LA SPIRITUALITÉ POÉTIQUE DANS L`ŒUVRE DE

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LA SPIRITUALITÉ POÉTIQUE DANS L`ŒUVRE DE
LA SPIRITUALITÉ POÉTIQUE DANS L’ŒUVRE
DE MARGUERITE YOURCENAR
par Hye-Ok LEE
(Université catholique de Daegu, Corée)
La pensée métaphysique de Marguerite Yourcenar prend ses racines
dans l’éducation catholique et la culture gréco-romaine qu’elle a reçues
dans son enfance et son adolescence, notamment avec Platon puis Plotin,
ou encore avec les présocratiques. C’est bien plus tard que, cherchant
plus loin et plus profond, elle a, dans une démarche syncrétique,
embrassé la représentation orientale du monde à travers le taoïsme, le
bouddhisme, l’hindouisme et le tantrisme. Il existe réellement une
continuité dans la démarche métaphysique de Yourcenar depuis
l’Antiquité jusqu’à l’Extrême-Orient : une continuité et une évolution. À
travers divers champs culturels, Yourcenar est parvenue à trouver des
points communs entre la pensée de l’Antiquité et celle de l’ExtrêmeOrient ; et à l’intérieur de la diversité des cultures extrême-orientales
elles-mêmes, elle a su aller à l’essentiel en soulignant avec clarté ce qui
les relie. Son texte de 1936, « À quelqu’un qui me demandait si la pensée
grecque vaut encore pour nous » (EM, p. 431-432), prouve bien qu’elle
avait déjà acquis une vue d’ensemble des cultures antiques et orientales,
et pouvait, malgré son jeune âge, poser sur elles le regard perspicace
auquel l’autorisait sa méthode syncrétique :
Il se produira sans doute qu’un homme ou qu’une femme demande des
leçons de courage à la sagesse stoïque, compare ses notions sur l’amour à
celles de Platon, du temps à celles de Zénon d’Élée, ou qu’un esprit
passionné de réalité pure boive aux sources du Tao-Te-King. (EM, p. 432)
Un autre trait remarquable de cette recherche métaphysique est le fait
que toutes ces démarches traduisent un besoin personnel. Ce parcours
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spirituel complexe semble, en effet, avoir une chronologie logique propre
liée à la quête personnelle de Yourcenar. Au fur et à mesure de son
avancée, elle retrouve la divinité suprême qu’elle a pressentie vaguement
dans son enfance comme un monde « invisible ». Les retrouvailles
s’avèrent fructueuses, et elle pousse ses recherches avec les religions
d’Extrême-Orient pour aboutir à la découverte de diverses formes de
déité. Son ouverture d’esprit lui permet d’avoir de la divinité suprême
une compréhension élargie. Sa rencontre de la notion du karma1 en est
aussi un aboutissement. Cette conception lui offre une clef pour
comprendre la souffrance sur terre. Dans sa prime enfance, elle a eu la
perception d’un monde de douleur à travers la statue du Christ sur la
croix. Et cette vision de la douleur trouve enfin sa confirmation
universelle dans l’approche de la sagesse bouddhique. On peut noter
néanmoins qu’avec un mouvement de retour de balancier, Yourcenar a
fait inscrire sur sa pierre tombale une étrange formule de Zénon : « Plaise
à Celui qui est peut-être de dilater le cœur de l’homme à la mesure de
toute la vie ». « Celui qui est peut-être », qui évoque « Celui qui est » de
l’Ancien Testament, n’a certainement pas la même connotation ni la
même profondeur qu’il avait pour elle au départ, du fait qu’elle a
assimilé, à sa manière, les religions d’Extrême-Orient, notamment le
taoïsme, l’hindouisme, le bouddhisme et le tantrisme.
Ce qui nous intéresse plus particulièrement dans son parcours spirituel,
c’est la façon dont elle dispose de son acquis personnel dans son écriture
poétique. La spiritualité qu’elle se forge circule dans son écriture,
imprègne ses textes de poésie. Nous allons voir de quelle manière
Yourcenar utilise, dans l’écriture poétique, les images métaphysiques ou
simplement symboliques provenant de son acquis spirituel.
Parcours spirituel et parcours poétique
À son parcours spirituel et poétique correspond une évolution de son
style d’écriture. Pour exprimer sa spiritualité poétique, Yourcenar a
d’abord choisi la poésie, puis, de la poésie elle est passée au récit
1
Le karma est une croyance commune au bouddhisme et à l’hindouisme, selon laquelle
tout acte humain a des conséquences sur la vie future. Personne ne peut échapper à ce
déterminisme, cependant la volonté humaine peut dépasser le karma.
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La spiritualité poétique dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar
poétique, pour enfin, au soir de sa vie, revenir au poème. Nous allons
suivre son parcours spirituel et poétique.
Yourcenar publie d’abord deux recueils de poèmes : Le Jardin des
Chimères en 1921, et Les dieux ne sont pas morts en 1922. Mais elle
abandonne vite la poésie comme genre d’écriture, pour le romanesque,
bien qu’elle y revienne avec Feux (1936), Les Charités d’Alcippe (1984)
et Les Trente-trois noms de Dieu (1986). Cependant, comme le titre Les
dieux ne sont pas morts le révèle, la question métaphysique préoccupe
l’esprit du poète dès son adolescence. On peut se demander pourquoi elle
n’a pas continué sa quête spirituelle à travers la poésie. Un premier
élément de réponse se trouve dans la différence qu’il y a entre la création
romanesque et la création poétique, différence que décrit Henri Bonnet
dans son livre Roman et Poésie :
Le plaisir de la création romanesque est essentiellement le plaisir
d’animer un monde extérieur à nous-même, un monde objectif, c’est-àdire un monde bien lié, un monde régi par le principe de causalité. C’est à
cela que visent les récits ou les contes. […] Le poète, au contraire,
n’aspire pas à suivre le destin des êtres et des choses, leur causalité, leur
déterminisme. Il ne s’intéresse qu’à l’effet que les êtres et les choses
produisent sur lui-même. Il vit replié sur ses richesses intérieures, sur ses
différences. Son plaisir est subjectif 2.
Il semble que Yourcenar ait eu besoin d’une sorte de transition entre le
monde purement subjectif de la poésie et le monde objectif du roman,
pour transposer sa démarche spirituelle à travers ses personnages. Ce qui
nous intéresse, dans un premier temps, c’est de voir de quelle manière
elle a traduit sa spiritualité dans le récit poétique, style qui, selon la
définition de H. Bonnet, est à la fois « romanesque parce que l’auteur
nous engage dans un récit, [et] poétique parce qu’il nous fait jouir
subjectivement de pures émotions3 ».
2
Henri BONNET, Roman et Poésie. Essai sur l’esthétique des genres. La littérature
d’avant-garde et Marcel Proust, Paris, Nizet, 1980, p. 9.
3
Ibid., p. 10.
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Hye-Ok Lee
La spiritualité dans le récit poétique
Nous avons limité notre étude à deux types de spiritualité poétique.
L’un est le catholicisme, l’autre le métissage entre le catholicisme et le
bouddhisme. Les deux religions sont les plus importantes dans la
spiritualité de Yourcenar. La première est la base de toute sa formation
spirituelle, du fait de l’éducation religieuse catholique qu’elle a reçue
dans son enfance. La deuxième est celle vers laquelle elle s’est de plus en
plus tournée en avançant en âge. Avec d’autres religions d’ExtrêmeOrient, le bouddhisme lui a permis de comprendre de nouveau la religion
catholique qu’elle avait rejetée dans son enfance. La religion catholique
est présente dans la métaphore biblique à travers la mort de Bénédicte
dans L’Œuvre au Noir. Dans la théologie du Prieur des Cordeliers, nous
verrons une confluence du catholicisme et du bouddhisme.
Bénédicte est frappée par la peste. Parmi les victimes de l’épidémie,
Yourcenar accorde à elle seule le salut éternel par des allusions poétiques,
bibliques et oniriques. Bénédicte en se dévouant pour sa mère mourante,
Salomé, est contaminée par elle, et connaît une fin pieuse et digne de sa
foi chrétienne. Le narrateur annonce la mort de Bénédicte d’une manière
objective et neutre : « Bénédicte était morte assurée de son salut par des
patenôtres et par des Ave » (OR, p. 634). Cependant, le récit poétique
nous fait vivre un moment intensément poétique de béatitude spirituelle
par l’ultime vision onirique de Bénédicte sur son lit d’agonie. Il témoigne
d’une façon spectaculaire de son salut éternel par l’évocation de scènes
angéliques. Transportée par sa vision, la mourante voit même le ciel
s’ouvrir, prêt à l’accueillir :
Elle flottait déjà, les mains jointes, prête à échapper au lit à balustres,
pour monter dans un grand paradis clair, où était Dieu. Les cantiques
évangéliques étaient oubliés ; le visage amical des saintes réapparaissait
entre les courtines ; Marie du haut du ciel tendait les bras sous des plis
d’azur, imitée dans son geste par le bel Enfant joufflu aux doigts roses.
(OR, p. 630)
Entre vie et trépas, son esprit flotte et elle entrevoit l’autre monde comme
un retable en couleur. Le « grand paradis clair, où était Dieu » ne lui
semble plus très loin. L’auteur s’attarde sur toutes les figures
traditionnelles de la dévotion catholique avec leur gestuelle d’accueil et
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La spiritualité poétique dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar
leur musique céleste, les anges, les saints et Marie la reçoivent à bras
ouverts, dans sa vision ultime. « Le bel Enfant joufflu aux doigts roses »
est l’enfant Jésus, image symbolique du Sauveur, toute de douceur et de
tendresse, loin de la souffrance du Crucifié. Un peu plus loin, l’évocation
du cerf du Psalmiste sert de métaphore à Bénédicte qui aspire à boire
l’eau symbolique de la vie éternelle : « Une soif ardente la brûlait, qu’elle
sut distraire en imaginant le cerf biblique buvant à la source d’eau vive »
(OR, p. 630). Sa soif physique se transpose en un élan spirituel qui la
transporte. Dans ce récit poétique, le besoin physique et le désir spirituel
se mêlent en un seul mouvement de foi.
La mort préoccupe Yourcenar. Elle est pour elle une porte qui s’ouvre
sur un monde inconnu. Les descriptions des morts sont parfois très
réalistes, mais souvent accompagnées d’images symboliques et
métaphysiques, comme nous venons de le voir à propos de Bénédicte.
L’approche spirituelle et poétique rend sublime la mise en scène de la
mort liée à l’éternité et y apporte la sérénité. Selon les personnages,
Yourcenar change la tonalité spirituelle : du christianisme au
bouddhisme, parfois un mélange des deux, ou encore une autre religion
en filigrane. L’écriture poétique permet de flotter entre les religions sans
se heurter à leurs frontières. Nous pouvons énumérer d’autres
métaphores, comme la métaphore alchimique à travers le personnage de
Zénon dans L’Œuvre au Noir, la métaphore hindoue ou bouddhique à
travers un sage hindou dans Mémoires d’Hadrien et à travers le
personnage de Nathanaël dans Un homme obscur, la métaphore taoïste
dans Comment Wang-Fô fut sauvé, une des Nouvelles orientales, etc.
Le Prieur des Cordeliers est un des personnages les plus importants
dans la création de Yourcenar. Elle dit dans Les Yeux ouverts que c’est
dans l’église des Franciscains de Salzbourg en Autriche qu’elle a vu, dans
sa pensée, entrer ce personnage4. C’est une inspiration poétique,
spirituelle et onirique du poète, un élan qui lui permet de voir un
4
« Sur le chemin du retour, je me suis retrouvée en Autriche, et là, subitement, j’ai eu
envie d’aller à l’église des Franciscains de Salzbourg, qui est très belle. Je me suis assise
là, j’ai assisté à la grand-messe… Et j’ai littéralement vu entrer, dans ma pensée, bien sûr,
je dirais dans la pensée de mes yeux, le Prieur des Cordeliers. Ce personnage qui
n’existait encore que dans une seule phrase du livre, tout d’un coup il était là, très vivant,
il avait beaucoup à me dire » (YO, p. 167).
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personnage vivant, prêt à lui parler. Elle imagine aussi au chevet de son
lit de mort la présence d’un ami prêtre et d’un médecin ; l’ami prêtre, il
s’agit bien sûr du Prieur. Yourcenar accorde une place très haute dans
l’ordre métaphysique à cet ami spirituel, ainsi qu’à Zénon dans L’Œuvre
au Noir. Le chapitre intitulé « La maladie du Prieur » rapporte un
véritable discours poétique de ce personnage d’exception, qui n’est ni un
texte onirique, comme celui de Bénédicte, ni un texte purement poétique,
mais est rempli d’images symboliques et hermétiques. Il nous fait plonger
dans une profonde méditation, une méditation spirituelle et poétique.
Dans la théologie du Prieur que nous allons analyser est présente une
forte part de bouddhisme. Le mélange du christianisme et du
bouddhisme, plus précisément du tantra bouddhique, donne à cette
théologie une complexité et une profondeur extrêmes, qui sont celles
atteintes par la spiritualité de Yourcenar elle-même. En 1964, quand elle
rencontre le Prieur des Cordeliers, Yourcenar a déjà une ample
connaissance des diverses religions d’Extrême-Orient, et cet acquis lui
permet d’embellir ce personnage religieux spirituellement poétique (cf.
YO, p.166).
Le Prieur est un homme d’Église, sans cesse dressé contre la
souffrance humaine et les maux du monde. Il ressent presque la même
douleur que celle du condamné qui hurle plus de trois heures, dans son
supplice. Pour lui, « [s]’arrêter pour contempler son agonie » (OR,
p. 724) équivaut à la partager. Le Prieur pense que « chaque peine et
chaque mal est infini dans sa substance [et qu]’ ils sont aussi infinis en
nombre » (OR, p. 724-725). Cette conception du « mal infini dans sa
substance », que le Prieur exprime, semble avoir une connotation
bouddhique. Malgré le décor de l’Histoire, l’auteur accorde à ses
personnages les plus importants ses propres conceptions philosophiques
et religieuses. La croyance en la réincarnation, basée sur le cycle de la vie
et de la mort, postule le caractère quasi infini du mal ou de la souffrance.
Ainsi, pour atteindre le Nirvana, l’homme doit vivre et mourir un nombre
incalculable de fois. Étant donné que pour un être la possibilité du mal
subsiste dans une mesure illimitée, on voit aisément à quelle potentialité
infinie de mal on peut arriver en considérant les hommes dans leur
totalité. Le Prieur énonce et développe ses pensées sur le mal, dans un
tête-à-tête passionnant et complice avec quelqu’un qui n’est pas moins
tourmenté que lui, Zénon :
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La spiritualité poétique dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar
La douleur de ce concierge et la fureur de ses tortionnaires emplissent le
monde et débordent le temps. Rien ne peut faire qu’elles n’aient été un
moment de l’éternel regard de Dieu. Chaque peine et chaque mal est
infini dans sa substance, mon ami, et ils sont aussi infinis en nombre.
(OR, p.724-725)
Ce saint homme est sensible à la douleur humaine et à la charité :
Mais la joie n’a pas besoin de nous, […]. La douleur seule requiert notre
charité. Le jour où s’est enfin révélée à nous la douleur des créatures, la
joie devient aussi impossible qu’au bon Samaritain une halte dans une
auberge avec du vin et des filles pendant qu’à côté de lui son blessé
saignait. Je ne comprends même plus la sérénité des saints sur la terre ni
leur béatitude au ciel… (OR, p. 725)
L’immense devoir de charité lié à l’infinité de la souffrance humaine
trouble le Prieur jusqu’à l’obsession. Toutes ces démarches spirituelles
qui insistent trop sur la souffrance en s’éloignant de l’essentiel du
christianisme, la joie et la béatitude, semblent s’écarter de la théologie du
XVIe siècle par leur désespérance. Mais elles se rapprochent en fait du
bouddhisme, selon lequel la compréhension de l’origine de la souffrance
humaine mène l’homme à désirer le Nirvana, et la pratique de la charité
réduit le poids du karma humain. Ce texte est extrêmement complexe
dans la mesure où le contexte renvoie à la charité bouddhique à travers
des références explicitement chrétiennes, comme la parabole du bon
Samaritain par laquelle Jésus enseigne l’amour du prochain et la foi en la
capacité de l’être humain à aider autrui. Si l’on pousse un peu plus cette
exégèse, le bon Samaritain ne renvoie-t-il pas à Jésus lui-même ? Dans le
contexte, il s’arrête à la compassion du bon Samaritain, alors que ce
dernier représente l’espoir malgré la souffrance humaine sur terre, qu’il
est le symbole du Sauveur, de l’Amour, non une figure de la
désespérance ni de l’obsession de la charité. L’obsession de la charité
chez le Prieur s’inscrit aux yeux de Zénon dans un cheminement
alchimique : « la voie sèche ou la voie rapide » (OR, p. 727).
Si l’idée qu’il a du mal semble un peu singulière pour un religieux de
son époque, sa conception de Dieu ne l’est pas moins. Ce Dieu est celui
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de la faiblesse5, il n’est pas omnipotent dans le monde des corps, mais
seulement « dans le monde des esprits » (OR, p. 728) : « Dieu règne
omnipotent » (OR, p. 728), et « Dieu se délègue6 » (OR, p. 709 et 728),
puisqu’« [i]l n’agit qu’à travers nous pauvres hommes » (OR, p. 709).
Comment comprendre cette idée de Dieu en quelque sorte tributaire de la
faiblesse humaine ?
Peut-être n’est-Il dans nos mains qu’une petite flamme qu’il dépend de
nous d’alimenter et de ne pas laisser éteindre ; peut-être sommes-nous la
pointe la plus avancée à laquelle Il parvienne… Combien de malheureux
qu’indigne la notion de Son omnipotence accourraient du fond de leur
détresse si on leur demandait de venir en aide à la faiblesse de
Dieu ? (OR, p. 728)
Plus loin, le Prieur revient encore une fois sur le même sujet, la faiblesse
de Dieu, notion qui semble très éloignée du christianisme : « Chacun de
nous est bien faible, mais c’est une consolation de penser qu’Il est plus
impuissant et plus découragé encore, et que c’est à nous de L’engendrer
et de Le sauver dans les créatures… » (OR, p. 728). Ici le discours du
Prieur semble révéler une démarche que l’on peut qualifier de tantra
bouddhique. Le cheminement de sa pensée – Dieu comme « une petite
flamme » que nous devons alimenter, ou encore Dieu qu’il nous revient
5
Maurice DELCROIX et Marie-Jeanne PIOZZA DONATI, « Histoire et roman : la
théologie du prieur », Le sacré dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY,
1993, p. 219-243. Cette analyse se déploie dans un tout autre registre que celui de la
présente étude. Dans cet article, la critique essaie d’apprécier l’authenticité de la notion de
déité du Prieur pour un homme d’Église du XVIe siècle. En conclusion, elle prouve que le
prieur ne fait pas sienne l’idée de l’omnipotence divine, et de ce fait s’expose à la
condamnation pour hérésie, conformément à la jurisprudence idéologique de l’époque,
tandis qu’il se montre fidèle au culte marial, à l’image de la sainte Vierge du XVIe siècle.
À la fin de l’analyse, M. DELCROIX opère une synthèse qui procède de l’antithèse
hérétique de la déité du Prieur en référence à la théologie moderne du Dieu souffrant, telle
que l’expose François VARILLON dans La souffrance de Dieu. M. DELCROIX donne
raison au Prieur dont la conception de la déité est sur les « voies impénétrables »
(François VARILLON, La souffrance de Dieu, Paris, Le Centurion, 1975).
6
Sur ce point, le Prieur semble partager l’idée de Maître Eckhart selon laquelle « Dieu a
déjà fait son possible quand Il a créé les êtres humains, sa plus grande création.
Maintenant Il a besoin des créatures pour le secourir » (C. F. et E. R. FARRELL,
« L’artiste : dieu d’un monde intérieur », Marguerite Yourcenar et l’art. L’art de
Marguerite Yourcenar, SIEY, 1991, p. 16).
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La spiritualité poétique dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar
d’« engendrer », autrement dit le développement de l’idée que c’est de
nous que dépend le divin, et que c’est notre devoir de le générer – est
jalonné d’étapes tantra bouddhiques plutôt que chrétiennes. Dans le
parcours spirituel de Zénon, nous pouvons voir aussi cet engendrement
de Dieu, qui apparaît même sous son aspect le plus radical, dans la
mesure où celui qui engendre Dieu, Zénon en l’occurrence7, devient luimême un dieu, ce qui est une particularité du tantrisme. Il semble très
étrange que le Prieur, qui est tout de même un membre à part entière de
l’institution catholique, ait une telle théologie. Avec l’accord de l’auteur,
et à l’instar de Zénon, il se situe presque en marge du dogme chrétien et
des idées de son époque.
Pour ce religieux, la maladie prend un sens particulier. Elle n’est pas
l’occasion de saisir la volonté de Dieu, ni d’obtenir sa grâce, comme Job
en fait l’expérience dans l’Ancien Testament 8, mais « une ouverture »
(OR, p. 727). La pensée du Prieur des Cordeliers, hors des normes de son
temps, le rapproche de Dieu par un étrange détour. Si la peste dont elle
souffre permet à Bénédicte, figure de la pieuse chrétienne, de comprendre
la volonté de Dieu, la maladie que connaît le Prieur, lui apparaît, dans un
tout autre registre, comme l’issue de ses doutes concernant la foi :
Pendant combien de nuits ai-je repoussé l’idée que Dieu n’est au-dessus
de nous qu’un tyran ou qu’un monarque incapable, et que l’athée qui le
nie est le seul homme qui ne blasphème pas... Puis, une lueur m’est
venue ; la maladie est une ouverture. Si nous nous trompions en postulant
Sa toute-puissance, et en voyant dans nos maux l’effet de Sa volonté ?
(OR, p. 727-728)
L’aveu du Prieur manifeste en lui la présence d’une autre faille : celle
de douter constamment de la toute-puissance de Dieu. Mais le doute
7
Au retour à Bruges, Zénon se nomme Sébastien Théus. Son nom de famille fictif «
Théus » renvoie à Théos, qui en grec signifie dieu. Il est gréco-latinisé par prudence, mais
à l’origine, se nomme « Gott », Dieu en allemand (OR, p. 677). Ce rapport de dieu avec
soi, extrêmement singulier, nous rappelle le tantrisme, puisque « le principe tantrique veut
qu’on ne puisse adorer un dieu qu’en “devenant” ce dieu ». (Cf., Julius EVOLA, Le yoga
tantrique, traduction par Gabrielle ROBINET, Fayard, 1989, p. 27.) Comme un adepte du
tantrisme, Zénon se nomme dieu.
8
La Bible de Jérusalem, traduite en français sous la direction de l’école biblique de
Jérusalem, Édition de Desclée de Brouwer, 1975, Job : p. 847-904.
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s’apaise avec la maladie pour aboutir à une conclusion tout à fait
étonnante. Car, ici, il remet en question toute la théologie du mal
inhérente au christianisme. Saint Augustin dit que « le mal n’est pas
efficient devant le Bien ». La maladie et la souffrance humaine, souvent
causes d’interrogation et de doute, trouvent leur réponse dans la foi de
Job. Le Prieur, lui, refuse l’idée qu’il faille saisir la volonté de Dieu dans
nos maux, ou du moins il en doute et se met à défier dangereusement la
tradition chrétienne. Dans son tourment traverse-t-il une « nuit obscure »
(OR, p. 725), comme l’évoque Zénon ?
Néanmoins le Prieur garde sa place dans le monde chrétien, malgré
ses tourments et ses doutes. C’est là que se trouve toute la complexité de
sa théologie. Tout comme Zénon, le Prieur est sur la voie de la Vérité, à
laquelle il pourrait totalement adhérer, et son chemin est aussi
acrobatique que celui du philosophe. La seule différence entre eux
semble être que le Prieur reste malgré tout fidèle à son institution, et qu’il
s’en remet à Dieu. Certes, il doute, s’interroge, mais il essaie de trouver
la réponse et la vérité en Dieu. Cette confiance se traduit par l’acte
cérémonial de l’extrême-onction à sa mort. Yourcenar note que le
personnage du Prieur est à l’image du religieux dont le « devoir lui paraît
être de protester discrètement sans rompre avec l’Église à laquelle il s’est
donné. Son héroïsme consiste à rester fidèle malgré tout. Sa ferveur n’est
ni révolutionnaire ni fanatique. Ce n’est pas un Savonarole ; c’est un
homme qui souffre mais s’en remet à Dieu pour juger » (YO, p. 162).
À travers deux personnages, Bénédicte et le Prieur des Cordeliers,
nous avons vu la façon dont Yourcenar utilise sa culture et son acquis
spirituel, et emploie des images symboliques et métaphysiques. Pour
Bénédicte, qui a la foi chrétienne mais qui est un personnage plutôt
simple et naïf, Yourcenar recourt à des symboles typiques pour signifier
son salut. Tandis que pour le Prieur, elle construit un discours narratif
extrêmement complexe et symbolique qui atteint au sommet de la
spiritualité.
Nous allons maintenant quitter le récit poétique pour aborder le
dernier stade de notre étude, le retour à la poésie.
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La spiritualité poétique dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar
Du récit poétique à la poésie spirituelle
Les Trente-trois noms de Dieu 9, que Yourcenar a écrit à la fin de sa
vie, est le dernier moment de son écriture poétique et spirituelle. Le titre
rappelle que la question métaphysique occupa son esprit jusqu’au terme
de son parcours. Il semble inspiré par la religion hindoue qui classe les
différentes épiphanies de la déité sous trente-trois noms différents10, mais
le contenu du poème n’est pas uniquement lié à cette religion. Le nom de
Dieu, Yourcenar a voulu le trouver à travers différentes religions et
philosophies. D’après elle, le nom peut varier selon celles-ci, mais Dieu
reste le même :
C’est un problème qui ne se posait pas pour un Spinoza, pour un maître
Eckhart ; Dieu, à leurs yeux, était en quelque sorte la substance suprême.
Je ne crois pas qu’il se serait posé non plus pour un saint Augustin.
J’appelle Dieu ce qui est à la fois au plus profond de nous-mêmes et au
point le plus éloigné de nos faiblesses et de nos erreurs. Je n’ai pas le
moins du monde l’impression que l’Etre éternel soit mort de quelque
façon qu’on choisisse de nommer l’innommable, que ce soit le sol,
comme Eckhart, c’est-à-dire sans doute notre terre ferme, ou le Vide,
comme l’appelle le Zen, c’est-à-dire sans doute ce qui est absolu et pur.
(YO, p. 248)
Unique, invisible, éternel, doté pour tout nom d’une « Auguste
Syllabe », telle est la Divinité pour Yourcenar, qui est en cela en complet
accord avec l’Ancien Testament. Dans sa quête de l’Absolu, l’écrivain
emprunte aux philosophes les plus divers ce qu’ils perçoivent de leur
Dieu et, à son tour, établit entre eux, sans souci de l’espace et du temps
qui les séparent, des rapprochements inattendus. Elle procède par
approches successives et fait jouer à sa convenance toutes les différences
pour satisfaire son besoin incessant de définir la divinité, faute de pouvoir
la circonscrire. Dieu est à la fois « la substance suprême »,
« l’innommable », « le sol » et « le Vide». L’ultime conviction de
Yourcenar est que « ce qui meurt, ce sont les formes, toujours restreintes,
9
NRF, 1er juin, 1986.
Cf., Alain DANIÉLOU, Mythes et dieux de l’Inde. Le Polythéisme hindou,
Flammarion, 1994, « Les trente-trois Dieux », p. 125-135.
10
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que l’homme donne à Dieu » (YO, p. 248), et que restreindre Dieu est non
seulement une erreur, mais un danger.
Dans Les Trente-trois noms de Dieu, Yourcenar fait tomber toutes les
barrières entre les différents noms de Dieu provenant des diverses
philosophies et religions. Elle ne distingue plus ces noms selon les
différentes écoles théologiques, comme elle le faisait autrefois. À travers
le langage poétique, elle nous fait plonger dans une méditation sur Dieu
présent parmi les humains et les animaux ou encore dans la nature. Il
suffit de fermer les yeux pour entrer dans ce monde de contemplation audelà de toutes les religions : « Mer au matin, Bruit de la source dans les
rochers sur les parois de pierre, Abeille, Les neuf portes de la perception,
Le silence entre deux amis, etc. ».
Chaque nom de Dieu renvoie à une des religions d’Extrême-Orient
par lesquelles le poète a été profondément marqué. Dans ce poème, le
nom de Dieu réfère plus particulièrement à la nature. C’est pourquoi,
nous voudrions évoquer la place et l’importance de la nature dans le
bouddhisme Zen, l’hindouisme et le taoïsme. Si l’usage qu’en font ces
religions diffère, la nature est leur objet de contemplation commun. Dans
le bouddhisme Zen, elle sert souvent à la révélation, et les vieux moines
expliquent l’essentiel de leur religion à travers des éléments de la nature.
La doctrine de la conscience immédiate ou de « l’éveil subit » est
enseignée par le biais d’exemples tangibles ; ainsi, c’est par des arbres,
des papillons, ou des fleurs des champs, que le vieux maître apprend le
Zen à ses disciples.
La nature seule nous enseigne par elle-même11.
Seul le rouge peut nous dire ce qu’est le rouge ; personne ne peut le faire
ainsi. Seule une vache peut nous dire ce qu’est une vache. Seule la
montagne peut nous dire ce qu’est une montagne12.
Notre contact avec la nature nous aide beaucoup à comprendre le Zen et à
comprendre notre être même. L’enseignement de la nature pénètre
11
« It is nature alone that teaches us about itself ». Ernest WOOD, Zen Dictionary, New
York, Philosophical Library, 1957, p. 73.
12
« Only red can tell us what red is ; no man can do so. Only a cow tell us what a cow is.
Only a mountain can tell us what a mountain is », ibid., p. 73-74.
344
La spiritualité poétique dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar
comme « une lame » la loi de l’univers, et, ou au-delà, nous permet de
comprendre la Divinité. À travers la nature, l’homme peut enfin se
regarder lui-même et, grâce à l’éveil subit, reconnaître son être d’origine.
À ce moment-là l’être humain et la nature, l’un et le multiple, peuvent
s’harmoniser en une parfaite unité13.
Nous pouvons retrouver cette méditation du bouddhisme Zen dans Les
Trente-trois noms de Dieu, à travers « L’herbe L’odeur de l’herbe », «
Les fleurs qui sortent de terre au printemps » ou « Le doux mufle de la
vache le mufle sauvage du taureau ». Selon le bouddhisme Zen, seule
l’odeur de l’herbe peut nous dire ce qu’elle est. Les fleurs du printemps
qui sortent de la terre encore engourdie par l’hiver nous enseignent le
cycle de la nature. À travers la différence entre le mufle de la vache et
celui du taureau, nous pouvons percevoir l’harmonie entre le Ying et le
Yang. Cette méditation nous fait plonger dans un monde poétique de
fraîcheur et de douceur par le biais du monde végétal et animal.
Pour l’hindouisme aussi, la nature est une existence réelle avec
laquelle l’homme peut entrer en communion spirituelle. Dans le RgVeda14 des anciens hindous, il est aussi question d’unité entre l’homme et
la nature : « Ils ont su ce qu’était aimer la nature, et être perdu dans les
merveilles de l’aube et du lever du soleil, ce mystérieux processus qui
réunit l’âme et la nature15 ».
13
Cf. Daisetsu SUZUKI, Zen study, traduit du japonais par Yong Guil PARK, Séoul, HaiTeum, 1992, p. 224.
14
La religion Veda représente l’aspect le plus ancien sous lequel nous sont attestées les
formes religieuses en Inde. Les textes védiques, qui sont les premiers monuments
littéraires de l’Inde sont parmi les plus anciens de l’humanité. La naissance de la religion
védique se situe entre 2000 et 1500 avant notre ère. Le mot veda, qui signifie “savoir”,
surtout au sens de la connaissance sainte ou religieuse, s’emploie aussi, au sens large,
pour désigner les quatre Samhitâs (recueils) : le Rg-Veda, le Yajur-Veda, le Sâma-Veda et
l’Atharva-Veda, le premier étant le plus important de ces textes. Chacun est constitué de
trois grandes parties : Mantra, Brãhmana, Upanisad ; la deuxième met l’accent sur les
rites religieux et les devoirs, la troisième sur la spéculation philosophique.
15
«They knew what it was to love nature, and be lost in the wonders of dawn and sunrise,
those mysterious processes which effect a meeting of the soul and nature. To them nature
was a living presence with which they could hold communion. Some glorious aspects of
nature became the window of heaven, through which the divine looked down upon the
godless earth. The moon and the stars, the sea and the sky, the dawn and the nightfall
were regarded as divine. This worship of nature as such is the earliest from of Vedic
345
Hye-Ok Lee
Dans Les Trente-trois noms de Dieu, « Soleil levant sur un lac encore
à demi gelé » reflète parfaitement la méditation hindoue sur le lever du
soleil. Cette image a un aspect poétique par l’effet de contraste entre le
soleil lumineux qui réchauffe et le lac glacé, le lever du soleil étant
encore plus éblouissant sur le miroir qu’est la surface de l’eau gelée. À
travers l’image poétique et spirituelle, le poète nous invite à glisser dans
le « mystérieux processus qui réunit l’âme et la nature ».
Pour le taoïsme16 aussi, la nature participe à l’éveil spirituel ; elle aide
à comprendre le Tao, « la Voie ». L’essentiel du taoïsme s’exprime par la
formule : « le Tao est dans le naturel17 ». Les préceptes taoïstes
concernent autant l’individu que la société, « le retour à la nature ». Bien
entendu, cette nature n’a rien à voir avec la Nature concrète et le naturel
tels qu’on a pu les concevoir en Occident. Le vrai taoïste recherche
« l’accord avec la nature, et cela implique pour lui d’observer ses voies,
de reconnaître leur appropriation et de comprendre qu’elles sont
“bonnes” sans exception, au sens où elles sont indispensables au schéma
naturel en sa totalité18 ». L’eau, élément naturel, est comparée au Tao 19 du
fait de son harmonieuse unité et de sa fluidité. C’est pour expliquer le
religion », Sarvepalli RADHAKRISHNAN, Indian Philosophy I, Londres, George Allen
& Unwin, 1929, p. 73.
16
Le taoïsme est une sagesse chinoise ancienne fondée sur les enseignements de Lao Tseu
(570-490 av. J.-C.) qui a vécu un siècle avant Platon et a écrit le Tao Te King (Le livre de
la Voie et de la Vertu).
17
Ou encore : « La Voie elle se modèle sur le naturel », selon la traduction de Claude
LARRE (voir Lao TSEU, Tao Te King, Le livre de la Voie et de la Vertu / traduit du
chinois par Claude LARRE, Editions Desclée de Brouwer, 1944, chapitre 25, p. 49).
18
John BLOFELD, Taoïsme : la quête de l’immortalité, traduit de l’anglais par Ghislaine
BERGER, Saint-Jean-de Braye, Éditions Dangles, 1982, p. 23.
19
« La bonté supérieure est comme l’eau / qui est apte à favoriser tous les êtres / et ne
rivalise avec aucun.
En occupant la position dédaignée / de tout humain, / elle est donc toute proche du Tao.
Elle occupe un terrain très favorable ; / elle a un cœur parfait comme un gouffre ; / elle
donne avec parfaite charité ; / elle parle avec parfaite sincérité ; / elle gouverne avec un
ordre parfait ; / elle remplit sa tâche avec parfaite capacité ; / elle agit dans les moments
favorables. En ne rivalisant avec personne / Elle est irréprochable. », Philosophes taoïstes
/ traduit du chinois par Lion KIA-HWAY et Beneedykt GRYNPAS, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1996, chapitre 8, p. 10.
346
La spiritualité poétique dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar
côté abstrait du Tao que Lao Tseu le compare concrètement à l’eau, à cet
élément simple de la nature intimement lié au Tao.
L’eau, qui aide à comprendre les préceptes taoïstes, est présente dès
l’ouverture des Trente-trois noms de Dieu. L’isotopie de l’eau se poursuit
avec à chaque pas l’ajout d’un autre élément de la nature : « Mer au
matin », « Bruit de la source dans les rochers sur les parois de pierre », «
Vent de mer la nuit dans une île ». Cette méditation taoïste perce le secret
de la cosmologie et permet de comprendre « la Voie », complexe et
métaphysique. Le Tao est « l’art de mettre en communication le Ciel et la
Terre, les puissances sacrées et les hommes 20 ».
Par ailleurs, le poète nous invite aussi à l’épreuve d’autres religions,
comme le tantrisme à travers « Les neuf portes de la perception », ou de
l’alchimie à travers « Le feu rouge dans l’âtre », ou encore de la
souffrance de l’homme ou de l’animal qui enseigne le Nirvana à travers
un « aveugle qui chante et un enfant infirme » ou le « chameau boiteux
qui traversa la grande ville encombrée allant vers sa mort ».
Chaque nom de Dieu est une image symbolique qui renvoie un sens
métaphysique. Cet emploi de la métaphore permet au poète d’atteindre un
degré de condensation inouï. C’est la « condensation [de l’]âme » (EM,
p. 1680) de l’artiste. Grâce à la poésie, qui dépasse les limites du langage,
Yourcenar atteint au sommet de la spiritualité et parvient à exprimer
d’une manière limpide et profonde sa connaissance du Dieu
« innommable ».
Conclusion
Au début de son œuvre littéraire, Yourcenar affirme sa spiritualité par
la poésie, à travers deux recueils de poèmes, Le Jardin des Chimères, et
Les dieux ne sont pas morts. À l’époque, elle a déjà acquis une bonne
connaissance de la culture classique. Pour cette raison, les figures de la
mythologie grecque abondent — Icare, Aphrodite etc. Poursuivant sa
démarche spirituelle, Yourcenar choisit le monde romanesque, mais les
questions métaphysiques qu’elle se pose appellent une écriture poétique
métaphysique et cela l’amènera à adopter la forme du récit poétique.
Puisque le récit poétique ou tout simplement la poésie est un espace
20
Max KALTENMARK, Lao Tseu et le taoïsme, Éditions du Seuil, 1965, p. 30,
(collection Maîtres spirituels : 34).
347
Hye-Ok Lee
d’harmonie qui fait rêver et de sublimation, elle peut même poétiser un
drame comme la guerre ou la mort. Par la poétisation, elle rend beau ce
qui est a priori dénué de toute beauté, et même ce qui inspire l’horreur.
Après une longue pratique du récit poétique, elle revient, avec Les
Trente-trois noms de Dieu, à la poésie pour exprimer son ultime
spiritualité. Alors les figures mythologiques grecques disparaissent,
tandis que les spiritualités d’Extrême-Orient nourrissent sa réflexion et
son propos. Yourcenar a-t-elle préféré à la fin de son parcours poétique
exprimer sa spiritualité par la poétisation extrême-orientale ? La poésie
comme sublimation d’un monde trivial, permet de toucher même des
choses « intangibles ». Comme nous l’avons vu, Les Trente-trois noms de
Dieu abolit la frontière entre les religions grâce au langage poétique. La
part de la spiritualité de Yourcenar provenant de l’Extrême-Orient crée
une poésie symphonique sublime. Cette poésie spirituelle est
l’aboutissement de sa quête métaphysique comme style d’écriture.
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