY, Ibid.
303
Oe., II, p. 649.
301
90
II. 4.2.1. Les langages mathématiques
Il n’est pas étonnant, dans cette optique, que Valéry soit
fasciné par les langages mathématiques, qu’il définit comme
« la science des choses qui se réduisent à leur définition »305,
« une manière de penser -une pensée -la seule -qui soit ce
qu’elle représente et qui représente ce qu’elle est »306.
Comme l’écrit Bakhtine, « les langages mathématiques sont
des langages sans voix, qui ne reconnaissent aucunement le
discours
comme
objet
d’une
orientation »307.
Bakh-
tine/Volochinov a d’ailleurs analysé ces analogies entre mathématique et stylistique dans un article sur Vinogradov (un
formaliste): l’oubli du fondement socio-historique du discours
de ce dernier ( oubli qui se retrouve chez Valéry) se manifeste
selon Bakhtine dans une vision linguistique proche de celle de
Leibniz se rapportant à la lettre de Descartes à Mersenne traitant de la langue universelle308; établissant une analogie entre système linguistique et système mathématique, où « le
langage apparaît donc comme une invention consciente de
l’homme, et le progrès du langage [...] est mis en parallèle
avec la complexité de plus en plus grande de l’édification méthodique des mathématiques. Ainsi, chez Condillac et Mauper304
Id., p. 640.
REY, Alain, La conscience du poète, p. 125.
306
VALERY, Paul, cité par BOUVERESSE, Jacques, Valéry, le langage, la logique, p. 241.
307
BAKHTINE, Mikhaïl, Le discours dans le roman, p.163, cité par TODOROV, Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, p. 29.
308
BAKHTINE, Mikhaïl, Les frontières entre poétique et linguistique, p. 264.
Volochinov est le signataire de l’article, mais Bakhtine en est sans doute le
(co)auteur.
305
91
tuis, [...] tous les phénomènes de la nature et tous les phénomènes du langage doivent être ainsi ramenés à une formule mathématique »309. Pour Bakhtine, dans les conceptions
cartésiennes et leibniziennes du langage, qui se retrouvent
selon lui chez les formalistes, « le langage des ‘‘symboles’’
verbaux et le langage des symboles mathématiques représentent tous deux des systèmes fermés, rigoureusement analogues et à l’intérieur desquels agissent des déterminations
immanentes et spécifiques n’ayant rien de commun avec des
déterminations d’ordre idéologique »310. Pour Vinogrodov, -et
j’ajoute pour Valéry, - « l’oeuvre poétique est systématisée
de la même façon »311. Cette éviction de la détermination
idéologique du langage est aussi le fait de Valéry dans sa
poétique et explique son analogie entre poésie et mathématique.
II. 4. 2. 2. La Poésie.
On comprend aussi sa consécration du genre poétique, qui
est pour Bakhtine le genre le moins dialogique, où « le mot
oublie l’histoire de sa conception verbale contradictoire de son
objet, et le présent tout aussi plurilingue de cette conception »312.
Les
voix
sociales
et
historiques
de
la
langue
s’effacent en poésie. « [En poésie], le langage de l’oeuvre
309
Id., p. 265. C’est ici que se justifient les analogies que l’on a établi entre
Condillac et Valéry.
310
Ibid.
311
Ibid.
312
BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman,, p. 101.
92
créée est un instrument obéissant, totalement approprié à
son objet d’auteur »313.
II. 4. 2. 3. Le roman
On explique généralement que la disqualification du roman
par Valéry est due à la puissance d’illusion et à la part
d’arbitraire inhérentes, selon lui, à ce genre littéraire314. Les
textes en témoignent:
« J’ai l’impression d’avoir été joué, manoeuvré, traité comme
un homme endormi auquel les moindres incidents du régime de
son sommeil font vivre l’absurde, subir des supplices et des
délices insupportables »
315
[à propos de la lecture du roman]
et :
« Je n’aime entre les livres (et en général les oeuvres) que
ceux qui m’excitent à être plus moi. C’est précisément le
contraire qu’excitent les romans, et c’est pourquoi cette lecture
excite en moi la sensation de l’arbitraire -c’est-à-dire de mon
activité, au lieu de l’intérêt qui les faire adopter et suivre et vivre passivement (qu’on traduit par passionnément) »
316
On peut réinterpréter ce rejet de l’arbitraire dans le roman
comme une nouvelle conséquence du refus de l’orientation
dialogique de l’oeuvre. Comme l’explique Bakhtine: « le romancier ne connaît pas de langage seul et unique [...] il sait
que ce langage n’est pas signifiant pour tous ou incontesta313
Id., p. 108.
Par exemple COMBE, Dominique, Lire la poésie, lire le roman selon Valéry, pp. 59-70.
315
Oe., I, p. 1479.
314
93
ble »317. La singularité est extrêmement importante dans un
roman. « Un langage particulier
au roman représente tou-
jours un point de vue spécial sur le monde »318. On peut peutêtre supposer que le sentiment d’arbitraire qui gêne Valéry
recouvre cette singularité du langage romanesque. Valéry rejette le roman parce que son langage n’est pas absolu et nécessaire comme celui que conçoit l’écrivain en poésie. Ainsi,
c’est sans doute cette subjectivité du roman qui explique le
jugement suivant:
« Le roman est le comble de la grossièreté, on verra cela un
jour. Celui qui regarde du côté profond, du côté rigoureux le
voit déjà »
La
grossièreté
319
.
stigmatise
ici
soit
l’imperfection
soit
l’insolence du roman, mais c’est toujours une trop grande
présence de la subjectivité qui est mise en cause. Valéry a
même pensé écrire un roman dans son « langage absolu »,
qu’il aurait retraduit dans le langage commun:
« Si je faisais un ‘’roman’’, je traduirais d’abord [personnages
et scènes] en expression de mon système ‘’absolu’’ pour revenir ensuite au parler commun »320
On peut remarquer en passant que cette hypothèse de tous
les dialectes sociaux et littéraires dans la notion de langage
316
Cahiers, éd. Pléiade, I, p.204.
BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, p. 152.
318
Id. p. 153.
319
Cahiers, III, p. 306.
320
Cahiers, éd. C.N.R.S., XXII, p. 742, cité par JARRETY, Michel, Valéry devant la littérature, p. 339.
317
94
ou parler commun empêche Valéry d’envisager le roman
comme problème de la représentation littéraire du langage,
problème de l’usage du langage, qui fondent la stylistique du
roman selon Bakhtine. Valéry ne peut pas concevoir la multiplicité des représentations linguistiques, qui sont pour lui rassemblées dans le concept de langage commun. Valéry juge le
roman avec le seul critère du réalisme. La représentation de
la réalité ne peut pas passer par le langage commun, elle
exige un métalangage unique, qu’il a trouvé dans la poésie.
Cette critique valéryenne du roman est proche de celle que
Bakhtine appelle la stylistique traditionnelle, qui jugeait aussi
le roman à l’aune du discours poétique: « une opinion courante et caractéristique voit dans le discours romanesque une
sorte de lieu extra-littéraire, privé de toute élaboration particulière et originale. Ne trouvant pas dans ce discours la forme
purement poétique (au sens étroit) qu’on attendait, on lui refuse toute portée littéraire, et il apparaît, tout comme le discours courant ou savant, un simple moyen de communication,
neutre par rapport à l’art »321
321
BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, p.87.
95
III.
LE
TERRORISME
DANS
LES
CAHIERS
III. 1. LE LANGAGE DANS LES CAHIERS
III. 1. 1. Disqualification du langage
III. 1. 1. 1. Le rapport du langage au monde.
Les Cahiers s’interrogent surtout sur le rapport du langage
à la réalité. Le langage naturel est d’emblée discrédité parce
qu’il falsifie la connaissance du monde:
« Les erreurs et les contradictions n’ont lieu que par le langage et dans lui »
322
.
« Se garantir de l'erreur consiste à vérifier la conformité de
représentations. Mais cette vérification demande une analyse
encore plus explorée dans le cas général. »323
Cette falsification procède notamment de l’illusion de discontinuité et de hiérarchisation établie par le langage dans le
monde. Valéry condamne l’organisation du réel par la langue:
« Il faudrait trouver le moyen de distinguer ce à quoi le langage employé nous force lorsque nous faisons une théorie. J'ai
cherché cela.
[...]
322
323
Cahiers, I, p. 73.
Cahiers,IV, p. 105.
96
le langage fixe des commencements et des fins alors que cela n'existe pas dans la chose - il fixe de même des subordinations,
des dépendances qui
n'existent pas dans la vue des
choses. »
Cette discontinuité établie par la langue est à l’origine de
« l’illusion conceptuelle » 324, qui permet l’intellection du monde,
découpé fictivement en éléments discrets, mais qui empêche
de l’exprimer totalement: notre représentation du monde par
cet « instrument grossier »325est non seulement fausse, mais
aussi incomplète.
« J'appelle connaissance tout ce qui est -Le but de la connaissance est de se présenter elle-même à elle-même -c'est-àdire: Ce but ne peut jamais être atteint en effet - Ainsi nous
sommes conduits à examiner une question de limites. Présenter une totalité sur une portion. -Toute représentation
est incomplète -Toute restitution est limitée. Aspect de la totalité de la connaissance - -Cette totalité ne peut être exprimée. »326
« Dans bien des cas on
ne peut exprimer une chose qu'en la
donnant d'abord sous forme incomplète ou fautive et en donnant ensuite un correctif. Le langage est pavé de ça. »327
« Il faut remplacer les mots connus exprimant des choses
connues - souvent par d'autres, et pour se garder des erreurs
324
Id., p. 147.
Id., p. 252.
326
Id., p. 229.
327
Cahiers, III, p. 320.
325
97
d'habitude et de l'insuffisance individuelle de tous les symboles. » 328
Le langage produit et réifie une représentation discontinue et
fausse du monde :
« Un
objet
l’habitude »
n’est
329
qu’une
habitude
-
et
le
mot
consacre
.
III. 1. 1. 2. Le rapport du langage à la pensée.
Pour Valéry, le langage ne peut pas plus exprimer la pensée qu’il ne peut exprimer le monde:
« Se fier à la langue, à ses formes et à ses mots mène à mal
penser. »330
« Tout s’oppose à ce que la parole
la pensée .»
reproduise commodément
331
Les phénomènes mentaux332 sont réfractés par le langage,
qui n’est que le spectre de la pensée:
« Le langage en tant que classification des mots est un milieu réfringent pour les phénomènes mentaux. -Il les dispense
en mots et en ordre ou en spectres. - La phrase est un spectre
d’une idée .»333
328
Cahiers, I, p. 89.
Cahiers, IV, p. 251.
330
Cahiers, III, p. 312.
331
Cahiers, IV, p. 252.
332
Valéry parle indifféremment de pensée, de phénomènes mentaux et de
phénomènes psychologiques.
333
Cahiers, II, p. 108.
329
98
Il faut donc se méfier du langage, pour éviter de confondre mot et phénomène mental :
« Excellent de ne pas trouver le mot juste - cela y peut prouver qu'on envisage bien un fait mental, et non une ombre du
dictionnaire - [...]
Il ne faut jamais confondre le sens d'un mot et un fait mental même celui auquel le sens du mot s'appliquerait le mieux.
Y a-t-il d'autres faits mentaux que des ‘’sens de mots’’? - Voilà
qui est clair. »334
Il faut aussi, d’après lui, veiller à ne pas confondre pensée
et expression de la pensée des autres:
On n'évalue sa pensée que par rapport à l'expression de celle
des autres. »335
En définitive, selon lui, l ’expression linguistique mutile la
pensée:
« Le langage donne le résidu des opérations mentales »336
« L'ennemi, ô philosophe, c'est le langage Ô littérateur, c'est la pensée.
Penser trop fort, trop loin, trop ... exactement mène à mal
écrire.
L'écriture est faite de déformations et mutilations de la pensée. »337
334
Id, IV, p.166.
Cahiers, I, p. 140.
336
Cahiers, III, p. 129.
337
Cahiers, III, p. 312.
335
99
Le langage établit une nouvelle illusion de discontinuité,
dans la pensée cette fois:
« Dans le monde intérieur [...] rien n’est plus difficile que de
subdiviser et isoler -et nous voyons clairement une unité incessante et une transformation indéfinie. »338
La pensée continue est beaucoup plus riche que le langage
discontinu:
« Un mot, cela fait tenir sous un très petit volume des choses immenses et qui en sont toutes différentes. Cela est
comme la poudre. [...] On aurait d’abord une très faible chose
et puis une chose énorme -et surtout différente. »339
Valéry affirme d’ailleurs l’irréductibilité de la pensée:
« Penser ne peut être considéré ni dépeint. »340
On peut juste tendre à la représentation réaliste de cette pensée en s’écartant du langage ordinaire:
« Ma manière s’écarte beaucoup de l’usage, -mais surtout du
langage ordinaire- »341
« ..sur le chemin du comme on pense il faut écarter le comme
on parle »342
Il faut écarter le langage ordinaire parce qu’il « accommode notre vision à celle d’un autre »343, et que cette altérité corrompt:
338
Cahiers, IV, p. 280.
Cahiers, II, p. 132.
340
Cahiers, III, p.137.
341
Cahiers, IV, p. 74.
342
Id, IV, p. 76.
339
100
« Etre altéré, c’est devenir autre: se corrompre »344. L’idéal, c’est la
pensée pure, débarrassée de toute expérience linguistique:
« Si on savait lire! Si on osait simplement regarder les faits
purement mentaux et qu’on oublie toutes les relations de
l’expérience interne -si puissantes- mais alors on manquerait
de termes -Pourquoi? »345
Cette pensée pure, « naïveté terminale, dépourvue de tout alphabet et se mouvant sans le secours de l’intelligence »346 va au-delà de
la pensée verbale, qui n’a pas de lien avec l’esprit:
« Lorsque la pensée pense verbalement son action elle n'a pas
un caractère définitif. - Penser verbalement ne se suffit pas. En
effet il ne peut y avoir alors que des relations symboliques ou
mémoriales sans activité directe de l'esprit.
Aller plus loin. » 347
III. 1. 1.3. Le langage absolu
« Tout est à faire en langage clair. Sinon, je me roulerais toujours » (Cahiers, II, p. 136)
C’est pour combler ces écarts entre monde, pensée et langage que Valéry cherche un système qui « consiste à tout traduire dans un langage homogène, réaliste quant à l'esprit, et à opérer sur
ces données à l'aide des opérations légitimes, puissantes, seulement
343
Cahiers, IV, p. 198.
Oe., I, p.204.
345
Cahiers, IV, p.116.
346
Cahiers, IV, p.150.
347
Cahiers, III, p. 244.
344
101
mentales qui sont classées et déterminées. Il faut donc déterminer le dictionnaire et les opérations - Les opérations doivent être à expansion totale, à toute puissance de façon à donner d'abord l'ensemble des résultats possibles étant donnés les éléments en présence. »348
Ce langage fournirait « un signe adéquat et unique et uniforme
[...] à chaque état de connaissance »349, et serait une généralisa-
tion, une extension du langage commun pour rejoindre le
continu de la pensée: « à toute forme réelle proposée du langage
commun correspondrait de suite au moins une classe infinie de nouvelles
formes [...] »
350
III. 1. 1. 4. Commentaire
On voit que Valéry développe une conception fonctionnaliste du langage: il ne considère en lui que sa (non-) capacité
à représenter de façon réaliste la connaissance. Comme dit
Bouveresse, « ce qui est contestable dans sa façon de voir est
avant tout le jugement et la condamnation du langage ordinaire comme ustensile plus ou moins archaïque dont les instruments de précision et de prévision que constituent les langages scientifiques font ressortir, par contraste, le caractère
grossier et approximatif. »351
Valéry pense que l’on peut écarter le langage et « parle
sans gêne de la conscience, de la pensée »352 qui ne seraient
348
Cahiers, III, p. 129.
Cahiers, III, p. 279.
350
Cahiers, II, p. 55.
351
BOUVERESSE, Jacques, Valéry, le langage et la logique, p. 244.
352
REY, Alain, La conscience du poète, les langages de Valéry, p.118.
349
102
faites que d’images et de sensations: « Le langage écarté, il ne
reste que des images [...] et des sensations »353. La « pensée pure »
s’oppose à la « pensée au moyen du langage et des signes »,
souillée par « les usages sales, mêlés et indistincts » du langage ordinaire.354
Mais cette condamnation est motivée par une illusion positiviste et, comme le dit Merleau-Ponty, par « une extrême
confiance dans le savoir, puisque Valéry croyait du moins possible une histoire des mots capables de décomposer entièrement leur sens et d’éliminer comme faux problèmes les problèmes posés par leur ambiguïté »355. Nougé, dans un article
qui fait sans doute allusion à Valéry, dit la même chose:
« Leur défiance du langage semble bien liée à ceci: une
confiance faite au langage quant à ses possibilités d’exprimer
la pensée, une reconnaissance implicite d’une fonction essentielle du langage qui est d’exprimer notre pensée »356. Bouveresse souligne la parenté de cette conception avec le raisonnement des philosophes du langage idéal, « qui oublient trop
facilement qu’il n’y a pas un idéal d’exactitude, de systématicité ou d’ordre qui est donné une fois pour toutes »357.
Le problème est que Valéry semble envisager la construction de ce métalangage à partir du langage naturel sans se
poser la question du rapport
intrinsèque entre un langage
reçu et le langage à créer: « il faut faire avec conscience ce qui a
353
Cahiers, éd.C.N.R.S., II, p. 340, cité par REY, Alain, ibid.
Id. p. 364.
355
MERLEAU-PONTY, Maurice, La prose du monde, p. 31.
356
NOUGE, Paul, « La solution de continuité », dans Histoire de ne pas rire,
p. 108.
357
BOUVERESSE, Jacques, Valéry, le langage et la logique, p. 244.
354
103
été fait d’abord sans trop de conscience »
358
. Mais le langage pre-
mier, reçu et non inventé, ne peut être ainsi réinventé dans la
perspective cartésienne d’une création consciente et concertée.359 Et c’est pourtant bien la tentation de Valéry, qui cherche dans son système, et de façon détournée dans la poésie,
un moyen de fonder ce langage pur « qui soit à la langue naturelle
ce que la géométrie cartésienne est à la géométrie des grecs, excluant la
signification des termes en soi »
360
. C’est sur cette question de la
signification que je vais m’arrêter maintenant.
III. 1. 2. La question du sens
Il est impossible de dégager un système cohérent des idées
touchant au sens dans les Cahiers. C’est à ce niveau que l’on
rencontre le plus de contradictions chez Valéry (je l’ai déjà
noté dans le chapitre consacré à la poétique). Les propositions dégagées ici des Cahiers sont incompatibles. Valéry n’a
par ailleurs pas donné
précisément défini le lexique de son
« idiolecte technique ». (L’invariant, par exemple, recouvre
plusieurs acceptions). Mais il est tout de même intéressant
d’en exposer les idées, et surtout sa conception du mot abstrait, qui, à mon avis, révèle une fois de plus son souci
d’objectiver la langue.
III. 1. 2. 1. Le mot
III. 1. 2. 1. 1. Le réflexe lexicographique
358
Cahiers, éd. Pléiade, I, p. 392.
BOUVERESSE, Jacques, id., p. 252.
360
Cahiers, éd. Pléiade, I, p.387.
359
104
Valéry confond les unités de significations avec les entités
typographiques: toutes ses réflexions sur le sens du langage
sont guidées par un réflexe lexicographique, somme toute assez courant à cette époque pré-saussurienne, « où le mot,
unité phrastique et phonétique, est encore considéré sans réserve comme la principale unité linguistique »361.
Dans le compte-rendu de la Sémantique de Bréal, Valéry
avait pourtant écrit qu’ « il n’y avait pas de grandes différences intérieures entre le mot, la locution ou la phrase »
362
, mais cette idée ne
l’a pas empêché de se focaliser sur le mot, au contraire de
Paulhan. Breton écrivait ainsi à Aragon: « Je commence à
connaître Jean Paulhan. La grande question qui l’occupe est
de savoir s’il ne faut pas plutôt croire au ‘‘sens’’ des ensembles, des phrases, qu’à celui des mots »363.
III. 1. 2. 1. 2. Le sens du mot
1ère proposition
Le mot n’a aucun sens par lui-même:
« Le sens d’un mot n’existe que dans chaque emploi particulier »
364
.
« Nul mot isolé n’a de signification, [car] on ne pense pas des mots - on
ne pense que des phrases »
365
. Même lorsque « j’examine le sens d’un
mot isolé - ce sens n’existe que par apparences partielles comme si
361
COQUET, Jean-Claude,L’évènement de langage, p. 13.
Oe., I, p. 1454.
363
BRETON, André, Oe., I, p. 1313. [lettre du 20 juillet 1918]
364
Cahiers, IV, p.234.
365
Id., p. 257.
362
105
j’avais fait une phrase »
366
. Ce sens vide, inexistant, qui corres-
pond à l’usage métalinguistique du mot, Valéry le baptise
« invariant »: « le sens officiel n’a aucune existence mentale. C’est un
invariant de tous les sens particuliers du mot »
367
. Cet invariant est
vide: « L’invariant du domaine du mot ne peut être exprimé, ni représenté »
368
2ème proposition.
« Le mot, on le pense sans l’altérer »369
Les Cahiers affirment fréquemment l’invariabilité de la relation -arbitraire- établie par le mot entre une « portion physique »
et une « portion mentale »370. « Toutes les fois que le mot est produit,
certains phénomènes psychologiques se produisent, c’est une chose indéformable »
371
. Ainsi, le mot fonctionne comme un stimulus: « Le
mot n’est qu’un choc »
372
. « L’émetteur » appuie sur les mots
comme sur les touches.373 Valéry utilise plusieurs fois l’image
d’un système nerveux lexicologique: « Les mots font partie de
nous plus que les nerfs »
374
, « ce sont comme des milliers de palpes qui
se trouvent toujours parmi des milliards d’expériences, comme le système nerveux d’un système nerveux. »
366
375
Id. p. 236.
Id. p. 272.
368
Id. p. 240.
369
Cahiers, I, p. 202.
370
Cahiers, I, p. 167; & I, p. 138.
371
Cahiers, III, p. 33.
372
Cahiers, II, p. 257.
373
LACORR E, Bernard, Physique du langage, p. 32.
374
Cahiers, II, p. 30.
375
cité par PASQUINO, La filosofia del linguaggio nei ‘’Cahiers’’ di Paul Valéry, p. 386.
367
106
3ème proposition
L’ensemble des phénomènes psychologiques suscités par le
mot est indéterminé et faux.
Ces phénomènes psychologiques, éveillés par l’aspect physique du mot constituent un « domaine de valeurs, extensible »376,
qui ne correspondent pas à la réalité (ceci un corollaire de sa
conception du langage).
La « portion mentale » du mot est indéfinie: « rien n’indique
que leur contour [=des mots] est net »
377
qu’il ne faut, -donnent beaucoup trop »
, « ils éveillent plus ou moins
378
. En plus, cette portion
mentale falsifie le réel: certains phénomènes psychologiques
éveillés par le mot ne correspondent pas à la réalité, ainsi par
exemple, « la volonté n’est pas [...] tout ce que le mot qui la nomme
entraîne »
379
Commentaire:
Je voudrais montrer d’abord que les trois propositions sémantiques que j’ai dégagées des Cahiers sont incompatibles,
montrer les limites de la première proposition (le mot ne tire
son sens que de son emploi) et critiquer les rapprochements
établis entre Valéry et Wittgenstein à ce propos.
J’ai déjà montré que la première proposition, qui a valeur
de loi générale dans certains extraits semble ne plus devoir
s’appliquer aux mots concrets dans d’autres passages, ce qui
indique déjà le statut particulier qu’accorde Valéry à ces mots
concrets.
376
Cahiers, IV, p. 309.
Cahiers, IV, p. 40.
378
Id., p. 320.
379
Ibid.
377
107
D’autre part, l’idée que le mot ne tire son sens que par son
emploi me semble inconciliable avec la deuxième proposition
selon laquelle la présence du mot suscite invariablement certains phénomènes mentaux, équivalant au sens du mot pour
Valéry.
La première proposition est également inconciliable avec la
troisième, qui traite aussi de la relation entre le mot et les
phénomènes psychologiques éveillés par ce mot.
Cette troisième proposition, selon laquelle la « portion mentale » du mot est indéterminée et fausse (je rappelle que Valéry parle ici du langage commun) participe, à mon avis,
d’une « critique du langage comme pratique sociale »380: vouloir établir une vérité dans les « idées » suscitées par un mot
(je ne parle pas ici de la constitution d’une définition lexicologique), c’est refuser au mot sa valeur sociale et dynamique:
la conscience du locuteur se reflète dans la constitution du
sens. Dire que « la volonté n’est pas [...] tout ce que le mot qui la
nomme entraîne »
381
, témoigne d’une volonté d’extériorisation
du sens hors du sujet. On peut se demander si le sens de volonté n’est pas justement tout ce que le mot entraîne. C’est la
position de Bréal pour les mots abstraits: « Ce qu’il y a dans
nos langues, de plus adéquat à l’objet, ce sont les noms abstraits,
puisqu’ils
représentent
une
simple
opération
de
l’esprit: quand je prends les deux mots compressibilité, immortalité, tout ce qui se trouve dans l’idée se trouve dans le
380
450.
381
DI MAIO, Mariella, L’approche linguistique dans les Cahiers de Valéry, p.
Cahiers, IV, p. 320.
108
mot »382. Les mots les plus adéquats à l’objet pour Bréal sont
justement, on le voit, les plus problématiques pour Valéry.
Pour ce dernier, il faut rendre le sens des mots abstraits objectif. Il faut définir précisément la « base » sémantique, répertorier les phénomènes mentaux attachés aux mots de façon objective. Je montrerai plus loin en quoi Valéry veut débarrasser la langue de son aspect social pour ensuite la reconnecter au réel.
Mais avant cela, il faut revenir à l’idée que le mot ne prend
sens que dans son emploi, idée qui a suscité plusieurs comparaisons entre Wittgenstein et Valéry, (et qui existe déjà, par
ailleurs, chez Bréal et Meillet, comme le souligne Di Maio) 383.
Cette idée qu’il ne faut jamais s’interroger sur la signification des mots pris isolément fait songer, rappelle Bouveresse,
au principe contextuel de Frege dans Les fondements de
l’arithmétique: « C’est seulement dans le contexte d’une
phrase qu’un mot a une signification »384. Mais, « cette priorité du sens de la phrase complète sur le sens du mot a une
contrepartie, qui résulte de la nécessité de rendre compte du
fait que nous pouvons comprendre et utiliser un nombre potentiellement infini de phrases, dont la plupart sont ‘‘nouvelles’’ [...] ce qui ne semble possible qu’à la condition que nous
construisions à chaque fois leur signification à partir de celles
de leurs constituants, qui doivent, par le fait, être déjà
connus. Il y a donc une certaine priorité et une autonomie relative du sens du mot par rapport à celui de la phrase »385. Si
382
383
449.
384
385
BREAL, Michel, Sémantique, p. 178.
DI MAIO, Mariella, L’approche linguistique dans les Cahiers de Valéry, p.
Cité par BOUVERESSE, Jacques, Valéry, la logique, le langage, p. 243.
BOUVERESSE, Jacques, ibid.
109
Wittgenstein
a
travaillé
sur
cette
antithèse,
Valéry,
au
contraire ne la conceptualise pas: la preuve en est qu’il ne
semble pas dégager pas l’incompatibilité des propositions sémantiques des Cahiers, qui sont pourtant un reflet de ces
contradictions: il affirme en même temps le principe contextuel et l’invariabilité de la relation entre le mot et ses phénomènes mentaux (ce qui équivaut à affirmer l’autonomie relative du sens du mot). La présence du principe contextuel chez
Valéry ne suffit donc pas, à mon avis, à établir une comparaison avec Wittgenstein, comme l’ont fait plusieurs critiques386.
Mais il est surtout une autre différence à souligner: pour
Wittgenstein, il y a un rapport d’isomorphie entre la forme du
langage
et
la
structure
du
monde
qu’il
représente,
et
« l’importance de la philosophie, pour Wittgenstein, résulte de
l’importance du langage lui-même »387;
pour Valéry, au
contraire, le langage commun est un système symbolique du
monde, réducteur et réfringent, qui établit une discontinuité
illusoire dans la continuité du monde. Et pour lui, « la futilité
de la philosophie est strictement corrélative de la nonimportance du langage »388. Valéry ne conçoit pas que le langage détermine la pensée, comme le soutient Pietra voulant
le comparer à Wittgenstein. Pour lui, la pensée et le monde
sont plus riches (ils sont continus) que le langage (discontinu).
386
ROBINSON-VALERY, Judith, L’Analyse de l’esprit dans les « Cahiers »,
pp. 9-27; PIETRA, Régine, Valéry, Wittgenstein et la philosophie, p. 56;
SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Valéry linguiste dans les Cahiers, p. 113
387
BOUVERESSE, Jacques, id., p. 247.
388
BOUVERESSE, Jacques, ibid.
110
III. 1. 2. 1. 3. Classification.
Valéry a le projet d’établir une nouvelle classification des
mots, « qui serait à la vieille classification (concret-abstrait) ce que la
gamme de tous les rayons connus est à la vieille lumière modeste »
389
.
Ce projet n’aboutira jamais, mais Valéry a néanmoins multiplié les recommandations contre les mots abstraits, qui « n’ont
pas grand sens, -mais [qui] au point de vue de l’analyse sont désastreux »
390
. Il les qualifie de « bruits indistincts »391, ils sont « la
ruine de toutes les philosophies »
392
. Le mot abstrait doit donc aus-
si être proscrit du langage absolu: « le mot abstrait doit reculer
indéfiniment »
393
, parce que c’est celui qui connaît la plus
grande variation dans son domaine de valeurs: « plus le mot est
abstrait, plus l’image est variable »
394
. Cette variabilité de la por-
tion mentale attachée au mot (c’est-à-dire son sens) est proportionnelle au degré de subjectivité de cette portion mentale: les mots abstraits sont les mots dont la configuration
sémantique est la plus dépendante du sujet: « Plus un mot est
abstrait, plus il appartient à la langue individuelle »
395
, « les mots les
plus abstraits [...] ne prennent que des sens tout personnels »
396
. Or,
pour Valéry, un sens totalement individuel ne correspond à
aucune réalité: la « valeur » du mot abstrait est « imaginaire, insusceptible de restrictions logiques »
389
397
.
Correspondance Gide-Valéry, p.304. [19 avril 1898].
Cahiers, III, p.343.
391
Cahiers, IV, p. 328.
392
Cahiers, III, p. 530.
393
Cahiers, I, p. 56.
394
Id., p.322.
395
Cahiers, IV, p. 75.
396
Cahiers, I, p. 322 et I, p. 56 : « Ce sont même les plus personnels des
mots ».
397
Cahiers, I, p. 57.
390
111
Le mot abstrait transmet en effet moins un réel contenu
sémantique qu’il n’indique une opération à faire sur d’autres
contenus sémantiques. C’est un ordonnateur de phénomènes
mentaux qui appartiennent à d’autres mots. C’est en cela que
Valéry compare le mot abstrait à la phrase, ou au verbe, qui
sont des « opérateurs » plus que des « contenus »398, c’est-à-dire
qu’ils opèrent sur le sens d’autres éléments plutôt qu’ils ne
transmettent eux-mêmes du sens. Valéry veut éradiquer ces
éléments opératoires qui font intervenir le sujet là où il voudrait représenter objectivement la connaissance. On peut aussi, plus simplement, établir (ou rétablir) une généalogie entre le mot abstrait et le monde concret: « La réforme du système
[...] consisterait principalement à remplacer les définitions des mots abstraits [...] par des opérations indiquées toujours à partir du concret et
concrètes »
399
.
Ce
raccrochage
des
mots
abstraits
à
« l’expérience interne » constitue donc une solution pour le
système (et la poésie valéryenne use et abuse de ces étymologies archéologiques).
Le mot concret, par contraste, connaît d’après Valéry
beaucoup moins de variations dans sa portion mentale, puisque la référence commune au monde matériel rend objectif la
constitution de cet assemblage de phénomènes mentaux. Il
est sémantiquement plus stable: « Un mot concret est un mot qui
n’a jamais changé de sens relatif, ou de premier terme sémantique »
400
.
Valéry paraît donc accorder au mot concret la possibilité
d’échapper à la première proposition (le sens du mot est entièrement tributaire de son emploi), qu’il semble réserver
398
Cahiers, III, p. 296.
Id. p. 530.
400
Cahiers, IV, p. 199.
399
112
tout-à-coup au mot abstrait: « Si un mot désignant une chose interne, et venu de l’extérieur par métaphore- finit par se restreindre à la
chose interne, perdant le terme antérieur de la métaphore -(comme: peser) le sens ordinaire de ce mot perd toute précision et n’est plus déterminé que par les propositions où il entre »
401
. La proposition 1 pré-
vaudrait donc avant tout par le mot abstrait, et elle n’a donc
pas de portée générale, comme en témoigne encore ce passage: « Limite [...] est un de ces mots qui n’ont de sens que si on dit à
quoi on les applique »
402
.
Commentaire:
A- Préférence pour le mot concret.
« je cherche la correspondance
des mots et des phrases à des faits
intérieurs » (Correspondance GideValéry, p. 370).
Les Cahiers de Valéry témoignent d’une large préférence pour
les mots concrets403. Je suis obligée ici de faire un détour par
le projet du système pour expliquer cet élément. Valéry cherche à trouver, je l’ai dit, un système de représentation réaliste du monde et de la pensée. La sensation doit être la
base de ce système, car elle est pour Valéry l’élément le plus
réel: « La réalité tout entière est un invariant de toutes les sensations »
404
, « La chose la plus claire de l’univers pour un individu, est sa
sensation à lui »
401
405
, « la réalité est une fonction de l’ensemble des sen-
Id., p. 318.
Id. p. 202.
403
« Sera privilégiée par Valéry la seconde classe de substantifs dénommant les objets du monde » (COQUET, Jean-Claude, L’évènement de langage,
p. 9.)
404
Cahiers, II, p. 100.
405
Cahiers, I, p. 281.
402
113
sations »
sance »
406
407
, « La sensation est aussi un invariant de la connais-
.
Le problème de Valéry est de trouver un invariant équivalent à cet invariant de la sensation dans son système de représentations: « La psychologie est une théorie de transformations; il
faut en dégager les invariants et les groupes »
408
. Il veut « élaborer un
système -tel que les changements internes laissent invariantes des portions de ce système »
409
. (Les invariants de ce système seraient
l’équivalent des invariants de la chimie)410. Or, on a vu que le
mot concret est un mot « qui n’a jamais changé de sens relatif, ou de premier terme sémantique »411, représentant « un
objet réel [...] [c’est-à-dire] une élaboration sur des sensations diverses,
un invariant des conditions de ces sensations »
412
. Il existe donc « un
invariant dans l’infinitude des sensations que peut donner un objet »
413
,
auquel correspond l’invariant sémantique du mot concret. Cet
invariant du mot concret va être à la base d’une « psychologie
mathématique »
414
, qui va calculer les objets mentaux (les idées
abstraites) à partir de ces invariants (qui sont fondés sur
l’expérience interne), en les combinant à l’aide de la métaphore. En résumé donc: (1) on représente les invariants des
mots concrets, (2) on les combine, (3) on « métaphorise »
(« Arts de l’esprit: la représentative, la combinative, la métaphori406
Cahiers, III, p. 109. Lacorre compare sur ce point Valéry aux Idéologues
français: « Le statut de l’abstraction s’y range à celui que lui donne
l’Idéologie: c’est du problématique et souvent du négatif face à la donnée
positive de la sensation et de l’image » (LACORRE, Bernard,La matière et
l’imagination, p. 134.)
407
Cahiers, II, p. 100.
408
Cahiers, III, p. 404.
409
Cahiers, III, p. 350.
410
Cahiers, III, p. 331.
411
Cahiers, IV, p. 199.
412
Cahiers, II, p. 100.
413
Cahiers, III, p. 491.
114
que »
415
). La métaphore permet de calculer les idées abstraites
à partir des invariants des mots concrets. (« Une métaphore [...]
est un effort pour la création d’un tiers-mot »
416
). C’est ainsi que
pour Valéry, par exemple, le concept de la loi d’attraction est
un calcul sur des objets concrets, représentés par des mots
concrets: « la loi d’attraction est un processus mental, une suite
d’opérations sur [...] les vraies choses existantes »
permettent
d’arriver
à
une
417
représentation
. Ces calculs
totale
de
la
connaissance, et d’échapper ainsi au « sens commun [qui] est
souvent une fausse compréhension »
418
. En fait, Valéry rêve d’une
science des idées sur les modèles des langages scientifiques.
Ce qu’il faut souligner, c’est que Valéry cherche un langage
qui serait connecté scientifiquement à la réalité et la pensée.
Cette
connexion
s’établirait
par
la
sensation,
point
d’intersection entre la réalité et la pensée. Cette recherche
d’un langage fondé sur les sensations explique ses analogies
entre le monde linguistique et le monde physique (par exemple: le lexique comme système nerveux du système nerveux,
l’analyse énergétique des verbes419, la comparaison entre la
phrase et l’expérience chimique).
B. Disqualification du mot abstrait.
La critique du mot abstrait est la même que celle que Valéry adresse au langage commun (évoquée dans la section
II.2.3).
414
Les
Cahiers,
Cahiers,
416
Cahiers,
417
Cahiers,
418
Cahiers,
419
Cahiers,
415
mots
III, p. 441.
III, p. 231.
III, p. 167.
II, p. 100.
III, p. 495.
Ii, p. 192.
abstraits
comme volonté,
intelligence,
115
« pleins de querelles »
420
sont « insolvables »421: ils ne vivent que
par la valeur fiduciaire qu’on leur accorde, ne pouvant pourtant pas être convertibles en valeurs réelles et peut-être, surtout, intraduisibles en faits intérieurs comme le mot concret.
Il faut, pour Valéry, « crever la Fiducia »422, neutraliser « l’inflation
dangereuse des valeurs fiduciaires, [...] qui éloigneraient l’homme de ses
besoins primitifs »
423
. Ainsi, par exemple, « les mots ‘‘Infini’’, ‘‘Abso-
lu’’- Hugo- création de valeurs fictives -sans encaisse expérimentale »
424
.
L’absence de sens réel et la création de valeurs multiples,
changeantes (cf. ‘‘pleins de querelles’’) disqualifient le mot
abstrait dans un système qui veut construire une sémantique
à partir de la sensation. Je pense qu’on peut relire avec profit
ce rejet valéryen du mot abstrait avec la notion paulhanienne
du cliché développée dans Les Fleurs de Tarbes, recherche qui
prend place dans le cadre plus large de l’analyse paulhanienne de Valéry.
III. 1. 2. 2. La phrase
III. 1. 2. 2. 1. Définition.
420
Oe., I, p. 1451.
Cahiers, éd. C.N.R.S., XXIX, p. 328, cité par BLÜHER, Karl-Alfred, La
sémiotique du discours « fiduciaire chez Valéry et Barthes», p. 96.
422
Cahiers, éd. C.N.R.S., XVI, p.95, cité par BLÜHER, Karl-Alfred, id., p.
112..
423
BLÜHER, Karl-Alfred, id., p. 104.
424
Cahiers, éd. C.N.R.S., XI, p.526, cité dans PASQUINO, Andrea, La filosofia del linguaggio nei ’Cahiers’ di Paul Valéry, p. 387. Dans Situation de Baudelaire ( Oe., I, p.603), on trouve un écho à ce passage: « [Hugo] empate
ses vers de mots indéterminés, vagues et vertigineux, et il y place l’abîme,
l’infini, l’absolu, si abondamment et si aisément que ces termes monstrueux
en perdent l’apparence de profondeur qui leur est accordée par l’usage. »
421
116
La phrase est « un ensemble de mots formant un sens complet
[...], entendons par là, que la somme des sens des mots donnés peut se
transformer en général en un seul fait mental -unique -et univoque »
425
.
Elle est « un ensemble total complet de phénomènes psychologiques »
426
.
Valéry fait à ce propos une analogie avec le mot, dont le
sens est aussi une « élaboration de phénomènes psychologiques»427.
La différence est que le sens du mot ne correspond qu’à un
seul signe: « lorsqu’on passe du penser au parler et que le parler doit
s’exprimer par plusieurs mots, c’est-à-dire ne correspond pas à un seul
signe, alors certaines choses s’expriment par plusieurs mots et certaines
autres par les relations des mots entre eux -et alors deviennent nécessaire sujet, verbe, etc. »
425
Cahiers, III, p. 338.
Cahiers, IV, p. 111.
427
Id., p. 272.
428
Id., p. 82.
426
428
117
III. 1. 2. 2. 2. L’éprouvette.
D’après Valéry, la phrase limite la signification des mots
qu’elle comprend, c’est-à-dire qu’elle opère une sélection
dans les phénomènes psychologiques qui constituent le sens
du mot: « Le but de la phrase est de limiter chacun des mots y inclus »
429
, pour permettre « la fusion de l’ensemble en une unité.-
Cette limitation se fait sur la partie du sens de chaque mot, limitrophe
avec les autres sens des autres mots »
430
. C’est en cela que « chaque
phrase est une expérience -(une éprouvette) »
431
. Toute phrase
n’utilise donc « que certaines valeurs des mots [et] laisse indéterminées les autres »432. Lacorre définit la phrase valéryenne comme
« contrainte sur le développement des mots »433. Valéry fait
encore à ce propos une analogie mathématique: « Chaque mot
est une équation définissant un domaine de valeurs [...] et chaque
phrase est un système d’équations simultanées »
434
, elle équivaut « à
k équations à k variantes indépendantes [...] pour déterminer une seule
solution au système de valeurs communes des variables »
435
. Ce sys-
tème de valeurs correspondant à une phrase doit donc être
unique et univoque: « La phrase doit susciter en même temps que
des éléments, les opérations de sorte que le lecteur ne puisse former
qu’un seul total »
436
. Cette fusion des mots de la phrase en un
système de valeurs communes opère dans l’esprit une nouvelle configuration mentale. On verra dans la section consacrée à rhétorique que la littérature, et en particulier la poé-
429
Id., p. 232.
Cahiers, III, p. 338.
431
Cahiers, I, p. 88.
432
Cahiers, IV, p.234.
433
LACORRE, Bernard, Physique du langage, p. 33.
434
Cahiers, IV, p. 232.
435
Cahiers, IV, p. 236.
436
Cahiers, IV, p. 111.
430
118
sie, doit viser à établir de nouveaux systèmes de valeurs sémantiques chez le lecteur, c’est-à-dire à exploiter le potentiel
sémantique d’entre les mots (« Les relations entre p1 et p2 [=les
mots] constituent une sorte de potentiel »
437
). Les figures rhétori-
ques et les écarts linguistiques sont ainsi pour Valéry des
avancées dans ce potentiel sémantique non-exploité par la
langue commune: elles fixent « un ensemble instable », et multiplient ainsi l’emploi de la langue, en étendant l’usage des signes à des fractions de la signification de ces signes et en les
combinant.438.
III. 1. 2. 3. Les parties du discours
Selon Valéry, les parties du discours se classent selon leurs
« fonctionnements sémantiques » en discours: « Les mots se
classent selon ce qu’il faut y ajouter pour qu’ils soient mis en signification »
439
. Il y a ainsi deux classes de mots: les noms (sauf les
abstraits) d’un côté, et les verbes, adjectifs et les mots abstraits de l’autre. Les noms subissent l’action des mots de la
deuxième classe, qui sont des « opérateurs »: « tous les mots
autres que les noms modifient le domaine des noms avec lesquels ils sont
en relation. Si la modification s’applique à un seul nom, on a l’adjectif. Si
elle s’applique à tous, on a le verbe »
440
. Le nom voit donc sa valeur
déterminée par le verbe et l’adjectif, qui sont eux-mêmes vides de sens. L’adjectif est « l’adjonction d’une variable à l’équation
d’un nom »
437
441
, et « le verbe indique la déformation à faire subir à tous
Cahiers, IV, p. 108.
Cahiers, IV, p. 78. C’est aussi en cela que Valéry apprécie le travail de
Mallarmé: « S[téphane] M[allarmé] délicieux mélange des mots » ( Cahiers,
IV, p., p 283)
439
Cahiers, IV, p. 96.
440
Id, IV, p. 234.
441
Cahiers, IV, p. 232.
438
119
les éléments pour constituer
un total. »
442
Le nom fait appel à la
mémoire de l’auditeur seulement, tandis que le verbe et
l’adjectif font aussi appel à sa faculté combinatoire: « Le verbe
-s’adresse à l’auditeur- à sa faculté de combiner et non de se souvenir
seulement. Il est le signe d’agir intellectuellement pour couler le sens de
toute la phrase. Or ce signe est nécessaire, -il détermine l’opération sans
laquelle pas de phrase- [...]. Le verbe modifie et détermine les noms sur
lesquels il agit »
443
. La phrase contient donc « les sens à unir [=les
noms] et les indications pour l’opération [=les verbes et les adjectifs] »
444
. Valéry tient donc le verbe pour un mot sans sens:
« Le verbe n’ajoute aucune idée -il élimine des notions non communes,
ou non congruentes [...]. Quand la relation entre deux domaines ne peut
être qu’unique on peut supprimer le verbe. Il faut en somme que ce que
dit le verbe soit contenu dans les domaines.[...] »
445
. Si j’applique
cette idée à la phrase: «Le poète délire », j’en conclus que le
sens de délirer est potentiellement contenu dans le nom
« poète », et que le verbe ne fait qu’expliciter cette variable:
« Le verbe exprime explicitement cette ou ces variables -qui sont contenues implicitement dans les substantifs »
446
.
Le mot abstrait fait partie de la classe des opérateurs: lui
aussi suscite davantage la faculté combinatoire de l’auditeur
que sa mémoire, puisqu’il est avant une combinaison de phénomènes mentaux d’autres mots.
Conclusions:
Valéry apparaît très influencé dans ces premiers Cahiers
par Condillac, dont il cite le nom à une seule reprise:
442
Cahiers,
Cahiers,
444
Cahiers,
445
Cahiers,
446
Cahiers,
443
IV,
IV,
IV,
IV,
IV,
p.
p.
p.
p.
p.
111.
234.
240.
241.
236.
120
« Condillac est absurde, mais dans ses éléments surtout. Construire un
homme analytiquement. ».447 On peut
en effet repérer l’influence
condillacienne dans l’idée de sensation comme invariant de la
connaissance et comme source des idées, ainsi que dans l’idée
des calculs des objets mentaux à partir de cet invariant de la
sensation par élaboration et transformation, dans l’idée de
l’intégration de la logique dans la psychologie, qui constituerait
elle-même la théorie des idées et des opérations sur les idées,
dans l’idée de
l’assimilation des idées abstraites à de simples
dénominations, dans la conviction que la science doit se définir
comme une langue bien faite, et
enfin dans la recherche d’un
langage sans signification, que Condillac a trouvé dans les mathématiques, et que Valéry cherche à appliquer à la poésie.
Mais les Cahiers évoquent aussi la doctrine de discontinuité
de Bergson, qui opère une séparation radicale entre les aspects
vitaux et les aspects spirituels de la réalité. Maints extraits cités
plus haut constituent des variations sur ce même thème bergsonien: « par cela seul que nous parlons, par cela que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent: la pensée demeure incommensurable avec le langage. »448
447
Cahiers, I, p.156.
BERGSON, Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience,
P.U.F, 1946, pp.123-124.
448
121
III. 2.
L’ANALYSE PAULHANIENNE DE
VALERY
III. 2. 1. Les rapports entre Paulhan et Valéry.
Paulhan découvre Valéry avec les lectures de La Jeune Parque (publiée en 1917 à la N.R.F.) et de quelques essais critiques, dont le compte-rendu de
La Sémantique de Michel
Bréal. Paulhan a pu être très élogieux à l’égard du poète qu’il
baptise « l’un des grands poètes qui soient, modeste à
l’extrême, fou de moyens et de conscience, comme Hokousaï
l’était de dessin »449. On peut lire dans une lettre à Valéry
Larbaud, peu après la parution de ce carnet: « Que Valéry
soit
l’un des plus grands poètes qui aient existé, c’est bien
exactement ce que je pense »450.
Mais Paulhan n’a pas été si tendre avec le théoricien: je
voudrais ici établir leurs principales discordances sur le terrain
idéologique, et analyser la critique de Paulhan à l’égard de
Valéry, critique qui aboutit à faire de ce dernier un rhétoriqueur ( il faudra préciser et comparer les acceptions du
concept rhétorique par les deux critiques). Ensuite je ferai
une analyse paulhanienne (à partir des idées des Fleurs de
Tarbes et de leur analyse par Maurice-Jean Lefèbve) des Cahiers de Valéry, que Paulhan n’a vraisemblablement pas lus.
J’essaierai enfin de montrer que Valéry s’y révèle plus terroriste que rhétoricien, et que les idées que ce dernier se fait de
la rhétorique ne sont pas recouvertes par le Valéry rhétoricien
449
PAULHAN, Jean, « Carnet du spectateur », dans La Nouvelle Revue Française, mars 1929.
122
tel qu’il est esquissé par Paulhan. Ensuite, après une comparaison entre Bakhtine et Paulhan, je montrerai en quoi le terrorisme de Valéry équivaut à une recherche d’éviction du plurilinguisme du discours et d’appropriation de la langue.
Différences idéologiques:
Paulhan lui-même exprime bien une des grandes différences entre Valéry et lui, dans l’Essai d’introduction au projet
d’une métrique universelle (titre qui fait peut-être écho à
l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci), qui commence par un compte-rendu ironique du projet valéryen des
Cahiers: « on sait trop que ce projet d’une arithmétique universelle - assez propre à ‘‘changer toutes choses’’ - a échoué,
et que Valéry, parti pour expliquer Jésus, Wagner, Mallarmé,
Napoléon, et maints autres, a dû se contenter de quelques
mots qui dépeignent fort bien, sans les expliquer, Huysmans
et Léonard de Vinci »451.Pour Paulhan, la raison de cet échec à
comprendre le fonctionnement de pensée résulte du refus par
Valéry de voir le langage comme une projection de cette pensée: « Je n’imagine pas en tout cas une seule pensée qui ne
porte sur lui sa projection et n’imprime son ombre »452. On
est ici loin de Valéry, qui veut mettre au point un langage absolu pour « guérir » le langage commun, creuset de l’erreur,
et qui cherche un langage intérieur plus fidèle à la pensée :
450
PAULHAN, Jean, Choix de lettres, p. 162, cité par NASH, Suzanne, Paulhan lecteur de Valéry, p. 114.
451
PAULHAN, Jean, Essai d’introduction au projet d’une métrique universelle, p. 10.
452
PAULHAN, Jean, id., p. 17. On voit ici que Paulhan est plus proche de
Wittgenstein que Valéry.
123
« Quant au langage intérieur [...] celui qui le décrira bien, je
voudrais l’être! »453. Pour Paulhan, au contraire, « il n’est pas
d’écart absolu entre l’entretien commun et cet entretien secret que chacun de nous poursuit avec soi »454. Valéry cherche un langage reconstruit et un langage intérieur parce que
« l’altérité » du langage commun est menaçante, alors que,
pour Paulhan, souligne Nash, « cette altérité crée les fils
conducteurs qui rendent possible la communication »455.
Cette première divergence trouve son écho dans leurs
conceptions de la littérature. Paulhan a vécu pour elle456, il y
voit un témoignage privilégié des rapports subtils entre langage et pensée457, et « détecte au sein du langage le plus
quotidien la même loi qui joue en poésie »458. Valéry est tout
le contraire: il déteste la littérature459, (ou prétend la détes-
453
VALERY, Paul, passage inédit, 1911, cité par PASQUINO, Andrea, La philosofia del linguaggio nei Cahiers di Valéry, p. 385.
454
PAULHAN, Jean, Clefs de la poésie, p. 32, cité par LEFEBVE, MauriceJean, Jean Paulhan, une philosophie et une pratique de l’expression et de la
réflexion, p. 89.
455
NASH, Suzanne, Paulhan, lecteur de Valéry, p. 122.
456
Paulhan est rédacteur en chef, puis directeur de La Nouvelle Revue Française de 1925 à 1940, et de 1953 à 1963. Il est éditeur pendant plus de quarante ans chez Gallimard. Il fut l’un des principaux personnages littéraires en
France de l’entre deux guerres.
457
« Les lettres offrent à l’état pur le même écart du rêve à l’action, de la
pensée aux phrases. » (Oeuvres complètes, III, p.44)
458
LEFEBVE, Maurice-Jean, id., p. 81. Et encore, dans Clefs de la poésie:
« le secret de la poésie (ou de l’art) n’est pas d’une autre nature que celui du
langage » (p.71).
459
« Valéry a répété et répété que son principal souci, l’objet constant de
ses analyses matinales n’étaient pas d’ordre littéraire », souligne BerneJeoffroy (dans sa préface à PAULHAN, Jean, Paul Valéry ou la littérature
considérée comme un faux, p. 22.). Il cite aussi, à propos de sa haine de la
littérature, cet extrait des Cahiers: « Si j’ai adoré Mallarmé, c’est précisément
haine de la littérature, et signe de cette haine qui s’ignorait encore » (Cahiers,
éd. C.N.R.S., V, p. 181). Genette parle de l’oeuvre littéraire de Valéry comme
« d’un long codicille, entièrement édifié sur le sentiment de sa parfaite inutili-
124
ter) sauf la poésie, qui n’a rien à voir avec le langage quotidien et qui ne servira pas de témoignage du rapport entre
langage et pensée, mais sera l’outil linguistique de la recherche de la pensée pure. Ensuite, pour Paulhan, souligne Lefèbve, « l’homme est jusqu’à un certain point présent dans
l’objet [= l’usage du langage] qu’il étudie »460. Il affirme la
présence du sujet dans l’étude même du langage, présence
que Valéry veut ignorer, comme je l’ai montré dans la critique
bakhtinienne de la poétique valéryenne.
III. 2. 2. Critique paulhanienne de Valéry.
Avant d’exposer cette critique, il faut donner les principales
idées des Fleurs de Tarbes461.
III. 2. 2. 1. Les Fleurs de Tarbes.
Les Fleurs partent d’un diagnostic du monde des Lettres:
nous ne parlons ni n’écrivons avec bonne conscience. La Terreur est le nom attribué par Paulhan à la crise dans les Lettres et au malaise quant à l’usage du langage. (Mais elle est
plus généralement une tendance fondamentale de l’esprit qui
s’exprime aussi en philosophie ou en politique). Le postulat de
la Terreur est la crainte d’être dupe du langage, de susciter
par
lui
une
dégradation
à
la
pensée,
dégradation
qui
s’opérerait surtout dans les « grands mots » , comme « dété, et même de sa totale inexistence en tant qu’autre chose qu’un pur exercice » (GENETTE, Gérard, La littérature comme telle, p. 254.).
460
LEFEBVE, Maurice-Jean, id., p. 27.
461
Je me sers en partie du compte-rendu de la thèse de Lefèbve.
125
mocratie », « liberté », etc. (On verra qu’ils sont l’équivalent
des mots abstraits des Cahiers) et dans le cliché, (et plus généralement dans toutes les conventions linguistiques). Les
grands mots exerceraient un singulier pouvoir de l’esprit,
« hors de leur sens »462, creusant le décalage entre l’idée et le
signe. Leur pouvoir résulterait de leur impuissance à signifier
quelque chose de précis. Ils donneraient à ceux qu’ils fascinent une sorte d’hébétude qui leur tient lieu de pensée463. Les
clichés et les lieux communs sont pour les Terroristes des
caillots obstruant le cours du langage, des signes d’inertie
mentale qui contraignent le cours naturel du langage.
On peut objecter à ces Terroristes qu’on ne se plaint des
grands mots que quand ils servent aux autres: « le verbalisme, dit Paulhan, c’est toujours la pensée des autres »464;
un mot peut aussi éveiller la pensée. Puis le lieu commun
n’est pas nécessairement signe d’inertie, il peut exprimer
quelque chose inexprimable autrement, et peut être le fait
d’une sensibilité sincère. Face à ce paradoxe (le grand mot et
le cliché semblent à la fois bloquer et exprimer la pensée),
Paulhan conclut que le langage se prête par sa nature même
à des opinions contraires: il est un étrange domaine, « où
l’objet aussitôt se conforme à notre regard »465. Si la pensée
paraît obscure au parlé (le locutaire), le langage prend
consistance et le parlé reporte son embarras sur la pensée du
parlant, alors que ce qui paraît calcul, verbalisme pour le parlé, se révèle parfois être l’abandon du parlant.
462
PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 69, cité par LEFEBVE, MauriceJean, id., p. 31.
463
LEFEBVE, Maurice-Jean, id., p. 32.
464
PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 111.
465
Id., p. 128.
126
C’est l’illusion de projection. Notre attitude envers le langage fait le langage tel qu’on le voit. Il suffit dès lors d’arrêter
de se méfier du langage et de croire au pouvoir des mots pour
que celui-ci se dissipe: « S’il est vrai que celui qui redoute le
verbalisme devient la proie des mots, il suffira au contraire de
foncer sur le langage pour échapper au verbalisme »466.
C’est ce à quoi tendent les rhétoriques, grâce à une patiente
étude du langage qui en fixe les conventions, pour pouvoir ne
plus s’en soucier, les oublier une fois définies. La Terreur est
alors dépassée, accomplie dans la rhétorique. La Terreur ne
jurait que par la pensée: avec la rhétorique, elle trouve le
moyen de s’y consacrer entièrement, puisque les soucis de
langage sont réglés par celle-ci. Mais certaines rhétoriques
font du moyen un but, ne se soucient plus de la pensée
qu’elle devait libérer, et confèrent aux mots une vertu presque sacrée, et elles deviennent victimes de l’illusion selon laquelle la pensée vient du langage. Paulhan, lui, rêve d’une
rhétorique idéale, équilibre entre les mots et la pensée.
III. 2. 2. 2. Valéry rhétoricien.
Les Fleurs de Tarbes sont en chantier dès 1928. Le texte le
plus important de Paulhan sur Valéry est publié en deux carnets à la N.R.F., en 1929. Avant d’aborder ce texte, il faudrait
mettre au point l’usage que fait Paulhan du mot rhétorique.
III. 2. 2. 2. 1. Les conceptions de la rhétorique pour
Paulhan.
466
LEFEBVE, Maurice-Jean, id., p. 46.
127
Lefèbve dégage trois acceptions différentes de ce mot chez
Paulhan. La première est la rhétorique scolaire, celle des règles et des figures467. La seconde est la rhétorique que
j’évoquais plus haut, (qui s’oppose à la Terreur) victime de
l’illusion
selon
laquelle
la
pensée
vient
du
langage
et
l’inspiration du travail. La troisième est la rhétorique idéale
pour Paulhan, « qui n’est croyance, ni que les idées viennent
des mots, le fond de la forme, ni que les mots viennent des
idées, la forme du fond »468, qui dépasse la rhétorique (au second sens du mot) et la Terreur en les conciliant.
III. 2. 2. 2. 2. La rhétorique de Valéry selon Paulhan.
Les premiers textes de Paulhan sur Valéry ne parlent pas de
rhétorique469. Ils s’arrêtent surtout sur l’idée valéryenne de
l’oeuvre comme faux, selon laquelle « l’acte d’écrire ne peut se
prolonger jusqu’à remplir l’étendue d’un livre sans exiger une rupture
presqu’incessante du dessein initial »
470
. Le souci de langage inhé-
rent à toute oeuvre littéraire écarterait toujours l’auteur de sa
première intention. La seule intervention du langage suffit à
faire de l’oeuvre un faux. Pour Paulhan, Valéry est victime de
l’illusion de totalité, car cette idée de la littérature est le pro467
LEFEBVE, Maurice-Jean, id., p. 192, qui cite Paulhan: « C’est une idée
erronée de la rhétorique, apparue du jour où l’on a tenu, avec Fontenelle, La
Motte et autres Modernes, qu’il suffit à la prose, pour passer poésie, de se
voir embellie de tropes, figures et rimes [...] [et le sont en vérité] un art
d’ascèse et de sacrifice, [consistant à choisir] et tailler dans les figures .»
(PAULHAN, Jean, La rhétorique était une société secrète, dans Les Temps Modernes, n) 6, pp. 961-983, cité par LEFEBVE, p. 192-193.)
468
LEFEBVE, Maurice-Jean, id. p. 193.
469
PAULHAN, Jean, « Carnets du spectateur », dans La Nouvelle Revue
Française, février 1929 et mars 1929, pp. 242-251 et pp. 380-394.
470
VALERY, Paul, Entretiens avec Frédéric Lefèvre, p. 107.
128
duit d’une réduction par Valéry « de toute oeuvre étrangère
aux procédés qui seuls retiennent son attention, faisant ainsi
de l’ouvrage entier l’expression de quelques artifices »471.
Paulhan veut démontrer dans ces textes les implications éthiques de cette « ontologie du langage littéraire qui pose
comme principe la disjonction fondamentale entre l’écrivain et
l’écriture »472. En effet, si l’oeuvre littéraire, par essence,
n’est pas un miroir de l’intention de l’auteur, ce dernier ne
peut être tenu pour responsable de délits moraux.
Paulhan remanie ces deux textes en 1945 et y joint la problématique rhétorique développée depuis lors dans les Fleurs
de Tarbes. Dans ce texte (Un rhétoriqueur à l’état sauvage:
Paul Valéry ou la littérature considérée comme faux), la rhétorique de Valéry recoupe la seconde acception: le Valéry rhétoriqueur est « un homme qui n’a souci que de moyens, -qui
n’apprécie, en chaque ouvrage, que la facilité ou la difficulté
de le faire »473. Paulhan résume les credos de Valéry comme
ceci: « n’importe le sujet, la forme seule compte »474, « ce
n’est pas avec de l’émotion que l’auteur compose son verbe,
c’est avec des mots et des phrases et des lieux communs »475.
Le Valéry rhétoriqueur tel que le définit Paulhan est somme
toute le même que le Valéry poéticien ethnocentrique (la poésie comme difficulté vaincue) ou para-ornemental (la poésie
comme langage autotélique) que l’on a décrit dans la partie
précédente.
471
PAULHAN, Jean, Carnet du spectateur, mars 1929, p. 388.
NASH, Suzanne, Paulhan lecteur de Valéry, p. 115.
473
PAULHAN, Jean, Paul Valéry, ou la littérature considérée comme un faux,
p. 101.
474
Id., p. 67.
475
Id., p. 74.
472
129
Mais Paulhan a lu aussi les textes où Valéry fait des figures
rhétoriques l’essentiel de l’objet poétique:
« L’ancienne rhétorique regardait comme des ornements et des
artifices ces figures et ces relations que les raffinements successifs de la poésie ont enfin fait connaître comme l’essentiel
de son objet »476
La définition valéryenne de la rhétorique recouperait alors
la première acception (la rhétorique scolaire). Pour Paulhan il
faut sans doute « faire ici la part de la malice et de la boutade »477. Mais voir là une boutade, c’est ne pas compter avec
tout le projet valéryen développé dans les Cahiers (que Paulhan n’a pas eu l’occasion de lire)478 et dans lesquels les figures rhétoriques jouent le rôle d’un instrument de découverte
de la pensée.
476
Oe., II, p. 551.
PAULHAN, Jean, Paul Valéry, ou la littérature considérée comme un faux,
p. 69.
478
La correspondance entre Valéry et Paulhan témoigne d’une fin de nonrecevoir de la part de Valéry « qui semble même avoir perdu tout intérêt à
parler de linguistique, au moins avec quelqu’un d’aussi optimiste que Paulhan ». (NASH, Suzanne, id., p. 111). A propos de l’étude consacrée aux lieux
communs que Paulhan lui avait envoyée,en 1918, Valéry répond laconiquement: « Je viens de recevoir ce Nord-Sud où vous parlez si ingénieusement
des lieux communs. C’est une grosse question! Merci! » (Nouvelle Revue
Française, n) 286, octobre 1976, p. 44). Paulhan avait d’ailleurs proposé à
Valéry de publier ses notes sur le langage dans la N.R.F., proposition à laquelle Valéry n’a pas donné suite.
477
130
III. 2. 2. 2. 3. La rhétorique selon Valéry.
C’est la rhétorique des figures qui l’intéresse, mais il la
connaît peu:
« Où trouve-t-on ces définitions de figures de rhétorique, et
quel est le livre à consulter sur l’ancienne théorie de la rhétorique?
J’ai souvent eu l’envie de reprendre cette analyse antique mais
d’abord faudrait-il la connaître et je ne sais où la trouver. J’ai
la rhétorique d’Aristote où il n’y a rien »479
L’idée qu’il s’en fait recoupe ses théories poétiques: on a vu
que le langage poétique exploite le potentiel sémantique qui
est laissé de côté par la langue commune fixant le sens et la
pensée, et empêchant qu’on explore ce sens et cette pensée
plus avant. Il semble que pour Valéry, les figures rhétoriques
soient les instruments de cette découverte:
« Que si je m’avise à présent de m’informer de ces emplois, ou
plutôt de ces abus de langage, que l’on groupe sous le nom
vague et général de ‘‘figures’’, je ne trouve rien de plus que les
vestiges très délaissés de l’analyse fort imparfaite qu’avaient
tentées les Anciens de ces phénomènes ‘‘rhétoriques’’. Or ces
figures, si négligées par la critique des modernes, jouent un
rôle de première importance, non seulement dans la poésie déclarée et organisée, mais encore dans cette poésie perpétuellement agissante qui tourmente le vocabulaire fixé, dilate ou
restreint le sens des mots, opère sur eux par symétrie ou
479
Oe., II, p. 1575. [lettre à Pierre Louÿs,1917]
131
conversions, altère à chaque instant les valeurs de cette monnaie fiduciaire et [...] engendre cette variation de la langue qui
la rend insensiblement tout autre. Personne ne recherche dans
l’examen approfondi de ces substitutions, de ces notations
contractées, de ces méprises réfléchies et de ces expédients
[...] les propriétés qu’ils supposent et qui ne peuvent pas être
très différentes de celles que met parfois en évidence le génie
géométrique et son art de créer des instruments de pensée de
plus en plus souples et pénétrants »480.
Le matériel rhétorique constitue visiblement pour Valéry un
véritable outil de travail pouvant opérer sur le sens véhiculé
par les mots, en le dilatant ou en le restreignant.
La figure permet ainsi de corriger le langage commun, et
corollairement, les erreurs qu’il charrie. Ceci est proche de la
problématique développée au point II. 3. 3. 2. 2a (la poésie
comme langage autotélique) où l’on a vu que l’étrangeté du
langage poétique rapprochait de la vérité. Si cette étrangeté
du langage poétique se manifeste par la figure rhétorique,
alors la figure elle aussi est un vecteur de vérité. Ce dernier
point serait corroboré par cet extrait qui lie langage figural et
langage originel:
« La formation des figures est indivisible de celle du langage
lui-même, dont tous les mots ‘‘abstraits’’ sont obtenus par
quelqu’abus ou quelque transport
de signification, suivi d’un
oubli du sens primitif. Le poète qui multiplie les figures ne fait
donc que retrouver en lui-même le langage à l’état naissant »481,
480
481
VALERY, Paul, « Questions de poésie », Oe., I,, p. 1290. (Je souligne).
VALERY, Paul, « Enseignement », Oe., I, p. 1440. (Je souligne)
132
et par le suivant, qui semble voir dans la métaphore un instrument de la pensée rigoureuse:
« Cette partie des idées qui ne peut pas se mettre en prose, se
met en vers. [...] Ce sont ces idées qui ne sont possibles que
dans un mouvement trop vif, ou rythmique, ou irréfléchi de la
pensée. La métaphore, par exemple, marque [...] une hésitation entre plusieurs expressions d’une pensée, une impuissance explosive et dépassant la puissance nécessaire et suffisante. Lorsqu’on aura repris et précisé la pensée jusqu’à sa rigueur, jusqu’à un seul objet, alors la métaphore sera effacée,
la prose reparaîtra »482
Autrement dit, tant que la pensée n’est pas parfaite, il faut
utiliser la métaphore (et plus généralement la poésie rhétorique) plutôt que la prose nue (le langage commun). Valéry
semble voir la métaphore comme une avancée dans la pensée
non recouverte par le langage commun. La figure fait se rejoindre des mots aux sens éloignés livrant ainsi le sens potentiellement contenu dans leur écart:
« Une suite de mots est discontinue par rapport à la variation
de la pensée. L’existence du lecteur consiste à rendre cette
suite continue en remplissant les intervalles de mots (ou plutôt
des impressions psychologiques nées des mots) à l’aide de ses
propres idées. Il insère entre les impressions plus ou moins
voisines des phénomènes mentaux plus ou moins abondants.
Si les intervalles paraissent trop grands, il y a incohérence, incompréhension chez le lecteur. S’ils paraissent trop petits, il y
a naïveté, tautologie, pléonasme. La valeur des phrases se
fonde ainsi sur la différence des mots considérés [...]. De ce
482
VALERY, Paul, « Mémoires du poéte », Oe., I, p. 1450. (Je souligne)
133
point de vue [...] la différence des mots fait la valeur de la
phrase »483.
Il y a donc création d’idées chez le lecteur qui essaie de
‘‘remplir’’ l’intervalle sémantique entre les impressions psychologiques créées par les mots. Köhler écrit ainsi que pour
Valéry, la tâche de la rhétorique sera d’essayer de rendre intelligibles des « combinaisons non-viables ».484 La figure est
ainsi une sélection de certains sèmes du mot peu utilisés dans
le langage courant, et la combinaison en poésie de ces sèmes
particuliers crée des pensées nouvelles.
On peut comparer cette idée à celle de Jean Cohen, pour
qui, explique Lefèbve, « le discours quotidien est simplement
constitué de dénotations qui s’enchaînent mécaniquement
[...] tandis que le discours poétique, lui, introduit d’abord des
écarts
entre
les
dénotations
[...]
qui
sont
source
d’inintelligible. Il s’agira donc de rétablir la cohérence du
texte par une ‘’réduction’’ qui ne peut s’accomplir qu’en passant du champ conceptuel au champ connotatif et affectif »485. La différence est que la ‘’réduction’’ doit s’opérer pour
Valéry dans le champ conceptuel, qui s’en trouve ainsi exploré.
On trouve une autre définition de la figure dans les Cahiers:
« Toute combinaison qui entraîne pour avoir un sens modification du sens
le plus fréquent est figure »486
483
VALERY, Paul Cahiers, II, p. 283.
KOHLER, Harmut, Paul Valéry. Poésie et connaissance. L’oeuvre lyrique à
la lumière des Cahiers, p.132.
485
LEFEBVE, Maurice-Jean, Structure du discours de la poésie et du récit, p.
78.
486
Cahiers, éd. C.N.R.S., XIX, p. 170, cité par KÖHLER, Hartmut, Paul Valéry. Poésie et connaissance. L’Oeuvre lyrique à la lumière des Cahiers, p. 145.
484
134
Cette définition valéryenne n’est pas très éloignée de celle
du trope par Fontanier, pour qui « ce qui fait le trope, ce n’est
pas comme le dit Du Marsais, de tenir la place d’une expression propre, mais d’être pris dans un sens différent du sens
propre (du sens propre primitif), d’être pris dans un sens détourné487.
Il faut aussi souligner que Valéry considère les figures
comme l’apanage de la poésie: le langage commun a en effet,
selon
lui,
perdu
tous
ses
ornements
sous
l’effet
de
l’industrialisation du monde:
« Aujourd’hui, ce plaisir [de parler] cède à la hâte; notre parole ne consiste guère que dans une rapide signification aussi
nue et prompte que possible. Pour un peu, nous parlerons par
initiales. D’ailleurs [...] le téléphone n’est pas non plus un instrument
de
beau
langage
[...]
,
les
métiers
d’art
[...]
n’apportent plus au langage ces mots et ces tours savoureux
qu’ont remplacés les termes baroques ou lourdement abstraits,
que la politique et la technique nous infligent tous les jours
[...], l’intégrité même de l’esprit est en cause »
488
.
« A quoi il est trop facile de répondre, dirait Paulhan, que le
langage le plus naturel et spontané est au contraire fait de
figures. Métaphore, allégorie, métonymie, disait Montaigne,
ce sont titres qui touchent le babil de votre chambrière »489.
487
FONTANIER, cité par TODOROV, Tzvetan, « Fin de la rhétorique », dans
Théories du symbole, p. 110.
488
Oe., I, p. 1385.
489
PAULHAN, Jean, Oe., II, « Traité des figures », p. 227. [Paulhan répondait ici à Du Marsais]
135
III. 2. 2. 2. 4. Comparaison de ces conceptions .
III. 2. 2. 2. 4. 1. Différence d’objets.
.
Valéry
réduit
la
rhétorique
aux
seules
figures
(et
n’envisage pas l’étude des lieux communs). Sa rhétorique recouvre donc la rhétorique scolaire, qui n’intéresse guère Paulhan: « les figures ont pour seule caractéristique les réflexions
et l’enquête que poursuivent à leur propos les seuls rhétoriqueurs »490. Pour Paulhan, la rhétorique au second sens du
terme a pour objet non seulement l’étude des figures, mais
aussi des lieux et autres conventions. Mais la rhétorique paulhanienne (3ème acception) est l’équivalent d’une philosophie:
elle serait peut-être bien « une philosophie et une pratique de
l’expression et de la réflexion »491. « Il n’est pas de science
plus banale que la rhétorique [...] aussi banale que de parler,
car elle est parler; aussi banale que d’écrire, car elle est
écrire; car elle est à peine un peu plus d’attention donnée à
l’écrire, au parler »492. Elle serait l’exercice d’équilibre entre la
« tentation de la pensée » qui nous fait croire que toutes les
idées s’expriment naturellement comme on respire, et celle
du « pouvoir des mots » qui nous incite à tenir toute expression pour une habitude, une lâcheté, un mensonge »493.
490
PAULHAN, Jean, Traité des figures, p. 129. Déjà cité par TODOROV, id.,
p. 130.
491
C’est le titre de la thèse de Maurice-Jean Lefèbve.
492
LEFEBVE, Maurice-Jean, id., p. 197.
136
III. 2. 2. 2. 4. 2. Différence des buts
Pour Valéry, la rhétorique (1ère acception) a un but bien
plus vaste que la maîtrise du langage, qui permettrait
l’expression de la pensée, elle contribue à l’exploration, à la
découverte de la pensée.494.
Pour Paulhan, le rhétoriqueur (seconde acception) s’emploie
à « citer et décrire par le détail les lieux, les arguments et les
figures diverses de l’expression [...] pour régle[r] les principales difficultés langagières »495, et permettre d’écrire et de
parler sans souci, « comme s’il n’y avait pas eu de langage »496.
III. 2. 2. 2. 4. 3. Figures, lieux communs et conventions selon
Valéry et Paulhan
a) Selon Valéry, l’étude des figures n’a pas pour but,
comme chez Paulhan, de libérer la pensée de tout souci de
langage, mais d’explorer la pensée. Valéry s’éloigne ainsi du
portrait du rhétoriqueur tel que le dépeint Paulhan, et se rap493
Id., p 198-199.
Paulhan avait déjà décelé ce projet du rhétoriqueur: « qui nous annonce d’abord les plus beaux sujets qui soient, et les plus graves: la
connaissance du langage, et des liens qui l’unissent à notre pensée; si le
livre est un peu plus ancien, cela va jusqu’à la révélation des lois et de la
nature même du monde. Cependant, poursuit-on la lecture, ce ne sont
que règles abusives, termes baroques, lois arbitraires, conseils trop évidents » (PAULHAN, Jean, Oe., II, « Traité des figures », p. 197.)
495
PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 144.
496
Id., p. 120.
494
137
proche du Terroriste, « misologue », pour qui le langage est
essentiellement dangereux pour la pensée »497.
b) Les conventions.
Valéry, on le sait, est féru des conventions poétiques les
plus strictes, mais ce n’est pas, une fois encore, pour la
même raison que le rhétoriqueur paulhanien, mais pour autonomiser le langage poétique par rapport à d’autres productions linguistiques, et en faire un instrument de découverte de
la pensée, projet éminemment terroriste.
c) Les lieux communs, les clichés et les « grands mots ».
Cette question n’est pas abordée telle quelle par Valéry,
mais on peut réunir des éléments qui y répondent indirectement. Ce point fera l’objet de la section suivante, où je voudrais mettre en exergue le terrorisme de Valéry dans les Cahiers.
III. 3. Valéry terroriste
Je vais répertorier les principales caractéristiques du terrorisme et montrer comment elles s’actualisent en Valéry.
III. 3. 1. Philosophie du langage terroriste
Pour le Terroriste, « l’idée vaut mieux que le mot et l’esprit
que la matière »498. Les extraits des Cahiers traitant du rapport du langage à la pensée dégagent bien à ce propos une
497
Id., p. 64.
138
philosophie terroriste. Il y a d’ailleurs des analogies certaines
entre la pensée de Valéry et celle de Bergson, que Paulhan
nomme le philosophe de la Terreur499.
III. 3. 2. Le dégoût des lettres
« Il semble enfin que l’on ne puisse être honnête littérateur, si l’on éprouve pour les lettres du dégoût » écrit Paulhan
dans son Portrait de la Terreur500. Ce dégoût est un corollaire
obligé du point précédent: la doctrine selon laquelle l’esprit
est opprimé par le langage réduit « les lettres [...] à quelque
amas de lâchetés, d’abandons »501. Ce dégoût est bien celui
de Valéry (on l’a vu plus haut), qui se refuse d’écrire pendant
vingt ans, avant de publier La Jeune Parque, poème qualifié
par Valéry d’exercice, -terme qui a d’ailleurs étonné Paulhan502- soulignant ainsi le peu d’importance qu’il accorde aux
lettres.
498
PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 64.
PAULHAN, Jean, « La Terreur trouve son philosophe », dans Les Fleurs
de Tarbes, pp. 58-61. (« Notre vie intérieure, si l’on en croit Bergson, ne parvient pas à l’expression sans laisser en route le plus précieux d’elle-même ».
Ibid. ,p. 58). On peut souligner la parenté des idées de Valéry avec la philosophie de Bergson: la « continuité » de la pensée et du monde que souhaite
atteindre Valéry rappelle la connaisssance métaphysique de Bergson bloquée,
selon lui, par le langage qui ne saurait conduire à la vérité car les mots, étiquettes sur les choses, n’expriment que des concepts crées par la routine sociale. Il faut donc, pour Bergson, dépasser ce verbalisme pour reprendre
contact avec la chose en usant d’un langage métaphorique pour déjouer les
concepts figés. Valéy estproche de cet idée qu’au vrai réel qui est « le flux,
[...]la continuité de transition, [...]le changement lui-même », on substitue,
par le langage notamment, « un extrait fixé, désseché; vidé, un système
d’idées générales abstraites »(BERGSON, Henri, La pensée et le langage, p.
14, cité par BELAVAL, Yvon, Les philosophes et leur langage, p. 43.
500
PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 17.
501
Id., p. 58.
502
Paulhan écrivait à Valéry après la parution de La Jeune Parque: « Votre
oeuvre et la confiance que je place en elle me semblent uniques au point que
me surprend tout jugement porté par vous sur quelque écrivain [...]. Ainsi La
499
139
Le Terroriste croit donc que l’essentiel de la pensée
s’évanouit par le langage. S’il écrit encore malgré cela, il essaie de saisir une pensée qui n’a plus rien à voir avec la parole (Paulhan cite ici le « Terroriste » Gabriel Marcel): « [le
poète saisit] sous les joies et les tristesses qui peuvent à la
rigueur se traduire en paroles, [...] quelque chose qui n’a plus
rien de commun avec la parole, certains rythmes de vie et de
respiration qui sont plus intérieurs à l’homme que ses sentiments les plus intérieurs »503. Valéry, lui ,aussi, recherche
dans la poésie ce non-langage qui laisserait s’exprimer la
pensée et essaie par la poésie de dire « ces choses ou cette chose,
que tentent obscurément d’exprimer les cris, les larmes, les caresses, les
baisers, les soupirs, etc.[...] »
504
et « ces sensations ressenties dans le
secret ».(cf. La poésie comme métaphysique biologique)
III. 3. 3. Refus des lieux communs, des clichés,
des grands mots.
Si l’on répertorie les occurrences de ces notions dans Les
Fleurs de Tarbes, on voit que Paulhan les regroupe sous le
même domaine de la rhétorique: « tout mot devient suspect
s’il a déjà servi; tout discours, s’il reçoit d’un lieu commun sa
Jeune Parque m’apparaît tantôt comme une seule et simple phrase, que termine sa part concrète -et tantôt j’éprouve, dans le premier mot rencontré,
d’immenses et continus déplacements de phrases et de discours. Je ne puis
alors dépasser ce mot. Ce terme d’ ‘‘exercice’’ seul m’a étonné. » (Lettre du 6
septembre 1918, citée par NASH, Suzanne, Paulhan lecteur de Valéry, p.
110.)
503
MARCEL, Gabriel, cité par PAULHAN, Jean, id., p. 59.
504
Oe., II, p. 547. Pour Jarrety, on doit voir dans cette poésie « un point
extrême où commande la pensée rabattue sur elle-même, qui devient le réel
du texte. » (JARRETY, Michel, Valéry devant la littérature, p. 93.)
140
clarté »505, « que le Terroriste s’applique donc à fuir [...] les
expressions toutes faites506 », « le proverbe »507, « cliché,
grands mots, lieux communs »508, les mots abstraits comme
« démocratie, infini, liberté, justice »509.
505
PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 32. (Je souligne, ainsi que dans les
citations suivantes)
506
Id., p. 40.
507
Id., p. 41.
508
Id., p. 54.
509
Id., p. 63.
141
Quelle est la position de Valéry?
a) Le lieu commun.
A première vue, Valéry ne suit pas les Terroristes à ce propos, eux pour qui « en art, tout ce qui n’est pas nouveau est
négligeable »510. Il est beaucoup plus prudent:
« Le nouveau est, par définition, la partie périssable des choses. Le danger du nouveau est qu’il cesse automatiquement de
l’être et qu’il le cesse en pure perte. [...] Chercher le nouveau
en tant qu’artiste, c’est ou bien chercher à disparaître, ou
chercher sous le nom de nouveau, tout autre chose, et se livrer
à une méprise »511
Perrin-Naffakh cite cet extrait à propos de la mise en question par Valéry de la valeur réelle de l’originalité:
« Les chinois sont profondément réalistes, qui n’estiment pas
un poète d’être original mais placent sur tout leur plaisir, et
jusqu’au plaisir [sic] de réentendre et de reconnaître »512.
Mais ceci n’empêche pas Valéry d’accuser Baudelaire de plagiat:
« Quelques poèmes des Fleurs du Mal tirent des poèmes de
Poe leur sentiment et leur substance. Quelques-uns contiennent des vers qui sont d’exactes transpositions »513
510
DE GOURMONT, Rémy, Esthétique de la langue française, p. 320.
« Tel Quel », Oe., II, p.560.
512
Cahiers, éd. Pléiade, II, p. 1001, cité par PERRIN-NAFFAKH, Nicole, Le
cliché de style en français moderne, p. 274.
513
« Situation de Baudelaire », Oe., I, p. 607.
511
142
« Or Baudelaire, quoique illuminé et possédé par l’étude de
Principe poétique [...] n’a pas inséré sa traduction de cet essai
dans les oeuvres mêmes d’Edgar Poe; mais il en a introduit la
partie la plus intéressante à peine défigurée et les phrases interverties, dans la préface qu’il a placée en tête de sa traduction des Histoires extraordinaires.» 514
et d’encenser par ailleurs les oeuvres ex nihilo d’un Bach:
« Une oeuvre de musique absolument pure, une composition
de Sébastien Bach, qui n’emprunte rien au sentiment, mais qui
construit un sentiment sans modèle, [...] une immense valeur
tirée du néant » 515
Mais ce n’est pas ici que le rejet valéryen du « déjà-dit »
est le plus marqué.
b) Les expressions toutes faites
Sur ce point, Valéry n’est pas si éloigné -en moins polémique- de la position défendue par Rémy de Gourmont dans
l’extrait suivant: « Que l’on se figure donc un atelier typographique où les casses, organismes géants, contiennent, non
pas des lettres, non pas des mots entiers, comme on l’a expérimenté, mais des phrases; cela sera à l’image de certains
cerveaux »516
Dans le chapitre précédent, on a vu que Valéry voulait rompre avec la coutume linguistique, les automatismes de tous
514
Id. p. 608.
« Stéphane Mallarmé », Oe., I, p. 676. (Je souligne)
516
DE GOURMONT, Rémy, Esthétique de la langue française, p. 304.
515
143
ordres, les phrases toutes faites, par le « style le plus voulu ». Valéry voyait dans ces automatismes une forme de paresse, idée que l’on trouve aussi chez les Terroristes: « Il
pèse sur l’écrivain de clichés un reproche de paresse ou de
facilité »517. Il faut dès lors tendre à la constitution de sa propre langue: « écrire », dit Gourmont, « c’est parler au milieu
de la langue commune un dialecte particulier et unique »518.
Cette recherche de l’idiolecte est aussi valéryenne: il remodèle son propre dictionnaire et veut constituer une langue artificielle. Il est intéressant de remarquer qu’Henry ait défendu
l’originalité du vocabulaire poétique contre Guiraud, pour qui
le lexique du poète est nourri de Mallarmé519. Que la question
de l’originalité lexicale de la poésie valéryenne soit posée est
déjà un signe que la communauté linguistique est problématique.
c) Les mots abstraits.
La Terreur n’aime pas les « grands mots », « que nous ne
connaissons pas » (dit Péguy), « ceux dont l’apparition éteint
notre réflexion ou notre pensée » (Duhamel), « ceux qui sont
privés de tout rapport avec les faits réels qu’ils devaient signifier » (Bloch)520. Valéry n’aime pas non plus ces termes abstraits dont le sens ne correspond pour lui à aucune réalité, qui
517
PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 40.
DE GOURMONT, Rémy, La Culture des Idées, cité dans les Fleurs de Tarbes, p. 40.
519
HENRY, Albert, Valéry a-t-il emprunté à Mallarmé son vocabulaire poétique? .
520
PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 62.
518
144
sont « sans encaisse expérimentale ». (Il rejoint là le reproche de Bloch).
Après avoir montré que les refus valéryens rejoignent ceux
des Terroristes, on peut conclure, à mon avis, que la Terreur
des Fleurs de Tarbes trouve une belle illustration dans la pensée valéryenne. On pourrait se demander ce qu’aurait pensé
Paulhan des Cahiers, et s’il aurait encore classé Valéry parmi
les rhétoriqueurs. C’est sans doute là une fausse question,
parce que, d’une part, il faut se demander avec Paulhan si
« une lettre privée, une note inédite serait [...] plus révélatrice que l’oeuvre publique. On a mille et cent mille exemples
du contraire. Mais c’est l’un des effets de l’indiscrétion moderne que les brouillons d’un auteur, comme les aventures de
sa vie, semblent tenir les explications de ses oeuvres »521. Et
d’autre part, parce que Paulhan conçoit la rhétorique et la
Terreur comme des mouvements complémentaires, même si
l’un domine l’autre dans telle ou telle oeuvre: « Que si la Terreur est à la fois l’état où nous jette la Rhétorique, mais l’état
aussi que la Rhétorique par avance nous annonçait, sans
doute est-elle, plus que sa suite ou son effet, son intention »522.
« Il serait peu de dire que la Terreur connaît la Rhétorique:
elle procède d’elle et la suit pas à pas; elle n’en finit pas de la
connaître et de la réfuter »523. « Le Terroriste est lui-même
521
Chroniques de Jean Guénin [pseudonyme de Jean Paulhan], I, p. 77.
PAULHAN, Jean, La rhétorique renaît de ses cendres, Oe., II, p. 165. Si
l’intention de la Terreur est de « s’exprimer comme s’il n’y avait pas eu langage », alors la Rhétoprique répond à cette intention, puisqu’elle fixe les
conventions du langage pour qu’on puisse les oublier.
523
PAULHAN, Jean, La rhétorique renaît de ses cendres, Oe., II, p. 160.
522
145
cet esprit pur, infiniment libre de langage, qu’appelait le rhétoriqueur »524
L’oeuvre valéryenne serait un exemple de cette dialectique:
les Cahiers terroristes (à la recherche d’une pensée pure) appellent la poésie rhétorique (qui fixe les conventions du langage pour laisser parler cette pensée pure). Ceci corroborerait
l’idée selon laquelle la poésie serait pour Valéry une réalisation détournée de son projet de langage absolu, qui devait
représenter la pensée. On comprend aussi que Breton surréaliste terroriste- soit fasciné par le Valéry terroriste des
Cahiers, mais le condamne pour ses compromissions en terrain rhétorique avec la parution de poésies néo-classiques.
III. 4.
Lecture bakhtinienne du terro-
risme
III. 4. 1. Comparaison entre Bakhtine et Paulhan
Je voudrais comparer ici quelques aspects de la théorie de
Bakhtine et de Paulhan, en m’attardant spécialement sur
l’étude du premier intitulée « Discours poétique et discours
romanesque »525 datant de 1934-1935, et sur les Fleurs de
Tarbes, en chantier depuis 1928 dans la N.R.F. et achevée en
1945526. Je me servirai ensuite de ces points de comparaison
524
PAULHAN, Jean, « La demoiselle aux miroirs », Oe., II, p. 171.
Tiré de « Esthétique et théorie du roman ».
526
Nash établit déjà un lien entre Paulhan et Bakhtine: « [Paulhan]
pourrait dire, avec Bakhtine: ‘‘ma voix peut n’avoir qu’un sens qu’à tra525
146
pour tirer de nouvelles conclusions sur la théorie linguistique
de Valéry.
III. 4. 1. 1.
Le principe dialogique dans les Fleurs de
Tarbes
Pour Paulhan et Bakhtine, tout discours s’inscrit inéluctablement dans le déjà-dit. Paulhan explique que l’asphyxie des
Lettres est due au refus de la Terreur d’accepter cette prémisse: « pour eux, tout se passe comme si la littérature venait peser de son poids sur chaque nouvel écrivain »527, et
comme si « le poids des mots était écrasant »528. Cette politique ne peut aboutir selon Paulhan qu’à la tératologie des Lettres529, car elles se retrouvent « restreintes [...] à l’espace de
sentiment, ou le langage n’a pas encore trop servi »530.
Pour Paulhan, on peut échapper à cette asphyxie en acceptant le langage et les lieux communs: « le défaut dont nous
faisons grief aux clichés [...] cesse d’exister, sitôt que nous
cessons de leur en faire grief »531,
« la poésie, c’est aussi
voir avec fraîcheur ce que chacun voyait »532. Il est d’ailleurs
impossible d’échapper à cette communauté de langage et de
vers d’autres voix’’, ou bien ‘‘autant le monde a-t-il besoin de mon altérité pour lui donner un sens, autant ai-je besoin de l’expression des autres pour me créer moi-même’’ » (NASH, Suzanne, Paulhan lecteur de Valéry, p. 122.)
527
PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 44, qui cite Jean Prévost: « Tout
cela est l’imprimé né d’un autre imprimé ».
528
Id., p. 137.
529
»Ainsi la littérature en période de Terreur accueille-t-elle volontiers, si
elle ne va pas jusqu’à les appeler- comme les sports semblent parfois encourager les champions difformes, coureurs cagneux, cyclistes poitrinaires- des
poètes fous et des logiciens absurdes, de petits ou grands Satans de
l’encrier ». (Fleurs de Tarbes, p. 154)
530
Id., p. 135.
531
Id., p. 162.
147
pensée: même le Terroriste qui recherche une parole débarrassée du poids de cette communauté utilise le langage commun dans sa recherche:
« Fuyez langage, il vous pour-
suit »533.
Cette inscription du texte dans le déjà-dit est un des grands
thèmes de Bakhtine: « entre [...] tout discours et son objet
[...] se tapit le milieu mouvant souvent difficile à pénétrer,
des discours étrangers sur le même objet »534, « l’orientation
dialogique du discours est, naturellement, un phénomène
propre à tout discours »535, « dans la langue, il ne reste aucun
mot, aucune forme neutre, n’appartenant à personne: toute
la langue s’avère être éparpillée, transpercée d’intentions, accentuée »536. Paulhan et Bakhtine ont tous deux recours à la
langue adamique pour illustrer cette utopie du discours qui
échappe totalement au discours d’autrui, au déjà-dit: « seul
Adam le solitaire pouvait éviter totalement cette orientation
dialogique sur l’objet avec la parole d’autrui ». Bakhtine illustre ainsi l’espoir des Terroristes tel que le décrit Paulhan:
« telle est aussi la nostalgie ordinaire de la Terreur: cette
hantise d’une langue innocente et directe, d’un âge d’or où
[...] chaque terme serait appelé, chaque verbe ‘‘accessible à
tous les sens’’ »537.
532
Id. p. 86.
Id. p. 136.
534
BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, p. 100
535
Id., p. 102
536
Cité par TODOROV, Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine, p. 89.
537
PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 142. [Paulhan cite Rimbaud].
533
148
III. 4. 1. 2. Hétérologie
Paulhan conçoit la langue comme un milieu dynamique,
stratifié socialement: « il est un langage qui prend à chaque
instant, devant nous, origine, ou le tente du moins. Toute famille, tout clan, toute école forme ses ‘‘mots’’, et ses locutions
familières,
qu’elle
charge
d’un
sens,
secret
pour
l’étranger. Ainsi en va-t-il encore, dans une société plus étendue, des slogans, des plaisanteries à la mode, des scies: autant de termes nouveaux que l’on voit naître, se charger
d’illusions, gagner un sens simple et le plus souvent disparaître »538.
Cette idée qu’à la stratification sociale correspond une stratification linguistique est proche de l’hétérologie de Bakhtine,
mot désignant la « diversité irréductible des types discursifs »539. Aux yeux de Bakhtine, il y a une stratification professionnelle et sociale du langage, « formant des parlers
neufs et socialement typiques »540.
Face à cette diversité linguistique, tout se passe, écrit Paulhan, « comme s’il n’était pas d’observation pure du langage,
mais qu’un jeu de reflets et de glaces nous montrât constamment dans ce langage (et dans les Lettres) le reflet même
du mouvement par quoi nous l’approchons »541. C’est aussi ce
que dit Bakhtine: « Il pourrait sembler que le terme lui-même
‘‘langage’’ perde ici tout son sens, car apparemment il
n’existe pas de plan unique de comparaison pour tant de
‘‘langages’’. En réalité il y a tout de même un plan commun
538
Id., p. 89.
TODOROV, Tzvetan, id., p. 89.
540
BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, p. 112.
539
149
[...]: tous les langages du plurilinguisme sont [...] des formes
de son interprétation verbale [...] »542. Pour tous les deux, la
pluralité d’utilisation du langage se reflète dans ce dernier.
Paulhan voit dans la littérature un point de convergence de
cette pluralité: l’écrivain est le « spécialiste de l’expression,
et rompu aux divers modes, aux illusions de cette expression »543. Les Fleurs de Tarbes proposent même l’image de
l’écrivain comme artisan de tapisseries544, suggérant l’idée
d’un entrelacement des langages dans l’oeuvre littéraire. Aux
yeux de Bakhtine, la littérature et particulièrement le roman
est aussi le lieu où se révèle la multiformité sociale plurilingue, « tous les langages du plurilinguisme [...] se rencontrent
et coexistent dans la conscience créatrice du romancier »545.
Il y a cependant une différence à souligner: Bakhtine oppose
le roman plurilingue, hétérologique, dialogique ou polyphonique au discours « total » de la poésie546 qui n’exploite pas artistiquement le dialogisme intérieur du discours, au contraire
de la prose547. Paulhan ne distingue pas à ce niveau le roman
et la poésie dans les Fleurs de Tarbes. L’extrait suivant décrit
541
PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 162. Cf. aussi p. 128: « Etrtange
domaine, où l’objet aussitôt se conforme à notre regard ».
542
BAKHTINE, id., p. 113.
543
PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 123
544
Id. p. 109.
545
BAKHTINE, , id., p. 113.
546
DOMINICY, Marc, Y a-t-il une rhétorique de la poésie?, p. 60.
547
TODOROV, Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine, p. 101. Ce passage est assez
clair: « [En poésie], chaque mot doit exprimer de manière immédiate et directe le dessein du poète; il ne doit exister aucune distance entre le poète et
son discours.[...] [le prosateur en revanche] ne parle pas la langue, dont il
s’est plus ou moins détaché, mais parle comme au travers de la langue, laquelle est quelque peu épaissie, objectivée, éloignée de ses lèvres » (BAKHTINE, cité par TODOROV, id, p. 102.). Mais dans un texte postérieur, Bakhtine
semble remettre en question la monophonie du discours poétique: « La voix
authentiquement créatrice ne peut jamais être qu’une voix seconde dans le
discours » (cité par TODOROV, id., p. 106)
150
d’ailleurs la poésie -ancienne, il est vrai- comme énoncé largement polyphonique: « les anciens poètes recevaient de toutes parts proverbes, clichés, et les sentiments communs. Ils
accueillaient l’abondance et la rendaient autour d’eux »548.
548
PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 31
151
III. 4. 1. 3. Le cliché comme lieu polyphonique
.
Pour Bakhtine, la langue est faite de toutes sortes de mots
préfabriqués, de segments de discours qui se figent. Cette
idée est reprise par Smith, qui définit le discours préfabriqué
comme « une structure verbale préassemblée utilisée ensuite
comme un discours naturel »549, discours naturel qui procède
en grande partie « de formules verbales, -phrases conventionnelles, expressions idiomatiques, et même des phrases
entières - que l’on a utilisé et entendu antérieurement à plusieurs reprises »550.
Dominicy écrit que ces discours préfabriqués tendent à
s’assimiler au mot (on ne passe pas par le sens littéral des
mots pour comprendre un proverbe ou une expression figée)
et provoquent un « effet de polyphonie », c’est-à-dire « qu’ils
se voient fréquemment attribués à un énonciateur universel
et anonyme que le locuteur met en scène »551.
Ces idées d’assimilation de ce type de discours au mot et
d’effet de polyphonie se retrouvent chez Paulhan, dans ses
travaux sur le cliché et le proverbe. Le cliché, je le rappelle,
recouvre les phrases toutes faites, les lieux communs, les
proverbes,
les
expressions
idiomatiques
et
les
« grands
mots », appelés aussi « mots usés », « mots abstraits », ou
« mots puissants »552.
549
SMITH, Barbara, On the margin of discourse, p. 59.
Id., p. 60.
551
DOMINICY, Marc, Y a-t-il une rhétorique de la poésie?, p. 60.
552
PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 28 et 56. Les exemples de ces
grands mots sont, p.56: « guerre d’idéologie, renégat, futurisme, liberté, égalité, fascisme, Société des Nations, religion, ordre, armée » et p.76: « tradition, révolution, roman-feuilleton,pièces d’idées... »
550
152
L’assimilation du mot au cliché: ceci ne joue pas, évidemment, pour la dernière catégorie des mots abstraits, qui sont
déjà des items minimaux. La phrase de Breton citée plus haut
faisait déjà allusion à l’intérêt de Paulhan pour ce mécanisme.
Dans l’Expérience du proverbe, Paulhan explicite cette analogie entre ce discours préfabriqué qu’est le proverbe et le mot:
« C’est la phrase proverbiale entière que je devais me rappeler, comme si elle n’eût été qu’un seul mot [...] un tout, un
bloc, qu’il me fallait saisir tout entier d’un coup »553. Le rapport entre le sens du proverbe et celui des mots le composant
est non-littéral: « Le sens de chacun des mots [du proverbe]
doit être moins présent que je ne l’imaginais »554. L’idée du
proverbe « est attachée, comme une étiquette, à cette phrase
inerte, et sans rapport intérieur avec elle »555(« inerte » souligne le figement de ce discours).
Cette assimilation vaut aussi pour l’expression idiomatique:
pour Paulhan, l’expression roman-feuilleton est un « mot tout
fait »556. Même chose pour le lieu commun: langueur mystérieuse peut « s’entendre d’abord en cliché, comme un seul
mot, puis en deux mots, comme une opinion »557.
L’effet de polyphonie: les clichés sont des lieux chargés de
la parole d’autrui. Les lieux communs, par exemple, « sont
par excellence une expression oscillante et diverse, qui prête
à double ou quadruple entente, et comme un monstre de lan-
553
PAULHAN, Jean, Expérience du proverbe, p.111. (Je souligne)
Id. p. 104.
555
Id., p. 115.
556
PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 77.
557
Id., p. 143.
554
153
gage et de réflexion »558. Le cliché peut559 ainsi mettre en
scène à son endroit une multitude de discours qui lui sont attachés. Le dégoût des Terroristes à l’égard de ces proverbes,
expressions idiomatiques -dû, selon eux, à la vacuité sémantique- est lié au dégoût qu’ils éprouvent pour les discours
communs: « le dégoût des clichés se poursuit en haine de la
société courante et des sentiments communs »560. La Terreur
voit une dégradation de la pensée là où le discours met en
scène un « énonciateur universel » qui valide ce discours.
(« D’où vient sans doute que [ce cliché] marque fortement la
mémoire, étant le signe d’un triomphe»)561. La méfiance terroriste à l’endroit des mots usés, abstraits, puissants est du
même ordre: ces mots -démocratie, infini- sont eux aussi polyphoniques: ils sont « alourdis » des discours d’autrui attachés à leur objet. Dans la phrase: « Ah! Cette jeunesse! », ou
celle-ci: « Cause toujours, avec ton libéralisme », le mot abstrait (qu’on aurait tendance à prononcer sur un ton un peu
théâtral) fait entrer dans le sillage de la phrase les discours
constitués par d’autres énonciateurs à l’égard de l’objet. Le
« grand mot » des Terroristes est donc bien un mot qui peut
éveiller plus facilement les discours d’autrui. C’est ce qui provoque leur rejet par la Terreur. Ce n’est pas, comme ils le
prétendent, leur manque de sens qui les révulse, mais ce sont
les discours d’autrui derrière ce mot qu’ils ne veulent pas avaliser en les employant.
558
Id., p. 139.
Il peut aussi ne pas faire apparaître ces discours d’autrui, dans le cas de
la réinvention du cliché, par exemple.
560
PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 31.
561
Id., p. 164.
559
154
III. 4. 2.
Le Terrorisme valéryen comme
refus du principe dialogique
Cette lecture en vis-à-vis de Paulhan et de Bakhtine peut
profiter à l’analyse des positions valéryennes: on a vu qu’il
était proche de certaines positions terroristes, et partageait
notamment le refus des clichés. Je crois que l’explication est
la même: Valéry évite les énoncés trop chargés des discours
d’autrui. Sa critique du mot abstrait est assez claire à ce propos: il le trouve trop « fiduciaire », pas assez « expérimental ». On pourrait lui objecter justement qu’un mot tel que
démocratie est une validation universelle d’une expérience de
la démocratie. Mais Valéry ne veut pas d’une langue qui ordonne le réel, et qui porte en elle l’expérience humaine de ce
réel, notamment par des mots qui cristallisent ces expériences. Il cherche au contraire une langue qui représente le réel,
calculant les abstractions à partir du monde concret. Les
sciences humaines ont alors peu de part dans ce projet de
connaissance, mais Valéry disqualifie d’emblée les sciences de
l’histoire, de la philosophie, ou de la psychologie, à cause de
leur manque de réalisme. Dans cette perspective, la possibilité d’une représentation rationnelle et abstraite de la réalité
par la langue ne peut qu’être gênée par l’imprégnation du sujet social dans la langue. Valéry fuit donc les lieux du langage
où il est très présent (les discours préfabriqués, les grands
mots) et valorise les mots dénotant des faits ou des objets
réels.
155
IV. CONCLUSIONS
La configuration de la réflexion linguistique de Valéry telle
qu’elle s’est esquissée au cours de ce travail s’éloigne de celle
qui se dégageait de certaines critiques: la recherche d’un langage représentant objectivement le monde, et l’idée d’une
pensée pure indépendante du langage éloigne Valéry de Saussure, dont il s’approche cependant par l’absence de la reconnaissance d’une communauté de parole.562
Cette volonté, toujours présente chez Valéry, de vouloir
abstraire la langue de son milieu social livre, à mon avis, une
clef importante de son oeuvre: elle permet de comprendre sa
prédilection pour la poésie,
ses analogies entre poésie et
mathématiques, sa disqualification du roman,
son refus du
langage commun et des automatismes linguistiques,
et son
rêve d’une Langue des calculs: tous ces aspects sont les reflets du seul projet de trouver une langue bien faite qui représente la pensée. Si c’est là son dessein, on ne peut assimiler
Valéry à un linguiste: il n’est tel qu’au prix d’un détournement
de sa démarche. Mais dans la mesure où la poésie est véritablement assimilée par lui à une science exacte (les sciences
humaines se rangent au côté du roman, car elles sont fictions), il est tout naturel que ses vues théoriques les plus ré-
562
« [La] linguistique de [Saussure et Bally] ne veut connaître que la
forme abstraite de la langue et rejette la parole en dehors de son objet, sous
prétexte que celle-ci est individuelle et donc infiniment variable. » (TODOROV,
Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine. Le Principe dialogique. p.56).
156
fléchies se soient développées à son endroit563, plutôt que du
côté du langage commun dont il s’agit avant tout de se dépêtrer ( notamment en exacerbant la dichotomie mallarméenne
)
La comparaison entre Bakhtine et Paulhan a pu montrer en
quoi
ce
refus
d’accepter
la
communauté
de
parole,
l’hétérologie, la polyphonie du discours peut générer une crise
du langage, sous-tendue par une philosophie (bergsonienne)
survalorisant la pensée et « aplatissant » le langage.
Il serait sans doute intéressant
de voir comment cette problématique évolue avec la génération suivante, notamment, peut-être, dans l’analyse de la correspondance entre
Jean Paulhan et Francis Ponge,
en
s’arrêtant, entre autre sur la conception de rhétorique de ce
dernier.
563
Malheureusement, les textes de théorie poétique se constituent souvent
de textes de commande, n’échappant pas à une certaine « esthétique du vague », comme l’a appelée Benda, et dont la sincérité doit parfois être mise en
doute. Comme l’écrit Paulhan, « il lui arrive aussi de rédiger plus d’une préface dont il ne croit pas un mot: il suffit quon lui commande, c’est encore un
trait de rhétoriqueur » ( PAULHAN , Jean, Paul Valéry, ou la littérature considérée comme un faux, p.32.)
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