(Définir la fiction avril 2010)
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(Définir la fiction avril 2010)
Olivier CAÏRA Définir la fiction Du roman au jeu d’échecs Définir la fiction Introduction Les livres dont l’influence est la plus durable sont les œuvres de fiction. Ils n’attachent pas le lecteur à un dogme, dont il devrait par la suite découvrir la fausseté ; ils ne lui apprennent pas une leçon, qu’il lui faudrait ensuite désapprendre. Ils répètent, ils arrangent, ils clarifient les leçons de la vie ; ils nous désengagent de nous-mêmes, ils nous obligent à la connaissance des autres ; et ils nous montrent la trame de l’expérience, non telle que nous pouvons la voir par nous-mêmes, mais avec un changement notoire – ce monstrueux et dévorant ego qui est le nôtre se trouve pour la circonstance annulé. Robert Louis Stevenson1. Les travaux sur la fiction abondent, mais rares sont ceux qui partent de l’éventail d’œuvres et d’expériences que les acteurs sociaux qualifient de fictionnelles pour en formuler une définition unifiée. L’objet de ce livre est d’ouvrir au plus large cet éventail. Nos détours par la fiction sont si nombreux, si variés dans leurs manifestations que nous en perdons le compte. C’est bien entendu la lecture d’un roman, la pièce de théâtre, le film ou la série télévisée. Ce sont également d’autres œuvres et supports d’expériences, comme la bande dessinée, le jeu vidéo, le jeu de rôle sur table ou grandeur nature, les jeux de société comme le Cluedo ou le Monopoly, mais également le jeu d’échecs ou la grille de Sudoku. Certaines s’organisent en univers entiers, de celui de la Comédie humaine à ceux de Harry Potter ou de Star Wars, avec leurs déclinaisons d’un média à l’autre et leurs innombrables « fanfictions », autorisées ou non. Il faut aussi tenir compte des récits improvisés, des mises en situation pédagogiques – de l’exercice de robinets à la simulation d’entretien d’embauche –, des digressions ouvertes dans la conversation par des formules comme « Imaginons que… », des minuscules intrigues des tests psychologiques, des systèmes mathématiques abstraits, des simulations de conduite et de pilotage… Il faut enfin considérer les œuvres et expériences dont la fictionnalité n’a rien d’évident, parce que les informations manquent ou parce que les acteurs ne s’accordent pas sur leur statut. Définir la fiction, ce n’est pas dépouiller les œuvres et les situations de leur ambiguïté lorsque celle-ci domine ; c’est expliciter nos attentes face aux cadres fictionnels, en admettant ces attentes peuvent être déçues, à dessein ou de manière fortuite. Y a-t-il fiction quand Orson Welles panique New York avec son adaptation radiophonique de La Guerre des mondes en 1938 ? Oui du point de vue de son équipe, 1 STEVENSON, Robert Louis, Essais sur l’art de la fiction, Paris, Payot, 1992, « Des livres qui m’ont influencé », p. 313-314. 2 Olivier Caïra Définir la fiction non du point de vue des citadins qui fuient l’invasion martienne. C’est dans ce « oui et non » que gît le défi de ce livre : dire ce qu’est la fiction sans déposséder les acteurs du dernier mot en la matière2. La palette des fictions que nous manipulons au quotidien semble trop large pour donner prise à une définition. Eludant ce foisonnement, la plupart des textes consacrés à « la fiction » demeurent centrés sur les œuvres littéraires. Pourtant nous considérons sans difficulté certains films, certains exercices, certains exemples philosophiques, certains jeux comme des fictions. Les précautions dont nous entourons ces différents modes de communication sont d’ailleurs remarquablement voisines, dès qu’une référence paraît trop transparente, dès qu’une séquence de scénario semble sujette à caution, ou lorsque l’attrait de ces univers se rapproche d’une relation d’emprise. Le débat actuel ne pâtit pas seulement d’un manque de nouveaux objets : on peut produire d’excellentes théories sans avoir jamais approché une table de jeu de rôle, assisté à un match d’improvisation théâtrale ou manipulé une console de jeu vidéo. La discussion peine surtout à intégrer ces objets du fait de la prégnance de termes, de problématiques et de modes de pensée qui ramènent au modèle des lettres. Je propose ici une définition génétique de la fiction qui restitue les processus d’engendrement des œuvres et des expériences fictionnelles indépendamment de tout substrat littéraire. Cet ouvrage est bâti comme une odyssée, comme si les sciences humaines s’étaient perdues en chemin dans leur quête de l’objet « fiction ». Pourquoi tant de débats autour d’une expérience si familière, à propos d’une compétence que nous maîtrisons tous ? Il ne s’agit pas d’explorer des contrées vierges, mais de retrouver le chemin de la maison, de renouer le lien entre sens commun et connaissance savante de l’objet. Pas de rupture épistémologique donc, mais une tentative de réconciliation. « La tâche de la théorie de la fiction, écrit Marie-Laure Ryan, est d’expliciter les critères intuitifs sur lesquels reposent les jugements de fictionnalité »3. Le voyage s’avère plus long et mouvementé que prévu. On abordera tantôt des rivages quadrillés par la recherche universitaire, tantôt des terres désertes, quoique fertiles, sur lesquels ne travaillent que quelques pionniers. La quête dicte les étapes. Un détour par la Belgique s’imposera pour retracer la soirée de décembre 2006 où, à l’antenne de la RTBF, la Flandre a proclamé unilatéralement – et fictionnellement – son indépendance. Une escale dans le Hollywood des années 1930 nous renseignera sur les vertus 2 Jean-Marie Schaeffer note à ce propos que « l’existence d’une frontière de pragmatique stable distinguant “ce qui est pour de vrai” et ce qui se donne comme jeu de faire-semblant, n’empêche nullement que dans des situations concrètes cette frontière puisse être des plus instables, ni qu’on ne puisse la mettre en jeu elle-même. » – SCHAEFFER, JeanMarie, « Remarques sur la fiction », in GUELTON, Bernard (dir.), Les arts visuels, le web et la fiction, Paris, Publications de la Sorbonne, 2009, p. 22-32. 3 RYAN, Marie-Laure, « Mondes fictionnels à l’âge de l’internet », in GUELTON, Bernard (dir.), Op. cit., p. 66-84. 3 Olivier Caïra Définir la fiction défensives des protestations de fictionnalité de type « Toute ressemblance… ». Autres terrains, autres lectures : la bibliographie propose, outre des ouvrages de référence, des travaux plus surprenants. La littérature et le cinéma cohabiteront avec le jeu vidéo, le jeu de rôle et les mathématiques. Aux côtés de la philosophie et de la sociologie viendront s’asseoir le droit, la logique, la narratologie ou la théorie des échecs. Plusieurs ouvrages collectifs récents reflètent cette nécessité d’élargir le débat. Dirigé par Françoise Lavocat, Usages et théories de la fiction (2004) propose de mettre à l’épreuve les théories actuelles en les rapprochant des textes anciens, qu’il s’agisse d’œuvres fictionnelles ou d’essais de poétique. Cette confrontation n’a rien d’anodin car elle remet en cause certains présupposés du débat. Françoise Lavocat souligne ainsi la sélectivité qu’implique le choix d’exemples récurrents : L’exclusion explicite de toute perspective historique par Jean-Marie Schaeffer, et plus généralement par les théoriciens de la fiction (à l’exception notable de Thomas Pavel), a trop souvent conduit à focaliser l’analyse sur le roman des deux derniers siècles. M. Pickwick, Madame Bovary, Anna Karénine, Sherlock Holmes, la théorie de la fiction a ses héros favoris, qui révèlent peut-être, plus que des affinités de lecture, une certaine adéquation entre la pensée de la fiction et ce que Thomas Pavel lui-même appelle « sa concrétion accomplie » : le roman du XIXe siècle, celui que par une simplification volontaire, on appellera « réaliste »4. Autre manière de soumettre les théories à des variations porteuses de sens, l’approche du collectif dirigé par Marie-Laure Ryan dans Narrative across Media – The Languages of Storytelling (2004) repose sur une stimulante profusion de domaines d’enquête, allant de l’image fixe au jeu vidéo en passant par le roman hypertexte, la musique et la bande dessinée. Quoique d’orientation purement narratologique, l’ouvrage sera une source constante d’interrogation et d’illustration sur la fiction. Dans un parcours en forme d’odyssée, le choix des œuvres n’obéit pas aux règles d’équilibre qui présideraient à la constitution d’un corpus. La nécessité de se constituer une culture des différentes expériences de la fiction implique de suivre autant les voies de la recherche académique que celles des préférences personnelles. J’écarterai deux conceptions de la fiction qui, bien que très différentes, produisent le même effet : à trop élargir la définition de l’objet, elles finissent par le perdre dans une théorie générale de l’objet ou de la communication où « tout est fiction ». Peter Lamarque et Stein H. Olsen ont bien pris la mesure du danger : L’idée que les objets ordinaires sont d’une certaine manière des « fictions » ou que le monde est essentiellement « produit » plutôt que « découvert » n’a plus rien d’étrange ; ces conceptions ont été défendues par bien des philosophes réputés […]. Le problème est qu’ils ne sont pas clairement compris et qu’autour d’eux s’est bâtie une rhétorique plus extrême, reflet d’une 4 LAVOCAT, Françoise, « Avant-propos », in LAVOCAT, Françoise (dir.), Usages et théories de la fiction, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, p. 9-10. 4 Olivier Caïra Définir la fiction tendance répandue dans la pensée moderne, selon laquelle il n’y a pas de monde « réel », ce qui existe est juste ce qui est construit, la vérité est une illusion et la fiction est partout5. Cette lecture artéfactuelle de la fiction se fonde sur une ambiguïté étymologique dont Gérard Genette a récemment souligné l’impact sur le débat contemporain : le risque permanent d’une confusion entre figure et fiction. Je n’ai pas besoin de rappeler la racine commune de ces deux mots, qu’on trouve dans le verbe latin fingere, qui signifie à la fois « façonner », « représenter », « feindre » et « inventer » ; les noms fictio et figura, ancêtres de nos fiction et figure, dérivent tous deux de ce verbe, dont ils désignent plutôt, dans la mesure où l’on peut distinguer leurs dénotations, le premier l’action, le second le produit, ou l’effet de cette action. Sans abuser de l’argument étymologique, il n’est pas aventureux de trouver une parenté entre ces deux notions. […] La figure est un embryon, ou, si l’on préfère, une esquisse de fiction6. Genette établit une distinction pertinente sur fond de parenté sémantique : la fiction est avant tout une action, un processus de communication, et secondairement une catégorie d’êtres « façonnés ». C’est en tant qu’action que nous pourrons en cerner la spécificité. Vue comme un répertoire d’êtres, la fiction prolifère sur fond de philosophie et de sociologie de la déconstruction7 : toutes les entités sont, d’une manière ou d’une autre, « façonnées », au sens où nous n’avons pas de perception immédiate du monde. Rien ne résiste à cette lecture artéfactuelle qui affirme que tout ce qui est connu est construit, et que tout ce qui est construit est fiction. La fiction entendue comme artefact existe depuis longtemps dans la philosophie occidentale, notamment dans l’ontologie de Jeremy Bentham, où elle contribue à éclairer la construction de notre pensée8. Mais lorsque cet usage apparaît dans le débat contemporain, c’est souvent dans un registre polémique, dans une démarche de dénigrement des objets. Tel dénoncera « ces fictions que sont la Gauche et la Droite », assimilant le caractère artéfactuel de ces notions à une vacuité dénotative : parce que la Gauche et la Droite résultent d’une construction historique, ces mots ne désigneraient rien et ceux qui différencient ces deux pôles seraient dans l’erreur. Les objets de l’adversaire intellectuel ou politique sont socialement construits, donc fictionnels, et par conséquent suspects ou indignes d’intérêt. Le pendant de cette lecture artéfactuelle est la tendance à déconsidérer, non les objets, mais les formes de la représentation, en les réduisant à un régime universel de fictionnalité auquel rien ne semble échapper. Christian Metz9 ou les auteurs de l’Esthétique du film affirment ainsi que « tout film est un film de fiction » : Le film industriel, le film scientifique, comme le documentaire, tombent sous cette loi qui veut que par ses matières de l’expression (image mouvante, son) tout film irréalise ce qu’il 5 LAMARQUE, Peter & OLSEN, Stein H., Truth, Fiction and Litterature, Oxford, Clarendon Press, 1994, p. 162. GENETTE, Gérard, Métalepse – De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004, p. 16-17. 7 Cf. sur ce point HEINICH, Nathalie, « A propos de “Fiction et croyance” » in HEINICH, Nathalie & SCHAEFFER, Jean-Marie, Art, création, fiction – Entre sociologie et philosophie, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 2004, p. 188190. 8 BENTHAM, Jeremy, De l’ontologie et autres textes sur les fictions, Paris, Seuil, 1997. 9 METZ, Christian, Le Signifiant imaginaire – Psychanalyse et cinéma, Paris, U.G.E., 1977, p. 63. 6 5 Olivier Caïra Définir la fiction représente et le transforme en spectacle. Le spectateur d’un film de documentation scientifique ne se comporte d’ailleurs pas autrement qu’un spectateur de film de fiction : il suspend toute activité car le film n’est pas la réalité et à ce titre permet de surseoir à tout acte, à toute conduite10. La communication documentaire apparaissant, depuis Nietzsche11, comme saturée de déterminations techniques et de figures (ellipses, métonymies, métaphores…), il serait impossible de fixer une frontière du fictionnel. Toute représentation serait fiction. Suivant cet argument, une voix au téléphone serait fictionnelle puisque la transmission technique et les normes conversationnelles « irréalisent » notre interlocuteur. On mesure bien l’impact rhétorique d’une telle doctrine : tel corpus de presse n’apporte qu’un « théâtre de l’information », l’entretien de terrain est une « mise en scène », les données d’observation ne reflètent en définitive qu’un « point de vue » partiel et partial, etc. Jean Baudrillard a produit les formes les plus radicales de cette topique, mais ce dernier parlait plus volontiers de « simulacres » puis, à partir des années 1990, de « virtuel » pour décrire cet « assassinat du réel » qu’il qualifiait de Crime parfait12. Différentes branches des sciences sociales subissent les effets de cette doctrine. En économie, Donald McCloskey analyse les stratégies narratives dans les articles académiques pour rapprocher le travail du chercheur de celui du romancier ou du poète. Il conclut « que l’économie est fictionnelle et poétique13. » En anthropologie, le 10 AUMONT, Jacques, BERGALA, Alain, MARIE, Michel & VERNET, Marc, Esthétique du film (3e édition), Paris, Armand Colin, 2004, p. 71. Un tel discours pourrait être retourné sur lui-même si l’on ne se fondait que sur le substrat ontologique du cinéma. On pourrait soutenir que « tout film est documentaire » (à l’exception des films d’animation et des trucages numériques) puisque la caméra n’a pu saisir que des situations réellement advenues, contrairement aux péripéties d’un roman. Le recours à des acteurs de chair et de sang comporte en effet des exigences et des risques qui n’ont rien de fictionnel : prises de poids record comme celles de Robert de Niro pour Raging Bull (1980) ou de Vincent d’Onofrio pour Full Metal Jacket (1987), fracture lors d’une cascade, contamination au VIH lors d’un tournage pornographique, dérapages qui alimentent un « bêtisier », etc. La démarche consistant à déclarer fictionnel un médium entier ne conduit qu’à des situations d’indécidabilité argumentative. 11 Dans « Fiction et croyance » (2001), Jean-Marie Schaeffer brosse un tableau contrasté de l’héritage nietzschéen en matière de critique des formes de représentation. Il salue d’une part l’idée de faire de la représentation un nouvel objet de l’investigation philosophique : […] les représentations devraient être étudiées non pas dans un questionnement quant à leur « vérité », mais du double point de vue de leur généalogie causale (comment sont-elles produites ?) et de leur usage (comment sont-elles utilisées, comment fonctionnent-elles ?). – SCHAEFFER, Jean-Marie, « Fiction et croyance » in HEINICH, Nathalie & SCHAEFFER, JeanMarie, Op. cit., p. 172-173. D’autre part, il critique la vision qui découle de cette avancée, « une célébration de l’apparence contre l’essence, de la fiction contre la vérité » (p. 173), là où le constat du caractère construit de la représentation aurait dû permettre de refonder tant les philosophies de la connaissance que les théories de la fiction. 12 Cf. notamment BAUDRILLARD, Jean, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1985 et, comme illustration de « l’insatiable machine à théoriser de Baudrillard » (Marie-Laure Ryan) BAUDRILLARD, Jean, Le crime parfait, Paris, Galilée, 1995. Baudrillard ayant davantage écrit sur la représentation que sur la fiction, je renvoie à la lecture critique exposée dans RYAN, Marie-Laure, Narrative as Virtual Reality – Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2001, « Baudrillard and the virtual as fake », p. 27-35. Ce passage en résume bien la substance : En nous demandant d’envisager des situations hypothétiques et des possibilités dystopiques, Baudrillard théorise le triomphe du virtuel-comme-faux comme un élément du virtuel-comme-potentiel, mais son langage crée par lui-même un faux en rabattant par hyperbole le potentiel sur l’actuel : le réel ne menace pas de disparaître dans le texte de Baudrillard, il a déjà été assassiné dans les faits. Les lecteurs n’ont aucun mal à défaire l’hyperbole et à rattacher la théorie à des tendances du monde réel plutôt qu’à des états de faits définitifs. [Le discours de Baudrillard] passe sous l’influence de ses propres affirmations et devient l’un de ces simulacres qui engendrent leur propre réalité. – p. 33. 13 McCLOSKEY, Donald N., « Storytelling in Economics », in NASH, Christopher (dir.), Narrative in Culture : The Uses of Storytelling in the Sciences, Philosophy and Litterature, Londres, Routledge, 1990, p. 5-22. L’argument partant du constat de la narrativité formelle d’un message pour aboutir à un verdict de fictionnalité du propos fera l’objet d’une critique plus approfondie au chapitre I. 6 Olivier Caïra Définir la fiction chercheur apparaît placé sous un tel feu de critiques, adressées tant au récit de terrain qu’à l’extrapolation théorique, que Jean Jamin parle d’un « syndrome de Bartleby », chacun répondant à la manière du personnage de Melville : « I would prefer not to »14. Marie-Laure Ryan a retracé les mouvements argumentatifs de cette « Doctrine du Panfictionalisme » (Doctrine of Panfictionality) : il s’agit d’abord de « reconnaître l’existence théorique de l’autre de la fiction », la non-fiction, un mode de communication vu « comme l’image absolument fidèle, complète et objective du réel ». Cette notion admise, on montre qu’elle renvoie à un ensemble vide : Cette définition ne peut être satisfaite, parce que le langage impose toujours sa forme et ses catégories conceptuelles sur le monde à représenter, et parce que tous les actes de représentation sont motivés par des intérêts personnels qui affectent la production de l’image. Il s’ensuit que le territoire du discours non fictionnel est vide de toute substance15. Pourquoi rejeter, en même temps que ces deux conceptions du fictionnel, l’aubaine d’étudier un objet universel et de produire des théories exportables sans danger – l’argument qu’on nous opposera ne sera lui-même qu’une fiction facile à écarter – dans toutes sortes de débats ? « Quelle meilleure façon, ironise Jean-Marie Schaeffer, de sortir la fiction de sa marginalité que de la placer au centre de la théorie philosophique de la représentation16 ? » Pourquoi ne pas céder aux sirènes du « tout est fiction » ? Essentiellement parce qu’une sociologie pragmatique de la fiction ne saurait se fonder sur une définition élastique et contre-intuitive de son concept central 17. Dans un monde déjà baudrillardien, où les acteurs auraient abandonné toute exigence de documentarité, le panfictionalisme pourrait prétendre refléter – voire constituer – une certaine doxa18. Il n’en est rien : si l’on entend souvent dire, hors contexte, que « tout est fiction », la frontière entre communications fictionnelle et documentaire reste un objet de dispute. Le « docu-fiction » de la RTBF mettant en scène une proclamation d’indépendance de la Flandre l’a encore démontré : l’incertitude quant au statut pragmatique de l’émission a suscité autant de récriminations que les éléments liés à la vie politique de la Belgique. 14 JAMIN, Jean, « Fictions haut régime – Du théâtre vécu au mythe romanesque », L’Homme n°175-176 – Vérités de la fiction, juillet-décembre 2005, p. 165-201. Sur la naissance de cet écheveau de contraintes et les usages épistémologiques, polémiques ou non, du mot « fiction » dans cette discipline, cf. dans le même numéro les commentaires de Jean-Marie Schaeffer sur la tendance « fictionnante » en histoire et en anthropologie (« Quelles vérités pour quelles fictions ? », particulièrement p. 23-31) ainsi que l’article de Jean-Paul Colleyn « Fiction et fictions en anthropologie », p. 147-164. 15 RYAN, Marie-Laure, « Frontière de la fiction : digitale ou analogique ? », colloque du groupe Fabula « Frontières de la fiction » (1999), www.fabula.org. 16 SCHAEFFER, Jean-Marie, « Fiction et croyance » (« art. cit. »), p. 166. 17 Le lien entre récit et fiction dans certains articles peut poser des problèmes d’acceptabilité, malgré les précautions prises par leurs auteurs. Ainsi, lorsque la linguiste Emmanuelle Danblon qualifie de « fiction cognitive » un détour narratif dans un témoignage de déportation, on peut se demander si ce terme serait accepté par la survivante dont elle analyse le propos. Cf. DANBLON, Emmanuelle, « Exprimer l’ineffable, une fonction cognitive de la fiction », in GRALL, Catherine, Récit de fiction et représentation mentale, Mont-Saint Aignan, Presses des Universités de Rouen et du Havre, 2007, p. 51-68. 18 Jean-Marie Schaeffer réfute ainsi la « doctrine du panfictionalisme » : […] la thèse du tout fictionnel s’enferme elle-même dans le piège de l’autoréférentialité. Soit la proposition qui énonce la thèse fait elle-même partie de son champ d’application, et dans ce cas la thèse est elle-même fictionnelle et ne saurait avoir davantage de validité que la thèse inverse, c’est-à-dire la thèse ségrégationniste. Soit on lui applique une sorte de théorie russellienne des types, c’est-à-dire qu’on soutient que ce qu’elle affirme vaut pour tout sauf pour elle-même : elle nous apprendrait donc ce qu’est en vérité le statut des autres représentations. Mais si tel est le cas, alors il y a au moins une représentation (une proposition) pour laquelle la distinction entre fiction et vérité est opératoire. – Ibid., p. 166-167. 7 Olivier Caïra Définir la fiction L’existence d’alertes et d’affaires impliquant des œuvres reconnues comme fictionnelles, ou des messages dont la fictionnalité fait débat, incite à se doter de modèles où la lecture artéfactuelle et le panfictionalisme figurent comme des pôles, des extrêmes argumentatifs, non comme des composantes centrales et immuables du sens commun. « Si l’on appelle fiction la réalité, écrit Lubomír Doležel, il faut inventer un nouveau mot pour la fiction19. » Dans le débat sur la fiction, la sociologie apparaît comme une discipline minoritaire, face aux travaux en philosophie, en linguistique, en critique littéraire, théâtrale ou cinématographique, en anthropologie, en mathématiques, voire en histoire des sciences et en droit. Pourquoi cette distance ? Pourquoi la sociologie engendre-t-elle si peu de spécialistes de la fiction, alors qu’il s’agit d’un phénomène social majeur, et d’un ensemble de terrains où leur regard peut s’avérer utile20 ? Pourquoi, alors que l’étude des désaccords publics se trouve depuis plus de vingt ans au cœur des préoccupations sociologiques, trouve-t-on si peu d’études sur les fictions controversées ? Nathalie Heinich attribue cette faiblesse à trois causes : d’abord, la « tradition positiviste » qui « tend à cantonner les sciences sociales dans l’analyse des faits réels21 » ; ensuite « la prégnance de l’approche critique » qui discrédite les fictions tant au titre d’œuvres non documentaires qu’au titre de constructions illusoires ; enfin le « découpage académique des domaines disciplinaires » qui ramène la fiction dans l’orbite des laboratoires de littérature et de cinéma22. Jean-Marie Schaeffer ajoute : Dans le cas de la sociologie, je soupçonne qu’il faut incriminer entre autres le fait qu’elle interroge souvent les représentations sociales en partant d’une théorie explicite ou implicite de la « fausse conscience » : du même coup, elle s’intéresse davantage aux représentations qui se donnent pour vraies (sans l’être) qu’à celles qui revendiquent ouvertement leur déconnexion de toute prétention référentielle23. 19 DOLEŽEL, Lubomír, Heterocosmica – Fiction and Possible Worlds, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1998, p. X. 20 Peter Lamarque et Stein H. Olsen (Op. cit., p. 34) ont souligné cet aspect : Il y a plusieurs raisons d’invoquer la notion de pratique. Premièrement, elle sert à souligner que la fiction est fondée sur des activités d’un certain type et non, par exemple, sur un certain type de relations (par exemple, entre le langage et le monde). Deuxièmement, elle requiert que ce fondement soit social (plutôt que, disons, purement psychologique) au moins au sens où les œuvres de fiction ne deviennent telles que suivant leur rôle dans des contextes sociaux. 21 Il faut citer néanmoins trois textes qui étudient la fictionnalité problématique de certaines œuvres littéraires. Le premier, « Une vision noire du monde » de Francis Chateauraynaud (1995), constitue une tentative originale d’explorer les rapports entre les textes fictionnels et pamphlétaires de Louis-Ferdinand Céline à l’aide du logiciel d’analyse de corpus Prospéro. Les deux autres, « Le témoignage entre autobiographie et roman : la place de la fiction dans les récits de déportation » et « Les limites de la fiction » de Nathalie Heinich (1998 et 2005), permettent de porter un regard sur les problèmes de cadrage propres à des fictions controversées comme certains récits liés à l’Holocauste ou comme L’amour, roman de Camille Laurens (2003), pour lequel l’écrivaine fut accusée par son époux d’atteinte à la vie privée. Cf. CHATEAURAYNAUD, Francis, « Une vision noire du monde – Céline, le peuple et la critique d’authenticité », www.prosperologie.org, 1995, HEINICH, Nathalie, « Le témoignage entre autobiographie et roman : La place de la fiction dans les récits de déportation » (1998) in HEINICH, Nathalie & SCHAEFFER, Jean-Marie, Op. cit., p. 135-151 et HEINICH, Nathalie, « Les limites de la fiction », L’Homme n°175-176 – Vérités de la fiction, juillet-décembre 2005, p. 57-76. 22 HEINICH, Nathalie, « Les dimensions du territoire dans un roman d’Ismaïl Kadaré », Sociologie et sociétés, vol. 34, n° 2, Les territoires de l’art, automne 2002, p. 207-218. 23 SCHAEFFER, Jean-Marie, « A propos de “Le témoignage entre autobiographie et roman : La place de la fiction dans les récits de déportation” », in HEINICH, Nathalie & SCHAEFFER, Jean-Marie, Op. cit., p. 153-161. 8 Olivier Caïra Définir la fiction La discipline n’en est pas pour autant silencieuse. Les travaux sociologiques sur corpus fictionnels se présentent schématiquement suivant trois grandes démarches24 : La fiction comme symptôme, la sociologie comme diagnostic – Ici, l’analyse de contenu permet d’accéder, moyennant diverses précautions méthodologiques, à « l’imaginaire » d’une époque et/ou d’une population, souvent par le biais d’un processus de dévoilement des structures profondes du corpus. C’est la démarche de Nathalie Heinich dans son ouvrage États de femmes (1996) : au terme d’une analyse des personnages féminins dans 250 œuvres de fiction occidentale, du XVIIIe au XXe siècle, elle théorise un « complexe de la seconde » qui serait le pendant féminin du complexe d’Œdipe25. Dans Le complexe du loupgarou (1994), Denis Duclos met en parallèle le vécu des tueurs en série, la littérature de terreur américaine et la mythologie nordique. La violence dans la fiction américaine serait sous-tendue par le « mythe du loup-garou », fondé sur l’idée « qu’il existe en chaque humain une nature : un être sauvage, brutal, vorace et vicieux, qui ne demande qu’à réapparaître à la surface, et que seule tient en échec la répression civilisatrice26 ». Les deux livres diffèrent sur bien des points, mais se rejoignent dans l’ambition d’identifier un « complexe » par l’interprétation d’une sorte d’inconscient collectif de la fiction. La fiction comme reflet du social, la sociologie comme explicitation – On peut envisager la fiction comme un champ d’expression des stéréotypes, mais aussi des relations effectives de domination. L’interprétation repose moins sur la dichotomie entre surface et profondeur que dans les travaux qui précèdent. Au contraire, l’argument repose sur les traits et les liens explicites des personnages dans tel genre ou à telle époque. Le sociologue ne dévoile pas les rapports sociaux « au-delà des apparences », il explicite et transpose, par l’analyse et la mise en série des œuvres. Cette conception du corpus fictionnel comme « miroir » du monde a des racines antiques27, mais elle prend une résonance sociologique avec la théorisation marxiste de la littérature par Engels, puis surtout par Plekhanov et Lukács. On la retrouve dans des travaux à vocation scientifique et militante, les « gender », « class » et « critical race studies » nord-américaines. L’ouvrage de Daniel Bernardi Star Trek and History : Raceing Toward a White Future (1998) remet ainsi en question les idéaux de tolérance de la série de science-fiction américaine (1966-1969), en soulignant que le modèle humaniste et libéral défendu par le créateur et producteur Gene 24 Cette tripartition reprend la typologie proposée par Sabine Chalvon-Dermersay dans « Une société élective : scénarios pour un monde de relations choisies », Terrain n°27 – l’Amour, septembre 1996. 25 HEINICH, Nathalie, États de femme – L’identité féminine dans la fiction occidentale, Paris, Gallimard, 1996. 26 DUCLOS, Denis, Le complexe du loup-garou : La fascination de la violence dans la culture américaine, Paris, La Découverte / Pocket, 1994. 27 Cf. l’article de SCHÖNING, Udo, « Miroir / Mirror theory », Dictionnaire International des Termes Littéraires (www.ditl.info). 9 Olivier Caïra Définir la fiction Roddenberry renvoie à l’idéologie de la majorité blanche des années 196028. L’émergence récente d’héroïnes féminines dans de nombreux programmes de télévision a engendré un mouvement de « gender studies » fondé sur ce même principe29. Les hiérarchies et discriminations dans des univers exotiques, fantastiques ou de science-fiction, reflèteraient les inégalités de notre époque30. La fiction comme performance, la sociologie comme scène – Pour Sabine Chalvon-Demersay, le travail du sociologue peut se démarquer des deux options précédentes pour développer un point de vue « performatif » sur les contenus. « Les récits y sont considérés comme constructeurs d’une réalité destinée à être proposée à un public et peuvent dès lors être analysés en tant que système porteur de sens, en tant qu’identificateur de problèmes et de solutions destinés à entrer en congruence avec un public large31. » Le diagnostic change de fonction. Le corpus de scénarios de téléfilms qu’elle étudie dans Mille scénarios (1994) fonctionne ainsi comme une « scène d’apparition » d’un pessimisme face à la crise, mais également comme un espace de construction d’alternatives privées ou publiques32. La fiction révèle des représentations et des dispositions cognitives difficiles à cerner autrement. Le grand intérêt du travail de ChalvonDemersay est d’avoir dépouillé une énorme quantité d’œuvres pour en dégager des thèmes partagés, sans rien présupposer des relations entre scénarios de fiction et anecdotes réelles. Ce refus de confisquer l’interprétation aux acteurs, qu’ils soient producteurs ou récepteurs, lui permet de souligner le caractère ouvert, problématique, parfois précurseur, des scénarios et des téléfilms étudiés. Cette troisième conception nous rapproche des sociologies inspirées par la pragmatique philosophique et linguistique, souvent développées dans le sillage des travaux d’Erving Goffman. Il s’agit d’étudier la fiction non seulement en tant que résultat, mais surtout en tant que pratique sociale, en tant qu’expérience vécue, que ce soit sur le mode de la création, de la contemplation ou de l’interaction. La constitution d’un corpus d’œuvres n’est, du coup, plus un passage obligé, et l’observation – participante ou non – vient compléter les analyses de contenu. Les domaines les plus féconds deviennent ceux où l’interactivité prime, qu’il s’agisse d’aventures verbales dans un jeu de rôle sur table, 28 BERNARDI, Daniel Leonard, Star Trek and History : Race-ing Toward a White Future, New Brunswick, Rutgers University Press, 1998. 29 Cf. notamment HELFORD, Elyce Rae (dir.), Fantasy Girls – Gender in the New Universe of Science Fiction and Fantasy Television, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 2000 et EARLY, Frances H. & KENNEDY, Kathleen (dir.), Athena’s Daughters : Television’s New Women Warriors, Syracuse, Syracuse University Press, 2003. 30 On peut rapprocher de ce courant certains passages de la lecture bourdieusienne de l’Éducation sentimentale, au sens où le sociologue, même s’il n’adhère pas à une théorie naïve du « reflet », considère que Flaubert produit « une objectivation de la classe dominante de son temps qui rivalise avec les plus belles analyses historiques » (Entretien avec Roger Chartier, 1988), tableau romanesque qu’il s’agit ensuite de « traduire » en langage sociologique (cf. BOURDIEU, Pierre, Les règles de l’art, Paris, Seuil, 1992). 31 CHALVON-DEMERSAY, Sabine, « Une société élective » (« art. cit. »). 32 CHALVON-DEMERSAY, Sabine, Mille Scénarios – Une enquête sur l’imagination en temps de crise, Paris, Métailié, 1994. 10 Olivier Caïra Définir la fiction de navigation dans l’environnement numérique d’un jeu vidéo, ou de mise en scène collective d’une consigne lors d’une rencontre d’improvisation théâtrale33. C’est dans cette tradition que s’inscrit ce livre. Au chapitre I, j’expliquerai pourquoi le débat sur la fiction présente des défauts de structure qui empêchent la prise en compte de certains objets et terrains. Suivant sa familiarité avec les auteurs évoqués, le lecteur lira ou non les deux appendices qui proposent un panorama de ce débat. Les chercheurs « internalistes » (appendice 1) tentent de caractériser la fiction par la seule analyse des propriétés sémantiques ou syntaxiques des œuvres. A l’opposé, les « externalistes » (appendice 2) se placent du côté de l’expérience fictionnelle pour en explorer les spécificités pragmatiques et/ou cognitives. Pour réconcilier ces deux écoles, il faudra d’abord approfondir le rapport à la preuve qui caractérise la communication documentaire (chap. II), afin de saisir en quoi la fiction s’en libère. A travers les notions de recoupement et de dérivation, je proposerai une typologie des cadres fictionnels (chap. III). Suivra une définition de la fiction détachée des notions de « pacte » ou de « contrat », afin de rendre compte de la fragilité et de la variabilité historique des cadres fictionnels. Enfin, un panorama des manifestations mixtes ou cousines de la fiction (chap. IV), nous permettra de voir où passent des frontières précises entre formes de communication, mais aussi de situer les espaces composites, les marches contestées et les ports francs du fictionnel. Plusieurs études de cas nous conduiront enfin au cœur de ces contestations, d’abord dans des situations où la fictionnalité s’avère incertaine (chap. V), puis dans des querelles où la fictionnalité est clairement affirmée par les uns et vivement contestée par les autres (chap. VI). 33 L’un des mouvements de recherche les plus féconds en la matière est celui des performance studies, né dans les années 1970 à la Tisch School of the Arts de l’Université de New York. Partant d’un modèle théâtral élargi et assoupli par les avant-gardes des années 1960, les chercheurs de cette école tentent de produire des outils adaptés à la description de toute performance, qu’elle ait pour support une scène traditionnelle, une table de jeu, un coin de rue ou un forum de discussion en ligne. Kurt Lancaster résume bien cette démarche : Plutôt que d’inventer leur propre discipline, les performance studies utilisent des méthodologies existantes d’une nouvelle manière. Elles emploient des théories issues de la linguistique, de la sémiotique, de la philosophie, de la sociologie, de l’anthropologie et du féminisme, entre autres, pour mieux comprendre le comportement humain comme, dans et à travers une performance. – LANCASTER, Kurt, Interacting with Babylon 5 – Fan Performances in a Media Universe, Austin, University of Texas Press, 2001, p. XXIX. Le chercheur et metteur en scène Richard Schechner, a ainsi créé des outils transversaux d’analyse de la performance et de repérage des « fragments de comportement » (strips of behavior) susceptibles de circuler d’un cadre de communication à un autre, notamment lors de reprises ou d’adaptations d’une œuvre, ou dans le processus de déclinaison d’un univers fictionnel sur différents supports (SCHECHNER, Richard, Performance Theory, New York/Londres, Routledge Classics, 2003). 11 Olivier Caïra Définir la fiction Chapitre - ILa fiction en débat Le fait est que dans la vie humaine la distinction entre récits factuels et récits de fiction est indispensable et inévitable. D’ailleurs, dans la pratique quotidienne nous faisons tous, quelle que soit notre philosophie officielle, cette distinction. Jean-Marie Schaeffer34. Le débat contemporain sur la fiction paraît constituer un modèle de controverse intellectuelle. On y observe un effort constant de définition de l’objet, ainsi qu’un consensus sur un tronc commun bibliographique qui n’empêche pas le dialogue interdisciplinaire. Après des siècles de confusion entre fait et valeur, entre définition « technique » de la fiction et propos normatifs à son encontre – à commencer par la « controverse » entre Platon et Aristote –, la discussion académique s’est détachée des polémiques censoriales et anticensoriales, parfois pour les prendre comme objet 35. Tout semble concourir à l’émergence d’une discussion réfléchie et cumulative. Le problème tient à la structure de ce débat : faute d’équilibre, des pans entiers de l’objet demeurent dans l’ombre ; faute de clarification du vocabulaire36, les définitions séduisent mais échouent à recouvrir ce que le sens commun appelle « fiction » ; faute de programme comparatif, des textes et des terrains importants restent ignorés. Une controverse dense mais lacunaire Expliquer ce qui rend une œuvre fictionnelle ne revient pas à expliquer ce qui la rend littéraire. La question intéressante est de quelle manière la fictionnalité peut être employée dans la création d’œuvres littéraires. Peter Lamarque et Stein H. Olsen 37. Le débat pâtit d’abord du poids excessif de la littérature dans la formulation des concepts et dans le recours à l’empirie. Ensuite, on ne peut que constater et déplorer l’absence de nombreux terrains et dossiers, dont ceux des fictions improvisées. Enfin, 34 SCHAEFFER, Jean-Marie, « Quelles vérités pour quelles fictions ? », L’Homme n°175-176 – Vérités de la fiction, juillet-décembre 2005, p. 19-36. 35 D’autres objets ont connu un destin similaire, comme le « réalisme », longtemps entendu comme synonyme ou parent de la représentation d’actes et de personnages immoraux. Cf. WATT, Ian, « Réalisme et forme romanesque » in BARTHES, Roland (et al.), Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 11-46. 36 Une bonne part du brouillage sémantique tient à des difficultés de traduction. Elles se manifestent dès l’examen des textes fondateurs, qui engendre déjà des désaccords fondamentaux : comment, par exemple, traduire mimèsis, en anglais, en allemand ou en français ? Viennent ensuite les tensions propres à la sémantique allemande, dont tout lecteur de philosophie a fait l’expérience, mais aussi les floraisons de néologismes dans chaque langue, voire chez chaque auteur. Il est légitime que chaque discipline crée son propre vocabulaire, mais le risque croît alors de n’en exporter que des formes tronquées ou trompeuses. 37 LAMARQUE, Peter & OLSEN, Stein H., Op. cit., p. 24. 12 Olivier Caïra Définir la fiction la discussion perpétue le divorce entre communications mimétique et axiomatique, qui tend du même coup à oblitérer le champ intermédiaire des jeux de simulation. Par inclination ou par ancrage disciplinaire, les chercheurs en théorie de la fiction se cantonnent le plus souvent à un répertoire d’exemples issus de la littérature classique, ou de textes contemporains hautement légitimes (Alain Robbe-Grillet chez Käte Hamburger38, John M. Coetzee chez Dorrit Cohn39…). Ce choix a d’incontestables vertus : l’œuvre littéraire, procédant du même « matériau » que son commentaire, est celle qui se prête le mieux à l’exemplification ; il semble également plus juste de chercher des figures originales de l’expression fictionnelle parmi les chefs-d’œuvre de chaque époque que dans la littérature de grande consommation. Les chercheurs ont beau, dans leur grande majorité, affirmer que la fictionnalité d’un texte n’est pas une question de qualité, leur choix d’exemples reflète une priorité accordée à la fiction littéraire de qualité pour adultes. Cela tend à exclure aussi bien les œuvres « de genre » (science-fiction, fantastique, sentimental…) que les livres pour enfants, qui devraient pourtant aider à décrire l’émergence d’une « compétence fictionnelle ». Nathalie Heinich, qu’on ne saurait accuser de mépris pour les lettres, a bien décrit ce biais : Ce réductionnisme littéraire constitue un obstacle majeur à la prise en compte de la fiction comme matériau d’analyse pour les sciences humaines : non seulement parce qu’il élimine d’emblée toute fiction non reconnue par la tradition lettrée (romans populaires, œuvres télévisuelles, publicités…), ou non considérée comme fiction (textes sacrés), mais aussi parce qu’il ne permet pas de penser les fonctions pragmatiques remplies par l’activité fictionnelle, et dans sa dimension narrative, et dans sa dimension imaginaire. […] En cela, Tarzan est au moins aussi important que Julien Sorel, Tintin que Hamlet, Scarlett O’Hara que Mrs Ramsay40. Du fait de son ancienneté et de son ancrage dans la recherche et dans l’enseignement, la littérature crée un déficit de légitimité pour les autres manifestations de la fiction. Les impasses du « tout littéraire » apparaissent clairement si l’on aborde l’objet fiction thème par thème. Même si l’on inclut le face à face avec un public par le biais du conte et du théâtre, comment traiter de l’interactivité sans élargir le répertoire d’exemples, notamment au jeu sous toutes ses formes ? Suffira-t-il de s’intéresser à la mise en page, au livre illustré et à la bande dessinée pour étudier la dimension graphique, voire topologique, des univers de fiction ? Comment tenir compte du caractère massif et partagé de certains univers, quand l’analyse reste centrée sur un modèle auteur-lecteur, si sophistiqué soit-il ? Faudrait-il, pour décrire le phénomène contemporain de mathématisation de la fiction, s’en tenir aux seuls jeux oulipiens ? 38 HAMBURGER, Käte, Logique des genres littéraires, Paris, Seuil, 1986, p. 116-118. COHN, Dorrit, Le propre de la fiction, Paris, Seuil, 2001, notamment p. 157-159. 40 HEINICH, Nathalie, « Les limites de la fiction », L’Homme n°175-176 – Vérités de la fiction, juillet-décembre 2005, p. 57-76. 39 13 Olivier Caïra Définir la fiction Il ne s’agit pas de sombrer dans l’excès inverse et de crier haro sur l’exemple littéraire. Nous croiserons des auteurs aussi divers que Borges, Burgess, Dick, Faukner ou Saramago, mais aussi des théoriciens purement littéraires de la fiction, de Stevenson à Lamarque et Olsen. Il s’agit de rendre à la littérature la place qui lui revient dans la fiction, sans lui demander d’illustrer des phénomènes qui lui échappent. Ouverture maximale, donc, à d’autres littératures, au cinéma, aux jeux de simulation, même aux axiomatiques logicomathématiques… Ne risque-t-on pas de s’égarer dans la profusion des exemples, de perdre de vue la notion de terrain à trop multiplier les objets d’enquête, de voir proliférer les pistes bibliographiques au-delà du raisonnable, bref, de mal étreindre l’objet fiction à force d’en vouloir embrasser tous les aspects ? Le jeu en vaut la chandelle, car c’est sur l’empirie que le débat actuel achoppe. Le manque de références tient moins à un mépris du « terrain » qu’à la difficulté de créer un consensus autour du corpus fictionnel susceptible d’être étudié. Le double problème de la nature de la fiction et de ses frontières n’étant pas résolu, la controverse peut tourner, dans le pire des cas, au dialogue de sourds, lorsque deux auteurs ne parlent simplement pas des mêmes objets. Le problème est circulaire : comme il faut délimiter simultanément l’objet « fiction » et ses manifestations, la définition appelle un choix d’exemples qui la consolide. D’où le paradoxe d’ouvrages comme la Logique des genres littéraires de Käte Hamburger : l’auteur définit différentes formes de fiction… en excluant toute forme de récit à la première personne. Ce n’est pas le travail de définition qui est à blâmer, mais le fait de baptiser « fiction » l’objet qui en résulte. Faute d’une approche empirique consensuelle, l’exemple littéraire fait figure de valeur refuge. Certains sont aujourd’hui devenus des passages obligés : la biographie fictionnelle Sir Andrew Marbot de Wolfgang Hildesheimer41 est ainsi commentée par des auteurs aussi différents que Gérard Genette42, Jean-Marie Schaeffer43, Dorrit Cohn44, Marie-Laure Ryan45 ou Richard Saint-Gelais46… L’émergence de « lieux communs du débat » – au meilleur sens du terme – est un signe de maturité scientifique de l’objet, mais on peine à en trouver des équivalents en dehors de la littérature. Quiconque ouvre le débat vers d’autres objets, comme le cinéma, le jeu de rôle ou le jeu vidéo, semble en revanche dispensé de tout approfondissement, aussi bien 41 HILDESHEIMER, Wolfgang, Sir Andrew Marbot, Paris, Stock, 1984. GENETTE, Gérard, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991, p. 90-91. 43 SCHAEFFER, Jean-Marie, Pourquoi la fiction ?(op. cit.), p. 133-164. 44 COHN, Dorrit, Op. cit., Chap. V : « Briser le code de la biographie fictionnelle : Sir Andrew Marbot de Wofgang Hildesheimer », p. 125-147. 45 RYAN, Marie-Laure, « Frontière de la fiction : digitale ou analogique ? », colloque du groupe Fabula « Frontières de la fiction » (1999), www.fabula.org. 46 SAINT-GELAIS, Richard, « L’effet de non-fiction : fragments d’une enquête », colloque du groupe Fabula « L’effet de fiction » (2001), www.fabula.org. 42 14 Olivier Caïra Définir la fiction empirique que théorique. La section de dix pages que consacre Käte Hamburger à « la fiction cinématographique » ne comprend ainsi aucune référence bibliographique, et consiste pour l’essentiel à minimiser les différences entre l’expérience du grand écran et celle du théâtre. Le seul exemple non-littéraire qui « circule » vraiment d’un auteur à l’autre, particulièrement en langue anglaise, concerne « Charles et la terrible masse verte et visqueuse » (green slime)47. Forgé par Kendall Walton dans Mimesis as Make Believe (1990), il met en scène un spectateur terrifié par un monstre de film d’horreur, sans jamais préciser si Charles est lui-même le personnage d’une fiction philosophique ou un acteur social observé par l’auteur. De même, Walton ne rattache son exemple à aucun film particulier, ce qui empêche toute discussion sur la réception de l’œuvre suivant d’autres modalités affectives que la peur, notamment la franche hilarité qui accompagne la plupart des apparitions monstrueuses dans le genre du gore. Le livre de Jean-Marie Schaeffer Pourquoi la fiction ? (1999) marque une date dans le débat, car l’auteur y affirme une réelle ambition de recherche comparative, centrée sur la notion de compétence fictionnelle. Dès les premières pages, consacrées au personnage de Lara Croft, héroïne de la série Tomb Raider, l’ouverture au jeu vidéo tranche avec le « tout littéraire ». Cette volonté se confirme lorsque le philosophe propose une large palette de dispositifs de représentation comme autant de terrains d’enquête sur la fiction. L’ouvrage est remarquable par l’examen rigoureux de la tradition philosophique, par l’attention enfin portée à l’émergence phylogénétique et ontogénétique des modes d’engagement dans la fiction, et par la mise en avant de l’immersion fictionnelle comme objet à mettre en variation. Mais lorsque l’auteur propose l’analyse de « quelques dispositifs fictionnels » (Chap. IV, p. 231-315), il bute sur l’absence ou la rareté des travaux sur le jeu de rôle et sur le jeu vidéo. La plus grave lacune du débat contemporain est le divorce entre fiction mimétique et fiction axiomatique. Sous-tendu par la coupure entre lettres et sciences, il limite le champ de la discussion aux cadres de fiction qui présentent des versions, plus ou moins divergentes, de notre monde. On dissertera sur Anna Karénine ou sur Lara Croft, mais jamais de la Reine d’échecs, comme si son caractère axiomatique et son absence de rôle narratif l’excluaient des créations fictionnelles de l’humanité. Or l’étude des univers axiomatiques n’a rien d’un détour intellectuel : elle constitue un passage obligé dans toute définition équilibrée et unifiée de la fiction. Par leur étrangeté radicale, ces univers permettent de mettre à l’épreuve les distinctions nécessaires entre fiction et représentation, fiction et narration, fiction et expression esthétique. 47 Cf., pour une traduction et une discussion approfondie de l’exemple de Walton et de ses commentateurs, MENOUD, Lorenzo, Qu’est-ce que la fiction ?, Paris, Vrin, 2005, p. 95-125. 15 Olivier Caïra Définir la fiction Les théoriciens de la fiction mimétique ne font pas fi de la logique. Bien au contraire, ils la mobilisent page après page, se référant principalement à Frege (« Sens et dénotation ») et à Wittgenstein (le Tractatus, les Investigations philosophiques…), ainsi qu’à la philosophie analytique qui en découle, qu’elle ait jeté des ponts ou non vers l’objet fiction. On croisera ainsi, particulièrement chez Thomas Pavel48, des textes de Saul Kripke, d’Alexius Meinong, de Willard V. O. Quine, de Nelson Goodman, et surtout un mode de raisonnement hérité du positivisme logique, qu’il s’agisse de calcul propositionnel, de calcul des prédicats ou de théorie des mondes possibles. Ces formalismes conduisent souvent à des paradoxes. C’est le cas du fameux syllogisme absurde proposé par David Lewis : Il est vrai que Sherlock Holmes habite au 221B Baker Street. Il est vrai qu'une banque se trouve au 221B Baker Street . Donc Sherlock Holmes habitait dans une banque ?49 Ce recours aux outils des logiciens, engendre un autre paradoxe. Pourquoi la théorie de la fiction devrait-elle n’importer que les méthodes de l’analyse logicomathématique, tout en ignorant ses objets premiers que sont les systèmes axiomatiques ? Ce rejet est parfois explicite : l’auteur étudiera « la fiction » (à dominante littéraire et cinématographique) mais pas « les fictions » en tant qu’expériences de pensée détachées de toute visée narrative50. Ces objets ne sont pas exclus par hasard, mais parce qu’ils fragilisent les approches exclusivement fondées sur la notion de mimésis. Cette ségrégation n’est plus tenable dès lors qu’on admet le jeu vidéo, ce que JeanMarie Schaeffer appelle les « fictions numériques », dans le champ de la fiction. Ce n’est que par l’extension à ces objets (énigmes logiques, jeux de stratégie, univers virtuels) qu’on pourra présenter une théorie unifiée de la fiction et des fictions51. Replacer la logique face à ses objets premiers, c’est aussi faire apparaître certaines limites de sa validité et tempérer l’optimisme des plus formalistes. Cela nous conduira à une discussion d’ordre plus fondamental sur la notion de preuve. Pas de théorie de la fiction sans théorie de la communication documentaire, donc sans théorie de la preuve. Or la dérivation logique est un procédé de preuve très pur, mais aussi très isolé dans notre appréhension quotidienne du monde. Notre fascination, bien réelle, pour la logique se limitera donc à ce qu’elle apporte au sein des univers axiomatiques, au lieu de reposer sur des attentes démesurées face aux fictions mimétiques. 48 PAVEL, Thomas, Univers de la fiction, Paris, Seuil, 1988. LEWIS, David, « Truth in Fiction », American Philosophical Quarterly 15, 1978, p. 37-46. 50 Cf. MENOUD, Lorenzo, Op. cit., p. 7-8 (note). 51 D’où mon recours à des auteurs aussi divers que Lewis Carroll, David Hilbert, Douglas Hofstadter, Enrico Giusti ou Jean-Pierre Cléro, tous mus par la curiosité qu’engendrent les axiomatiques autonomes. 49 16 Olivier Caïra Définir la fiction « Faire sans… » : en quête d’une définition parcimonieuse — Pourquoi dites-vous que c’est une solution moins dispendieuse pour notre esprit ? — Cher Adso, il ne faut pas multiplier les explications et les causes sans qu’on en ait une stricte nécessité. Umberto Eco, dialogue du Nom de la Rose (1980), parodiant Guillaume d’Occam52. Ce livre est bâti sur un principe de parcimonie : de deux définitions de la fiction, il faut choisir la plus économe en concepts. Dans cette section, la mimésis, la narration, le langage et la logique vont subir l’épreuve du rasoir d’Occam53. Ces concepts sont en effet peu pertinents pour définir la fiction. Ils engendrent leurs propres artefacts et tendent à subordonner la théorie de la fiction à d’autres disciplines : philosophie de la représentation, narratologie, linguistique ou mathématique. Ils exacerbent des tensions déjà vives dans le débat sur la fiction. « Faire sans » ces concepts permet de « faire avec » davantage de textes et de terrains. Ce n’est pas diluer une définition que de montrer que certains termes peuvent sans dommage en être retranchés. Faire sans… la mimésis – Partir de la mimésis pour théoriser la fiction semble évident, tant l’héritage aristotélicien marque encore la pensée occidentale54. L’exégèse de la Poétique demeure indispensable mais, dans le cas de la fiction, il ne faut pas y chercher davantage que ce que l’on y peut trouver. Aristote écrit à une époque où les expériences fictionnelles sont quasiment toutes littéraires (au sens large), et mimétiques. L’idée de rapprocher un problème mathématique d’une tragédie n’a alors aucune justification, d’autant que le premier semble procéder d’une essence immuable, tandis que la seconde apparaît clairement comme une création circonstancielle. Pourquoi le lien entre fiction et mimésis est-il si fort qu’il semble indissoluble ? Pourquoi tant d’auteurs utilisent-ils « représentation » et « fiction » comme si ces termes étaient synonymes ou comme si la fiction n’était qu’une sous-espèce de la représentation55 ? La réponse tient au décalage historique entre la reconnaissance de la fictionnalité de certaines représentations et la reconnaissance de la fictionnalité de certains systèmes logicomathématiques. Durant les siècles qui séparent ces deux 52 ECO, Umberto, Le Nom de la rose, Paris, Grasset, 1990, p. 121-122. Otto Pfersmann suit cette démarche occamienne quand il part de la définition de la fiction de Dorrit Cohn (« texte littéraire narratif non strictement référentiel ») pour en retrancher la narrativité, afin de pouvoir étudier conjointement les fictions littéraire et juridique. Cf. PFERSMANN, Otto, « Les modes de la fiction : droit et littérature », in LAVOCAT, Françoise (dir.), Op. cit., p. 47 et surtout note 18 p. 60. Sa définition demeure toutefois trop ancrée dans le langage pour englober toutes les manifestations de la fiction envisagées ici. 54 A propos de l’influence contemporaine d’Aristote sur la production et la critique littéraires, mais également sur la narratologie étendue aux écrits universitaires sans intrigue apparente, cf. l’article « La Poétique et nous » in ECO, Umberto, De la littérature, Paris, Grasset, 2003, p. 299-322. 55 Cf. par exemple l’expression aujourd’hui consacrée de « mimésis formelle » pour désigner les liens entre fiction et discours factuel chez GLOWINSKI, Michal, « Sur le roman à la première personne » in GENETTE, Gérard (dir.), Esthétique et poétique, Paris, Seuil, 1992, p. 229-245. 53 17 Olivier Caïra Définir la fiction mouvements épistémiques, il est difficile de penser la fiction hors du champ de la représentation. L’objet mathématique est pris en tenailles entre deux conceptions qui, bien qu’antinomiques, tendent chacune à exclure la question de la fictionnalité. Dans la théorie platonicienne, particulièrement développée dans le Ménon, l’objet mathématique ne peut être créé par l’homme ; il gît déjà en lui et sera redécouvert, appris par réminiscence. Pour Aristote, il est au contraire le fruit d’un travail d’abstraction consistant à partir des objets du monde pour en retirer – en abstraire – des êtres manipulables en tant que symboles. Chez lui, comme l’écrit Jean-Pierre Cléro : L’accent est délibérément porté sur l’acte de s’appuyer sur le particulier pour le traverser sans céder à la tentation de poser des objets transcendants censés correspondre à cette activité de démonstration qui universalise et qui se leurre elle-même, si elle ne parvient pas à critiquer ce désir d’existence séparée56. Les univers de la pensée mathématique ne peuvent donc, chez Platon comme chez Aristote, être pensés comme fictionnels car la question de leur documentarité ne se pose pas, du moins pas encore. On peut, avec Jean-Pierre Cléro, trouver dans la Métaphysique et dans les Analytiques Seconds les premiers éléments d’une « théorie des fictions57 » – à travers le « comme si » qui sous-tend la démarche d’abstraction mathématique –, mais il faudra attendre des philosophies bien postérieures, à commencer par celle de Hume pour en trouver des manifestations explicites58. Or, comme le souligne Lorenzo Menoud en employant l’argument wittgensteinien de la « négation signifiante »59 : […] la fictionnalité n’a de sens que s’il y a possibilité de référentialité (non-fictionnalité). Autrement dit, […] la peinture ne peut être fictionnelle que si elle peut être référentielle. C’est une opposition qui va de pair60. L’idée d’une fictionnalité indépendante de la représentation ne peut donc pas, malgré toute la profondeur de la pensée du Stagirite en la matière, venir de la philosophie antique des sciences, puisque personne ne parvient alors à penser les objets mathématiques en dehors d’une nécessaire relation à un ordre platonicien ou aristotélicien de réalité. L’existence des fictions mathématiques fait aujourd’hui figure d’évidence, même si le débat fait toujours rage lorsqu’il s’agit de savoir comment chacun identifie et délimite de tels objets, de telles expériences de pensée. Le temps semble donc venu de tenter de rassembler – sans les confondre – les branches mimétiques et axiomatiques de la communication fictionnelle, d’autant que les acteurs sociaux ne cessent de le faire 56 CLÉRO, Jean-Pierre, Les raisons de la fiction – Les philosophes et les mathématiques, Paris, Armand Colin, 2004, p. 73. 57 Ibid., p. 86-89. 58 Ibid., p. 117-119. 59 « […] selon lequel pour qu’un énoncé ait un sens, il faut que sa négation en ait un » – MENOUD, Lorenzo, Op. cit., p. 51 (note) 60 Ibid., p. 50-51. 18 Olivier Caïra Définir la fiction e depuis la seconde moitié du XX siècle, par le biais de ces objets mixtes que sont les jeux de simulation. Trancher le lien entre fiction et représentation, c’est s’affranchir d’une vision purement mimétique de la création, et admettre que l’homme peut présenter – et non re-présenter – des êtres et des relations entre ces êtres. C’est également se donner la possibilité de repartir à zéro sur le chantier de la mimésis, en considérant qu’elle ne va pas de soi, et que son rapport à la communication fictionnelle mérite d’être constamment interrogé. Faire sans… la narration – De nombreux théoriciens, aussi divers que Peter Lamarque et Stein H. Olsen61, Margaret Macdonald, Kendall L. Walton, Gregory Currie ou David Lewis62, font de la narration le substrat élémentaire de l’expérience fictionnelle. La fiction naîtrait de notre désir de raconter des histoires en dehors du carcan du récit documentaire, loin des contraintes de la chronique historique. La lecture d’Aristote que propose Paul Ricœur favorise le passage de la fiction comme représentation à la fiction comme intrigue. Dans sa fameuse « cellule mélodique » formée par le « couple mimèsis-muthos », les deux éléments sont distingués analytiquement mais donnés comme inséparables sur le plan de l’écriture : L’imitation ou la représentation est une activité mimétique en tant qu’elle produit quelque chose, à savoir précisément l’agencement des faits par la mise en intrigue63. Ouvrons un album des aventures de Lucky Luke. Son caractère fictionnel semble lié au récit qui s’y déroule. L’héritage aristotélicien nous incite à repérer les mouvements narratifs, limpides chez René Goscinny, depuis l’exposition jusqu’au dénouement. Alors pourquoi ne pas définir la fiction comme une forme particulière de narration ? Prenons au hasard une planche dans l’album. La séparer des autres, donc l’extraire de son contexte narratif, n’en diminue pas le caractère fictionnel. Et si nous ne gardons qu’une vignette ? Le fameux dessin de Lucky Luke tirant plus vite que son ombre n’a plus de valeur narrative, mais quiconque le trouverait dans une liasse de documents hétérogènes le classerait sans peine parmi les messages fictionnels. Il se rapproche des figures exemptes de tout « vécu » narratif que sont les mascottes institutionnelles ou commerciales, comme « Bison futé », les personnages plus ou moins anthropomorphes qui ornent les paquets de céréales pour enfants ou les héros de produits ludoéducatifs. Les espaces de la fiction et de la narration se recouvrent souvent, mais ne coïncident pas plus qu’ils ne se contiennent l’un l’autre : mieux vaut donc s’en tenir à l’attitude prudente d’un Gérard Genette, qui aborde ces deux dimensions comme des 61 Op. cit., particulièrement chap. 2 : « The practice of story-telling », p. 29-52. Cf. MENOUD, Lorenzo, Op. cit., p. 34. 63 RICŒUR, Paul, Temps et récit – 1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983, p. 72. Cf. également, comme parfaite illustration de la volonté de donner à l’intrigue une définition la plus englobante possible au sein de la communication fictionnelle, RICŒUR, Paul, Temps et récit – 2. La configuration dans le récit de fiction, Paris, Seuil, 1984, « Au-delà du muthos tragique », p. 19-30. 62 19 Olivier Caïra Définir la fiction 64 problématiques irréductibles l’une à l’autre . J’étudierai même des cas d’œuvres interactives où la dimension narrative s’intègre mal dans l’expérience fictionnelle65. Définir la fiction comme une forme particulière de récit, ou comme une résultante du désir de raconter des histoires, c’est s’interdire d’emblée l’examen de certaines fictions du fait qu’elles ne sont pas narratives. A propos des fictions juridiques, Otto Pfersmann énonce ainsi l’argument qu’il entend dépasser : […] de telles fictions ne racontent rien et ne décrivent pas des événements ou des actions, alors que c’est justement ce que l’on attend habituellement d’une fiction littéraire66. Autre conséquence : si l’on ne voit que le récit dans la fiction, on impose les propriétés du narratif (linéarité, existence de personnages, mise en intrigue…) à des cadres où celles-ci sont marginales, voire incongrues. On s’interdit donc de problématiser les liens entre certaines œuvres (images fixes, jeux vidéo…) ou expériences fictionnelles (jeu de rôle, théâtre improvisé…) et la narration qui peut en résulter67. Enfin, le rapprochement entre fiction et narration crée des présupposés quant à la division du travail de communication, puisqu’il implique d’emblée des places dans le récit (le schéma actantiel tel que défini par Greimas68) et autour du récit (la coupure entre narrateur et narrataire). Or le développement des fictions interactives bouleverse ce double ordonnancement. Les « jeux de faire-semblant » dont s’inspirent tant de théoriciens, dont Kendall Walton et Jean-Marie Schaeffer, ne sont narratifs que très occasionnellement : ils prennent bien souvent l’allure d’un tableau (j’installe mes peluches « comme à l’école ») ou d’une boucle interactionnelle (le « chat » me touche ; je touche les « souris »…). Le jeu, comme dispositif chargé de maintenir une 64 Cf. notamment ses différentes approches dans GENETTE, Gérard, Fiction et diction (op. cit.). Cf. également sa préface de la Logique des genres littéraires de Käte Hamburger (op. cit., p. 13) : […] on ne peut étudier le récit de fiction à la fois comme récit et comme fiction : le « comme récit » de la narratologie implique par définition que l’on feigne d’accepter l’existence (la fiction), « avant » le récit, d’une histoire à raconter ; le « comme fiction » de Käte Hamburger implique au contraire que l’on refuse cette hypothèse (cette fiction) de méthode – et avec elle la notion même de récit, puisque, sans histoire, il ne peut y avoir de récit, et qu’ainsi le récit de fiction n’est qu’une fiction de récit. 65 Dans son ouvrage sur les liens entre immersion et interactivité dans la littérature et les dispositifs de réalité virtuelle, Marie-Laure Ryan propose une définition du narratif uniquement fondée sur les éléments diégétiques que sont les personnages, le décor et l’action, ce qui lui permet d’élargir le champ de la narratologie à des systèmes dénués de narrateur. Elle écrit ainsi, à propos de l’exploration d’environnements virtuels : Chaque action effectuée par l’utilisateur constitue un événement dans le monde virtuel. La somme de ces événements peut ne pas présenter une forme dramatique correcte – une montée et une chute de tension au sens aristotélicien – mais, parce que tous les événements impliquent le même participant, ils correspondent automatiquement au schéma du récit épique ou sériel (épisodique). […] la narrativité intrinsèque de la réalité virtuelle est strictement une affaire de potentialité. On peut en dire autant de la narrativité de l’existence, ou même du théâtre, et c’est pourquoi l’expression « untold story », dont la presse populaire raffole, n’est pas nécessairement un oxymore. – RYAN, Marie-Laure, Narrative as Virtual Reality (op. cit.), p. 64. L’idée d’opposer « récits narrés » (narrated narratives) et « récits potentiels » (Ibid., p. 64-65), pour séduisante qu’elle soit dans le cadre de l’investigation de l’auteure, peut néanmoins conduire à une hypertrophie de la narratologie, particulièrement si l’on transforme « automatiquement » les suites d’événements en structures narratives. La discipline risque du même coup d’en perdre son objet pour devenir une philosophie de l’expérience relativement sourde à la dimension pragmatique du récit. Malgré mes nombreux emprunts aux ouvrages de Ryan, je resterai donc fidèle à la distinction traditionnelle entre événements et récit qui oblige à articuler constamment les dimensions intra- et extradiégétique. 66 PFERSMANN, Otto, « Art. cit. ». 67 Pour un exemple de problématisation des liens entre image fixe et narrativité, cf. STEINER, Wendy, « Pictorial Narrativity » in RYAN, Marie-Laure (dir.), Narrative across Media – The Languages of Storytelling, Lincoln, University of Nebraska Press, 2004, p. 145-177. 68 GREIMAS, Algirdas Julien, Sémantique structurale, Paris, Presses Universitaires de France, 2002. 20 Olivier Caïra Définir la fiction 69 incertitude réglée , ne suivra une structure narrative qu’au prix d’un effort considérable de discipline communicationnelle, surtout parmi de jeunes enfants. Même si certains auteurs, comme Lee Sheldon, s’efforcent d’y préserver la notion de storytelling70, l’expérience interactive dans les jeux vidéo se laisse davantage décrire en termes de « quêtes71 » ou d’« épreuves », le tout ne formant un tissu narratif qu’a posteriori72. Dans les « jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs » (MMORPG), le nombre de personnages et de quêtes à traiter simultanément par le serveur ne permet aucune totalisation narrative, hormis lorsque se produisent des événements de grande envergure (guerre avec un royaume voisin, coup d’Etat, découverte d’une nouvelle contrée, vacance du trône, tournoi de chevalerie, épidémie…). Encore l’idée de quête fait-elle toujours référence à une dimension prescriptive du jeu, à des conditions de victoire. Il faut aussi tenir compte des jeux conçus pour laisser les joueurs inventer leurs propres objectifs, comme certains jeux de rôle sur table et certains simulateurs informatiques. Le jeu devient alors jouet – au sens de dispositif ludique non prescriptif – et rien ne nous oblige à établir un rapport narratif au jouet. Faire sans… le langage – Revoyons le prologue de Lolita de Stanley Kubrick (1962). Lorsque Quilty (Peter Sellers) boit dans une flûte de champagne souillée de cendres de cigarette, nombre de spectateurs grimacent de dégoût, certains allant jusqu’à frotter leur langue contre leurs lèvres, leurs doigts ou leur palais, comme si la cendre se trouvait dans leur propre bouche. Nombre d’effets fictionnels ne sont pas d’ordre langagier 73. L’effroi éprouvé à la vue d’une femme dont on coupe l’œil à l’aide d’une lame de rasoir dans Un chien andalou de Luis Buñuel (1929) n’a rien de propositionnel : c’est un frisson purement tactile, et certains spectateurs se frotteront les yeux rien qu’en repensant à cette image74. 69 Cf., sur la question de l’incertitude en cadre ludique, le remarquable article « les lieux de l’action » in GOFFMAN, Erving, Les Rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974 et ma définition génétique du jeu dans CAÏRA, Olivier, Jeux de rôle : les forges de la fiction, Paris, CNRS Éditions, 2007, p. 206-215. 70 SHELDON, Lee, Character Development and Storytelling for Games, Boston, Thomson Course Technology, 2004. 71 Cf. AARSETH, Espen J., « Quest Games as Post-Narrative Discourse », in RYAN, Marie-Laure (dir.), Narrative across Media, Lincoln, University of Nebraska Press, 2004, p. 361-376. 72 C’est ce que note Jesper Juul à propos du caractère narratif de l’expérience ludique : La plupart des jeux modernes en solo (hors jeux d’arcade), comme Half Life (Valve Software, 1998) vous laissent réellement terminer le jeu : au prix d’innombrables sauvegardes et rechargements, il est possible de réaliser la séquence idéale définie par Half Life. Manifestement, seule une fraction microscopique des sessions de jeu suit vraiment ce chemin idéal, mais Half Life parvient à présenter une séquence déterminée d’événements que le joueur pourra par la suite raconter. Cela signifie que certains jeux font usage du récit pour certaines raisons. (JUUL, Jesper, « Game Telling Stories ? – A brief note on games and narrative », Game Studies n° 1, juillet 2001.) 73 Déjà, dans la Poétique (XVII), Aristote soulignait l’importance de la visualisation intérieure des contenus linguistiques : Il faut agencer les histoires et grâce à leur expression leur donner leur forme achevée en se mettant le plus possible les situations sous les yeux ; car en les voyant ainsi très clairement, comme si l’on était sur les lieux mêmes de l’action, on pourra trouver ce qui convient et éviter la moindre contradiction interne […]. 74 D’où l’intérêt de l’analyse littéraire de Lamarque et Olsen, qui s’affranchissent souvent d’une lecture propositionnelle des œuvres pour privilégier un caractère plus généralement « aspectuel » de la fiction : Tout ce qui peut être appris de la fiction n’est pas propositionnel. L’essentiel de ce que nous savons de l’amour, de la mortalité, de l’orgueil et du préjugé, nous l’avons appris de la fiction, non pas en adoptant « l’attitude de l’investigation scientifique », mais par un engagement imaginatif envers le contenu fictionnel […]. La nature aspectuelle de la présentation, qui incorpore un contenu attitudinel aussi bien que descriptif, détermine le contrôle qu’un auteur a sur l’assimilation du contenu par un lecteur. (Op. cit., p. 135-136). 21 Olivier Caïra Définir la fiction La tentation de réduire le message fictionnel à un énoncé en langue est doublement trompeuse. D’une part, l’emprise du littéraire conduit à « traduire » les fictions non linguistiques ou partiellement linguistiques sous une forme uniquement textuelle, au mépris de leurs spécificités75. D’autre part, elle incite à investir la linguistique seule de la mission et des moyens d’enquêter sur l’expérience fictionnelle, ce qui peut constituer un redoutable moyen de censure ou d’autocensure intellectuelle. Le chercheur partira par exemple du fait que le caractère fictionnel d’un message peut s’exprimer de manière textuelle (« Il était une fois… ») ou paratextuelle (la mention « Roman ») pour s’interdire toute investigation extratextuelle sur les marqueurs de fictionnalité. Symptomatique de cette démarche est la réduction de l’expérience cinématographique opérée par Käte Hamburger dans sa Logique des genres littéraires. L’auteure justifie d’abord l’approche littéraire de l’audiovisuel en écartant l’objection technique : […] l’aspect technique du film ne remet pas en cause son existence comme forme fictionnelle, donc littéraire ; on verra même que le film a une structure logique qui lui est propre, sans rapport avec cet aspect technique76. Affirmant que la base photographique est détachable de la « structure logique », elle contraint le chercheur à choisir : la fiction audiovisuelle est soit de nature épique, soit de nature dramatique. Le passage qui suit illustre les dérives du « tout littéraire » : Ni le roman, ni le drame n’ont besoin, en tant que formes littéraires, d’être expliqués par d’autres formes. Un roman est un roman et un drame est un drame, et nous savons immédiatement pourquoi. Mais lorsque nous voyons un film, nous pouvons légitimement nous demander si nous voyons un roman ou un drame ; pour en découvrir la structure, nous avons besoin d’autres formes littéraires77. Le cinéma n’apparaît donc que comme une forme secondaire, postérieure donc dérivée, des genres « originels » de la littérature. Hamburger lui dénie toute autonomie esthétique, en affirmant sans preuve – empirique ou bibliographique – que tout message cinématographique est traduisible en un texte : [Le spectateur] est en même temps dans la situation d’un lecteur de roman en ce sens que tout ce qu’il voit dans le film, il pourrait au même titre le lire dans un roman […]. Lorsque, par exemple, le soleil descend lentement sur l’horizon, lorsqu’un avion s’élève du sol et disparaît dans le ciel […]… voyant cela, nous voyons quelque chose qui nous est raconté. L’image en mouvement a donc une fonction narrative ; elle prend la place qu’occupe le mot dans la fonction narrative épique78. Les liens entre texte, narration et représentation semblent si bien ancrés dans le débat sur la fiction que rien n’empêche une grande penseuse comme Hamburger de se livrer à cette incroyable caricature de l’expérience cinématographique. La constante utilisation 75 Cette tentation est particulièrement forte dans le cas du jeu de rôle sur table, dans la mesure où l’essentiel de la partie est de nature conversationnelle. La retranscription d’extraits de parties, nécessaire à la compréhension des mécanismes du jeu, peut induire une conception purement linguistique de cette expérience. C’est pourquoi j’ai insisté sur le rôle des illustrateurs en amont du jeu, ainsi que sur la mobilisation permanente de références issues du cinéma, de la bande dessinée ou du jeu vidéo en cours de séance. 76 HAMBURGER, Käte, Op. cit., p. 188. 77 Ibid., p. 190. 78 Ibid., p. 190. Je souligne. 22 Olivier Caïra Définir la fiction du mot « texte », comme convention pour désigner toutes sortes de contenus, trahit encore ce biais linguistique, notamment en narratologie et dans les media studies79. Le public d’un article scientifique sur la télévision ou sur le jeu vidéo comprend chaque occurrence des mots « texte » ou « lecture » en ce sens élargi, mais cette convention demeure problématique, car porteuse d’un implicite quant aux messages et à leur réception. Un texte est par exemple intentionnel de bout en bout : il ne s’y trouve aucun mot qui n’ait été écrit par l’homme, tandis que la caméra peut saisir des éléments inintentionnels comme la forme des nuages dans le ciel, l’envol des pigeons sur une place ou l’effet du vent sur la coiffure des acteurs80. Un texte est linéaire par essence, d’autres messages ne le sont que de manière accidentelle. Un texte est constitué de signes ; nombre de contenus sont de nature iconique. Toutes ces distinctions risquent d’échapper à l’attention du chercheur confronté à des fictions partiellement ou totalement extralinguistiques. Il ne s’agira donc pas seulement d’ouvrir notre définition à des formes paratextuelles ou paraverbales, mais bien d’en extirper toute référence au langage. Toute considération littéraire n’interviendra qu’à titre de corollaire. Faire sans… la logique – L’idée d’un monde entièrement descriptible par le langage est d’autant plus redoutable qu’elle semble autoriser une transition plus ou moins avouée vers la logique formelle. C’est tentant si l’on estime, avec Käte Hamburger, que « le concept de logique du langage s’est imposé à la réflexion moderne à la place de celui d’une logique de la pensée81 ». Si notre connaissance du monde réel ou d’un monde fictionnel équivalait à une somme de propositions exprimables en langue naturelle, on pourrait tenter de la réduire à une somme de propositions univoques insérables dans un calcul logique82. Cet héritage de la philosophie analytique demeure très présent dans le débat sur la fiction83. Des auteurs aux propos aussi différents que 79 On en trouve un exemple chez la chercheuse norvégienne Liv Hausken : […] le terme texte sera employé dans un sens général et non exclusivement linguistique, en référence à toute expression qui peut être lue, ou appréhendée d’une autre manière, comme signifiante. – HAUSKEN, Liv, « Coda : Textual Theory and Blind Spots in Media Studies », in RYAN, Marie-Laure (dir.), Op. cit., p. 391-403. 80 L’intentionalité est présente a posteriori, dans la salle de montage, par exemple, où l’on peut m’objecter que la forme des nuages a été vue cent fois avant d’être incluse dans le film. En littérature, on peut voir apparaître toutes sortes de lapsus révélant des failles de l’intentionalité. L’écart demeure néanmoins, car le contrôle que l’on peut exercer sur l’image animée n’est jamais aussi complet que la relecture d’un texte. Le repérage des « goofs », ces indices révélateurs de la situation de tournage au sein du film (reflets de caméra, changements de coiffure d’un plan à l’autre, etc.), constitue ainsi une véritable sous-culture cinéphilique. 81 HAMBURGER, Käte, Op. cit., p. 21. 82 On retrouve cette démarche dans la pragmatique, par ailleurs très innovante, de Robert B. Brandom : Le vocabulaire logique a le rôle expressif de rendre explicites – sous la forme de contenus assertibles logiquement complexes – les engagements matériels implicites en vertu desquels des phrases logiquement atomiques ont le contenu qu’elles ont. La logique transforme les pratiques sémantiques en principes. (BRANDOM, Robert B., Making It Explicit – Reasoning, Representing & Discursive Commitment, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1994, p. 402. Brandom apporte d’importantes clarifications philosophiques sur la pragmatique (avec son modèle du « deontic scorekeeping ») et sur le raisonnement (où il oppose les traditions représentationnaliste et inférentialiste), mais son apport au débat sur la fiction (Ibid., p. 446-447) demeure centré sur des questions assez classiques d’existence des personnages et d’accessibilité spatio-temporelle. 83 Pour une lecture critique de cette tradition, voir PAVEL, Thomas, Univers de la fiction (op. cit.) . 23 Olivier Caïra Définir la fiction 84 85 Margaret Macdonald et John R. Searle se mettent en quête d’un « statut logique du discours de fiction » ; Käte Hamburger inscrit sa réflexion dans une Logique des genres littéraires ; toute une tradition de recherche se fonde sur la transposition à la fiction de la logique des « mondes possibles » de Saul Kripke… Or, appliqué hors de son domaine d’origine, celui des axiomatiques formelles, ce type de raisonnement et surtout de calcul, qu’il soit propositionnel ou prédicatif, pose de sérieux problèmes. Il suppose d’abord que toute pensée s’inscrit dans un univers déjà formalisé, comme le jeu d’échecs ou le programme informatique. Or, comme l’écrit Jean Lassègue : […] il est difficile de concevoir, à partir de ces cas, une généralisation à la pensée entière, sauf à concevoir que tout domaine est en droit formalisable, ce qui, sans être absolument exclu, est peu vraisemblable parce qu’une formalisation n’a d’intérêt que si elle porte au contraire sur des portions limitées de la réalité dont on connaît déjà bien les propriétés86. L’un des traits de la fiction mimétique est que nul n’est capable de dire quelle « portion de la réalité » est nécessaire à sa compréhension. Les canons de l’élucidation logique peuvent fonctionner sur quelques énoncés choisis au sein d’une œuvre, mais ils se heurtent à trois obstacles fondamentaux lorsque l’on tente de les systématiser. D’abord, la transcription d’énoncés en langue naturelle – a fortiori de messages non linguistiques – en formules calculables au sein d’une axiomatique apparaît comme un vœu pieu, et j’expliquerai plus loin (chap. II) en quoi elle semble impossible. Ensuite, cette transcription suppose de réduire à un seul système des messages transmis par différents canaux (comme l’image, le son et le sous-titrage au cinéma 87) en ignorant les significations que créent leurs interrelations88. Enfin, assigner aux êtres et événements de la fiction mimétique des traits identiques ou similaires à ceux de la communication documentaire nécessite des opérations intellectuelles coûteuses pour des résultats très aléatoires, qu’il s’agisse de bâtir un « monde possible » ou de consolider l’ontologie de l’univers proposé par le biais du calcul propositionnel. D’où l’absence de passages au calcul sur des œuvres fictionnelles et non sur des fragments ad hoc : il ne s’agit pas de 84 MACDONALD, Margaret, « Le langage de la fiction » in GENETTE, Gérard (dir.), Esthétique et poétique, Paris, Seuil, 1992, p. 203-228. 85 SEARLE, John R., « Le statut logique du discours de fiction » (1979), Sens et expression. Paris, Minuit, 1982, p. 101115. 86 LASSÈGUE, Jean, Turing, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 121-122. La référence à Holmes dans le débat sur la fiction illustre à deux niveaux cette pensée logiciste. D’une part, le héros de Conan Doyle étant devenu une institution, il n’est plus découvert par le lecteur, le spectateur ou le joueur, mais instancié dans un univers fictionnel stable (Baker Street, le Dr. Watson, le Diogene’s Club, Moriarty…). D’autre part, Holmes incarne la méthode hypothético-déductive jusqu’à la caricature, tout domaine du monde étant non seulement « formalisable en droit », mais bien souvent déjà formalisé quelque part au 221B Baker Street, dans les archives du détective-encyclopédiste (qualités de papier à lettre, taxinomie des cendres de tabac, etc.). 87 Même dans le cinéma muet, la palette des moyens de restituer ou d’évoquer le son décourage toute réduction du film au seul canal visuel. Michel Chion montre ainsi que les cinéastes, en plus d’écrire certains dialogues sur les cartons d’intertitres, multipliaient les plans suggérant des sons, comme cette sirène d’usine dans La Grève d’Eisenstein (1925). En salle, musiciens et bruiteurs, mais aussi bonimenteurs comme les benshi japonais, se chargeaient de dire les répliques. Voir CHION, Michel, Un art sonore, le cinéma – histoire, esthétique, poétique, Paris, Cahiers du cinéma, 2003, « Quand le cinéma était sourd (1895-1927) », p. 11-25. 88 Sur l’enrichissement de la palette des significations à la naissance du cinéma sonore, et son impact sur les questions de censure, cf. DE GRAZIA, Edward & NEWMAN, Roger K. , Banned Films – Movies, Censors and the First Amendment, New York, Bowker Company, 1982, p. 32-33 et MILLER, Frank, Censored Hollywood – Sex, sin, & Violence on Screen, Atlanta, Turner Publishing, 1994. 24 Olivier Caïra Définir la fiction démontrer la possibilité d’une formalisation, mais d’en proposer des applications discutables et réfutables. Dans ce livre, la logique exprimera son potentiel d’éclaircissement dans les sections consacrées à la démarche axiomatique, mais je combattrai en revanche la conception des mondes – réel ou fictionnels – comme des « mondes possibles », et même comme des « agrégats (clusters) de propositions89 ». A ces philosophies, j’opposerai une vision en termes d’espaces de recoupement. Après cette séance de nettoyage occamien, il faut montrer qu’il existe une définition parcimonieuse de la fiction. A ce stade, un détour par les appendices 1 et 2 peut s’avérer utile pour découvrir ou se remémorer les principales approches qui structurent aujourd’hui le débat. 89 L’expression est de Kendall Walton lorsqu’il exprime sa réticence face aux « mondes possibles » : Chaque monde fictionnel est associé à une classe ou un agrégat particulier de propositions – ces propositions étant fictionnelles dans ce monde. […] Les mondes fictionnels sont parfois impossibles et généralement incomplets, tandis que les mondes possibles (tels qu’on les bâtit normalement) sont nécessairement consistants et complets à la fois. – WALTON, Kendall L., Mimesis as Make-Believe – On the Foundation of the Representational Arts, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1990, p. 64. 25 Olivier Caïra