Aspects linguistiques de l`oeuvre va
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Aspects linguistiques de l`oeuvre va
1 Aspects linguistiques de l’oeuvre valéryenne : poétique, terrorisme Fabienne Martin Mémoire de licence présenté en vue de l’obtention du grade en philologie romane, sous la direction de Marc Wilmet Université libre de Bruxelles, année académique 1993-1994 2 TABLE DES MATIERES INTRODUCTION 5 L’ EXCLUSIVISME INTELLECTUEL DE VALERY 6 I. ETAT DE LA QUESTION 11 II. POETIQUE 20 II. 1. INTRODUCTION 20 II. 2. La théorie du double langage. 24 II. 2. 1. différenciation formelle. 24 II. 2. 2. différenciation thématique: 25 II. 2. 3. différenciation sémantique 25 II. 2. 4. différenciation linguistique 28 II. 3. OPTIONS THEORIQUES 31 II. 3. 1. Théorie ethnocentrique 31 II. 3. 1. 1. Difficulté de l’auteur 31 II. 3. 1. 2. Difficulté de la lecture 33 II. 3. 1. 3. Le chantier en place de l’oeuvre. 34 II. 3. 2. Théorie ornementale 35 II. 3. 3. Théories para-ornementales 37 II. 3. 3. 1. La poésie comme métalangage. 38 II. 3. 3. 1. 1. 1. L’algèbre, métaphore du travail. 38 II. 3. 3. 1. 1. 2. La poésie comme langage algébrique. 39 II. 3. 3. 1. 1. 3. Le projet de la langue artificielle 44 II. 3. 3. 1. 1. 4. La poésie, langue artificielle. 48 II. 3. 3. 2. Théorie formaliste 53 II. 3. 3. 2. 1 : Présentation. 53 II. 3. 3. 2. 2 : Valéry formaliste. 53 II. 3. 3. 3. La poésie comme métaphysique biologique. II. 4 Critique bakhtinienne de la poétique valéryenne 77 84 3 II.4. 1. L’empirisme formaliste et valéryen. 84 II. 4. 2. Le refus valéryen de l’orientation dialogique. 87 II. 4.2.1. Les langages mathématiques 90 II. 4. 2. 2. La Poésie. 91 II. 4. 2. 3. Le roman 92 III. LE TERRORISME DANS LES CAHIERS III. 1. LE LANGAGE DANS LES CAHIERS III. 1. 1. Disqualification du langage 95 95 95 III. 1. 1. 1. Le rapport du langage au monde. 95 III. 1. 1. 2. Le rapport du langage à la pensée. 97 III. 1. 1.3. Le langage absolu 100 III. 1. 1. 4. Commentaire 101 III. 1. 2. La question du sens 103 III. 1. 2. 1. Le mot 103 III. 1. 2. 1. 1. Le réflexe lexicographique 103 III. 1. 2. 1. 2. Le sens du mot 104 1ère proposition 104 2ème proposition. 105 3ème proposition 106 III. 1. 2. 1. 3. Classification. III. 1. 2. 2. La phrase 110 115 III. 1. 2. 2. 1. Définition. 115 III. 1. 2. 2. 2. L’éprouvette. 117 III. 1. 2. 3. Les parties du discours 118 III. 2. L’ANALYSE PAULHANIENNE DE VALERY 121 III. 2. 1. Les rapports entre Paulhan et Valéry. 121 III. 2. 2. Critique paulhanienne de Valéry. 124 III. 2. 2. 1. Les Fleurs de Tarbes. 124 III. 2. 2. 2. Valéry rhétoricien. 126 III. 2. 2. 2. 1. Les conceptions de la rhétorique pour Paulhan. 126 III. 2. 2. 2. 2. La rhétorique de Valéry selon Paulhan. 127 III. 2. 2. 2. 3. La rhétorique selon Valéry. 130 III. 2. 2. 2. 4. Comparaison de ces conceptions . 135 4 III. 3. Valéry terroriste 137 III. 3. 1. Philosophie du langage terroriste 137 III. 3. 2. Le dégoût des lettres 138 III. 3. 3. Refus des lieux communs, des clichés, des grands mots. 139 III. 4. Lecture bakhtinienne du terrorisme III. 4. 1. Comparaison entre Bakhtine et Paulhan 145 145 III. 4. 1. 1. Le principe dialogique dans les Fleurs de Tarbes 146 III. 4. 1. 2. Hétérologie 148 III. 4. 1. 3. Le cliché comme lieu polyphonique 151 I I I . 4 . 2 . L e T e r r o r i s me v a l é r ye n c o mme r e f u s d u p r i n c i p e d i a l o g i q u e IV. CONCLUSIONS 154 155 5 INTRODUCTION Ce mémoire se propose d’étudier et de mettre en perspective les aspects linguistiques de l’oeuvre valéryenne. Le premier chapitre est consacré à l’étude des textes de Valéry relevant du domaine de la poétique, entendue soit comme théorie définissant la spécificité des textes poétiques de façon objective et à l’aide de critères linguistiques, soit comme théorie de la littérature1. Je préciserai dans l’introduction la définition valéryenne de ce mot. J’ai constitué pour ce chapitre un corpus primaire à partir des oeuvres complètes et des quatre premiers Cahiers de Valéry, qui servent de base pour un travail d’analyse de sa réflexion poétique, que je confronterai à quelques grandes options théoriques de cette discipline, et je m’attarderai plus particulièrement sur la comparaison entre le formalisme russe et Valéry. Le second chapitre se propose d’analyser plus avant la réflexion linguistique de Valéry. Pour cela, j’ai d’abord constitué un corpus de base à partir de quatre Cahiers tenus entre 1894 et 1901 (composés de 1800 pages) dont j’ai extrait les textes touchant de près ou de loin au langage (qui constituent en tout une centaine de pages), et je les ai classées thématiquement. Je présenterai le résultat de ce tri et de ce classement dans une première section. Ce travail me servira de base pour une 1 Cette dernière acception est celle de Tzvetan Todorov dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, p.106. 6 lecture critique en deux pans. Le premier pan établira une lecture paulhanienne de la pensée linguistique de Valéry (j’exposerai donc là certaines idées de Paulhan). Cette lecture paulhanienne s’articulera en deux temps. Dans un premier temps, j’analyserai la relation et les différences idéologiques entre Valéry et Paulhan, puis j’exposerai les textes de Paulhan sur Valéry ( s’esquissera un Valéry rhétoriqueur) Dans un deuxième temps, j’établirai une lecture paulhanienne des Cahiers, que Paulhan n’a vraisemblablement pas lus (apparaîtra un Valéry terroriste). Je confronterai les conclusions de cette lecture des Cahiers avec celle de l’oeuvre critique et poétique par Paulhan. Dans le deuxième pan de cette critique, j’établirai une comparaison entre les notions développées par Paulhan dans les Fleurs de Tarbes (et dans l’Expérience du proverbe) et les notions de principe dialogique et de polyphonie chez Bakhtine. Ceci me permettra 1)de repréciser ma première conclusion 2)de jeter un pont entre la poétique de Valéry et ses réflexions linguistiques dans les Cahiers. L’ EXCLUSIVISME INTELLECTUEL DE VALERY Avant de procéder à l’état de la question, je vais préciser quelle était l’attitude de Valéry par rapport aux sciences hu- 7 maines en général, et sa perception des travaux linguistiques de ses contemporains. 1) Attitude générale. Cet extrait de Gracq résume bien l’attitude de Valéry face au savoir en général: « Il est amusant de passer du Journal de Gide aux Cahiers de Valéry: d’un esprit qui ne rebondit que sur ses richesses à un autre que la production mentale d’autrui offusque, et qui ne l’admet qu’à titre de corroboration d’une pensée étrangère comme une demi-insolence. Ombrageux exclusivisme mental qui se développe à partir d’une pensée essentiellement fragmentaire, pareil à ces souverainetés émiettées et dispersées de l’ancien Saint-Empire, pour qui toute masse étatique bordière signifiait danger »2. On trouve une large confirmation de cet hermétisme intellectuel dans les Cahiers: Valéry 1) veut se débarrasser de toute structure de savoir préalable: « [Il faut] se débarrasser de toutes ces habitudes de percevoir, de sentir et de penser, ainsi que de toutes les conventions littéraires, linguistiques et autres, imposées par la tradition vu l’inertie de l’esprit, se refaire des yeux qui voient ce qui est à voir, et non ce qui a 3 été vu » . 2) n’accepte que ce qu’il a lui-même réinventé: « Mon esprit trop prompt pour comprendre préfère souvent fabriquer que 4 d’acquérir. Je ne comprends bien que ce que j’ai inventé » . 3) cherche avant tout un savoir neuf et personnel: « Voilà une idée -profonde -sublime etc. - et ce n’est pas moi qui l’ai trouvée. Il faut donc que je trouve son défaut et que je la punisse de m’avoir enchanté. Je ne puis 2 GRACQ, Julien, Carnets du grand chemin, pp. 255-256. Cahiers, éd. C.N.R.S., XX, p. 436, cité dans Cahiers, III,, p. 585. 4 Cahiers, éd. C.N.R.S., VII, p. 425, cité dans Cahiers,III,, p. 367. 3 8 5 accepter - cela est vital » , « [dès mon enfance], j’ai voulu voir les choses autrement que tout le monde » 6 Valéry est souvent moins suspicieux vis-à-vis des sciences exactes que des sciences humaines. Il se réfère volontiers aux grands noms de la physique et des mathématiques, mais ne témoigne pas beaucoup d’intérêt pour les disciplines des sciences humaines, dans le passé comme dans le présent: il se félicite presque d’avoir ignoré Rousseau7, ne trouve rien dans la rhétorique d’Aristote8, traite laconiquement Condillac d’absurde,9 et Descartes de naïf10 (alors qu’il leur doit beaucoup et apprécie peut-être chez Bréal l’inspiration condillacienne). 2. Réception valéryenne des travaux linguistiques contemporains. Il n’est guère plus tendre avec les travaux linguistiques, en écrivant en 1898: « Leurs oeuvres [des linguistes], recueils, myriades de traits, constatations de fréquences, usage libéral des métaphores, qui s’évanouissent au premier essai n’ouvrent rien. Tel livre est clair, excite à penser: nul n’est le commencement d’une science »11. Cette position ne varie 5 Cahiers, III, p. 293. Lorsque je ne précise pas l’édition des Cahiers, il s’agit de l’édition Gallimard. 6 Cahiers, éd. C.N.R.S., XXV, p. 453, cité dans Cahiers, III,, p. 582. 7 Cahiers, éd.C.N.R.S., XXVI, p. 482, cité par LECHANTRE, Michel, P(h)o(n)étique, p. 98 8 Oeuvres, II, p.1575. 9 Cahiers, I, p. 78. 10 Cahiers, I, p. 156. 11 Oe., II, p. 1450. [compte-rendu de la Sémantique de Michel Bréal, janvier 1898] 9 guère par la suite. J’examine ici au cas par cas la relation de Valéry avec ses contemporains linguistes. 1) Maurice Grammont Grammont enseigne à Montpellier dès 1895, ville où séjourne quelquefois Valéry. La connaissance qu’ils ont l’un de l’autre est attestée mais on ne sait quels étaient leurs rapports12. Apparemment, Valéry ne cite pas une seule fois le nom de Grammont dans son oeuvre13. Mais il semble, conjecture Mounin, qu’il vise Grammont dans une page accablante pour la phonétique expérimentale14. Il le traite même d’imbécile en 1942: « Les imbéciles phonéticiens (comme Grammont etc ) ne voient pas qu’il s’agit, dans ces questions de forme, de complexes à plusieurs variables et que tout système de diction raisonné doit réserver de quoi permettre cette liberté qui est démontrée par la pluralité possible des dictions [...] » 15 . 2. Michel Bréal. Marcel Schwob a proposé à Valéry d’écrire un compte-rendu de la Sémantique de Michel Bréal pour le Mercure de France16, (sémantique que Valéry, selon Aarsleff, a bien comprise17). Ce compte-rendu consiste surtout en un résumé élo12 MOUNIN, , Valéry et Grammont, p. 126. Id., p. 127. 14 »Quant à la musique de poésie, elle est [...] pour certains l’objet de recherches abstraites, parfois savantes, généralement stériles. [...] Rien de plus trompeur que les méthodes dites ‘‘scientifiques’’ (et les mesures ou les enregistrements en particulier) qui permettent toujours de répondre par ‘‘un fait’’ à une question absurde ou mal posée ». (Oe., I, p. 1285) 15 Cahiers, éd. C.N.R.S., XXV, p. 621, cité par SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Sémiologie et langage, p. 141 16 Mercure de France, XXV, janvier 1898, Revue du Mois, pp. 254-260. Reproduit dans Oe.,II, pp. 1449-1456. Cette page est écrite en 1935, deux ans après la parution du Traité de phonétique de Grammont. 17 AARSLEFF, Hans, From Locke to Saussure, p. 391. 13 10 gieux, mais l’on trouve cependant dans ses brouillons cette critique: « Je trouve que dans son ouvrage, les procédés d’exploitation fondés sur l’étude directe des phénomènes linguistiques ne sont peut-être pas suffisamment distingués de ceux obtenus par les moyens historiques, par l’étymologie, etc. »18. Schmidt-Radefeldt suppose que les deux hommes se sont rencontrés à Montpellier lorsque Bréal fut invité par Grammont19. Les Cahiers reprennent souvent des notions de Sémantique (sans citer Bréal). J’y ferai référence dans la troisième partie. 3. Saussure. La lecture et l’influence potentielle de Saussure sur Valéry a défrayé la chronique: l’enjeu était de garantir à Valéry l’exclusivité et l’antériorité de ses découvertes sur le linguiste (Je reviens sur ce point dans l’état de la question). Le seul critique qui ait affirmé l’influence de la pensée de Saussure sur Valéry20 s’est rétracté dans un article postérieur: « cela ne peut être ni prouvé ni réfuté »21. Mounin pense que Valéry n ’a jamais lu Saussure (malgré l’emploi du mot diachronique en 1928)22. 18 « Article », BN ms, fo 21, cité par CELEYRETTE-PIETRI, Nicole, Entre Bréal et Mallarmé, p. 77. 19 SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Valéry linguiste dans les Cahiers, p. 9. 20 Id. , p. 12. 21 SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Sémiologie et langage, p. 136. 22 MOUNIN, Georges, id., p. 127. 11 On sait aussi que Valéry a rencontré Viggo Bröndal en 1931, qu’il a lu la Psychologie du langage de Henri Delacroix, et la Science du Langage de Max Müller23. I. ETAT DE LA QUESTION L’édition des Cahiers en édition fac-similé (publiée entre 1957 et 1960) a amorcé l’étude de la réflexion linguistique de Valéry. Ces travaux comparent le plus souvent les théories de Valéry à des contemporaines théories dans le linguistiques postérieures, ou cas de Saussure. La thèse de Schmidt-Radefeldt, premier travail critique des Cahiers, se propose d’établir « une vue d’ensemble de la théorie du langage de Valéry [...] c’est-à-dire une synthèse des notes dispersées »24, pour savoir « si l’on peut mettre Valéry au nombre des linguistes structuralistes ou pré-structuralistes »25, question à laquelle l’auteur répond affirmativement. Dans un compte-rendu de cette thèse, Stefanini souligne cependant que le travail valéryen « tombe dans le domaine de la psychologie, la philosophie, la critique littéraire ou de l’épistémologie, mais jamais dans les cadres de la linguistique »26. C’est aussi l’avis de Leroy, qui ne peut souscrire à la position de principe de la thèse, à savoir: faire de Valéry un linguiste27, et qui souligne que les réflexions pouvant évoquer Saussure sont isolées et non systématisées. Stefanini rappelle d’autre part que Valéry n’a pas « besoin de lire Saussure pour 23 SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Sémiologie et langage, p.139. SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Valéry linguiste dans les Cahiers, p. 7. 25 Id. p. 17. 26 Société linguistique de Paris, 1972, p. 154 27 Revue belge de philologie et d’histoire, 1977, pp. 297-298. 24 12 énoncer ce lieu commun que le signe est arbitraire, et s’analyse en signe [...] et signifié »28, et que « la distinction qu’il pose purement psychologique entre langue et parole a bien peu de lien avec le concept sociologique de langue »29. On peut ajouter avec Aarsleff et Genette que ces points de rencontre théoriques entre Saussure et Valéry peuvent s’expliquer par la lecture de Bréal30. On peut peut-être aussi reprocher à cette thèse de n’avoir pas précisé sa définition du structuralisme en général et du structuralisme saussurien31 avant d’établir une parenté entre ce courant et Valéry. Il faut noter qu’en 1961, Benveniste avait déjà réuni des extraits des Cahiers dans ses Documents pour l’histoire de quelques notions saussuriennes (à côté de textes de Georges Boole et de Leonard Bloomfield)32. Rey (1971) reprend une série de notions développées dans la thèse précédente (le langage intérieur, le langage comme acte, les modèles du signe), mais souligne, contrairement à 28 Id. p. 153. Ibid. Voici l’extrait que Schmidt-Radefeldt utilise pour établir l’existence de cette distinction chez Valéry: « La langue est présente, imminente comme les muscles, plus ou moins éveillés. C’est un organe, dont la parole ou le langage est le fonctionnement » (Cahiers, éd. C.N.R.S., VIII, p. 331, cité par SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, id., p. 29.). Pour ma part, je croirais plutôt que Valéry parle ici littéralement de l’organe physiologique. 30 Hans Aarsleff souligne que les principes sous-tendant le cours de Saussure sont déjà ceux de la théorie linguistique de Bréal (cf. From Locke to Saussure, p. 291). Gérard Genette note l’influence bréalienne dans l’esquisse par Valéry d’une sémiologie qui rejoint le programme de sémiologie générale de Saussure. (cf. Mimologiques, p. 280). Valéry écrit à ce propos: « Tous les systèmes symboliques [...] l’algèbre, la musique écrite, certains genres d’ornementation, la cryptographie etc., sont susceptibles d’analyses sémantiques ». (Oe., II, p. 1453) 31 La seule définition fournie est tirée de Foucault: « Le structuralisme [...] est la conscience éveillée et inquiète du savoir » (Id. p. 5) 32 BENVENISTE, Emile, « Documents pour l’histoire de quelques notions saussuriennes », dans Cahiers Ferdinand de Saussure, 21, 1961, pp. 132133. 29 13 cette dernière, que Valéry, par son manque d’ouverture intellectuelle, emploie beaucoup de sa propre énergie à débrouiller des modèles linguistiques qu’il aurait pu trouver dans Humboldt, Saussure ou plus tard de Hjemslev ou Sapir33. Ce sera le seul critique qui mettra en avant l’obscurité, le flou et la pauvreté instrumentale des Cahiers. Il remet aussi en question la parenté entre le structuralisme, Saussure et Valéry (qui est beaucoup plus psychologisant et mentaliste que ce dernier). Pour Rey enfin, toutes les réflexions linguistiques de Valéry ont pour seul objectif de fonder une construction du discours poétique. En 1977, Peter Wunderli a approfondi la comparaison et dégage une série de points, communs à Valéry et à Saussure34. La thèse de Schmidt-Radefeldt trouve un écho dans Signes et symboles de Malmberg, (1977), qui consacre un chapitre à Valéry, à nouveau qualifié de « grand précurseur de la linguistique structurale »35. Ce chapitre est en fait un résumé de la thèse de 1970. Le but est à nouveau de souligner les parallélismes entre les Cahiers et l’oeuvre de Saussure, Wittgenstein, Bloomfield ou Whorf. La même année, SchmidtRadefeldt compare Valéry et Chomsky, sur un ton, il faut le dire, dithyrambique: « Sa conception [de Valéry] de la pensée et de la parole conçue comme mécanisme de transformation se rapproche de la théorie de la grammaire générative de Chomsky, mais tandis que Chomsky reste dans les structures linguistiques, Valéry va au-delà pour déceler et décrire cer33 REY, Alain, La conscience du poète. Les langages de Paul Valéry, p. 116. WUNDERLI, Peter, Valéry saussurien. 35 MALMBERG, Bertil, Paul Valéry et les signes, p. 226. 34 14 tains types de transformations mentales »36. Le critique démontre encore l’existence dans les Cahiers de la notion chomskyenne de compétence linguistique37, ou de changement de fonction grammaticale (développée par Clédat, Tesnière et Bally); Les Cahiers peuvent aussi se placer, selon lui, dans le domaine de la psycholinguistique. En 1984, Schmidt-Radefeldt met cette fois en avant l’aspect sémiotique des Cahiers et souligne à ce propos ses affinités avec Saussure, Wittgenstein, Merleau-Ponty, s’arrête sur le concept de langage commun, la promotion du matériel sonore et musical des mots en poésie (« qui constitue un langage différent par sa nature, son but et ses effets » et auquel on ne peut appliquer les principes de linguistique38). Sur le langage « intérieur, dont Valéry avait une expérience et une connaissance extraordinaires - et ceci bien avant Husserl ou Derrida »39 - sur les problèmes de l’orthographe, qualifiée par Valéry d’ « une des fabrications les plus cocasses du monde, recueil impérieux d’une quantité d’erreurs d’étymologie, artificiellement fixées par des décisions inexplicables » 40 . Di Maio (1986) considère que l’enjeu véritable des Cahiers est la construction d’une langue absolue. Elle souligne ensuite que Valéry rejoint Wittgenstein, par l’idée que le mot tire son sens de son emploi, et qu’il retrouve la dichotomie saussurienne entre langue et parole (en citant le même passage que 36 SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Valéry et les sciences du langage, p. 371. Id. , p. 372. 38 SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Sémiologie et langage, p.138. 39 Id., p. 138. 40 VALERY, Paul, Variétés II, cité par SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, id., p. 140. 37 15 les précédents). Elle note ensuite que sa définition du langage poétique se fonde sur la dépréciation du langage commun. En 1987 paraît un recueil d’études consacrées aux problèmes du langage chez Valéry: · Richaudeau y avance à nouveau la référence à la psycholinguistique, tout en contestant à Valéry une quelconque parenté avec le structuralisme. Il trouve ainsi dans les Cahiers des extraits préfigurant les travaux en psychologie de la lecture, ou certaines notions de la théorie de l’information de Shannon. · Lacorre insiste sur l’importance des analogies valéryennes entre langage et physique ou mathématique. Selon lui, Valéry cherche via l’analogie entre le langage et l’algèbre le moyen de caractériser une langue indépendamment de sa signification. Valéry envisagerait le rapport entre la sémantique et la syntaxe comme un rapport entre une énergie libre et une énergie liée41. · Selon Coquet, le projet de Valéry est de dégager des relations fondamentales sans lesquelles le langage ne serait pas articulable: il cherche par exemple, « la phrase type élémentaire » ou « l’invariant du mot »42. Ce critique insiste aussi sur le « schéma de compréhension » de Valéry: la compréhension d’une phrase ne résulte pas de l’addition par le locutaire des sens des mots composant cette phrase, mais de la transformation des mots qui perdent leur statut d’éléments distincts et sont assimilés dans une nouvelle construction »43. Coquet marque aussi 41 LACORRE, Bernard, Physique du langage, p. 25-36. COQUET, Jean-Claude, L’évènement du langage, p. 13. 43 Id., p. 17. 42 16 la préférence de Valéry pour les mots dénotant des faits ou des objets réels: « La réalité présente, l’événement de langage sera une réussite; absente, un échec »44. · Celeyrette-Pietri considère avant tout dans les Cahiers la recherche d’un langage nouveau qui représenterait la connaissance, par une réfection du lexique, et surtout, la proscription ou la redéfinition des mots abstraits (en particulier des mots philosophiques)45. La critique insiste ensuite sur l’idée valéryenne de l’affaiblissement du sens et de l’enrichissement structurel du langage en poésie. En 1987, Wunderli établit dans son étude Valéry pragmaticien une comparaison entre Valéry et les philosophes du langage ordinaire. Valéry et Wittgenstein ont, selon Wunderli, des positions communes par « leur critique de la valeur de base, du sens virtuel, abstrait » et leur prédilection « pour la valeur d’emploi, le sens concret dans les réalisations particulières du discours »46. Tous deux constatent « qu’il n’y a pas d’éléments communs à tous les emplois d’un mot »47. Pour Wunderli, Valéry rejoint aussi la théorie du langage comme théorie de l’acte, ainsi que les notions d’actes illocutoires et perlocutoires d’Austin. Deux études comparent Valéry et Jakobson. Ce dernier cite une phrase des Rhumbs dans ses Essais de linguistique générale: « le poème, cette hésitation prolongée entre le son et le sens »48. Selon Gauthier, isoler cette phrase suggère que Va- 44 Id., p. 21 CELEYRETTE-PIETRI, Nicole, Entre Bréal et Mallarmé, p. 83. 46 WUNDERLI, Peter, Valéry pragmaticien, p. 5. 47 Id., p. 8. 48 Oe., II, p. 687, cité par JAKOBSON, Roman, Essais de linguistique générale, p. 233. 45 17 léry adopte une position cratylienne en poétique. Jakobson aurait ainsi trahi le conventionnalisme de Valéry49. Gauthier aurait pu trouver dans Mimologiques de Genette la mise au point de ce problème. (Cf. II. 3.3.2.2.). L’étude propose aussi de voir chez Valéry la préfiguration des notions jakobsonniennes de modèles et exemples de vers, mais l’on peut se demander si l’extrait que Gauthier met en avant suffit à étayer cette affirmation50. Valéry distingue sans doute le niveau syntaxique du niveau métrique, mais ne dégage pas l’équivalent de l’appareil conceptuel de Jakobson. Di Maio établit quelques parallélismes entre Jakobson et Valéry: tous deux 1) sont influencés par Baudelaire, Poe, Mallarmé ou Hopkins, 2) cherchent à définir l’usage littéraire du langage, 3) considèrent que la structuration particulière du discours poétique le convertit en un message durable, 4) envisagent le poème comme un message autotélique51 Conclusion On peut se demander si la critique n’a pas cédé à la tentation de mythifier le poète, qui, à les entendre, retrouve dans ses Cahiers, en solitaire, presque toute la linguistique mo49 GAUTHIER, Michel, Jakobson a-t-il interprêté Valéry?, p. 19 « Il est amusant de voir Jakobson en faire appel au témoignage de Valéry en suggérant une interprétation à contre-sens d’une phrase du poète ». 50 « Du point de vue des trois niveaux d’études distingués par Jakobson, on peut dire que Valéry est d’accord avec le linguiste. On distinguera dans ses écrits, en ordre inverse le niveau phonique (qu’il appelle l’harmonie, la période musicale), le niveau syntaxique (les ‘‘conditions intellectuelles’’) et les règles conventionnelles . Voici le poète, écrit Valéry, ‘’aux prises avec cette matière verbale, obligé de spéculer sur le son et le sens à la fois, de satisfaire non seulement à l’harmonie, à la période musicale, mais encore à des cobnditions intellectuelles et esthétiques variées, sans compter les règles conventionnelles’’ » (Id., p.17; cite Valéry,Oe., I, p. 1319.) 51 DI MAIO, Mariella, Jakobson et Valéry: la poétique en action, pp. 125130. 18 derne. On ne peut s’empêcher d’être agacé par leur ton dithyrambique dont je donne ici un aperçu: « tout ce que l’on pourrait dire de l’esprit est dépassé . [...] il a découvert, reconnu et adopté l’essentiel de la pensée moderne, les vues qui sont à la pointe de l’évolution intellectuelle »52, « la pensée linguistique de Valéry est aussi révolutionnaire pour son époque que celle de Saussure »53, « on dirait que la qualité de Valéry en tant que poète et qu’esprit analytique a constitué une sorte de défi aux meilleurs esprits »54, « l’édifice immense de la pensée valéryenne »55. Nonobstant ce ton, qui n’est pas l’apanage de la critique valéryenne et ne peut, en somme, constituer un critère d’évaluation, il y a peut-être lieu de parler d’illusion de perspective à l’endroit de cette critique: n’est ce pas, en effet, le Cours de Saussure qui permet de faire rétroactivement une lecture saussurienne de Valéry; de même, sans Chomsky, il me semblerait impossible de repérer la notion de compétence dans les Cahiers. La critique confond parfois leur incarnation d’une intuition valéryenne dans un objet théorique postérieur, et la préfiguration de cet objet théorique. Saussure disait: « il est plus aisé de découvrir une vérité que de lui assigner la place qui lui revient [dans le système où elle devrait s’intégrer] »56. Il faudra donc tirer ici profit de cette leçon. Je m’arrêterai dès lors davantage à ce qui me semble être le véritable domaine de Valéry, à savoir, la poétique, domaine moins investi 52 PARENT, Monique, La fonction poétique du langage dans Charmes, p. 73. WUNDERLI, Peter, Valéry pragmaticien, p.2. 54 INCE, Walter, La poétique de Paul Valéry, p. 157. 55 SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Sémiologie et langage, p. 140. 56 Cité par MOUNIN, Georges, Paul Valéry et Maurice Grammont, p. 132. 53 19 par la critique, puis travaillerai à partir de quelques Cahiers et confronterai mes résultats à ceux de la critique. 20 II. POETIQUE II. 1. INTRODUCTION Ce chapitre se propose de répertorier et classer les théories poétiques de Valéry. Le pluriel à « théorie » est nécessaire: Valéry adopte plusieurs options théoriques parfois inconciliables. Ses textes sont hétérogènes dans la forme (les textes de commandes jouxtent les Cahiers) comme dans le fond: Valéry s’illustre à la fois dans les théories ethnocentriques, ornementales et para-ornementales de la poésie. Le terme de poétique, auquel Valéry est le premier à donner un autre sens que celui de recueil de règles concernant les rimes, est lui-même ambivalent, comme le souligne Todorov57. Ainsi dans De l’enseignement de la poétique au Collège de France, le terme poétique recouvre l’étude du langage dans son usage littéraire. La poétique équivaut alors à la théorie de la littérature. Mais le cours de poétique, quant à lui, était consacré à l’étude du rapport entre l’oeuvre et l’auteur, à l’acte de création plutôt qu’à l’oeuvre elle-même.58 De là le néologisme poïétique, c’est-à-dire l’étude « qui a trait à la création et à la composition d’ouvrages »59, l’étude de l’art 57 TODOROV, Tzvetan, La « poétique » de Valéry, p. 125. Ce cours de poétique (qui fut donné entre 1937 et 1949) n’a pas été mis en forme ni publié par Valéry lui-même. Seuls des fragments ou résumés partiels de quelques leçons ou impressions d’auditeurs, ainsi que des notes de Georges le Breton ont été publiés. 59 VALERY, Paul, « Introduction à la poétique », dans De l’enseignement de la poétique au Collège de France, p. 13, cité dans le Dictionnaire Philosophique, P.U.F., article « Poïétique », p.1973. 58 21 qui se fait par opposition à l’esthétique, étude de l’art qui se consomme. Je ne retiens ici que les textes qui ont trait à la première définition, à savoir l’étude du langage dans son usage littéraire. On verra que la littérature se réduit le plus souvent pour Valéry à la seule poésie. Il reprend la théorie du double langage de Mallarmé, et regroupe tous les dialectes locaux et littéraires qui ne soient pas poésie sous le concept de langage commun. La poétique devient donc la définition du langage poétique. Le rapport de Valéry à Mallarmé Et si la terre trouble hume ta chair chétive J’ai de ton pur esprit vu le feu le plus beau je serai le tombeau de ton ombre pensive [...] Mon âme de ton âme est le vivant tombeau (Vers anciens II) 60 « L’embêtant, c’est que tout cela a déjà été dit, surdit, et mieux dit par Mallarmé. De quelque côté qu’on se tourne, dans des considérations de ce genre [sur le langage], il y a, pour chaque application d’une déclaration fondamentale de Valéry, [...] quelqu’un qui l’a mieux dit et mieux fait »61. Ce jugement féroce n’est pas rare, et se retrouve par exemple chez Sarraute.62 60 Fonds Valéry, Bibliothèque Nationale, f.146, cité par ROBINSON-VALERY, Judith, Mallarmé, « le père idéal » , p. 106. 61 SOLLERS, Philippe, Intérêt et désintérêt, p. 126. 62 SARRAUTE, Nathalie, Paul Valéry et l’Enfant d’Elephant, pp.9-57. Sarraute stigmatise surtout l’égotisme de Valéry, citant à ce propos un extrait des Rhumbs: « Devenir ‘‘grand homme’’ ce n’est que dresser les gens à aimer tout ce qui vient de vous; à le désirer. On les habitue à son moi comme à une nourriture, et ils le lèchent dans la main ». (Oe., II, p. 633.) 22 Je ne vais pas ici faire le point sur la nature du rapport entre Valéry et Mallarmé, qui a déjà été étudié plusieurs fois. Il faut cependant dire que Mallarmé apparaît en filigrane dans tout le projet valéryen. A partir de la correspondance entre Valéry et Thibaudet, Barbier arrive à la conclusion que Valéry, ayant misé sur Poe et ses théories littéraires (qu’il connaissait avant sa lecture de Mallarmé) est assez désespéré d’en rencontrer l’application parfaite dans l’oeuvre de Mallarmé, et « guillotine intérieurement la littérature » 63 (c’est-à-dire décide de ne plus s’y consacrer exclusivement) et se départit du projet mallarméen en s’orientant vers l’étude des mécanismes de l’esprit, qui est le principal objet des Cahiers. « Ego et S.M. La poésie, pour Mallarmé, était l’essentiel et unique objet. Pour moi, une application particulière des puissances de l’esprit. » 64 Mais la recher- che du système qui devait aboutir à la représentation de ces mécanismes fut un échec. Je voudrais montrer dans ce chapitre que la poésie prend implicitement le relais de ce projet. Quant à l’influence des idées linguistiques de Mallarmé sur Valéry, elle est très claire: Valéry reprend et creuse la théorie mallarméenne du double langage (qui existe déjà chez les romantiques, par ailleurs), ainsi que certaines idées sur la relation du son au sens en poésie, la comparaison du langage à la monnaie (et l’idée de la disparition du sens dans le langage 63 VALERY, Paul, Lettre à Thibaudet, cité dans BARBIER, Karl, Valéry et Mallarmé jusqu’en 1898, p. 51. C’est une conversation sur Poe qui fut décisive pour l’amitié des deux hommes: « Une conversation sur Poe, de plus en plus étroite, un soir, changea l’hôte admirable en suprême, paternel ami. » (VALERY, Paul, Lettres à quelques-uns, p. 97.) 64 Cahiers, éd. Pléiade, I, p. 303. Je cite encore : « En ce temps là toute oeuvre me faisait l’effet de cas particulier - de quoi? De la manoeuvre - Un chef-d’oeuvre me semblait une restriction, -une démonstration, un exercice dont le résidu était pour autrui. C’était bouleverser l’ordre établi et surtout le 23 marchand). Une bonne part de sa théorie poétique trouve son origine dans la poésie mallarméenne, qui sert toujours d’exemple de poésie idéale pour Valéry. système Mallarmé qui faisait l’oeuvre but d’univers. Et moi c’était l’homme ». (id., p. 366.) 24 II. 2. La théorie du double langage. Valéry hypostasie tout ce qui n’est pas poésie sous ce concept de langage commun: prose, roman, langage quotidien. Tous les dialectes sociaux et littéraires sont envisagés en bloc et disqualifiés a priori. Les textes théoriques de Valéry sont imprégnés de la volonté d’imperméabiliser le langage poétique de tout autre dialecte, par tous les moyens possibles. Cette différenciation est multiple: II. 2. 1. différenciation formelle. « Les rimes, l’inversion, les figures développées, les symétries et les images, tout ceci, trouvailles ou conventions, sont autant de moyens de s’opposer au penchant prosaïque du lecteur. »65 « Les règles [des vers réguliers] ont cet effet très remarquable de séparer nettement le langage particulier qu’elles gouvernent du langage ordinaire. »66 Valéry a toujours été très attaché à tout l’appareil métrique le plus strict, qui doit creuser la différence entre poésie et langage commun. 65 66 Oe. , I, p.1294. Id., p.702. 25 II. 2. 2. différenciation thématique: Le message du texte poétique, s’il existe (on verra que dans certains textes, Valéry défend l’existence d’un message en poésie et que dans d’autres il conteste cette existence), ne peut se ramener à un message prosaïque mis en musique. Il faut donc expurger la poésie « de presque tous ces éléments intellectuels [les descriptions, les sentences, les moralités, les précisions arbitraires] que la musique ne peut exprimer »67, « ne plus faire de poésie didactique, historique »68, et il faut viser la poésie pure, « toujours plus indépendante de tous sujets »69. II. 2. 3. différenciation sémantique « Je regarde la poésie comme le genre le moins idolâtre. Elle est le sport des hommes insensibles aux valeurs fiduciaires du langage des hommes » 70 . Comment comprendre ceci? Je me sers ici de l’analyse de Pietra.71 Le langage commun correspond à une monnaie dévalorisée, qui aurait perdu son étalon-or72, autrement dit, qui n’est plus convertible, reposant donc entièrement sur le crédit qu’on lui 67 Id., p.1272. Id., p. 1270. 69 Id., p.1275. 70 Oe., p 1530 71 PIETRA, Régine, .Valéry, directions spatiales et parcours verbal, p. 239 72 Valéry n’a pas connu la disparition de l’étalon-or. 68 26 accorde. De même, le langage commun est essentiellement composé d’abstractions, inconvertibles en référents réels: il ne fonctionne plus que dans la confiance idolâtre qu’on lui porte. La poésie ne connaît pas cette inflation de sens: « elle est au point antérieur, où les choses mêmes sont comme grosses d’idées. Elle doit donc former ou communiquer l’état sub-intellectuel ou pré-idéal et le reconstituer comme fonctions spontanées avec tous les artifices nécessaires. » 73 . Valéry n’est pas très clair ici. Mais je pense que sa position peut se résumer en disant que le sens du langage commun est du côté de l’abstraction (négative pour Valéry), du social (il est fiduciaire) alors que le sens en poésie a partie liée avec la sensation (positive pour Valéry), l’individu, le réel. (Ceci est analysé plus en détail dans le chapitre 3.) Rey retient surtout la dichotomie transitif-intransitif: alors que le langage ordinaire correspond à une vulgaire fiducia, la richesse du poétique n’est pas fiduciaire, c’est un trésor sous clé, inépuisable, un défi à la compréhension et à l ’échange. « L’acte poétique est le seul à conjurer la transitivité et l’éphémère du langage »74. Le texte poétique est un texte où le sens survit à sa circulation, alors que le texte du langage commun, « s’il est compris, annule le sens de chaque élément grâce à quoi il se construit »75. La compréhension entraîne la destruction du sens: « Un poème » dit Rey « n’est jamais -ne doit jamais être compris - sous peine de se dissoudre [...] Le critique ne peut que tourner autour du texte sans jamais 73 Cahiers, éd. C.N.R.S., VII, p. 97., cité par PIETRA, Régine, id., p. 290. REY,Alain, Les concepts de « sens » et de « communication » dans l’échange: quelques paradoxes des Cahiers, p. 162. 75 Id., p. 159. 74 27 le pénétrer .[...] Le discours poétique devient le conservatoire du signe 76 ». Ceci est tout à fait paradoxal: l’incompréhension du texte poétique garantit son sens. Un texte compris est un texte dont le sens est détruit. Cette valorisation de l’incompréhension est bien présente: « un vers [...] qui est difficile à penser peut être excellent » 77 . Mis à part cette idée de transitivité du sens dans le langage commun, et de son intransitivité en poésie, Valéry propose d’autres thèses sur le statut particulier du sens en poésie et qui sont incompatibles entre elles: on verra dans la comparaison avec les formalistes russes que pour Valéry le sens en poésie est soit absent, soit multiple, mais toujours accessoire, alors que l’on verra qu’il s’illustre dans la théorie ornementale qui fait prévaloir le sens sur la forme. Dans sa comparaison entre l’algèbre et la poésie , il affirme que le mot en poésie équivaut au symbole aveugle de l’algèbre, qui n’a aucune valeur par lui-même, mais qui peut en prendre une infinité dans une équation (que Valéry compare à la phrase). Mais l’idée du mot poétique comme symbole algébrique aveugle est difficilement conciliable avec la thèse du langage poétique comme langage enraciné dans les sensations. Ces contradictions s’expliquent simplement: Valéry est plus motivé par le désir de garantir à la poésie une valeur unique que par le voeu d’établir une théorie sémantique. 76 77 REY, Alain, Sens et discours poétique chez Valéry, p. 47. Oe., I, p. 1616. 28 II. 2. 4. différenciation linguistique Ici, les textes sont à nouveau équivoques: a) Soit la poésie est définie comme un idiolecte, créé par le poète à partir du langage commun et séparant le grain de l’ivraie : «Le devoir, le travail, la fonction du poète sont de mettre en évidence et en action les puissances de mouvement et d’enchantement, ces excitants de la vie affective et de la sensibilité intellectuelle, qui sont confondus dans le langage usuel avec les signes et les moyens de la vie ordinaire et superficielle. Le poète se consacre et se consume à définir et à construire un langage dans le langage. »78 78 Oe., I, p.611. 29 b) Soit la poésie occupe les frontières du langage commun: « La poésie, sans doute, n’est pas si libre que la musique dans ses moyens. Elle ne peut qu’à grand-peine ordonner à son gré les mots, les formes, les objets de la prose. Si elle y parve- nait, ce serait poésie pure [...] qui n’est qu’une limite située à l’infini, un idéal de la puissance de la beauté du langage... Mais c’est la direction qui importe, la tendance vers l’oeuvre pure »79 c) Soit la poésie tend à constituer un autre langage, qui a sa syntaxe, son lexique propre. « Toute littérature qui a dépassé un certain âge montre une tendance à créer un langage poétique séparé du langage ordinaire, avec un vocabulaire, une syntaxe, des licences et des inhibitions, différents plus ou moins des communs . Le relevé de ces écarts serait très instructif. Cette différenciation est inévitable, puisque les fonctions des mots et des moyens d’expressions ne sont pas les mêmes. On pourrait concevoir que le langage poétique se développât au point de constituer un système de notations aussi différent du langage pratique que le sont la langue artificielle de l’algèbre ou celle de la chimie. »80 « Un poème épique est un poème qui peut se raconter. Si on le raconte, on a un texte bilingue. »81 « Un poète use à la fois de la langue vulgaire, -qui ne satisfait qu’à la condition de compréhension et qui est donc purement 79 80 Id., P.676. Oe., II, p.1264. 30 transitive, -et du langage qui s’oppose à celui-ci, -comme s’oppose un jardin soigneusement peuplé d’espèces bien choisies à la campagne tout inculte où toute plante vient , et d’où l’homme prélève ce qu’il y trouve de plus beau pour le remettre et le choyer dans une terre exquise. » 82 L’analogie entre la poésie et l’algèbre concourt à l’idée d’un langage poétique autonome, qui jouerait le rôle d’un métalangage corrigeant et ordonnant le langage commun. Ce métalangage poétique permet la représentation d’une réalité nouvelle, inaccessible au langage commun. Il devient un moyen d’expression « de l’impensable », à l’instar, selon Valéry,des langages mathématiques: « Mais que l’on songe à la structure d’univers que nous proposent aujourd’hui les développements des moyens mathématiques et instrumentaux de la science. Ces résultats [...] s’insèrent dans l’inintelligible, ébranlent les vénérables ‘‘catégories de l’entendement’’, déprécient jusqu’aux notions de loi et de cause, -tellement que l’antique ‘‘réalité’’ de jadis devient un simple effet statistique, cependant que l’imagination ellemême productrice de toutes les ‘‘visions’’ possibles, et le langage usuel, moyen de leur expression, se trouvent frappés d’impuissance, incapables de nous représenter ce que nos instruments et nos calculs nous obligent d’essayer de penser.» 83 Cette idée sera développée dans la section II.3.3.1.1.4 Je vais d’abord exposer les conceptions ethnocentrique et ornementale de la poésie chez Valéry. 81 Id., p.676. Oe., I, p.657. 83 Id., p.877. 82 31 II. 3. OPTIONS THEORIQUES II. 3. 1. Théorie ethnocentrique « Pour d’autres, la poésie c’est l’art d’écrire en vers. Ici, nous protestons », dit Grammont, dans sa préface à l’Essai de psychologie linguistique (préface qui a pour titre « qu’est-ce que la poésie? » et qui répertorie les réponses existantes). Mounin suggère de voir là une référence à Valéry.84 Cette définition illustre la théorie ethnocentrique de la poésie, pour laquelle le but de celle-ci est simplement de vaincre les difficultés qu’elle impose. La complexité engendrée par la poésie, exigeant que l’on maîtrise à la fois le système linguistique et le système métrique justifie la poésie per se. La raison d’être de la poésie est alors le plaisir de la victoire sur un défi. II. 3. 1. 1. Difficulté de l’auteur Cette définition existe bel et bien chez Valéry: « Là où il n’y a pas de gêne, il n’y a pas de plaisir d’écrire » 85 . L’apologie de la com- plexité dans l’acte d’écriture est très prégnant dans ses textes. Michel Lechantre a déjà stigmatisé cette survalorisation de la difficulté chez Valéry et cite: « rien de simple, rien de per se »; « ce qui est simple est faux »86. J ’ajouterai encore : 84 MOUNIN, Georges, Paul Valéry et Maurice Grammont, p. 127. Correspondance Gide-Valéry, p. 370. 86 Cahiers, éd.C.N.R.S., XVI, p.153 et XXIV, p.773, cité par LECHANTRE, Michel, P(h)o(n)étique,p.92. 85 32 « Durus est hic sermo, va bientôt dire le lecteur. Mais en ces matières, qui n’est pas vague est difficile, qui n’est pas difficile est nul. »87, ou : « à l’horizon, toujours, la poésie pure...Là le péril; là, précisément, notre perte; et là même, le but. Car c’est une limite du monde qu’une vérité de cette espèce; [...] je veux dire que notre tendance vers l’extrême rigueur de l’art [...] tout ce zèle trop éclairé, peut-être conduisait-il à quelqu’état pres- qu’inhumain [...] Mais comme le vide parfait, et de même que le plus bas degré de la température, qui ne peuvent être atteints, ne se laissent même approcher qu’au prix d’une progression épuisante d’efforts, ainsi la pureté dernière de notre art demande à ceux qui la conçoivent de si longues et de si rudes contraintes qu’elles absorbent toute la joie naturelle d’être poète, pour ne laisser enfin que l’orgueil de n’être jamais satisfait. Cette sévérité est insupportable à la plupart des jeunes hommes doués de l’instinct poétique »88 ou: « Je consens que les recherches de cet ordre [touchant aux problèmes organiques de l’expression et de ses effets] sont terriblement difficiles et que leur utilité ne peut se manifester qu’à des esprits assez peu nombreux. »89 « Mais le langage [...] propose à l’artiste qui s’occupe de le vouer et de l’ordonner à la poésie, une tâche curieusement compliquée. Il n’y eût jamais de poésie si l’on eût conscience des problèmes à résoudre. [....] Nous essayons de considérer les vers comme impossibles à faire, pour admirer plus lucidement les efforts des poètes, concevoir leur témérité et leurs fa- 87 Oe.,I, p.1217. Id., p.1275-1276. (Je souligne) 89 Id., p.1290. (Je souligne) 88 33 tigues [...] qui font le métier de poète un des plus incertains et des plus fatigants qui soient. »90 Cette idéologie stakhanoviste ne se justifie pas seulement par un idéal de perfection, mais par la volonté de transférer dans la littérature (et les sciences humaines en général) la rigueur, la méthode, -et corollairement- la difficulté des sciences exactes. Valéry veut en effet mathématiser la littérature, devenir ingénieur en lettres, faire de la poésie une algèbre91. « Il ramène tout aux mathématiques. Il voulait faire une table de logarithmes pour les littérateurs »92 Plus question dès lors de parler d’improvisation. Les poèmes deviennent des exercices. II. 3. 1. 2. Difficulté de la lecture Le lecteur idéal, selon Valéry, est loin du lecteur qui éprouve du plaisir à lire des petits vers faciles: c’est un « lecteur énergique [...], le seul qui importe -étant le seul qui puisse tirer de nous ce que nous ne savions pas que nous possédions » 93 , qui crée aussi l’oeuvre par son acte de lecture (« il faut rendre le lecteur à demi-créateur [...] au prix d’un effort assez pénible » « écrire pour le lecteur intelligent » 95 94 ). On doit , qui n’est pas là pour le plai- sir, mais pour « faire des expériences sur les livres »96. De même, 90 Id., p.1375. (Je souligne) GENETTE, Gérard. Figures I, p.264. 92 RENARD, Jules. Cité par GENETTE, ibid. 93 Oe., II, p. 626. 94 Oe., I, p. 645. 95 Oe., II, p. 633. 96 Id., p. 559. 91 34 le lecteur des Cahiers devra donner une « unité » à ses « fragments » 97 . II. 3. 1. 3. Le chantier en place de l’oeuvre. Cette valorisation de l’effort et du travail poétiques impose un déplacement d’intérêt : le texte devient accessoire par rapport à son élaboration, au travail qui est à sa source. Le texte est moins important parce qu’il n’est qu’une solution aléatoire parmi d’autres possibilités. Hans Robert Jauss note que « selon Valéry, la perfection -l’achèvement - de l’objet esthétique n’est qu’apparence. Ce qui apparaît à l’observation comme perfection formelle, ou adéquation de la forme au contenu, n’est pour l’artiste que l’une des solutions possible en face d’un problème qui en comportait une infinité. »98 « Nul poème n’est supérieur à ses fragments »99. Pour Valéry, c’est le mode de fabrication qui devient important. « Il faut regarder le livre par dessus l’épaule de l’auteur »100. Pratiquement cependant, un lecteur ne peut qu’accéder partiellement aux témoignages de cette élaboration via l’étude génétique de l’oeuvre, et n’accédera jamais aux textes virtuels. Cette idée aboutit, selon moi, à la valorisation de l’auteur, qui fatalement, connaît mieux que personne la genèse du texte qu’il a écrit. Lui seul, connaît les nombreuses possibilités virtuelles du texte et les conditions d’élaboration de celui-ci. 97 Cahiers, éd.C.N.R.S., XVII, p. 892., cité par DI MAIO, Mariella, L’approche linguistique dans les Cahiers de Valéry, p. 447. 98 JAUSS, Hans Robert. Pour une esthétique de la perception, p.140. 99 Cahiers, III, p. 541. 100 Oe., II, p.626. 35 La critique valéryenne est imprégnée de cette idéologie: l’étude des 26.600 pages des Cahiers, des milliers de brouillons, la publication de La Jeune Parque à la N.R.F. avec un appareil critique de plusieurs centaines de pages sont des applications de ce principe. La mythification de Valéry répond à cette survalorisation de l’auteur: Valéry a écrit La Jeune Parque, mais a pensé aussi, si on le prend au mot, des milliers de Jeunes Parques virtuelles. II. 3. 2. Théorie ornementale Selon les théories ornementales, le but de l’organisation poétique est de souligner un sens préexistant. Pour Boileau, prototype de cette idée, le rôle de la forme métrique est d’emballer une pensée préexistante. Valéry s’oppose parfois à cette théorie : l’emballage formel ne peut, pour lui, définir le rôle de la poésie, parce que le sens du texte poétique est soit inexistant, soit secondaire par rapport à la forme: « Or ces figures, si négligées par la critique des modernes, jouent un rôle de première importance, non seulement dans la poésie déclarée et organisée...[...]. »101. « L’ancienne rhétorique regardait comme des ornements et des artifices ces figures et ces relations que les raffinements successifs de la poésie ont fait enfin connaître comme l’essentiel de son objet; et que les progrès de l’analyse trouveront un 101 Id., p.1289. [Je souligne]. 36 jour comme effets de propriétés profondes, ou de ce que l’on pourrait nommer : sensibilité formelle. »102 « La raison veut que le poète préfère la rime à la raison.»103 « Mais la poésie est toute païenne : elle exige impérieusement qu’il n’y ait point d’âme sans corps - point de sens, point d’idée qui ne soit l’acte de quelque figure remarquable, construite de timbres, de durées et d’intensités »104 « Dans l’ordre du langage, les figures, qui jouent communément un rôle accessoire, semblent n’intervenir que pour illustrer ou renforcer une intention, et paraissent donc adventices, pareilles à des ornements dont la substance du disant peut se passer, -deviennent dans les réflexions de Mallarmé, des éléments essentiels. » 105 Ce que Valéry appelle ici « l’essentiel de l’objet » de la poésie recoupe à la fois l’organisation métrique du texte (Valéry parle ici de « relations », c’est-à-dire, à mon avis, les parallélismes de tout ordre, allitérations, rimes, strophes) et les figures rhétoriques du texte. 102 Oe., II, p.551. Les surréalistes ont pastiché ce passage (et toutes les Notes sur la poésie d’ailleurs): « L’ancienne rhétorique regardait comme des ornements et des artifices ces figures et ces relations que les grossièretés croissantes de la poésie ont fait enfin connaître comme la négation de son objet; et ce que les progrès de l’analyse trouvent déjà comme effet de propriétés dérisoires, ou de ce que l’on pourrait nommer: sensibilité à la noix. » (BRETON, André & ELUARD, Paul, Notes sur la poésie, dans BRETON, André, Oeuvres complètes, p. 1018.) 103 Id., p.676. 104 Oe, I, p.656. [Je souligne]. 105 Id., p.658. [Je souligne]. 37 La poésie se définit donc par son organisation métrique et par son matériel rhétorique106. Cette définition est jusqu’ici formelle puisque les figures rhétoriques sont formelles pour Valéry, qui essaie de traduire ces figures en équations mathématiques dans ses Cahiers, préfigurant le travail du Groupe Mu107. Mais j’ai cependant trouvé au moins un extrait qui irait dans le sens d’une conception ornementale de la poésie: « La pensée doit être cachée dans les vers comme la vertu nutritive dans le fruit. Il est nourriture, mais il ne paraît que délice. On ne perçoit que du plaisir mais on reçoit une substance.» 108 Cet extrait contredit l’idée précédente, puisqu’ici la forme (les vers) est une façon d’emballer le fond (la pensée). II. 3. 3. Théories para-ornementales Les théories para-ornementales exposées ici sont des théories pour lesquelles le matériel proprement poétique se justifie par sa fonction déictique sur un contenu préexistant; comme dans le cas de la théorie ornementale. Mais pour cette dernière, l’organisation poétique souligne un sens préexistant, tandis que pour les théories para-ornementales, l’objet souligné peut être autre chose: ce sera la réalité pour les formalistes russes, ou la connaissance de l’esprit pour Valéry dans sa comparaison entre langage poétique et langage algébrique, que je vais aborder maintenant. 106 Le rapport de Valéry à la rhétorique est étudié plus loin. La Rhétorique générale cite Valéry presqu’en ouverture. 108 Oe., I, p. 1452. 107 38 Je voudrais montrer que Valéry envisage implicitement la poésie comme réalisation détournée de son projet de langue artificielle, qu’il voulait établir sur le modèle de l’algèbre, et qui devait conduire à la représentation du fonctionnement des mécanismes mentaux, rôle qu’il fait endosser à la poésie. On peut donc dire que cette assimilation de la poésie à un métalangage conduit à une conception para-ornementale de la poésie: la pensée préexistante des ornementaux équivaut à la connaissance de l’esprit de Valéry. J’établirai ensuite une comparaison entre Valéry et la théorie des formalistes russes (qui est aussi para-ornementale). II. 3. 3. 1. La poésie comme métalangage. II. 3. 3. 1. 1. 1. L’algèbre, métaphore du travail. Il semble que Baudelaire soit le premier à utiliser la métaphore de l’algèbre pour la littérature dans sa définition de la méthode critique de Poe: « On dirait que Poe cherche à appliquer à la littérature les procédés de la philosophie, et à la philosophie la méthode de l’algèbre »109. Poe disait lui-même de son poème The Raven que « l’oeuvre entière a marché pas à pas vers son but avec la 109 Baudelaire, « Edgar Poe: sa vie et ses ouvrages », dans Oeuvres Complètes, éd.Pléiade, II, p.283. Cité par LAWLER, James, dans Edgar Poe et les Poètes français, p.23. 39 précision et la logique rigoureuse d’un problème mathématique »110. Baudelaire et Poe utilisent ici l’image mathématique pour comparer le travail de l’écrivain sur les effets de son oeuvre au travail scientifique, méthodique et rigoureux. Leur ambition est d’atteindre une précision mathématique dans leurs effets sur le lecteur111. Valéry reprend cette image mathématique pour comparer la figure de l’écrivain stratège à celle du poète inspiré: « [le] Poète n’est plus le délirant échevelé, celui qui écrit tout un poème dans une nuit de fièvre, c’est un coeur froid savant, presqu’un algébriste, au service d’un rêveur raffiné. » 112 II. 3. 3. 1. 1. 2. La poésie comme langage algébrique. Mais la comparaison entre la poésie et l’algèbre est beaucoup plus littérale dans les Cahiers, qui proposent une analyse du fonctionnement sémantique du langage poétique sur le modèle du langage algébrique. La comparaison entre le langage et l’algèbre est courante chez les Idéologues; elle relève de la tradition de la langue universelle. Je rappelle ici que l’algèbre se définit comme « la théorie des opérations portant sur des nombres réels (positifs, négatifs) ou complexes, et résolution des équations avec substitution de let110 Cité par Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe », p.599. C’est aussi ce que voudrait Mallarmé, quand il dit qu’il cherche « cet effet produit sans une dissonance, sans une fioriture qui distrait » (MALLARME, Stéphane, Correspondance 1959-1985, Gallimard, I, p.136, cité par LAWLER, James, id, p.36) 112 VALERY, Paul, cité par LAWLER, James, id. p. 56. 111 40 tres aux valeurs numériques et de la formule générale au calcul numérique particulier »113 et qu’un nombre complexe contient une partie réelle et une partie imaginaire. Voici les comparaisons établies par Valéry: 1) Le mot en poésie équivaut à un nombre complexe: la partie réelle correspond au son et la partie imaginaire au sens: « l’opération du poète s’exerce au moyen de la valeur complexe des mots, c’est-à-dire en composant à la fois son et sens (je simplifie...) comme l’algèbre opérant sur des nombres complexes. » 114 Si on sait que la partie imaginaire d’un nombre complexe peut prendre une infinité de valeurs dans une équation, alors le sens du mot poétique est infiniment polysémique. C’est là l’idée de Valéry: « le mot est un gouffre sans fond. »115 Le sens qui lui est ordinairement attribué est alors réduit: « la poésie [...] réduit réellement la valeur du mot. » 116 2) Dans une équation algébrique, les déterminations des valeurs des inconnues sont liées entre elles. De la même façon, s’opérera la détermination du sens des mots dans un poème: (cet extrait est par ailleurs une remarquable illustration de l’écriture cryptographique des Cahiers) 113 Petit Robert Oe., I, p.1414. 115 Id., p.686. 116 Cahiers, II, p.286. 114 41 « les phénomènes mentaux suscités par [...] les paroles [...] ne sont pas linéaires dans le cas le plus général. [...] Soit A + B + C + D ...la suite proposée. 117 A étant produit, suggère abcd...phénomènes B étant produit, suggère a’b’c’d’ ..phénomènes Mais la suite A + B + C + D ...par le fait de la liaison de ces termes entre eux élimine b, c’’, d’’’ etc. par exemple.[...]. Par rapport à ABCD en supposant ce chemin passant par a, b’, c’’, d’’’, les phénomènes bcd, a’c’d’, a’’b’’d’’, a’’’b’’’c’’’ sont NULS . L’ensemble de ces phénomènes est utilisable dans la poésie. Il en constitue la possibilité. » 118 Je déchiffre: la détermination du sens (ce qu’il appelle phénomènes mentaux) des mots en poésie est interactive (et pas linéaire)119. Autrement dit les mots en poésie voient certains sèmes se sélectionner et d’autres disparaître selon l’environnement lexical. Et l’interprétation d’un poème est multiple comme l’est une équation algébrique, selon que l’on sélectionne tel ou tel sème. Gauthier exprime la même idée: la poésie décomposerait les mots en sèmes puis les assemblerait pour nommer l’innommé, créant ainsi des « produits de synthèse » sémantiques.120. Mallarmé sert encore d’exemple: « Mallarmé, le premier, ou presque, se voua à la fabrication de ce qu’on pourrait nommer les produits de synthèse en littérature par analogie avec la chimie, -c’est-à-dire des ouvragesou plus exactement des éléments d’ouvrages construits direc- 117 Ces lettres symbolisent les mots dans la phrase. Cahiers, I, p.205.. 119 Le Groupe Mu propose la même idée avec les notions de « lecture linéaire et tabulaire ». 120 GAUTHIER, Michel, La décomposition poétique du mot, pp.240-253. 118 42 tement à partir de la matière littéraire qui est langage- et par conséquent impliquent une idée et des définitions du langage et de ses parties. Idée ‘‘atomique’’ » 121 . 3) Les mots en poésie sont moins importants que leur combinaison, comme en algèbre, l’équation importe plus que les éléments : « En poésie [...] tout est contenu dans les combinaisons de mots .» 122 C’est l’ordonnance et l’arrangement qui sont primordiaux, le sens du texte devient tributaire de la position des mots: « L’artiste et l’analyste (s’il y a une différence) sont avant tout des ordonnateurs, des arrangeurs -mais l’un d’une chose finie et l’autre d’une chose indéfinie. »123. « En littérature [...] comme en algèbre les contenus n’ont pas d’intérêt, ce sont leurs liaisons d’opérations qui importent. Mais une opération peut devenir matière ensuite -etc. » 124 (on rejoint ici l’idée de sens générée par la forme). C’est ainsi que Valéry s’enthousiasme pour le travail de Mallarmé: 121 Cahiers, éd. Pléiade, II, p. 1101., cité par ROBINSON-VALERY, Judith, Mallarmé, le « père idéal », p. 116. 122 Cahiers, II, p.286. 123 Cahiers, III, p.329. 124 Id., p.271. 43 « Pour la première fois depuis qu’il y a littérature, on a usé de la littérature comme d’une chose abstraite, maniable en ellemême, indépendamment presque des choses signifiées. »125 C’est moins la valeur propre des mots qui compte que leur suite abstraite, leurs successions, leurs positions relatives, leurs permutations. 4) De la même façon que « dans le langage algébrique, toute combinaison est possible » 126 , la littérature va devenir une ex- tension des propriétés du langage. « La poésie est la possibilité de rapprocher les mots de + en +. Elle conduit à envisager l’ensemble des compositions mathématiques possibles »127, « Le travail littéraire est le travail dépensé à rapprocher des mots différents » 128 . Le poète peut étendre les possibilités combinatoires de la langue, avec la liberté d’un algébriste. Ce dernier point est capital, parce qu’il va conduire Valéry à considérer le poème comme un substitut de la langue artificielle qu’il voulait mettre au point, (projet qui n’a pas abouti). Avant d’approfondir cette idée (qui est l’objet de la section suivante), il faut souligner que cette analogie entre le processus poétique et la méthode algébrique alloue une certaine scientificité à la poésie. La figure même de Valéry, poète 125 VALERY, Paul, manuscrit inédit, cité par CELEYRETTE-PIETRI, Nicole, Entre Bréal et Mallarmé, p.93. 126 Cahiers, I, p.246. 127 Cahiers, II, p.286. 128 Id., p.282. 44 féru de mathématique et de physique corrobore cette idée du poète-chercheur. II. 3. 3. 1. 1. 3. Le projet de la langue artificielle II. 3. 3. 1. 1. 3. 1. Critique du langage ordinaire. Avant d’aborder ce point plus en profondeur avec la critique paulhanienne de Valéry, je vais donner ici les grandes lignes de la conception valéryenne du langage commun. Valéry a une vue fondamentalement cognitive du langage, qu’on ne peut, selon lui, étudier que dans ses rapports avec les phénomènes mentaux: « Le langage ne peut être étudié que par rapport à des phénomènes mentaux: ceux dont il provient et ceux qu’il suscite. » 129 La traduction de la pensée par le langage est ré- ductrice et déformante (c’est sans doute là le thème principal de ses Cahiers): « Le langage n’est pas la reproduction de la pensée, il ne connaît pas les phénomènes mentaux réels -mais bien d’une conception simplifiée et très lointaine de ces phénomènes. Il est impossible de remonter du langage à la pensée, autrement que par probabilités. » 129 130 Cahiers, II, p.281. Cahiers, I, p.247. Voir aussi Cahiers, ii, p. 284: « Le langage n’est pas la reproduction de la pensée. Il ne s’occupe pas des phénomènes mentaux réels -mais d’une image simplifiée et très lointaine de ces phénomènes. » 130 45 « Le langage n’a jamais vu la pensée. » 131 Le langage est même bien pire qu’une traduction infidèle: il tend aussi à la réification d’une certaine configuration du système de ces phénomènes mentaux, configuration dont il faut essayer de se dégager, en s’écartant de l’usage commun; on verra plus loin que l’écart de l’usage linguistique commun rapproche la langue de la pensée pour Valéry. Le langage commun véhicule, pour lui, une pensée vulgaire, clichée. La littérature doit s’en débarrasser pour voir clairement les choses: « J’ai connu bien des poètes. Un seul était ce qu’il faut ou ce qui me plaît 132. Le reste était stupide, ou plat, d’une lâcheté d’esprit inébranlable. Leur impuissance, leur vanité, leur enfantillage, et leur grandiose, dégoûtante répugnance à voir clairement ce qui est. Leurs superstitions, leur gloire, leur terrible ressemblance à n’importe qui, aussitôt la besogne faite, leur servilité d’esprit. Enfin, ils portent toutes les chaînes du langage, ce qui en fait, dans le monde actuel, des villageois, des provinciaux. Tout ceci indépendamment de ce qu’on appelle le talent littéraire qui vit parfaitement d’accord avec la sottise la plus aiguë. » 133 . Il y a ici une corrélation claire entre la coutume linguistique et une pensée servile et vulgaire. Il faut donc chercher à maîtriser le langage, par « le style le plus voulu »134 et par « la rupture 131 Cahiers, II, p.356. C’est Mallarmé, bien sûr. 133 Cahiers, II, p.51. (Je souligne) 134 Cahiers, I, p.322. 132 46 méthodique des associations et des formes toutes faites du langage » 135 , stimuler l’écart et l’accident linguistiques: « Un poème, une idée extraordinaire sont des accidents curieux dans le courant des mots. » 136 Mais Valéry a été beaucoup plus radical dans sa recherche de l’expression de la pensée, avec son projet de langage absolu. II. 3. 3. 1. 1. 3. 2. Le projet du langage absolu. Ce projet d’une « Notation de la Pensée »137 est sans doute le lieu géométrique de toute l’oeuvre valéryenne, ses activités scientifiques et littéraires y trouvent leur point d’intersection. Valéry a en effet cherché à concevoir « une langue artificielle fondée sur le réel de la pensée. » 138 Ce projet est présent dès 1894 et est toujours présent en 1922, quand il écrit: « Le système a été la recherche d’un langage ou d’une notation qui permettrait de traiter de omni re comme la géométrie analytique de Descartes a permis de traiter toutes figures » 139 . Mais, plus tard, il reconnaîtra son impuis- sance à le réaliser : « Désir illusoire / Pouvoir écrire en symboles opératifs les relations de mon système. » 140 . Pour Schnelle, le Valéry des années 30-40 donne l’impression d’une résignation par rapport au programme de jeunesse, semble sentir que la pensée est redevable de la langue.141 Cette langue qui serait à la base de la psychologie, établirait entre les phénomènes men135 Ibid. Cahiers, 137 Cahiers, 138 Cahiers, 139 Cahiers, 140 Cahiers, 136 II, p.144. I, p.243. éd. C.N.R.S., XII, p.280, cité dans Cahiers, III,, p.591. éd. C.N.R.S.,IX, p.82, cité dans Cahiers, III,, p.591 éd. C.N.R.S.,XXV, p.341 47 taux et les phénomènes verbaux une correspondance ma- thématique142, et aboutirait à la possibilité d’un calcul sur les objets mentaux. Valéry voulait l’établir sur le mode de l’algèbre, qui est, selon lui, « le plus fidèle document des propriétés de groupement, de disjonction et de variation de l’esprit » 143 . Mais il recherchait aussi des processus biologiques et surtout physiques (mécaniques, électriques, thermiques) qui pourraient servir d’analogie pour le fonctionnement psychique. Ce langage servirait aussi à l’étude de la sensation: « il réduirait les objets mentaux en fonctions sensorielles et motrices, et correspondances entre elles » 144 . Jarrety note à ce propos que cette langue artificielle serait, paradoxalement, plus naturelle pour Valéry que la langue naturelle, « peu à peu déformée et qui a oublié qu’elle fut construite à l’origine sur le réel des sensations » 145 . Cette langue artificielle au- rait ainsi l’avantage d’être construite de façon homogène, au contraire de la langue naturelle « dont une volonté unique n’a pas distribué les rôles et n’a pas formé le vocabulaire par ordre et méthode. » 146 Ce projet n’a pas manqué de susciter la comparaison entre Valéry et Leibniz. Schmidt-Radefeldt147 souligne que Valéry connaissait Leibniz à travers La logique de Leibniz de Couturat 141 SCHNELLE, Helmut, Le solipsisme méthodique et la communication. Cahiers, I, p.247. 143 Id., p.80. Il comptait se baser sur les théories de James Joseph Sylvester (1814-1897), auteur d’un ouvrage sur la théorie des formes algébriques et sur celle des invariants. Les références à Riemann sont aussi récurrentes (Valéry pensait que les surfaces de Riemann pouvaient servir de modèle possible à la représentation psychologioque :cf Cahiers, III, p.614.) 144 Cahiers, éd. C.N.R.S., XXV, p.341. 145 JARRETY, Michel, Valéry devant la littérature, p.99. 146 Cahiers, éd. C.N.R.S., XXVIII, p.194, cité par JARRETY, ibid. 147 SCHMIDT-RADEFELT, Jürgen, Valéry lecteur de Leibniz. 142 48 (1901). L’étude établit quelques points de comparaison entre les deux hommes: tous deux 1) connaissent l’Ars Magna de Raymond Lulle, 2) s’intéressent au mécanisme de la pensée, 3) considèrent les mathématiques, la géométrie et leurs systèmes de notation comme des moyens utiles pour reconnaître l’expression de la manifestation cérébrale, 4) recherchent un système de signes, une caractéristique formelle de la pensée humaine, 5) redéfinissent les mots pour fonder une nouvelle philosophie ou système. Je me permettrai de dire que ce genre de comparaison sert plus à augmenter le prestige du travail valéryen qu’à comprendre ce dernier, et tend à faire oublier son échec personnel. Ce projet, en effet, se concrétisera surtout en redéfinitions (« j’ai passé ma vie à faire mes définitions »148) et reclassements lexicaux, qui devaient aboutir au « Dictionnaire des Mots essentiels de la langue ou des valeurs raisonnées des termes qui définissent ou expliquent tous les autres »149. II. 3. 3. 1. 1. 4. La poésie, langue artificielle. On a vu que Valéry compare le langage poétique au langage algébrique, et qu’il veut établir une langue artificielle sur le modèle de l’algèbre. Il est tentant, dès lors, de voir dans la poésie la réalisation détournée du projet non abouti. Jarrety fait déjà cette hypothèse, mais sans vraiment l’étayer150. (Du- 148 Cahiers, XII, p.24, cité par JARRETY, Michel, Le Rhéteur, le Sophiste, et les Idolâtres, p.14. 149 Cahiers, éd. C.N.R.S., XIV, p. 881, cité par CELEYRETTE-PIETRI, Nicole, Entre Bréal et Mallarmé, p. 83. 150 JARRETY, Michel, Valéry devant la littérature, p.30. 49 chesne-Guillemin parle, plus généralement, de « confusion entre connaissance intellectuelle et création artistique. »151) Je vais essayer de montrer ici comment on peut appuyer cette hypothèse, en établissant une comparaison entre le langage poétique et le langage absolu, tels que Valéry les conçoit. 1). Le langage poétique doit se dégager d’un travail de maîtrise et de reconstruction du langage ordinaire. « Le langage commun est impur par formation. La littérature essaye sans trop le savoir de construire un langage général pur. Pur, c’est-à-dire précédé de conventions explicites et construit selon un point de vue » 152 . Le poète (et Mallarmé en est pour Valéry l’incarnation) « a compris le langage comme s’il l’eût inventé. » 153 En somme, le lan- gage poétique idéal est pour Valéry un langage non-naturel, c’est-à-dire sans dimension bio-sociologique, avec une syntaxe contrôlée et modifiable consciemment et volontairement, connue. Le poète maîtrise la syntaxe comme un mathématicien maîtrise les règles de son langage. C’est ce qui ressort de cette glose valéryenne du langage mallarméen: « La syntaxe était à ce poète une algèbre, qu’il cultivait pour elle-même. Il aimait quelquefois de généraliser certains tours qu’elle n’offre que dans des cas singuliers, ou bien d’entrelacer des propositions dans une phrase, et de se risquer dans une 151 DUCHESNE-GUILLEMIN, Valéry au miroir. Les Cahiers et l’exégèse des grands poèmes. p. 351. 152 Cahiers, éd. C.N.R.S., p. 301, cité par DI MAIO, Mariella, L’approche linguistique dans les Cahiers de Valéry, p. 452. 153 Oe., I, p. 658. 50 sorte de contrepoint littéraire qui amenaient entre les termes ou les idées des contacts ou des écarts savamment calculés. » 154 Comprendre et maîtriser la syntaxe, et produire une oeuvre poétique ne sont plus qu’une seule et même opération. On peut replacer cette idée dans une plus large perspective. Comme l’a montré Jauss, les théories esthétiques de Valéry (développées à partir du traité sur Léonard de Vinci) voient dans l ’expérience esthétique productive une combinaison entre l’activité artistique et l’activité scientifique (ici l’activité poétique et l’activité linguistique. 155) 2). Le second point de contact entre le langage absolu et le langage poétique est la sensation. J’ai déjà dit plus haut que la langue artificielle de Valéry a partie liée à la sensation, et j’explique plus loin (dans la section II.3.3.2.2. sur le rapport entre Valéry et les formalistes russes) que c’est aussi le cas pour le langage poétique, qui doit soit augmenter la sensation de la chose, soit créer des sensations nouvelles. 3). Le troisième point est le plus important: Valéry assigne plusieurs fois à la poésie un rôle qu’aurait eu à tenir la langue artificielle, à savoir la représentation du fonctionnement mental. Ici encore, Mallarmé a le titre de précurseur: « On eût dit qu’il pressentait ce qui se découvrira quelque jour, et dont on voyait déjà plus d’un présage: que les formes du discours sont des figures de relations et d’opérations qui, per- 154 155 Oe., I, p.685. JAUSS, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, pp.138-139. 51 mettant de combiner ou d’associer les signes d’objets quelconques et de qualités hétérogènes, peuvent nous servir à nous conduire à la découverte de la structure de notre univers intellectuel. » 156 Il ne faut pas s’étonner de ce que Valéry ne délègue pas cette tâche à la linguistique, puisqu’on a vu qu’il disqualifie celle-ci a priori et qu’idéalement, les activités esthétiques et scientifiques doivent fusionner. Pour Celeyrette-Pietri, c’est parce que la poésie explore les possibilités combinatoires des mots qu’elle peut avoir une autre référence commune que la réalité, à savoir la structure même de l’esprit. « ’’La poésie’’ incarne la mécanique spirituelle dans un objet linguistique. »157 Dans une autre étude, Celeyrette-Pietri note que le rêve d’une combinatoire générale de Lulle ou Leibniz devient celui du poète, et cite à ce propos cet extrait: « Cet ars combinatoria [d’Aristote, Lulle, Leibniz] qui est le fond et la clef de la haute littérature, je l’ai considéré souvent » 158 . Deguy arrive à la même idée, mais sans l’expliciter ni la démontrer: selon lui, Valéry voit dans la poésie « le phénomène de la pensée où transparaît le mieux la condition symbolique (‘’sensible’’) de l’esprit. L’esprit peut espérer y repérer les lois de sa constitution [...] »159. Ajoutons encore que Valéry voit dans la facilité de mémorisation du texte poétique une preuve de ce que la poésie peut 156 Oe., I, pp.685-686. CELEYRETTE-PIETRI, Nicole, Entre Bréal et Mallarmé, p.95. 158 Cahiers, éd. C.N.R.S., VII, p.643, cité par CELEYRETTE-PIETRI, Nicole, Valéry à l’oeuvre, p.83. 159 DEGUY, Michel, La dernière phrase, p.204. 157 52 apprendre quelque chose sur la mémoire, et donc sur le fonctionnement de l’esprit.160 Ce troisième point -la prise en charge du rôle du langage artificiel par le langage poétique- conjoint aux deux autres -la maîtrise consciente des structures du langage poétique et son lien à la sensation- ont montré, je pense, que Valéry conçoit la poésie comme une langue artificielle. Mais ceci ne peut pas donner matière à une théorie poétique recevable, car elle n’explique pas la spécificité du langage poétique par rapport à la prose: elle définit plutôt le projet d’un langage poétique idéal, réalisé peut-être par Mallarmé lui-même. La meilleure preuve en est que Valéry envisageait de mettre au point une prose nouvelle qui « viserait comme la langue artificielle une pure transparence de la pensée à l’expression »161. Valéry n’accorde donc pas à la poésie l’exclusivité de ce projet. Cet élément ne peut donc pas la définir. On remarque par ailleurs que la critique valéryenne du roman se fait à l’aune de cette tâche poétique. Valéry disqualifie le roman à cause de son incapacité à représenter le réel de la pensée et du monde: « Le roman [...] n’est ni une explication ni une représentation de l’esprit. »162 « Le roman voit les choses exactement comme le regard ordinaire les voit. [...] La ‘‘psychologie’’ des romanciers ne dé- 160 Cette idée est soulignée par LECHANTRE, Michel, P(h)o(n)etique, p. 101. JARRETY, Michel, Valéry devant la littérature, p.265. 162 Cahiers, III, p.321. 161 53 passe pas ce que peut vérifier l’observation particulière accidentelle. » 163 Combe remarque que cette condamnation vise un sousgenre précis -le roman psychologique réaliste- que Valéry hypostasie en archétype du genre tout entier.164 II. 3. 3. 2. Théorie formaliste II. 3. 3. 2. 1 : Présentation. Selon les formalistes russes, le but de la poésie, qui présente des structures « déviantes » par rapport au langage commun, est de bloquer notre reconnaissance automatique des choses et par là d’enrichir notre représentation du monde. La poésie pose un regard étrange qui permet de se débarrasser des habitudes aveuglantes pour mieux voir le réel. Cette conception très finaliste peut être cataloguée para- ornementale: le sens préexistant des ornementaux équivaut à la réalité des formalistes II. 3. 3. 2. 2 : Valéry formaliste. Todorov baptise Valéry « formaliste par excellence » dans la préface de son recueil de textes des formalistes. 163 Oe., II, p.802. COMBE, Dominique, Lire la poésie, lire le roman chez Valéry, p.60. La phrase fameuse de Valéry: « La marquise sortit à cinq heures » -relevée par Breton, visait Proust, et soulignait « l’exclusion du roman comme théâtre d’expression de la vérité en littérature » (SOLLERS, Philippe, Intérêt et désintérêt, p. 126.) 164 54 Genette est le premier à établir des points de comparaison entre la poétique des formalistes Russes et celle de Valéry165. Todorov a entériné ce rapprochement entre leurs conceptions de la littérature166. Je n’expose pas tout de suite les réflexions de Genette, parce qu’il me semble qu’il serait intéressant d’établir une comparaison plus systématique entre ces deux théories, car les similitudes sont assez étonnantes. Pour ce faire, je partirai des textes formalistes eux-mêmes et du texte critique de Todorov167 auquel je confronterai les conclusions précédentes. Je noterai, le cas échéant, les comparaisons déjà établies par Genette. Puis je soulignerai la différence essentielle entre les formalistes Russes et Valéry. II. 3. 3. 2. 2. 1 : Le projet général. Des deux côtés, on a la volonté d ’établir une axiomatique littéraire, explicitant les conventions, les traits spécifiques, « la littérarité » de la littérature, et de constituer un objet théorique : une poétique168. Mais Valéry réduit souvent implicitement le concept de littérature à la seule poésie, tandis que les formalistes regroupent toute la littérature sous l’idée de « langage poétique ». Ils 165 GENETTE, Gérard : La littérature comme telle,1966. « C’est là qu’un rapprochement significatif [ à propos de la conception de la littérature sous-tendant les études littéraires ] peut être opéré (Gérard Genette l’a déjà fait dans une de ses études de son recueil Figures ) entre Valéry et le Formalisme Russe : ainsi des problèmes de forme du langage poétique, de l’évolution littéraire ». TODOROV, Tzvetan, « La ‘’poétique’’ de Valéry », dans Cahiers Paul Valéry, 1970, p. 132. 167 TODOROV, Tzvetan, Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes, p. 21. 168 Cette comparaison est déjà faite chez Genette, ibid, p.260 166 55 aboutissent de chaque côté à plusieurs définitions différentes et inconciliables du même objet. Ils répartissent de la même façon les objets linguistiques en deux classes : du côté de la communication pratique, on trouve les représentations linguistiques sans valeur autonome, et de l’autre côté les représentations linguistiques à valeur autonome. Pour Valéry, ces dernières se réduisent à la poésie, tandis que pour les formalistes, la poésie n’est que l’exemple privilégié des systèmes à valeur autonome. II. 3. 3. 2. 2. 2 : Définition de la poésie II. 3. 3. 2. 2. 2a Définition du langage poétique par son autotélisme. Les formalistes établissent donc une dichotomie entre le langage purement pratique, envisagé en lui-même comme un moyen et non comme une fin (hétérotélique) et le langage poétique, exemple de système linguistique autotélique: « Les phénomènes linguistiques doivent être classés du point de vue du but visé dans chaque cas particulier par le sujet parlant. S’il les utilise dans le but purement pratique de communication, il s’agit du système de la langue quotidienne (de la pensée verbale), dans laquelle les formants linguistiques [...] n’ont pas de valeur autonome et ne sont qu’un moyen de communication. Mais on peut imaginer (et il existe en réalité) d’autres systèmes linguistiques dans lesquels le but pratique recule au deuxième plan (bien qu’il ne dispa- 56 raisse pas entièrement) et les formants linguistiques obtiennent une valeur autonome »169. Valéry classe lui aussi les phénomènes linguistiques par leurs buts, et établit la même dichotomie entre le langage quotidien, purement pratique et le langage poétique, qui trouve sa fin en lui-même: « le langage est [...] de destination purement pratique. Or le problème du poète doit être de tirer de cet instrument pratique les moyens de réaliser une oeuvre essentiellement non pratique » 170. « la plupart sont aveugles dans cet univers du langage; sourds aux mots qu’ils emploient. Leurs paroles ne sont qu’expédients; et l’expression pour eux n’est qu’un plus court chemin: ce minimum définit l’usage purement pratique de langage »171. Valéry reprend la comparaison de Malherbe entre la prose et la marche d’un côté, la danse et la poésie de l’autre: « Aussi, parallèlement à la Marche et à la Danse, se placeront et se distingueront en lui les types divergents de la Prose et de la Poésie. Ce parallèle m’a frappé et séduit depuis longtemps; mais quelqu’un l’avait vu avant moi. Malherbe, selon Racan, en faisait usage. [...] La marche, comme la prose, vise un objet précis. Elle est un acte dirigé vers quelque chose que notre but est de joindre. [...] La danse, c’est tout autre chose. Elle est, 169 YAKOUBINSKI, L., cité dans TODOROV, Tzvetan, id., p. 39. Oe., I, p. 1460. (Je souligne) 171 Id., p. 656. 170 57 sans doute, un système d’actes; mais qui ont leur fin en euxmêmes. Elle ne va nulle part »172. La prose va droit, alors que la poésie fait un retour sur soi: « Le vers régulier oblige l’espace à revenir sur lui-même. [...] La littérature s’oppose à la poésie pour autant qu’elle [...] ne manifeste une certaine courbure propre »173. L’univers poétique est un monde autarcique, clos: « Le monde du poème est essentiellement fermé et complet en lui-même, étant le système pur des ornements et des chances du langage » 174 . Les indices de reconnaissance de ce langage sont globalement les mêmes pour Valéry et les formalistes. 1) Les deux théories promeuvent la matérialité verbale du texte poétique. Pour les formalistes, « les sons divers ne sont pas seulement les éléments d’une harmonie extérieure, [...] ils ont en eux-mêmes une signification autonome »175. « La notion de forme a obtenu un sens nouveau, elle n’est plus une enveloppe, mais une intégrité dynamique et concrète qui a un contenu en elle-même »176. Valéry met aussi en exergue les éléments formels de la poésie: le son, la musique, l’aspect « sensuel », physique du 172 Id., p. 1329-1330. Cahiers, éd.C.N.R.S., VII, p. 78, et XVIII, p. 260, cité par PIETRA, Régine, Directions spatiales et parcours verbal, p. 393. 174 Id., p. 770. 175 EIKHENBAUM, B., La théorie de la ‘‘méthode formelle’’, dans TODOROV, Tzvetan, id. p. 41. 176 Id., p.44. 173 58 poème passent au premier plan (cette idée était d’ailleurs déjà bien assimilée dans la poésie française symboliste) : « L’art poétique conduit singulièrement à envisager les formes pures en ellesmêmes » 177 . « La poésie n’est en vérité que le sensuel du langage »178. La poésie se définit alors par son travail sur la matière sonore de la langue, travail qui tend à rapprocher le texte de la musique179. Paul Ricoeur note que la poésie, pour Valéry, « comme fait la sculpture, [...] convertit le langage en matériau, oeuvre pour lui-même »180. A ce propos, Valéry dit aussi: « Poète, [...] tu sais que le réel d’un discours, ce sont les mots, seulement, et les formes » 181 vers » 182 ou « Au premier plan, non le sens, mais l’existence du . Cette promotion de la matière verbale et la définition de la poésie comme langage autotélique ( elle ne renvoie à rien qui lui soit extérieur) oblige à reconsidérer le statut du sens en poésie: Chklovski se demande si « dans le discours [...] poétique, les mots ont toujours un sens, ou si cette opinion est 177 Oe., I, p. 1451. Cahiers, éd. C.N.R.S., XIII, p. 345, cité par PIETRA, Régine, Directions spatiales et parcours verbal, p. 393. 179 Jean Malazeyrat souligne que Valéry est un des poètes qui a le plus usé d’allitérations. La Jeune Parque a été composée sur le modèle d’un récitatif de Gluck. Valéry s’essayait aussi à des symphonies littéraires, sans doute sous l’influence de Wagner. De façon générale, Valéry compose ses poèmes à partir d’une musique préétablie: « Musicalisation a priori. Compositions formelles. Andante, largo, presto, scherzo, contrastes et développements, [...] Et puis trouver l’histoire qui donnera causes apparentes, nécessités naïves [...] à ces modes et à ces formes -comme la rime engendre des idées. » (Cahiers, éd. C.N.R.S., p.675, cité par DE LUSSY, Florence, A la recherche d’une morphologie généralisée, p. 18.) 180 RICOEUR, Paul, La métaphore vive, 1975, p. 283. 181 Oe., I, p. 1456. 182 Id., p. 667. 178 59 seulement une illusion et le résultat de notre manque d’attention »183. C’est là un point litigieux, puisque la définition qui est donnée pousse à affirmer que le langage poétique est un langage sans sens, affirmation qui est cependant fondamentalement aporétique, puisque le sens est « le trait essentiel du langage »184. C’est pour cela que les formalistes donneront une deuxième caractéristique de ce langage et diront que la poésie réalise son autotélisme en étant plus systématique que le langage pratique. On trouve les mêmes ambiguïtés dans les textes de Valéry, qui développe à la fois l’idée d’un sens accessoire: « le sens littéral d’un poème n’est pas, et n’accomplit pas toute sa fin » 185 , ou absent ou multiple, comme on l’a vu dans la comparaison entre la poésie et l’algèbre186. « le ‘‘sens’’ du mot poétique est donc multiple, ou accessoire, ou à la limite absent; dans tous les cas, la forme reste autonome, et vaut pour elle-même »187 écrit Genette à propos de Valéry. Cependant les formalistes et Valéry parlent aussi d’un sens généré par la forme. Donc, l’opposition entre fond et forme n’est plus valide, parce que la forme génère elle-même du fond: « le formalisme considère le contenu comme un des aspects de la forme »188. Valéry désapprouve aussi l’opposition entre forme et contenu: « ce qu’ils appellent le fond n’est qu’une 183 cité par TODOROV, Le langage poétique des formalistes russes, p. 20. TODOROV, Tzvetan, id., p. 21. 185 Oe., I, p. 1293. 186 ROUBAUD dit à ce propos: « Le sens de la poésie échappe à l’exigence suivante du sens ‘‘tout ce qui n’a pas un sens, n’a pas non plus de sens’’ ». (ROUBAUD, Jacques, L’invention du fils de Leopropes, p. 140.) 187 GENETTE, Gérard, Mimologiques, p. 241. 184 60 forme impure » des effets » 190 189 , « ce fond n’est plus cause de la forme: il en est l’un . L’analyse que propose Valéry du vers racinien qui suit est à ce propos intéressante : « Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon coeur. [...] [Ce vers] n’a aucun sens. Ce qu’il dit n’est rien à l’esprit. Par quoi il est admirable - et essentiellement symbolique - car il introduit lumière simple, candeur, transparence, innocence par l’heureuse alliance de monosyllabes (longs et brefs) qui obligent à une allure égale et modérée de la voix, laquelle impose le ton, et par le ton, l’expression et l’état. Sa forme a autant ou plus de sens que le résultat de l’opération de comprendre, sur le sens des signes.[...] Le son du sens et le sens des sons agissent » 191 . En somme, le monosyllabisme du vers génère pour Valéry les idées de transparence, candeur, simplicité, lumière. C’est bien là l’idée de fond comme produit de la forme. On peut remarquer en passant que Valéry voit une différence entre syllabes longues et brèves, alors que le français ne fait pas de différence phonologique entre les deux. 2) Un autre indice de reconnaissance du langage poétique pour les formalistes est la surstructuration, le caractère plus systématique du langage poétique par rapport au langage quotidien. L’oeuvre poétique, pour les formalistes, est 188 CHKLOVSKI, V., cité par GENETTE, Gérard, Figures I, p. 264. Cette comparaison est déjà faite per Genette. 189 Oe., I, p. 657. 190 Oe., I, p. 710. 61 un discours surstructuré, où tout se tient: c’est grâce à cela qu’on le perçoit en lui-même plutôt qu’il ne renvoie à un ailleurs192. A ce propos, le parallélisme n’est pas difficile: pour Valéry, le langage poétique n’est pas seulement plus systématique que le langage ordinaire; il en est même la systématisation. La poésie est l’algèbre du langage, elle l’ordonne: « [...] le langage du poète, quoiqu’il utilise nécessairement les éléments fournis par ce désordre statistique, constitue, au contraire, un effort de l’homme isolé pour créer un ordre artificiel et idéal, au moyen d’une matière d’origine vulgaire. » 193 . L’idée de surstructuration de la poésie va de soi. Les idées de constructions, de combinaisons, d’ordre, de cohérence sont d’ailleurs des obsessions dans la poétique valéryenne. Pour Valéry, « la seule pensée de constructions [...] demeure [...] la plus poétique des idées: l’idée de composition » 194. « Plus l’oeuvre est littéraire, plus les relations possibles des mots deviennent nombreuses » 195 . La poésie multiplie les relations d’équivalence, pour augmenter la cohésion et par là l’autonomie de l’oeuvre. (Il rejoint ici certains textes de Jakobson). 191 Cahiers, éd. C.N.R.S., XVI, p.810., cité par DE LUSSY, Florence, A la recherche d’une morphologie généralisée, p. 12. 192 TODOROV, Tzvetan, id., p.21. 193 Oe., I, p. 1413. 194 Oe., I, p. 1564. 195 Cahiers, II, p. 283. 62 Adorno écrit à ce propos: « Tout un ensemble de questions autour duquel tourne Valéry a pris aujourd’hui une place centrale dans le problème de la composition: le rapport de la construction intégrale, poussant jusqu’à son terme l’idée de l’autonomie de l’oeuvre, de son indépendance par rapport à l’individu qui la reçoit, avec le hasard »196. 3) Jakobson voit l’autotélisme du langage poétique favorisé par la motivation du signe, parce que les associations de ressemblance (ici entre le son et le sens) renforcent le caractère systématique du discours197. La question de l’hypothétique cratylisme de la poétique valéryenne a été bien exposé par Genette, qui voit Valéry coincé « entre un très vif parti pris formaliste et conventionnaliste, et une sorte de réflexe héréditaire de la valorisation de la mimésis »198. En effet, d’une part Valéry a une position beaucoup plus nette que Mallarmé sur la question de l’arbitraire du signe, s’écartant du cratylisme de celui-ci par un conventionnalisme affirmé, mais d’autre part, l’idée de l’indissolubilité, d’une harmonie, d’un accord du son et du sens en poésie est récurrente dans ses textes. En même temps, Valéry se refuse à définir cette harmonie: « La puissance des vers tient à une harmonie indéfinissable entre ce qu’ils disent et ce qu’ils sont. Indéfinissable entre dans la définition » 199 . Genette conclut que cette idée « d’harmonie non dé- finissable » fait s’achever la poétique valéryenne en aporie200. 196 ADORNO, Theodor, Les écarts de Valéry, p. 108. TODOROV, Tzvetan, id., p. 23. 198 GENETTE, Gérard, Mimologiques, p. 295. 199 Oe., II, p. 637. 200 GENETTE, Gérard, id., p. 293. 197 63 (Il faut dire cependant que la poétique valéryenne ne se réduit pas en entier dans ces extraits). J’aurais pour ma part tendance à croire que ces problèmes sont aussi liés au flottement des définitions valéryennes du fond et de la forme. Par exemple, Valéry (et les formalistes) parlent de sens à la fois pour le sens littéral et pour l’idée suggérée par la forme. D’autre part, la notion valéryenne de forme est très extensible comme en témoigne cet extrait: 64 « [...] entendant par forme, ici 1) ce qui est imposé aux organes des sens par ce vers -phonie et motricité, durées etc., +2) ce qui est imposé à la conscience par les rapprochements des résonances significatives des mots »201. La forme recoupe donc à la fois le matériau verbal (sans que l’on puisse vraiment savoir ce que Valéry entend par la motricité et la durée du vers) et le sens résultant de la combinaison sémantique des différents mots dans le vers. L’harmonie entre le fond et la forme recouvre alors plus de niveaux que le seul niveau signifiant-signifié: qu’est-ce que l’harmonie entre ce que sont les vers: la phonie(1), la motricité(2), la durée(3), etc.., le sens dérivé des résonances significatives des mots(4) et ce qu’ils disent: le sens littéral(5), le sens dérivé de la forme(6) (ce dernier est-il classé dans le matériau ou dans le contenu?). On arrive déjà à 6 paramètres qui nous donneraient 45 types d’harmonies différentes. Ces calculs n’ont sans doute pas de sens, mais ils montrent que ce n’est pas seulement l’harmonie qui est indéfinie, mais aussi les notions de « forme et de fond », « acte et matière », « pensée et voix », « présence et absence », « forme sensible d’un discours et valeur d’échange en idées »202. Quoi qu’il en soit, si théoriquement le néo-cratylisme de Valéry a mauvaise conscience et ne peut pleinement s’affirmer, Valéry use allègrement du procédé de l’harmonie imitative, et l’on peut penser que Valéry y voyait un moyen d’augmenter la cohésion et la systématisation du discours. Ce 201 Cahiers, XVI, p.810, cité par DE LUSSY, Florence, A la recherche d’une morphologie généralisée, p. 12. 202 Oe., I, pp. 658, 1333, 647. 65 serait donc bien un nouveau point de contact entre Valéry et le formalisme russe, via Jakobson (c’est lui, je le rappelle, qui voit l’autotélisme du langage poétique favorisé par les relations de ressemblance, et donc par la motivation du signe). 4). Le langage poétique rompt les associations automatiques de la langue quotidienne. D’une part, Jakobson chargeait la motivation du signe dans le langage poétique d’un sens révolutionnaire: « dans les langages émotif et poétique, les représentations verbales (phonétiques aussi bien que sémantiques) concentrent sur elles-mêmes une attention plus grande, le lien entre le côté sonore et la signification devient plus étroit, plus intime, et, en conséquence, le langage devient plus révolutionnaire, puisque les associations habituelles de contiguïté reculent à l’arrière-plan »203. Pour Jakobson, le langage poétique est révolutionnaire parce que motivé, à l’opposé du langage quotidien « qui s’accommode bien des relations de contiguïté (donc arbitraires) »204. Le langage poétique rompt l’association automatique entre un son et un sens par sa motivation. D’autre part, Eikhenbaum parle de rupture des associations verbales habituelles dans le langage poétique: « la particularité principale de la sémantique poétique réside dans la formation de significations marginales qui violent les associations verbales habituelles »205. 203 JAKOBSON, Roman, cité par TODOROV, Tzvetan, id., p. 23. (Je souligne) TODOROV, Tzvetan, ibid.. Les notions de contiguïté et de ressemblance, utilisées par Kruszewski pour décrire les relations linguistiques, recouvrent la dichotomie entre arbitraire et motivation. 205 EIKHENBAUM, B., La théorie de la méthode formelle, p. 62. 204 66 Si Valéry ne conçoit pas la motivation du signe comme la rupture d’un automatisme, à l’instar de Jakobson, il rejoint Eikhenbaum avec l’idée que la poésie est le lieu du refus de la coutume linguistique: « [...] Mallarmé [qui] se crée un langage presque entièrement sien [...] refusant à chaque instant la solution immédiate que lui souffle l’esprit de tous. Ce n’était point là autre chose que se défendre [...] contre l’automatisme »206. « J’estime qu’il faut désapprendre à ne considérer que ce que la coutume et, surtout, la plus puissante de toutes, le langage, nous donnent à considérer »207. « Le style le plus voulu. Rupture méthodique des associations et des formes toutes faites du langage »208. Le langage mallarméen qui « évitait à chaque instant mes prévisions; qui s’interdisait de prendre des habitudes, qui rompait régulièrement les groupes endormis, endurcis, des idées implicites »209, comme exemple de ce langage désautomatisé, a pour effet de contraindre à regarder le texte comme tel, dans sa matérialité. Mais Valéry s’éloigne des formalistes par les connotations éthiques de son refus du langage commun, qualifié de grossier. La tradition est associée à la « paresse générale des intel- 206 Oe., I, p. 658. Kristeva voit dans la ‘subversion esthétique’ de Mallarmé l’équivalent de l’anarchisme politique de l’époque: l’activité littéraire est vue par Mallarmé comme un attentat anarchiste contre le dogme d’un langage codifié.(KRISTEVA, Julia, La révolution du langage poétique, p. 433). Remarquons au passage que c ette lecture est déjà présente chez Lanson, xxxx, qui n’est pas cité par Kristeva. 207 Oe., I, p. 1282. 208 Cahiers, I, p. 290. 209 VALERY Paul, Essai sur Stéphane Mallarmé, p. 118. 67 lects » 210 , et l’ «acte de génie » est défini comme « un zéro d’habitude » 211 . La rupture des associations automatiques, la promotion de la matière verbale, la surstructuration et la motivation du signe constituent donc, pour les formalistes, des indices de reconnaissance du langage poétique défini comme autotélique. J’ai montré que l’on retrouve aussi cette définition et ces indices dans les textes de Valéry. II. 3. 3. 2. 2. 2b. Définition du langage poétique par sa perception. Les formalistes donnent une autre définition du langage poétique, enchâssée dans la première (la poésie comme langage autotélique), et présente surtout dans les textes de Chklovski. Cette deuxième conception s’attache à la perception du langage poétique plutôt qu’au langage lui-même: « La perception artistique est celle lors de laquelle on éprouve la forme »212. Soit la perception du langage poétique aura sa fin en ellemême: il y a alors autotélisme de la perception. Soit cette perception se verra attribuer une fonction. II. 3. 3. 2. 2b. 1. Autotélisme de la perception. 210 Oe., I, p. 707. Cahiers, I, p. 206. 212 CHKLOVSKI, V., cité par TODOROV, Tzvetan, id., p. 27. 211 68 Le langage poétique est un langage sur lequel on s’arrête; pour Chklovski, « la langue poétique diffère de la langue prosaïque par le caractère perceptible de sa construction. On peut percevoir soit l’effet acoustique, soit l’objet articulatoire, soit l’aspect sémantique »213. Cette perception se suffit à ellemême: « Le procédé de perception en art est une fin en soi et doit être prolongé »214. Valéry lui aussi s’attache au processus de la perception de la forme poétique par le lecteur, qu’il définit avant tout comme le contraire de la perception de la prose (c’est-à-dire du roman et du langage usuel)215. Pour lui, la forme codée générant un univers poétique doit orienter le lecteur dans un processus de perception particulier: « [...] aussitôt que cette forme sensible prend par son propre effet une importance telle qu’elle s’impose, et se fasse, en quelque sorte, respecter, mais désirer, et donc reprendre alors quelque chose de nouveau se déclare: nous sommes inconsciemment transformés, et disposés à vivre, à respirer, à penser selon un régime et sous des lois qui ne sont plus de l’ordre pratique [...] Nous entrons dans l’univers poétique » 216 . « La poésie [...] doit se produire [...] par soi seule, dans le monde d’un esprit, comme le son pur tout à coup devient. Le 213 CHKLOVSKI, V., cité par EIKHENBAUM, V., id., p. 45-46 EIKHENBAUM, V., id., p. 45. (commentant Chklovski). 215 « L’état du lecteur de poèmes n’est pas l’état du lecteur de pures pensées (Oe., I, p.1336). » « [Il s’agit] d’introduire les esprits dans un univers de langage qui n’est point le système commun des échanges de signes contre actes ou idées (Oe., I, p. 1293). » « Les rimes, l’incision, les figures développées, les symétries et les images, tout ceci, trouvailles ou conventions, sont autant de moyens de s’opposer au penchant prosaïque du lecteur (Oe., I, p. 1336.) ». 216 Oe., I, p.1326. 214 69 son pur tout-à-coup s’impose et se dilate, il abolit le bizarre babil des paroles humaines » 217 . Cette perception singulière qui définit ici la poésie pour Valéry n’a aucune autre fonction qui soit extérieure à ellemême. Elle tend à se prolonger et à se faire reproduire: « La poésie se reconnaît à cette propriété qu’elle tend à se faire reproduire dans sa forme: elle nous excite à la reconstituer identiquement » 218 . Pour les formalistes, « le procédé de la forme difficile augmente la difficulté et la durée de la perception »219. Pour Valéry, parallèlement, la forme usuelle empêche de percevoir le langage même, et la poésie, « qui tourmente noblement le cours naturel et plat de l’expression »220 force à se retourner sur le lan- gage lui-même. « La syntaxe usuelle apparaissait [à Mallarmé] n’exploitant qu’une partie des combinaisons compatibles avec les règles: celles dont la simplicité permet au lecteur de voler de l’oeil sur la ligne et de savoir ce dont il s’agit, sans percevoir le langage même, pas plus qu’on ne perçoit le timbre d’une voix qui nous parle d’affaires » 217 221 . Oe., II, p. 1367. Oe., I, p. 933. 219 EIKHENBAUM, ibid. 220 Cahiers, éd.C.N.R.S., V, p. 444, cité par PIETRA, Régine, Directions spatiales et parcours verbal, p. 394. 221 Oe.,I, p. 709. 218 70 II. 3. 3. 2. 2b. 2. Fonctionnalisme de la perception. Aux côtés d’une conception autotélique de la perception, les formalistes livrent une autre définition du langage poétique par la perception, mais qui renonce à l’autotélisme: la fonction de l’art est de renouveler notre perception du monde. La mise en avant de la forme, le procédé de la forme difficile et l’étrangeté du langage poétique bloquent notre reconnaissance automatique des choses et invitent à sentir, à voir vraiment le monde, sensation et vision qui sont généralement oblitérées par notre intellection automatique du monde. Notre représentation du réel est enrichie par la poésie. L’opposition entre langage pratique et langage poétique ne se partage plus entre hétérotélisme et autotélisme, mais entre abstrait et concret, intelligence et sensibilité, pensée et monde. Todorov interprète cette conception comme une référence implicite à l’esthétique de l’impressionnisme, selon laquelle l’art s’attache à la représentation des impressions et des perceptions plutôt qu’à l’essence des choses222. Jakobson a bien montré que le « désordre » ou l’étrangeté en art « sont motivés par un rapprochement vers la réalité »223. Cette idée de la poésie ne peut alors plus être assimilée à l’autotélisme, c’està-dire l’absence de fonction externe224. Cette contradiction formaliste trouve un étrange écho dans une étude valéryenne: « Comment [...] la poésie peut-elle [...] n’avoir de fin 222 TODOROV, Tzvetan, Le langage poétique, p. 27. JAKOBSON, Roman, Du réalisme artistique, p. 100. 224 TODOROV, Tzvetan, id; p.28. 223 71 qu’en elle-même et ouvrir harmonieusement la conscience sur le monde? » se demande Combe225. On trouve en effet chez Valéry à côté d’une conception autotélique de la poésie cette idée de la poésie comme renouvellement de la perception du monde, par la représentation des impressions et des sensations, tout comme chez Chklovski. Analysons ceci d’un peu plus près. Comparons Chklovski :« L’image poétique est un moyen pour intensifier l’impression. [...] L’image poétique est l’une des manières pour créer la plus forte impression. En tant que telle [...], elle est égale à toutes les manières dont on dispose pour augmenter la sensation de la chose; les mots ou même les sons de l’oeuvre peuvent également être des choses »226, et Valéry (déplorant les objets de la critique poétique) : « Que fait-on de ce qui s’observe immédiatement dans un texte, des sensations qu’il est composé pour produire? » 227 ou « [Les productions artistiques] se donnent à nous à titre de compléments d’un système d’impressions ressenti comme insuffisant ». 228 ou 225 COMBE, Dominique, Lire la poésie,lire le roman pour Valéry. Une phénoménologie de la lecture, p. 63. 226 CHKLOVSKI, V., pp.9-10, cité par TODOROV, T., p.29. 227 Oe., I, p.1289. (Je souligne) 228 Oe., I, p.1314. 72 « Le devoir, le travail, la fonction du poète sont de mettre en évidence et en action ces puissances de mouvement et d’enchantement, ces excitants de la vie affective et de la sensibilité intellectuelle qui sont confondus dans le langage usuel avec les signes et les moyens de communications de la vie ordinaire et superficielle. » 229 Valéry s’est d’autre part souvent interrogé sur la nature et le fonctionnement des sensations. Cette matière entrait pour lui d’emblée dans le champ d’étude de la poétique (« La poésie et les arts ont la sensibilité pour origine et pour terme ») 230 . Le mot « esthétique » le fait hésiter entre l’idée d’une « science du beau » [...] et l’idée d’une « science des sensations » 231 . Il ne faut donc pas s’étonner que son cours de poétique comprenne une analyse de la sensibilité232, puisque « le poème met en jeu directement notre organisme » 233 , et que « la poésie doit s’étendre à tout l’être. Elle excite son organisation musculaire par les rythmes [...] car elle vise à provoquer [...] l’unité extraordinaire qui se manifeste quand l’homme est possédé par un sentiment intense qui ne laisse aucune de ses puissances à l’écart .» 229 234 Oe., I, p. 611. (Je souligne) Oe., I, p.1390. 231 Oe., I, p.1295. 232 BLANCHOT Maurice, Faux Pas,p.139.(Maurice Blanchot a suivi une partie de ses cours de poétique). 233 Oe., I, p.770. 234 Oe., I, id., pp.1374-1375 230 73 Pour Chklovski, cette perception, cette sensation de l’objet s’oppose à sa reconnaissance, à son intellection :« Le but de l’image n’est pas de rapprocher sa signification de notre entendement, mais de créer sa ‘‘vision’’ et non sa ‘‘reconnaissance’’ »235. Jauss voit dans l’essai de Valéry sur Léonard de Vinci une description de « la fonction cognitive de la perception esthétique » qui rejoint l’idée de Chklovski: « Le principe de la ‘‘vision pure’’ nie donc d’abord, chez Valéry comme chez Fiedler, le monde conceptualisé, avec son dictionnaire de significations connues d’avance, pour, ayant ainsi réduit le donné à sa pure qualité visuelle, élargir ensuite notre connaissance du monde en tant qu’apparence sensible [...] ».236 Il y a bien, pour Valéry comme pour Chklovski, l’idée d’un blocage par l’image poétique de la reconnaissance automatique du monde, permettant d’accéder à une vision nouvelle et enrichie du monde (je cite à nouveau Jauss à propos de Valéry): « Selon Valéry - ‘’notre perception est tellement émoussée par l’habitude due à la répétition quotidienne, que nous ne voyons plus que ce que nous nous attendons à voir [...]’’ la perception esthétique [...] requiert [...] une vision libérée par l’art du ‘‘déjà vu’’ de tout ce qui la détermine a priori à l’insu du sujet et qui acquiert par le fait du langage la fixité du cliché ».237 235 CHKLOVSKI, cité par TODOROV, ibid., p.29 JAUSS, Hans Robert, Pour une théorie de la réception, p.143. Pour Bakhtine, Fiedler est un « formaliste occidental » (TODOROV, T., Mikhaïl Bakhtine, p. 63.) 237 JAUSS, H.R., id., p. 143 236 74 « Le premier essai sur Léonard développe [...] les conséquences de la vision créatrice, [...]. Qui veut avoir la perception esthétique d’un tableau, c’est-à-dire accéder par la vision à une connaissance nouvelle, doit résister à la tendance à identifier ou à reconnaître trop vite les objets et prendre conscience, au contraire , de la façon dont se constitue peu à peu pour le spectateur un objet et donc une signification de la réalité visuelle »238. C’est aussi l’idée de Chklovski: « La fin de l’art est de donner une sensation de la chose comme vision, et non comme reconnaissance; [...] L’art est une manière d’éprouver le devenir de la chose, ce qui est déjà devenu n’importe pas à l’art. »239 Le parallélisme est si frappant qu’on pourrait se demander si l’analyse jaussienne de Valéry n’est pas elle-même formaliste; mais d’autres auteurs retrouvent la même idée. Pour Combe, par exemple, « la poésie [pour Valéry] rapproche le lecteur du réel, et le met en accord avec lui dans une relation de participation ». « La poésie est [...] résolument référentielle » « La clôture du langage poétique est donc la garantie d’un ‘‘redéploiement’’ de la référence du monde »240 Ce blocage de la reconnaissance automatique du monde va être réalisé pour les formalistes par la difficulté, la complexité, le côté oblique du langage poétique: 238 JAUSS, H.R., id., p.144 CHKLOVSKI, V., cité par TODOROV,T., p.29 240 COMBE, Dominique, op.cit., pp. 63,62 et 65. 239 75 « Ainsi le langage poétique est un langage compliqué, ralenti [...]. Ainsi, nous aboutissons à la définition de la poésie comme discours ralenti, oblique ».241 Valéry voit aussi l’étrangeté comme moyen de se rapprocher de la réalité: « Toute vue des choses qui n’est pas étrange est fausse. Si quelque chose est réelle, elle ne peut que perdre de sa réalité en devenant familière » 242 . Cet extrait est une belle illustration du réalisme artistique tel que le définit Jakobson dans Du réalisme dans l’art: on doit rendre l’art étrange pour le rapprocher du réel. « Les adeptes de la nouvelle école considèrent les traits inessentiels comme une caractéristique plus réaliste que celle dont usait la tradition figée »243. Pour les réalistes, explique Jakobson, un mot inhabituel rend l’objet plus sensible et aide à le voir. C’est bien ce que dit Valéry: « il faut éviter le mot qui vient tout de suite à l’esprit. Les poètes choisissent exprès les mots inexacts par rapport à leur imagination » 244 . (Adorno va même jusqu’à dire que, pour Valéry, « l’écart est le garant de la vérité »245). Valéry considère donc la difficulté comme inhérente au langage poétique. Cette complexité empêche le lecteur de ré241 CHKLOVSKI, V., cité par TODOROV, T., op.cit., p.28. Oe., II, p. 501. 243 JAKOBSON, Roman, id., p. 102. 244 Cahiers, II, p.105. 245 ADORNO, Theodor, Les écarts de Paul Valéry, p. 108. Adorno continue ainsi: « Il contredit brutalement la vue de la vérité qui est celle du sens commun. La conscience critique de la banalité comme tromperie est celle de l’artiste conservateur ». 242 76 duire le texte à un message informatif pur et simple, et d’y reconnaître le monde déjà connu: « Victor Hugo savait bien, et nous démontre par toute son oeuvre, que l’expression directe ne peut être, en poésie, qu’une singularité, et que le règne de l’expression directe, dans un texte, équivaut à la suppression totale de la poésie. ». 246 « Le poète dispose des mots tout autrement que ne fait l’usage et le besoin. Ce sont les mêmes mots sans doute, mais point du tout les mêmes valeurs. C’est bien le non-usage, le nondire ‘‘qu’il pleut’’ qui est son affaire. » 247 « [...] la poésie serait impossible si elle était astreinte au régime de la ligne droite. On vous enseigne : dites qu’il pleut, si vous voulez dire qu’il pleut ! Mais jamais l’objet d’un poète n’est et ne peut être de nous apprendre qu’il pleut [...]. Ce n’est que par une confusion grossière des genres et des moments que l’on peut reprocher au poète ses expressions indirectes et ses formes complexes. On ne voit pas que la poésie implique une décision de changer la fonction du langage. » 248 Cette fonction du langage, il me semble, est notamment de rapprocher du réel. Dans l’extrait suivant, on voit clairement le lien entre langage simple et insensibilité (versus langage complexe et monde sensible) : « Toutes les fois que la parole montre un certain écart avec l’expression la plus directe, c’est-à-dire la plus insensible de la 246 247 Oe., II, p.776. Oe., I, p.123. 77 pensée, toutes les fois que ces écarts font pressentir, en quelque sorte, un monde de rapports distinct du monde purement pratique, nous concevons plus ou moins nettement la possibilité d’agrandir ce domaine d’exception, et nous avons la sensation de saisir ce fragment d’une substance noble et vivante qui est peut-être susceptible de développement et de culture, et qui, développée et utilisée, constitue la poésie en tant qu’effet de l’art. » 249 On peut à mon avis conclure après ces parallélismes que la poétique de Valéry peut être classée dans la catégorie des théories para-ornementales, où l’on trouve aussi les formalistes. II. 3. 3. 3. La poésie comme métaphysique biologique. Mais il y a une différence à souligner : si, pour les formalistes et parfois pour Valéry, l’étrangeté des faits dans la poésie concourt à la reconnaissance du monde tel qu’il est, chez Valéry, elle concourt aussi à l’exploration d’un monde incon- nu, nouveau (de sensations inconnues, exceptionnelles). On rejoint ici l’idée de la poésie comme instrument de découverte du chapitre précédent : « Mais émouvoir par des formes et des objets dont l’art s’est fait des formes émouvantes, repousser la simulation, ne se fonder ni sur la crédulité ni sur la niaiserie, ne pas spéculer sur les réactions les plus probables, c’est le dessein le plus ferme et le plus profond que l’artiste puisse concevoir. Il ne sollicite 248 249 Id. p.1372. C’est à La Bruyère que Valéry fait référence. Id., p.1457. (Je souligne) 78 que les larmes et la joie les plus difficiles, celles qui se cherchent une cause et qui ne la trouvera point sans l’expérience de la vie. » 250 « Le poète moderne essaye de produire en nous un état [...] exceptionnel. » 251 « Les vers [...] ne parlent jamais que de choses absentes et secrètement ressenties. » 252 « L’objet même de l’art et le principe de ses artifices, il est précisément de communiquer l’impression d’un état idéal dans lequel l’homme qui l’obtiendrait serait capable de produire spontanément, sans effort, sans faiblesse, une expression magnifique et merveilleusement ordonnée de sa nature» 253 « L’art nous donne [...] le moyen d’explorer à loisir la part de notre propre sensibilité, qui demeure limitée du côté du réel. » 254 Ici, le langage n’a plus pour fonction de « dérouiller », et donc d’enrichir notre perception du monde (de faire voir les choses comme pour la première fois). Il devient l’instrument de découverte d’un monde de « choses absentes », « secrètement ressenties », « d’état exceptionnel », « idéal », en dehors de l’expérience de la vie. Valéry se départit alors du projet théorique de la poétique formaliste, pour s’engager plus franchement dans une conception de la poésie par son 250 Id., Id., 252 Id., 253 Id., 251 p.676. p.1274 p.1324. p. 1378. 79 contenu (à laquelle pouvait déjà se réduire, on l’a vu, les théories para-ornementales): elle devient le mode d’expression exclusif du vrai et de l’inconnu. C’est ce que retient Alain Rey, pour qui la fonction du poète selon Valéry est de « fabriquer le message inouï pour lequel il n’y a pas encore de code » 255 . Et en effet, Valéry envisage parfois la poésie comme expression des choses presque ineffables: « La capture et la réduction des choses difficiles à dire [...] sont à mes yeux les objets suprêmes de notre art » 256 ou encore : « La poésie a pour objet spécial, pour domaine véritablement propre, l’expression de ce qui est inexprimable en fonctions finies de mots . L’objet propre de la poésie est ce qui n’a pas un seul nom, ce qui en soi provoque et demande plus d’une expression, ce qui suscite pour son unité devant être exprimée, une pluralité d’expressions. » 257 Un élément qui va aussi dans le sens d’une définition de la poésie comme expression de la vérité et de l’inconnu est le ton mystique et religieux des discours valéryens sur la poésie: ceci s’explique en partie par la référence mallarméenne et symboliste. Valéry a pourtant accusé Mallarmé d’avoir mêlé « une mystique à sa notion de ‘‘transformations 254 Id., p.1389. REY, Alain, La conscience du poète. Les langages de Paul Valéry, p.125. 256 Oe., I, p.1500. 257 Id., p.1450 255 80 verbales’’ -à l’état pur »258. Mais ses propres textes n’y échappent pas: « Cette vérité révélée [à Mallarmé] devait, je pense, instituer une connaissance inouïe de la poésie » 259 , « c’est là une limite du monde qu’une vérité de cette espèce. Il n’est pas permis de s’y établir, [...] la flamme est inhabitable, et les demeures de la plus haute sérénité sont nécessairement désertes. » Les poètes sont comparés à des dieux261, ou aux de la plus pure beauté » 262 260 « dévots . Ils sont « une espèce singulière de traduc- teur qui traduit le discours ordinaire, modifié par une émotion, en ‘‘langage des dieux’’ [...] » que » 264 263 . Mallarmé est comparé à un « dieu uni- , la poésie est appelée « déesse »265 ou est « assimilée à Dieu même » 266 , des « problèmes de poésie [...] sont analogues aux problèmes [...] dans le domaine de la théologie » 267 , la poésie est comparée à une « mystique singulière et dévorante », « sublimation du langage » , à l’appui de laquelle « se peuvent invoquer tous les usages de la parole [...] qui n’ont de sens que par référence à un univers tout spirituel, de même nature profonde que l’Univers poétique : la prière, 258 l’invocation, l’incantation [...] » 268 . Henri Brémond a Cahiers, éd. Pléiade, II, p. 1134. Oe., I, p.707. 260 Id., p.1275 261 Id., p.647. 262 Id., p.1274. 263 Id., p.213 264 Id., p.620. 265 Id., p.1269 266 Id., p. 1283 et Oe.,II, p.679. 267 Id., p. 1458. 268 Id., p. 708, ou encore: « Chez Hugo, chez Mallarmé et quelques autres, paraît une sorte de tendance à former des discours non humains, et en quelque manière, absolus, -discours qui suggèrent je ne sais quel être indépendant de toute personne, -une divinité du langage, -qu’illumine la ToutePuissance de l’ Ensemble des Mots. (VALERY, Oe., II, p.635. 259 81 d’ailleurs rapproché « l’expérience poétique et l’expérience mystique » chez Valéry269. La précision et la nécessité du langage poétique pour Valéry seraient, selon Brémond, les moyens « d’ouvrir les portes du mystère »270. Valéry s’est d’ailleurs opposé à cette interprétation271, mais il n’empêche, constate Combe, « qu’il est difficile de ne pas voir de connotation ‘’morale’’ », et j’ajoute ‘’religieuse’’, « à cette notion si controversée de poésie pure. »272 Une autre idée corroborant cette conception de la poésie comme vecteur de la vérité est l’idée que la poésie est à l’origine du langage273. « Les très anciens langages étaient nécessairement poésie et ne pouvaient pas ne pas l’être », « toutes les phrases chantaient » 274 . Ce langage utilisait de façon conjointe le chant, le geste et le sens: « Au début, on doit trouver le langage non différencié - et agissant par son chant, son mouvement, autant que par ses propriétés significatives. » 275 . Le langage originel était chant, puis il y a eu « séparation des paroles et de la musique, l’arborescence de chacune [...] » 276 . Dans cette optique, la poésie qui opère une union mystique entre le son et le sens, entre musique et langage, devient une tentative de recouvrement de cette langue originelle. 269 BREMOND, Henri, La poésie pure, p.61. Id., p.67. 271 « Je rappellerai seulement à quels curieux excès d’interprétation ces deux mots de poésie pure que j’ai eu le malheur d’écrire, un certain jour, ont conduit tant d’esprits excellents et instruits » VALERY, Oe., I, p.766. 272 COMBE, Dominique, id., p.60 273 Valéry utilise l’image biblique de chute pour parler de la prose par rapport à la poésie.(Oe., I, p.647). 274 Cahiers, éd.C.N.R.S., VIII, p.167, cité par PIETRA, Régine, Valéry et les figures de rhétorique, p.183. 275 Id., X, p.765, cité par PIETRA, Régine, ibid. 276 Oe., I, p.1184. 270 82 Une lecture bakhtinienne de la poétique de Valéry permet de comprendre cette analogie : Valéry aboutit à cette consécration de la poésie comme vecteur de la vérité parce qu’elle est le genre le moins dialogique , c’est-à-dire, en d’autres mots, que la poésie est le genre qui tend à autonomiser sa parole des discours d’autrui (qui traversent tout le langage pour Bakhtine). Or Valéry, qui regroupe tous ces discours extérieurs quels qu’ils soient, dans le concept de « langage commun », considère celui-ci comme vecteur d’erreur, justement à cause de son caractère socio-historique et de son histoire arbitraire: « ce langage ordinaire, cet ensemble de moyens si grossiers que toute connaissance qui se précise le rejette pour se créer ses instruments de pensée, cette collection de termes et règles traditionnelles et irrationnelles, modifiés par quiconque, bizarrement introduits, bizarrement interprétés, bizarrement codifiés »277 L’analogie entre la poésie et le langage originel n’est donc pas étonnante puisqu’ils sont tous deux exempts du poids des discours d’autrui, et donc plus vrais (parce que, pour Valéry, les discours d’autrui falsifient sa pensée). Pour Lechantre, « Valéry souhaite un retour à l’origine, il y a dégénération de la poésie quand elle s’éloigne du chant »278. Deguy note aussi cette vision du poème comme 277 Oe., I, p. 1368. LECHANTRE, Michel, P(h)o(n)étique, p.103, qui cite Valéry : « La littérature depuis le romantisme s’est éloignée de plus en plus de la parole et du chant, pour donner d’une part, des fascinations étranges et artificielles tout à fait improbables dans une bouche humaine [...] et d’autre part, les balbutie278 83 une survivance des temps anciens et rapproche cette idée de Vico.279 Ces trois conceptions de la poésie, 1) expression de l’inouï, suscitant chez le lecteur des sensations exceptionnelles, 2) parole mystique, 3) langage originel, éloignent Valéry d’un projet proprement linguistique qui était celui des formalistes pour l’engager dans une conception qui apparaît comme un avatar de la conception romantique . Toutes ces idées sont, en effet, déjà développées par les romantiques (par exemple, la prose comme langage déchu, incapable d’un rapport authentique à l’être versus la poésie comme langage motivé et autotélique, expression directe de l’intériorité de l’âme et de l’être du monde280, la poésie comme langage originel chez Vico). Peut-être que l’idée de poésie comme machine à produire des sensations exceptionnelles est une traduction moderne de l’idée romantique de poésie comme expression de l’intériorité de l’âme. L’aspect transcendantal de la poétique romantique voir la poésie comme expression symbolique de l’Etre dans son essence281- se retrouverait chez Valéry, mais traduit en termes de sensations. La sensation chez Valéry équivaudrait à ments, rugissements, cris [...] Dans les deux cas, la modulation s’est perdue et la divine continuité de la phrase » (Cahiers, éd. C.N.R.S., VI, p.769 ) 279 DEGUY, Michel, La dernière Phrase, p.193. Il cite à ce propos cet extrait: « Ce que nous appelons poésie n’est précisément que ce qui nous reste d’une époque qui ne savait que créer. Toute poésie dérive d’une époque de connaissance créative naïve et s’est détachée peu à peu d’un état premier et spontané où la pensée était fiction dans toute sa force. J’imagine que cette puissance s’est progressivement affaiblie dans les ‘’villes’’ ». (VALERY, Oe., I, p.219) 280 Dictionnaire philosophique, P.U.F., Tome 2, p.1973, (article « Poétique »). 281 Ibid. 84 l’essence et à l’intériorité de l ’âme des romantiques.282 ». On comprendrait alors pourquoi Valéry parle de poésie en termes de métaphysique biologique283. II. 4 Critique bakhtinienne de la poéti- que valéryenne Après avoir souligné les différences entre Valéry et les formalistes, et avoir dégagé une nouvelle option théorique de la poétique Valéryenne à partir de ces différences, je voudrais revenir aux formalistes en montrer en quoi la critique que Bakhtine leur a adressée peut être transposée avec intérêt sur la poétique valéryenne. Pour cette critique bakhtinienne de Valéry, je me servirai d’un texte de Bakhtine et du travail de Todorov sur ce dernier284. II.4. 1. L’empirisme formaliste et valéryen. Selon Bakhtine, les sciences humaines souffrent d’un complexe d’infériorité à l’égard des sciences naturelles, et en voulant s’aligner sur ces dernières elles sacrifient leur spécificité (l’étude du sujet), et cherchent à lui substituer une réalité 282 « Le plus profond, c’est la peau » (référence) exprime bien, à mon avis, cette traduction de l’intériorité romantique en termes sensualistes. 283 Cahiers, éd. C.N.R.S., XXIX, p.50, cité par DE LUSSY, Florence, Une morphologie généralisée, p.30. 284 BAKHTINE, Michaïl, Discours poétique et discours romanesque, dans TODOROV, Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique. 85 plus tangible.285 Dans les études littéraires, on dispose pour ce faire de deux sortes d’objets empiriques: soit on réduit le texte à sa matérialité (c’est l’empirisme objectif), soit on le dissout dans les états psychiques (qui le précèdent et qui le suivent) des producteurs ou consommateurs du texte (c’est l’empirisme subjectif). L’empirisme objectif est illustré par les formalistes, qui veulent réduire l’oeuvre à ses structures linguistiques, et qui ne saisissent le langage que dans les formes produites, et pas dans les forces productrices. Dans ce sens, Valéry suit les formalistes, puisqu’il cherche à autonomiser l’oeuvre du sujet, à faire disparaître le sujet qui doit devenir, selon Köhler, « une machine de verre » dans la production d’un art conscient286: « Toute oeuvre est l’oeuvre de bien d’autres choses qu’un auteur »287, « Ce qui fait un ouvrage n’a pas de nom. »288, « Le véritable ouvrier d’un bel ouvrage n’est positivement personne »289, et qu’il s’arrête lui aussi avant tout sur les marques linguistiques du texte, en non sur les intentions de celui-ci. L’empirisme subjectif, « qui dissout le texte dans les états psychiques (qui le précèdent et qui le suivent) que ressentent ceux qui produisent ou perçoivent un tel texte »290 est aussi 285 Je me base ici sur les pages 34-38 de Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique, de Todorov. 286 KÖHLER, Harmut, Paul Valéry. Poésie et connaissance. L’oeuvre lyrique à la lumière des Cahiers, p. 129. 287 Oe., II, p.629. 288 Id., p.803. 289 Id., p.483. 290 TODOROV, Tzvetan, id., p. 35. 86 illustré par les formalistes. Voici l’analyse bakhtinienne de cet empirisme subjectif formaliste: « Affirmer que l’oeuvre cherche à être ‘‘ressentie’’, revient à appliquer la pire espèce de psychologisme, car ici le processus psycho-physiologique devient quelque chose qui se suffit absolument à lui-même, dépourvu de tout contenu, c’est-àdire de tout attachement à la réalité objective. L’automatisme comme la perceptibilité ne représentent pas des traits objectifs de l’oeuvre; ils ne sont pas dans l’oeuvre même, dans sa structure. Les formalistes ont raillé ceux qui cherchent ‘’l’âme’’ et le ‘‘tempérament’’ dans l’oeuvre littéraire, mais eux-mêmes recherchent en elle une capacité psycho- physiologique à produire des excitations »291. Rechercher dans l’oeuvre une capacité psycho- physiologique à produire des excitations est aussi le fait de Valéry, pour qui la poésie est une « machine à produire des états poétiques au moyen des mots » 292 , et pour qui le texte doit « modi- fie[r] les esprits [...] provoquant les combinaisons qui étaient en puissance dans telle tête » 293 . Il utilise souvent des métaphores scientifiques pour décrire l’objet littéraire: « Il existe des corps assez mystérieux que la physique étudie et que la chimie utilise; je songe toujours à eux quand je pense aux oeuvres de l ’art »294. 291 BAKHTINE, Mikhaïl, La méthode formelle en études littéraires, p.202, cité par TODOROV, Tzvetan, id., p.37. 292 Oe., I, p. 1337. 293 Id., p. 1512. 294 Oe., I, p.1512. 87 « Restituer l’émotion poétique à volonté est analogue à l’opération du chimiste qui s’applique à reconstruire le parfum d’une fleur »295 Bakhtine envisage, lui, l’objet littéraire comme un produit imprégné du sujet, se plaçant contre cette « empirisation de l’objet esthétique ». II. 4. 2. Le refus valéryen de l’orientation dialogique. « Mes points de vue n’ont rien de social. Je suis au fond très sociable, mais pas du tout social » (Cahiers, II, p.248) La théorie bakhtinienne peut aider à comprendre la prédilection exclusive de Valéry pour la poésie, sa disqualification du roman et sa fascination pour les langages mathématiques. Je pense que l’on peut relire avec profit ces trois données valéryennes avec les concepts bakhtiniens de polyphonie et de dialogisation. En gros, Bakhtine met l’accent sur la dimension sociale du discours et sur son orientation dans le déjà-dit: tout discours touche à « des milliers de fils dialogiques vivants, tissés par la conscience socio-idéologique autour de l’objet de l’énoncé »296, et pour se frayer un chemin vers son sens et son expression, il traverse un milieu d’expressions et d’accents étrangers, autrement dit, il est orienté dialogique- 295 296 Id., p.1362. BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, p.100. 88 ment. Le langage est « idéologiquement saturé »297. Je crois qu’on peut interpréter le projet valéryen comme une tentative de débarrasser le langage de tout son poids idéologique, de faire disparaître toutes les voix qu’il charrie, pour forger un idiolecte qui soit vidé de toute subjectivité et en faire un instrument de connaissance objectif: « Les mots ont passé par tant de bouches, par tant de phrases, par tant d’usages et d’abus que les précautions les plus exquises s’imposent pour éviter une trop grande confusion dans nos esprits, entre ce que nous pensons et cherchons à penser, et ce que le dictionnaire, les autres, et, du reste, tout le genre humain, depuis l’origine du langage, veulent que nous pensions... » 298. Cet extrait témoigne à mon avis de la volonté valéryenne de se démarquer de l’idéologie et du polylinguisme (cf. « tant de bouches ») dont la langue est imprégnée et qui induit le lecteur en erreur: « la pensée qui émane de [ma] vie ne se sert jamais avec ellemême de certains mots, qui ne lui paraissent bons que pour l’usage extérieur: ni de certains autres, dont elle ne voit pas le fond, et qui ne peuvent que la tromper sur sa puissance et sa valeur réelles. » 299 La dimension sociale du langage le falsifie: 297 Id., p.95. Oe., I, p. 1318. 299 Id., p. 1319. 298 89 « Il faut tenter de s’arrêter en d’autres point que ceux indiqués par les mots, -c’est-à-dire par les autres ». 300 Refuser les voix sociales et historiques du langage est évidemment un corollaire de la volonté de faire du langage un instrument de connaissance objectif (du fonctionnement psychique, par exemple). « Dès que le langage intervient, la ‘’Société’’ s’interpose entre nous-mêmes et nous (mais ce nous en est modifié) » 301 . Pour Jarrety, qui commente cet extrait, la modification qui s’exerce, par le langage, sur la pensée, conduit à une « déchirure de soi à soi et d’un pouvoir anonyme que l’on subit »302. En somme, Valéry refuse ce langage saturé de voix sociales et historiques, parce qu’il y voit une prise de pouvoir sur sa propre pensée. La seule solution est évidemment la création de son propre langage: « Le plus beau serait de penser dans une forme qu’on aurait inventée » 303, « le puissant esprit pareil à la puissance politique, bat sa propre monnaie, et ne tolère dans son secret empire que des pièces qui portent son signe » 304 . Il y a là clairement, pour parler en termes bakhtiniens, un refus de l’orientation dialogique du discours. 300 Id., p. 1282. Cahiers, éd. C.N.R.S., XXVIII, p.240, cité par JARRETY, Michel, Valéry devant la littérature, p. 85. 302 JARRETY, Ibid. 303 Oe., II, p. 649. 301 90 II. 4.2.1. Les langages mathématiques Il n’est pas étonnant, dans cette optique, que Valéry soit fasciné par les langages mathématiques, qu’il définit comme « la science des choses qui se réduisent à leur définition »305, « une manière de penser -une pensée -la seule -qui soit ce qu’elle représente et qui représente ce qu’elle est »306. Comme l’écrit Bakhtine, « les langages mathématiques sont des langages sans voix, qui ne reconnaissent aucunement le discours comme objet d’une orientation »307. Bakh- tine/Volochinov a d’ailleurs analysé ces analogies entre mathématique et stylistique dans un article sur Vinogradov (un formaliste): l’oubli du fondement socio-historique du discours de ce dernier ( oubli qui se retrouve chez Valéry) se manifeste selon Bakhtine dans une vision linguistique proche de celle de Leibniz se rapportant à la lettre de Descartes à Mersenne traitant de la langue universelle308; établissant une analogie entre système linguistique et système mathématique, où « le langage apparaît donc comme une invention consciente de l’homme, et le progrès du langage [...] est mis en parallèle avec la complexité de plus en plus grande de l’édification méthodique des mathématiques. Ainsi, chez Condillac et Mauper304 Id., p. 640. REY, Alain, La conscience du poète, p. 125. 306 VALERY, Paul, cité par BOUVERESSE, Jacques, Valéry, le langage, la logique, p. 241. 307 BAKHTINE, Mikhaïl, Le discours dans le roman, p.163, cité par TODOROV, Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, p. 29. 308 BAKHTINE, Mikhaïl, Les frontières entre poétique et linguistique, p. 264. Volochinov est le signataire de l’article, mais Bakhtine en est sans doute le (co)auteur. 305 91 tuis, [...] tous les phénomènes de la nature et tous les phénomènes du langage doivent être ainsi ramenés à une formule mathématique »309. Pour Bakhtine, dans les conceptions cartésiennes et leibniziennes du langage, qui se retrouvent selon lui chez les formalistes, « le langage des ‘‘symboles’’ verbaux et le langage des symboles mathématiques représentent tous deux des systèmes fermés, rigoureusement analogues et à l’intérieur desquels agissent des déterminations immanentes et spécifiques n’ayant rien de commun avec des déterminations d’ordre idéologique »310. Pour Vinogrodov, -et j’ajoute pour Valéry, - « l’oeuvre poétique est systématisée de la même façon »311. Cette éviction de la détermination idéologique du langage est aussi le fait de Valéry dans sa poétique et explique son analogie entre poésie et mathématique. II. 4. 2. 2. La Poésie. On comprend aussi sa consécration du genre poétique, qui est pour Bakhtine le genre le moins dialogique, où « le mot oublie l’histoire de sa conception verbale contradictoire de son objet, et le présent tout aussi plurilingue de cette conception »312. Les voix sociales et historiques de la langue s’effacent en poésie. « [En poésie], le langage de l’oeuvre 309 Id., p. 265. C’est ici que se justifient les analogies que l’on a établi entre Condillac et Valéry. 310 Ibid. 311 Ibid. 312 BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman,, p. 101. 92 créée est un instrument obéissant, totalement approprié à son objet d’auteur »313. II. 4. 2. 3. Le roman On explique généralement que la disqualification du roman par Valéry est due à la puissance d’illusion et à la part d’arbitraire inhérentes, selon lui, à ce genre littéraire314. Les textes en témoignent: « J’ai l’impression d’avoir été joué, manoeuvré, traité comme un homme endormi auquel les moindres incidents du régime de son sommeil font vivre l’absurde, subir des supplices et des délices insupportables » 315 [à propos de la lecture du roman] et : « Je n’aime entre les livres (et en général les oeuvres) que ceux qui m’excitent à être plus moi. C’est précisément le contraire qu’excitent les romans, et c’est pourquoi cette lecture excite en moi la sensation de l’arbitraire -c’est-à-dire de mon activité, au lieu de l’intérêt qui les faire adopter et suivre et vivre passivement (qu’on traduit par passionnément) » 316 On peut réinterpréter ce rejet de l’arbitraire dans le roman comme une nouvelle conséquence du refus de l’orientation dialogique de l’oeuvre. Comme l’explique Bakhtine: « le romancier ne connaît pas de langage seul et unique [...] il sait que ce langage n’est pas signifiant pour tous ou incontesta313 Id., p. 108. Par exemple COMBE, Dominique, Lire la poésie, lire le roman selon Valéry, pp. 59-70. 315 Oe., I, p. 1479. 314 93 ble »317. La singularité est extrêmement importante dans un roman. « Un langage particulier au roman représente tou- jours un point de vue spécial sur le monde »318. On peut peutêtre supposer que le sentiment d’arbitraire qui gêne Valéry recouvre cette singularité du langage romanesque. Valéry rejette le roman parce que son langage n’est pas absolu et nécessaire comme celui que conçoit l’écrivain en poésie. Ainsi, c’est sans doute cette subjectivité du roman qui explique le jugement suivant: « Le roman est le comble de la grossièreté, on verra cela un jour. Celui qui regarde du côté profond, du côté rigoureux le voit déjà » La grossièreté 319 . stigmatise ici soit l’imperfection soit l’insolence du roman, mais c’est toujours une trop grande présence de la subjectivité qui est mise en cause. Valéry a même pensé écrire un roman dans son « langage absolu », qu’il aurait retraduit dans le langage commun: « Si je faisais un ‘’roman’’, je traduirais d’abord [personnages et scènes] en expression de mon système ‘’absolu’’ pour revenir ensuite au parler commun »320 On peut remarquer en passant que cette hypothèse de tous les dialectes sociaux et littéraires dans la notion de langage 316 Cahiers, éd. Pléiade, I, p.204. BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, p. 152. 318 Id. p. 153. 319 Cahiers, III, p. 306. 320 Cahiers, éd. C.N.R.S., XXII, p. 742, cité par JARRETY, Michel, Valéry devant la littérature, p. 339. 317 94 ou parler commun empêche Valéry d’envisager le roman comme problème de la représentation littéraire du langage, problème de l’usage du langage, qui fondent la stylistique du roman selon Bakhtine. Valéry ne peut pas concevoir la multiplicité des représentations linguistiques, qui sont pour lui rassemblées dans le concept de langage commun. Valéry juge le roman avec le seul critère du réalisme. La représentation de la réalité ne peut pas passer par le langage commun, elle exige un métalangage unique, qu’il a trouvé dans la poésie. Cette critique valéryenne du roman est proche de celle que Bakhtine appelle la stylistique traditionnelle, qui jugeait aussi le roman à l’aune du discours poétique: « une opinion courante et caractéristique voit dans le discours romanesque une sorte de lieu extra-littéraire, privé de toute élaboration particulière et originale. Ne trouvant pas dans ce discours la forme purement poétique (au sens étroit) qu’on attendait, on lui refuse toute portée littéraire, et il apparaît, tout comme le discours courant ou savant, un simple moyen de communication, neutre par rapport à l’art »321 321 BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, p.87. 95 III. LE TERRORISME DANS LES CAHIERS III. 1. LE LANGAGE DANS LES CAHIERS III. 1. 1. Disqualification du langage III. 1. 1. 1. Le rapport du langage au monde. Les Cahiers s’interrogent surtout sur le rapport du langage à la réalité. Le langage naturel est d’emblée discrédité parce qu’il falsifie la connaissance du monde: « Les erreurs et les contradictions n’ont lieu que par le langage et dans lui » 322 . « Se garantir de l'erreur consiste à vérifier la conformité de représentations. Mais cette vérification demande une analyse encore plus explorée dans le cas général. »323 Cette falsification procède notamment de l’illusion de discontinuité et de hiérarchisation établie par le langage dans le monde. Valéry condamne l’organisation du réel par la langue: « Il faudrait trouver le moyen de distinguer ce à quoi le langage employé nous force lorsque nous faisons une théorie. J'ai cherché cela. [...] 322 323 Cahiers, I, p. 73. Cahiers,IV, p. 105. 96 le langage fixe des commencements et des fins alors que cela n'existe pas dans la chose - il fixe de même des subordinations, des dépendances qui n'existent pas dans la vue des choses. » Cette discontinuité établie par la langue est à l’origine de « l’illusion conceptuelle » 324, qui permet l’intellection du monde, découpé fictivement en éléments discrets, mais qui empêche de l’exprimer totalement: notre représentation du monde par cet « instrument grossier »325est non seulement fausse, mais aussi incomplète. « J'appelle connaissance tout ce qui est -Le but de la connaissance est de se présenter elle-même à elle-même -c'est-àdire: Ce but ne peut jamais être atteint en effet - Ainsi nous sommes conduits à examiner une question de limites. Présenter une totalité sur une portion. -Toute représentation est incomplète -Toute restitution est limitée. Aspect de la totalité de la connaissance - -Cette totalité ne peut être exprimée. »326 « Dans bien des cas on ne peut exprimer une chose qu'en la donnant d'abord sous forme incomplète ou fautive et en donnant ensuite un correctif. Le langage est pavé de ça. »327 « Il faut remplacer les mots connus exprimant des choses connues - souvent par d'autres, et pour se garder des erreurs 324 Id., p. 147. Id., p. 252. 326 Id., p. 229. 327 Cahiers, III, p. 320. 325 97 d'habitude et de l'insuffisance individuelle de tous les symboles. » 328 Le langage produit et réifie une représentation discontinue et fausse du monde : « Un objet l’habitude » n’est 329 qu’une habitude - et le mot consacre . III. 1. 1. 2. Le rapport du langage à la pensée. Pour Valéry, le langage ne peut pas plus exprimer la pensée qu’il ne peut exprimer le monde: « Se fier à la langue, à ses formes et à ses mots mène à mal penser. »330 « Tout s’oppose à ce que la parole la pensée .» reproduise commodément 331 Les phénomènes mentaux332 sont réfractés par le langage, qui n’est que le spectre de la pensée: « Le langage en tant que classification des mots est un milieu réfringent pour les phénomènes mentaux. -Il les dispense en mots et en ordre ou en spectres. - La phrase est un spectre d’une idée .»333 328 Cahiers, I, p. 89. Cahiers, IV, p. 251. 330 Cahiers, III, p. 312. 331 Cahiers, IV, p. 252. 332 Valéry parle indifféremment de pensée, de phénomènes mentaux et de phénomènes psychologiques. 333 Cahiers, II, p. 108. 329 98 Il faut donc se méfier du langage, pour éviter de confondre mot et phénomène mental : « Excellent de ne pas trouver le mot juste - cela y peut prouver qu'on envisage bien un fait mental, et non une ombre du dictionnaire - [...] Il ne faut jamais confondre le sens d'un mot et un fait mental même celui auquel le sens du mot s'appliquerait le mieux. Y a-t-il d'autres faits mentaux que des ‘’sens de mots’’? - Voilà qui est clair. »334 Il faut aussi, d’après lui, veiller à ne pas confondre pensée et expression de la pensée des autres: On n'évalue sa pensée que par rapport à l'expression de celle des autres. »335 En définitive, selon lui, l ’expression linguistique mutile la pensée: « Le langage donne le résidu des opérations mentales »336 « L'ennemi, ô philosophe, c'est le langage Ô littérateur, c'est la pensée. Penser trop fort, trop loin, trop ... exactement mène à mal écrire. L'écriture est faite de déformations et mutilations de la pensée. »337 334 Id, IV, p.166. Cahiers, I, p. 140. 336 Cahiers, III, p. 129. 337 Cahiers, III, p. 312. 335 99 Le langage établit une nouvelle illusion de discontinuité, dans la pensée cette fois: « Dans le monde intérieur [...] rien n’est plus difficile que de subdiviser et isoler -et nous voyons clairement une unité incessante et une transformation indéfinie. »338 La pensée continue est beaucoup plus riche que le langage discontinu: « Un mot, cela fait tenir sous un très petit volume des choses immenses et qui en sont toutes différentes. Cela est comme la poudre. [...] On aurait d’abord une très faible chose et puis une chose énorme -et surtout différente. »339 Valéry affirme d’ailleurs l’irréductibilité de la pensée: « Penser ne peut être considéré ni dépeint. »340 On peut juste tendre à la représentation réaliste de cette pensée en s’écartant du langage ordinaire: « Ma manière s’écarte beaucoup de l’usage, -mais surtout du langage ordinaire- »341 « ..sur le chemin du comme on pense il faut écarter le comme on parle »342 Il faut écarter le langage ordinaire parce qu’il « accommode notre vision à celle d’un autre »343, et que cette altérité corrompt: 338 Cahiers, IV, p. 280. Cahiers, II, p. 132. 340 Cahiers, III, p.137. 341 Cahiers, IV, p. 74. 342 Id, IV, p. 76. 339 100 « Etre altéré, c’est devenir autre: se corrompre »344. L’idéal, c’est la pensée pure, débarrassée de toute expérience linguistique: « Si on savait lire! Si on osait simplement regarder les faits purement mentaux et qu’on oublie toutes les relations de l’expérience interne -si puissantes- mais alors on manquerait de termes -Pourquoi? »345 Cette pensée pure, « naïveté terminale, dépourvue de tout alphabet et se mouvant sans le secours de l’intelligence »346 va au-delà de la pensée verbale, qui n’a pas de lien avec l’esprit: « Lorsque la pensée pense verbalement son action elle n'a pas un caractère définitif. - Penser verbalement ne se suffit pas. En effet il ne peut y avoir alors que des relations symboliques ou mémoriales sans activité directe de l'esprit. Aller plus loin. » 347 III. 1. 1.3. Le langage absolu « Tout est à faire en langage clair. Sinon, je me roulerais toujours » (Cahiers, II, p. 136) C’est pour combler ces écarts entre monde, pensée et langage que Valéry cherche un système qui « consiste à tout traduire dans un langage homogène, réaliste quant à l'esprit, et à opérer sur ces données à l'aide des opérations légitimes, puissantes, seulement 343 Cahiers, IV, p. 198. Oe., I, p.204. 345 Cahiers, IV, p.116. 346 Cahiers, IV, p.150. 347 Cahiers, III, p. 244. 344 101 mentales qui sont classées et déterminées. Il faut donc déterminer le dictionnaire et les opérations - Les opérations doivent être à expansion totale, à toute puissance de façon à donner d'abord l'ensemble des résultats possibles étant donnés les éléments en présence. »348 Ce langage fournirait « un signe adéquat et unique et uniforme [...] à chaque état de connaissance »349, et serait une généralisa- tion, une extension du langage commun pour rejoindre le continu de la pensée: « à toute forme réelle proposée du langage commun correspondrait de suite au moins une classe infinie de nouvelles formes [...] » 350 III. 1. 1. 4. Commentaire On voit que Valéry développe une conception fonctionnaliste du langage: il ne considère en lui que sa (non-) capacité à représenter de façon réaliste la connaissance. Comme dit Bouveresse, « ce qui est contestable dans sa façon de voir est avant tout le jugement et la condamnation du langage ordinaire comme ustensile plus ou moins archaïque dont les instruments de précision et de prévision que constituent les langages scientifiques font ressortir, par contraste, le caractère grossier et approximatif. »351 Valéry pense que l’on peut écarter le langage et « parle sans gêne de la conscience, de la pensée »352 qui ne seraient 348 Cahiers, III, p. 129. Cahiers, III, p. 279. 350 Cahiers, II, p. 55. 351 BOUVERESSE, Jacques, Valéry, le langage et la logique, p. 244. 352 REY, Alain, La conscience du poète, les langages de Valéry, p.118. 349 102 faites que d’images et de sensations: « Le langage écarté, il ne reste que des images [...] et des sensations »353. La « pensée pure » s’oppose à la « pensée au moyen du langage et des signes », souillée par « les usages sales, mêlés et indistincts » du langage ordinaire.354 Mais cette condamnation est motivée par une illusion positiviste et, comme le dit Merleau-Ponty, par « une extrême confiance dans le savoir, puisque Valéry croyait du moins possible une histoire des mots capables de décomposer entièrement leur sens et d’éliminer comme faux problèmes les problèmes posés par leur ambiguïté »355. Nougé, dans un article qui fait sans doute allusion à Valéry, dit la même chose: « Leur défiance du langage semble bien liée à ceci: une confiance faite au langage quant à ses possibilités d’exprimer la pensée, une reconnaissance implicite d’une fonction essentielle du langage qui est d’exprimer notre pensée »356. Bouveresse souligne la parenté de cette conception avec le raisonnement des philosophes du langage idéal, « qui oublient trop facilement qu’il n’y a pas un idéal d’exactitude, de systématicité ou d’ordre qui est donné une fois pour toutes »357. Le problème est que Valéry semble envisager la construction de ce métalangage à partir du langage naturel sans se poser la question du rapport intrinsèque entre un langage reçu et le langage à créer: « il faut faire avec conscience ce qui a 353 Cahiers, éd.C.N.R.S., II, p. 340, cité par REY, Alain, ibid. Id. p. 364. 355 MERLEAU-PONTY, Maurice, La prose du monde, p. 31. 356 NOUGE, Paul, « La solution de continuité », dans Histoire de ne pas rire, p. 108. 357 BOUVERESSE, Jacques, Valéry, le langage et la logique, p. 244. 354 103 été fait d’abord sans trop de conscience » 358 . Mais le langage pre- mier, reçu et non inventé, ne peut être ainsi réinventé dans la perspective cartésienne d’une création consciente et concertée.359 Et c’est pourtant bien la tentation de Valéry, qui cherche dans son système, et de façon détournée dans la poésie, un moyen de fonder ce langage pur « qui soit à la langue naturelle ce que la géométrie cartésienne est à la géométrie des grecs, excluant la signification des termes en soi » 360 . C’est sur cette question de la signification que je vais m’arrêter maintenant. III. 1. 2. La question du sens Il est impossible de dégager un système cohérent des idées touchant au sens dans les Cahiers. C’est à ce niveau que l’on rencontre le plus de contradictions chez Valéry (je l’ai déjà noté dans le chapitre consacré à la poétique). Les propositions dégagées ici des Cahiers sont incompatibles. Valéry n’a par ailleurs pas donné précisément défini le lexique de son « idiolecte technique ». (L’invariant, par exemple, recouvre plusieurs acceptions). Mais il est tout de même intéressant d’en exposer les idées, et surtout sa conception du mot abstrait, qui, à mon avis, révèle une fois de plus son souci d’objectiver la langue. III. 1. 2. 1. Le mot III. 1. 2. 1. 1. Le réflexe lexicographique 358 Cahiers, éd. Pléiade, I, p. 392. BOUVERESSE, Jacques, id., p. 252. 360 Cahiers, éd. Pléiade, I, p.387. 359 104 Valéry confond les unités de significations avec les entités typographiques: toutes ses réflexions sur le sens du langage sont guidées par un réflexe lexicographique, somme toute assez courant à cette époque pré-saussurienne, « où le mot, unité phrastique et phonétique, est encore considéré sans réserve comme la principale unité linguistique »361. Dans le compte-rendu de la Sémantique de Bréal, Valéry avait pourtant écrit qu’ « il n’y avait pas de grandes différences intérieures entre le mot, la locution ou la phrase » 362 , mais cette idée ne l’a pas empêché de se focaliser sur le mot, au contraire de Paulhan. Breton écrivait ainsi à Aragon: « Je commence à connaître Jean Paulhan. La grande question qui l’occupe est de savoir s’il ne faut pas plutôt croire au ‘‘sens’’ des ensembles, des phrases, qu’à celui des mots »363. III. 1. 2. 1. 2. Le sens du mot 1ère proposition Le mot n’a aucun sens par lui-même: « Le sens d’un mot n’existe que dans chaque emploi particulier » 364 . « Nul mot isolé n’a de signification, [car] on ne pense pas des mots - on ne pense que des phrases » 365 . Même lorsque « j’examine le sens d’un mot isolé - ce sens n’existe que par apparences partielles comme si 361 COQUET, Jean-Claude,L’évènement de langage, p. 13. Oe., I, p. 1454. 363 BRETON, André, Oe., I, p. 1313. [lettre du 20 juillet 1918] 364 Cahiers, IV, p.234. 365 Id., p. 257. 362 105 j’avais fait une phrase » 366 . Ce sens vide, inexistant, qui corres- pond à l’usage métalinguistique du mot, Valéry le baptise « invariant »: « le sens officiel n’a aucune existence mentale. C’est un invariant de tous les sens particuliers du mot » 367 . Cet invariant est vide: « L’invariant du domaine du mot ne peut être exprimé, ni représenté » 368 2ème proposition. « Le mot, on le pense sans l’altérer »369 Les Cahiers affirment fréquemment l’invariabilité de la relation -arbitraire- établie par le mot entre une « portion physique » et une « portion mentale »370. « Toutes les fois que le mot est produit, certains phénomènes psychologiques se produisent, c’est une chose indéformable » 371 . Ainsi, le mot fonctionne comme un stimulus: « Le mot n’est qu’un choc » 372 . « L’émetteur » appuie sur les mots comme sur les touches.373 Valéry utilise plusieurs fois l’image d’un système nerveux lexicologique: « Les mots font partie de nous plus que les nerfs » 374 , « ce sont comme des milliers de palpes qui se trouvent toujours parmi des milliards d’expériences, comme le système nerveux d’un système nerveux. » 366 375 Id. p. 236. Id. p. 272. 368 Id. p. 240. 369 Cahiers, I, p. 202. 370 Cahiers, I, p. 167; & I, p. 138. 371 Cahiers, III, p. 33. 372 Cahiers, II, p. 257. 373 LACORR E, Bernard, Physique du langage, p. 32. 374 Cahiers, II, p. 30. 375 cité par PASQUINO, La filosofia del linguaggio nei ‘’Cahiers’’ di Paul Valéry, p. 386. 367 106 3ème proposition L’ensemble des phénomènes psychologiques suscités par le mot est indéterminé et faux. Ces phénomènes psychologiques, éveillés par l’aspect physique du mot constituent un « domaine de valeurs, extensible »376, qui ne correspondent pas à la réalité (ceci un corollaire de sa conception du langage). La « portion mentale » du mot est indéfinie: « rien n’indique que leur contour [=des mots] est net » 377 qu’il ne faut, -donnent beaucoup trop » , « ils éveillent plus ou moins 378 . En plus, cette portion mentale falsifie le réel: certains phénomènes psychologiques éveillés par le mot ne correspondent pas à la réalité, ainsi par exemple, « la volonté n’est pas [...] tout ce que le mot qui la nomme entraîne » 379 Commentaire: Je voudrais montrer d’abord que les trois propositions sémantiques que j’ai dégagées des Cahiers sont incompatibles, montrer les limites de la première proposition (le mot ne tire son sens que de son emploi) et critiquer les rapprochements établis entre Valéry et Wittgenstein à ce propos. J’ai déjà montré que la première proposition, qui a valeur de loi générale dans certains extraits semble ne plus devoir s’appliquer aux mots concrets dans d’autres passages, ce qui indique déjà le statut particulier qu’accorde Valéry à ces mots concrets. 376 Cahiers, IV, p. 309. Cahiers, IV, p. 40. 378 Id., p. 320. 379 Ibid. 377 107 D’autre part, l’idée que le mot ne tire son sens que par son emploi me semble inconciliable avec la deuxième proposition selon laquelle la présence du mot suscite invariablement certains phénomènes mentaux, équivalant au sens du mot pour Valéry. La première proposition est également inconciliable avec la troisième, qui traite aussi de la relation entre le mot et les phénomènes psychologiques éveillés par ce mot. Cette troisième proposition, selon laquelle la « portion mentale » du mot est indéterminée et fausse (je rappelle que Valéry parle ici du langage commun) participe, à mon avis, d’une « critique du langage comme pratique sociale »380: vouloir établir une vérité dans les « idées » suscitées par un mot (je ne parle pas ici de la constitution d’une définition lexicologique), c’est refuser au mot sa valeur sociale et dynamique: la conscience du locuteur se reflète dans la constitution du sens. Dire que « la volonté n’est pas [...] tout ce que le mot qui la nomme entraîne » 381 , témoigne d’une volonté d’extériorisation du sens hors du sujet. On peut se demander si le sens de volonté n’est pas justement tout ce que le mot entraîne. C’est la position de Bréal pour les mots abstraits: « Ce qu’il y a dans nos langues, de plus adéquat à l’objet, ce sont les noms abstraits, puisqu’ils représentent une simple opération de l’esprit: quand je prends les deux mots compressibilité, immortalité, tout ce qui se trouve dans l’idée se trouve dans le 380 450. 381 DI MAIO, Mariella, L’approche linguistique dans les Cahiers de Valéry, p. Cahiers, IV, p. 320. 108 mot »382. Les mots les plus adéquats à l’objet pour Bréal sont justement, on le voit, les plus problématiques pour Valéry. Pour ce dernier, il faut rendre le sens des mots abstraits objectif. Il faut définir précisément la « base » sémantique, répertorier les phénomènes mentaux attachés aux mots de façon objective. Je montrerai plus loin en quoi Valéry veut débarrasser la langue de son aspect social pour ensuite la reconnecter au réel. Mais avant cela, il faut revenir à l’idée que le mot ne prend sens que dans son emploi, idée qui a suscité plusieurs comparaisons entre Wittgenstein et Valéry, (et qui existe déjà, par ailleurs, chez Bréal et Meillet, comme le souligne Di Maio) 383. Cette idée qu’il ne faut jamais s’interroger sur la signification des mots pris isolément fait songer, rappelle Bouveresse, au principe contextuel de Frege dans Les fondements de l’arithmétique: « C’est seulement dans le contexte d’une phrase qu’un mot a une signification »384. Mais, « cette priorité du sens de la phrase complète sur le sens du mot a une contrepartie, qui résulte de la nécessité de rendre compte du fait que nous pouvons comprendre et utiliser un nombre potentiellement infini de phrases, dont la plupart sont ‘‘nouvelles’’ [...] ce qui ne semble possible qu’à la condition que nous construisions à chaque fois leur signification à partir de celles de leurs constituants, qui doivent, par le fait, être déjà connus. Il y a donc une certaine priorité et une autonomie relative du sens du mot par rapport à celui de la phrase »385. Si 382 383 449. 384 385 BREAL, Michel, Sémantique, p. 178. DI MAIO, Mariella, L’approche linguistique dans les Cahiers de Valéry, p. Cité par BOUVERESSE, Jacques, Valéry, la logique, le langage, p. 243. BOUVERESSE, Jacques, ibid. 109 Wittgenstein a travaillé sur cette antithèse, Valéry, au contraire ne la conceptualise pas: la preuve en est qu’il ne semble pas dégager pas l’incompatibilité des propositions sémantiques des Cahiers, qui sont pourtant un reflet de ces contradictions: il affirme en même temps le principe contextuel et l’invariabilité de la relation entre le mot et ses phénomènes mentaux (ce qui équivaut à affirmer l’autonomie relative du sens du mot). La présence du principe contextuel chez Valéry ne suffit donc pas, à mon avis, à établir une comparaison avec Wittgenstein, comme l’ont fait plusieurs critiques386. Mais il est surtout une autre différence à souligner: pour Wittgenstein, il y a un rapport d’isomorphie entre la forme du langage et la structure du monde qu’il représente, et « l’importance de la philosophie, pour Wittgenstein, résulte de l’importance du langage lui-même »387; pour Valéry, au contraire, le langage commun est un système symbolique du monde, réducteur et réfringent, qui établit une discontinuité illusoire dans la continuité du monde. Et pour lui, « la futilité de la philosophie est strictement corrélative de la nonimportance du langage »388. Valéry ne conçoit pas que le langage détermine la pensée, comme le soutient Pietra voulant le comparer à Wittgenstein. Pour lui, la pensée et le monde sont plus riches (ils sont continus) que le langage (discontinu). 386 ROBINSON-VALERY, Judith, L’Analyse de l’esprit dans les « Cahiers », pp. 9-27; PIETRA, Régine, Valéry, Wittgenstein et la philosophie, p. 56; SCHMIDT-RADEFELDT, Jürgen, Valéry linguiste dans les Cahiers, p. 113 387 BOUVERESSE, Jacques, id., p. 247. 388 BOUVERESSE, Jacques, ibid. 110 III. 1. 2. 1. 3. Classification. Valéry a le projet d’établir une nouvelle classification des mots, « qui serait à la vieille classification (concret-abstrait) ce que la gamme de tous les rayons connus est à la vieille lumière modeste » 389 . Ce projet n’aboutira jamais, mais Valéry a néanmoins multiplié les recommandations contre les mots abstraits, qui « n’ont pas grand sens, -mais [qui] au point de vue de l’analyse sont désastreux » 390 . Il les qualifie de « bruits indistincts »391, ils sont « la ruine de toutes les philosophies » 392 . Le mot abstrait doit donc aus- si être proscrit du langage absolu: « le mot abstrait doit reculer indéfiniment » 393 , parce que c’est celui qui connaît la plus grande variation dans son domaine de valeurs: « plus le mot est abstrait, plus l’image est variable » 394 . Cette variabilité de la por- tion mentale attachée au mot (c’est-à-dire son sens) est proportionnelle au degré de subjectivité de cette portion mentale: les mots abstraits sont les mots dont la configuration sémantique est la plus dépendante du sujet: « Plus un mot est abstrait, plus il appartient à la langue individuelle » 395 , « les mots les plus abstraits [...] ne prennent que des sens tout personnels » 396 . Or, pour Valéry, un sens totalement individuel ne correspond à aucune réalité: la « valeur » du mot abstrait est « imaginaire, insusceptible de restrictions logiques » 389 397 . Correspondance Gide-Valéry, p.304. [19 avril 1898]. Cahiers, III, p.343. 391 Cahiers, IV, p. 328. 392 Cahiers, III, p. 530. 393 Cahiers, I, p. 56. 394 Id., p.322. 395 Cahiers, IV, p. 75. 396 Cahiers, I, p. 322 et I, p. 56 : « Ce sont même les plus personnels des mots ». 397 Cahiers, I, p. 57. 390 111 Le mot abstrait transmet en effet moins un réel contenu sémantique qu’il n’indique une opération à faire sur d’autres contenus sémantiques. C’est un ordonnateur de phénomènes mentaux qui appartiennent à d’autres mots. C’est en cela que Valéry compare le mot abstrait à la phrase, ou au verbe, qui sont des « opérateurs » plus que des « contenus »398, c’est-à-dire qu’ils opèrent sur le sens d’autres éléments plutôt qu’ils ne transmettent eux-mêmes du sens. Valéry veut éradiquer ces éléments opératoires qui font intervenir le sujet là où il voudrait représenter objectivement la connaissance. On peut aussi, plus simplement, établir (ou rétablir) une généalogie entre le mot abstrait et le monde concret: « La réforme du système [...] consisterait principalement à remplacer les définitions des mots abstraits [...] par des opérations indiquées toujours à partir du concret et concrètes » 399 . Ce raccrochage des mots abstraits à « l’expérience interne » constitue donc une solution pour le système (et la poésie valéryenne use et abuse de ces étymologies archéologiques). Le mot concret, par contraste, connaît d’après Valéry beaucoup moins de variations dans sa portion mentale, puisque la référence commune au monde matériel rend objectif la constitution de cet assemblage de phénomènes mentaux. Il est sémantiquement plus stable: « Un mot concret est un mot qui n’a jamais changé de sens relatif, ou de premier terme sémantique » 400 . Valéry paraît donc accorder au mot concret la possibilité d’échapper à la première proposition (le sens du mot est entièrement tributaire de son emploi), qu’il semble réserver 398 Cahiers, III, p. 296. Id. p. 530. 400 Cahiers, IV, p. 199. 399 112 tout-à-coup au mot abstrait: « Si un mot désignant une chose interne, et venu de l’extérieur par métaphore- finit par se restreindre à la chose interne, perdant le terme antérieur de la métaphore -(comme: peser) le sens ordinaire de ce mot perd toute précision et n’est plus déterminé que par les propositions où il entre » 401 . La proposition 1 pré- vaudrait donc avant tout par le mot abstrait, et elle n’a donc pas de portée générale, comme en témoigne encore ce passage: « Limite [...] est un de ces mots qui n’ont de sens que si on dit à quoi on les applique » 402 . Commentaire: A- Préférence pour le mot concret. « je cherche la correspondance des mots et des phrases à des faits intérieurs » (Correspondance GideValéry, p. 370). Les Cahiers de Valéry témoignent d’une large préférence pour les mots concrets403. Je suis obligée ici de faire un détour par le projet du système pour expliquer cet élément. Valéry cherche à trouver, je l’ai dit, un système de représentation réaliste du monde et de la pensée. La sensation doit être la base de ce système, car elle est pour Valéry l’élément le plus réel: « La réalité tout entière est un invariant de toutes les sensations » 404 , « La chose la plus claire de l’univers pour un individu, est sa sensation à lui » 401 405 , « la réalité est une fonction de l’ensemble des sen- Id., p. 318. Id. p. 202. 403 « Sera privilégiée par Valéry la seconde classe de substantifs dénommant les objets du monde » (COQUET, Jean-Claude, L’évènement de langage, p. 9.) 404 Cahiers, II, p. 100. 405 Cahiers, I, p. 281. 402 113 sations » sance » 406 407 , « La sensation est aussi un invariant de la connais- . Le problème de Valéry est de trouver un invariant équivalent à cet invariant de la sensation dans son système de représentations: « La psychologie est une théorie de transformations; il faut en dégager les invariants et les groupes » 408 . Il veut « élaborer un système -tel que les changements internes laissent invariantes des portions de ce système » 409 . (Les invariants de ce système seraient l’équivalent des invariants de la chimie)410. Or, on a vu que le mot concret est un mot « qui n’a jamais changé de sens relatif, ou de premier terme sémantique »411, représentant « un objet réel [...] [c’est-à-dire] une élaboration sur des sensations diverses, un invariant des conditions de ces sensations » 412 . Il existe donc « un invariant dans l’infinitude des sensations que peut donner un objet » 413 , auquel correspond l’invariant sémantique du mot concret. Cet invariant du mot concret va être à la base d’une « psychologie mathématique » 414 , qui va calculer les objets mentaux (les idées abstraites) à partir de ces invariants (qui sont fondés sur l’expérience interne), en les combinant à l’aide de la métaphore. En résumé donc: (1) on représente les invariants des mots concrets, (2) on les combine, (3) on « métaphorise » (« Arts de l’esprit: la représentative, la combinative, la métaphori406 Cahiers, III, p. 109. Lacorre compare sur ce point Valéry aux Idéologues français: « Le statut de l’abstraction s’y range à celui que lui donne l’Idéologie: c’est du problématique et souvent du négatif face à la donnée positive de la sensation et de l’image » (LACORRE, Bernard,La matière et l’imagination, p. 134.) 407 Cahiers, II, p. 100. 408 Cahiers, III, p. 404. 409 Cahiers, III, p. 350. 410 Cahiers, III, p. 331. 411 Cahiers, IV, p. 199. 412 Cahiers, II, p. 100. 413 Cahiers, III, p. 491. 114 que » 415 ). La métaphore permet de calculer les idées abstraites à partir des invariants des mots concrets. (« Une métaphore [...] est un effort pour la création d’un tiers-mot » 416 ). C’est ainsi que pour Valéry, par exemple, le concept de la loi d’attraction est un calcul sur des objets concrets, représentés par des mots concrets: « la loi d’attraction est un processus mental, une suite d’opérations sur [...] les vraies choses existantes » permettent d’arriver à une 417 représentation . Ces calculs totale de la connaissance, et d’échapper ainsi au « sens commun [qui] est souvent une fausse compréhension » 418 . En fait, Valéry rêve d’une science des idées sur les modèles des langages scientifiques. Ce qu’il faut souligner, c’est que Valéry cherche un langage qui serait connecté scientifiquement à la réalité et la pensée. Cette connexion s’établirait par la sensation, point d’intersection entre la réalité et la pensée. Cette recherche d’un langage fondé sur les sensations explique ses analogies entre le monde linguistique et le monde physique (par exemple: le lexique comme système nerveux du système nerveux, l’analyse énergétique des verbes419, la comparaison entre la phrase et l’expérience chimique). B. Disqualification du mot abstrait. La critique du mot abstrait est la même que celle que Valéry adresse au langage commun (évoquée dans la section II.2.3). 414 Les Cahiers, Cahiers, 416 Cahiers, 417 Cahiers, 418 Cahiers, 419 Cahiers, 415 mots III, p. 441. III, p. 231. III, p. 167. II, p. 100. III, p. 495. Ii, p. 192. abstraits comme volonté, intelligence, 115 « pleins de querelles » 420 sont « insolvables »421: ils ne vivent que par la valeur fiduciaire qu’on leur accorde, ne pouvant pourtant pas être convertibles en valeurs réelles et peut-être, surtout, intraduisibles en faits intérieurs comme le mot concret. Il faut, pour Valéry, « crever la Fiducia »422, neutraliser « l’inflation dangereuse des valeurs fiduciaires, [...] qui éloigneraient l’homme de ses besoins primitifs » 423 . Ainsi, par exemple, « les mots ‘‘Infini’’, ‘‘Abso- lu’’- Hugo- création de valeurs fictives -sans encaisse expérimentale » 424 . L’absence de sens réel et la création de valeurs multiples, changeantes (cf. ‘‘pleins de querelles’’) disqualifient le mot abstrait dans un système qui veut construire une sémantique à partir de la sensation. Je pense qu’on peut relire avec profit ce rejet valéryen du mot abstrait avec la notion paulhanienne du cliché développée dans Les Fleurs de Tarbes, recherche qui prend place dans le cadre plus large de l’analyse paulhanienne de Valéry. III. 1. 2. 2. La phrase III. 1. 2. 2. 1. Définition. 420 Oe., I, p. 1451. Cahiers, éd. C.N.R.S., XXIX, p. 328, cité par BLÜHER, Karl-Alfred, La sémiotique du discours « fiduciaire chez Valéry et Barthes», p. 96. 422 Cahiers, éd. C.N.R.S., XVI, p.95, cité par BLÜHER, Karl-Alfred, id., p. 112.. 423 BLÜHER, Karl-Alfred, id., p. 104. 424 Cahiers, éd. C.N.R.S., XI, p.526, cité dans PASQUINO, Andrea, La filosofia del linguaggio nei ’Cahiers’ di Paul Valéry, p. 387. Dans Situation de Baudelaire ( Oe., I, p.603), on trouve un écho à ce passage: « [Hugo] empate ses vers de mots indéterminés, vagues et vertigineux, et il y place l’abîme, l’infini, l’absolu, si abondamment et si aisément que ces termes monstrueux en perdent l’apparence de profondeur qui leur est accordée par l’usage. » 421 116 La phrase est « un ensemble de mots formant un sens complet [...], entendons par là, que la somme des sens des mots donnés peut se transformer en général en un seul fait mental -unique -et univoque » 425 . Elle est « un ensemble total complet de phénomènes psychologiques » 426 . Valéry fait à ce propos une analogie avec le mot, dont le sens est aussi une « élaboration de phénomènes psychologiques»427. La différence est que le sens du mot ne correspond qu’à un seul signe: « lorsqu’on passe du penser au parler et que le parler doit s’exprimer par plusieurs mots, c’est-à-dire ne correspond pas à un seul signe, alors certaines choses s’expriment par plusieurs mots et certaines autres par les relations des mots entre eux -et alors deviennent nécessaire sujet, verbe, etc. » 425 Cahiers, III, p. 338. Cahiers, IV, p. 111. 427 Id., p. 272. 428 Id., p. 82. 426 428 117 III. 1. 2. 2. 2. L’éprouvette. D’après Valéry, la phrase limite la signification des mots qu’elle comprend, c’est-à-dire qu’elle opère une sélection dans les phénomènes psychologiques qui constituent le sens du mot: « Le but de la phrase est de limiter chacun des mots y inclus » 429 , pour permettre « la fusion de l’ensemble en une unité.- Cette limitation se fait sur la partie du sens de chaque mot, limitrophe avec les autres sens des autres mots » 430 . C’est en cela que « chaque phrase est une expérience -(une éprouvette) » 431 . Toute phrase n’utilise donc « que certaines valeurs des mots [et] laisse indéterminées les autres »432. Lacorre définit la phrase valéryenne comme « contrainte sur le développement des mots »433. Valéry fait encore à ce propos une analogie mathématique: « Chaque mot est une équation définissant un domaine de valeurs [...] et chaque phrase est un système d’équations simultanées » 434 , elle équivaut « à k équations à k variantes indépendantes [...] pour déterminer une seule solution au système de valeurs communes des variables » 435 . Ce sys- tème de valeurs correspondant à une phrase doit donc être unique et univoque: « La phrase doit susciter en même temps que des éléments, les opérations de sorte que le lecteur ne puisse former qu’un seul total » 436 . Cette fusion des mots de la phrase en un système de valeurs communes opère dans l’esprit une nouvelle configuration mentale. On verra dans la section consacrée à rhétorique que la littérature, et en particulier la poé- 429 Id., p. 232. Cahiers, III, p. 338. 431 Cahiers, I, p. 88. 432 Cahiers, IV, p.234. 433 LACORRE, Bernard, Physique du langage, p. 33. 434 Cahiers, IV, p. 232. 435 Cahiers, IV, p. 236. 436 Cahiers, IV, p. 111. 430 118 sie, doit viser à établir de nouveaux systèmes de valeurs sémantiques chez le lecteur, c’est-à-dire à exploiter le potentiel sémantique d’entre les mots (« Les relations entre p1 et p2 [=les mots] constituent une sorte de potentiel » 437 ). Les figures rhétori- ques et les écarts linguistiques sont ainsi pour Valéry des avancées dans ce potentiel sémantique non-exploité par la langue commune: elles fixent « un ensemble instable », et multiplient ainsi l’emploi de la langue, en étendant l’usage des signes à des fractions de la signification de ces signes et en les combinant.438. III. 1. 2. 3. Les parties du discours Selon Valéry, les parties du discours se classent selon leurs « fonctionnements sémantiques » en discours: « Les mots se classent selon ce qu’il faut y ajouter pour qu’ils soient mis en signification » 439 . Il y a ainsi deux classes de mots: les noms (sauf les abstraits) d’un côté, et les verbes, adjectifs et les mots abstraits de l’autre. Les noms subissent l’action des mots de la deuxième classe, qui sont des « opérateurs »: « tous les mots autres que les noms modifient le domaine des noms avec lesquels ils sont en relation. Si la modification s’applique à un seul nom, on a l’adjectif. Si elle s’applique à tous, on a le verbe » 440 . Le nom voit donc sa valeur déterminée par le verbe et l’adjectif, qui sont eux-mêmes vides de sens. L’adjectif est « l’adjonction d’une variable à l’équation d’un nom » 437 441 , et « le verbe indique la déformation à faire subir à tous Cahiers, IV, p. 108. Cahiers, IV, p. 78. C’est aussi en cela que Valéry apprécie le travail de Mallarmé: « S[téphane] M[allarmé] délicieux mélange des mots » ( Cahiers, IV, p., p 283) 439 Cahiers, IV, p. 96. 440 Id, IV, p. 234. 441 Cahiers, IV, p. 232. 438 119 les éléments pour constituer un total. » 442 Le nom fait appel à la mémoire de l’auditeur seulement, tandis que le verbe et l’adjectif font aussi appel à sa faculté combinatoire: « Le verbe -s’adresse à l’auditeur- à sa faculté de combiner et non de se souvenir seulement. Il est le signe d’agir intellectuellement pour couler le sens de toute la phrase. Or ce signe est nécessaire, -il détermine l’opération sans laquelle pas de phrase- [...]. Le verbe modifie et détermine les noms sur lesquels il agit » 443 . La phrase contient donc « les sens à unir [=les noms] et les indications pour l’opération [=les verbes et les adjectifs] » 444 . Valéry tient donc le verbe pour un mot sans sens: « Le verbe n’ajoute aucune idée -il élimine des notions non communes, ou non congruentes [...]. Quand la relation entre deux domaines ne peut être qu’unique on peut supprimer le verbe. Il faut en somme que ce que dit le verbe soit contenu dans les domaines.[...] » 445 . Si j’applique cette idée à la phrase: «Le poète délire », j’en conclus que le sens de délirer est potentiellement contenu dans le nom « poète », et que le verbe ne fait qu’expliciter cette variable: « Le verbe exprime explicitement cette ou ces variables -qui sont contenues implicitement dans les substantifs » 446 . Le mot abstrait fait partie de la classe des opérateurs: lui aussi suscite davantage la faculté combinatoire de l’auditeur que sa mémoire, puisqu’il est avant une combinaison de phénomènes mentaux d’autres mots. Conclusions: Valéry apparaît très influencé dans ces premiers Cahiers par Condillac, dont il cite le nom à une seule reprise: 442 Cahiers, Cahiers, 444 Cahiers, 445 Cahiers, 446 Cahiers, 443 IV, IV, IV, IV, IV, p. p. p. p. p. 111. 234. 240. 241. 236. 120 « Condillac est absurde, mais dans ses éléments surtout. Construire un homme analytiquement. ».447 On peut en effet repérer l’influence condillacienne dans l’idée de sensation comme invariant de la connaissance et comme source des idées, ainsi que dans l’idée des calculs des objets mentaux à partir de cet invariant de la sensation par élaboration et transformation, dans l’idée de l’intégration de la logique dans la psychologie, qui constituerait elle-même la théorie des idées et des opérations sur les idées, dans l’idée de l’assimilation des idées abstraites à de simples dénominations, dans la conviction que la science doit se définir comme une langue bien faite, et enfin dans la recherche d’un langage sans signification, que Condillac a trouvé dans les mathématiques, et que Valéry cherche à appliquer à la poésie. Mais les Cahiers évoquent aussi la doctrine de discontinuité de Bergson, qui opère une séparation radicale entre les aspects vitaux et les aspects spirituels de la réalité. Maints extraits cités plus haut constituent des variations sur ce même thème bergsonien: « par cela seul que nous parlons, par cela que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent: la pensée demeure incommensurable avec le langage. »448 447 Cahiers, I, p.156. BERGSON, Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience, P.U.F, 1946, pp.123-124. 448 121 III. 2. L’ANALYSE PAULHANIENNE DE VALERY III. 2. 1. Les rapports entre Paulhan et Valéry. Paulhan découvre Valéry avec les lectures de La Jeune Parque (publiée en 1917 à la N.R.F.) et de quelques essais critiques, dont le compte-rendu de La Sémantique de Michel Bréal. Paulhan a pu être très élogieux à l’égard du poète qu’il baptise « l’un des grands poètes qui soient, modeste à l’extrême, fou de moyens et de conscience, comme Hokousaï l’était de dessin »449. On peut lire dans une lettre à Valéry Larbaud, peu après la parution de ce carnet: « Que Valéry soit l’un des plus grands poètes qui aient existé, c’est bien exactement ce que je pense »450. Mais Paulhan n’a pas été si tendre avec le théoricien: je voudrais ici établir leurs principales discordances sur le terrain idéologique, et analyser la critique de Paulhan à l’égard de Valéry, critique qui aboutit à faire de ce dernier un rhétoriqueur ( il faudra préciser et comparer les acceptions du concept rhétorique par les deux critiques). Ensuite je ferai une analyse paulhanienne (à partir des idées des Fleurs de Tarbes et de leur analyse par Maurice-Jean Lefèbve) des Cahiers de Valéry, que Paulhan n’a vraisemblablement pas lus. J’essaierai enfin de montrer que Valéry s’y révèle plus terroriste que rhétoricien, et que les idées que ce dernier se fait de la rhétorique ne sont pas recouvertes par le Valéry rhétoricien 449 PAULHAN, Jean, « Carnet du spectateur », dans La Nouvelle Revue Française, mars 1929. 122 tel qu’il est esquissé par Paulhan. Ensuite, après une comparaison entre Bakhtine et Paulhan, je montrerai en quoi le terrorisme de Valéry équivaut à une recherche d’éviction du plurilinguisme du discours et d’appropriation de la langue. Différences idéologiques: Paulhan lui-même exprime bien une des grandes différences entre Valéry et lui, dans l’Essai d’introduction au projet d’une métrique universelle (titre qui fait peut-être écho à l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci), qui commence par un compte-rendu ironique du projet valéryen des Cahiers: « on sait trop que ce projet d’une arithmétique universelle - assez propre à ‘‘changer toutes choses’’ - a échoué, et que Valéry, parti pour expliquer Jésus, Wagner, Mallarmé, Napoléon, et maints autres, a dû se contenter de quelques mots qui dépeignent fort bien, sans les expliquer, Huysmans et Léonard de Vinci »451.Pour Paulhan, la raison de cet échec à comprendre le fonctionnement de pensée résulte du refus par Valéry de voir le langage comme une projection de cette pensée: « Je n’imagine pas en tout cas une seule pensée qui ne porte sur lui sa projection et n’imprime son ombre »452. On est ici loin de Valéry, qui veut mettre au point un langage absolu pour « guérir » le langage commun, creuset de l’erreur, et qui cherche un langage intérieur plus fidèle à la pensée : 450 PAULHAN, Jean, Choix de lettres, p. 162, cité par NASH, Suzanne, Paulhan lecteur de Valéry, p. 114. 451 PAULHAN, Jean, Essai d’introduction au projet d’une métrique universelle, p. 10. 452 PAULHAN, Jean, id., p. 17. On voit ici que Paulhan est plus proche de Wittgenstein que Valéry. 123 « Quant au langage intérieur [...] celui qui le décrira bien, je voudrais l’être! »453. Pour Paulhan, au contraire, « il n’est pas d’écart absolu entre l’entretien commun et cet entretien secret que chacun de nous poursuit avec soi »454. Valéry cherche un langage reconstruit et un langage intérieur parce que « l’altérité » du langage commun est menaçante, alors que, pour Paulhan, souligne Nash, « cette altérité crée les fils conducteurs qui rendent possible la communication »455. Cette première divergence trouve son écho dans leurs conceptions de la littérature. Paulhan a vécu pour elle456, il y voit un témoignage privilégié des rapports subtils entre langage et pensée457, et « détecte au sein du langage le plus quotidien la même loi qui joue en poésie »458. Valéry est tout le contraire: il déteste la littérature459, (ou prétend la détes- 453 VALERY, Paul, passage inédit, 1911, cité par PASQUINO, Andrea, La philosofia del linguaggio nei Cahiers di Valéry, p. 385. 454 PAULHAN, Jean, Clefs de la poésie, p. 32, cité par LEFEBVE, MauriceJean, Jean Paulhan, une philosophie et une pratique de l’expression et de la réflexion, p. 89. 455 NASH, Suzanne, Paulhan, lecteur de Valéry, p. 122. 456 Paulhan est rédacteur en chef, puis directeur de La Nouvelle Revue Française de 1925 à 1940, et de 1953 à 1963. Il est éditeur pendant plus de quarante ans chez Gallimard. Il fut l’un des principaux personnages littéraires en France de l’entre deux guerres. 457 « Les lettres offrent à l’état pur le même écart du rêve à l’action, de la pensée aux phrases. » (Oeuvres complètes, III, p.44) 458 LEFEBVE, Maurice-Jean, id., p. 81. Et encore, dans Clefs de la poésie: « le secret de la poésie (ou de l’art) n’est pas d’une autre nature que celui du langage » (p.71). 459 « Valéry a répété et répété que son principal souci, l’objet constant de ses analyses matinales n’étaient pas d’ordre littéraire », souligne BerneJeoffroy (dans sa préface à PAULHAN, Jean, Paul Valéry ou la littérature considérée comme un faux, p. 22.). Il cite aussi, à propos de sa haine de la littérature, cet extrait des Cahiers: « Si j’ai adoré Mallarmé, c’est précisément haine de la littérature, et signe de cette haine qui s’ignorait encore » (Cahiers, éd. C.N.R.S., V, p. 181). Genette parle de l’oeuvre littéraire de Valéry comme « d’un long codicille, entièrement édifié sur le sentiment de sa parfaite inutili- 124 ter) sauf la poésie, qui n’a rien à voir avec le langage quotidien et qui ne servira pas de témoignage du rapport entre langage et pensée, mais sera l’outil linguistique de la recherche de la pensée pure. Ensuite, pour Paulhan, souligne Lefèbve, « l’homme est jusqu’à un certain point présent dans l’objet [= l’usage du langage] qu’il étudie »460. Il affirme la présence du sujet dans l’étude même du langage, présence que Valéry veut ignorer, comme je l’ai montré dans la critique bakhtinienne de la poétique valéryenne. III. 2. 2. Critique paulhanienne de Valéry. Avant d’exposer cette critique, il faut donner les principales idées des Fleurs de Tarbes461. III. 2. 2. 1. Les Fleurs de Tarbes. Les Fleurs partent d’un diagnostic du monde des Lettres: nous ne parlons ni n’écrivons avec bonne conscience. La Terreur est le nom attribué par Paulhan à la crise dans les Lettres et au malaise quant à l’usage du langage. (Mais elle est plus généralement une tendance fondamentale de l’esprit qui s’exprime aussi en philosophie ou en politique). Le postulat de la Terreur est la crainte d’être dupe du langage, de susciter par lui une dégradation à la pensée, dégradation qui s’opérerait surtout dans les « grands mots » , comme « dété, et même de sa totale inexistence en tant qu’autre chose qu’un pur exercice » (GENETTE, Gérard, La littérature comme telle, p. 254.). 460 LEFEBVE, Maurice-Jean, id., p. 27. 461 Je me sers en partie du compte-rendu de la thèse de Lefèbve. 125 mocratie », « liberté », etc. (On verra qu’ils sont l’équivalent des mots abstraits des Cahiers) et dans le cliché, (et plus généralement dans toutes les conventions linguistiques). Les grands mots exerceraient un singulier pouvoir de l’esprit, « hors de leur sens »462, creusant le décalage entre l’idée et le signe. Leur pouvoir résulterait de leur impuissance à signifier quelque chose de précis. Ils donneraient à ceux qu’ils fascinent une sorte d’hébétude qui leur tient lieu de pensée463. Les clichés et les lieux communs sont pour les Terroristes des caillots obstruant le cours du langage, des signes d’inertie mentale qui contraignent le cours naturel du langage. On peut objecter à ces Terroristes qu’on ne se plaint des grands mots que quand ils servent aux autres: « le verbalisme, dit Paulhan, c’est toujours la pensée des autres »464; un mot peut aussi éveiller la pensée. Puis le lieu commun n’est pas nécessairement signe d’inertie, il peut exprimer quelque chose inexprimable autrement, et peut être le fait d’une sensibilité sincère. Face à ce paradoxe (le grand mot et le cliché semblent à la fois bloquer et exprimer la pensée), Paulhan conclut que le langage se prête par sa nature même à des opinions contraires: il est un étrange domaine, « où l’objet aussitôt se conforme à notre regard »465. Si la pensée paraît obscure au parlé (le locutaire), le langage prend consistance et le parlé reporte son embarras sur la pensée du parlant, alors que ce qui paraît calcul, verbalisme pour le parlé, se révèle parfois être l’abandon du parlant. 462 PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 69, cité par LEFEBVE, MauriceJean, id., p. 31. 463 LEFEBVE, Maurice-Jean, id., p. 32. 464 PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 111. 465 Id., p. 128. 126 C’est l’illusion de projection. Notre attitude envers le langage fait le langage tel qu’on le voit. Il suffit dès lors d’arrêter de se méfier du langage et de croire au pouvoir des mots pour que celui-ci se dissipe: « S’il est vrai que celui qui redoute le verbalisme devient la proie des mots, il suffira au contraire de foncer sur le langage pour échapper au verbalisme »466. C’est ce à quoi tendent les rhétoriques, grâce à une patiente étude du langage qui en fixe les conventions, pour pouvoir ne plus s’en soucier, les oublier une fois définies. La Terreur est alors dépassée, accomplie dans la rhétorique. La Terreur ne jurait que par la pensée: avec la rhétorique, elle trouve le moyen de s’y consacrer entièrement, puisque les soucis de langage sont réglés par celle-ci. Mais certaines rhétoriques font du moyen un but, ne se soucient plus de la pensée qu’elle devait libérer, et confèrent aux mots une vertu presque sacrée, et elles deviennent victimes de l’illusion selon laquelle la pensée vient du langage. Paulhan, lui, rêve d’une rhétorique idéale, équilibre entre les mots et la pensée. III. 2. 2. 2. Valéry rhétoricien. Les Fleurs de Tarbes sont en chantier dès 1928. Le texte le plus important de Paulhan sur Valéry est publié en deux carnets à la N.R.F., en 1929. Avant d’aborder ce texte, il faudrait mettre au point l’usage que fait Paulhan du mot rhétorique. III. 2. 2. 2. 1. Les conceptions de la rhétorique pour Paulhan. 466 LEFEBVE, Maurice-Jean, id., p. 46. 127 Lefèbve dégage trois acceptions différentes de ce mot chez Paulhan. La première est la rhétorique scolaire, celle des règles et des figures467. La seconde est la rhétorique que j’évoquais plus haut, (qui s’oppose à la Terreur) victime de l’illusion selon laquelle la pensée vient du langage et l’inspiration du travail. La troisième est la rhétorique idéale pour Paulhan, « qui n’est croyance, ni que les idées viennent des mots, le fond de la forme, ni que les mots viennent des idées, la forme du fond »468, qui dépasse la rhétorique (au second sens du mot) et la Terreur en les conciliant. III. 2. 2. 2. 2. La rhétorique de Valéry selon Paulhan. Les premiers textes de Paulhan sur Valéry ne parlent pas de rhétorique469. Ils s’arrêtent surtout sur l’idée valéryenne de l’oeuvre comme faux, selon laquelle « l’acte d’écrire ne peut se prolonger jusqu’à remplir l’étendue d’un livre sans exiger une rupture presqu’incessante du dessein initial » 470 . Le souci de langage inhé- rent à toute oeuvre littéraire écarterait toujours l’auteur de sa première intention. La seule intervention du langage suffit à faire de l’oeuvre un faux. Pour Paulhan, Valéry est victime de l’illusion de totalité, car cette idée de la littérature est le pro467 LEFEBVE, Maurice-Jean, id., p. 192, qui cite Paulhan: « C’est une idée erronée de la rhétorique, apparue du jour où l’on a tenu, avec Fontenelle, La Motte et autres Modernes, qu’il suffit à la prose, pour passer poésie, de se voir embellie de tropes, figures et rimes [...] [et le sont en vérité] un art d’ascèse et de sacrifice, [consistant à choisir] et tailler dans les figures .» (PAULHAN, Jean, La rhétorique était une société secrète, dans Les Temps Modernes, n) 6, pp. 961-983, cité par LEFEBVE, p. 192-193.) 468 LEFEBVE, Maurice-Jean, id. p. 193. 469 PAULHAN, Jean, « Carnets du spectateur », dans La Nouvelle Revue Française, février 1929 et mars 1929, pp. 242-251 et pp. 380-394. 470 VALERY, Paul, Entretiens avec Frédéric Lefèvre, p. 107. 128 duit d’une réduction par Valéry « de toute oeuvre étrangère aux procédés qui seuls retiennent son attention, faisant ainsi de l’ouvrage entier l’expression de quelques artifices »471. Paulhan veut démontrer dans ces textes les implications éthiques de cette « ontologie du langage littéraire qui pose comme principe la disjonction fondamentale entre l’écrivain et l’écriture »472. En effet, si l’oeuvre littéraire, par essence, n’est pas un miroir de l’intention de l’auteur, ce dernier ne peut être tenu pour responsable de délits moraux. Paulhan remanie ces deux textes en 1945 et y joint la problématique rhétorique développée depuis lors dans les Fleurs de Tarbes. Dans ce texte (Un rhétoriqueur à l’état sauvage: Paul Valéry ou la littérature considérée comme faux), la rhétorique de Valéry recoupe la seconde acception: le Valéry rhétoriqueur est « un homme qui n’a souci que de moyens, -qui n’apprécie, en chaque ouvrage, que la facilité ou la difficulté de le faire »473. Paulhan résume les credos de Valéry comme ceci: « n’importe le sujet, la forme seule compte »474, « ce n’est pas avec de l’émotion que l’auteur compose son verbe, c’est avec des mots et des phrases et des lieux communs »475. Le Valéry rhétoriqueur tel que le définit Paulhan est somme toute le même que le Valéry poéticien ethnocentrique (la poésie comme difficulté vaincue) ou para-ornemental (la poésie comme langage autotélique) que l’on a décrit dans la partie précédente. 471 PAULHAN, Jean, Carnet du spectateur, mars 1929, p. 388. NASH, Suzanne, Paulhan lecteur de Valéry, p. 115. 473 PAULHAN, Jean, Paul Valéry, ou la littérature considérée comme un faux, p. 101. 474 Id., p. 67. 475 Id., p. 74. 472 129 Mais Paulhan a lu aussi les textes où Valéry fait des figures rhétoriques l’essentiel de l’objet poétique: « L’ancienne rhétorique regardait comme des ornements et des artifices ces figures et ces relations que les raffinements successifs de la poésie ont enfin fait connaître comme l’essentiel de son objet »476 La définition valéryenne de la rhétorique recouperait alors la première acception (la rhétorique scolaire). Pour Paulhan il faut sans doute « faire ici la part de la malice et de la boutade »477. Mais voir là une boutade, c’est ne pas compter avec tout le projet valéryen développé dans les Cahiers (que Paulhan n’a pas eu l’occasion de lire)478 et dans lesquels les figures rhétoriques jouent le rôle d’un instrument de découverte de la pensée. 476 Oe., II, p. 551. PAULHAN, Jean, Paul Valéry, ou la littérature considérée comme un faux, p. 69. 478 La correspondance entre Valéry et Paulhan témoigne d’une fin de nonrecevoir de la part de Valéry « qui semble même avoir perdu tout intérêt à parler de linguistique, au moins avec quelqu’un d’aussi optimiste que Paulhan ». (NASH, Suzanne, id., p. 111). A propos de l’étude consacrée aux lieux communs que Paulhan lui avait envoyée,en 1918, Valéry répond laconiquement: « Je viens de recevoir ce Nord-Sud où vous parlez si ingénieusement des lieux communs. C’est une grosse question! Merci! » (Nouvelle Revue Française, n) 286, octobre 1976, p. 44). Paulhan avait d’ailleurs proposé à Valéry de publier ses notes sur le langage dans la N.R.F., proposition à laquelle Valéry n’a pas donné suite. 477 130 III. 2. 2. 2. 3. La rhétorique selon Valéry. C’est la rhétorique des figures qui l’intéresse, mais il la connaît peu: « Où trouve-t-on ces définitions de figures de rhétorique, et quel est le livre à consulter sur l’ancienne théorie de la rhétorique? J’ai souvent eu l’envie de reprendre cette analyse antique mais d’abord faudrait-il la connaître et je ne sais où la trouver. J’ai la rhétorique d’Aristote où il n’y a rien »479 L’idée qu’il s’en fait recoupe ses théories poétiques: on a vu que le langage poétique exploite le potentiel sémantique qui est laissé de côté par la langue commune fixant le sens et la pensée, et empêchant qu’on explore ce sens et cette pensée plus avant. Il semble que pour Valéry, les figures rhétoriques soient les instruments de cette découverte: « Que si je m’avise à présent de m’informer de ces emplois, ou plutôt de ces abus de langage, que l’on groupe sous le nom vague et général de ‘‘figures’’, je ne trouve rien de plus que les vestiges très délaissés de l’analyse fort imparfaite qu’avaient tentées les Anciens de ces phénomènes ‘‘rhétoriques’’. Or ces figures, si négligées par la critique des modernes, jouent un rôle de première importance, non seulement dans la poésie déclarée et organisée, mais encore dans cette poésie perpétuellement agissante qui tourmente le vocabulaire fixé, dilate ou restreint le sens des mots, opère sur eux par symétrie ou 479 Oe., II, p. 1575. [lettre à Pierre Louÿs,1917] 131 conversions, altère à chaque instant les valeurs de cette monnaie fiduciaire et [...] engendre cette variation de la langue qui la rend insensiblement tout autre. Personne ne recherche dans l’examen approfondi de ces substitutions, de ces notations contractées, de ces méprises réfléchies et de ces expédients [...] les propriétés qu’ils supposent et qui ne peuvent pas être très différentes de celles que met parfois en évidence le génie géométrique et son art de créer des instruments de pensée de plus en plus souples et pénétrants »480. Le matériel rhétorique constitue visiblement pour Valéry un véritable outil de travail pouvant opérer sur le sens véhiculé par les mots, en le dilatant ou en le restreignant. La figure permet ainsi de corriger le langage commun, et corollairement, les erreurs qu’il charrie. Ceci est proche de la problématique développée au point II. 3. 3. 2. 2a (la poésie comme langage autotélique) où l’on a vu que l’étrangeté du langage poétique rapprochait de la vérité. Si cette étrangeté du langage poétique se manifeste par la figure rhétorique, alors la figure elle aussi est un vecteur de vérité. Ce dernier point serait corroboré par cet extrait qui lie langage figural et langage originel: « La formation des figures est indivisible de celle du langage lui-même, dont tous les mots ‘‘abstraits’’ sont obtenus par quelqu’abus ou quelque transport de signification, suivi d’un oubli du sens primitif. Le poète qui multiplie les figures ne fait donc que retrouver en lui-même le langage à l’état naissant »481, 480 481 VALERY, Paul, « Questions de poésie », Oe., I,, p. 1290. (Je souligne). VALERY, Paul, « Enseignement », Oe., I, p. 1440. (Je souligne) 132 et par le suivant, qui semble voir dans la métaphore un instrument de la pensée rigoureuse: « Cette partie des idées qui ne peut pas se mettre en prose, se met en vers. [...] Ce sont ces idées qui ne sont possibles que dans un mouvement trop vif, ou rythmique, ou irréfléchi de la pensée. La métaphore, par exemple, marque [...] une hésitation entre plusieurs expressions d’une pensée, une impuissance explosive et dépassant la puissance nécessaire et suffisante. Lorsqu’on aura repris et précisé la pensée jusqu’à sa rigueur, jusqu’à un seul objet, alors la métaphore sera effacée, la prose reparaîtra »482 Autrement dit, tant que la pensée n’est pas parfaite, il faut utiliser la métaphore (et plus généralement la poésie rhétorique) plutôt que la prose nue (le langage commun). Valéry semble voir la métaphore comme une avancée dans la pensée non recouverte par le langage commun. La figure fait se rejoindre des mots aux sens éloignés livrant ainsi le sens potentiellement contenu dans leur écart: « Une suite de mots est discontinue par rapport à la variation de la pensée. L’existence du lecteur consiste à rendre cette suite continue en remplissant les intervalles de mots (ou plutôt des impressions psychologiques nées des mots) à l’aide de ses propres idées. Il insère entre les impressions plus ou moins voisines des phénomènes mentaux plus ou moins abondants. Si les intervalles paraissent trop grands, il y a incohérence, incompréhension chez le lecteur. S’ils paraissent trop petits, il y a naïveté, tautologie, pléonasme. La valeur des phrases se fonde ainsi sur la différence des mots considérés [...]. De ce 482 VALERY, Paul, « Mémoires du poéte », Oe., I, p. 1450. (Je souligne) 133 point de vue [...] la différence des mots fait la valeur de la phrase »483. Il y a donc création d’idées chez le lecteur qui essaie de ‘‘remplir’’ l’intervalle sémantique entre les impressions psychologiques créées par les mots. Köhler écrit ainsi que pour Valéry, la tâche de la rhétorique sera d’essayer de rendre intelligibles des « combinaisons non-viables ».484 La figure est ainsi une sélection de certains sèmes du mot peu utilisés dans le langage courant, et la combinaison en poésie de ces sèmes particuliers crée des pensées nouvelles. On peut comparer cette idée à celle de Jean Cohen, pour qui, explique Lefèbve, « le discours quotidien est simplement constitué de dénotations qui s’enchaînent mécaniquement [...] tandis que le discours poétique, lui, introduit d’abord des écarts entre les dénotations [...] qui sont source d’inintelligible. Il s’agira donc de rétablir la cohérence du texte par une ‘’réduction’’ qui ne peut s’accomplir qu’en passant du champ conceptuel au champ connotatif et affectif »485. La différence est que la ‘’réduction’’ doit s’opérer pour Valéry dans le champ conceptuel, qui s’en trouve ainsi exploré. On trouve une autre définition de la figure dans les Cahiers: « Toute combinaison qui entraîne pour avoir un sens modification du sens le plus fréquent est figure »486 483 VALERY, Paul Cahiers, II, p. 283. KOHLER, Harmut, Paul Valéry. Poésie et connaissance. L’oeuvre lyrique à la lumière des Cahiers, p.132. 485 LEFEBVE, Maurice-Jean, Structure du discours de la poésie et du récit, p. 78. 486 Cahiers, éd. C.N.R.S., XIX, p. 170, cité par KÖHLER, Hartmut, Paul Valéry. Poésie et connaissance. L’Oeuvre lyrique à la lumière des Cahiers, p. 145. 484 134 Cette définition valéryenne n’est pas très éloignée de celle du trope par Fontanier, pour qui « ce qui fait le trope, ce n’est pas comme le dit Du Marsais, de tenir la place d’une expression propre, mais d’être pris dans un sens différent du sens propre (du sens propre primitif), d’être pris dans un sens détourné487. Il faut aussi souligner que Valéry considère les figures comme l’apanage de la poésie: le langage commun a en effet, selon lui, perdu tous ses ornements sous l’effet de l’industrialisation du monde: « Aujourd’hui, ce plaisir [de parler] cède à la hâte; notre parole ne consiste guère que dans une rapide signification aussi nue et prompte que possible. Pour un peu, nous parlerons par initiales. D’ailleurs [...] le téléphone n’est pas non plus un instrument de beau langage [...] , les métiers d’art [...] n’apportent plus au langage ces mots et ces tours savoureux qu’ont remplacés les termes baroques ou lourdement abstraits, que la politique et la technique nous infligent tous les jours [...], l’intégrité même de l’esprit est en cause » 488 . « A quoi il est trop facile de répondre, dirait Paulhan, que le langage le plus naturel et spontané est au contraire fait de figures. Métaphore, allégorie, métonymie, disait Montaigne, ce sont titres qui touchent le babil de votre chambrière »489. 487 FONTANIER, cité par TODOROV, Tzvetan, « Fin de la rhétorique », dans Théories du symbole, p. 110. 488 Oe., I, p. 1385. 489 PAULHAN, Jean, Oe., II, « Traité des figures », p. 227. [Paulhan répondait ici à Du Marsais] 135 III. 2. 2. 2. 4. Comparaison de ces conceptions . III. 2. 2. 2. 4. 1. Différence d’objets. . Valéry réduit la rhétorique aux seules figures (et n’envisage pas l’étude des lieux communs). Sa rhétorique recouvre donc la rhétorique scolaire, qui n’intéresse guère Paulhan: « les figures ont pour seule caractéristique les réflexions et l’enquête que poursuivent à leur propos les seuls rhétoriqueurs »490. Pour Paulhan, la rhétorique au second sens du terme a pour objet non seulement l’étude des figures, mais aussi des lieux et autres conventions. Mais la rhétorique paulhanienne (3ème acception) est l’équivalent d’une philosophie: elle serait peut-être bien « une philosophie et une pratique de l’expression et de la réflexion »491. « Il n’est pas de science plus banale que la rhétorique [...] aussi banale que de parler, car elle est parler; aussi banale que d’écrire, car elle est écrire; car elle est à peine un peu plus d’attention donnée à l’écrire, au parler »492. Elle serait l’exercice d’équilibre entre la « tentation de la pensée » qui nous fait croire que toutes les idées s’expriment naturellement comme on respire, et celle du « pouvoir des mots » qui nous incite à tenir toute expression pour une habitude, une lâcheté, un mensonge »493. 490 PAULHAN, Jean, Traité des figures, p. 129. Déjà cité par TODOROV, id., p. 130. 491 C’est le titre de la thèse de Maurice-Jean Lefèbve. 492 LEFEBVE, Maurice-Jean, id., p. 197. 136 III. 2. 2. 2. 4. 2. Différence des buts Pour Valéry, la rhétorique (1ère acception) a un but bien plus vaste que la maîtrise du langage, qui permettrait l’expression de la pensée, elle contribue à l’exploration, à la découverte de la pensée.494. Pour Paulhan, le rhétoriqueur (seconde acception) s’emploie à « citer et décrire par le détail les lieux, les arguments et les figures diverses de l’expression [...] pour régle[r] les principales difficultés langagières »495, et permettre d’écrire et de parler sans souci, « comme s’il n’y avait pas eu de langage »496. III. 2. 2. 2. 4. 3. Figures, lieux communs et conventions selon Valéry et Paulhan a) Selon Valéry, l’étude des figures n’a pas pour but, comme chez Paulhan, de libérer la pensée de tout souci de langage, mais d’explorer la pensée. Valéry s’éloigne ainsi du portrait du rhétoriqueur tel que le dépeint Paulhan, et se rap493 Id., p 198-199. Paulhan avait déjà décelé ce projet du rhétoriqueur: « qui nous annonce d’abord les plus beaux sujets qui soient, et les plus graves: la connaissance du langage, et des liens qui l’unissent à notre pensée; si le livre est un peu plus ancien, cela va jusqu’à la révélation des lois et de la nature même du monde. Cependant, poursuit-on la lecture, ce ne sont que règles abusives, termes baroques, lois arbitraires, conseils trop évidents » (PAULHAN, Jean, Oe., II, « Traité des figures », p. 197.) 495 PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 144. 496 Id., p. 120. 494 137 proche du Terroriste, « misologue », pour qui le langage est essentiellement dangereux pour la pensée »497. b) Les conventions. Valéry, on le sait, est féru des conventions poétiques les plus strictes, mais ce n’est pas, une fois encore, pour la même raison que le rhétoriqueur paulhanien, mais pour autonomiser le langage poétique par rapport à d’autres productions linguistiques, et en faire un instrument de découverte de la pensée, projet éminemment terroriste. c) Les lieux communs, les clichés et les « grands mots ». Cette question n’est pas abordée telle quelle par Valéry, mais on peut réunir des éléments qui y répondent indirectement. Ce point fera l’objet de la section suivante, où je voudrais mettre en exergue le terrorisme de Valéry dans les Cahiers. III. 3. Valéry terroriste Je vais répertorier les principales caractéristiques du terrorisme et montrer comment elles s’actualisent en Valéry. III. 3. 1. Philosophie du langage terroriste Pour le Terroriste, « l’idée vaut mieux que le mot et l’esprit que la matière »498. Les extraits des Cahiers traitant du rapport du langage à la pensée dégagent bien à ce propos une 497 Id., p. 64. 138 philosophie terroriste. Il y a d’ailleurs des analogies certaines entre la pensée de Valéry et celle de Bergson, que Paulhan nomme le philosophe de la Terreur499. III. 3. 2. Le dégoût des lettres « Il semble enfin que l’on ne puisse être honnête littérateur, si l’on éprouve pour les lettres du dégoût » écrit Paulhan dans son Portrait de la Terreur500. Ce dégoût est un corollaire obligé du point précédent: la doctrine selon laquelle l’esprit est opprimé par le langage réduit « les lettres [...] à quelque amas de lâchetés, d’abandons »501. Ce dégoût est bien celui de Valéry (on l’a vu plus haut), qui se refuse d’écrire pendant vingt ans, avant de publier La Jeune Parque, poème qualifié par Valéry d’exercice, -terme qui a d’ailleurs étonné Paulhan502- soulignant ainsi le peu d’importance qu’il accorde aux lettres. 498 PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 64. PAULHAN, Jean, « La Terreur trouve son philosophe », dans Les Fleurs de Tarbes, pp. 58-61. (« Notre vie intérieure, si l’on en croit Bergson, ne parvient pas à l’expression sans laisser en route le plus précieux d’elle-même ». Ibid. ,p. 58). On peut souligner la parenté des idées de Valéry avec la philosophie de Bergson: la « continuité » de la pensée et du monde que souhaite atteindre Valéry rappelle la connaisssance métaphysique de Bergson bloquée, selon lui, par le langage qui ne saurait conduire à la vérité car les mots, étiquettes sur les choses, n’expriment que des concepts crées par la routine sociale. Il faut donc, pour Bergson, dépasser ce verbalisme pour reprendre contact avec la chose en usant d’un langage métaphorique pour déjouer les concepts figés. Valéy estproche de cet idée qu’au vrai réel qui est « le flux, [...]la continuité de transition, [...]le changement lui-même », on substitue, par le langage notamment, « un extrait fixé, désseché; vidé, un système d’idées générales abstraites »(BERGSON, Henri, La pensée et le langage, p. 14, cité par BELAVAL, Yvon, Les philosophes et leur langage, p. 43. 500 PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 17. 501 Id., p. 58. 502 Paulhan écrivait à Valéry après la parution de La Jeune Parque: « Votre oeuvre et la confiance que je place en elle me semblent uniques au point que me surprend tout jugement porté par vous sur quelque écrivain [...]. Ainsi La 499 139 Le Terroriste croit donc que l’essentiel de la pensée s’évanouit par le langage. S’il écrit encore malgré cela, il essaie de saisir une pensée qui n’a plus rien à voir avec la parole (Paulhan cite ici le « Terroriste » Gabriel Marcel): « [le poète saisit] sous les joies et les tristesses qui peuvent à la rigueur se traduire en paroles, [...] quelque chose qui n’a plus rien de commun avec la parole, certains rythmes de vie et de respiration qui sont plus intérieurs à l’homme que ses sentiments les plus intérieurs »503. Valéry, lui ,aussi, recherche dans la poésie ce non-langage qui laisserait s’exprimer la pensée et essaie par la poésie de dire « ces choses ou cette chose, que tentent obscurément d’exprimer les cris, les larmes, les caresses, les baisers, les soupirs, etc.[...] » 504 et « ces sensations ressenties dans le secret ».(cf. La poésie comme métaphysique biologique) III. 3. 3. Refus des lieux communs, des clichés, des grands mots. Si l’on répertorie les occurrences de ces notions dans Les Fleurs de Tarbes, on voit que Paulhan les regroupe sous le même domaine de la rhétorique: « tout mot devient suspect s’il a déjà servi; tout discours, s’il reçoit d’un lieu commun sa Jeune Parque m’apparaît tantôt comme une seule et simple phrase, que termine sa part concrète -et tantôt j’éprouve, dans le premier mot rencontré, d’immenses et continus déplacements de phrases et de discours. Je ne puis alors dépasser ce mot. Ce terme d’ ‘‘exercice’’ seul m’a étonné. » (Lettre du 6 septembre 1918, citée par NASH, Suzanne, Paulhan lecteur de Valéry, p. 110.) 503 MARCEL, Gabriel, cité par PAULHAN, Jean, id., p. 59. 504 Oe., II, p. 547. Pour Jarrety, on doit voir dans cette poésie « un point extrême où commande la pensée rabattue sur elle-même, qui devient le réel du texte. » (JARRETY, Michel, Valéry devant la littérature, p. 93.) 140 clarté »505, « que le Terroriste s’applique donc à fuir [...] les expressions toutes faites506 », « le proverbe »507, « cliché, grands mots, lieux communs »508, les mots abstraits comme « démocratie, infini, liberté, justice »509. 505 PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 32. (Je souligne, ainsi que dans les citations suivantes) 506 Id., p. 40. 507 Id., p. 41. 508 Id., p. 54. 509 Id., p. 63. 141 Quelle est la position de Valéry? a) Le lieu commun. A première vue, Valéry ne suit pas les Terroristes à ce propos, eux pour qui « en art, tout ce qui n’est pas nouveau est négligeable »510. Il est beaucoup plus prudent: « Le nouveau est, par définition, la partie périssable des choses. Le danger du nouveau est qu’il cesse automatiquement de l’être et qu’il le cesse en pure perte. [...] Chercher le nouveau en tant qu’artiste, c’est ou bien chercher à disparaître, ou chercher sous le nom de nouveau, tout autre chose, et se livrer à une méprise »511 Perrin-Naffakh cite cet extrait à propos de la mise en question par Valéry de la valeur réelle de l’originalité: « Les chinois sont profondément réalistes, qui n’estiment pas un poète d’être original mais placent sur tout leur plaisir, et jusqu’au plaisir [sic] de réentendre et de reconnaître »512. Mais ceci n’empêche pas Valéry d’accuser Baudelaire de plagiat: « Quelques poèmes des Fleurs du Mal tirent des poèmes de Poe leur sentiment et leur substance. Quelques-uns contiennent des vers qui sont d’exactes transpositions »513 510 DE GOURMONT, Rémy, Esthétique de la langue française, p. 320. « Tel Quel », Oe., II, p.560. 512 Cahiers, éd. Pléiade, II, p. 1001, cité par PERRIN-NAFFAKH, Nicole, Le cliché de style en français moderne, p. 274. 513 « Situation de Baudelaire », Oe., I, p. 607. 511 142 « Or Baudelaire, quoique illuminé et possédé par l’étude de Principe poétique [...] n’a pas inséré sa traduction de cet essai dans les oeuvres mêmes d’Edgar Poe; mais il en a introduit la partie la plus intéressante à peine défigurée et les phrases interverties, dans la préface qu’il a placée en tête de sa traduction des Histoires extraordinaires.» 514 et d’encenser par ailleurs les oeuvres ex nihilo d’un Bach: « Une oeuvre de musique absolument pure, une composition de Sébastien Bach, qui n’emprunte rien au sentiment, mais qui construit un sentiment sans modèle, [...] une immense valeur tirée du néant » 515 Mais ce n’est pas ici que le rejet valéryen du « déjà-dit » est le plus marqué. b) Les expressions toutes faites Sur ce point, Valéry n’est pas si éloigné -en moins polémique- de la position défendue par Rémy de Gourmont dans l’extrait suivant: « Que l’on se figure donc un atelier typographique où les casses, organismes géants, contiennent, non pas des lettres, non pas des mots entiers, comme on l’a expérimenté, mais des phrases; cela sera à l’image de certains cerveaux »516 Dans le chapitre précédent, on a vu que Valéry voulait rompre avec la coutume linguistique, les automatismes de tous 514 Id. p. 608. « Stéphane Mallarmé », Oe., I, p. 676. (Je souligne) 516 DE GOURMONT, Rémy, Esthétique de la langue française, p. 304. 515 143 ordres, les phrases toutes faites, par le « style le plus voulu ». Valéry voyait dans ces automatismes une forme de paresse, idée que l’on trouve aussi chez les Terroristes: « Il pèse sur l’écrivain de clichés un reproche de paresse ou de facilité »517. Il faut dès lors tendre à la constitution de sa propre langue: « écrire », dit Gourmont, « c’est parler au milieu de la langue commune un dialecte particulier et unique »518. Cette recherche de l’idiolecte est aussi valéryenne: il remodèle son propre dictionnaire et veut constituer une langue artificielle. Il est intéressant de remarquer qu’Henry ait défendu l’originalité du vocabulaire poétique contre Guiraud, pour qui le lexique du poète est nourri de Mallarmé519. Que la question de l’originalité lexicale de la poésie valéryenne soit posée est déjà un signe que la communauté linguistique est problématique. c) Les mots abstraits. La Terreur n’aime pas les « grands mots », « que nous ne connaissons pas » (dit Péguy), « ceux dont l’apparition éteint notre réflexion ou notre pensée » (Duhamel), « ceux qui sont privés de tout rapport avec les faits réels qu’ils devaient signifier » (Bloch)520. Valéry n’aime pas non plus ces termes abstraits dont le sens ne correspond pour lui à aucune réalité, qui 517 PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 40. DE GOURMONT, Rémy, La Culture des Idées, cité dans les Fleurs de Tarbes, p. 40. 519 HENRY, Albert, Valéry a-t-il emprunté à Mallarmé son vocabulaire poétique? . 520 PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 62. 518 144 sont « sans encaisse expérimentale ». (Il rejoint là le reproche de Bloch). Après avoir montré que les refus valéryens rejoignent ceux des Terroristes, on peut conclure, à mon avis, que la Terreur des Fleurs de Tarbes trouve une belle illustration dans la pensée valéryenne. On pourrait se demander ce qu’aurait pensé Paulhan des Cahiers, et s’il aurait encore classé Valéry parmi les rhétoriqueurs. C’est sans doute là une fausse question, parce que, d’une part, il faut se demander avec Paulhan si « une lettre privée, une note inédite serait [...] plus révélatrice que l’oeuvre publique. On a mille et cent mille exemples du contraire. Mais c’est l’un des effets de l’indiscrétion moderne que les brouillons d’un auteur, comme les aventures de sa vie, semblent tenir les explications de ses oeuvres »521. Et d’autre part, parce que Paulhan conçoit la rhétorique et la Terreur comme des mouvements complémentaires, même si l’un domine l’autre dans telle ou telle oeuvre: « Que si la Terreur est à la fois l’état où nous jette la Rhétorique, mais l’état aussi que la Rhétorique par avance nous annonçait, sans doute est-elle, plus que sa suite ou son effet, son intention »522. « Il serait peu de dire que la Terreur connaît la Rhétorique: elle procède d’elle et la suit pas à pas; elle n’en finit pas de la connaître et de la réfuter »523. « Le Terroriste est lui-même 521 Chroniques de Jean Guénin [pseudonyme de Jean Paulhan], I, p. 77. PAULHAN, Jean, La rhétorique renaît de ses cendres, Oe., II, p. 165. Si l’intention de la Terreur est de « s’exprimer comme s’il n’y avait pas eu langage », alors la Rhétoprique répond à cette intention, puisqu’elle fixe les conventions du langage pour qu’on puisse les oublier. 523 PAULHAN, Jean, La rhétorique renaît de ses cendres, Oe., II, p. 160. 522 145 cet esprit pur, infiniment libre de langage, qu’appelait le rhétoriqueur »524 L’oeuvre valéryenne serait un exemple de cette dialectique: les Cahiers terroristes (à la recherche d’une pensée pure) appellent la poésie rhétorique (qui fixe les conventions du langage pour laisser parler cette pensée pure). Ceci corroborerait l’idée selon laquelle la poésie serait pour Valéry une réalisation détournée de son projet de langage absolu, qui devait représenter la pensée. On comprend aussi que Breton surréaliste terroriste- soit fasciné par le Valéry terroriste des Cahiers, mais le condamne pour ses compromissions en terrain rhétorique avec la parution de poésies néo-classiques. III. 4. Lecture bakhtinienne du terro- risme III. 4. 1. Comparaison entre Bakhtine et Paulhan Je voudrais comparer ici quelques aspects de la théorie de Bakhtine et de Paulhan, en m’attardant spécialement sur l’étude du premier intitulée « Discours poétique et discours romanesque »525 datant de 1934-1935, et sur les Fleurs de Tarbes, en chantier depuis 1928 dans la N.R.F. et achevée en 1945526. Je me servirai ensuite de ces points de comparaison 524 PAULHAN, Jean, « La demoiselle aux miroirs », Oe., II, p. 171. Tiré de « Esthétique et théorie du roman ». 526 Nash établit déjà un lien entre Paulhan et Bakhtine: « [Paulhan] pourrait dire, avec Bakhtine: ‘‘ma voix peut n’avoir qu’un sens qu’à tra525 146 pour tirer de nouvelles conclusions sur la théorie linguistique de Valéry. III. 4. 1. 1. Le principe dialogique dans les Fleurs de Tarbes Pour Paulhan et Bakhtine, tout discours s’inscrit inéluctablement dans le déjà-dit. Paulhan explique que l’asphyxie des Lettres est due au refus de la Terreur d’accepter cette prémisse: « pour eux, tout se passe comme si la littérature venait peser de son poids sur chaque nouvel écrivain »527, et comme si « le poids des mots était écrasant »528. Cette politique ne peut aboutir selon Paulhan qu’à la tératologie des Lettres529, car elles se retrouvent « restreintes [...] à l’espace de sentiment, ou le langage n’a pas encore trop servi »530. Pour Paulhan, on peut échapper à cette asphyxie en acceptant le langage et les lieux communs: « le défaut dont nous faisons grief aux clichés [...] cesse d’exister, sitôt que nous cessons de leur en faire grief »531, « la poésie, c’est aussi voir avec fraîcheur ce que chacun voyait »532. Il est d’ailleurs impossible d’échapper à cette communauté de langage et de vers d’autres voix’’, ou bien ‘‘autant le monde a-t-il besoin de mon altérité pour lui donner un sens, autant ai-je besoin de l’expression des autres pour me créer moi-même’’ » (NASH, Suzanne, Paulhan lecteur de Valéry, p. 122.) 527 PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 44, qui cite Jean Prévost: « Tout cela est l’imprimé né d’un autre imprimé ». 528 Id., p. 137. 529 »Ainsi la littérature en période de Terreur accueille-t-elle volontiers, si elle ne va pas jusqu’à les appeler- comme les sports semblent parfois encourager les champions difformes, coureurs cagneux, cyclistes poitrinaires- des poètes fous et des logiciens absurdes, de petits ou grands Satans de l’encrier ». (Fleurs de Tarbes, p. 154) 530 Id., p. 135. 531 Id., p. 162. 147 pensée: même le Terroriste qui recherche une parole débarrassée du poids de cette communauté utilise le langage commun dans sa recherche: « Fuyez langage, il vous pour- suit »533. Cette inscription du texte dans le déjà-dit est un des grands thèmes de Bakhtine: « entre [...] tout discours et son objet [...] se tapit le milieu mouvant souvent difficile à pénétrer, des discours étrangers sur le même objet »534, « l’orientation dialogique du discours est, naturellement, un phénomène propre à tout discours »535, « dans la langue, il ne reste aucun mot, aucune forme neutre, n’appartenant à personne: toute la langue s’avère être éparpillée, transpercée d’intentions, accentuée »536. Paulhan et Bakhtine ont tous deux recours à la langue adamique pour illustrer cette utopie du discours qui échappe totalement au discours d’autrui, au déjà-dit: « seul Adam le solitaire pouvait éviter totalement cette orientation dialogique sur l’objet avec la parole d’autrui ». Bakhtine illustre ainsi l’espoir des Terroristes tel que le décrit Paulhan: « telle est aussi la nostalgie ordinaire de la Terreur: cette hantise d’une langue innocente et directe, d’un âge d’or où [...] chaque terme serait appelé, chaque verbe ‘‘accessible à tous les sens’’ »537. 532 Id. p. 86. Id. p. 136. 534 BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, p. 100 535 Id., p. 102 536 Cité par TODOROV, Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine, p. 89. 537 PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 142. [Paulhan cite Rimbaud]. 533 148 III. 4. 1. 2. Hétérologie Paulhan conçoit la langue comme un milieu dynamique, stratifié socialement: « il est un langage qui prend à chaque instant, devant nous, origine, ou le tente du moins. Toute famille, tout clan, toute école forme ses ‘‘mots’’, et ses locutions familières, qu’elle charge d’un sens, secret pour l’étranger. Ainsi en va-t-il encore, dans une société plus étendue, des slogans, des plaisanteries à la mode, des scies: autant de termes nouveaux que l’on voit naître, se charger d’illusions, gagner un sens simple et le plus souvent disparaître »538. Cette idée qu’à la stratification sociale correspond une stratification linguistique est proche de l’hétérologie de Bakhtine, mot désignant la « diversité irréductible des types discursifs »539. Aux yeux de Bakhtine, il y a une stratification professionnelle et sociale du langage, « formant des parlers neufs et socialement typiques »540. Face à cette diversité linguistique, tout se passe, écrit Paulhan, « comme s’il n’était pas d’observation pure du langage, mais qu’un jeu de reflets et de glaces nous montrât constamment dans ce langage (et dans les Lettres) le reflet même du mouvement par quoi nous l’approchons »541. C’est aussi ce que dit Bakhtine: « Il pourrait sembler que le terme lui-même ‘‘langage’’ perde ici tout son sens, car apparemment il n’existe pas de plan unique de comparaison pour tant de ‘‘langages’’. En réalité il y a tout de même un plan commun 538 Id., p. 89. TODOROV, Tzvetan, id., p. 89. 540 BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, p. 112. 539 149 [...]: tous les langages du plurilinguisme sont [...] des formes de son interprétation verbale [...] »542. Pour tous les deux, la pluralité d’utilisation du langage se reflète dans ce dernier. Paulhan voit dans la littérature un point de convergence de cette pluralité: l’écrivain est le « spécialiste de l’expression, et rompu aux divers modes, aux illusions de cette expression »543. Les Fleurs de Tarbes proposent même l’image de l’écrivain comme artisan de tapisseries544, suggérant l’idée d’un entrelacement des langages dans l’oeuvre littéraire. Aux yeux de Bakhtine, la littérature et particulièrement le roman est aussi le lieu où se révèle la multiformité sociale plurilingue, « tous les langages du plurilinguisme [...] se rencontrent et coexistent dans la conscience créatrice du romancier »545. Il y a cependant une différence à souligner: Bakhtine oppose le roman plurilingue, hétérologique, dialogique ou polyphonique au discours « total » de la poésie546 qui n’exploite pas artistiquement le dialogisme intérieur du discours, au contraire de la prose547. Paulhan ne distingue pas à ce niveau le roman et la poésie dans les Fleurs de Tarbes. L’extrait suivant décrit 541 PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 162. Cf. aussi p. 128: « Etrtange domaine, où l’objet aussitôt se conforme à notre regard ». 542 BAKHTINE, id., p. 113. 543 PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 123 544 Id. p. 109. 545 BAKHTINE, , id., p. 113. 546 DOMINICY, Marc, Y a-t-il une rhétorique de la poésie?, p. 60. 547 TODOROV, Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine, p. 101. Ce passage est assez clair: « [En poésie], chaque mot doit exprimer de manière immédiate et directe le dessein du poète; il ne doit exister aucune distance entre le poète et son discours.[...] [le prosateur en revanche] ne parle pas la langue, dont il s’est plus ou moins détaché, mais parle comme au travers de la langue, laquelle est quelque peu épaissie, objectivée, éloignée de ses lèvres » (BAKHTINE, cité par TODOROV, id, p. 102.). Mais dans un texte postérieur, Bakhtine semble remettre en question la monophonie du discours poétique: « La voix authentiquement créatrice ne peut jamais être qu’une voix seconde dans le discours » (cité par TODOROV, id., p. 106) 150 d’ailleurs la poésie -ancienne, il est vrai- comme énoncé largement polyphonique: « les anciens poètes recevaient de toutes parts proverbes, clichés, et les sentiments communs. Ils accueillaient l’abondance et la rendaient autour d’eux »548. 548 PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 31 151 III. 4. 1. 3. Le cliché comme lieu polyphonique . Pour Bakhtine, la langue est faite de toutes sortes de mots préfabriqués, de segments de discours qui se figent. Cette idée est reprise par Smith, qui définit le discours préfabriqué comme « une structure verbale préassemblée utilisée ensuite comme un discours naturel »549, discours naturel qui procède en grande partie « de formules verbales, -phrases conventionnelles, expressions idiomatiques, et même des phrases entières - que l’on a utilisé et entendu antérieurement à plusieurs reprises »550. Dominicy écrit que ces discours préfabriqués tendent à s’assimiler au mot (on ne passe pas par le sens littéral des mots pour comprendre un proverbe ou une expression figée) et provoquent un « effet de polyphonie », c’est-à-dire « qu’ils se voient fréquemment attribués à un énonciateur universel et anonyme que le locuteur met en scène »551. Ces idées d’assimilation de ce type de discours au mot et d’effet de polyphonie se retrouvent chez Paulhan, dans ses travaux sur le cliché et le proverbe. Le cliché, je le rappelle, recouvre les phrases toutes faites, les lieux communs, les proverbes, les expressions idiomatiques et les « grands mots », appelés aussi « mots usés », « mots abstraits », ou « mots puissants »552. 549 SMITH, Barbara, On the margin of discourse, p. 59. Id., p. 60. 551 DOMINICY, Marc, Y a-t-il une rhétorique de la poésie?, p. 60. 552 PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 28 et 56. Les exemples de ces grands mots sont, p.56: « guerre d’idéologie, renégat, futurisme, liberté, égalité, fascisme, Société des Nations, religion, ordre, armée » et p.76: « tradition, révolution, roman-feuilleton,pièces d’idées... » 550 152 L’assimilation du mot au cliché: ceci ne joue pas, évidemment, pour la dernière catégorie des mots abstraits, qui sont déjà des items minimaux. La phrase de Breton citée plus haut faisait déjà allusion à l’intérêt de Paulhan pour ce mécanisme. Dans l’Expérience du proverbe, Paulhan explicite cette analogie entre ce discours préfabriqué qu’est le proverbe et le mot: « C’est la phrase proverbiale entière que je devais me rappeler, comme si elle n’eût été qu’un seul mot [...] un tout, un bloc, qu’il me fallait saisir tout entier d’un coup »553. Le rapport entre le sens du proverbe et celui des mots le composant est non-littéral: « Le sens de chacun des mots [du proverbe] doit être moins présent que je ne l’imaginais »554. L’idée du proverbe « est attachée, comme une étiquette, à cette phrase inerte, et sans rapport intérieur avec elle »555(« inerte » souligne le figement de ce discours). Cette assimilation vaut aussi pour l’expression idiomatique: pour Paulhan, l’expression roman-feuilleton est un « mot tout fait »556. Même chose pour le lieu commun: langueur mystérieuse peut « s’entendre d’abord en cliché, comme un seul mot, puis en deux mots, comme une opinion »557. L’effet de polyphonie: les clichés sont des lieux chargés de la parole d’autrui. Les lieux communs, par exemple, « sont par excellence une expression oscillante et diverse, qui prête à double ou quadruple entente, et comme un monstre de lan- 553 PAULHAN, Jean, Expérience du proverbe, p.111. (Je souligne) Id. p. 104. 555 Id., p. 115. 556 PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 77. 557 Id., p. 143. 554 153 gage et de réflexion »558. Le cliché peut559 ainsi mettre en scène à son endroit une multitude de discours qui lui sont attachés. Le dégoût des Terroristes à l’égard de ces proverbes, expressions idiomatiques -dû, selon eux, à la vacuité sémantique- est lié au dégoût qu’ils éprouvent pour les discours communs: « le dégoût des clichés se poursuit en haine de la société courante et des sentiments communs »560. La Terreur voit une dégradation de la pensée là où le discours met en scène un « énonciateur universel » qui valide ce discours. (« D’où vient sans doute que [ce cliché] marque fortement la mémoire, étant le signe d’un triomphe»)561. La méfiance terroriste à l’endroit des mots usés, abstraits, puissants est du même ordre: ces mots -démocratie, infini- sont eux aussi polyphoniques: ils sont « alourdis » des discours d’autrui attachés à leur objet. Dans la phrase: « Ah! Cette jeunesse! », ou celle-ci: « Cause toujours, avec ton libéralisme », le mot abstrait (qu’on aurait tendance à prononcer sur un ton un peu théâtral) fait entrer dans le sillage de la phrase les discours constitués par d’autres énonciateurs à l’égard de l’objet. Le « grand mot » des Terroristes est donc bien un mot qui peut éveiller plus facilement les discours d’autrui. C’est ce qui provoque leur rejet par la Terreur. Ce n’est pas, comme ils le prétendent, leur manque de sens qui les révulse, mais ce sont les discours d’autrui derrière ce mot qu’ils ne veulent pas avaliser en les employant. 558 Id., p. 139. Il peut aussi ne pas faire apparaître ces discours d’autrui, dans le cas de la réinvention du cliché, par exemple. 560 PAULHAN, Jean, Fleurs de Tarbes, p. 31. 561 Id., p. 164. 559 154 III. 4. 2. Le Terrorisme valéryen comme refus du principe dialogique Cette lecture en vis-à-vis de Paulhan et de Bakhtine peut profiter à l’analyse des positions valéryennes: on a vu qu’il était proche de certaines positions terroristes, et partageait notamment le refus des clichés. Je crois que l’explication est la même: Valéry évite les énoncés trop chargés des discours d’autrui. Sa critique du mot abstrait est assez claire à ce propos: il le trouve trop « fiduciaire », pas assez « expérimental ». On pourrait lui objecter justement qu’un mot tel que démocratie est une validation universelle d’une expérience de la démocratie. Mais Valéry ne veut pas d’une langue qui ordonne le réel, et qui porte en elle l’expérience humaine de ce réel, notamment par des mots qui cristallisent ces expériences. Il cherche au contraire une langue qui représente le réel, calculant les abstractions à partir du monde concret. Les sciences humaines ont alors peu de part dans ce projet de connaissance, mais Valéry disqualifie d’emblée les sciences de l’histoire, de la philosophie, ou de la psychologie, à cause de leur manque de réalisme. Dans cette perspective, la possibilité d’une représentation rationnelle et abstraite de la réalité par la langue ne peut qu’être gênée par l’imprégnation du sujet social dans la langue. Valéry fuit donc les lieux du langage où il est très présent (les discours préfabriqués, les grands mots) et valorise les mots dénotant des faits ou des objets réels. 155 IV. CONCLUSIONS La configuration de la réflexion linguistique de Valéry telle qu’elle s’est esquissée au cours de ce travail s’éloigne de celle qui se dégageait de certaines critiques: la recherche d’un langage représentant objectivement le monde, et l’idée d’une pensée pure indépendante du langage éloigne Valéry de Saussure, dont il s’approche cependant par l’absence de la reconnaissance d’une communauté de parole.562 Cette volonté, toujours présente chez Valéry, de vouloir abstraire la langue de son milieu social livre, à mon avis, une clef importante de son oeuvre: elle permet de comprendre sa prédilection pour la poésie, ses analogies entre poésie et mathématiques, sa disqualification du roman, son refus du langage commun et des automatismes linguistiques, et son rêve d’une Langue des calculs: tous ces aspects sont les reflets du seul projet de trouver une langue bien faite qui représente la pensée. Si c’est là son dessein, on ne peut assimiler Valéry à un linguiste: il n’est tel qu’au prix d’un détournement de sa démarche. Mais dans la mesure où la poésie est véritablement assimilée par lui à une science exacte (les sciences humaines se rangent au côté du roman, car elles sont fictions), il est tout naturel que ses vues théoriques les plus ré- 562 « [La] linguistique de [Saussure et Bally] ne veut connaître que la forme abstraite de la langue et rejette la parole en dehors de son objet, sous prétexte que celle-ci est individuelle et donc infiniment variable. » (TODOROV, Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine. Le Principe dialogique. p.56). 156 fléchies se soient développées à son endroit563, plutôt que du côté du langage commun dont il s’agit avant tout de se dépêtrer ( notamment en exacerbant la dichotomie mallarméenne ) La comparaison entre Bakhtine et Paulhan a pu montrer en quoi ce refus d’accepter la communauté de parole, l’hétérologie, la polyphonie du discours peut générer une crise du langage, sous-tendue par une philosophie (bergsonienne) survalorisant la pensée et « aplatissant » le langage. Il serait sans doute intéressant de voir comment cette problématique évolue avec la génération suivante, notamment, peut-être, dans l’analyse de la correspondance entre Jean Paulhan et Francis Ponge, en s’arrêtant, entre autre sur la conception de rhétorique de ce dernier. 563 Malheureusement, les textes de théorie poétique se constituent souvent de textes de commande, n’échappant pas à une certaine « esthétique du vague », comme l’a appelée Benda, et dont la sincérité doit parfois être mise en doute. Comme l’écrit Paulhan, « il lui arrive aussi de rédiger plus d’une préface dont il ne croit pas un mot: il suffit quon lui commande, c’est encore un trait de rhétoriqueur » ( PAULHAN , Jean, Paul Valéry, ou la littérature considérée comme un faux, p.32.) 157 BIBLIOGRAPHIE OEUVRES DE PAUL VALERY: VALERY, Paul, Cahiers, I -- IV. Paris, Gallimard, 1987-1992 (sous la direction de N.CEYLERETTE-PIETRI et J. ROBINSON-VALERY) VALERY, Paul, Oeuvres, I -II. 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