Nantes, Île Feydeau…

Transcription

Nantes, Île Feydeau…
10 / 04.2012
NANTES, ÎLE FEYDEAU
Episode 1 :
DU BANC DE SABLE AU
QUARTIER D’HYPER-CENTRE,
TRANSFORMATION DES
CHAMPS DE CONSCIENCE
Fabien Bidaut
Nantes, île Feydeau est une série dialectique d’article qui
cherche à appréhender ce que cette île-palimpseste* a à nous
raconter. Chaque épisode sera l’occasion de changer de regard pour tenter de déborder la représentation que l’on se fait
de cette place, de ce bout d’architecture chargé de mémoire.
(*palimpseste : « feuille de papyrus ou de parchemin manuscrit dont on a effacé la première écriture pour pouvoir écrire
un nouveau texte »)
Dans ce premier épisode nous tenterons de retracer l’évolution de
la représentation de l’île Feydeau, afin d’appréhender la transformation des champs de conscience. Exercice difficile – illusoire ? –
que d’essayer de quitter notre conception contemporaine du
monde ; tentative néanmoins de s’en affranchir. Exercice difficile
aussi – présomptueux ? – que de reconstituer le mode de pensée
de l’homme dans des temps qui furent, qui ne sont plus ; hypothèses néanmoins que l’on essayera de formuler.
Image : représentation en plan de l’évolution du bâti de la ville de
Nantes (en gris) et du lit de la Loire (en bleu), du 17e siècle à nos
jours.
1 Peuple gaulois dont la racine celtique nant fait appel à la notion
de cours d’eau, les Namnètes vivaient sur un large territoire au
nord de la Loire.
2 BIZEUL (de Blain) Louis-Jacques-Marie, « Des Nannètes
aux époques celtique et romaine », in Bulletin de la Société Archéologique de Nantes et du département de la Loire-Inférieure,
éd. Guéraud et Cie, 1859.
3 Le village gaulois qui s’était établi sur la rive nord de la Loire, à
l’emplacement actuel de Nantes, n’était sans doute pas le chef-lieu
des Namnètes, mais seulement son port. L’emplacement actuel de
Blain, plus au cœur de leur territoire et où l’on a retrouvé davantage de traces archéologiques était plus certainement le chef-lieu
de ce peuple. Comme en atteste aussi le nom Portus Nannetum,
Vicus Portus, Nantes n’était à l’époque gallo-romaine que le port
des Namnètes et sa bourgade.
4 « L’ancien Vicus Portûs avait été clos d’une muraille à petit appareil romain et cordons de brique, dans les fondations de laquelle
avaient été jetés pêle-mêle tous les cippes votifs ou funéraires
portant des inscriptions païennes […]. Or, cette enceinte murale
annonce non-seulement, à Nantes comme ailleurs, un éclatant
triomphe du christianisme, mais aussi que le corps de la cité des
Nannètes, que leur municipe a été transféré au Vicus Portûs, qui
[…] commence à délaisser son ancien nom pour prendre celui de
la peuplade. » (Op. cit. BIZEUL (de Blain) Louis-Jacques-Marie)
La ville de Nantes, son nom, sont fondés.
5 Du sable, une plage au sens du latin grava, une grève.
6 C’est sur ordre du Roi que les îles de l’estuaire de la Loire seront représentées : une fois sur le papier, elle pourront devenir une
propriété.
7 VÉRONNEAU Frédéric citant L’abbé Russon, in Les ponts de
Nantes d’hier et d’aujourd’hui, éd. Coiffard Libraire Éditeur, décembre 1995.
8 « Sur les vues cavalières du XVIIe siècle, des remparts de la cité
sur la rive nord à la forteresse de Pirmil sur la rive sud, une remarquable ligne de ponts de près de deux kilomètres franchissait, d’île
en île, les nombreux bras du fleuve. Ancrée sur l’îlot de la Saulzaie,
les prairies de la Madeleine, de Biesse, du Bois Joli et de Vertais,
cette chaussée habitée de chaque côté du pavé constituait la ligne
de partage des activités fluviales et maritimes. » (LELIEVRE Françoise, « Entre deux rives et entre deux eaux – l’invention d’un territoire : l’île de Nantes », in L’invention de l’Estuaire – Patrimoine,
Territoires, Représentations, Œstuaria N°3, acte des journées
d’étude des 28 et 29 juin 2001, éd. Estuarium, Cordemais, 2002.)
Se faire une place dans le territoire
La ville de Nantes tient son nom du peuble des Namnètes1, qui « comme les autres nations
gauloises et germaines, n’avaient pas de ville. Leur chef-lieu devait être un village composé
de huttes rondes, formées de branchages et de terre battue, couvertes de roseaux et de
feuillage : toutes posées séparément et sans aucun ordre de rue. […] De tous ces édifices,
qui n’avaient pas même de fondations, il n’a dû rester après la guerre et l’incendie. »2 Le village gaulois qui s’est établit là3 n’est qu’un agglomérat de masures, posées à même la terre.
Devant lui s’étend le large lit de la Loire : divisé en de nombreux bras, ponctué dans toute
son épaisseur de bancs de sable, sa profondeur permet à la fois la navigation de menues
embarcations et le passage à gué, d’île en île, jusqu’à la rive sud.
Les Namnètes se “posent”, au sens où ils choisissent, sur leur territoire, les emplacements
qu’ils jugent propices. Si le fleuve reflue, ils peuvent explorer son lit émergé ; si il afflue, ils
peuvent profiter du flot pour naviguer ; si, danger, le fleuve gonfle, ils peuvent s’en éloigner.
Rien encore ne les attache à la terre.
La pose de fondations et la clôture face à l’épreuve de l’infini
Le Portus Nannetum, comme beaucoup de villes gallo-romaines, est édifié à l’emplacement
du village gaulois qui se trouvait là. Avec l’intégration de la Gaule à l’Empire Romain, le
christianisme se répand : il inaugure l’idée d’infini, impensable jusqu’alors. La clôture rassure dans l’impénétrable immensité de l’infini.
Désormais, une muraille enserre la ville. La ville creuse ses fondations4. Cette sédentarisation fixe un bord, un intérieur et un extérieur.
RÉCIT DU LIEN DE LA VILLE À L’ÎLE FEYDEAU
Terre instable vue depuis un monde clos et ordonné
Avant même d’être une île, ce n’est rien de précis : tout juste un banc de sable, instable,
dont les bords varient aux flux et reflux incessants des marées, aux crues du fleuve. C’est
encore : la grève5 de la Saulzaie. La ville la regarde depuis ses murs. Elle est plus que horsles-murs, elle est hors-la-terre-ferme. Elle n’est pas la seule émergence du paysage de
l’estuaire de la Loire, mais les autres sont plus loin, sont plus grosses : elles fondent dans
l’épaisse humidité, font le dos rond pour que s’étendent de longues prairies.
N’ayant encore ni forme, ni bord, elle échappe à tout contrôle6, elle flotte parmi les embarcations maritimes et fluviales qui vont et viennent des ports de Nantes.
Attacher les lieux les uns avec les autres
« Les prées […] servent de refuge aux pirates normands du XIe siècle. C’est alors, semblet-il, que l’on songe à relier les rives du fleuve par un pont de bois. »7 11e siècle, le pont de
Pirmil8, premier pont de la ville, est achevé. Une porte s’ouvre dans la muraille qui fait face
à la Loire : le pont de la Poissonnerie enjambe le premier bras du fleuve et pose un pied sur
la grève de la Saulzaie.
Ce n’est pas la pile de pont qui s’appuie sur le sable, c’est plutôt le pont qui amarre la grève
à la terre. Si l’île fluctue encore, la pierre maintient le sable que le courant déborde inlassablement. Dès lors, c’est une terre attachée à la ville qui porte le nom d’isle de la Saulzaie.
À l’intérieur l’ordre, à l’extérieur le désordre
Jusqu’au 17e siècle, on considère la ville9 comme un espace clos différent du reste du territoire. Elle possède une clôture protégeant une masse d’édifices et permettant le contrôle des
échanges. Par opposition, le faux-bourg10 est une masse d’édifice hors de la ville. Là où la
protection des remparts fait défaut, les habitants évitent les taxes : les faubourgs se créent
au delà des limites administratives.
La ligne de ponts qui s’échappe de Nantes en direction de Bordeaux et les îles qu’elle traverse deviennent peu à peu habitées : des constructions s’érigent sur le pont ; sur les îles rattachées à la terre – et celle de la Saulzaie en tout premier lieu – s’établissent des faubourgs.
Disparition du bord
« Au début du 18e siècle, grâce à l’installation à Nantes du siège de la Compagnie des Indes
et grâce à l’essor de la traite et du commerce avec l’Amérique, l’activité du port connaît une
période de croissance qui oblige les autorités à envisager d’importants bouleversements
urbains »11. On voit s’étendre le monde connu, et l’on grandit avec lui. Le bord que constitue
les fortifications tombe12 : l’ordre n’a plus de limites que celui du territoire arpentable. Le
crédits: image & photo Fabien Bidaut
IN PLANO©
tracé ne permet plus seulement de fermer une forme dans l’infiniment grand, il permet de
rationaliser les choses qui s’y répandent. Dès lors, la ville étend sur les zones de non-droit
son emprise.
Ce qui était l’île de la Saulzaie est retracé en commençant par le banc de sable en aval du
faubourg. En 1723, l’île est renommée : campée sur ses quais, elle debient l’île Feydeau.
Règne de l’ordre sur la terre ferme
On tente de stabiliser13 les terres et de réguler le fleuve14 : « Dans la première moitié du
[19e] siècle, la ville est celle que l’on perçoit depuis le lit du fleuve, appréhendée comme un
immense ouvrage d’art et prise en main par les ingénieurs. »15 Le projet de l’île Feydeau en
est la première expression : il vise à stabiliser l’atterrissement qui s’est formé en aval de
l’île de la Saulzaie pour y construire un quartier portuaire pour des armateurs de navires.
« Le lotissement […] va être créé de toutes pièces, avec ses quais, ses cales, ses rues, ses
emplacements pour bâtir, au milieu d’un bras de la Loire »16.
L’ordonnancement de l’île se réalise d’Ouest en Est : on fabrique tout d’abord deux bandes
orthogonales de parcelles sans saillie, traversées par une rue centrale, cernées par des
quais parrallèles se terminant en un éperon pointant vers l’occident. Puis le faubourg de
la Saulzaie fait l’objet d’un plan de réalignement. Enfin, à la pointe orientale, on crée une
nouvelle place : la place Neptune. Comme point d’orgue du règne de l’ordre, on édifiera par
deux fois sur cette place une poissonnerie aux figures géométriques parfaites. La seconde et
la plus monumentale, construite en 1851-1852, sera démolie en 1940.
Rationalisation du fleuve
À la fin du 19e siècle, les îles de la Loire à proximité de Nantes « que l’on s’est depuis des
siècles employé à fixer et à valoriser ne sont désormais perçues que comme obstacles au
flux […]. Une analogie du fleuve avec une machine dont on s’efforcerait de réduire les frottements pour plus d’efficacité en dit long sur la pensée de l’ingénieur [Léchalat17]. »18 Tandis
que cette rationalisation mécaniste fait son chemin dans les modes de conscience, les efforts
cherchant à maintenir l’activité des ports de Nantes se poursuivent. Ces derniers n’auront
pour effet que l’opposé de ce qui était souhaité : les dragages et endiguements baissèrent
le niveau d’étiage19, firent émerger les fondations de bois et accélérèrent au contact de l’air
leur dégradation, mettant en péril certains quais et menaçant la stabilité des “maisons penchées” de l’île Feydeau.
La rationalisation du cours du fleuve triomphera dans les années 1920 par le comblement
des bras de Loire.
Créer de l’espace habitable carrossable
Au 20e siècle la salubrité et la mécanisation des transports influe radicalement sur
l’urbanisation des villes. Le comblement des bras de Loire sonne le glas de la petite Venise
française et ouvre la voie d’une métropole aux grands boulevards.
Sur le lieu de la poissonnerie on élève en 1970 plusieurs étages à la gloire de l’automobile :
le parking reprend paradoxalement le nom du dieux grecs des forces aquatiques, Neptune. Là où coulait l’eau du fleuve et où voguaient navires fluviaux et maritimes passent
désormais trains, tramway et véhicules automobiles. L’île Feydeau garde son nom, comme
échouée au cœur de l’urbanisation.
Creuser et élever
L’accroissement démographique et l’utilisation intensive du territoire renforcent aujourd’hui
notre conscience d’un monde que nous devons ménager. Peu à peu la représentation volumique se substitue aux géométraux bidimensionnels. La politique urbaine contemporaine
cherche à rentabiliser les surfaces disponibles : la densification est prônée.
Le parking Neptune est abattu. À la pointe Est de l’île Feydeau, on fouille le sol20 jusqu’à
quinze mètres de profondeur. Trois niveaux de parking et un centre commercial y seront
enterrés ; deux niveaux de commerces et trois d’habitation s’y superposeront. Le “Carré
Feydeau” remplira bientôt le trou béant de la pointe.
RÉCIT CONTEMPORAIN
Là où un banc de sable détaché de la terre habitable bougeait dans les profondeurs de la
Loire, on creuse aujourd’hui entre ses bras comblés. Là où construire n’était pas pensable,
nous remplirons demain l’espace de planchers habitables… Étrange vision en négatif.
Image : photographie de la pointe orientale de l’île Feydeau, 2011.
9 Ville : « Lieu plein de maisons, et fermé de terrasses et de fossés, ou de murailles et de fossés. » (RICHELET Pierre, dictionnaire
françois, 1680) ; « Habitation d’un peuple assez nombreux, qui est
ordinairement fermée de murailles ; assemblage de plusieurs maisons disposées par rues, et fermées d’une clôture commune, qui
est ordinairement de murs et de fossés. » (FURETIERE Antoine, le
Dictionnaire universel la ville, 1690)
10 Faubourg : « Maisons en forme de bourg, ou de village, hors
des portes de la ville et par où l’on passe ordinairement pour venir
dans la ville. » (Op. cit. RICHELET Pierre)
11 CROIX Alain (coordination), Association Nantes-Histoire,
Du sentiment de l’histoire dans une ville d’eau – Nantes, éd. de
l’Albaron, 1991.
12 Le roi accordera l’autorisation de démolition en 1755.
13 De nombreux buzats et bancs de sable qui jonchent la Loire à
proximité de la ville sont alors stabilisés par la plantation de saule
ou d’osier, puis valorisés en pâturage.
14 « Nés sous l’influence conjointe de la mer et du fleuve, et de
la sédimentation des alluvions provoquée et accentuée par l’effet
“goulet” produit par les arches des ponts, ces territoires, gagnés
sur le fleuve, sont le siège dans un premier temps de solidarité entre gens de terre et gens de l’eau. Pour les premiers, la formation
de ces îles contribuait à une extension des superficies consacrées
à l’élevage et à la pêche, pour les seconds, elle favorisait la navigation grâce à la fixation des sables. » (Op. cit. LELIEVRE Françoise)
15 LELIEVRE Françoise, « Entre deux rives et entre deux eaux
– l’invention d’un territoire : l’île de Nantes », in L’invention de
l’Estuaire – Patrimoine, Territoires, Représentations, Œstuaria N°3,
acte des journées d’étude des 28 et 29 juin 2001, éd. Estuarium,
Cordemais, 2002.
16 BIENVENU Gilles & LELIÈVRE Françoise, L’île Feydeau, éd.
Association pour le Développement de l’Inventaire Général des
Pays de la Loire, 1992.
17 Médéric Clément Léchalat, ingénieur des Ponts & Chaussées,
ingénieur en chef de la ville de Nantes de 1863 à 1871.
18 BIENVENU Gilles, « Nantes, des îles en projet », in L’invention
de l’Estuaire – Patrimoine, Territoires, Représentations, Œstuaria
N°3, acte des journées d’étude des 28 et 29 juin 2001, éd. Estuarium, Cordemais, 2002.
19 Étiage : niveau annuel moyen des basses eaux d’un cours
d’eau, à partir duquel on mesure les crues.
20 À l’occasion du chantier de construction, des fouilles archéologiques ont été menées pour découvrir ce que la stratification
urbaine peut nous révéler.
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