Lire un extrait - La Joie de Lire

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Lire un extrait - La Joie de Lire
la vallee– de la jeunesse
Eugène
–
La vallee
de la
jeunesse
1. Vingt objets
« Me raconte pas ta vie, c’est la mienne » prévenait Prévert aux
clients accoudés au zinc, traînant dans les mêmes bistrots que
lui à deux heures du matin, du côté de Montparnasse. Et c’est
vrai qu’au fond nous sommes pareils. Plus ou moins mariés, plus
ou moins riches, plus ou moins heureux au boulot, avec plus ou
moins d’un enfant à la maison. Personnellement, j’appartiens à
cette grande majorité d’êtres humains n’ayant assassiné aucun
être humain, n’ayant jamais traversé de guerre et conduisant
une voiture bas de gamme aux sièges qui brûlent en été (genre
Peugeot 106, série Roland Garros). Pourtant, il doit bien y avoir
quelque chose qui nous rend un peu uniques. Un je-ne-sais-quoi
nous transformant en autre chose que des locataires standardisés,
entassés dans des clapiers à cinq étages, avec balcon de trois
mètres carrés.
Après bien des nuits de réflexion, je crois avoir trouvé. On
a empoigné le problème de l’autobiographie par le mauvais
bout. Prévert insistait sur le terme « raconter ». Quand les gens
se mettent à parler d’eux, ils le font tous de la même manière.
Je suis né ici ; mes parents étaient comme ça ; à huit ans, il m’est
arrivé ceci ; je suis un passionné de cela. Nos vies paraissent
interchangeables, parce que nous découpons nos récits en
respectant les chapitres : lieu de naissance, éducation, amitiés,
sexualité, hobby…
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Personnellement, j’aimerais me raconter à partir des objets qui
ont traversé ma vie, pendant cinq minutes ou quinze ans. Je suis
sûr qu’ils parleront plus honnêtement de moi que je ne pourrais
jamais le faire. Les objets ne mentent pas. Ils révèlent les orgueils,
les faiblesses, les rêves, les obsessions et les cachotteries.
Ce matin, j’ai donc dressé deux listes : les dix objets qui m’ont
fait du bien et les dix autres qui m’ont fait du mal. Puis je me suis
mis à écrire. Voici l’histoire de ma jeunesse en vingt objets.
Les objets qui m’ont fait du bien
Un kilo de tomates
Le paquet à la poste
Le soldat de la Vallée de la Jeunesse
La Panthère rose
Apostrophes spécial Simenon
La maquette de L’Empire contre-attaque
Le Rubik’s Cube 4 × 4
Mon boguet
Mon costume de scène
Mon carnet de voyage
Les objets qui m’ont fait du mal
L’atlas d’anatomie
L’abécédaire roumain
Une chaussure au Pays-d’Enhaut
RISK
Nashville ou Belleville
L’aiguille à ponction
Les quatre boulons
Ma montre
Le coupon de couleur jaune
Le corps de mon père
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Je n’ai pas un, je n’ai pas deux, je n’ai pas trois, je n’ai pas quatre,
j’ai cinq ans.
Couché sur le tapis à fleurs du salon, je compte mes années sur
les doigts de la main. C’est chouette. J’ai autant d’années que de
doigts sur une main. Les autres, ils n’ont pas cette chance. Mon
frère, par exemple. Il a besoin d’une main et ensuite il lui faut
encore deux doigts de l’autre main. Moi, j’ai un âge parfait !
Une fois, j’ai essayé de savoir quel âge j’aurai quand j’aurai
besoin de tous les doigts des mains et des pieds pour savoir quel
âge j’ai. Mais je me suis perdu. L’âge, c’est compliqué. Le temps,
j’y comprends rien. Une seconde, ça va. Une seconde dure un
clignement de paupière. Un quart d’heure, c’est déjà plus difficile.
Une heure, ça dure combien d’abord ? Et le « quart », ça veut dire
quoi ? Chépa. Par contre, je sais combien il y a de jours dans la
semaine. Mardi, mercredi et samedi. Ma tante Eugénie prétend
qu’il en existe plein d’autres. Combien au juste ? Est-ce qu’il y a
plus de jours de la semaine que de doigts de pieds ? Et juillet, c’est
quel jour de la semaine ? Et puis surtout : pourquoi le mardi dure
plus longtemps que le mercredi ?
Je n’ai pas un, je n’ai pas deux, je n’ai pas trois, je n’ai pas
quatre, j’ai cinq ans.
Un rayon de soleil s’est posé sur mon ventre. Ça me chauffe
bien. Le tapis devient tiède. La poussière flottant dans le salon
commence à danser dans la lumière. Toujours couché sur le dos,
je tape un genou contre l’autre. Lequel est le gauche, lequel est
le droit ? Chépa. Par contre, je me souviens très bien qu’il y a
une semaine, c’était mon anniversaire. Je me souviens qu’un peu
avant, papa-maman sont partis de la maison. Le soir, ils sont là ;
le matin, ils ne sont plus là. Comme un tour de magie.
— Ils ont pris de longues vacances, m’explique tante Eugénie,
d’une voix bizarre. Mais ton frère et toi, vous pourrez bientôt les
rejoindre. Vous quitterez Bucarest pour habiter avec eux, dans un
pays incroyable. Tu vas adorer. Mais il faut être un peu patient.
Elle n’a pas l’air très sûr de ce qu’elle affirme.
Les journées passent comme si de rien n’était. On habite
au cinquième étage d’un bloc, dans lequel habitent des tas de
familles. Oncle Prosper part le matin pour l’usine et revient de
l’usine le soir. Tante Eugénie part le matin pour son bureau et
revient de son bureau le soir. Le mardi, grand-mère Clarisse
part au marché et revient les bras chargés d’un sac de pommes
de terre, d’un panier d’oignons et d’un kilo de tomates. Grandmère Clarisse a soixante ans. Dans combien de temps je reverrai
papa-maman ? Dans plus ou moins de soixante ans ? Mon frère
et moi devons continuer à faire comme si de rien n’était avec
nos copains. Bucarest ne doit pas se douter que papa-maman
sont partis.
Aujourd’hui, c’est mardi. Grand-mère Clarisse, cheveux blancs
tirés en arrière, revient du marché et dépose les légumes sur le
balcon. Alexandre vient me chercher. Ensemble, on sort sur le
balcon pour contempler le kilo de tomates. Elles sont lisses, belles
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2. Le kilo de tomates
et pas plus grandes qu’un nez de clown. Après m’être collé une
tomate sur le museau, je commence à faire le pitre.
— Arrête ça ! ordonne mon frère. Sinon, t’iras pas rejoindre
papa-maman.
— Ah bon, je dis, immobile. Et pou… ppou… pourquoi ?
— Parce que t’es idiot. Et papa n’a pas besoin d’un idiot.
— Et toi, t’es un grand intelligent, peu peut… ppp… peut-être ?
— Exactement, répond-il en se pavanant comme une star de
cinéma sur notre balcon. Parce que moi, je vais à l’école.
C’est vrai que lui a déjà commencé l’école. Moi, je reste à
la maison avec grand-mère. Les paroles de mon frère me font
réfléchir à toute vitesse. Et si là-bas, dans ce pays merveilleux où
on doit bientôt partir, papa-maman avaient déjà adopté un autre
Eugène ? Un Eugène plus malin que moi. Qui n’aurait jamais
fait de bêtise. Qui ne ferait pas pipi au lit le mardi, le mercredi et
le samedi. Un Eugène obéissant. Un garçon de cinq ans qui ne
piquerait pas des crises s’il n’y a plus de chocolat dans l’armoire
de la cuisine.
— De… de… depuis ccc… combien de teeeeemps, ils sont
ppppartis ? je demande à Alex.
Les mots restent collés à mes lèvres. On dirait des bouts de
biscuits macérés dans ma salive que j’essaie de recracher. Mais
on ne dit pas « coller », on dit « bégayer ». Je bégaie très fort. Je
bégaie le mardi, le mercredi et le samedi. Je bégaie en juin, en
janvier et en hiver. Je répète :
— De… de… depuis ccc… combien de teeeeemps, ils sont
ppppartis ?
— Deux semaines.
— Ça fait p… p… plus ou moins qu’une aaannée ?
— T’es vraiment trop bête, toi, soupire-t-il en haussant les
épaules.
— Dans ccc… combien de temps, on vaaaa les rejoindre ?
— Moi, bientôt. Toi, je sais pas.
— …
— La prochaine fois qu’ils appelleront au téléphone, je leur
dirai que tu connais même pas la différence entre les mois et les
années. Ils seront tellement déçus !
Mon frère a toujours trouvé les mots parfaits, le ton idéal et la
mimique adéquate pour me faire enrager. Je prends une tomate
du panier pour la lui balancer à la gueule.
— Si tu fais ça, je vais le dire à grand-mère.
— M’en fous !
— Tu seras puni. Tu n’iras jamais en Suisse.
Mon visage devient rouge. Je souffle comme le bœuf énervé
par la foule, que j’ai aperçu un jour au marché. Je sais qu’il a
raison : si je lui éclate une tomate à la gueule, je peux dire adieu
à mes parents. Incapable de laisser retomber la petite boule
rouge, je détourne ma colère en la balançant dans le ciel, au
hasard. Elle atterrit avec un grand splatch aux pieds de deux
dames installées sur des chaises métalliques, au bord du terrain
vague, devant le bloc où nous habitons. Occupée à éplucher
des patates, la première pousse un grand cri horrifié, tandis que
la seconde lâche sa pomme de terre qui vient rouler dans la
poussière.
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Aussitôt, mon frère et moi nous cachons derrière le mur du
balcon, en éclatant de rire. Une minute plus tard, le bout de nos
fronts réapparaît prudemment. On ose même jeter un coup d’œil
en bas de la maison. Les deux bonnes femmes scrutent chaque
fenêtre du bâtiment. Mais comme le terrain vague est bordé par
trois autres blocs, elles peuvent continuer à chercher longtemps.
— Si je touche le facteur, j’irai en Suisse avant toi, déclare
Alexandre avec un air de défi.
Sa tomate s’écrase sur la roue avant de sa bicyclette. Les
gouttes et les pépins éclaboussent son uniforme de la casquette
aux chaussettes. Le facteur surpris perd l’équilibre et termine
sa course à plat ventre, dans la terre battue parsemée de touffes
d’herbe jaunie. On contemple pendant trois secondes ce spectacle
fantastique, puis on disparaît derrière le mur du balcon. En bas,
on entend les injures du facteur envahir tout le quartier. On
retient notre souffle ; on retient notre rire. Mais nos yeux crépitent
de joie. J’attrape un nouveau projectile. Doucement, je relève la
tête pour inspecter les alentours. J’aperçois Madame Merlescu, la
mère de Sorin, un garçon que je ne peux pas piffer.
— Si je touche la mère de Sorin, je pars pour la Suisse demain
matin.
Le projectile part dans la bonne direction. Hélas, j’ignorais
qu’il fallait tenir compte du déplacement de la cible. Contre toute
attente, à la place de Madame Merlescu, un gros chien errant
se trouve là. Paf ! En plein dans les côtes ! Blessé dans sa fierté,
le clébard taché de rouge aboie à s’en décrocher la mâchoire.
Plusieurs habitants du quartier sortent aux fenêtres pour savoir ce
qui se passe. Les deux dames aux pommes de terre expliquent en
hurlant qu’un petit malin terrorise la cour avec de la nourriture.
— Vous vous rendez compte ?! Quel gaspillage ! crie la
première.
— Moi, la semaine passée, j’ai fait la queue pendant deux
heures pour un paquet de sucre et un cageot de tomates, ajoute
la seconde.
Derrière notre muret, on imagine des dizaines d’yeux fouiller
chaque balcon et chaque fenêtre. Mon frère décide de lancer la
prochaine tomate au hasard, sans se redresser. On entend un
bruit mat : elle a sûrement atterri dans la poussière. Je lance une
autre tomate, toujours à l’aveuglette, mais en y donnant très peu
de force. Comme ça, elle longe la façade de l’immeuble. Un bruit
métallique résonne avec violence. J’ai touché le toit ou le capot
d’une bagnole.
Mon frère a très bien compris la portée de mon coup. Dans
les rues de Bucarest ne roulent que deux types de bagnoles : des
super cubiques et des autres avec un nez un peu plus allongé.
Mais celles-là sont très chères et très rares, m’a appris oncle
Prosper. Papa-maman sont partis en Suisse dans une super
cubique. Mon tir m’a plus rapproché d’eux que les dix mille
promesses de tante Eugénie, oncle Prosper et grand-mère
Clarisse réunis !
Alex doit réagir. Sa fierté de grand frère est en jeu. Il s’empare
de toutes les tomates restant dans le panier pour les jeter pardessus bord. Une pluie de tomates s’abat sur la cour. Ça hurle ; ça
se déchaîne ; ça menace ; ça aboie ; ça vocifère.
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On s’écrase les côtes et la bouche pour ne pas exploser de rire.
Puis à quatre pattes, on retourne dans l’appartement. Là, on se
redresse d’un bond. Nos yeux sont mouillés de larmes de rire. Ni
vu ni connu, Alexandre retourne à ses devoirs scolaires, tandis
que moi, je plonge le nez dans un de ces livres gigantesques pleins
de photos de peintures, rangés dans la bibliothèque de notre
appartement. Deux anges studieux dans un monde de brutes.
Les heures passent en silence. Bizarre. Incroyable. Personne ne
sonne à la porte. Visiblement, aucun de nos voisins ne nous a
débusqués. De temps en temps, mon frère et moi échangeons un
regard et aussitôt on écrase un fou rire. à l’heure du repas, grandmère Clarisse sort sur le balcon. Elle revient en fronçant les yeux,
puis se dirige vers la cuisine. énervée, elle inspecte le vestibule.
Enfin, après avoir vérifié dans chacune des quatre chambres, elle
s’approche de nous.
— Dites donc, j’ai acheté un kilo de tomates au marché. Vous
ne les avez pas vues ?
On se regarde avec étonnement, puis on la fixe en soulevant
nos sourcils jusqu’au plafond. Et pour bien lui prouver qu’on en
sait aussi peu qu’elle sur le sujet, on fouille du regard le salon.
Alex va jusqu’à jeter un coup d’œil sous la table.
— Mais enfin, elles n’ont pas pu disparaître comme ça !
s’exclame grand-mère Clarisse.
Elle fait un pas vers nous en plantant ses poings sur ses hanches.
Ça, c’est super mauvais signe.
— Je suis sûre que vous y êtes pour quelque chose.
Le bout de son pied droit tape nerveusement sur le tapis à fleurs.
Ça, c’est ultra mauvais signe.
— J’attends, prévient-elle en haussant la voix.
Je regarde Alex qui me regarde à son tour. Je regarde grandmère qui fronce les sourcils. Je fixe le bout de mes orteils en
rougissant. Ça y est ! C’est fichu. La Suisse, papa-maman, les
retrouvailles, le pays fantastique. Perdus pour un kilo de tomates.
Quand soudain, j’entends mon frère murmurer :
— On avait faim. On avait faim, grand-mère, alors on a mangé
les tomates…
Grand-mère Clarisse ouvre la bouche en soupirant. Elle fait
une grimace horrible, comme si on lui avait planté un couteau
dans le ventre. Ses bras se tendent vers nous.
— Oh, mes pauvres petits. Vous aviez si faim ?
On se blottit dans les bras de grand-mère. Elle est désolée de
nous savoir affamés.
Quand mon oncle et ma tante rentrent du travail, grand-mère
Clarisse leur raconte que la faim nous a poussés à dévorer un kilo
de tomates ! Ils sont catastrophés : pourvu que mon père et ma
mère n’apprennent jamais cette tragédie. Mes parents nous ont
confiés à leurs bons soins et mon oncle et ma tante nous laissent
mourir de faim…
Alors le soir même, Alex et moi mangeons pour douze : blanc de
poulet, riz pilaf, colline de boulettes de viandes épicées, limonade
à volonté, confiture dans une coupelle et, comme si ça ne suffisait
pas, riz au lait saupoudré de cannelle. Jamais de ma vie, je n’ai été
aussi bien récompensé d’avoir menti.
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à cinq ans et demi, je découvre comment se donner des
super sensations en se touchant « là ». Oui, exactement « là ».
Comme si un petit lutin me chatouille de l’intérieur avec une
plume magique. Askeucébon. Je me touche « là » dans mon
lit, le soir. Je me touche « là » dans mon lit pendant la sieste.
La seule chose que je ne pige pas, c’est pourquoi personne
ne m’a prévenu que c’est si bon. Sibon. Sibon. On m’a fait
goûter au chocolat, aux glaces vanille et aux cerises noires ; on
m’a laissé m’amuser sur la balançoire et le cheval à bascule ;
on m’a montré les dessins animés à la télévision. J’ai même
bu une fois la limonade noire qui vient d’Amérique avec des
bulles qui piquent et son goût caramel. Mais personne ne m’a
parlé de ce petit lutin qui peut me chatouiller de l’intérieur
avec sa plume magique.
J’essaie d’imaginer la vie de mon lutin. Il se promène en moi.
Parfois, il dort dans mon ventre ; parfois, il visite ma tête ; il
regarde ce que je regarde, puis il se laisse tomber dans une de mes
jambes. Il se balade en moi où il veut comme il veut. Mais dès que
je me touche « là », il rapplique aussitôt pour me chatouiller de
l’intérieur avec sa plume magique.
Hélas pour nous, on est surpris par grand-mère en pleine séance
de chatouillis pendant la sieste. Grand-mère Clarisse soulève la
couverture et me découvre tout nu, contorsionné et transpirant,
en train de me frotter « là » avec l’oreiller sur lequel mes initiales
sont brodées. Sa grimace d’horreur me fait peur à moi aussi. On
dirait qu’elle vient de soulever une motte de terre sous laquelle
grouille un gros ver. Le lutin paniqué se cache au fond de moi. Je
parviens à balbutier : « Mon pyjama. A glissé. P… ppp… pendant
que j’faisais dodo. » La pauvre femme recule jusqu’au seuil de la
porte. Elle tourne les talons pour se réfugier dans sa cuisine, en
dodelinant de la tête.
Quelques jours passent. Ni vu ni connu, j’appelle de nouveau
mon lutin. Mais cette fois, j’ai pigé le truc. Prudence et stratégie !
Je le convoque au milieu de la nuit, tandis que l’appartement dort
et ronfle. Je tente une nouvelle façon : je laisse tomber l’oreiller
pour me frotter avec les doigts, la paume, puis carrément les deux
mains. Mon lutin surgit de sa cachette, tout heureux d’avoir été
réveillé. Il rapplique vite fait. Sa plume est enragée. Askeucébon.
Askeucébon. Fatigué, épuisé, je m’endors au petit matin, dans la
moiteur de l’été.
Au réveil, ma cousine Marianne est là. Son regard glacé est
planté sur le bas de mon ventre. Que fiche-t-elle ici ? Elle n’habite
pas chez nous ! D’ailleurs, elle n’a jamais été là à mon réveil.
Grand-mère Clarisse se tient à côté d’elle. D’un geste autoritaire,
Marianne soulève ma couverture et descend le pantalon de mon
pyjama. Elle a le droit de faire ça, parce qu’elle fait des études qui
lui donnent le droit de faire ça. Elle va à la Grande école, où elle
apprend les maladies et comment fonctionne le corps. Le corps
des adultes, des hommes, des femmes et aussi les petits corps des
enfants de cinq ans.
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3. L’atlas d’anatomie
Marianne se penche pour m’inspecter, comme si j’étais un
grille-pain qui fonctionne mal. Hé ! Je ne t’ai pas invitée sous
mon pyjama. C’est à moi, tout ça. Ça ne te regarde pas. Mais
je sens que je n’ai pas le droit de faire des remarques. Alors
mes protestations s’étranglent dans ma gorge et je regarde aussi.
Mes séances de chatouillis ont laissé des traces ! Tout est rouge :
mes fesses, le zizi, l’entrejambe. Un beau rouge vif du nombril
jusqu’à mi-cuisses. Je regarde ma cousine, en faisant mine de
ne pas piger. Elle, on dirait qu’elle a tout pigé. Pour la première
fois de ma vie, je découvre ce que signifie un regard sévère posé
sur moi.
Après quoi, les choses se calment. On me fiche la paix. Mais je
sens que quelque chose se manigance contre moi et mon lutin.
Je me demande si chaque garçon en possède un se promenant
dans son corps. Je n’ose pas en parler à mon frère ni aux copains
dans la cour. Je décide que c’est mon SRM (Secret Rien qu’à
Moi) et que personne n’a le droit de me le voler. Je murmure
des gentillesses à mon lutin. Je lui demande comment il va. Je lui
demande où il se trouve en moi, en ce moment. Je lui raconte des
histoires pour qu’il s’endorme sans faire de cauchemars.
Le dimanche, comme chaque dimanche, la famille se réunit.
Pour les réunions, il existe deux variantes. Soit grand-mère
Clarisse, oncle Prosper, tante Eugénie, Alex et moi, traversons
Bucarest en bus pour rendre visite à mes deux cousines
Marianne et Rodica et à leurs papas-mamans, soit mes deux
cousines Marianne et Rodica accompagnées par leurs papasmamans traversent Bucarest en bus pour rendre visite à grand-
mère Clarisse, oncle Prosper, tante Eugénie, Alex et moi. Ce
dimanche-là, on est dans la deuxième variante.
Les sept adultes discutent de choses totalement incompréhensibles. Des mots incroyables formant des phrases ne voulant rien
dire. à l’époque, je ne pigeais rien. Mais comme le disque était
presque toujours le même, aujourd’hui, à force d’avoir entendu
les mêmes arguments, les mêmes envolées lyriques, les mêmes
propos racistes et la même misogynie, je suis en mesure de vous
dire ce que j’entendais déjà à cinq ans et demi.
— Le vitalisme de Bergson est une réponse originale au grand
mystère de la vie.
— La Vie est de toute façon un mystère.
— Oui, mais un mystère qui sécrète de grands hommes.
Napoléon, par exemple.
— Ah, Napoléon…
— Quel immense bonhomme.
— Il a conquis l’égypte en deux jours.
— Deux mois !
— Non, deux jours : comment ces sales métèques auraient-ils
pu lui opposer la moindre résistance ?
— Les égyptiens ne sont pas des métèques ; ce sont les héritiers
des Pharaons.
— Laisse-moi tranquille avec tes Pharaons. Entre Toutankhamon et Napoléon, les Arabes ont envahi l’égypte.
— Les Arabes, c’est une sous-race. Je vous rappelle que les
Arabes, ce sont ces types qui font leurs besoins en écartant les
pans de leurs djellabas sur leurs chiottes à la turque.
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— Tu es vraiment trop raciste ! Tu me fais honte.
— Dis Eugénie, au lieu de contredire tes frères, tu ne voudrais
pas préparer des cafés ?
Les sept adultes fument ; boivent des cafés et s’engueulent du
début à la fin. Parfois, ça change : ils commencent par s’engueuler,
puis ils fument un bon coup et boivent des cafés. Mon frère et moi,
on les écoute et on les regarde comme des animaux étranges. On
grimpe sur les genoux d’un des sept, celui qui semble avoir raison
le plus souvent, et on ne bouge plus. Pour éviter de nous envoyer
la fumée dans les yeux, l’adulte qui nous garde sur ses genoux
fait de grands gestes destinés à chasser les volutes. Mais comme
tout le salon a disparu dans un brouillard à couper au couteau,
mon frère et moi les trouvons un peu ridicules. On dirait des
marins s’agitant dans la brume. Quand nos yeux piquent trop,
on s’en va. Rodica, la plus jeune de nos cousines, nous emmène
généralement dans une autre pièce pour jouer avec nous.
En fin d’après-midi, tandis que je suis en train de tirer les tresses
de Rodica, son père, oncle Marcel, entre dans la chambre. Il prie
Rodica de sortir. Elle s’exécute sans broncher. Oncle Marcel
est l’Autorité. Quand il déclare quelque chose, les bouches se
verrouillent et on obéit. Parfois, avec certains adultes, on ose aller
très loin dans la désobéissance, avant de recevoir une fessée. Avec
oncle Marcel, on se tient droit comme des cure-dents plantés
dans les olives. Même ses frères et sœur (papa, oncle Prosper et
tante Eugénie) ont pour habitude de l’écouter.
Oncle Marcel transporte un gros livre dans sa main droite. Il
appelle mon frère qui joue sur le balcon. Une fois tous les trois
réunis dans la chambre, mon oncle ferme la porte et s’installe
confortablement dans le fauteuil, en nous priant de prendre place
chacun sur un accoudoir.
— Vous savez ce qu’est ce livre ? nous demande oncle Marcel.
Je fais non de la tête.
— C’est un livre pour voir comment les gens sont faits à
l’intérieur, explique mon frère.
Je reste bouche bée devant son savoir.
— Bravo, continue mon oncle en passant sa main dans les
boucles blondes d’Alex. Mais c’est que tu es très intelligent, toi.
Aujourd’hui, je vais même t’apprendre comment ça s’appelle : un
atlas d’anatomie.
Oncle Marcel ouvre le livre, fait défiler quelques pages
et s’arrête d’un air satisfait sur une double page. Un grand
bonhomme est dessiné. Mais au lieu de lui faire un visage avec
la peau, les dessinateurs l’ont rempli de drôles de taches, plus ou
moins rouges, brunes ou bleu foncé.
— Vous voyez, ici, on voit le cœur. Et là l’estomac. Et là, ce sont
les poumons, décrit mon oncle.
à chaque fois que l’index de sa main gauche pointe une tache
sur le dessin, l’index de sa main droite vient toucher une partie de
mon corps ou de celui de mon frère. Je suis complètement fasciné.
J’inspecte le dessin avec attention. Je regarde à la droite du cœur,
sous l’estomac, derrière le foie et au fond de chaque poumon. Je
fronce les sourcils, sans comprendre. J’inspecte encore une fois le
dessin. Puis, je demande à mon oncle :
— Mais où est le petit lutin ? Ils l’ont pas dessiné.
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— De quel lutin tu parles ? répond-il sèchement.
Mon petit maillot commence à coller à ma peau. Je transpire à
grosses gouttes. Mon frère me regarde en soupirant, sincèrement
désolé par ma bêtise. Le tissu de l’accoudoir me gratte les cuisses.
Je n’aime pas du tout le moment que je suis en train de vivre. Je
me sens complètement ridicule. Mais la leçon continue.
— Vous voyez, ici, c’est la colonne vertébrale, nous apprend-il,
tandis que son doigt glisse sur une sorte de serpent blanc
descendant de la tête jusqu’entre les jambes.
Sa voix change. Il est de plus en plus sérieux et concentré.
— Là, c’est le… le coucou. On a chacun un petit coucou pour
faire pipi.
Je commence à comprendre où il veut en venir. Tout ça, c’est
un gigantesque piège : d’abord grand-mère Clarisse m’a surpris
en train de me faire des Askeucébon sous la couverture, puis
Marianne a vérifié que grand-mère n’inventait pas. Et elle m’a
dénoncé à oncle Marcel…
— Maintenant, regardez bien, ordonne-t-il. Le coucou est
relié à la colonne vertébrale par des nerfs. Les nerfs, ce sont des
tuyaux très fins dans lesquels passent plein d’informations. Des
informations sur le chaud, le froid, les brûlures. Et vous voyez ?
Tous ces nerfs passent dans la colonne vertébrale pour remonter
jusqu’au cerveau !
Son visage est crispé. Il a l’air de souffrir. à cause de nous et de
notre ignorance, il est obligé de parler de choses qui le dégoûtent.
Lui, il rêve de retourner au salon pour causer des métèques, de
Napoléon et de la place de l’Homme dans l’univers.
— à chaque fois qu’on se touche le coucou, poursuit-il, qu’on
se le frotte la nuit, sans avoir besoin d’aller aux toilettes, on donne
de mauvaises informations au cerveau.
— Et qu’est-ce que ça lui fait au cerveau ? demande mon frère
d’une toute petite voix.
— Ça le fiche en l’air ! affirme-t-il en nous toisant l’un après
l’autre. Ça le détruit. Si vous jouez avec votre coucou, vous allez
d’abord devenir bêtes. Ensuite, si vous continuez, vous deviendrez
fous. Et on vous enfermera dans la maison des fous. Est-ce que
vous savez ce que ça signifie d’être enfermé là-bas ?
J’imagine un lieu sombre, humide, taché de sang et jonché
d’os brisés, où des monstres torturent les enfants qui se sont trop
touché le coucou. Après s’être assuré que la peur habite désormais
au fond de nos yeux, oncle Marcel esquisse un sourire. Il se lève,
pose le livre sur la petite table ronde à côté du fauteuil et rejoint
le reste de la famille.
Avec mon frère, on n’ose ni se regarder ni faire un commentaire.
Prostrés comme des petits chiots au museau collé sur les pattes
avant, on garde le silence. Je voudrais lui demander si lui aussi
a découvert le plaisir de se chatouiller là, mais je n’ose pas. Le
simple fait de mentionner « ça » à haute voix me fait peur. Je
rentre les mots ; j’enterre les questions ; je cache ma curiosité. Je
ne sais même pas comment s’appelle ce que je suis en train de
vivre. Mes yeux se remplissent de larmes tièdes.
Fin de la leçon d’anatomie.
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Les feuilles des arbres du parc Cismigiu, au centre de Bucarest,
rougissent à vue d’œil et les manteaux font leur apparition dans
les rues. Mais mon frère et moi ne sommes toujours pas partis
rejoindre papa-maman, là-bas, dans le pays où il y a la Suisse. Ce
pays semble si mystérieux ! Ma tante m’explique que la Suisse est
le paradis du chocolat.
— Dac… dac… d’accord, mmmh mmmh mais ça se trouve
où, exactement ? je lui demande.
— Sur le même continent que la Roumanie.
— C’est quoi un conitent ?
— Un continent est une grande portion de terre sur laquelle on
peut mettre plusieurs pays. Il y a cinq continents sur terre.
Elle sort une grosse boule bleue de l’armoire sur laquelle des
petites taches sont dessinées.
— Voilà la terre, dit-elle. Voilà l’Europe. Bucarest est dans le
coin droit de l’Europe ; la Suisse est à gauche. Tu vois ?
Quand je sors de l’immeuble, la Suisse, c’est à gauche ou à droite ?
Voilà la question que je voudrais poser. Mais je n’ose pas lui avouer
que je ne sais toujours pas distinguer la gauche de la droite.
— Mais pourquoi est-ce qu’ils ne pouvaient pas nous prendre
avec eux ? demande Alex, en s’approchant.
— Je te l’ai déjà dit cent fois, lui explique oncle Prosper, installé
sur une chaise, en train de fumer sa cigarette. à la douane…
— C’est quoi une douane ? interrompt mon frère.
— La frontière du pays.
— C’est quoi une frontière ?
— C’est la porte de sortie, explique oncle Prosper. Tu vois, au
bout de notre appartement, il y a une porte. Et bien, un pays c’est
pareil. Il a aussi une porte de sortie.
— D’accord, je comprends, dit Alex.
— Malheureusement la porte de sortie de notre pays est gardée
par des policiers. Ils ne permettent jamais à des familles entières
de sortir. Seulement les parents. Les enfants doivent rester au
pays. Comme ça, les parents sont obligés de rentrer.
— Mais alors, comment on va faire pour les rejoindre, Eugène
et moi ? demande-t-il avec une peur intacte, comme s’il posait la
question pour la première fois.
— On va se battre contre les administrations. On va vous faire
sortir. En fait, vous n’avez besoin que d’un seul papier. Il s’appelle
« visa ». On va vous obtenir un visa. Eugène et toi n’avez pas de
soucis à vous faire.
Je suis quand même inquiet. Histoire de vérifier, j’ouvre la
porte de notre appartement. Ça va : aucun policier ne nous
attend sur le palier. Sortir de l’appartement est plus facile que
sortir de Roumanie. Tout à coup, le téléphone sonne au salon.
Je ne peux pas dire comment j’y arrive, mais je devine tout de
suite un appel de papa-maman. Peut-être que la sonnerie du
téléphone n’est pas la même ? Je galope jusqu’au salon. Tante
Eugénie parle avec papa ! Toute la famille se presse autour
du téléphone. Mais je sens bien qu’elle ne parle pas comme
24
25
4. Le paquet à la poste
d’habitude. Elle choisit ses mots. Je demande à oncle Prosper
pourquoi elle parle bizarre.
— Des policiers écoutent peut-être notre conversation, me
murmure-t-il.
Mon oncle prend le téléphone à son tour. Il ne parle pas
longtemps, parce que le prix de la communication est très cher.
En général, on cause une minute chacun. Enfin, mon tour arrive.
Je prends le téléphone humide de la transpiration des autres.
J’entends la voix de maman très faiblement, comme le cri d’une
mouche empêtrée dans une toile d’araignée.
— Buuu bbbbuu nâ ziua, je réponds. Eugen la tttelef fff fffon.
Tché fff fffatch mmmh mâmi ?1 J’ai honte de bégayer si fort.
— Cîîîînd ne ne ne…
Suivant. En gros, en une minute, j’ai à peine le temps de rougir,
de m’exaspérer de ne pas pouvoir dire ce que je veux et de passer
le combiné au membre suivant de la famille. Je regarde Alex. Je
le devine dans ses yeux : il est de plus en plus persuadé que papamaman nous ont oubliés.
Et puis un jour, grand-mère Clarisse remonte de la boîte aux
lettres avec une petite feuille de papier jaune. On nous informe
qu’un paquet en provenance de Suisse nous attend à la poste
du quartier. Midi vient de sonner : mon frère a fini l’école pour
aujourd’hui. On se précipite sur le papier. On n’arrive pas à y
1. B… bbbonjour… c’eeeest Eugène au t… otel… telef… fff… phone. Ccc… ccc
commmment ça vaaa ?
26
croire. Aussitôt, grand-mère Clarisse met le formulaire en lieu
sûr, dans une armoire qu’elle ferme à clé.
— D’abord, on mange, puis on fait la sieste, elle déclare. Ensuite
on passera à la poste.
On proteste ; on s’insurge ; on rouspète ; on grimpe sur les
meubles.
— De toute façon, la poste n’ouvre pas avant 14 heures… elle
dit, en haussant les épaules.
On argumente encore :
— On n’a qu’à en… en… enfoncer la porte avec des bombes
atomiques ! je propose.
— Mais enfin, tu ne te rends pas compte ? hurle mon frère
pour ramener grand-mère Clarisse à la réalité. Ce paquet vient
de SUISSE !
— Suisse ou pas, le bortsch est prêt. à table.
Le bortsch bien gras dans lequel flottent des morceaux de
viande de bœuf disparaît en deux minutes au fond de ma gorge.
Record mondial battu. Salade ? Je la bâfre en cinq coups de
fourchette. Record galactique pulvérisé. Un grand verre d’eau ? Il
n’est déjà plus là : disparu lui aussi dans mon ventre. Vite, la sieste
maintenant. Je cours me coucher et je fais semblant de ronfler
comme un ours au fond de la forêt. Je patiente les yeux fermés
pendant des siècles, avant que grand-mère Clarisse n’ouvre le
volet pour nous réveiller. On bondit ; les pyjamas volent dans la
chambre et on enfile nos habits. Nous voici déjà dans la rue. On
glapit de joie en marchant derrière grand-mère Clarisse. Une
charrette pleine de caisses de bouteilles vides, tirée par un cheval
27
à la triste mine, traverse le carrefour sans se presser. Sa pile de
caisses est si haute qu’elle touche l’immense panneau suspendu
au-dessus des voitures. Le portrait d’un monsieur entouré d’épis
de blé est peint sur le panneau en bois. Il se balance et finit par
tomber sur les pavés. Grand-mère Clarisse ne peut s’empêcher
d’esquisser un geste d’effroi. Les passants dodelinent de la tête,
avec crainte. Le silence se dépose sur le carrefour.
— Dis grand-mère, je demande, c’est qui ss… ss… sur le
panneau ?
— C’est Ceausescu voyons, murmure-t-elle. Le président de
la Roumanie. Maintenant, je ne sais pas ce qui va arriver à ce
malheureux paysan.
Deux policiers arrivent au pas de charge. Puis une autre voiture
surgit de je ne sais où. Un groupe de policiers passe les menottes
au paysan.
— Foutez-moi la paix ! J’ai du boulot, il hurle.
— Je m’en fous, déclare un policier. Tu l’as fait exprès. Tu vas
venir au poste et on va te faire passer l’envie de jeter les portraits
de Ceausescu sur les pavés.
Pendant ce temps, un gendarme mouline avec son bâton
pour expliquer quelle colonne de voitures cubiques coincées
dans l’embouteillage doit avancer et quelle autre reculer. Tout
le quartier est bloqué. Les passants se sont écartés du portrait
tombé face contre terre. Avec un profond respect, deux policiers
relèvent Ceausescu et du revers de leur manche essuient son
gigantesque sourire carié par les saletés qui traînaient sur la
route.
Nous sommes obligés d’attendre un peu pour traverser. En
observant autour de moi, je réalise soudain que la ville est envahie
par les images de Ceausescu. Un immense portrait peint sur une
toile recouvre la façade d’un immeuble ; le président se penche
vers des enfants de mon âge qui l’embrassent ; on comprend qu’il
est en train d’ouvrir une nouvelle école. Un autre le montre juché
sur un tracteur en train de labourer la Roumanie ; le panneau est
planté au bout de l’avenue. Sur un troisième, le président applaudit
simplement un groupe de danseuses habillées à la mode des
campagnes avec des foulards colorés et des chemises brodées.
— Il fait plein de choses, Ceausescu, je dis. Il a l’air gentil.
Grand-mère Clarisse me regarde avec horreur, mais ne me
répond pas. La poste est au coin du troisième pâté de maisons.
Hélas, quand on arrive, une longue file d’attente nous accueille.
Alex et moi soupirons, tandis que grand-mère Clarisse se place
dans la file en silence. Il faut dire qu’à Bucarest, grand-mère
Clarisse fait des files d’attente pour tout : les tomates, le beurre, le
sucre, la viande. Et même pour le savon, des fois.
Enfin, nous voici devant le guichet. Comme je saute sans cesse
pour ne pas rater le moment où le paquet apparaîtra, grand-mère
me hisse sur le rebord du guichet. Le monsieur de la poste est
habillé d’une chemise à manches courtes. Son visage est luisant
de transpiration. Il a l’air plus fatigué qu’un ballon de football
dégonflé.
— Bonjour, dit grand-mère Clarisse. J’ai reçu dans ma boîte
aux lettres un avis me prévenant de l’arrivée d’un paquet. De
Suisse, prévient-elle, en murmurant.
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— Certainement. Puis-je voir cet avis ?
Elle ferme les yeux et pince les lèvres.
— Je… je ne l’ai pas pris avec moi, déclare-t-elle, en réalisant
qu’elle l’a oublié dans l’armoire fermée à clé. Mais je…
— Désolé, madame. J’ai besoin de ce formulaire. Sans cela, je
ne peux pas vous remettre votre colis.
Elle rouspète ; elle rappelle qu’elle a déjà soixante ans. Elle
voudrait s’éviter un trajet jusqu’à la maison. En plus, l’ascenseur
est en panne. Et elle habite au cinquième avec les deux petits. Ne
peut-on pas faire une exception et oublier ce fichu papier ?
— Non.
Les cheveux électrisés par la colère, grand-mère Clarisse
m’attrape par les bras et me dépose par terre sans ménagement.
Un petit-fils pendu au bout de chaque bras, elle retourne à la
maison. Je ne l’ai jamais vue dans un état pareil.
— Eh bien, pourquoi vous me regardez comme ça, vous deux ?
Votre père, c’est aussi mon fils. J’ai autant envie que vous de savoir
ce qu’il y a dans ce paquet.
Nous retournons à la maison. Nous montons les cinq étages
à pied. Nous descendons les cinq étages à pied. Nous marchons
jusqu’à la poste. Après une nouvelle file d’attente, nous revoici
devant le guichet. Le monsieur nous sourit et tend le bras pour
attraper le formulaire jaune. Après avoir disparu derrière une
porte, il revient chargé d’un gros paquet entouré de scotch brun.
Mon cœur bondit des talons jusqu’au front. Mon frère ouvre la
bouche, mais aucun son ne sort. Grand-mère Clarisse ne peut
empêcher ses mains de trembler.
— Puis-je voir votre pièce d’identité, je vous prie ? réclame le
monsieur de la poste.
— Mais pourquoi en avez-vous besoin ? s’insurge grand-mère.
Je vous ai apporté l’avis.
Il retourne le papier jaune. Au dos, en petits caractères, il est
écrit qu’une pièce d’identité doit obligatoirement être présentée.
En attendant que grand-mère Clarisse en fournisse une, le
monsieur de la poste est d’accord de garder le paquet sous le
guichet.
— Merci, siffle-t-elle entre ses dents.
Sur le chemin du retour, elle s’emporte et balance des injures.
— Sale petite larve de fonctionnaire ! Chien enragé. Il est trop
jaloux que des gens honnêtes reçoivent des paquets de Suisse.
Alors il invente les pires saloperies pour se venger. Ah comme je
les hais tous ! Tous !
— Qui est-ce que tu hais grand-mère ?
— Les communistes !
C’est la première fois que j’entends ce mot. Ça a l’air vachement
grave d’être communiste. Nous remontons et redescendons les
cinq étages à pied. Après une nouvelle file d’attente, nous revoici
devant le guichet. Cette fois, le paquet est à nous. Oh, comme
il est lourd. On s’y met à trois pour le porter. Je l’embrasse sur
tous les côtés, tellement je suis heureux. Pour la troisième fois
dans l’après-midi, nous remontons les cinq étages. Grand-mère
Clarisse indique la table de la cuisine pour le poser. Armée de
son couteau de cuisine le plus tranchant, elle libère le paquet de
ses ficelles blanches.
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à l’intérieur, les couleurs nous sautent aux yeux. Une boîte de
chocolats rouge avec des montagnes bleues photographiées au
bord d’un lac vert. Des paires de bas emballées dans un incroyable
carton violet. Des crayons de couleur avec un arc-en-ciel dessiné
sur la boîte. Et puis, tout au fond du paquet, planqué sous des tas
de vêtements, il y a un autre paquet.
Pentru Copii2 Mon frère qui sait déjà lire arrache le paquet et court au salon
pour l’ouvrir. Je me lance à ses trousses.
— Attention, ne cassez rien, surtout, supplie grand-mère
Clarisse depuis la cuisine.
On ouvre le petit paquet. Papa-maman nous ont envoyé des
jouets. Ouaaah ! Des voitures de course et un camion avec sa
remorque. Sur la remorque est fixé un super bulldozer. Jamais,
mon frère et moi n’avions tenu entre nos mains des voitures aussi
parfaites. Avec des tas de détails complètement dingues. On
voit les phares, le pot d’échappement, les sièges avec le volant
et même le tableau de bord ! Si, je vous jure. La voiture mesure
cinq centimètres, mais à l’intérieur on distingue quand même le
tableau de bord. Avec une loupe, on pourrait lire sur le cadran à
quelle vitesse elle roule ! En plus, chaque bagnole est montée sur
des suspensions. Je n’arrive même pas à croire que je suis en train
de voir ce que je suis en train de voir.
Jusqu’à maintenant, on ne connaissait que les jouets en fer
blanc importés de Chine ! Ceux envoyés par papa-maman sont
si beaux, si extraordinaires, si étincelants qu’on dirait des bijoux
expédiés d’une autre planète. Mon frère et moi alignons nos
trésors sur le tapis. On organise une parade. On simule le bruit
des moteurs. Les motifs du tapis se transforment en routes, en
carrefour et en lac.
Au bout d’un moment, grand-mère Clarisse s’approche de
nous en silence.
— Maintenant, on a la preuve qu’ils ne nous ont pas oubliés,
déclare mon frère avec un sérieux extraordinaire.
2. Pour les enfants (en roumain)
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Le mois qui s’appelle septembre arrive encore une fois. Alex
commence sa deuxième année scolaire. La première fois que je l’ai
vu avec son uniforme, j’ai éclaté de rire. Je me suis littéralement
roulé de rire sur le parquet :
— Jamais je ne voudrais avoir un uniforme sur le dos, j’ai
déclaré. C’est moche, c’est ridicule et c’est nul.
Mais au bout d’une semaine, la jalousie m’a bouffé le ventre.
Moi aussi, j’ai voulu un pantalon bleu marine et une chemise à
petits carreaux bleus et blancs. Moi aussi j’ai voulu un sac à dos
en cuir. à force de crier dans les oreilles de tante Eugénie que je
veux aller à l’école, j’ai fini par la faire craquer. Elle a accepté
de m’inscrire dans une école de Bucarest. Presque au même
moment, la famille a décroché pour mon frère et moi le fameux
« visa » de sortie. M’en fous : je veux aller à l’école.
Aujourd’hui, je connais un nouveau jour de la semaine. Le
lundi. Le lundi, je ne sais pas si vous savez, mais c’est le début de
l’école. Tante Eugénie m’y conduit par la main. Je suis si fier que
mes sandales ne touchent plus le trottoir. Qui sait ? Peut-être que
Ceausescu va accueillir tous les élèves comme sur l’affiche que
j’ai vue en ville.
L’école, c’est un énorme bâtiment troué de grandes fenêtres.
L’école, c’est des terrains de sport avec des gros trous partout,
comme si on les avait bombardés le jour d’avant. L’école, c’est des
odeurs : un mélange d’eau pour laver les vitres, de transpiration,
de craie et de colle en tube. L’école, c’est des livres. On reçoit un
abécédaire et des cahiers avec des lignes bleues. J’aime l’école.
Mardi, le professeur nous donne nos premiers devoirs à faire
à la maison : lire les trois premières pages de l’abécédaire et
reproduire vingt fois les trois premiers signes de l’alphabet dans
notre cahier « Langue roumaine ». Je révise avec tante Eugénie, à
la même table que mon frère. J’essaie d’imiter les poses d’Alex. Sa
façon d’agiter son crayon au-dessus de sa feuille. Ses jambes bien
droites posées sur le tapis à fleurs.
Au début, je triche : au lieu de dessiner des « A », je gribouille
un zigzag sur une ligne, que je barre d’un trait horizontal. Ça
ressemble à la scie que j’ai aperçue une fois dans une cabane, dans
la banlieue de Bucarest. Tante Eugénie sourit et m’explique que
dans la langue roumaine, on n’a jamais l’occasion d’écrire un mot
avec vingt « A » majuscules qui se suivent. Je dois recommencer en
mettant un espace entre chaque « A ». Tante Eugénie me surveille
du coin de l’œil, tandis qu’elle répète les opérations arithmétiques
avec Alex. Je passe au « B ». On dirait le bonhomme du ministère
où mon frère, ma tante et moi nous sommes rendus une dizaine de
fois, pour lui demander l’autorisation de rejoindre papa-maman
en Suisse. Il est toujours resté derrière son bureau. Sauf une
fois, quand il s’est levé pour nous raccompagner à la porte. J’ai
remarqué que sa grosse tête ronde reposait sur un corps énorme,
rond aussi. Deux boules de graisse attachées par une colonne
vertébrale. Un vrai « B » en mouvement. Le « C », c’est une pince
de crabe. J’en ai déjà vu un à la Mer Noire, il y a deux étés.
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5. L’abécédaire roumain
à l’entrée d’un hôtel, un crabe se promenait dans un aquarium.
Je ne sais pas combien de signes contient l’alphabet roumain,
mais ce serait drôle si chaque lettre correspondait à un souvenir.
Mercredi, je vais en classe d’un pas déterminé. Je suis fier à me
faire exploser la poitrine. Je connais les trois premières pages de
l’abécédaire par cœur. Peut-être que le professeur me prendra
pour un génie. Peut-être me transférera-t-il dans une classe à
part pour les génies particulièrement intelligents. Peut-être que
Ceausescu me donnera une médaille.
Nous entrons dans la classe. Je n’ai pas encore de copains. Juste
des têtes connues dans le quartier, qui ont commencé les cours
en même temps que moi. Mais je sais une chose : je vais tous
les impressionner. Malheureusement, le professeur ne commence
pas avec la leçon d’alphabet. Il dessine des pommes au tableau
noir, puis il nous demande combien ça fait deux pommes rouges
plus deux pommes vertes. Je brûle d’envie de poser mon cahier de
« langue roumaine » sur mon pupitre et d’ouvrir mon abécédaire
pour montrer au monde entier mes premières leçons faites à la
maison.
Tout à coup, on toque à la porte. Deux coups secs et nerveux.
Le professeur se lève et va ouvrir. Une femme en chemise blanche
et jupe grise s’avance devant nous. Ses petites lunettes posées en
équilibre sur le bout de son nez menacent à chaque pas de tomber
sur sa poitrine.
— Eh bien ! gronde notre professeur. Vous ne savez pas qui
vient d’entrer ?
Nous faisons non de la tête.
— C’est Madame la Directrice ! nous apprend-il.
Une sorte de vertige s’empare de nous. Personne n’avait
encore vu Madame la Directrice. L’apparition de ce personnage
tellement mystérieux et effrayant nous dessèche la bouche. Nous
nous redressons comme un champ de tulipes. Elle nous dévisage
l’un après l’autre.
— Eugène Meiltz ! crie-t-elle à la classe.
Je reçois mon nom comme un coup de poignard dans le cœur. Je
dois être plus blanc que la chemise de la directrice. Dans ma tête,
j’appelle au secours ma mère, mon père, et même oncle Marcel.
Lui, au moins, il saurait faire face à cette horrible dame.
— Oui, dit une petite voix quittant ma gorge avec difficulté.
— Sors ton abécédaire, je te prie.
Un minuscule espoir renaît dans ma poitrine. Il s’agit peutêtre d’une interrogation surprise. Bien que terrorisé, je me sens
prêt. Si jamais elle me demande de venir au tableau noir pour
écrire les trois premières lettres de l’alphabet roumain, je pourrais
l’épater. Essayant de dissimuler mon tremblotement, j’ouvre mon
cartable en cuir et je sors mon abécédaire. Madame la directrice
fait deux pas dans ma direction. Ma tête arrive à la hauteur de
sa jupe grise.
— Tes parents ont trahi la République socialiste de Roumanie,
dit-elle avec une colère froide. Je viens d’apprendre que tu as obtenu un visa pour quitter notre patrie. Puisque tu es un traître aussi,
fous le camp ! Mais cet abécédaire ne t’appartient pas. Il est la propriété de l’état roumain. Donne-le moi et quitte mon école.
Je la regarde sans comprendre. Je n’ai pas capté un mot de ce
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qu’elle vient de dire.
— Donne-moi ton abécédaire et retourne dans ta famille. Tu
comprends le roumain ou tu es complètement crétin ?
Je lui tends le livre. Vingt-cinq paires d’yeux se posent sur moi.
Je me baisse et ramasse tant bien que mal mon cartable. J’arrive
à peine à marcher. Un poids tombé de je ne sais où m’écrase
les épaules. Mes pieds avancent dans la vase. Le professeur me
regarde d’un air désolé, mais il n’ose pas faire de geste pour
m’aider. Tout à coup, je suis dans le couloir. Tout à coup, me
voilà dans la cour. Le temps et l’espace s’embrouillent, à cause
des larmes qui remplissent mes yeux.
Et là, sans que je ne puisse rien faire pour l’empêcher, un long
cri jaillit du fond de moi.
— AAAAAAAAAAAAAAAAAAAA !
Le cri remplit ma tête et mon cœur. Il remplit bientôt le trottoir
et la rue. Il remplit l’air et toute la capitale de la République
socialiste de Roumanie. C’est un cri continental. Vous ne l’avez
pas entendu ? Je ne connais pas la date exacte ; je sais seulement
que je me suis fait confisquer mon abécédaire en septembre
1975.
Finalement, ma tante a tort. Il existe bien un mot de vingt « A »
qui se suivent. C’est le mot crié par un élève venant de se faire
reprendre son abécédaire par la directrice de l’école. Quand
j’arrive à la maison, je ne suis plus qu’une boule de sanglots.
Grand-mère Clarisse me prend dans ses bras. Elle me cajole ; elle
essuie mes joues crispées de douleur ; elle lisse mes cheveux avec
sa main. Elle me demande de lui raconter ce qui m’arrive. Mais il
se passe une bonne heure avant que je ne cesse de répéter le mot
de vingt lettres ne comportant que des « A ».
En fin d’après-midi, ma tante rentre du travail. Son visage se
décompose en me voyant prostré sur le canapé. Peu à peu, je
parviens à articuler des sons. Je recommence à parler en utilisant
toutes les lettres de l’alphabet. J’explique comme je peux ce qui
m’est arrivé. Les deux dames tentent de me calmer de leur mieux.
Mais les mots sont incapables de m’aider. Je viens de me faire
piquer les mots.
— Ce sont tous des sales communistes.
— Ils se sont vengés sur toi, parce qu’ils ne peuvent rien contre
tes parents.
— Là-bas, en Suisse, il n’y a pas de communistes. C’est un pays
libre, Dieu merci.
— Et tu vas bientôt partir.
— Plus que quelques semaines, mon petit.
— Tu as attendu quinze mois, mais tu vas partir très bientôt. Je
te le promets.
Moi, je croyais que le mot « communiste » n’appartenait qu’au
monde des adultes. à moi les voitures rouges et les camions
remorquant des bulldozers ; à eux les Napoléon, l’égypte
et les communistes. Il faut que je quitte ce pays avant que les
communistes ne me piquent mes voitures et mon bulldozer.
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Mon frère rentre de l’école d’un air ravi, tandis que je suis affalé
devant la télévision couleur. Alex et moi sommes en Suisse depuis
six mois. Nous vivons à Lausanne, au sixième étage d’une tour
grande comme là où c’est Nouyork. Devant nous, un lac bleu
scintille et après le lac, on voit les montagnes bleues avec la neige
blanche au sommet. Exactement comme sur la boîte de chocolats
envoyée par papa-maman dans le paquet. On habite devant un
couvercle de boîte de chocolats.
« Nous sommes arrivés de l’autre côté du monde » répète
maman. Et c’est vrai qu’ici, rien n’est comme là-bas. Kojak et
Mannix, les séries que je regardais à la télévision roumaine, ici,
je les découvre en couleurs. Par exemple, Mannix en Roumanie
conduit une voiture grise. En Suisse, il pilote une voiture rouge. En
Roumanie, quand une voiture explosait, les flammes étaient gris
sale. En Suisse, elles sont jaunes comme la flamme du briquet.
Mais c’est pas tout ! En Suisse, la télévision couleur a une
télécommande sans fil. Un lutin dans la petite boîte murmure
des ordres à son frère qui habite dans la télévision. Mais c’est pas
tout ! En Suisse, on lève le store métallique avec une manivelle
située à côté de la fenêtre. En Suisse, la chasse d’eau n’est pas
un bout de bois attaché à une chaîne rouillée, mais un joli levier
qu’on soulève délicatement. Les premiers jours de notre arrivée
dans l’appartement lausannois, mon frère et moi nous nous
appelons sans arrêt d’une pièce à l’autre : « Eh, viens voir ce que
j’ai découvert ! » Les découvertes, c’est le fonctionnement de la
hotte au-dessus de la cuisinière ou le vide-ordures sur le palier.
Des dizaines d’objets aux couleurs et aux formes nouvelles.
Mais ces objets m’ont-ils vraiment fait du bien ou du mal ? Ni
l’un ni l’autre. Mon premier objet marquant en Suisse fut le soldat
de la Vallée de la Jeunesse. En voici l’histoire.
Comme je le disais, mon frère rentre de l’école et déclare d’un
air ravi :
— Aujourd’hui, avec la classe, on est allé dans un endroit pas
croyable.
— Ah bon, où ça ? demande maman, tout en préparant les
« kiftele », ces boulettes de viande épicées frites dans l'huile, que
j'avale par douzaines une fois par semaine.
— C’est pas très loin de chez nous, raconte Alex avec de grands
yeux excités. Y a un parc grand grand grand avec des rochers et
des tunnels. Les tunnels sont inclinés, alors on peut glisser dedans.
C’est comme des toboggans, tu vois ? Et puis y a des balançoires.
Et puis des grosses bosses colorées. C’est génial.
Maman fronce les sourcils. Elle ne croit pas qu’un tel endroit
existe près de chez nous.
— Je jure que c’est vrai ! il proteste.
Le soir, quand papa rentre du travail, mon frère essaie de le
convaincre qu’il ne ment pas. Mais le soir, personne n’a aucune
chance d’intéresser papa avec quoi que ce soit. Papa est toujours
fatigué. Il travaille dans un bureau où il calcule des trucs et des
machins. « Des programmes pour des appareils automatiques »,
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6. Le soldat de la Vallée de la Jeunesse
il tente parfois de nous expliquer. Papa est informaticien, mais
chépa ce que ça signifie. Un pompier éteint le feu ; un marin
pêche sur un bateau ; mais un informaticien, ça informaticione
quoi ? Chépa. Une chose est sûre : un informaticien est crevé
à 18 heures. Alex lui raconte les merveilles vues avec les autres
élèves de sa classe. Papa écoute et finit par accepter. Samedi
prochain, nous irons explorer notre quartier, à la recherche de la
Vallée de la Jeunesse.
Nous partons vers 10 heures du matin. J’ai voulu prendre une
gourde de survie et me fabriquer un casque de protection, mais
maman m’a dit que c’est pas la peine. Donnant la main à notre
papa, nous remontons l’avenue de Montoie. Nous passons à côté
de pierres aux formes allongées ou très plates. Papa nous apprend
qu’il s’agit de sculptures : « Un artiste sculpte dans la pierre les
formes les plus bizarres. Parfois, on reconnaît un bonhomme, ou
une dame, parfois, on ne reconnaît rien du tout. C’est de l’art
moderne ». J’aurais voulu poser plein de questions sur la forme
de ces cailloux, mais le temps presse. Nous voici déjà arrivés
devant l’école d’Alex. Le vrai départ de notre expédition se fera
depuis son école. Alex nous indique la direction à prendre. Nous
traversons la route et continuons dans une petite ruelle. Au bout
de cinq cents mètres, sur la gauche, on longe une grande zone
pourrie-sale-dégueu pleine de ferraille et de pneus empilés. Ça
sent le pipi de chat mélangé à de l’huile moisie. Une sorte de
garage ou de dépôt de bagnoles. L’endroit est si moche, qu’on se
croirait revenus en Roumanie ! Mais on s’en fiche ; nous continuons
notre exploration. Une longue voiture noire nous coupe soudain
la route. Papa nous apprend qu’il s’agit de la voiture dans laquelle
on transporte les morts vers « leur dernière maison ».
— Comment c’est la dernière maison des morts ? demande
mon frère.
— Ce sont les tombes, répond papa. Comme celles que l’on
voit depuis la chambre à coucher de notre appartement.
Nous habitons à côté du cimetière de Montoie et en marchant
depuis tout à l’heure, nous l’avons contourné jusqu’à la porte de
sortie des voitures funéraires.
— Pourquoi les morts sont morts ? demande Alex.
— J’en sais rien, répond papa en riant. Parfois on tombe malade
ou on a un accident.
— Ça fait co… comm comment qu… qu… quand on est mort ?
— Et bien, dit papa, quand on est mort, on n’est plus là pour se
préoccuper de quoi que ce soit.
— Ah bon ? Mmmh mmh mais on est où ?
— On est au paradis. Enfin, ton corps reste ici, mais ton âme
monte au ciel.
— Et qu’… qu’… est-ce qu’il fait mon ccc… corps ici ?
— Ça suffit, dit papa. On est là pour trouver la Vallée de la
Jeunesse, pas pour parler des morts.
Nous continuons à marcher en ligne droite. Au bout d’un
long moment, mon frère nous demande de quitter la route pour
prendre un petit sentier descendant dans la forêt.
— La Vallée de la Jeunesse se trouve juste derrière les arbres,
annonce-t-il.
Mon cœur se met à battre de plus en plus fort. à travers les
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feuillages, on distingue des couleurs vives. Des rires d’enfants
jaillissent dans l’air chargé de parfums sucrés. Un immense
sourire de satisfaction illumine le visage de mon frère. Il a réussi
à emmener papa dans un lieu que lui seul connaît. Et soudain,
le rideau d’arbres s’ouvre, faisant place à un monde merveilleux.
Trois bosses colorées en jaune et rouge, grandes comme des dos
de baleines, sortent du bitume noir. Des garçons à vélo escaladent
le dos des animaux, restent un instant en équilibre, puis se
laissent rouler de l’autre côté. Plus loin, des dizaines de rochers
aux formes arrondies dessinent une colline hérissée de sapins
verts. Une bande de veinards jouent à cache-cache au milieu des
pierres. Avec mon père, on découvre un sentier entre les rochers.
On se retrouve rapidement au sommet de la colline. De là-haut,
on réalise qu’il s’agit vraiment d’une vallée.
Des centaines de rosiers rouge fraise, jaune abricot ou
blanc chantilly parsèment les nombreuses terrasses de ce lieu
merveilleux. Un peu sur la droite, un arbre bizarre ondule dans
le vent. Il ressemble à un sapin. Mais ses branches ne grimpent
pas dans le ciel : elles retombent vers le gazon. On dirait un
mammouth avec ses défenses, transformé en monstre végétal par
un coup de baguette magique. On distingue aussi un étang tout
bleu au fond de la Vallée. Après l’étang, l’allée se transforme en
rampe de béton, qui s’enroule autour d’un immense bâtiment au
toit en forme de coquillage. Je n’arrive pas à y croire : partout où
je pose mon regard, je tombe sur une surprise ou quelque chose
d’enchanteur.
Soudain, une tache verte près de moi me saute aux yeux. Je
fronce les sourcils et regarde mieux : je découvre un soldat en
plastique. Un fantastique soldat agenouillé qui tient son fusil en
joue et vise un ennemi droit devant lui. Depuis combien de temps
m’attend-il au sommet de la colline de pierre ? Des années ? Des
siècles ? Ou depuis la semaine passée ? Chépa. Le temps, c’est
compliqué. En tout cas, j’ai quitté Bucarest juste à temps. Je suis
au rendez-vous avec le soldat en plastique.
— Qu’est-ce que tu as trouvé là ? demande papa.
— Un soldat. Il est àààà moi.
— Tu me le montres ?
Je le lui tends. Papa l’examine un moment, puis me déclare
qu’il s’agit d’un soldat américain. Il paraît qu’ils ont battu les
Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale.
— Les Américains faisaient partie des Alliés. Avec les Anglais et
les Russes, ils ont sauvé le monde.
J’en étais sûr ! Je possède un soldat appartenant à une armée
invincible. Je le reprends pour le fourrer au fond de ma poche. Avec
lui, je me sens prêt à affronter tous les dangers : les méchants dans
la rue comme les attaques les plus sournoises des monstres cachés
dans le noir. La prochaine fois qu’une créature aperçue à la télé
cherchera à me terroriser dans mes rêves, je lui dirai : « Dégage
de là ! Sur ma table de nuit un soldat de l’armée américaine me
protège. Il est déjà en position de tir. Alors, fais bien gaffe. » Après
le lutin et sa plume magique qu’oncle Marcel a chassé de ma vie,
j’ai retrouvé un SRM. Mais mon nouveau Secret Rien qu’à Moi
est dix mille fois plus puissant que le précédent.
Un coup de coude de mon frère dans les côtes m’arrache à mes
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pensées. Alex me montre du doigt deux gros trous creusés dans la
roche. Je me baisse pour y jeter un œil. Il s’agit de deux tunnels
noirs et lisses descendant en pente raide, traversant la colline de
part en part. Des toboggans uniques au monde ! Alex saute à
pieds joints sur le rebord du tunnel.
— T’es prêt ? me demande-t-il.
— Ouais ! Et comment.
La première course de toboggans de la Vallée de la Jeunesse
va bientôt commencer. Je m’assieds sur le rebord. Mon père
contourne la colline de rochers pour nous attendre à la sortie des
deux tunnels. Il crie dans les boyaux : « à vos marques ! Prêts… »
à l’instant où j’entends « Partez », je me lance comme une torpille.
Je serre mon soldat de l’armée américaine de toutes mes forces. Je
sais que dans quelques secondes, je réapparaîtrai de l’autre côté
pour plonger dans les bras de papa. En attendant, j’ordonne à
mon soldat de tirer sur toutes les horloges du monde. Un copain
m’a dit que si on cassait toutes les horloges de la terre, le temps
s’arrêtait.
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7. La Panthère rose
J’aime bien aller en ville avec ma mère. Elle fait les commissions
dans les grands magasins de Lausanne. En Roumanie, les magasins
étaient nuls. Des fois, je me souviens, j’entrais avec grand-mère
dans une épicerie où la seule chose qu’on pouvait acheter, c’était
des cornichons dans des grands bocaux. Grand-mère Clarisse en
a attrapé un pour examiner l’étiquette.
— Ces conserves sont périmées depuis quatre ans ! elle a hurlé.
Vous vous fichez du monde, mademoiselle.
— Non, mais celle-là ! a répondu la jeune fille en bougeant la
tête de droite à gauche. Elle se croit à Paris, sur les Champsélysées, ma parole.
— Qu’est-ce que vous me chantez avec votre Paris ? J’entre
dans un magasin d’alimentation et je ne trouve ni pain, ni sucre,
ni légumes, ni limonade pour le petit. La seule chose qu’on peut
acheter, ce sont des conserves empoisonnées.
Son chef est alors apparu et a regardé méchamment grandmère.
— Hé ho, faudrait se calmer un petit peu, d’accord ? Sinon je
vous dénonce pour activités anti-communistes, moi.
Grand-mère n’a rien répondu et on est sorti du magasin à
cornichons les mains vides.
— C’est quoi « activité anti-communiste », j’ai demandé à
grand-mère.
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— Rien. Des bêtises. On va aller au marché. Qui sait ? Peutêtre qu’ils ont reçu de la viande aujourd’hui ?
Les magasins à Lausanne, ça n’a rien à voir. Y a à boire, à
manger, à jouer, à écouter, à s’habiller, à regarder, à dessiner, à lire,
à faire du sport, à partir en vacances et à aller à l’école. Y a toute
la vie dans les magasins de Lausanne. On entre à l’Innovation.
On descend d’un étage. J’adore l’escalator. Hypnotisé, je regarde
les marches qui rapetissent, rapetissent et disparaissent dans le
plancher. C’est de la magie pure. Au rayon habits pour enfants,
maman m’enfile une veste verte. Trop courte. Puis une beige. Elle
me va, mais je n’aime pas le beige. Je dis non non non, jusqu’à ce
qu’elle me propose une veste rouge avec des poches à fermeture
Eclair. Je n’ai encore jamais eu de veste à fermeture éclair. J’veux
j’veux j’veux. Maman est d’accord. On reprend l’escalator. Cette
fois, les marches sortent du sol et grandissent, grandissent. Je les
compte les unes après les autres sans oser poser le pied dessus.
— Dépêche-toi, me crie maman.
On monte au rayon rideaux. Je me cache derrière les tissus
rouges à fleurs, violets et blancs qui pendent du plafond. La
vendeuse n’est pas contente. Maman me gronde en me menaçant
de ne plus jamais me prendre avec elle en ville. Je me calme. Je lui
donne la main, pour lui montrer que je suis très gentil. On monte
encore d’un étage au rayon des…
Et tout à coup je la vois. Je n’arrive plus à détacher mon regard.
Elle est fantastique. Maman me tire par la main, mais je suis
scotché au sol. Devant moi, y a la Panthère rose ! Elle me sourit
comme une vieille copine, avec sa queue rose enroulée autour de
ses jambes. J’ai découvert La Panthère rose, ici, en Suisse. Un super
dessin animé, plein de gags marrants et en plus la musique est
géniale. Mais jamais, jamais, je n’aurais imaginé que la Panthère
rose puisse sortir du poste de télévision pour m’attendre au
dernier étage de l’Innovation.
— Tu veux faire un tour dans ce machin ? demande maman.
— C’est pas un machin, c’est LA PANTHÈRE ROSE. Tu sais,
on a vu des fois le dessin animé à la télé, et…
— Ça va, ça va. Je vais mettre un franc et tu vas faire un tour.
Je ne comprends pas ce qu’elle raconte. Elle ouvre son portemonnaie et fouille bien au fond à la recherche de sa pièce d’un
franc. Moi, je caresse la Panthère rose du bout des doigts. Ce
qu’elle est belle ! Ma tête arrive à la hauteur de son menton.
J’adore son sourire. On dirait qu’elle connaît un secret et qu’elle
va me le raconter à l’oreille dans une minute. Tout à coup, la
Panthère rose monte vers le plafond. Je recule de trois pas, mort
de peur.
— Et ben, vas-y, qu’est-ce que tu attends ? demande maman.
Grimpe dessus.
Je reste muet. Je reste immobile. Je suis bouche bée.
Maman me soulève par la taille pour me poser sur le dos de
la Panthère rose. Mes mains s’accrochent comme elles peuvent
à sa peau lisse. La Panthère rose redescend doucement, puis elle
remonte. Je commence à sourire. Je tape des pieds dans ses côtes ;
je lui ordonne de bondir en avant ; je lui dis d’éviter les cow-boys
là, à droite ; je lui demande de sauter par-dessus la montagne ;
je lui ordonne de traverser la forêt avec les dragons ; on se bat
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ensemble contre un horrible monstre à six têtes et demi ; je me
baisse pour éviter ses griffes empoisonnées ; je crie victoire ; je
nous lance maintenant par-dessus une rivière ; on va se…
La Panthère rose s’immobilise et doucement redescend vers le
sol. Je veux encore. J’étais au milieu de la rivière, au bout y avait
une cascade de trente kilomètres et j’aurais sauté en parachute
avec la Panthère rose. Ensuite, on aurait atterri dans un village
avec des cannibales qui nous auraient mangé les sandwichs au
jambon qu’on aurait transportés dans notre cartable. J’avais
encore dix mille aventures à vivre. Mais tout ce que j’obtiens
après avoir crié et hurlé, c’est de me faire soulever par la taille et
déposer par terre.
Maman et moi reprenons les escalators, direction la sortie. La
sortie ? Mais alors, je ne pourrai plus jamais jouer de ma vie à la
Panthère rose ! Je hurle aussi fort que je peux. J’espère que les gens
seront horrifiés. Comme ça, ils obligeront maman à me ramener
vers ma copine. Mais tout ce que j’obtiens, c’est une gifle. Je lui
crie que je préférais la Roumanie. Là-bas, au moins, personne
ne me battait. Maman ne répond rien. Elle passe encore au
rayon pantoufles acheter une paire pour papa. Puis, on continue
à marcher vers la sortie. J’ai beau renifler, soupirer et grimacer
comme un martyr, cette fois, on quitte le magasin.
Juste avant la grande porte, un monsieur s’approche de nous.
Il attrape maman par l’avant-bras et lui demande de retourner
dans le magasin. Je reprends espoir ! De sa poche, il sort une
petite carte qu’il tend à maman. Il lui demande de le suivre au
dernier étage.
Pas possible, le dernier étage, c’est celui de la Panthère rose. En
Suisse, y a une police des Panthères roses qui arrête les mamans
trop sévères. Je suis fou de joie. Je slalome entre les jambes
des dames et des messieurs pour me retrouver le premier sur
l’escalator. Et on monte. Un étage, deux étages. Je me retourne
pour m’assurer que maman et la police des Panthères roses sont
derrière moi. Oui, tout va bien. Maman fait une de ces grimaces !
Elle est catastrophée. Elle a presque les larmes aux yeux. Ah ça,
ma vieille, fallait y penser avant…
Nous voici au dernier étage. On se dirige vers la Panthère Rose
qui n’attend que moi pour repartir à l’aventure, mais juste avant
d’y arriver, le monsieur oblige maman à entrer dans une petite
pièce. Une table occupe tout l’espace. Est-ce que je dois entrer ?
Ou je peux directement aller vers la Panthère rose ? Maman
m’ordonne d’entrer et de me tenir tranquille. Le monsieur n’a
pas l’air sympa.
— Veuillez déposer sur la table, un par un, tous les articles
achetés dans ce magasin, madame.
— Mais je vous répète que je ne comprends pas, monsieur.
Elle a un accent roumain terrible. Comme elle est émue, on
l’entend encore plus. Le monsieur, par contre, il parle avec un
gros accent vaudois. C’est la guerre des accents ! Le monsieur
répète qu’il veut voir tous les articles sur la table. Maman n’a pas
le choix, alors elle sort de ses trois sacs la veste rouge, un coussin,
des carottes, des gants en cuir, des bidules et des trucs-machinschoses. Et enfin, elle sort les pantoufles.
— Et ça, qu’est-ce que c’est ? demande le monsieur.
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— Et bien, ce sont des…
Les mots restent coincés dans sa bouche. Elle réalise quelque
chose de très grave. Moi, je n’y comprends rien.
— Dites, je peux retourner sur la Panthère rose, pendant que
vous discutez ?
— Vous voyez, c’est à cause de mon fils. Il m’a pleuré dans
les jambes pour que je lui offre un deuxième tour. Et en sortant,
j’ai pris cette paire de pantoufles. à cause de mon fils, j’ai oublié
de…
— Peut-être. Ou peut-être pas, répond le monsieur. En tout cas,
je suis obligé de vous infliger une amende de cinquante francs. Et
vous devrez également payer le prix de l’article.
— Je vais payer, monsieur, répond maman, en baissant la tête.
Elle respire mal. Elle est paniquée.
— Puis-je voir votre pièce d’identité, s’il vous plaît ?
Ma mère sort un bout de carton de son sac à main. Elle le tend
au monsieur.
— Permis B3 . Mmmh je vois. Depuis combien de temps vivezvous en Suisse ?
— Depuis trois ans.
— Vous avez une adresse ? Vous travaillez quelque part ?
— J’habite avenue de Montoie 37. Je ne travaille pas. Mais
mon mari oui. Il est ingénieur en informatique.
— Bien. Je vous crois.
Maman prend son souffle, gonfle sa poitrine et s’apprête à dire
quelque chose de vraiment pénible.
— Dites, monsieur, pour l’amende… Vous êtes vraiment obligé
de…
— Oui, madame, répond-il sans la regarder. C’est la loi.
Je comprends enfin. Il ne fait pas partie de la police de la
Panthère rose, mais de la police des pantoufles. Maman n’a pas
payé à la caisse, alors elle s’est fait attraper.
— Elle va aller en prison ? je demande au monsieur.
Maman devient blanche comme de la neige.
— Non, mon petit, répond le policier des pantoufles. Mais si
elle recommence encore deux fois, elle aura de vrais problèmes.
— Mais voyons ! s’écrie maman. C’est la première fois de ma
vie que ça m’arrive. Et je vous jure que ce sera aussi la dernière.
Maintenant, personne ne dit plus rien. à travers le mur, on
entend vaguement la voix de la dame dans un haut-parleur
annonçant une offre spéciale sur le gruyère. Le policier griffonne
trois papiers et tend celui de couleur jaune à maman. Elle ouvre
son porte-monnaie, paie et nous sortons de la petite pièce. Je jette
un dernier coup d’œil sur la Panthère rose, sans oser insister.
3. Permis de séjour en Suisse à renouveler chaque année.
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Tous les élèves descendent des bus gris. L’air est vachement
frais. Faut dire qu’on n’a pas arrêté de grimper depuis au moins
une demi-heure, entre les montagnes vertes. On est partis ce
dimanche matin très tôt du camp de base. Le camp de base se
trouve au-dessus de Château-d’Oex. Château-d’Oex, c’est dans
le Pays-d’Enhaut. Le Pays-d’Enhaut, c’est en Suisse.
Autour de moi, tout, absolument tout est nouveau. D’abord,
je n’ai plus aucun copain. Je viens d’entrer à l’école secondaire
du Belvédère. J’ai dix ans, et j’ai perdu tous mes copains d’école
primaire. Ils ont été répartis dans d’autres classes.
Autre catastrophe, on a commencé l’allemand. Tante Eugénie
qui est finalement arrivée en Suisse il y a deux ans, m’a rassuré
pendant l’été en me disant qu’elle connaît un peu la langue
allemande ; elle pourra réviser avec moi. Pas de bol, on part
à l’école à la montagne juste au début de l’année scolaire. Je
commencerai donc les cours d’allemand sans aucune aide.
Et pour moi, la vie se divise en deux : la famille qui protège,
le monde qui inquiète. Me voilà perdu en plein monde qui
inquiète.
Et puis, y a un troisième malheur. L’école à la montagne se
passe… à la montagne. Et moi, la montagne, je n’y connais
rien. Avec papa-maman, on est bien allés une ou deux fois en
promenade au col de la Furka voir le glacier, mais sinon rien.
Rien à part les parkings d’autoroute. Oui, mes parents sont
tombés amoureux des parkings des autoroutes suisses. Avec leurs
bancs en béton, leurs tables en béton, leurs poubelles propres et
des WC qui ne puent pas. En plus, la forêt n’est jamais très loin.
Donc, plusieurs dimanches par année, on arrête la bagnole sur
un parking ; on pique-nique, puis on s’enfonce un peu dans la
forêt pour jouer ou étendre un plaid. Deux heures plus tard, on
revient dans la voiture ; on reprend l’autoroute ; on change de
direction à la sortie suivante et hop à la maison.
Alors, moi le Pays-d’Enhaut, je n’en ai jamais entendu parler.
Quel drôle de nom d’ailleurs. Comme s’il existait un Paysd’Enbas, un Pays-d’Adroite et un Pays-d’Agauche. Il ne manque
plus qu’un Pays-d’Avant et un Pays-d’Après, comme ça on aura
visité toutes les possibilités. Mais le Pays-d’Enhaut existe pour
de vrai. Avant mon départ, papa a déplié une carte routière du
canton de Vaud. Le Pays-d’Enhaut se trouve en bas à droite (ne
cherchez pas à comprendre).
Bon, je reviens à mon dimanche. On est partis en bus du camp
de base situé déjà assez haut pour grimper encore plus haut. Par
la fenêtre, j’admire les petits chalets bruns avec leurs toits qui
brillent sous le soleil. Il a plu depuis notre arrivée à Châteaud’Oex. Aujourd’hui est le premier vrai jour de soleil. Pendant
qu’on roule, j’envoie une petite prière à Dieu (des fois ça marche
bien), pour qu’il fasse en sorte que personne ne remarque que
je suis étranger. Déjà que je bégaie comme un monstre, alors si
en plus je me fais remarquer en commettant quelque chose de
faux qui va faire marrer les autres… Les quatre moniteurs nous
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8. Une chaussure au Pays-d’Enhaut
répartissent en groupes et on commence à marcher. Au bout de
cinq minutes, une fille demande :
— Y aura beaucoup à marcher, m’sieur ?
— Quelle femmelette ! ricane un grand à cheveux blonds.
— C’est bien une question de gonzesse, remarque son copain,
un petit qui a l’air méchant comme dans les films à la télé.
— Et puis tais-toi, tu pollues l’air ! envoie encore quelqu’un au
milieu du groupe.
Les moniteurs rétablissent l’ordre et font cesser les moqueries.
Mais assez mollement. Ils ont surtout envie de profiter du ciel
bleu et du paysage qui nous entoure. J’ai compris : l’ambiance
est à la guerre. à la moindre faute, on est ridiculisé. Je refais
ma prière. Des fois, quand on prie deux fois de suite, ça marche
mieux. Malheureusement, je me suis touché le coucou hier soir,
dans mon lit. Dieu doit m’en vouloir pour ça. Je lui avais promis
de ne plus le faire.
Après avoir marché sur du goudron, le moniteur de tête indique
un sentier qui part raide dans la montagne. Les choses sérieuses
commencent. Mon cœur bat fort dans ma poitrine. Je suis ému
comme si j’avais une poésie à réciter devant la classe, autrement
dit la pire chose qui puisse arriver à un bègue. Le sentier est très
étroit ; on doit écarter les branches de sapins. Je jette des petits
coups d’œil autour de moi. Le grand blond grimpe comme un
bouquetin. On dirait qu’il a toujours fait ça dans la vie. Moi et
mes parkings d’autoroute, on n’ira pas loin.
La terre sous nos pieds devient humide. On écarte de temps en
temps les jambes pour éviter une flaque de boue. J’entends deux
moniteurs discuter entre eux. Ils se demandent si c’est une bonne
idée de continuer. Comme il a plu pendant trois jours, on ferait
peut-être mieux de redescendre. Je reprends espoir. Mais l’autre
moniteur lui répond tranquillement que non, ça veut jouer. « Ça
veut jouer. » Drôle d’expression. Qui veut jouer à marcher dans
la boue des montagnes ?
Je regarde les chaussures de mes voisins. Ils portent des gros
machins montant jusqu’aux chevilles. Moi, j’ai des Kickers pas
solides, achetées chez Emmaüs, parce qu’on est des réfugiés
politiques. Quand on a reçu la liste des affaires à emporter à la
montagne, il m’en manquait la moitié ! Certains mots nous ont
fait suer. Un K-Way, par exemple. C’est quoi un K-Way ? Le Petit
Larousse de la langue française 1966 ne connaissait pas. Et puis « des
habits pas dommage », c’est quoi ? Là, on avait fait appel à tante
Eugénie. Assis autour de la table du salon, papa-maman et tante
Eugénie ont longtemps réfléchi.
— « Dommage » est synonyme de « catastrophe » dit le
dictionnaire.
— Donc des « habits pas dommage » signifie des habits pas
catastrophiques. C’est-à-dire faciles à porter. Des choses légères.
— Qu’est-ce que tu racontes avec tes choses légères ? Le petit
va à la montagne. Il a besoin d’un gros pull-over !
— Oui, mais un pull pas dommage.
— Bon, alors qu’est-ce que ça veut dire ?
Ils ont discuté comme ça un bon moment. Finalement, j’ai
pris un peu de tout. Habits chauds « très dommage », T-shirts
« dommage, mais ça ira », T-shirts « pas trop dommage » et
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pantalons « ni dommage ni heureusement ». Des pantalons
normaux, quoi. Pour les chaussures, ça a été encore plus
compliqué. Une famille qui vient de Bucarest et qui pique-nique
sur les parkings d’autoroute ne possède pas la moindre paire de
chaussures de montagne. La honte totale. Je vais à la montagne
sans chaussures de montagne ! J’ai commencé à pleurer.
— Pourquoi on n’est pas des gens normaux ? j’ai demandé à
ma maman.
— Tais-toi, s’il te plaît.
Maman m’a donné les chaussures les plus solides qui se
trouvaient dans la commode. Des jolies Kickers bleues avec une
ficelle blanche au-dessus de la semelle.
On marche depuis un quart d’heure sur le sentier de montagne.
Un moniteur se retourne soudain vers nous pour nous dire qu’un
passage plus difficile nous attend.
— C’est vraiment plein de boue, précise une monitrice. Alors
faites bien attention, les enfants. Ne vous en mettez pas partout,
hein !
J’arrive au passage dangereux. Une quinzaine de filles
et de garçons sont déjà passés avant moi. Leurs traces sont
encore bien visibles. Je commence à marcher prudemment.
Ma Kickers gauche a déjà pris de la boue sur le côté droit.
Je marche sur la pointe des pieds. Ça s’enfonce très vite. Ça
fait « petchac petchac » sous la semelle. Alors, je marche sur
les talons. Ça ne va pas non plus. J’écarte les pieds autant
que possible pour avancer plus vite. Mes chaussures sont
dégoûtantes maintenant.
Et tout à coup, je soulève le pied droit et ce que je vois au
bout de ma jambe me terrorise. Y a plus de chaussure droite !
Seulement une chaussette mouillée. La godasse est restée dans
la boue. Quelque part au fond. Non, c’est pas vrai ! C’est pas
possible ! Je me retourne ; je cherche des yeux. Mais les autres
élèves continuent d’avancer. Ils enfoncent avec leurs bonnes
chaussures de montagne ma petite Kickers bleue au fond de la
boue ! J’ai envie de les tuer. Arrêtez-vous ! Arrêtez de faire ça ! Le
vrai cauchemar commence quand j’entends une voix, celle du
grand blond :
— Hé, regardez ! Eugène a perdu sa chaussure dans la boue…
— Ah, ouais, c’est vrai.
— Quel nul, celui-là !
Le moniteur le plus proche se retourne. Je lui montre ma
chaussette. Les larmes me montent aux yeux. Je transpire à
grosses gouttes à l’idée qu’un cercle se forme autour de moi.
— Attends, me rassure le moniteur. On va la retrouver.
Je le regarde fouiller la boue avec un bâton. Des élèves s’arrêtent
derrière nous en demandant quel est le problème.
— Rien, rien, je réponds.
— Mais si, me coupe le grand blond. Eugène a perdu sa
chaussure. Regardez, il est en chaussettes, ce con.
Ça y est. La rumeur est lancée. Maintenant, ceux de devant
reviennent en arrière pour voir le spectacle, tandis que ceux de
derrière se pressent pour ne rien manquer. Je voudrais m’enterrer.
échapper à cette catastrophe. Le moniteur fouille, inspecte et
creuse. Un autre vient à la rescousse. Mais il n’y a rien à faire. Ma
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chaussure a disparu. Elle est passée du Pays-d’Enhaut au Paysde-Très-Enbas.
— Oh, quelle histoire, rouspète le moniteur qui en a marre de
fouiller. T’aurais pas pu faire attention, non ?
Je hausse les épaules.
— Bon, qu’est-ce qu’on va faire de toi ? me demande le
moniteur.
— On le laisse ici, propose un élève.
— Ouais, dit un autre. Il n’a qu’à nous attendre. On reviendra
le chercher ce soir.
— Non, répond le moniteur. On ne revient pas sur nos pas. On
va marcher tout droit. Les bus nous attendent dans l’autre vallée
à 17 heures.
Une monitrice me regarde et soupire. Un autre regarde
sa montre et soupire. J’embête tout le monde. Fallait pas me
prendre ! Je ne connais pas la montagne. Je ne sais pas faire juste.
Je suis nul.
— Bon, écoute, déclare le moniteur, une main posée sur mon
épaule. On ne peut pas revenir en arrière. Les bus sont déjà
repartis. On doit continuer, tu comprends ? Alors, tu marcheras
avec une chaussure gauche et une chaussette droite.
Je lève la tête. Il plaisante sûrement. C’est une blague suisse.
— Allez. Courage, mon grand.
Le groupe recommence la marche. Des élèves pouffent de rire
en me pointant du doigt. J’avance de mon mieux sur le sentier.
Parfois, le sol est caillouteux, parfois recouvert d’herbe humide.
Mais de toute façon, que ce soit dur, pointu, bosselé, froid, tiède
ou mou, ce n’est pas sous mes pieds que ça me fait le plus mal.
J’ai mal à la honte. Je me souviens de l’atlas d’anatomie qu’oncle
Marcel nous a montré à Bucarest. On voyait la place du cœur, des
poumons, de l’estomac. Mais la honte, elle est où dans le corps ?
Les heures passent lentement. Une ou deux filles prennent ma
défense quand certains élèves deviennent trop méchants.
— Arrêtez de rire. Je voudrais bien vous voir à sa place !
Ça me fait du bien. Des paroles d’élèves que je ne connais
même pas, mais qui prennent la peine de me défendre. Hélas,
la balade est longue. On descend et on monte sans arrêt. Après
avoir traversé une forêt, on longe une prairie. Un groupe d’élèves
en profite pour se rouler dans l’herbe. D’autres jouent à s’attraper.
Moi, je boite.
En début d’après-midi, on arrive dans un village. Des maisons
à volets rouges sont collées autour d’une église à clocher très
fin. Quelques grosses vaches nous regardent passer. Derrière
une grange, des montagnards nous attendent. Ils ont dressé des
assiettes sur une table en bois. à côté, un gros chaudron fumant
dégage une odeur que je n’aime pas. On doit faire la queue pour
avoir de la soupe. Pendant que j’attends mon tour, le grand blond
me donne un coup de coude :
— Alors, elle te plaît la promenade ?
J’ai envie de lui sauter dessus, de lui casser les dents, de fermer
les yeux et lui taper dessus aussi fort et aussi longtemps que je
peux. Mais je n’ose pas. Les moniteurs exigeront des explications,
alors je bégaierai comme un animal. Et je serai ridicule. Alors, je
ne réponds rien au grand blond.
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Une fois mon assiette remplie d’un liquide vert, je retourne
m’asseoir. En passant, j’attrape un morceau de gruyère jeté en
vrac dans un grand bac en plastique. J’inspecte la soupe avec
méfiance. Je préfère le bortsch. Ce vert dans mon assiette, je le
trouve dégoûtant. Je croque dans le gruyère. Beurk, c’est trop
salé. Je n’aime pas les fromages suisses. J’avale de gros bouts de
pain blanc pour calmer un peu ma faim. Ensuite, on a droit à
du thé brûlant accompagné de quatre carrés de chocolat. Ça,
évidemment c’est super bon.
Le moniteur frappe déjà dans les mains.
— On repart, les enfants !
Des cris de joie fusent à droite à gauche. Moi, je dodeline de la
tête. Ma chaussette s’est transformée en serpillière noire et brune,
parsemée de brins d’herbe. Tête basse, je rejoins le groupe. Je
n’arrive pas à détacher mon regard de ma chaussette. Et puis, je
commence franchement à avoir mal à une hanche. à force de faire
des clop clop, il fallait s’y attendre. Oh, je voudrais être ailleurs. à
Lausanne, avec mes jouets, ma famille et la fumée de cigarette qui
flotte en permanence dans le salon. Une bouffée de rage monte en
moi. Je ne peux rien faire pour l’empêcher. Et je fais un geste assez
bête : je jette ma Kickers gauche en bas de la colline.
— Ah bravo, commente avec ironie la monitrice.
— Ben… Comme ça, je ne boiterai plus.
— Comme ça, tu auras mal aux deux pieds, corrige-t-elle.
Je hausse les épaules.
La marche continue. Les élèves se font expliquer le
fonctionnement d’une machine compliquée dans une étable.
Puis, un moniteur nous demande de nous mettre en rang. Il
va nommer les montagnes devant nous. Je n’écoute pas. Je me
couche dans l’herbe haute en retenant mes larmes. Mes jambes
sont plus dures que des bouts de bois.
On continue à marcher. On arrive près d’une autre ferme. Des
chèvres noires et blanches courent librement sur les talus. Des
garçons s’amusent à leur faire peur en mimant les hommes des
cavernes. Moi, je regarde mes pieds. Je dodeline de la tête. Même
avec mes deux chaussures, j’aurais eu de la peine à faire cette
marche. En famille, jamais on n’a fait de promenade si longue.
Les Suisses ont un nom pour ça : « randonnée ». Pendant des
années, j’ai entendu la maîtresse d’école ou des copains parler de
leurs randonnées du week-end. Je n’avais jamais bien compris de
quoi ils causaient. Maintenant, je sais, merci.
Autour de la ferme, des petites billes noires traînent sur le sol.
Je fronce les sourcils. Je me demande ce que c’est. Discrètement,
j’en ramasse une. La substance est un peu molle. C’est bizarre ;
c’est quoi ? J’approche la bille de ma bouche et je croque dedans
avec prudence. Le goût est tellement répugnant que je recrache
tout de suite. Je continue à marcher. Le soleil baisse ; mon ombre
s’allonge au point de remonter le long de la colline. Mais je
distingue encore très nettement une chèvre qui passe devant moi
en lâchant de son derrière une rafale de ces mêmes petites billes.
Ah quelle saloperie ! J’en ai marre. Marre. Marre. Je ne connais
rien à la montagne, ni à la randonnée, ni à la nourriture. Je hais
la Suisse ; je hais l’école ; je hais la famille ; je hais les Roumains
qui ne savent pas comment se chausser en montagne.
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Les moniteurs nous encouragent.
— Encore une petite heure et on arrivera aux bus, annoncentils. Après, on descendra au camp et on regardera un film sur
grand écran. Ce sera comme au cinéma !
Moi, je ne suis plus qu’une feuille sèche prête à s’effriter et
disparaître dans le vent. Ce matin, en me réveillant, je ne savais
pas que j’étais au début de la pire journée de ma vie.
Mais pire, on trouve toujours. Une fois arrivés aux bus, on
s’entasse les uns sur les autres. Ça se pousse ; ça se bouscule ;
ça « chahute » comme disent les moniteurs. Moi, j’ai la tête qui
tourne à cause des virages de montagne. Je sers de toutes mes
forces les accoudoirs de mon fauteuil. J’ai le vertige comme la fois
où je suis monté sur le Bateau Pirate, le plus terrible manège du
Luna Park. Je sais ce qui va arriver. Et je sais aussi qu’il n’existe
aucun moyen pour empêcher cette catastrophe.
D’un coup, je vomis entre les sièges. Ça fait un bruit de
lavabo débouché. Y a de la soupe et des morceaux de Gruyère
partout. Tout le monde me regarde. Un garçon pouffe de rire
en se pinçant le nez, tandis que les autres sont vraiment désolés.
J’appuie doucement la tête contre le dossier de mon siège. Je veux
mourir.
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9. Apostrophes Spécial Simenon
Chépa qui est le plus vieux. L’arbre ou les trois tours ? Au milieu
de nos trois tours de quatorze étages, trône le plus grand arbre
que j’aie jamais vu. Un cèdre du Liban. Le sommet de ses
branches vert foncé arrive à hauteur du huitième étage. Le cèdre
est tellement costaud que pendant les tempêtes, aucune de ses
branches ne bouge d’un millimètre. Le vent souffle et fouette nos
balcons, mais le cèdre reste impassible. à son pied, abrité par
ses quarante millions de milliards d’aiguilles se trouve une grosse
ferme à tuiles grises. Dans la ferme habite un écrivain archi
célèbre, dont je ne retiens jamais le nom. Sim… Simon… De
toute façon, je n’aime pas les livres.
Je sors sur le balcon, en attendant que le bortsch de maman
soit prêt. Comme toujours, je commence par regarder au loin,
de l’autre côté du lac. évian et les Alpes françaises brillent dans
le soleil de midi. Ensuite, mon regard rejoint notre bord du lac :
je regarde en direction du port d’Ouchy. Puis, je me rapproche
encore de chez moi en détaillant la tour d’en face. Boris est-il
chez lui ? On ne le voit pas à la fenêtre en tout cas. Puis, je glisse
sur le sommet du cèdre et doucement je baisse la tête pour finir
mon inspection en jetant un œil sur la ferme à tuiles grises.
Tiens ?
Un immense camion est stationné dans la cour de la ferme.
C’est la première fois que ça arrive. Mais ? On dirait que…
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Je me déplace sur le balcon pour mieux voir. Mais oui ! Sur le côté
du camion est écrit en lettres rouges : « Antenne 2 ». Aussitôt, je
rentre dans l’appartement en hurlant à maman que la télévision
française est chez nous. Maman quitte ses casseroles et on sort
sur le balcon. On observe ensemble. Maintenant, une équipe
technique se promène dans la cour de la ferme. Des types en
T-shirt transportent des caisses, des tiges métalliques, deux
caméras et d’autres bidules pas clairs.
— C’est vraiment la télé ? La vraie télé ? je demande.
— Mais oui, voyons, répond maman. Simenon est connu dans
le monde entier.
Je n’arrive pas à croire que le logo d'Antenne 2 qui apparaît
chaque jour dans la télévision de notre salon soit là, quasiment
au pied de mon immeuble. Je n’arrive pas à croire que le vieux
monsieur qui fait sa promenade chaque jour dans le parc et
bifurque vers le bord du lac soit connu au point qu’un camion
d'Antenne 2 vienne depuis Paris jusqu’à Lausanne pour le filmer.
— Bon, le camion ne va pas partir dans cinq minutes, dit
maman. Le bortsch est prêt.
— Et nous, on a des livres de Simenon ?
Maman en sort deux de notre petite bibliothèque, dans le
couloir.
— Non ! je m’exclame en serrant les livres dans mes mains. On
en a ! Des livres écrits par Simonin !
— Oui, oui, répond maman en me souriant. Tu sais, tu as douze
ans maintenant. Tu pourrais t’approcher de la bibliothèque plus
souvent.
Elle fait allusion au fait que je déteste lire. Il y a trois étés, elle
m’a obligé à lire Buffalo Bill et les Indiens. Chaque matin, on devait
lire un passage. Résultat : je déteste Buffalo Bill et je hais encore
plus les livres. Je mange mon assiette de bortsch avec les deux
livres de Simonin posés sur la table, juste devant moi. Je fais
toujours ça avec mes jouets préférés.
Sur la couverture du premier livre, on voit une pipe de profil,
avec du tabac qui dépasse. On ne sait pas si le titre c’est « Maigret
et le clochard » ou « Simenon ». En tout cas, « Simenon » est écrit
en très grand, « Maigret » en moyen et « clochard » en petit. Sur la
couverture du deuxième livre, on voit une péniche sur un canal.
Devant elle, une écluse bloque le passage. à gauche, des arbres et
des immeubles se découpent dans le ciel. De nouveau, on lit « Simenon » en très grand, « Maigret » en moyen et « les témoins récalcitrants » en petit. Je ne sais pas ce que signifie « récalcitrants ».
Au dos des deux livres, Simenon avec une pipe et un chapeau.
Il a exactement la même tête que le monsieur que je vois se
promener dans le jardin depuis des années.
— Tu peux les ouvrir et lire la première page, m’encourage
maman.
L’idée ne m’a même pas traversé l’esprit. à 13h30, je retourne
à l’école. Mais en fin d’après-midi, quand je reviens, maman a
des infos supplémentaires à me donner.
— Ils sont là pour l’émission Apostrophes. Pivot…
— Bernard Pivot de la télé ?
— Oui, Pivot en personne se déplacera ici pour réaliser une
grande interview.
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Heure après heure, jour après jour, les rumeurs se répandent
dans les trois tours. Chaque famille sait quelque chose.
« L’émission passera dans un mois. Ou dans six mois. Ou
vendredi prochain. Pivot va interviewer les voisins de Simenon.
Il faut se tenir prêt. Il faut être bien habillé au cas où. Une
équipe technique a déjà posé sa caméra dans le parc ce matin,
près du bac à sable. Simenon possède aussi un appartement
dans une des trois tours. C’est pour ranger ses habits. C’est
pour coucher avec ses maîtresses. L’émission ne passera pas
avant 1982. Ils vont sûrement filmer encore demain. Mylène
Demongeot, tu sais la jolie blonde qui joue dans les Fantomas
avec Louis de Funès, lui rend régulièrement visite. Ah bon ? Ils
couchent ensemble ? Mais non ! Elle a épousé Marc Simenon,
le fils de Georges. Il paraît qu’Antenne 2 reste jusqu’à
mercredi. »
Ça, au moins, c’est exact. Jeudi matin, le gros camion a disparu.
La seule chose qui reste à faire, c’est de regarder chaque vendredi
soir Apostrophes. Alors, je commence à regarder Apostrophes. Oh là
là, mortelle l’émission ! Je ne comprends rien aux bouquins que
Pivot tient à la main.
Je ne comprends pas pourquoi les écrivains s’engueulent tout
à coup et à propos de quoi ils rigolent comme des baleines deux
secondes plus tard.
Puis, je tombe sur une annonce spéciale diffusée juste avant le
journal de 20 heures. On voit Pivot fixer la caméra et annoncer :
« Ne manquez pas Apostrophes spécial Simenon, le 27 novembre
prochain. Nous nous sommes rendus à Lausanne, au bord du lac
Léman, dans la maison où habite actuellement le grand écrivain.
Découvrez Georges Simenon comme vous ne l’avez jamais vu.
Alors, à vendredi. »
Vendredi soir, les postes de télévision des trois tours au bord
du lac Léman sont branchées sur Antenne 2. Je suis tout excité.
Incapable de tenir en place dans le canapé ou sur une chaise, je
m’assieds sur le tapis à fleurs, bien droit devant le poste.
— Dis maman, tu crois qu’en ce moment Simenon regarde la
même chose que nous ?
— Je n’en sais rien, répond-elle en éclatant de rire. Oui, après
tout. C’est possible.
Savoir que je regarde ce que regarde Simenon me fait tout
bizarre. Et l’émission commence. Le générique démarre avec
Simenon au pied du Cèdre, habillé comme je l’ai toujours
vu habillé : manteau beige, écharpe rouge, chapeau et pipe. Il
touche le tronc deux fois, puis il traverse son jardin et rentre
dans sa maison. Ensuite, on est dans son salon. Il porte une
chemise blanche avec une cravate bizarre faite avec une ficelle
rouge à franges. Il tient sa pipe dans une main et une boîte
d’allumettes dans l’autre. Derrière lui, une grande bibliothèque.
En face de lui, assis à la même table, Bernard Pivot avec ses gros
sourcils.
Je suis fasciné. Je sais que l’émission a été tournée il y a trois
mois, mais j’ai l’impression que l’action se passe en ce moment.
Un peu comme si un géant avait arraché le toit à tuiles grises de
la ferme pour que je puisse enfin observer depuis mon balcon
ce qui se déroule à l’intérieur.
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Simenon vient de publier un gros livre : Mémoires intimes. Il
en parle d’une voix un peu cassée. Le vieux monsieur a perdu
sa fille, Marie-Jo, il y a trois ans. Elle s’est suicidée, si j’ai bien
compris, par amour pour lui. Mais je ne pense pas avoir compris.
Pivot propose d’écouter une cassette enregistrée par Marie-Jo.
Ça s’appelle Madame Angoisse et ça commence comme ça : « Je
vais vous présenter ma meilleure amie. Elle s’appelle Madame
Angoisse. Elle m’épie ; elle m’ausculte. » Pendant que Marie-Jo
parle, le visage de Simenon se gondole. Il pose sa tête dans la
main, puis se prend le front. à la fin de la cassette, Pivot continue
son interview. Simenon raconte que juste avant de mourir, sa fille
a demandé que ses restes soient dispersés autour du Cèdre.
— C’est quoi les restes ? je demande à maman.
— Les cendres. Des fois, les gens ne veulent pas être enterrés,
mais brûlés. Les cendres sont récoltées dans une boîte et déposées
quelque part. Parfois, on les disperse dans la mer ou on les répand
autour d’un arbre.
Je n’en reviens pas. Les cendres d’une femme de vingt-cinq ans
ont été jetées au pied de mon arbre préféré. Et Simenon précise
qu’à sa mort, il veut que ses propres cendres soient aussi déversées
là. Non, mais ça suffit ! C’est une manie à la fin. Les racines sont
peut-être dans votre jardin, mais les branches sont dans le ciel, à
tout le monde.
Je trouve Simenon triste. Sa bouche est affreuse : on dirait
qu’elle a perdu ses lèvres. Il ne reste qu’un bec qui s’ouvre et se
ferme, en laissant passer l’air avec du bruit. L’écrivain déclare
que le gros livre posé entre lui et Pivot sera son dernier. Il dit qu’il
a eu trente-trois domiciles dans sa vie, mais que la ferme où il
vit maintenant sera son dernier. Avant, il habitait épalinges, une
commune au-dessus de Lausanne, dans une maison de vingt-six
pièces. Onze personnes étaient à sa disposition pour lui servir du
café ou repasser ses chemises et cinq voitures l’attendaient dans
le garage.
— Mais j’avais presque honte quand je roulais en Rolls dans
Lausanne, dit Simenon.
— Bah, si t’avais honte, il fallait nous la donner, lui répond
maman.
On éclate tous de rire. Simenon parle de ses voisins. Je demande
le silence en agitant les bras. Durant sa promenade quotidienne
avec sa femme, il remarque des passants.
— Par exemple, quand on descend au bord du lac, je croise
souvent un homme avec un chien. Un homme aussi laid que son
chien.
Ensuite, Pivot pose une autre question à propos des femmes.
Ça m’intéresse moins. Surtout, je suis énervé. Il aurait pu parler
un peu plus de nous quand même ! Nous, ses voisins. Boris et
sa tache sous l’œil. Victor, mon meilleur copain, fils du premier
restaurateur chinois de Lausanne. Alex et moi, qui sommes venus
en Suisse il y a six ans pour échapper au régime de Ceausescu.
Notre concierge, Monsieur Palayan, qui vient d’Arménie. Nader
et sa famille venus en Suisse il y a quatre ans pour fuir la guerre
du Liban. Le père d’Oscar qui est mathématicien à l’école
Polytechnique Fédérale de Lausanne. Il y aurait eu tellement
d’histoires à raconter !
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Mais Apostrophes se termine déjà. Pendant le générique de fin,
j’ai un drôle de sentiment. D’accord, la France entière a vu mon
arbre préféré, mais quand même ce monsieur me fait un peu
pitié.
— Dis papa, c’est qqquoi cette histoire aaa aaa avec sa fille
suicidée ?
— Tu sais, moi, je connais surtout ses livres. J’ai lu des Maigret
à Bucarest. Il a un style très simple, très fluide. J’ai presque appris
le français en lisant des Maigret. Mais Simenon a aussi écrit des
romans sans détective ni commissaire. Ils sont tristes. En fait, il
parle de la vie des gens comme personne. Tu te souviens du Chat
avec Jean Gabin et Simone Signoret ?
— Ouais, il est passé l’année dernière à la télé.
— C’est d’après une histoire de Simenon. Ou L’Horloger de SaintPaul avec Philippe Noiret et Michel Serrault, qu’on a vu mardi
passé. C’est d’après un autre de ses romans.
— Ah bon ? En fait jjje… jjj… je connais plein d’histoires de lui !
Je suis surtout étonné que papa sache autant de choses sur
la littérature, lui qui vit dans les chiffres du matin au soir. Je
bâille de toutes mes forces : 11 heures déjà à l’horloge à pendule
offerte par grand-mère. Je suis fatigué, mais fier ! J’ai regardé
Apostrophes pour la première fois de ma vie jusqu’à la fin, sans
(trop) m’ennuyer. En plus, j’ai pu discuter avec papa du sujet de
l’émission. Dans le lit, je continue à penser à Simenon. Quelle
chance d’avoir la télévision qui vient à la maison pour vous
interviewer. Quelle joie de voir ses romans se transformer en
films.
Une idée me vient. Et si j’envoyais mes compositions à
Apostrophes ? J’en ai écrit une super bien l’année passée. Avec une
machine à voyager dans le temps, des Romains et des citadelles
prises d’assaut. J’ai eu dix sur dix. Mais je l’ai perdue. Par contre,
papa-maman ont gardé mon vieux cahier de compositions de la
troisième année primaire. Je me redresse dans mon lit. Je viens
d’avoir une idée encore plus géniale : et si j’envoyais à Apostrophes
mes textes de jeunesse ?
Discrètement, je repousse mes couvertures, je sors du lit et je
traverse le couloir jusqu’au salon. à force de jouer aux petites
voitures dans tous les coins, je connais l’emplacement de chaque
meuble par cœur. Donc impossible de se cogner à quoi que ce soit.
J’arrive au salon sans bruit et je ferme la porte derrière moi. Après
avoir allumé la petite lampe posée sur la table, j’ouvre l’armoire
et farfouille un peu. Au bout de quelques instants, je tombe sur
le cahier. Il est encore protégé dans son papier à ronds rouges et
losanges noirs. C’est papa qui l’avait emballé au début de l’année
scolaire. Je m’installe près de la lampe. J’ouvre le cahier pour
feuilleter d’un œil expert. J’imagine Bernard Pivot en train de me
présenter à la France. « Ces textes au style étonnant remontent à trois
ans en arrière. Les premières compositions sont plutôt bof, mais les
dernières super longues et pleines d’aventures. Vous allez découvrir
un vrai génie de la littérature française. Pour le rencontrer, nous
sous sommes rendus en Suisse, au bord du lac Léman. Ce garçon
habite en face d’un autre écrivain que nous avons interviewé il y a
six mois. Je veux parler de Georges Simenon. » Je décide de choisir
deux textes, de les recopier et de les envoyer.
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Le capitaine Chnocus devient riche
— Allô ! Qui est à l’appareil ?
— C’est l’amiral Laverdur ! J’ai une proposition à vous faire : voulez-vous
aller dans une région inconnue, sous la mer, pour tuer un monstre qui attaque les
bateaux ? Il y aura le professeur Spaghetti ! Ah ! J’oubliais le plus important ! Si
vous réussissez votre mission, vous aurez vingt millions de dollars de prime.
— Je suis d’accord !
Quelques jours plus tard :
— Allons, dépêchez-vous ! Le sous-marin plonge dans dix minutes !
Dix minutes plus tard, le sous-marin est sous l’eau.
— Est-ce que le sous-marin va dans la bonne direction ?
— Oui, capitaine.
— Bon, alors, c’est parfait. Continuez dans cette direction.
Tout à coup : Boum ! Crac !
— Que… que s’est-il passé ?
— Nous sommes entrés en collision avec un rocher, capitaine.
— Mais tonnerre ! Faites plus attention !
— à vos ordres, capitaine.
— Enfin, n’en parlons plus !
Deux jours après :
— Capitaine ! Capitaine ! Nous sommes arrivés.
— Ah ! Bien ! Faites surface.
— à vos ordres !
Une heure plus tard :
— Nous allons nous installer ici ! Sortez les canons et les mitrailleuses !
Sergent ! Vous et cinq hommes vous ferez la garde !
— à vos ordres !
— Placez ma tente ici. Et maintenant, monstre de malheur, tu peux venir,
je t’attends…
— Capitaine ! Le monstre, il va attaquer.
— Comment ? Alerte rouge ! Mettez les obus dans les canons ! à mon
signal, vous faites feu ! Tirez !
— Boum ! Boum !
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Je ne sais pas ce que Simenon faisait le 9 septembre 1978, mais
moi, j’écrivais ça :
Le Petit Lutin
Un matin, Jean sort avec sa planche à roulettes. Il va à la Vallée de la
Jeunesse. Là, il rencontre un ami, qui lui aussi a une planche à roulettes. Sur
le chemin du retour, ils rencontrent un lutin vert.
— J’ai peur, dit Jean.
— Moi aussi, dit Paul, l’ami de Jean.
— Salut, dit le lutin.
— B… b… bonjour.
— Je vais vous montrer un de mes tours de magie. Abra-cadabra-sour !
Les deux amis se trouvèrent avec la plus belle planche à roulettes du monde
dans les mains. Ils rentrèrent chez eux avec le petit lutin, bien sûr. Quelques
heures plus tard, quand Paul et Jean dormaient, le petit lutin vert partit.
Lorsque Paul et Jean se réveillèrent, ils dirent :
— Mais où est le petit lutin ?
Je ne sais pas ce que Simenon faisait le 28 avril 1979, mais moi
j’ai inventé ça :
— Gra ! Urgl !
— Hourra ! Il fait retraite ! Nous avons gagné la première bataille.
— Mais pourquoi avez-vous tiré ? demande le professeur.
— Comment ça pourquoi j’ai tiré ?
— Oui, pourquoi avez-vous tiré ?
— Parce qu’il le fallait bien, professeur.
— Mais moi, avec ma nouvelle invention qui rend tout le monde gentil,
j’aurais pu mettre six gouttes dans une balle en caoutchouc et coller cette boule
sur un obus et maintenant le monstre serait très gentil.
(…)
Bon. Assez déliré. Je range le cahier de compositions et je
retourne me coucher.
Je bâille à m’en casser la mâchoire. L’horloge indique deux
heures du matin. De toute façon, Pivot ne comprendra pas les
allusions. Il ne connaît sûrement pas la Vallée de la Jeunesse
de la première histoire. C’est juste à côté de chez Simenon,
mais je suis sûr qu’il n’a pas pris la peine de visiter. Et il ne
va pas aimer ma dernière histoire, parce qu’il n’y a pas de
description. Les adultes veulent toujours des descriptions
dans les histoires ! Sinon, ils angoissent. Ils crient comme des
gamins à qui on a confisqué leur tartine. En ce moment, à
l’école, on se tape L’île Rose de Charles Vildrac. C’est bourré
de descriptions super assommantes. Moi j’aime les BD, parce
qu’on lit seulement les dialogues des personnages. Dans la
dernière histoire, j’ai tout écrit en dialogue. Comme une BD
sans image. Mais Pivot, je le connais : il ne va rien piger. Et
puis, il doit recevoir des milliers de lettres par jour. La mienne
se perdra sous son bureau.
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Je regarde la téloche avec papa-maman-Alex. Le journaliste
cause du type que j’avais vu sur les grandes affiches au centre de
Bucarest, quand j’étais petit. Il s’appelle Ceausescu et mes parents
le détestent. Le journaliste raconte ce qu’il fait aux Roumains. Il
est en train de raser deux mille villages à la campagne.
— C’est mmma… mmm… mal de faire ça ? je demande à
maman.
— C’est horrible. Où habiteront ces pauvres paysans ensuite ?
Le journaliste raconte que Ceausescu a rasé un tiers de la vieille
ville pour construire le nouveau palais présidentiel. Un tiers, je
sais ce que ça veut dire. A l’école, on a étudié les fractions le
semestre passé. Un tiers, ça veut dire que si tu as un gâteau tout
rond, tu peux en manger 33 %. Ceausescu est en train de manger
33 % de Bucarest.
— C’est mal de fff… faire ça ? je demande à maman.
— Imagine : un jour, un policier sonne à ta porte pour te
prévenir que tu dois partir de chez toi, parce qu’un bulldozer
viendra la semaine prochaine raser ta maison. Et tu n’as pas le
droit de répondre.
Le journaliste raconte que le futur palais de Ceausescu sera
« énoooorme ». Y paraît qu’il figurera à la troisième place parmi
les plus grands jamais construits. La plus grande maison sur
Terre, c’est le Pentagone. Le Pentagone, je connais. Mon soldat
de la Vallée de la Jeunesse vient du Pentagone. Le deuxième plus
grand, c’est le Musée du Louvre. Je connais aussi. J’y suis allé en
vacances, l’été passé, avec papa-maman-Alex-Prosper-Eugéniegrand-mère.
— Mais alors, je dis, la Roumanie va ss… ssse retrouver dans Le
Livre des Records ! C’est génial !
— Fiche-moi la paix avec ton Livre des Records, répond maman
en fronçant les sourcils. Je n’entends pas ce que dit le journaliste.
Et ce n’est pas tous les jours que la télévision parle de ce porc de
Ceausescu.
Moi, j’entends surtout un cri dans le jardin. Je sais qui c’est. Je
me précipite sur le balcon. Le parfum de l’air frais me surprend
toujours. Notre salon enfumé me fait parfois oublier que l’air
frais existe. C’est Boris qui gueule depuis son balcon. Il habite au
cinquième étage de la tour d’en face, à deux cents mètres de la
nôtre. Alex me rejoint aussi. C’est plutôt le copain d’Alex, parce
qu’ils ont le même âge. Mais ils sont sympas. Ils me permettent
d’être là aussi.
— Vous faites quoi ? hurle Boris.
— On regarde la télé, crie mon frère.
— Ça vous dit de jouer au RISK ? beugle Boris.
— Ouais, hurle Alex. Mais pas chez nous. Mes parents
regardent la télé.
— Alors, venez avec le jeu chez moi. Et allez chercher Victor et
Oleg, gueule Boris, avant de fermer sa fenêtre.
On revient au salon prévenir papa-maman qu’on va chez…
— Ça va, merci, je ne suis pas sourd, dit papa. Je vous ai déjà
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10. Risk
demandé de ne pas crier depuis le balcon. On n’est pas des
Tziganes. On est en Suisse ; c’est un pays civilisé.
— On revient pour six heures, dit Alex, parce qu’il sait que
les deux grandes questions sont : où allez-vous ? quand revenezvous ?
Alex prend la boîte du RISK dans son armoire, puis on enfile
nos godasses. Des Adidas pour Alex, des n’importe quoi pour
moi, « parce que je n’ai pas l’argent pour deux paires d’Adidas »
a dit maman en fronçant les sourcils. On monte au onzième
étage chercher Victor. Victor est un Chinois. Mon premier ami
en Suisse et en fait, mon meilleur ami tout court. Il est d’accord
de venir jouer au RISK.
— Mais si on se dispute comme la dernière fois, prévient-il,
moi, je n’ai pas envie.
— Allez, viens, fais pas chier, dit Alex.
— Oui, mais la dernière fois… tient à rappeler Victor.
— Allez, magne-toi, tu nous fais perdre du temps, bordel. On
doit être de retour pour six heures.
Alex consulte sa montre à aiguilles. Pour ses treize ans, il a reçu
une super montre et il ne perd jamais une occase pour causer de
l’heure qui passe. Mais Victor s’en fout. Son père lui a ramené
des états-Unis la montre la plus géniale du monde : à la place des
aiguilles, des chiffres rouges s’affichent sur un fond noir. Je jure
que c’est vrai. De toute façon, Alex ne devrait pas frimer devant
Victor. Son père est super ultra riche. Il est restaurateur. Après
avoir ouvert le premier restaurant chinois de Lausanne, il en a
ouvert deux à Genève. Puis il a acheté un énorme hôtel près de
Genève et maintenant, il possède un nouveau restaurant à New
York.
— écoute, je dis, si Boris commence à nnn… nnn… nous
emmerder, je rentre avec toi.
Ça rassure Victor. Il finit par mettre ses chaussures et nous rejoint. Dans l’ascenseur, Victor demande si on a regardé l’émission
sur la Roumanie à la télé. Ses parents détestent les communistes.
— Ah bon ? Ceausescu est communiste ? je demande.
— Mais évidemment, répond Victor, avec son air supérieur
que je n’aime pas. Ceausescu, Staline, Mao : tous des sales
communistes. Mon père pense qu’il n’y a rien de pire sur Terre.
On sort dans le jardin ; on prend l’allée qui contourne la
ferme de Simenon et descend vers la tour de Boris. Mais avant
de sonner chez lui, on passe au troisième chercher Oleg. Il est
en pantalon court et baskets. Il marche comme personne. On
dirait un guépard dans la savane africaine. Oleg est le type le plus
musclé que j’aie jamais vu. Des melons de béton à la place des
mollets et des boules de pétanque pour les biceps. Il était en train
d’écouter Madonna sur sa chaîne Hi-Fi en compagnie d’Oscar.
Lui, c’est le plus petit de la bande. Blond, pas musclé et une tête
allongée. On adore l’emmerder jusqu’à ce qu’il se mette à chialer.
Quand il pleure, il crie en suisse allemand « Mami krrromm… ».
Et généralement, on trouve ça à mourir de rire.
Tout le monde entre dans l’ascenseur. On se bourre les côtes
et on s’envoie des coups d’épaules dans la poitrine. L’ascenseur
cogne contre la cage. Victor panique un peu. Il a toujours peur de
rester bloqué dedans. Arrivée au cinquième. étage Boris. Il nous
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attend sur le palier. Personne n’est étonné : on sait que ses parents
n’aiment pas voir débarquer cinq gamins dans l’appartement.
Alors, quand on va chez Boris, on va sur le palier de Boris. Lui, je
l’aime bien. Il connaît plein de choses sur tout. Et surtout, il a une
façon marrante de parler, avec ses expressions bien à lui.
— Dites donc, les Roumascofs, il demande à Alex et moi, vous
avez vu l’émission sur Ceausescu ?
— Ouais, on a vu, répond Alex.
— Putain, le givré de première que c’est, votre dictateur ! dit
Boris.
— C’est quoi un dictateur ? je demande.
— Un communiste, répond Victor.
— Mais non, gros naze, dit Boris. Y a aussi des dictateurs pas
communistes.
— Ah bon ? Qui par exemple ? demande Victor, énervé.
— Et Hitler, alors ? répond Boris.
— Bon, on joue ou quoi ? s’impatiente Oleg.
Lui, l’Histoire et ce genre de trucs, ça lui passe comme le
spoutnik au-dessus de la tête. Alex ouvre la boîte. On s’installe en
cercle sur le palier de Boris. Alex pose le plateau de jeu sur le sol
en linoléum. Le carton est un carré de cinquante centimètres de
côté. En bas, à gauche, à l’intérieur d’une espèce de parchemin
dessiné, y a écrit « RISK ».
Le but du jeu consiste à conquérir la terre. Chaque continent
possède sa couleur. Jaune pour les états-Unis, rouge pour
l’Amérique du Sud, bleu pour l’Europe, vert pour la Russie et la
Chine, brun pour l’Afrique, rose pour l’Australie. Jusque là, ça
va. Mais les noms des pays sont vachement bizarres. « Japon », je
connais, mais « Tchita » et « Kamtchatka », je ne les ai jamais vus
sur aucune carte. Et pourquoi « Alberta » est écrit en plein milieu
des états-Unis ? La Chine est bien indiquée, mais à la place de
la Roumanie, on lit « Europe du Sud », tandis que la Suisse est
englobée dans le bloc « Europe du Nord ». Mais le plus bizarre,
c’est l’Afghanistan dessiné aussi grand que la Chine. J’ai déjà
comparé avec une vraie carte. RISK, c’est tout faux.
Comme on est plus de quatre, on fait des équipes. Alex
va avec Boris, moi avec Victor et Oscar avec Oleg. Puis, on
distribue les cartes. Chaque équipe reçoit un objectif secret,
autrement dit un territoire à conquérir. Victor et moi, on a la
carte qui dit « Vous devez conquérir en totalité l’Amérique du
Nord et l’Afrique ». Ensuite, chaque équipe reçoit des territoires
au hasard avec quatorze armées sous forme de pions, à placer
en fonction de l’objectif secret. Victor et moi, on possède la
Yakoutie, la Chine, l’Australie orientale, l’Alberta, l’Ontario, le
Pérou, le Congo, l’Islande, la Nouvelle-Guinée et l’Oural. Ça
va bien : on a déjà la moitié de l’Amérique du Nord et un bon
bout de l’Afrique.
Ensuite, le jeu démarre. Alex et Boris commencent. Ils
attaquent notre Chine depuis leur Inde. Peut-être que leur
objectif secret est la conquête de l’Asie ? Pour les combats, le
RISK, c’est complètement naze. Ça se veut un jeu de stratégie,
mais ils n’ont rien trouvé de mieux que les coups de dés !
L’assaillant lance trois dés rouges. L’attaqué réplique avec deux
dés bleus. Ensuite, on compare séparément les résultats. Chaque
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camp peut perdre des armées. Si l’assaillant en perd trop, il peut
rompre le combat. Alex est connu pour avoir un bol incroyable.
Sauf aujourd’hui. Il lance les dés ; il perd. Il relance ; il reperd.
— Bon, stop ! dit Boris. Regarde faire les pros, p’tite tête.
Il lance les dés à son tour, mais Victor n’arrive pas à faire un bon
score. Boris nous prend tout de suite une armée. Victor soupire,
super déçu. Boris continue. Il attaque, attaque et attaque encore.
Il finit par nous chiper la Chine.
— Super ! à moi les Chintoques, dit Boris en se frottant les
mains. De toute façon, la Chine ça vaut que dalle.
— Bon, ça va, dit Victor en serrant les dents. T’as pas besoin
de dire ça.
— Quoi ? T’es pour Mao, maintenant ? demande Boris, en
souriant méchamment. Fais gaffe, sinon, je te dénonce à ton père
et les communistes viendront lui piquer ses restaurants.
Sa tache sous l’œil a le pouvoir magique de grandir en fonction
des vannes qu’il balance. Des fois, on dirait que ses yeux sont
noirs de méchanceté. Des fois, il est super drôle et on ne remarque
même pas sa tache. Le jeu continue. Notre Ontario attaque le
Québec de Oleg et Oscar. Ils le perdent tout de suite. Du coin de
l’œil, je remarque qu’Alex s’est mis à part. Recroquevillé sur luimême, il lance les dés à toute vitesse dans une petite boîte.
— Tu fais quoi, Alex ?
— Fous-moi la paix, me répond-il. Je m’entraîne.
— T’es naze ou quoi ? demande Boris. Le hasard, ça s’entraîne
pas. T’es vraiment le dernier des Roumascofs, toi.
On éclate tous de rire.
— Mais si, on peut, prétend mon frère. Faut juste que je fasse
revenir la chance et après c’est bon.
Ses joues sont rouges. Il transpire comme un robinet. Je sais
qu’en ce moment il panique à l’idée que sa super réputation
de chanceux se casse la gueule. J’annonce que notre Alberta
attaque son Alaska. Je lance les dés en confiance. Contre toute
attente, Alex réussit à faire mieux. Il me pique une armée. Je
continue à attaquer. Alex me prend encore une armée. Boris
n’en revient pas de la chance d’Alex. Lui, il respire mieux. Il
est fier comme chépakoi. Victor me conseille d’arrêter. Non, je
veux continuer pour au moins le battre une fois ! Je lance les dés
en les fixant des yeux. Super jeté ! Y a qu’un six qui peut sauver
Alex.
— T’as vu la bête ? il me demande en frimant. Regarde la bête.
Je te fais un six, là, sur commande.
Il lance son dé. Six. J’ouvre de grands yeux ; je n’arrive pas à y
croire. Lèvres pincées, je laisse ma respiration sortir par le nez.
— Kesta à t’exciter comme ça ? il me fait.
J’ai envie de lui cogner le nez. J’ai tellement de rage en moi que
les étincelles dansent dans mon regard.
— Bon bon bon, les Roumascofs, vous réglerez ça chez vous,
propose Boris. Toute façon, si vous vous dézinguez l’un l’autre, ça
ne fera jamais qu’une place en plus pour un Suisse.
Sa tache sous l’œil grandit au point de recouvrir tout mon
champ de vision. Je ne vois que du noir autour de moi.
— Qu’est-ce que tu veux dire, Boris ? je lui demande.
— T’as pas appris ça, en algèbre ? Moins par moins, ça fait plus.
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Qu’est-ce qu’il est méchant, je n’en reviens pas. Mais surtout,
il est super fort avec les mots. Impossible de gagner avec les mots
contre lui. Il faudra qu’un jour je trouve un truc super vexant
à lui envoyer à la gueule. Que ça le coupe en deux comme une
hache.
— Vous voyez bien, rappelle Victor. Il est nul ce jeu. à chaque
fois, on s’engueule.
— Joue, au lieu de faire des commentaires, dit Oleg. C’est ton
tour.
Victor continue, mais sans plus aucun plaisir. De mon côté, je
suis tellement recroquevillé et crispé dans mon bout de corridor
que j’en ai mal au bide. J’arrive à peine à respirer. Ça pue la
transpir’ en plus. C’est vraiment con ce jeu.
— Bon, dit Victor avec une voix éteinte. J’attaque le
Groenland.
— T’as pas dit la formule ! jubile Boris. Tu perds trois armées
tout de suite, mon gros.
— Quelle formule ? demande Victor. Qu’est-ce que tu me
chantes avec ta formule ?
Boris prend le couvercle du RISK. à l’intérieur, toutes les règles
sont écrites rouge sur blanc. Il lit avec un ton super énervant :
— « L’assaillant désigne par leurs noms le territoire visé et le
territoire attaquant. S’il omet de le faire, le défenseur peut souffler
trois armées sur le territoire d’où est partie l’attaque. » Tu me dois
donc trois armées. Ça fera tout ça de moins pour le Péril Jaune.
C’est trop pour Victor. Il se lève d’un coup et se tire en jurant
que plus jamais il ne jouera à un jeu de merde pareil avec des
connards comme nous. Il a les larmes aux yeux. Je voudrais le
raccompagner, mais il ferme violemment la porte de l’ascenseur
sur ma main. Ça fait super mal.
— Mais t’es débile ou quoi ? je lui demande. Je t’ai rien fait moi !
— Je veux rentrer. Fous-moi la paix !
Il me pousse, ferme la porte et appuie sur le bouton. Je hausse
les épaules en me massant la main, puis je retourne m’asseoir
autour du RISK. Faut continuer à jouer. Sans faire exprès,
j’écrase avec ma chaussure l’ongle du petit doigt gauche d’Oscar.
Immédiatement, il explose en sanglots ; ça coule sur les joues ; ça
coule sur le plateau de jeu. Y a déjà deux larmes en Ukraine et
trois au Moyen-Orient. Alex ne supporte pas qu’on salisse son
jeu. Du revers de sa manche, il essuie vite fait les gouttes d’eau.
Quand il voit ça, Oscar explose de rage. Il comprend que sa
douleur compte moins que le carton du plateau de jeu. Alors, il
balance un gros coup de pied dans le RISK. Les armées volent
jusqu’au plafond ; Oleg et Alex en reçoivent en plein visage.
Cette fois, mon frère est franchement énervé. Il pousse Oscar
et lui ordonne de se tirer d’ici s’il veut pas des emmerdes. Oscar,
toujours en larmes, se lève et disparaît dans la cage d’escalier en
hurlant bien fort « Mami krrrrom ».
— Eh, fais pas ton Suisse allemand, dit Oleg. Allez, reviens
jouer.
Mais Oscar est parti pour de bon. On inspecte autour de nous. Il
nous manque deux dés, tandis que les trente-six pions des armées
sont complètement éparpillés. En plus, un coin du plateau de jeu
est vachement écorné. Alex commence à ranger sans un mot.
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— Bon, on arrête alors ? dit Boris, pour dire quelque chose.
— Ouais, on arrête, conclut Alex. Je ne vais pas foutre mon jeu
en l’air avec des crétins comme vous.
Voilà. On vient de jouer au RISK.
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11. La maquette de L’Empire contre-attaque
Je connais au cœur de ma ville une tour de couleur sable blond.
Il s’agit du tout premier gratte-ciel construit à Lausanne. Un
truc cubique et moche, qui doit arriver à la cheville de King
Kong. Depuis, personne n’a eu la permission de bâtir plus haut
à Lausanne. Le magasin de maquettes se trouve au pied de la
Grosse Tour. J’y entre pour baver d’envie devant les illustrations
en couleurs sur les boîtes en carton. C’est plein de tanks gris vert
traversant un champ de bataille, de jeeps américaines dévalant à
toute bombe une dune et de Spitfire anglais de la Seconde Guerre
mondiale qui lacèrent le ciel nuageux de tirs de mitraillettes. Mais
surtout, je rentre dans ce magasin pour la maquette de L’Empire
contre-attaque, l’épisode V de La Guerre des étoiles.
Elle coûte tellement cher que même dans mes rêves les plus
dingues, je n’ai jamais espéré l’avoir un jour. Depuis des années,
je viens dans ce magasin pour me faire du mal. Je viens, je bave,
je repars. Je viens, je bave, je repars.
De La Guerre des étoiles, je sais à peu près tout. Combien de cris
d’animaux ont été mixés en studio pour créer les grognements de
Chubaka. Le nom du type qui anime le personnage de Yoda. Les
noms des deux acteurs jouant à l’intérieur de Z6PO et R2D2. Ce
que Steven Spielberg a dit à son pote Georges Lucas le soir de la
projection des premiers extraits du film. Je peux reproduire le son
d’un pistolet laser et aussi (beaucoup plus difficile, ça) le boucan
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Le 15 juillet 1983, vers 15h15, j’entre dans le magasin, je
prends la boîte, je paie et… je sors en sifflotant. Et oui ! Pour
mes quatorze ans, mes parents se sont rendus sans condition. J’ai
tellement tapé sur le clou, qu’ils ont fini par craquer : ils m’ont filé
le fric pour me payer le cadeau de mes rêves.
De retour à la maison, j’aligne toutes les pièces de la maquette
sur la grande table du salon. Les soldats de la Résistance sont
attachés à un cadre par une petite langue en plastique au
niveau de la tête et des pieds. Je les libère les uns après les
autres. Ça me rappelle le moment où j’ai trouvé mon soldat de
l’armée américaine sur un rocher de la Vallée de la Jeunesse.
Les vaisseaux chasseurs sont à peindre : rouge pour les deux
réacteurs, jaune pour les ailes. Je dois avoir quelques vieux
pots qui traînent dans une armoire du temps où j’avais fait la
maquette d’un paquebot. La maquette de L’Empire contre-attaque
est livrée avec une plaque ondulée simulant les collines de glace
de la planète Hoth et les contours de la base des Rebelles, à
moitié enterrée. Les chameaux de métal sont déjà moulés dans
un plastique gris, pas besoin de les peindre. Mais comme ils ont
participé à des assauts sur au moins dix planètes, on doit les
vieillir un peu. Le manuel propose d’étaler à l’aide d’un chiffon
des taches brunâtres sous leur ventre et le long des jambes pour
simuler la rouille.
Mais le plus génial, c’est la carcasse. Dans le film, Luc
Skywalker dézingue un des chameaux transportant les soldats de
l’Empire, en déposant une grenade dans ses entrailles. Eh bien,
la maquette est livrée avec le fameux chameau déjà éclaffé dans
la neige ! Les flancs sont cabossés et sa tête vachement ratatinée.
C’est la première fois de ma vie que j’achète une ruine. Un jouet
volontairement foutu. Jusqu’à aujourd’hui, mes voitures, mes
robots brillaient comme des guirlandes. Le métal était super lisse,
sans la moindre tache. Avec la maquette de L’Empire contre-attaque,
j’ai le sentiment de passer à l’âge adulte.
Une fois tout installé, j’appelle papa. Je lui demande de
photographier la maquette. Comme dans le film, je veux voir
les vaisseaux chasseurs voler entre les jambes des chameaux.
Comme dans le film, je veux voir les chameaux surgir à l’horizon
et s’approcher pas à pas. On essaie différents angles. Papa me
photographie encore au salon, assis sur le tapis à fleurs, avec la
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produit par le Millenium Condor au moment du décollage.
Comme les sabres laser en plastique coûtent trop cher, j’ai appris
à imiter le son à la perfection et je me débrouille avec un bout de
bois. Le premier épisode est sorti il y a sept ans, le deuxième il y
a quatre ans et le dernier l’année passée. Mon frère, Victor, Boris,
Christian, ma classe, l’école secondaire du Belvédère, Lausanne,
la Suisse, l’Amérique et les étoiles aiment La Guerre des étoiles.
La grande bataille de L’Empire contre-attaque se déroule sur
Hoth, la planète de glace. Je ne prétends pas connaître l’histoire
de l’humanité depuis cent mille ans par cœur. Mais faites-moi
confiance : la bataille sur Hoth est la plus géniale jamais vue.
Avec des vaisseaux chasseurs, des immenses chameaux de
métal transporteurs de troupes et des canons au plutonium qui
défendent la base des Rebelles.
maquette à côté de moi. J’ai sûrement un sourire plus long qu’un
croissant de lune.
Dix jours plus tard, maman revient du laboratoire avec les
photos imprimées. échec complet. Papa n’a pas de zoom sur son
appareil ! Je ne savais pas à quoi cela servait, mais là, je me rends
compte à quel point c’est nécessaire. Sans zoom, la maquette
entière se réduit en un confetti paumé au milieu de l’image. Pour
mes plans avec un vaisseau chasseur qui slalome entre les jambes
des chameaux géants, je peux repasser. La seule photo potable,
c’est moi au salon, assis sur le tapis à fleurs, avec la maquette à côté
de moi. J’ai effectivement un sourire plus long qu’un croissant de
lune. Papa aime beaucoup cette image. Il la colle dans l’album
familial. Je me retrouve en compagnie de mon grand-père très
vieux et malade, que je n’ai jamais connu et de papa-maman
super jeunes en vacances en Roumanie. Ça me fait tout bizarre
de penser que La Guerre des étoiles est désormais incluse dans
l’histoire de la famille.
Un mois plus tard, c’est la rentrée des classes. J’entre en
huitième. Christian, un de mes meilleurs copains, se pointe avec
un trente-trois tours des Clash dans son cartable. Sur la pochette,
on voit un type jambes écartées, le dos courbé, photographié
un millionième de seconde avant qu’il ne fracasse sa guitare sur
scène. J’aime bien la photo, mais je ne connais pas les Clash.
— C’est du punk ! me précise Marlène, elle-même habillée en
punkette.
— Ah ouais génial, je réponds. C’est un de mes préférés.
(Surtout faire comme si je m’étais tapé huit mille disques de
punk le week-end passé.)
Dans la classe, y a un nouveau. Un Italien de Sicile avec des
cheveux bouclés. Il s’appelle Vittorio et il roule en boguet4 ! Moi,
j’ai encore mon vélo trois vitesses, du temps où j’avais dix ans.
Vittorio a un walkman Sony et il écoute du heavy metal à fond
les manettes : Iron Maiden et Kiss. Je ne pige pas vraiment la
différence entre punk et heavy metal. Alors, j’observe les moindres
signes chez les autres. Si les copains que j’aime bien écoutent du
punk, alors moi aussi. Sinon, je serai heavy metal à mort. Vittorio
drague les nanas comme une bête. Pas gêné, pas timide. Un beau
matin, il se pointe en classe en lâchant bien fort, les poings sur les
hanches : « Eh, les gars, je ne suis plus puceau depuis hier. »
Puceau ? Sékoi ? Je ne capte pas le concept. Mais j’ai appris qu’il
ne faut jamais poser de question sur le sexe. TOUT le monde
doit TOUT connaître sur le sujet. Sinon, tu passes pour l’ultime
ringard de la planète Terre et de sa proche banlieue. Donc, je
ne dis rien. Exclu aussi de regarder dans le dico. D’abord, parce
que depuis qu’on a cherché avec mes parents la signification de
« habits pas dommage » et qu’au final, on s’est lamentablement
plantés, je me méfie de ces gros bouquins. Ensuite, parce que
le simple fait d’ouvrir un livre pour comprendre la vie, c’est la
preuve que tu ne piges rien à la vie.
Bon OK, Vittorio n’est plus puceau. C’est une nouvelle
importante. Je suis bien content pour lui et j’espère qu’on en
parlera au journal de 20 heures. Durant le trajet jusqu’à la
4. Mot suisse synonyme de vélomoteur.
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maison, je m’arrête sur un banc, au pied d’un bel arbre. Il se
trouve au milieu du Chemin du Languedoc. De là, on voit le
bas de Lausanne descendre jusqu’au lac. On distingue l’église
de Saint-Jean à côté de mon ancienne école primaire, celle des
Figuiers. J’aime bien ce banc et ce chemin, parce qu’ils sont en
dehors du monde. On n’entend pas les bagnoles ; on n’aperçoit
aucun bus. Le Languedoc est une région dans le sud de l’Europe,
je crois bien. Ce nom me fait aussi un peu rêver.
— Critch, critch, dit le gravier sous mes semelles que je balance
d’avant en arrière.
Je triture la poignée en cuir de mon cartable (depuis deux ans,
j’ai troqué mon sac à dos qui fait petit bébé pour un cartable
qui fait grand). J’essaie de décortiquer le mot « puceau » pour
comprendre ce qu’il cache à l’intérieur. « Puce » « Seau » « Sot »
« Eau ». J’ai beau m’esquinter le cerveau à intervertir, mélanger
et combiner, je ne trouve rien. « Puceau », ça ne veut rien dire.
Après avoir tapé avec le bout de ma chaussure dans une racine, je
me lève d’un bond. Je me réjouis d’arriver à la maison.
L’odeur de fumée de cigarette collée aux meubles me rassure.
Ce n’est pas tellement l’odeur que j’aime, mais le fait qu’elle
soit toujours la même. J’attrape un paquet de Petit Beurre dans
l’armoire à sucreries (celle tout à gauche de la cuisine, rayon du
bas). Et je file dans ma chambre jouer avec ma maquette de La
Guerre des étoiles. J’imite les conversations radio entre les vaisseaux
et la base des Rebelles ; je rejoue pour la centième fois le moment
où le chameau est détruit en imitant le bruit métallique de sa
chute. J’invente une nouvelle scène. Un commando de Rebelles
encercle un chameau. Ils ouvrent le feu sur le monstre de
métal. Horreur ! Les soldats réalisent que leurs pistolets laser
ne peuvent rien contre le blindage du transporteur de troupes.
Heureusement, Luc Skywalker arrive à la rescousse avec son
chasseur à double réacteur : « Tenez bon les amis, je vais balancer
une thermogrenade ionique pour briser son déflecteur gauche ! »
Les muscles de mes joues sont douloureux à force d’imiter tous
les bruitages : tirs, ricochets, chutes, dialogues, broom, blang, piu
piu, chhhwang.
Je m’arrête et j’enfonce mon menton dans mes mains posées à
plat sur mon bureau. Au bout d’un moment, je finis par me poser
la question : « Et Luc Skywalker ? Est-ce qu’il est puceau ? »
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12. Nashville ou Belleville
Samedi soir, comme tous les samedis soirs, je ne sais pas quoi
faire de mon samedi soir. Donc, je regarde la téloche avec papamaman. Alex est dehors avec son pote Stéphane. Ils pénètrent
généralement dans les entrepôts près des voies de chemin de fer,
piquer des trucs et des bidules, genre billes en acier, plaque en
plomb, limaille de fer. Je ne vois pas très bien à quoi ça peut bien
servir. En tout cas, je ne trouve pas ça marrant.
à la télé, c’est Champs-élysées, présenté par Michel Drucker.
J’aime bien la musique du générique, mais chut, faut pas le répéter
aux copains : j’ai quand même quinze ans. Michel Drucker
apparaît au milieu de son décor. « Bonsoir, merci de votre accueil,
merci d’être fidèle à Antenne 2. Souvenez-vous de ses premiers
pas sur les plateaux de la télévision. C’était devant nos caméras,
celles des Rendez-vous du dimanche. Il y a à peu près dix ans, il était
peu connu. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Il y a deux ans
presque jour pour jour, il était venu chanter " Il suffira d’un signe ".
Nous avons compris ce signe. Depuis il a accumulé les succès. J’en
veux pour preuve le triomphe qu’il vient d’obtenir sur la scène
de l’Olympia. Il a fallu presque insister pour le convaincre de
venir en vedette ce soir. Il estimait que c’était trop tôt. Voici JeanJacques Goldman. »
Comme d’habitude, Drucker hurle comme un malade mental
le nom de l’invité du jour. Je suis sûr qu’il crie si fort pour que les
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voisins n’ayant peut-être pas allumé leur poste, se disent « Nom de
Dieu, y a machin qui passe chez Drucker ». Et hop, ils allument
aussi leur télé. J.J.G. apparaît. Comme je n’aime pas ses chansons,
alors je vais chercher quelque chose dans l’armoire à sucreries
(celle tout à gauche de la cuisine, rayon du bas). Je vais sur le
balcon, en laissant fondre sur la langue le carré de chocolat au
lait Suchard. La silhouette fatiguée de Georges Simenon traverse
le parc, emprunte un sentier et disparaît dans sa ferme. Tiens !
Au fait, je n’ai toujours rien lu de lui. Je regarde parfois Maigret
à la télé. Mais il faut avouer qu’en comparaison avec une série
comme Dallas, Maigret, c’est de la pisse de coq. Bon, je retourne
devant Drucker.
Eddy Mitchell débarque sur le plateau. Lui, je l’aime bien. Papa
dit qu’il a une tronche de chauffeur de camion. Moi, je trouve ses
chansons marrantes, surtout Ne faites pas de boogie woogie avant de
faire vos prières du soir. Avec ses choristes super sexy qui chantent
derrière lui « Boogie woogie, pas de boogie woogie », penchées
en avant. « Eddy va nous faire le plaisir d’interpréter son dernier
45 tours, aux ambiances subtiles, prévient Drucker. Ça s’appelle
Nashville ou Belleville. » Et on écoute.
Boulevard Elvis
Ah, super. Une chanson sur Elvis Presley. J’ai vu plusieurs films
avec lui à la télé. Il danse comme un Dieu dans Le Rock du Bagne.
Avec Alex, on a même enregistré sur notre cassettophone des
bouts de chansons depuis la télé. Mais ensuite, ça se complique :
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Au cœur de Memphis
J’traîne là en touriste
Ma tante nous a souvent parlé de l’égypte ancienne. Des
pharaons, des pyramides, des pilleurs de tombes. Je crois bien
qu’elle a évoqué une fois Memphis, comme étant la première
capitale de l’empire égyptien. Mais je ne vois pas le rapport entre
Elvis et l’Antiquité.
Papa continue à regarder la télé. Comme toujours, il est en
pyjama et robe de chambre. Il hausse les épaules, et me répond
avec indifférence :
— Qu’est-ce que j’en sais ? Il articule si mal cet animal, avec sa
tête à claques…
Bon. Rien à espérer de ce côté-là. Il faut que je me débrouille
tout seul.
Jerry Lee Lewis
Mais où sont mes racines ?
Nashville ou Belleville ?
Nashville, je ne sais ni où c’est, ni ce que c’est. Et encore moins
Belleville. La belle ville. Où est-ce ? Il y a cinq ans, nous sommes
allés en famille à Paris. On a d’abord visité le Louvre, puis on
a pris le train jusqu’à Versailles. Ma tante nous a expliqué
avec quatre tonnes de détails comment vivaient le roi, sa cour,
les comtesses en robes de soie et les centaines de valets qui
travaillaient à Versailles. Belleville est peut-être un synonyme de
Versailles. Mais pourquoi dans la même chanson, Eddy Mitchell
passe d’Elvis aux Pharaons et puis revient en France à la Cour
de Louis Machin ? Moi qui me croyais intégré et capable de
piger tout de ce que dit la télé pour nous, les jeunes, je suis complè-te-ment largué. Je m’autorise une chose que généralement
je m’interdis. Je demande à papa des explications sur un truc
de jeune.
— Papa, ça parle de quoi la chanson ?
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Merde ! Qui est-ce encore celui-là ? J’ai déjà vu des films avec
Jerry Lewis. à mourir de rire. J’ai souvent essayé d’imiter les
grimaces qu’il fait dans Docteur Jerry et Mister Love. Est-ce que Jerry
Lee Lewis est frangin avec Jerry Lewis ?
Killer et pianiste
Killer et pianiste ? ça veut dire quoi ? C’est de la poésie ?
Barbe Bleue sudiste
Sait même pas si j’existe
Sans faire de racisme
Qu’est-ce que le racisme vient faire là-dedans ? Le racisme,
c’est ne pas aimer les Noirs. Pourtant, Eddy Mitchell n’évoque
jamais les Noirs dans sa chanson. Largué, je suis largué…
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Ah, enfin quelque chose de clair et de facile à comprendre. Je
reprends espoir.
Où sont mes racines ?
Nashville ou Belleville ?
Ben, moi, mes racines sont en Roumanie. Je connais ce terme,
parce qu’on en a parlé avec les copains. Les racines signifient le lieu
de naissance. Mais mieux vaut éviter de trop raconter d’où je viens,
parce que je suis réfugié politique. Et maman m’a dit une fois en baissant la voix (signe que c’est sérieux, grave et important) qu’il ne faut
pas commettre de bêtises en Suisse. Rien voler, rien casser. Sinon,
la police nous expulsera du pays. Et on n’aura plus nulle part où vivre. Eddy Mitchell est-il aussi un réfugié politique ? Moi, je le croyais
français à cent pour cent. Avec son nom anglais, peut-être qu’en réalité, il a seulement demandé la permission de vivre en France.
Non, ça ne tient pas debout.
Mouflet !
J’allais voir Luis Mariano
Ça recommence ! Encore un inconnu.
Dans « Le Chanteur de Mexico »
Ben voyons, allons-y gaiement : après l’égypte et Versailles,
promenons-nous au Mexique…
Maman ! … et moi
On rentrait en métro
100
Station Opéra
Direction Lilas
Ça ne va pas mieux. Je me liquéfie de honte devant la télé. Le
drame, c’est que je ne peux demander de l’aide à personne. Je
ne vais quand même pas me pointer lundi, à l’école et poser la
question à Vittorio : « Hé, dis donc, toi qui n’es plus puceau, j’ai
écouté la dernière chanson d’Eddy Mitchell chez Drucker : ça
parle de quoi ? »
Nostalgie facile
Mais swingue pas terrible
J’en ai marre à la fin ! Il cause en quelle langue, ce chauffeur
de camion avec sa tête à claques ? Ça signifie quoi une « nostalgie
facile » ? La nostalgie, c’est quand on regrette quelque chose du
passé. Oncle Prosper, par exemple, regrette beaucoup Bucarest.
Il est arrivé en Suisse trois ans après mon frère et moi, mais il
n’aime rien de son nouveau pays. Ni les gens, ni leur discrétion,
ni le calme de Lausanne. Il est nostalgique de Bucarest. Bien sûr,
il n’a pas le droit d’y retourner, puisqu’il est réfugié politique. S’il
retourne en Roumanie, Ceausescu le met en prison et le torture.
Voilà. Un dernier solo de guitare et tout est dit. Cette fois,
c’est clair, je suis un naze. En géométrie, pour conclure la
101
démonstration d’un théorème ou d’un problème, le prof nous a
appris à écrire « CQFD », en bas de notre feuille. « Ce Qu’il Fallait
Démontrer. » Mais tout le monde sait qu’en réalité, ça signifie :
« C’est Quasiment Foutu D’avance ». Je suis venu en Suisse à
six ans ; mes parents aiment Dalida, Mireille Mathieu et Valéry
Giscard d’Estaing. Comment est-ce que je parviendrai un jour
à comprendre les quarante millions de références balancées à la
télévision, au cinéma, dans les BD et à l’école ? C’est Quasiment
Foutu D’avance.
13. L’aiguille à ponction
J’ai rendez-vous chez les bosselés.
Pour ça, je prends le bus numéro cinq jusqu’au CHUV5 . Je suis
obligé de m’asseoir, à cause de mon genou. Un petit vieux lorgne
sur ma place, en maugréant des trucs et des machins dans sa
barbe de patriarche. J’ai appris à céder ma place. à me comporter
comme un ado de seize ans bien élevé. Seulement voilà, ça c’était
avant. Avant que la monstruosité ne me tombe dessus. En sortant
du bus, je m’accroche comme un vieux chnoque de seize ans à la
barre latérale, parce que ma cheville me fait trop souffrir. Puis je
marche. Enfin, soyons juste. Je boite. Je claudique. Je clopine. Je
clope clope de mon mieux.
L’hôpital où j’ai rendez-vous se cache derrière le grand
bâtiment du CHUV. Il s’agit d’une espèce de baraque toute
moisie avec une salle d’attente pas sympa. « C’est du provisoire,
me rassure l’infirmière. Dans cinq ans, on construira un nouveau
bâtiment pour les malades comme vous. » Dans cinq ans ! Au
rythme où la maladie progresse, il faudra m’amener en chaise
roulante dans le nouveau bâtiment.
Résumons le drame. J’ai mal à la hanche droite, à la cheville
gauche, au genou droit, au coude gauche et à la mâchoire du côté
droit. Ah, j’oubliais ! Depuis la semaine passée au pouce droit.
5. Centre Hospitalier Universitaire Vaudois
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Il est devenu tout enflé aussi. En fait, j’ai des bosses sur tout le
corps. Je vis dans un monde dans lequel il est possible de perdre
une articulation par semaine. Ce n’est ni une métaphore ni une
plaisanterie. C’est une malédiction hebdomadaire. Certains
reçoivent chaque semaine leur magazine préféré dans leur
boîte aux lettres. Moi, je perds une articulation par semaine. Ça
s’appelle la polyarthrite juvénile à tendance récidivante.
La maladie s’est déclarée vers l’âge de douze ans. Tout à coup,
sans qu’on ne lui ait rien demandé, mon coude gauche enfle. On
multiplie les radiographies. Tout est en place. Rien de cassé. Pas
de réelles douleurs. Alors, je reste comme ça, avec mon coude
à bosse. Avec les copains, on en rigole : « Hé, ton coude, il fait
un coude ! » Je trouve ça assez marrant. Et soudain, la douleur
m’envahit. Panique générale dans la famille. Qu’est-ce qu’il a
le petit ? On discute, on ouvre les dicos, on demande de l’aide
à Marianne, ma cousine médecin. On ne comprend pas très
bien. Sur conseil du père d’un copain, je me rends chez un
rhumatologue. Pour être sûr que ce n’est pas ça. Pas de bol, c’est
ça. Polyarthrite juvénile à tendance récidivante.
Je m’assieds dans la salle d’attente. côté de moi, une dame de
cinquante ans marche à l’aide d’une béquille. Sa cheville ressemble
à une pastèque prête à éclater. En face de moi, un monsieur aux
joues molles tient dans ses mains bosselées un vieux Paris-Match.
Ce ne sont plus des mains : on dirait un champ labouré avec des
mottes de terre en pagaille. Et moi, parmi ces monstres ! Moi et
mes seize ans ! Depuis plusieurs années, j’évite les miroirs. Depuis
plusieurs années, je me sens comme au fond d’une tombe. Depuis
plusieurs années, je croule sous les conseils. Essaie l’homéopathie,
on ne sait jamais. Essaie un régime sans sel, ça marche des fois.
Bois des tisanes d’orties ; ça nettoie le sang. Fais des nettoyages
du côlon, ça aide ton système immunitaire. Moi, ce que je veux,
c’est qu’on me montre un type qui a guéri de la polyarthrite
juvénile à tendance récidivante. Vu les malades errant dans la
salle d’attente, les guérisons miraculeuses ne doivent pas survenir
tous les jours.
Mon tour arrive enfin. Au moins, le rhumatologue pète la
forme. Jovial, agréable, prévenant, il me raconte comment la
maladie s’est déclarée.
— Vous avez du psoriasis. Le psoriasis est un eczéma. Vous
m’avez raconté que vos premières plaques sont apparues vers
l’âge de onze ans.
— Oui, mais quel est le rapport entre le psoriasis et la
polyarthrite ? je demande en levant les sourcils.
— J’y viens, me répond-il en se rejetant dans son immense
fauteuil en cuir. Dans cinq pour cent des cas, le psoriasis s’attaque
aux articulations. Autrement dit, il se transforme en polyarthrite.
— En résumé, une personne sur dix souffre du psoriasis. Et
parmi ces personnes-là, une sur vingt développe la polyarthrite.
— Voilà.
— Je n’ai pas de chance.
— On peut résumer la situation comme ça…
— Mais ça se soigne ou pas ?
— Vous êtes encore jeune, rappelle-t-il, comme si cela ne
se voyait déjà plus sur mon corps. Je refuse de commencer un
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traitement trop lourd avec vous. Je vais vous prescrire des antiinflammatoires. Et bien sûr, je vais soulager vos articulations les
plus enflées. Vous avez déjà subi une ponction ?
— Non, jamais.
— Bon. Vous verrez. Ce n’est rien du tout.
Il m’invite à passer dans la chambre d’à côté. Il me prie
d’enlever mon pantalon. Je m’exécute, puis je grimpe sur le lit.
Je jette un œil sur mon genou droit, croisement raté entre un
melon poilu et un pamplemousse de Californie à chair rose.
Pendant ce temps, le médecin ouvre des sachets, cherche des
objets dans des boîtes et déballe je ne sais quoi encore. Comme
il me tourne le dos, je ne comprends pas exactement ce qu’il
prépare. J’essaie de garder les yeux sur le poster punaisé au
mur, en face de moi. Un sapin méditerranéen au sommet
d’une falaise déploie ses branches tordues et déformées par
les nœuds. (C’est drôle ! Depuis que j’ai la polyarthrite, je vois
des bosses partout.) Au loin, la mer est bleue comme dans un
film.
Curieux. Alors qu’il existe des hit-parades et des livres de
records pour tous les sujets, personne n’a encore songé à dresser
le palmarès des maladies insurmontables. Au maximum,
les médecins n’en avouent que deux ou trois : sida, cancer,
mucoviscidose. Polyarthrite, rien. Silence radio. Pourquoi me
laisse-t-on crever de trouille sur ce lit surélevé ?
Bon, assez rêvassé : le médecin se retourne et s’approche de moi
d’un pas décidé. Dans sa main, il tient une aiguille monstrueuse,
un tube, une bassine en métal, des compresses et un spray. Je
fixe l’aiguille. C’est presque une blague, tellement qu’elle est
énorme. Il n’a tout de même pas l’intention de planter cette
poutre dans mon genou ? Hé Ho ! ça va pas, la tête ?
— Vous aimez le football ? me demande-t-il.
— Heu… oui, dis-je surpris. Pourquoi ?
— On va faire comme pendant un match, quand un joueur est
blessé. Le soigneur pénètre sur le terrain pour passer un spray
froid sur la blessure. Aussitôt, le joueur se relève et court comme
un lapin jusqu’à la fin du match.
— Alors vous allez sprayer mon genou pour qu’ensuite je ne
sente rien ?
— Exactement.
Il dépose tout son matériel sur le lit, à côté de moi. Il s’empare
du spray, l’agite un bon coup et dirige le jet sur mon genou. Un
vent de Sibérie enveloppe mon articulation.
— Déposez votre tête sur le coussin et détendez-vous, me
propose-t-il.
J’obéis. De toute façon, je n’avais pas l’intention de regarder
la ponction. J’ai beau être au premier rang, je n’ai aucune envie
d’assister à un spectacle pareil.
— Attention, je pique, prévient-il.
Un éclair de souffrance me vrille la tête. Je sens l’aiguille faire
« toc » contre ma rotule. Je ne sais pas à quoi sert ce foutu spray,
en tout cas pas à atténuer la douleur.
— Ne bougez pas, ordonne le rhumatologue. Et surtout
détendez les muscles de votre jambe droite, sinon, je n’arriverai
pas à aspirer le liquide.
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La transpiration inonde mes reins, tandis que des gouttes
perlent sur mon front. J’ai la nuque moite et le ventre serré. à
part ça, je suis super détendu.
— Non ! vous êtes crispé. Je ne peux rien faire.
J’ai perdu tous mes repères. Je suis comme en dehors de mon
corps. Je me vois depuis le plafond transpercé par cette aiguille
grosse comme un javelot.
— S’il vous plaît, détendez. Détendez bien, répète-t-il.
Je voudrais être ailleurs. Je voudrais être un autre. J’entends
mes dents crisser dans ma bouche. Le rhumatologue bouge
légèrement l’aiguille. Ce salaud fouille mon genou !
— Je cherche la poche où se trouve l’inflammation. Ça peut
faire un peu mal.
Pas du tout, je vous en prie : labourez-moi avec votre aiguille !
— Ah, ça y est ! déclare-t-il d’un ton victorieux.
— Ça coule ? je murmure, à moitié dans les vapes.
Mais je ne relève pas la tête. Je refuse de voir ça.
— Oui, ça coule très bien. On se croirait à l’Oktoberfest !
— Où ça ?
— La Fête de la Bière, à Munich, explique le médecin. On casse
les barriques en donnant un coup en bas et la bière coule à flot…
Je ne saisis pas tout de suite le rapprochement. Puis je réalise
que le type penché sur moi, là, non seulement me torture à en
crever de douleur, mais qu’en plus, il me traite de barrique.
— Voilà, commente-t-il au fur et à mesure. Il ne me reste plus
qu’à retirer le réservoir de la seringue pour le remplacer par une
dose de cortisone que je vais vous injecter. Voilà. Maintenant, je
retire l’aiguille. Comme ça. Et c’est fini !
Après m’avoir bandé le genou, il m’invite à me redresser avec
précaution. J’ai la tête qui tourne. Au bout du lit, trône la bassine
contenant un liquide brunâtre. Deux minutes plus tôt, ce machin
clapotait autour de ma rotule. Ah, comme c’est immonde. Il
faut avoir le cœur bien accroché pour assister au spectacle de sa
propre maladie.
Je sors dans la rue. J’ai encore un peu mal au genou, mais je suis
surtout épuisé d’avoir eu si peur. Mes muscles sont encore à moitié
tétanisés. Et pourtant, ma démarche est déjà plus légère qu’en
arrivant à l’hôpital. Cette aiguille a quelque chose de diabolique.
D’abord, elle aspire la maladie, puis elle injecte une dose de
potion magique. Je sens le produit se répandre dans chacune de
mes articulations. Une impression de souplesse m’envahit et me
réchauffe. Le décompte de mes années commence à défiler à
l’envers. Tout à l’heure, j’avais un siècle et le moral au quatrième
sous-sol. Maintenant, j’ai seize ans et la vie devant moi.
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Le 24 décembre, j’offre à papa un Rubik’s Cube 4 × 4.
Mais avant de vous raconter ce conte de Noël, il faut revenir
légèrement en arrière. Le Rubik’s normal, c’est-à-dire, 3 × 3, a déjà
rendu hystérique la planète entière depuis plusieurs années. On
organise des championnats du monde ; on publie des bouquins de
solutions et astuces ; dans ma classe, ils sont huit à faire grincer les
faces du Rubik’s Cube pendant les cours d’allemand ; les armoires
des profs dégorgent de Rubik’s confisqués ; à la récréation, pour la
première fois de leur vie, les garçons ne perdent plus leur temps à
draguer les filles. Selon un sondage français, 85 % de la population
est capable de reconnaître l’objet. « C’est plus que pour l’icône de
la Vierge Marie » se désespère je ne sais quel cardinal. Bref, la
folie furieuse.
Quand tout à coup, Erno Rubik, le concepteur hongrois du
premier casse-tête, décide de multiplier les crises de nerfs en lançant
un Rubik’s 4 × 4. Des milliards de possibilités supplémentaires.
« Voilà un truc à offrir à papa, me dis-je aussitôt. Il va enfin
connaître son maître. »
Le 24 décembre, je pose l’instrument de ma vengeance sur la
tablette, à côté de son fauteuil. Papa rentre du boulot vers 18h,
se réjouissant de la longue semaine de vacances qui l’attend. Il
troque avec délice sa chemise et son pantalon contre son pyjama,
puis glisse sa robe de chambre sur son dos. Il s’assied dans son
fauteuil, près duquel le café à la turque préparé par ma mère fume
tranquillement. Il avale une gorgée, manifeste son contentement
avec bruit et repose la tasse. à ce moment, il remarque la boîte en
plastique contenant le Rubik’s. Je guette du coin de l’œil. Je n’ai
pas emballé la boîte dans un papier cadeau coloré. Je ne veux pas
que cela ressemble à une surprise gentillette de Noël, genre rasoir
électrique ou nouveaux gants en cuir. Ce n’est pas un cadeau ;
c’est un défi.
— De quoi s’agit-il ? demande papa.
— Le nouveau Rubik’s.
Je lui réponds comme si de rien n’était, continuant à tourner
les pages de Tintin au Tibet. Je l’observe avec malice. Lui, le petit
génie de la famille qui a construit une radio de ses mains et un
télescope pour son père, lui qui a imaginé à Bucarest, en 1956,
pour son diplôme, le plus grand ordinateur de Roumanie, lui le
physicien à qui la République socialiste de Roumanie a offert
une voiture en cadeau sans qu’il soit pour autant membre du
Parti Communiste, lui qui programme des ordinateurs dans une
entreprise internationale de recherche appliquée près de Lausanne
depuis 1975, lui qui m’explique tous les problèmes de géométrie
euclidienne, d’algèbre, de trigonométrie, de probabilités, de
physique, d’optique et de chimie depuis tant de semestres, saurat-il résoudre le Rubik’s Cube 4 × 4 ?
— Aaaah, voilà un bien joli cadeau, me dit-il en souriant.
C’est ça, fais ton malin. Il ausculte le casse-tête, sans l’extraire
de son emballage. Il pince les lèvres avec respect. Cette fois, il a
trouvé à qui parler. Les invités arrivent vers 20 heures : Prosper,
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14. Le Rubik’s Cube 4×4
Eugénie et grand-mère Clarisse. Durant le repas, on parle de
politique française. La famille est inquiète depuis que François
Mitterrand est arrivé au pouvoir. Surtout qu’il a fait entrer dans
son premier gouvernement le parti communiste français. Bien
qu’ils aient fui le communisme à l’autre bout de l’Europe, ils se
retrouvent avec un gouvernement socialo-communiste à cinq
cents kilomètres de chez eux.
— Quand je regarde évian depuis le balcon, résume grandmère Clarisse, je pose les yeux sur un pays de communistes.
Quelle horreur !
Arrive enfin la séance des cadeaux de Noël. Personne n’ose
vraiment toucher au Rubik’s. Prosper et Alex tournent quelques
faces, puis les remettent en place.
25 décembre. Jour Férié.
Papa toise le Rubik’s Cube posé sur la table basse du salon.
Une heure, deux heures passent. à la fin de la journée, papa n’a
toujours pas touché au casse-tête. Je suis franchement intrigué.
En aurait-il peur ?
26 décembre. Jour Férié.
En me levant vers 10 heures, je trouve papa sur son fauteuil en
train de noircir des pages. Je fronce les sourcils en m’approchant
prudemment. Sa feuille est couverte de matrices. Inutile de
préciser que je n’y pige que dalle. La journée passe ainsi, ponctuée
de quelques « aha ! » enthousiastes proférés par papa, comme s’il
découvrait des passages secrets dans ses réflexions mathématiques.
Mais le Rubik’s Cube, lui, n’a pas bougé. Il trône toujours sur la
table basse du salon.
Papa est le type le plus bizarre que je connaisse. Collectionneur
de manies, il n’aime pas qu’on mange en sa présence ; il ne
supporte pas qu’on prononce le mot « sexualité » ; il a peur du
noir ; il souffre d’un ulcère à l’estomac depuis vingt-cinq ans, mais
l’idée de se faire ausculter par un médecin le répugne tellement,
qu’il préfère rester dans son fauteuil et boire du lait tiède. Papa
ne s’énerve jamais ; n’exprime aucune passion particulière. Alors
l’entendre soudain pousser des « aha ! » enthousiastes, ça me fait
chaud au cœur.
27 décembre. Jour ouvrable.
Avec les copains, on monte en ville pour boire des verres à La
Tulipe, le premier café de Lausanne qui a installé une télévision
branchée sur MTV. On adore le clip de Dire Straites Money For
Nothing, réalisé à l’ordinateur. Au moment où j’allais ouvrir la
porte de l’appartement, papa m’appelle :
— Dis, tu peux me mélanger le Rubik’s ?
Toujours installé dans son fauteuil, il lit son livre sur Einstein
reçu à Noël. C’est ça, donne-toi un genre. Je m’empare du cassetête pour le tourner dans tous les sens. J’y mets presque de la
hargne. Souriant, je repose le Rubbik’s sur la table.
Je reviens vers 17 heures. En bas de l’immeuble déjà, un
sentiment bizarre m’étreint. Je vais prendre l’ascenseur. Je me
retrouverai au sixième étage. J’ouvrirai la porte de l’appartement.
J’irai au salon et là j’aurai la réponse à ma question : existe-t-il sur
Terre un casse-tête trop complexe pour mon père ? J’entre dans
l’ascenseur. J’appuie sur le six. Voyons ! Pourquoi s’inquiéter ?
Il est impossible que papa ait déjà trouvé la solution. Il l’a reçu
112
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depuis trop peu de temps. L’ascenseur arrive au sixième. Et s’il
avait quand même réussi ? Je glisse la clé dans la serrure de notre
appartement. Mon cœur bat à tout casser. Je referme la porte ;
je m’avance dans le corridor ; j’entre au salon. Papa est assis
dans la même position que tout à l’heure, en train de bouquiner
son Einstein. Je m’attendais à tout, sauf à ça ! Il n’y a même pas
touché. Il n’a pas osé. J’ai gagné à plate couture. échec et mat au
petit génie.
Pour être sûr d’avoir deviné juste, je cherche néanmoins du
regard le Rubbik’s. Tiens, bizarre, il n’est plus à sa place sur la
table basse. J’inspecte furtivement sur les meubles du salon. Je
remarque un sourire se promenant sur le bout de ses lèvres. Je
continue mon inspection, quand soudain je découvre le Rubik’s
Cube, posé sur la télévision.
Entièrement recomposé.
Ma mâchoire inférieure tombe sur ma poitrine comme dans
les dessins animés. Tremblotant, je saisis l’objet miraculeux. Je
le manipule tel un chimpanzé. Inconcevable : il n’a fallu à papa
que soixante-douze heures pour relever un défi planétaire.
Mais le plus stupéfiant, c’est la méthode. Analyse, établissement
d’une formule mathématique, expérimentation, résolution.
Pour l’expérimentation, il a recouru à une tierce personne (en
l’occurrence moi), évitant ainsi d’être soupçonné de tricherie.
C’est si extraordinaire, si enthousiasmant, si unique, que j’ai
l’impression de vivre mon plus beau conte de Noël.
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15. Mon boguet
— Je vais faire un tour, je lance à maman.
— D’accord, me répond-elle, depuis le salon où elle dévore
l’article de Paris-Match racontant la grande affaire de 1987,
autrement dit « le calvaire d’Isabelle Adjani, obligée de venir à
la télévision pour démentir la rumeur selon laquelle elle serait
morte du Sida ».
J’enfile ma veste de ski, vieille et moche ; j’enfile mes baskets
vieilles et encore belles ; je glisse mon porte-monnaie dans la
poche arrière de mon jeans, nouveau et moche (faudrait que je
choisisse mieux mes fringues, moi). Je pêche la clé de mon boguet
dans l’assiette où toute la famille dépose ses clés, c’est-à-dire la clé
de la Renault 18 de papa, celle de la Yamaha 125 cm3 d’Alex et
celle de la boîte aux lettres de maman. Je prends l’ascenseur.
Je sors de la tour, pour entrer dans l’immense garage couvert,
où sont alignées des bagnoles normales comme la Golf de la
mère de Victor, mais aussi une incroyable Mercedes des années
cinquante avec les portières s’ouvrant en papillon. Comme
je la connais par cœur, je passe devant sans l’admirer. Je vais
directement à mon boguet noir avec son guidon super allongé.
Sur les côtés, « KTM » est écrit en lettres d’or. J’ai gueulé durant
presque deux ans pour avoir droit à un boguet. Maintenant, je
l’ai et c’est comme si je l’avais toujours eu. Je tourne la clé ;
je serre la poignée gauche et je grimpe sur la pédale pour
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me laisser tomber de tout mon poids. Ça fait vroum. Ça fait
plaisir.
Assis sur ma selle de boguet, me voilà sur la route. La seule, la
vraie, l’unique question qui se pose maintenant, c’est où aller ?
Qu’est-ce qui me ferait envie ? Qu’est-ce qui me ferait plaisir ? Le
ciel gris et bas de novembre ne me raconte rien de passionnant.
Je tourne à droite et j’empreinte l’avenue de Cour. Je passe
devant la tour où habitent mon oncle, ma tante et grand-mère
Clarisse, puis je passe devant l’école des Figuiers, ensuite je
continue tout droit. Je dépasse le bâtiment de la poste, où on
allait avec Victor poster des lettres pour ses parents. Je longe le
petit supermarché où j’ai acheté ma première BD, Le Prisonnier
du Bouddha, une aventure de Spirou et Fantasio. Je soupire. J’en
ai marre des souvenirs. Je voudrais devenir quelqu’un d’autre.
Un adulte par exemple. Mais je ne sais pas comment procéder.
Maman m’a cité un jour un proverbe roumain. « L’avenir nous
sourit comme une tête de cheval… mort. » On a ri ensemble
pendant cinq minutes. Mais aujourd’hui, ça ne m’amuse plus. Je
suis malheureux.
Pourquoi ? Parce que les rhumatismes me bouffent de
l’intérieur, parce que je n’ai pas de copine, parce que je bégaie
comme une mitraillette rouillée et parce que je suis archinul
à l’école. Quand j’avais onze ans, papa a insisté pour que je
m’oriente vers la section scientifique et non latine, comme le
suggérait la prof principale. « La latine n’offre aucun débouché
sérieux, m’a expliqué papa. Scientifique, c’est mieux. Tu verras,
je suis sûr que l’informatique va beaucoup se développer.
Tu travailleras avec les ordinateurs. » Moralité : sept ans plus
tard, je ne constate pas de développement spectaculaire des
ordinateurs et moi en scientifique, je suis complètement paumé.
En fait, je suis bon en français, histoire et géographie, tandis
que je suis nul en algèbre, géométrie, géométrie descriptive,
physique et chimie… On peut dire que je n’ai pas trouvé ma
voie. D’ailleurs, quelle est ma voie ? Que peut faire dans la vie
un bègue puceau arthritique ? Oui, puceau, parce que j’ai enfin
appris ce que ça signifie, merci. à propos, j’ai entendu dire qu’il
existe une différence entre puceau de la bouche (embrasser
une nana) et puceau du cul (coucher avec une nana). Autant
être clair : je collectionne toutes les formes de pucelage jamais
inventées.
Sans raison particulière, je choisis de longer le parc de Milan.
Le bourdonnement tranquille du boguet effarouche quelques
moineaux dans les platanes. Les oiseaux reviennent se poser
après mon passage. Je me retrouve en dessous du Moderne, le
cinéma porno de Lausanne. Deux feux rouges s’offrent à moi.
Si celui de gauche devient vert, je monterai l’avenue William
Fraisse, en passant devant le Moderne. Généralement, j’arrive
toujours à distinguer un bout de bonne femme à poil sur l’affiche.
Si le feu droit passe au vert, je descendrai vers la colline de
Montriont et je me retrouverai sur l’avenue de Cour.
Coup de bol, le feu de gauche verdit. à moi la trique ! On voit
une femme avec une paire de miches de boulangère, jambes
écartées, serrant entre deux doigts un long porte-cigarette.
Un rectangle noir a été collé entre ses jambes, mais ça ne fait
116
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rien. Ça m’excite bien quand même. Je continue ma route en
direction de la gare, en cachant du coude la bosse de mon
jeans.
Et si j’en faisais une règle de conduite ? La règle serait :
« Interdiction de s’arrêter. Obligation de suivre les feux verts de
la ville ». Voyons si ça fonctionne. Au prochain carrefour, deux
autres feux m’attendent. Celui de gauche me ferait monter
l’avenue Ruchonet en direction de mon ancienne école. Je n’ai
aucune envie de repasser par là-bas aujourd’hui. Le feu de droite
m’obligerait à traverser la place de la gare et je monterais ensuite
tout droit, direction place Georgette et peut-être le centre-ville.
Les deux feux passent au vert en même temps. Ah, merde, je
n’avais pas prévu cette éventualité. Mais à cause du bus, tout le
trafic est ralenti. Le feu de gauche repasse au rouge. Obligation
de suivre le feu de droite, donc de traverser la place de la gare.
Parfait ! J’entame plein gaz la montée en direction de Georgette.
Là, carrefour dangereux : si le feu de droite est vert, je longe la
synagogue pour redescendre vers le bord du lac (pas drôle). Si
celui de gauche est vert, je m’approche davantage du centre-ville
(super marrant). Le Dieu des Feux Verts est avec moi : me voici
lancé en direction de la place Saint-François.
Hé, génial : au cinéma Capitole est sorti Full Metal Jacket,
le dernier Kubrick. J’ai vu au moins dix fois Shining et Orange
Mécanique. Je peux citer des bouts de dialogues par cœur et raconter
les deux films scène après scène. Je me réjouis d’appeler Christian
ou Boris pour aller le voir ce soir. Et si je devenais metteur en
scène ? J’adore les histoires de science-fiction et de monstres ;
j’adore le cinéma. Et surtout, j’adore raconter des histoires. Mais
est-ce qu’il existe une école de cinéma, à part Hollywood, où j’ai
à peu près zéro virgule zéro chance d’arriver ?
Revenons à mon jeu de hasard. Je traverse la place SaintFrançois à toute bombe. Autour de moi, c’est le carnaval du fric :
Banque Cantonale Vaudoise, Union de Banques Suisses, Société
de Banques Suisses. Les colonnades et les façades chargées de
décorations en pierre se suivent. Et si je devenais employé de
banque ? Boris a commencé HEC à l’Université de Lausanne. Il
m’assure que c’est assez intéressant.
Je roule sur le Grand Pont. Au bout, sur ma droite, je distingue
déjà l’enseigne du « Las », abréviation subtile de « Las Vegas » :
deux étages enfumés entièrement consacrés aux jeux vidéo. Je
me souviens de la folie Pack Man. On y a laissé des dizaines de
pièces d’un franc avec Victor et Oscar. Après, j’ai eu ma période
1942 : on pilote un avion de chasse américain au-dessus des îles
du Pacifique et on mitraille tout ce qui bouge. Et si j’inventais des
jeux vidéo ? Il doit sûrement y avoir des entreprises qui engagent
des types pour imaginer leurs scénarios. Je pourrais leur écrire des
histoires avec des vaisseaux spatiaux débarquant sur une planète
abandonnée et tout à coup…
Tout à coup, les feux sont rouges. Je freine comme un malade ;
ma roue s’arrête pratiquement sur le pied d’un vieux monsieur à
costume gris.
— Crétin de jeune, marmonne-t-il.
No comment. Si le feu de droite passe au vert, je monterai
vers la rue Haldimand. J’adore cette rue étroite, parce que les
118
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bus, les bagnoles, les motos et les boguets se faufilent comme ils
peuvent ; un vrai rodéo dans la ville. Si le feu de gauche passe au
vert, ce sera moins drôle. Je continuerai tout droit vers la place
Chauderon, en quittant peu à peu le centre.
Hélas. C’est vert à gauche. J’accepte mon destin et j’accélère.
Je passe au pied de Grosse Tour, puis devant le magasin de
maquettes où je me suis acheté la boîte de L’Empire Contre-attaque.
C’était il y a trois ans et demi, mais ça me semble dater d’un siècle.
à droite, je dépasse l’école de théâtre de Gérard Diggelmann.
Deux grandes salles au plancher de bois, cachées au fond d’une
impasse. Je suis des cours d’improvisation depuis un an. J’aime
bien, parce que durant les sketches qu’on invente avec les autres
ados, je ne bégaie plus. Quand je joue un rôle, quand j’imite
quelqu’un, quand je prends un accent, je ne bégaie plus. Mes
lèvres se décollent enfin et les mots coulent de ma bouche comme
une petite rivière de printemps. Un vrai miracle ! Et si je devenais
acteur ? J’ai entendu dire qu’un conservatoire de théâtre existe à
Lausanne. Je jouerai des rôles du matin au soir ; je ne bégaierai
plus jamais et je raconterai des histoires en utilisant les mots des
autres. Et qui sait ? Peut-être arriverais-je à écrire et jouer mes
propres textes.
Me voici sur le Pont Chauderon. La bise souffle fort. Mes genoux
n’apprécient pas vraiment le froid et l’humidité de novembre. Le
vent transperce mes gants et ma veste de ski. Le guidon tremble
au rythme de mes frissons. Je ferais mieux de rentrer au chaud.
Mais je n’en ai aucune envie. Je sens que je suis sur le bon chemin
pour vivre une grande journée. Le feu vert suivant m’entraîne
sur la droite. J’emprunte l’avenue Tivoli, une des plus chouettes
descentes de Lausanne. Tête baissée, pieds remontés sur les
caches en plastique latéraux, je mets les gaz et je dévale la piste
comme si ma dernière minute venait de sonner.
Je poursuis en direction du quartier de Malley, un grand rien,
peuplé d’entrepôts, d’abattoirs, de terrains vagues et d’une usine
à gaz transformée en théâtre. Sur le trajet, je passe devant l’entrée
nord de la Vallée de la Jeunesse. Tiens, ça fait longtemps que je
n’y suis plus entré. Le soleil se couche derrière le Jura, m’obligeant
à allumer mon phare. Je laisse derrière moi le grand giratoire et je
continue tout droit. Cette fois, je grelotte de la tête aux pieds dans
la pénombre. Ma hanche me fait mal à mourir.
Mais j’y pense : la situation devient très dangereuse, car au
prochain feu, je risque de devoir prendre à droite, direction
autoroute ! J’espère de tout mon cœur éviter cela, parce que ça
signifie rouler tout droit jusqu’à Genève. Soixante kilomètres
à boguet, par une température de cinq degrés. En arrivant à
Genève, je ne serai plus qu’une pauvre chose de soixante-quinze
kilos. La plus grosse inflammation de l’histoire du rhumatisme. De
toute façon, la police m’aura arrêté auparavant. Je me ramasserai
l’amende de ma vie et l’engueulade du siècle par mon père. Après
un coup pareil, il ne m’autorisera même plus à faire du tricycle
dans le vestibule. Je fonce vers mon destin à plus de 39 kilomètres
heure.
Le Dieu des Feux Verts est clément. Il m’envoie en direction de
l’Ecole Polytechnique. Je roule dans cette zone pour la première
fois de ma vie. Les bâtiments en tôle succèdent à de grandes
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constructions fantomatiques aux façades en verre. Certaines
bâtisses sont cubiques, d’autre longues et courbes comme une
banane. Une sculpture en forme de pince géante trône au
milieu d’une place. Les quartiers s’enchaînent, plus étranges
les uns que les autres. Je roule sous des passerelles, devant des
panneaux solaires. On se croirait sur la planète Mars, au milieu
des premiers colons. Je m’attends à voir une fusée traverser le
ciel, se poser sur un des parkings géants pour laisser sortir des
voyageurs interplanétaires.
Je me souviens de ce que nous a dit notre prof de physique, un
drôle de petit bonhomme à barbe brune : « Le jour de l’inscription
à l’université, j’hésitais encore entre HEC et physique. Comme le
secrétariat de HEC était fermé, je suis allé m’inscrire en physique.
Et voilà. » On dirait qu’il a appliqué la règle des feux verts sans
le savoir.
Et moi ? Si j’allais à l’université ? Tante Eugénie, les copains et
mon nouveau prof de français m’ont expliqué que pour moi, la
meilleure suite possible après la matu6 serait les Lettres. L’étudiant
choisit trois branches parmi des disciplines aussi géniales que
littérature française, histoire, histoire de l’art, philosophie,
anthropologie, musicologie. En fait, ce serait le paradis. Pendant
des semestres entiers, je serais obligé d’apprendre des choses
passionnantes.
Malgré la morsure du froid et un réservoir d’essence qui sonne
creux, je décide de chercher le bâtiment des Lettres. Il faut que
je le voie. Boris m’a expliqué que l’université se trouve à côté de
la zone école polytechnique. La faculté des Lettres se situe dans
un immense bâtiment allongé, surnommé BFSH 2. (Quel nom
immonde : ça ressemble à une formule de chimie moléculaire.) Je
pars en quête du BFSH 2. La nuit tombée depuis longtemps rend
la lecture des panneaux encore plus difficile. Je dois m’arrêter
devant chacun d’entre eux pour l’éclairer avec le phare du boguet.
Je fouille au fond de chaque ruelle ; j’emprunte des rampes pour
me hisser sur des esplanades ; je traverse des zones réservées aux
piétons. Mais rien. Je fulmine de colère en tapant mes pieds contre
les parties latérales du boguet, pour me réchauffer.
Soudain, je me souviens d’un détail : Boris m’a dit que si
je voulais lui rendre visite à l’université, la faculté de HEC se
trouvait dans le BFSH 1. Donc j’imagine que le BFSH 2 est à
côté. Et Boris m’a donné une indication géographique. « Mon
bâtiment, c’est le plus à l’est, autrement dit le plus proche de nos
trois tours. » Je réalise que tout à l’heure, je suis passé devant le
BFSH 2, sans le savoir.
Je retourne plein gaz vers les premiers bâtiments aperçus, une
heure plus tôt. Je ne sens plus du tout le froid. Au contraire,
quelques gouttes glissent dans le bas du dos. Un petit voyant s’est
allumé sur le tableau de bord. Le réservoir est vide ; je roule sur
la réserve, ce qui me donne quinze kilomètres supplémentaires.
Théoriquement, car en réalité cela ne m’est encore jamais
arrivé.
Enfin, après un long virage, je distingue deux bâtiments sous
la lune. Je m’approche du premier panneau : « BFSH 2 ». C’est
lui ! Au bout de l’allée, on aperçoit une grande façade sombre.
6. Abréviation de "maturité", équivalent du baccalauréat français.
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La nuit mange les formes et je ne parviens pas à repérer
l’entrée ni à évaluer sa longueur. Mais c’est bien là. Je relis le
panneau jusqu’en bas : « Bâtiment de la Faculté des Sciences
Humaines 2 ». J’adore ce nom. Les Sciences Humaines 2, ça
sonne comme Rambo 2 : La mission.
Ma mission sera désormais de passer ma matu pour pénétrer
dans ce bâtiment.
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16. Les quatre boulons
Je tourne la poignée des gaz de mon scooter Honda 250 cm3,
laissant Genève derrière moi. Le bitume de l’autoroute défile
à toute vitesse sous les petits pneus de mon engin. Le tableau
de bord à cristaux liquides indique 114 kilomètres heure. Le
phare éclaire une bonne portion de route, tandis que la nuit
enveloppe le paysage. Je profite de la forme ultra allongée du
scooter pour, d’une part, étirer mes jambes le plus en avant
possible et d’autre part caler mon sac à dos rempli de mes
affaires de danse contre le dossier du passager. Des cours de
danse africaine ! Quand j’y pense… Il y a quatre ans, c’était de
la pure science-fiction pour moi. Oui, mais voilà, depuis cette
époque, tout a changé.
D’abord, un médecin a réussi à guérir mon arthrite en
pratiquant des injections au sel d’or. Une espèce de remède de
cheval, qui risquait de bousiller mon foie et mon estomac. Mais
mon estomac est jeune et il n’y a pas eu de complication. Ensuite,
je suis entré au BFSH 2, en octobre 1988. Mes disciplines ?
Français, philosophie, histoire de l’art. Du bonheur en barre. Je
vais même suivre quelques cours d’anthropologie et de sociologie
de l’image, par pure gourmandise. Et enfin, j’ai une copine. Oui
moi, le puceau définitif, le Carl Lewis du poignet droit, j’ai une
copine. On se promène ; on écoute Brassens et on se fait des câlins
adorables dans les vergers de ses parents.
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Toutes ces heureuses nouvelles ont fini par éloigner la dernière
malédiction pesant sur mes épaules : je ne bégaie plus ! Plus du
tout. Ce n’est pas venu d’un coup, mais c’est venu quand même.
Je parle comme une rivière après la débâcle, libre de s’écouler
sans obstacle. Mes interlocuteurs ne détournent plus leur regard,
horrifiés par mes efforts désespérés pour décoller mes lèvres et
cracher la syllabe suivante.
J’ai vingt-et-un ans et je suis heureux comme un pape. Je me
souviens qu’au début de notre vie en Suisse, maman répétait sans
cesse qu’on était arrivés de l’autre côté du monde. Moi, je suis
arrivé de l’autre côté de moi. C’est déjà pas si mal.
Tout à coup un choc monstrueux ébranle le scooter, comme
si j’avais roulé sur un tronc d’arbre abandonné en travers
de l’autoroute. J’entends une voix hurler. Un énorme bruit
d’explosion retentit. Je perds le contrôle du guidon. Quelle
horreur : le scooter dérive vers la gauche. La glissière métallique se
rapproche à toute allure. J’essaie de redresser. Mais j’y mets trop
de force. Le scooter glisse maintenant vers la bande d’urgence,
sur la droite. Je vais sortir de l’autoroute et finir ma course dans
les fourrés ! Empalé sur un arbuste. Je ne sais plus quoi tenter.
J’ai l’impression de rouler sur un immense plat à gratin doré au
beurre. Je réalise enfin que la voix hurlant dans mon casque n’est
autre que la mienne ! Je vais crever. Une peur animale me dévore
le ventre. Mon cri interminable se dépose en buée sur la visière
de mon casque. Au secours !
Et si je me couchais sur le côté pour me laisser glisser sur le
bitume ? Je finirais bien par m’immobiliser. On verrait bien ce
qui resterait de moi à ce moment-là. Sûrement plus que si je me
faisais hacher par les montants de la glissière de sécurité.
Par je ne sais quel miracle, le véhicule perd peu à peu de sa
vitesse. Le tableau de bord n’indique plus que 77 kilomètres
heure. Je parviens à rouler en ligne droite, sans toucher la glissière.
Bientôt, je m’immobilise et pose un pied par terre. Je gémis un
bon moment. Le souffle court, la mâchoire crispée, je lève la
visière de mon casque pour inspecter les flancs du scooter. Mais
je ne constate rien d’anormal. Soudain, les phares d’une voiture
m’éclairent par derrière ; des coups de klaxons furieux retentissent
dans l’obscurité. La voiture parvient tout juste à m’éviter. Je ne
suis pas encore hors de danger : il faut réagir tout de suite. Libérer
l’autoroute. Mais cette saloperie de scooter refuse de bouger. Je
descends et je le tire de mon mieux vers la glissière. C’est lourd un
gros scooter 250 cm3, surtout quand la roue arrière ne tourne plus
et que vos jambes flageolent. Je progresse pas à pas, sous les coups
de klaxons des véhicules. Enfin, la barrière métallique est là. Je la
sens dans mon dos. Après y avoir appuyé mon scooter, je fouille
mes poches. Il me semble que je transporte un vieux briquet
quelque part. Ça y est, le voilà. Je m’accroupis afin d’inspecter la
roue arrière. Et ce que je vois me stupéfie. Les quatre boulons ont
disparu ; la roue est sortie de son axe et le pneu a éclaté. Médusé,
je ne parviens pas à arracher mes yeux de cette roue de travers,
à moitié calcinée par la friction contre le bitume, enrobée de
lambeaux de pneu.
Par réflexe, je verrouille la direction du véhicule et je traverse
prudemment l’autoroute pour rejoindre les buissons sur la droite.
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Je consulte ma montre poignet : 22h34. Voyons, quelle est la chose
la plus intelligente à faire ? Le scooter est à l’abri ; la route dégagée.
Je pourrais appeler papa pour qu’il vienne me chercher. Mais où
trouver un téléphone dans le coin ? J’inspecte les alentours, puis
décide de marcher en direction du lac. Je traverse un champ de
patates ou de céleris. Je marche au clair de la demi-lune, pensant
encore à mon long cri désespéré. Je n’avais jamais hurlé comme
ça de ma vie.
Me voici sur une route en terre, que j’emprunte sur deux ou
trois kilomètres. Au loin, j’aperçois quelques réverbères. On dirait
un village. Je rejoins la route cantonale et j’avance en direction
de l’agglomération, qui se révèle être Versoix. On en a parlé au
cours d’histoire de l’art. La ville a été construite au XVIII e siècle
en tant que cité idéale par le Duc de Choiseul. Deux siècles
plus tard, Versoix by night est sinistrissime. J’avise une cabine
téléphonique sur une place, entre un banc vide et une poubelle
pleine. Coup de chance, deux pièces de vingt centimes traînent
dans mon porte-monnaie.
— Allô ? maman. C’est Eugène. Tu me passes papa ?
— Oui, mais qu’est-ce qui se passe ?
— Rien de très grave.
J’attends que papa sorte de son fauteuil, pose sa revue Logigram
aux pages couvertes de jeux de logique et rejoigne le téléphone.
Il faut lui parler en masquant le plus possible les dangers et les
problèmes. Papa est un bileux. Je me souviens des soirées durant
lesquelles il tournait en cage sur le balcon, scrutant le jardin, à
la recherche d’Alex, âgé de douze ans et pas encore rentré à la
maison après 20 heures. Je me souviens du temps de nos boguets ;
mon père ne pouvait pas fermer l’œil si mon frère ou moi n’étions
pas dans nos lits.
— Oui, mon petit, qu’est-ce qui se passe ? demande papa.
— Eh ben voilà, j’ai eu un problème avec le scooter. Le pneu
s’est dégonflé. Et j’ai dû le laisser sur l’autoroute.
— Sur quelle autoroute ? demande papa, s’imaginant le pire,
c’est-à-dire devoir me récupérer près de Zürich, Berlin ou (qui
sait, pensons toujours au pire), Tallin.
— Sur l’autoroute Genève-Lausanne. En ce moment, je suis à
Versoix. C’est-à-dire à cinquante-cinq kilomètres de Lausanne.
Tu crois pouvoir venir me chercher ?
— Oui, je viens. Disons dans… quarante minutes.
Je le remercie. Bileux peut-être, mais en tout cas, je peux toujours
compter sur lui. Les quarante minutes suivantes, je les passe sous
un réverbère diffusant une lumière jaunasse, puisqu’aucun café
n’est ouvert à Versoix-l’idéale. Papa me récupère sans problème.
De retour à la maison, vers minuit et demi, une mauvaise nouvelle
nous attend. Maman nous prévient que la police a téléphoné.
Mon scooter encombre l’autoroute ; il doit impérativement être
enlevé. Même s’il est appuyé contre la glissière de sécurité. La loi,
c’est la loi. Je trouve le numéro de téléphone d’une entreprise de
dépannage genevoise ; j’explique où se trouve l’engin et tout le
monde va se coucher.
à trois heures du matin, téléphone surprise : c’est le dépanneur.
Il n’a rien dépanné, parce que le scooter est fermé à clé. Il n’a
donc pas réussi à le déplacer sur la piste d’arrêt d’urgence, à
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droite de l’autoroute. Et il n’a pas le droit d’arrêter sa dépanneuse
sur la voie de dépassement.
— Même si c’est trois heures du matin et qu’il n’y a plus aucune
voiture ?
— Même si c’est trois heures du matin et qu’il n’y a plus aucune
voiture. La loi me l’interdit, me précise-t-il avec gravité.
— Bon, alors on fait quoi ?
— Venez à Genève m’apporter la clé de votre véhicule.
— Maintenant ?
— Oui.
— Vous plaisantez ?
— Non, pas du tout. Je vais vous donner notre adresse. C’est en
banlieue genevoise. C’est un peu compliqué, alors écoutez bien
mes instructions.
Le dépanneur m’explique comment le trouver, puis, j’entre
dans la chambre à coucher des parents. Je secoue papa aussi
doucement que possible.
— Papa, tu dors ?
— Mmmh ?
— PAPA, TU DORS ?
— Non, non, qu’y a-t-il ?
J’explique le léger problème à papa. Comme je n’ai pas le
permis de conduire automobile, il faut bien qu’il joue les taxis
pour moi… à quatre heures du matin, nous voici devant l’agence
de dépannage. Une porte éclairée par un néon bleuâtre flotte
dans la nuit. à côté, se trouve une sonnette rouge que mon index
enfonce pendant quelques secondes. Aucun bruit de sonnerie ne
se fait entendre. Je sonne à nouveau. Silence absolu. Peut-être
qu’une sonnerie retentit dans un local à l’intérieur, au fond du
garage. Mais comment en être certain ? On se regarde avec papa.
Cette histoire aura-t-elle une fin ? Au bout d’un quart d’heure
de sonneries rageuses, un type au visage froissé de sommeil nous
ouvre enfin.
— P’don, bâille-t-il mollement. J’m’étais endormi…
Je lui tends la clé de mon scooter.
— Bah, puisque vous êtes là, autant venir avec moi jusqu’au
lieu de l’accident, propose-t-il.
— Quel accident ? demande papa, en fronçant les sourcils. Tu
as eu un accident ?
— Non, non, juste une façon de parler.
Je me surprends encore à lui cacher la vérité. On monte dans
nos véhicules. Papa et moi suivons la dépanneuse dans la banlieue
genevoise, puis nous prenons l’autoroute. Nous roulons cinq
minutes à peine et nous nous arrêtons au niveau de mon scooter.
Une impression de déjà-vu.
Après avoir déverrouillé la direction, j’aide le dépanneur à
tirer le véhicule jusqu’à la bande d’arrêt d’urgence. Je propose
à papa de rester dans la voiture, au chaud. Le dépanneur fait
passer deux grandes courroies sous le scooter et hop, un bras
mécanique soulève cet engin de malheur pour le déposer dans
la remorque. Au moment où le scooter est à son point le plus
haut, le dépanneur jette un œil à ma roue. Puis, il me regarde
comme s’il avait devant lui une espèce de zombie ou de spectre.
Il examine encore ma roue.
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— Quoi, qu’y a-t-il ? je demande.
— Première fois que je vois un truc pareil.
— C’est-à-dire ?
Il a l’air franchement mal à l’aise.
— Non, rien.
Il secoue la tête, poursuivant la manœuvre.
— Mais si. Dites-moi.
— écoutez, monsieur. Que les quatre boulons de la roue arrière
s’en aillent d’un coup, c’est impossible. Mais que le conducteur
d’un véhicule à deux roues à qui ça arrive soit toujours vivant
pour me le raconter, c’est encore plus impossible.
Tout à coup, ma nuit un peu rocambolesque, que je me
réjouissais de raconter le lendemain à la cafétéria de l’université,
se teinte d’une couleur bizarre. Je suis abasourdi par les paroles
de cet homme. Tandis que les premières lueurs de l’aube
commencent à pointer au-dessus de la campagne, je garde les
yeux rivés sur cette roue arrière, sortie de son axe et bloquée en
travers de la fourche. Je roulais à 114 kilomètres heure quand
c’est arrivé.
Désormais, je suis dans l’entre-deux. Ni entièrement vivant et
loin d’être tout à fait mort.
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17. Spécial Simenon, suite et fin
Je garde mon front appuyé contre la fenêtre, sans bouger. De
l’autre côté de la rue, s’étend le cimetière de Montoie. Avec ses
sapins bleus, ses séquoias, ses allées spacieuses bordées de statues
et ses tombes. Je regarde ce cimetière environ quatre fois par jour
depuis des années. Non pas que je sois morbide, mais tout simplement parce que je n’ai pas le choix. à dix-sept ans, j’ai exigé une
chambre à moi. On a eu beau retourner le problème dans tous les
sens avec mes parents, la seule chambre disponible était celle dont
la vue donnait sur le cimetière… J’ai pris la chambre et la vue.
Le cimetière ne me dérange pas particulièrement. Il a été
créé dans les années soixante selon une nouvelle conception :
le parc cimetière. Par contre, ce qui me plombe franchement le
moral, c’est la grosse fumée noire jaillissant deux ou trois fois par
semaine du four de crémation de Montoie, un peu sur la droite.
Actuellement, la fumée qui envahit le ciel bleu de cette belle
journée de septembre est celle de Georges Simenon.
Georges Simenon est mort. Selon sa demande publiquement
formulée durant l’émission Apostrophes il y a huit ans, son corps a
été incinéré. Puis ses cendres seront dispersées autour du cèdre
du Liban, planté devant sa ferme.
Georges Simenon dans le ciel limpide. Georges Simenon
emporté aux quatre vents. Une volute anthracite taquine un
corbeau égaré.
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18. Mon costume de scène
— Vous êtes Sakaryn ?
— Oui, dit Christian, le chanteur du groupe et accessoirement
mon meilleur pote depuis l’âge de douze ans.
— Alors, installez-vous ici, nous déclare l’assistante du haut de
ses talons hauts. Je passerai vous chercher un quart d’heure avant
l’émission.
Elle désigne de son index manucuré une sorte de cagibi lilliputien, au fin fond de la Maison de la Radio, à Paris. Comment
peut-on construire des immeubles énormes au point d’être visibles depuis la lune, tout en aménageant des espaces aussi lamentables pour les invités ? Notre loge éclairée par un néon fatigué
est meublée par trois chaises IKEA et une table sans plateau qui
a perdu ses pieds.
— Bon, on ne va pas faire la fine bouche, déclare Christian.
Dans une heure, on passe en direct dans Rien à Cirer, les gars.
— C’est l’émission la plus écoutée de France Inter, je rappelle
doctement.
— Surtout le dimanche, croit savoir Jean-Marc, notre
producteur-impresario-attaché-de-presse.
Claude appuie son banjo contre le mur et va fumer une
clope. Loli pose sa basse dans un coin et va fumer une clope.
Le trompettiste, le saxophoniste et le tromboniste (qui ne fume
pas, mais suit le mouvement) empilent les coffres de leurs
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instruments et ressortent pour fumer une clope. Greg, le batteur,
garde ses baguettes à la main et va se prendre une bière. JeanMarc s’en va discuter avec le chef du plateau. Christian pose sa
gratte et reste dans la loge avec moi. J’ouvre mon sac à dos avec
prudence pour en sortir mon costume de scène.
On se regarde avec Christian, mais on n’arrive toujours pas
à croire qu’on soit là. Il y a effectivement quelque chose de
surnaturel. En 1985, Christian commence à répéter dans un
abri anti-atomique avec quelques copains d’école : des reprises
de U2 et de Téléphone. Puis, vers seize ans, ils composent
quelques chansons qu’on compose à seize ans. Juste avant
la matu, Christian trouve un lieu pour donner un premier
concert. Branle-bas de combat ! Le groupe n’a même pas de
nom. On se baptise « Sakaryn », en piquant le nom sur la liste
des ingrédients d’une canette de Coca Light. Ensuite, pendant
un cours d’algèbre, Christian dresse la liste des morceaux. Il
réalise qu’il manque vingt minutes pour arriver à un concert
d’une heure. Il compose une chanson en vitesse, pendant que
le prof explique les dérivées du deuxième degré. Sous la table,
Christian consulte son agenda en dernière page, compilant
les prénoms les plus usuels. à la fin du cours, il a pondu ces
paroles :
émilie m’adore
J’affole Marie-Laure
Clara, Clara elle ne m’aime pas.
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Je fais tomber Estelle,
Lise me veut auprès d’elle.
Clara, Clara elle ne m’aime pas.
Amélie s’est suicidée
Quand j’ai connu Salomé
Salomé ne m’intéressait pas.
Refrain :
Ne m’en veuillez pas
Mais moi, j’aime Clara
Mais Clara
Clara elle ne m’aime pas.
(…)
La chanson est gravée à nos frais sur un 45 tours vinyle, à
Lausanne, en 1990. L’année suivante, on rencontre Jean-Marc,
journaliste de notre âge, à l’occasion d’une interview. Jean-Marc
en a assez du journalisme ; il a envie de faire quelque chose de
spécial dans sa vie. « Pourquoi tu ne produirais pas notre CD ? »,
lui propose-t-on. Bien qu’il se fasse traiter d’inconscient par ses
collègues, Jean-Marc investit une partie de ses économies dans
l’enregistrement d’un CD douze titres, dans le studio où sont
venus enregistrer Bernard Lavillier et Catherine Lara. Sur notre
CD, on n’oublie pas d’inclure Clara, bien sûr. La chanson passe
en boucle sur la Radio Suisse Romande. En 1993, Jean-Marc
parvient à convaincre une boîte parisienne de diffuser le CD et
assurer la promotion en France. Résultat des courses : au printemps
1994, Clara, cette blague écrite en une heure et composée en
cinq minutes est la 42 e chanson la plus diffusée en France, entre
Madonna et Mick Jagger. Et dans cinquante minutes, on passe
chez Laurent Ruquier.
Et moi ? Qu’est-ce que je fabrique là-dedans ? Non seulement,
j’écris la moitié des chansons, mais surtout je danse. Parfaitement !
L’arthritique a pris sa revanche. Mime Marceau, hip-hop, parodie
de Michael Jackson, caricatures de danses africaines et reprises de
mouvements aperçus chez Béjart dans Symphonie pour un homme
seul : je passe tout ce fatras gestuel à la moulinette hystérique et
ça donne un style que les journalistes qualifient volontiers de…
stupéfiant.
J’enfile mon costume de scène. Ce costume, je l’aime, je le
fétichise, je l’idolâtre. Il est dessiné, découpé et cousu par Cécile,
la copine de Christian, mais avant tout la fille aux plus belles
mains du monde. Pantalon large en satin noir, chaussettes longues
terminées par des remonte-chaussettes à la Jean-Paul Gautier,
marcel noir et gants de cycliste. Quand je suis dans mon costume
de scène, Dieu me vousoie7. J’enchaîne quelques bonds dans la
loge. De plus en plus hauts, en écartant les bras. La porte s’ouvre
brusquement, laissant passer un autre musicien, espagnol de son
état, également invité dans l’émission.
— Hola ! déclare-t-il un peu surpris en me voyant collé au
plafond. D’où vous débarquez comme ça ?
7. Du verbe « vousoyer », variante régionaliste de « vouvoyer ».
136
137
— De Suisse, dit Christian en souriant.
— Ah bon ? Qu’est-ce qu’il a votre copain ? Il a fumé de
l’edelweiss ?
éclat de rire général. Christian se chauffe la voix. Par la
porte restée ouverte, je vois défiler les techniciens de l’émission.
Comme c’est dimanche, une petite table couverte de croissants
a été dressée dans le couloir. J’avale deux de ces merveilles, puis
je retourne dans la loge. J’entends la voix de Laurent Ruquier
s’approcher. Je me réjouis de le rencontrer. De l’autre côté de la
paroi, je l’entends blaguer avec ses chroniqueurs. Il s’approche de
la loge. J’imagine qu’il serre la main à tout le monde, à la va-vite,
quelques minutes avant l’émission. Sa main surgit soudainement
dans l’embrasure de la porte.
— Bonjour, ça va ? demande-t-il au musicien espagnol.
Sans attendre de réponse, il s’en va. Je suis déconfit et ratatiné
comme une pomme au four. De Laurent Ruquier, la star
radiophonique de France, l’homme qui dégaine les vannes plus
vite que son ombre, je n’aurai finalement vu que la main droite,
agrémentée (soyons honnête) par la vision fugace d’un morceau
de son poignet droit. Mais quelle main ! Souple, fringante,
exceptionnelle. On sent que cette main termine un bras qui
est long. Par ailleurs, elle est affublée de quelques poils du plus
bel effet. Une vision aussi paradisiaque justifie amplement trois
heures cinquante de TGV et vingt-cinq minutes de métro.
Bon, c’est pas tout ça, l’émission commence. Invité d’honneur :
Monseigneur Gaillot. à force d’accorder des interviews à des
magazines gays, de ne pas condamner l’usage du préservatif,
de militer pour « une église à visage humain, plus tolérante,
moins frileuse et sans tabou », de voyager sans cesse hors de son
diocèse d’Evreux, d’apparaître plus souvent qu’à son tour dans
les médias et de publier des livres dénonçant la politique de
l’immigration française, il risque de se faire taper sur les doigts
par le Vatican.
Tous les membres de Sakaryn se pressent dans les coulisses,
pour entendre la présentation de l’invité du jour par le
chroniqueur le plus mordant de l’équipe, Didier Porte : « Vous
voilà assis sur ce siège impie souillé par l’incessant défilé des
postérieurs du showbiz, invité d’une émission où la libre pensée
la plus débridée se dispute à la paillardise la plus immorale, et
où chaque jour que Dieu fait, le nom de la Vierge Marie est
blasphémé par Patrick Font, et celui de Mireille Mathieu par
le reste de l’équipe. Ça fait mal au chroniqueur catholique que
je suis de vous voir ici, Monseigneur Gaillot. C’est un véritable
coup de poing dans la figure pour moi, un coup de masse en plein
front. Et pour vous le prouver, je vous dirais bien « touchez ma
bosse, monseigneur », si je ne craignais que certaines interviews
intempestives que vous avez données à Gai-Pied Magazine
n’aient débouché sur quelques malencontreuses conversions. »
Eclat de rire dans le studio. éclat de rire dans la France entière
j’imagine. Je suis enchanté d’être là. L’interview commence. Les
vannes les plus méchantes et les plus drôles fusent de tous côtés.
Une assistante nous informe que ça va être à nous dans trois
minutes. Mon ami le trac revient à la charge. Laurent Ruquier
nous annonce : « Ils nous viennent de Suisse. Ils sont toujours à
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la recherche de leur copine Clara. Voici Sakaryn ! »
Tous les membres du groupe envahissent le studio, se plaçant
aux endroits marqués par un scotch blanc. Dans la loge, on a
décidé que j’apparaîtrais après l’intro de cuivres. Les dernières
notes sont presque finies et je réalise avec horreur avoir mal
jugé les distances : je n’ai plus aucune chance d’être en place à
temps. Je bondis des coulisses, saute par-dessus Monseigneur
toujours assis sur son « siège impie » et rejoins ma position, pile
à la seconde où la batterie démarre. Les réactions stupéfaites
du public me parviennent aux oreilles. (Comme je suis myope,
je ne peux rien deviner des visages, ce qui m’arrange bien
d’ailleurs).
J’enchaîne les pas de danse africaine sur les couplets. Mon
pantalon caresse mes cuisses en rythme. Sur le refrain, face au
public, jambes écartées, j’ondule mes bras. Ça ressemble à deux
rubans enlacés à l’infini. Fin du refrain : de profil, je lève la jambe
droite du pantalon pour dévoiler mon remonte-chaussette. éclat
de rire dans la salle. Chaque muscle, chaque articulation est à la
fête. Les peurs, les hontes cachées, les vieux complexes : tout est
oublié. Il n’y a que de la lumière en moi. Quand je danse, c’est
comme si je n’avais pas eu d’enfance. Je suis né ce matin, heureux
et libre.
Au milieu de la chanson, Christian et moi avons mis au point
un pastiche de chorégraphie sur seize mesures. à chaque fois,
on hurle de rire en caricaturant les boys bands. Je retourne
à ma place, en attendant le solo de saxo. Durant celui-ci, je
m’avance vers le public, puis je mime deux ou trois lubricités.
Lentement, je glisse ma main dans mon pantalon. Cécile m’a
cousu une poche intérieure spéciale, au niveau de la braguette.
Les spectateurs se demandent ce que fabrique en ce moment
ma main droite. Fin du solo : une mesure de silence pendant
laquelle je jette au-dessus de ma tête une pluie de confettis roses,
cachés dans la poche. éclat de rire général. Deux cents paires
de mains commencent à taper en rythme. C’est gagné. Fin de la
chanson : mon marcel est trempé ; la sueur dégouline sur mon
front. Je souris à la Terre entière. Laurent Ruquier reprend le
micro en précisant que « pour les rares auditeurs qui n’auraient
pas encore l’image sur leur poste radio, Sakaryn est venu avec
un danseur ».
— à quoi ça sert un danseur à la radio ? me demande Ruquier.
Je saisis le micro de Christian.
— Ben…, dis-je en reprenant mon souffle, comme le slogan de
France Inter est « écoutez, ça n’a rien à voir », on s’est dit qu’on
va vous prendre au mot.
— D’accord ! C’est parfait. Merci en tout cas d’être venus
nous faire une petite visite. Bravo pour votre forme, surtout un
dimanche. On les applaudit encore. Sakaryn !
On débarrasse le plancher, en se félicitant les uns les
autres. Comme toujours, je garde mon costume de scène le
plus longtemps possible. Je pense au prochain CD qu’on va
sortir l’année prochaine ; je pense aux prochains concerts. Je
demanderai à Cécile d’imaginer avec moi un costume composé
de bandes élastiques colorées, un peu dans le genre des costumes
de Philippe Decouflé durant la cérémonie d’ouverture des Jeux
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Olympiques d’Albertville, en 1992. Il faudrait imaginer aussi
une danse avec un masque blanc. J’ai mille plans en tête. Et
qui sait, cette fois, trouvera-t-on l’argent pour produire un clip
vidéo ?
Depuis la loge, on entend les hourras du public. L’émission
vient de se conclure. Les animateurs disparaissent par une porte
dérobée, nous laissant seuls avec la table saupoudrée de miettes
de croissants et de taches de jus d’orange. Il faut plier bagage.
Christian propose d’aller au restaurant : « Avec, en dessert, la
soupière de mousse au chocolat pour Eugène », allusion à la
dernière promotion radio de Sakaryn, durant laquelle, par défi,
j’avais juré de finir « la soupière de mousse au chocolat à gogo »
du menu d’un restaurant chic de Montparnasse.
à l’extérieur de la Maison de la Radio, tandis qu’on s’apprête
à rejoindre le bord de la Seine pour attraper des taxis, une voix
nous appelle. On se retourne : c’est Monseigneur Gaillot. Il nous
a trouvés fantastiques, pleins de fougue et d’humour. Il a l’air
enchanté d’avoir croisé notre route. Il nous regarde comme si nous
étions son plus beau cadeau de l’année. Cet homme possède une
telle générosité dans le regard, que n’importe quel sans domicile
fixe se sentirait hissé sur un trône devant lui. Monseigneur Gaillot
nous souhaite mille bonnes choses dans la vie. On est à deux
doigts de la bénédiction !
— Et vous ? demande-t-il en se tournant vers moi. Où trouvezvous l’énergie pour danser comme cela ?
— C’est pas moi ; c’est le costume, je lui réponds. L’habit fait le
moine, Monseigneur.
Les murs ocre sont baignés par la lumière pénétrant dans le
cœur de la maison à travers les larges baies vitrées de la Villa
turque, construite par Le Corbusier, en 1917. Les angles droits
dialoguent harmonieusement avec les courbes délicates, tandis
que les meubles en cuir structurent l’espace au sol, comme on
jargonne dans les magazines d’architecture. Plusieurs groupes de
personnes s’affairent autour du bar à vin et des amuse-gueules.
Il y a là sans doute le chef du service de la culture de La Chauxde-Fonds, qu’on devra me présenter, ainsi que les membres du
jury du concours auquel j’ai participé. Je dépose mon manteau
au vestiaire, je respire un bon coup, je me cloue un sourire sur le
visage et je me lance au milieu de ces inconnus. Je serre les mains
de ces messieurs-dames. On est enchanté de me connaître. Moi,
surtout, je suis stupéfait d’être là.
Mon premier recueil de nouvelles a été publié en 1995. Un
deuxième a suivi cette année. Au mois de mai, juste avant de
partir en vacances, je tombe sur une annonce dans Le Journal
de Genève : « La revue littéraire [vwa] organise un concours
de nouvelles soutenu par la ville de La Chaux-de-Fonds, en
partenariat avec les montres Ebel. Le concours est ouvert à tous
les écrivains suisses. Cette année, le pays francophone invité est
Haïti. Le thème est le suivant : « Insularités. » J’ai écrit mon nom,
l’histoire d’un homme qui se soupçonne d’avoir fait un crime
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19. Ma montre
parfait, si parfait qu’il l’a oublié lui-même. Il y a deux mois,
j’ai appris par courrier que ma nouvelle a remporté le premier
prix ex æquo. Un des membres du jury me présente l’écrivain
haïtien co-lauréat. Il s’appelle Lyonel Trouillot. Petit, souriant,
il me serre la main avec vigueur :
— C’est vous Eugène ? s’étonne-t-il. Quand j’ai lu votre
histoire d’homme de soixante ans qui ne peut plus marcher,
j’étais sûr que vous étiez un vieux type avec une canne !
Je lui souris, mais en dedans, je lui donne raison. Avec mon
arthrite, j’ai presque un siècle. Ah, s’il me voyait sortir du lit,
raide comme un jouet en bois, en train de souffrir pour plier le
genou et enfiler ma chaussette. Cette rencontre est si incongrue :
un Haïtien de Port-au-Prince rencontre un Roumain de Bucarest
dans le Jura suisse, à la Villa turque. Au fait, pourquoi sommesnous dans cette maison ?
— Comme vous le savez, explique au micro la responsable
de la communication de Ebel, une dame aux cheveux blonds,
notre marque horlogère fondée à La Chaux-de-Fonds en 1911
a acheté la Villa turque en 1986 et l’a entièrement rénovée.
Ce lieu est devenu notre centre de conférence et nous sommes
très fiers d’accueillir aujourd’hui les deux lauréats du concours
littéraire de la ville et de la revue [vwa].
D’autres discours suivent, ponctués par de brefs applaudissements. Enfin arrive le moment de décerner les prix. Le concours
était doté d’une somme de huit mille francs. Comme nous sommes deux, nous nous partagerons chrétiennement le magot.
Mais contre toute attente, il y a encore un prix. La responsable
communication reprend la parole pour annoncer que Ebel offre
à chaque lauréat une montre de sa nouvelle gamme Sportwave.
Elle me tend une magnifique petite boîte. Incapable de résister
à la tentation, je soulève le couvercle, découvrant un étui en
cuir souple. Je farfouille pour en extraire une fabuleuse montre
au bracelet en acier. Un cadran rond qu’on dirait plaqué or est
perforé par quatre vis. La montre est lourde, solide et raffinée.
On devrait participer plus souvent à des concours littéraires
organisés dans le Jura ! Comme ça, on a une petite chance de
repartir avec une montre d’enfer. Elle est si belle que je n’ose
pas la mettre au poignet. Je veux encore savourer le plaisir de
lire le carnet de présentation rempli de mots ronflants tels que
« savoir-faire exceptionnel, inspiration visionnaire et pureté
des formes ». La seule question qui me taraude, c’est la valeur
de mon Ebel. Je n’ai jamais rien porté de cher sur moi, alors
cette espèce de fabuleux bijou me déstabilise. Combien ça peut
coûter un machin pareil ? Trois cents francs ? Six cents ?
Demander le prix à la représentante d’Ebel constituerait
une impolitesse impardonnable. Par ailleurs, j’imagine mal la
marque horlogère laissant traîner son catalogue sur une chaise
de la villa Le Corbusier. Ici, on est dans le monde des Architectes
du Temps, le slogan officiel de Ebel. Personne ne s’embête avec
les chiffres.
Entraîné par Lyonel Trouillot et les Haïtiens l’accompagnant,
j’oublie mes questions idiotes et nous partons tous ensemble
visiter les bistrots de La Chaux-de-Fonds. à Port-Au-Prince,
Lyonel Trouillot anime un cercle de lecture.
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— On va lire ton texte le mois prochain, m’annonce-t-il. Et si
tu passes un jour en ville, voilà mon adresse.
Il me tend sa carte de visite. Moi, je n’en ai pas. J’essaie de
vivre sans cravate ni carte de visite (un de mes défis inutiles et
compliqués). Alors, je lui note mon adresse sur un sachet de thé.
à l’hôtel, couché sur le lit, les bras ramassés sous ma nuque,
je réfléchis à Sakaryn. Il n’y a pas si longtemps, je croyais tellement que j’allais danser encore pendant dix ans et qu’on allait
enchaîner les disques. Seulement voilà, à la sortie du deuxième
album, les membres du groupe en avaient déjà assez de tout
ça. Moi, surtout, j’en avais marre de devoir faire le pitre tout le
temps. C’était devenu maladif : si dans une soirée ou une discothèque, il n’y avait pas un cercle autour de moi, je n’avais pas
l’impression d’exister. Je me sentais obligé d’animer, de divertir,
de jouer des rôles. Marre à la fin. La danse qui m’avait libéré
pendant six ans finissait par m’oppresser. En plus, l’arthrite est
revenue me dévorer les articulations. Comme un dragon endormi pendant six ans, la maladie s’est réveillée avec une violence
ravageuse. Alors, je me suis mis à l’écriture.
Le lendemain, avant de prendre le train pour Lausanne, je passe
dans une boutique de montres. Je n’arrive toujours pas à porter
mon Ebel au poignet. Ouvrant la fermeture éclair de mon sac à
dos informe, je sors la divine boîte et je la tends à l’horloger.
— Bonjour, j’ai reçu une montre hier soir et je voudrais…
— Ah ! vous êtes donc un des deux lauréats du concours
littéraire. J’ai lu un article sur vous dans le journal de ce matin.
Aïe ! Pour la discrétion, c’est raté. Et si cet horloger connaissait
quelqu’un de chez Ebel ? Il racontera sûrement l’anecdote. Ils
vont peut-être croire que je cherche à la revendre !
— Je voulais juste savoir : combien… combien de temps dure
la pile ?
— Oh, environ trois ans. Une montre de cette qualité ne vous
posera aucun problème, monsieur. Ni au niveau de la pile ni à
celui du mouvement des aiguilles.
— Très bien. Merci.
J’esquisse un sourire et je file à la gare prendre mon train.
Combien coûte ma montre, nom de Dieu ? Quand j’arrive à
Lausanne, les magasins viennent de fermer. Dimanche, je passe
chez mes parents montrer ma Sportwave. Ils sont enchantés pour
moi. Forcément, on en vient à parler du prix.
— Ça, c’est une montre à mille francs, affirme ma mère,
presque choquée par ses propres paroles.
— Non, tu crois ? dis-je avec stupéfaction.
Pour moi, une montre chère coûte cinq cents balles. Mille, c’est
la stratosphère.
— Tu vas la porter, j’espère, demande mon père.
— Heu, oui. Je pense.
— Alors, pourquoi tu ne la mets pas au poignet ? continue-t-il.
Sous le regard insistant de mes parents, je glisse pour la première
fois ma main gauche dans le bracelet. Le clapet de fermeture émet
un petit bruit sourd en emprisonnant mon poignet. Ma mère est
enchantée. Mon père est ravi.
— Tu es un homme maintenant ! déclare ma mère, en me
caressant la joue.
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— J’espère que je l’étais déjà un petit peu avant.
— Oui, mais c’est pas pareil. Maintenant, avec ta montre, tu as
vraiment l’air d’être quelqu’un.
J’attends donc lundi matin avec impatience pour savoir combien
coûte le passage de l’adolescence à l’âge mûr aux yeux de ma
mère. Je me rends dans une horlogerie du centre de Lausanne.
— Mon oncle m’a offert cette montre la semaine passée. Je
voudrais seulement connaître son prix.
— C’est très facile.
L’horloger vêtu d’un élégant costume trois pièces bleu à fines
lignes blanches ouvre un tiroir et consulte un catalogue. Il tourne
les pages avec délicatesse, comme si le catalogue lui-même coûtait
déjà une fortune.
— Mmmh, reprend-il en caressant sa petite barbichette
impeccablement taillée. C’est une montre que nous vendons
1850 francs.
Aaargh ! J’ai une montre de riche à mon poignet d’écrivain
pauvre. Comment assumer ça ?
20. Mon carnet de voyage
à 18h30, comme convenu, j’entre dans le café Nao Fara. Je laisse
d’abord mes yeux s’habituer aux mosaïques colorées rehaussées de
nacre. Sept ou huit Syriens installés sur des petites chaises en bois
tirent paisiblement sur le bec de leur narguilé. L’odeur du tabac
parfumé à la pomme a envahi la petite salle depuis longtemps.
Je cherche Ahmed du regard. Il n’est pas encore au rendez-vous.
Je m’installe à la dernière table libre et je commande « un café
moyen sucre » en arabe, comme on m’a appris à dire. Les bruits
de Damas me parviennent enrobés dans du coton. Un garçon
conduisant une mobylette d’une main et transportant sur la tête
un plateau de petits pains klaxonne de sa seule main libre pour
se frayer un passage dans la foule. De l’autre côté de la rue, une
radio diffuse de la techno arabe. Au loin, un marteau tombe avec
régularité sur un morceau de tôle. Le serveur m’apporte le café
sur un petit plateau en étain. Comme toujours, le breuvage est
accompagné d’un verre d’eau qu’il est déconseillé de toucher.
— Choukran8 !
— Afwan 9, me répond-il.
Ahmed entre dans le café. Dès qu’il m’aperçoit, son visage
s’illumine. Je l’ai rencontré ce matin, à l’office des prolongations
des visas. Il m’a aidé à me débrouiller dans les étages de
8. Merci ! (en arabe)
9. De rien. (en arabe) 148
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l’administration syrienne. Ahmed voulait obtenir un visa pour son
neveu. « Dans tous les pays, c’est pareil, a-t-il soupiré. Dès qu’un
fonctionnaire s’installe derrière son guichet, il se prend pour le
Fils du Ciel ! » Il parle un français rigoureusement impeccable.
— Pourquoi êtes-vous en Syrie ? me demande-t-il en souriant.
— Pour le plaisir d’être en Syrie, ai-je répondu.
— Ooooh, je vois. Et quel métier exercez-vous en Europe ?
— Je suis écrivain.
— Alors, faites-moi le plaisir de me retrouver ce soir à 18h30,
au café Nao Fara. C’est juste derrière la grande mosquée des
Omeyyades. Vous verrez, ça va vous plaire.
Je me réjouis de discuter avec lui du pays, de sa vie et de lui
poser des questions sur les coutumes locales. Ahmed s’assied à
côté de moi et commande aussi un café. Avec ses cheveux poivre
et sel, je lui donne dans les cinquante ans. Il est ingénieur en
hydraulique. Je lui raconte que je suis en Syrie depuis deux
semaines et qu’avant je me suis promené en Turquie pendant un
mois.
— Et vous voyagez seul ? me demande-t-il.
— Oh, quand on voyage seul, il est justement impossible de
rester seul dix minutes. On n’arrête pas de faire des rencontres.
— Mais dites-moi, votre femme n’est pas avec vous ?
— Je ne suis pas encore marié. J’avais une amie, mais elle m’a
quitté. Alors, je suis parti faire un voyage au Proche-Orient.
— C’est très bien. Bienvenue, monsieur.
Il n’a pas le temps de m’en demander plus. Un moustachu vêtu
d’une splendide chemise verte brodée de motifs noirs vient de
faire son entrée. Tous les fumeurs de narguilé se tournent vers lui.
Dans la main gauche, il tient un bouclier et dans la droite, il sert
le pommeau d’un impressionnant sabre en argent. J’ignore quel
spectacle m’attend.
Et tout à coup, l’homme se met à scander. Une sorte de long
poème en arabe qui semble ravir les spectateurs. Parfois, il
s’interrompt, écoute le silence, avant de donner la réponse à une
question posée par un personnage ou apporter une précision qui
provoque aussitôt l’hilarité générale dans le café. Mais le plus
spectaculaire, ce sont les terribles coups de sabre qu’il assène à
son bouclier. Des coups à faire cracher des étincelles et vriller les
tympans.
J’imagine des histoires de chevalier amoureux au clair de lune,
de batailles sanglantes dans les déserts caillouteux de Syrie,
de personnages grotesques clopinant au milieu des oliviers.
J’entrevois des courses-poursuites dans les ruelles étroites de
Damas, chargées d’odeurs de cardamome et de menthe fraîche.
Je distingue des voleurs s’introduisant dans les appartements du
calife, du temps des Omeyyades. Leurs pieds nus avancent sur
le dallage de marbre. Je vois mille et une histoires. Et même si
tout est faux, quelle importance ? Je me souviens de la réponse de
Blaise Cendrars quand on l’a sommé d’avouer s’il avait réellement
pris le Transsibérien, pour écrire un de ses plus fameux textes :
« Qu’importe si je l’ai pris, puisque je vous l’ai fait prendre ».
Au bout d’une demi-heure, le conteur s’arrête. Il s’incline
modestement sous les applaudissements du public. Aussitôt, je
sors de mon sac à dos mon carnet de voyage à la belle couverture
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bleue. Ouvert à la page du jour, je fais signe au conteur
d’approcher. Tenant ma page d’une main, je lui explique par
gestes que j’aimerais le voir percer la feuille du bout de son sabre.
Il fronce les sourcils, pensant que je lui manque de respect. Ahmed
dit en arabe quelque chose du genre : « Je le connais. Il n’est pas
méchant. » Le conteur lève alors son sabre et doucement, sans
trembler, enfonce le bout de sa lame dans la page de mon carnet
de voyage. Puis, il retire la lame et me demande des yeux si je suis
satisfait.
— Choukran dis-je, ravi.
— Afwan, répondit-il en éclatant de rire.
Il s’éloigne pour discuter avec des habitués, à l’autre bout
du café. Ahmed est intrigué par mon carnet. Je lui explique
volontiers le principe :
— Quand je suis parti en voyage, j’ai commencé à écrire chaque
jour mes impressions. Mais très vite, je me suis rendu compte
que je me connaissais par cœur. Je connais mes angoisses et mes
peurs. Je connais mes fantômes et je n’ai pas envie de les traîner
sur les routes. Alors, je me suis dit : et si je n’écrivais rien et que je
collais un morceau de ce qui m’arrive chaque jour.
— Ah oui ? Et qu’avez-vous collé ?
Cette question, des dizaines d’autochtones me l’ont posée
depuis six semaines.
— 27 septembre 1998. J’ai lu la page 173 de La Vie, mode d’emploi
de l’écrivain français Georges Perec, à l’emplacement exact où se
dressait la célèbre bibliothèque de Pergame.
— La bibliothèque de Pergame, répète Ahmed. C’est dans cette
ville qu’a été inventé le parchemin pour concurrencer le papyrus
de la bibliothèque d’Alexandrie.
— Exactement ! dis-je. Je vois que vous connaissez l’histoire de
la région !
— Et alors, qu’est-ce que vous avez fait avec la page 173 de La
Vie, mode d’emploi ?
— Plutôt que de raconter ce que je ressens en lisant un de mes
romans préférés à l’emplacement d’une des bibliothèques les plus
fameuses de l’Antiquité, j’ai déchiré la page pour la coller dans
mon carnet de voyage.
— D’accord, je comprends.
Il veut que je lui montre la page suivante. On voit une étiquette
d’eau minérale SULTAN.
— Que représente cette étiquette ?
— C’est le premier jeu de mots que j’ai compris en turc : « Su »,
ça veut dire « eau ». J’ai donc bu l’eau du Sultan.
— Et cette page brûlée ? De quoi s’agit-il ?
— Elle vient d’un petit dictionnaire français-turc. Je l’ai passée
sur les flammes jaillissant d’un plateau rocheux, au sud de la
Turquie. Selon la légende, la célèbre Chimère cracheuse de feu
vient de cette région. J’ai brûlé presque entièrement la page sur
laquelle se trouve le mot « ares », qui veut dire « feu » en turc.
Je lui montre ensuite la page trempée dans la mer, au large de
l’île de Kekova.
— Au lieu de décrire le bleu de la Méditerranée, vous avez
mouillé la page dans les vagues, résume Ahmed en souriant. C’est
paradoxal pour un écrivain. Pourquoi évitez-vous les mots ?
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—  Je ne leur fais pas confiance. La mer existait bien avant que
les mots ne soient inventés par les hommes.
Je lui fais écouter le sable de la plage de Patara, que j’ai
emprisonné entre deux pages, dont j’ai collé les bords entre eux.
Ahmed prend mon carnet pour le faire tourner. Il écoute le bruit
du sable s’écoulant à l’intérieur des deux pages. Il sourit, tandis
que les clients du café Nao Fara jettent des coups d’œil de plus en
plus curieux dans notre direction. Ce carnet, je l’adore ! Grâce
à lui, je suis devenu ami avec je ne sais combien de personnes.
Même lorsque j’étais au fin fond d’une vallée, qu’aucun villageois
ne connaissait un mot d’anglais, tandis que moi je savais vingt
mots d’arabe et autant de turc, il a suffi de montrer aux gens
les lieux que j’ai visités dans leurs pays. La plupart du temps, ils
rient des objets collés. Et si on a ri ensemble, on est déjà à moitié
amis.
Je déplie ensuite le certificat d’achat d’un petit kilim.
— Vous savez, lorsque j’ai inscrit sur le paquet de la poste
qu’il s’agissait d’un tapis kurde que je voulais expédier chez moi,
en Suisse, l’employé postal a blêmi. Il m’a expliqué que le mot
« kurde » est interdit. Il l’a biffé nerveusement. On doit dire « Turc
des montagnes ».
— Oui, c’est terrible ce qui se passe en Turquie avec le
Kurdistan, approuve Ahmed. Le gouvernement nie l’existence
des Kurdes. Il y a la guerre depuis des années.
— Maintenant, ça s’est un peu calmé. J’y suis allé.
— Vous êtes allé au Kurdistan ? Mais je croyais qu’il y avait
encore des combats.
— Non, il n’y en a plus. Et le marchand kurde à qui j’ai acheté
un tapis, m’a donné plein de renseignements utiles.
Je lui montre ensuite les « traces syriennes » de mon voyage.
La page tachée par un kebab et du houmous achetés au souk
d’Alep, la carte de visite d’un boulanger extraordinaire à Alep
également, le trou dans la page creusé par un petit charbon
ardent provenant de mon premier narguilé fumé de ma vie, au
bord d’une piscine, en compagnie d’un étudiant rencontré dans
un bus. Ahmed demande ce que signifie cette marque de pneu en
travers du 1er novembre.
— C’est la roue d’une motocyclette sur laquelle un type m’a
transporté pendant quarante kilomètres. Je voulais voir les
tombeaux romains en forme de pyramide, perdus au milieu des
oliviers. à la fin de la course, je l’ai prié de rouler sur mon carnet
ouvert.
Cette fois, tous les clients du café ont déserté leurs tables pour
former un cercle autour de nous. Ahmed leur explique le principe
de mon carnet. Page suivante : je déplie le dessin que m’a donné
un garçon de l’île d’Arwad. J’y ai collé un morceau de filet de
pêche dans le coin gauche. Tout le monde touche les mailles du
filet. J’arrive au 6 novembre, rempli par le portrait qu’a fait de
moi une splendide New-Yorkaise qui voulait fêter son soixantequinzième anniversaire dans un lieu spécial et a choisi les ruines
de Palmyre, au milieu du désert. Enfin, on arrive au 8 novembre,
aujourd’hui, avec sa page percée d’un coup de sabre. Le conteur
est encore là. Il semble très fier, mais comme on ne sait pas très
bien quoi se dire, il me serre la main. Le patron du café me
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donne sa carte de visite, m’invitant à revenir demain soir. Ahmed
m’invite à dîner.
— On va aller au restaurant du Club des Travailleurs. Ce n’est
pas loin. Et on y mange pas trop mal.
Je range mon carnet, mon tube de colle et mes ciseaux, puis
nous partons. Nous empruntons une immense avenue bordée
de bâtiments datant du XIXe siècle. Le portrait souriant du
président Hafez el-Assad est omniprésent : pancartes au milieu
des carrefours, affiches collées sur les murs, banderoles en travers
des boulevards, autocollants sur les pare-brises des autobus.
J’ai l’impression d’être de retour en Roumanie, au temps de
Ceausescu. Hafez el-Assad (Hafez le Lion) a quelque chose en
commun avec le salopard de Bucarest : il adore sourire sur les
affiches, puis inventer des polices secrètes une fois de retour dans
son bureau. Selon Amnesty International, il n’existe pas moins de
huit polices en Syrie.
Nous arrivons au restaurant : une vingtaine de tables en terrasse
encerclent une petite fontaine. La lumière est assurée par des
guirlandes d’ampoules jaunes et rouges. Ahmed me recommande
le mouton aux graines de grenades fraîches, accompagné d’une
assiette de légumes du potager. Pour lui, il commande du houmous
et du bœuf au riz.
— Quels sont vos projets pour la suite de votre voyage en
Syrie ? me demande-t-il, tandis que le serveur dispose les plats sur
la nappe en plastique.
— J’ai envie de me rendre à Maaloula. D’après ce que j’ai
lu, c’est un des derniers villages au monde où on parle encore
araméen, la langue dans laquelle le Christ a dit ses sermons. Je
rêve de rencontrer quelqu’un qui parle araméen.
— Ne rêvez plus : vous l’avez rencontré, déclare-t-il en écartant
les bras.
— Comment ça ?
— Je suis né à Maaloula !
Je n’en reviens pas. Quel coup de chance ! Je sors illico mon
carnet de voyage et je commence ma première leçon d’araméen.
— Comment dit-on « Je suis heureux de vous voir » ?
— Ana mapsut lahin emitchach.
Je note en tremblant. Je suis fou de joie.
— Comment dit-on « une belle histoire » ?
— Kesta Halia. Je vais vous apprendre quelque chose de joli :
Chmo malia raoukbu.
— Qu’est-ce que ça veux dire ?
— Le ciel est plein d’étoiles.
Le Christ aurait pu dire cette phrase. Je suis complètement
fasciné. Nous continuons à bavarder, tandis que les heures passent
avec nonchalance. Vers minuit, après avoir payé l’addition malgré
mes protestations, Ahmed me raccompagne à mon hôtel. Je lui
serre la main et nous nous promettons de nous retrouver demain
soir au café Nao Fara. Dans ma chambre, que je partage avec un
voyageur Néo-Zélandais, assis sur mon lit, je contemple les traces
de ma journée : l’épée d’un conteur arabe et une leçon d’araméen
le même jour ! Ce carnet dans lequel je m’abstiens d’écrire est le
plus beau livre que j’aie jamais écrit…
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C’est un lieu rempli d’ordinateurs, de ficus en pots, de chaises en
plastique, de tableaux à cadres dorés, de banderoles gigantesques,
de parois amovibles, de gobelets de café, de micros, de cravates,
de badges, de sandwichs, de sacs en plastique, de caisses
enregistreuses, de catalogues, de journaux, de magazines, de
bouteilles de vin, de téléphones portables et de poutrelles. Quel
est ce lieu ? Je vous donne un indice : il y a aussi des livres. Vous
avez trouvé ? Bravo : vous êtes au Salon International du Livre et
de la Presse et du Multimédia de Genève.
Je déambule dans les allées bruyantes du Salon, en ce vendredi
5 mai. Il est 19 heures, mais j’ai tout mon temps, car ce soir, c’est
nocturne. Les portes ne fermeront pas avant 22 heures. Je croise
quelques journalistes que je connais depuis une dizaine d’années.
On s’assied à une table et, comme d’habitude, on cause de tout,
sauf du contenu des livres. Les gags s’enchaînent et les verres de
blanc aussi. Peu à peu, les allées se vident. Les visiteurs chargés de
paquets se dirigent vers la sortie.
à la table, il ne reste plus qu’un journaliste de la presse écrite
et une animatrice-productrice de la radio. Un dernier appel
enjoignant les visiteurs et les professionnels à gagner la sortie
retentit dans les haut-parleurs. Nous restons à notre place,
persuadés qu’un agent de la sécurité nous délogera rapidement.
22h20. La halle est devenue silencieuse. Un vrai havre de
paix. Une demi-heure plus tard, je me permets une petite
observation :
— Dites, vous savez où nous sommes en ce moment ?
— …
— Nous sommes dans la plus grande librairie de Suisse, je
précise.
Ils m’invitent à poursuivre.
— Nous avons réussi à nous faire enfermer parmi des milliers
de bouquins ! On ne va quand même pas s’en aller comme ça.
— Qu’est-ce que tu proposes ? me coupe le journaliste. Passer
la nuit à bouquiner ? Sympa, mais demain, je bosse, moi.
— Et si on piquait un livre ? je propose. Un livre chacun.
Ils éclatent de rire, trouvant l’idée complètement idiote. Ils
n’ont plus l’âge de piquer des bouquins dans les librairies.
— Bon, bon, faites comme vous voulez… je réponds, déçu.
On se lève, mais avant de sortir, je pars à la recherche du
stand Actes Sud. Mes deux compères marchent derrière moi
en gloussant. Soudain, la moitié des néons s’éteignent. Il va
falloir se dépêcher. Bientôt, le bâtiment sera plongé dans
la nuit et les rondes des agents débuteront. J’aperçois enfin
le stand Actes Sud. Ils viennent de ressortir Le merveilleux
voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, en version intégrale,
avec les illustrations de Bertil Lybeck. En arrivant devant
les rayonnages surchargés et les tables couvertes de livres, je
me demande si j’arriverai à le dénicher. Peu à peu, le doute
m’envahit. Et si des caméras placées derrière les poutrelles
du plafond avaient commencé à filmer ? Je jette un œil à
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21. Le coupon de couleur jaune
droite et à gauche. Aucun Nils Holgersson à l’horizon. Tant
mieux. Rentrons.
Puis je regarde exactement en face de moi. Il est là ! Il m’attendait. Je m’en saisis avec gourmandise. 635 pages de bonheur. Il
coûte 40 euros. En Suisse, avec la majoration des prix de vingt
pour cent, ça grimpe à 75 francs. Jamais je n’oserais claquer une
somme pareille. Même pour des oies sauvages.
— Tu veux piquer un aussi beau livre ? me demande
l’animatrice-productrice avec une pointe de jalousie.
Je ne réponds rien et le glisse dans mon sac à dos.
— On peut y aller, j’annonce, triomphant.
Mais au lieu de prendre la direction de la sortie, le journaliste
nous propose d’emprunter une autre allée. On le suit sans bien
comprendre. Une fois arrivé sur le stand Gallimard, il s’empare
d’un plumier Harry Potter, d’un T-shirt Harry Potter et de
chaussettes pur coton Harry Potter.
— Quoi ? Tu ne piques même pas un livre ? dis-je, stupéfait.
— J’en reçois déjà assez à la rédaction. Ça au moins, ça fera
plaisir à mes gosses.
— Je rêve ! Déjà moi, l’écrivain, qui vole des livres, c’est un peu
lamentable, mais chiper des produits dérivés de bouquins, ça c’est
carrément insulter la littérature !
Nous rigolons tous les trois. N’y tenant plus, l’animatriceproductrice se rend sur le stand d’un éditeur pour enfants et
attrape le premier album qui lui tombe sous la main. Maintenant,
il s’agit de sortir d’ici. On se sent comme des ados qui ont glissé un
CD sous leur pull, dans un grand magasin. Nous nous disons au
revoir sur le parking et chacun retourne dans ses pénates. Cette
histoire aurait dû s’arrêter là. En fait, elle commence seulement
maintenant.
Deux jours plus tard, je rends visite à mes parents. Comme
d’habitude, je leur explique sur quel livre je suis en train de bosser
en ce moment. Ensuite, je ne résiste pas au plaisir de leur raconter
ma petite aventure au Salon du Livre. Durant mon récit, je vois
ma mère blanchir, puis verdir, puis blanchir à nouveau.
— Mais tu aurais pu te faire prendre ! s’emporte-t-elle. Peutêtre que tu as été filmé !
— Oui, c’est possible. On verra bien ces prochaines semaines.
Et puis, je risque quoi de toute façon ?
Ma mère va chercher quelque chose dans sa chambre. Elle
revient en serrant dans sa main tremblante un petit coupon de
couleur jaune. Elle me tend le papier. Je lis le mot « quittance »
en haut à gauche. Puis le nom de Madame Meiltz. En dessous, la
date du 27 novembre 1975 est griffonnée. Je fronce les sourcils.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? je finis par lui demander.
— C’est l’amende que j’ai reçue une fois, dans un magasin à
Lausanne. Tu te souviens, tu venais d’arriver en Suisse avec Alex.
évidemment que je m’en souviens. Je faisais des pieds et des
mains pour obtenir un deuxième tour sur la Panthère rose. Ma
mère avait oublié de payer une paire de pantoufles et un surveillant
l’avait pincée à la sortie.
— J’ai eu tellement honte ce jour-là. Tu ne peux pas imaginer.
Je reste abasourdi. Un des plus beaux jours de ma vie, ma
rencontre avec la Panthère rose, est resté gravé dans le souvenir
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de ma mère comme étant l’un des pires. D’abord, ça me fiche un
coup au cœur ; je me sens terriblement coupable. Puis, je me mets
à calculer. Elle a gardé cette quittance au fond d’une armoire
pendant… Voyons, nous sommes le 7 mai 2002. L’amende lui a
été infligée en novembre 1975.
— Ça fait vingt-sept ans, maman !
— Oui, c’est vieux, admet-elle. Mais tu sais, à l’époque, j’étais
sûre que la police allait nous expulser de Suisse.
En août 1974, mes parents ont obtenu le statut de réfugiés
politiques. En échange, les autorités suisses ont exigé d’eux qu’ils
renoncent à leur nationalité roumaine. Un an et demi plus tard,
ma mère a reçu cette amende. Elle a pensé que son étourderie
allait tout compromettre, que mon père, mon frère et moi serions
raccompagnés à la frontière suisse, dépourvus de passeport, de
toit et d’avenir.
— Bien sûr, explique-t-elle, les années ont passé ; plus personne
n’a jamais évoqué cette histoire d’amende. Mais quand même,
j’ai toujours vécu le cœur serré.
J’examine la quittance de plus près. Sur la troisième ligne, on
peut lire : « La marchandise impayée se monte à 14 francs ». Une
paire de pantoufles à 14 balles a terrorisé ma mère durant un
quart de siècle. Je n’arrive pas à croire que les objets dirigent nos
vies avec une telle force sournoise. On les achète ; on les vend ;
on les casse ; on les enterre ; on les oublie ; on les attache ; on les
utilise ; on les vole ; on les jette ; on les brûle ; on les offre ; on les
enferme ; on les martyrise. Mais finalement, ils nous gouvernent.
Je me souviens de cet aphorisme de René Char : « Les mots savent
de nous des choses que nous ignorons d’eux. » Je crois qu’on peut
dire la même chose des objets.
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Le téléphone vient de sonner. Mon épouse répond et, le visage
catastrophé, me passe le combiné. C’est ma mère. Celle-ci m’annonce que mon père vient de mourir. Il a été victime d’une attaque
cardiaque sur le balcon, en sciant le pied du sapin de Noël qu’ils
venaient d’acheter ensemble. Nous sommes le samedi 6 décembre
2002, jour de la Saint-Nicolas. C’est bête ; c’est brutal ; c’est monstrueux. Ma mère est en larmes, pourtant elle me dit que je n’ai pas
besoin de venir tout de suite. Elle s’occupera de tout. Il ne faut pas
que je me dérange. Je n’ai qu’à venir pour l’enterrement…
— Mais non, voyons. Je viens le plus vite possible.
Je boucle le téléphone et repose ma tête contre le mur. Il fallait
bien que ce coup de fil arrive un jour. Depuis le temps que mon
père est malade du cœur et des artères ! J’habite à Bâle depuis
deux ans. En train, le trajet jusqu’à Lausanne prend deux heures.
Je peux y être avant la nuit. Je ramasse quelques affaires ; j’explique
à mon épouse qu’il faut que j’organise les funérailles ; elle me
rejoindra à Lausanne en début de semaine prochaine. Et je pars.
Tout cela s’enchaîne presque sans moi. Comme pendant une
discussion très ennuyeuse de laquelle on s’extrait en plongeant
son regard dans le vide, tandis que l’esprit vagabonde. En bas de
la maison, je réalise que j’ai oublié de prendre un costume noir
pour la cérémonie. Je remonte, ouvre mon sac de sport et glisse
mon seul costume foncé.
Trois heures plus tard, je suis dans l’appartement de mon enfance, à Lausanne. Les croque-morts sont déjà passés pour emporter
le corps de mon père. Il sera visible dès lundi dans une chapelle
du Centre funéraire de Montoie. En attendant, nous sommes samedi soir et il n’y a pas grand-chose à faire jusqu’à demain matin,
où nous nous rendrons au bureau des pompes funèbres de la ville,
afin de régler les détails pratiques. Ma mère est liquéfiée. Elle me
raconte sans cesse comment la mort est survenue. Papa sciait le
pied du sapin de Noël sur le balcon, tandis qu’elle le regardait
faire. Elle a eu l’idée d’aller chercher à la cuisine un couteau à la
lame plus affûtée. Le temps qu’elle revienne, papa était décédé,
foudroyé par une crise cardiaque.
Jusqu’à présent la mort n’a pas fait partie de ma vie. J’appartiens
à cette catégorie de jeunes gens qui ont regardé des centaines de
personnes mourir à la télévision et au cinéma, sans jamais être
confrontés à un corps mort, un vrai. Après le décès de grand-mère
Clarisse par exemple, il y a seize ans, mes parents ne m’ont pas
obligé à venir la voir dans son lit ou durant les trois jours pendant
lesquels son corps était exposé dans une chapelle funéraire.
Le lendemain, ma mère et moi nous rendons aux pompes
funèbres. Nous choisissons le cercueil ; nous commandons une
gerbe de fleurs ; nous dictons les mots à mettre sur le ruban
de soie ; nous écrivons le texte pour l’annonce de décès à faire
paraître dans le journal du lundi. Mon père souhaitait être
incinéré. Il faut donc encore choisir l’urne funéraire. En métal ?
En marbre ? Avec ou sans la lisière violette ? Mon Dieu, comme
c’est compliqué de mourir !
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22. Le corps de mon père
Et lundi arrive. Ma mère, tante Eugénie et moi nous rendons
à pied au Centre funéraire de Montoie, autrement dit, de l’autre
côté de notre rue. Je connais bien le bâtiment central, tout rond
et de couleur jaune beige. J’y suis allé pour l’enterrement d’un
copain d’école qui s’est suicidé à dix-sept ans, puis pour celui
de grand-mère et d’oncle Marcel. L’employé nous indique où
se trouvent les chapelles funéraires. Il faut descendre d’un étage.
Plusieurs portes s’offrent à nous. On se met à chercher la bonne.
J’espère qu’on ne la trouvera jamais. Soudain, je lis le nom de
Georges Meiltz sur une plaquette.
— C’est là. Il est là, j’annonce d’un ton morne à ma mère et ma
tante, parties dans l’autre direction.
J’attends qu’elles m’aient rejoint pour pousser la porte. Quand
je vois le corps mort de mon père, je n’arrive pas à y croire. On
jurerait un mannequin, une imitation grossière. Je me souviens
avoir été plus dupé par les bonhommes en cire du musée Grévin
à Paris que par ce corps, exposé devant moi.
Ma mère éclate en sanglots.
— Oh mon Dieu, regarde où tu es arrivé, gémit-elle.
Elle lui caresse le front. Elle essaie de lui prendre la main.
Mais les mains de son mari sont jointes à jamais. Elle touche
ses habits ; elle arrange un pli. Ma tante se lamente aussi. Elle
s’approche à son tour de son frère. Elle parvient à sortir des petits
cris désespérés. Moi, je reste immobile et silencieux, à l’écart.
Mes larmes coulent sur mes joues, mais il est hors de question
que je m’approche. La crainte m’envahit tout à coup. Et si elles
m’obligeaient à les rejoindre ? Je serais obligé de refuser, ce qui les
choquerait profondément. Un long moment passe ainsi. Quand
ma mère et ma tante se redressent et s’approchent de moi, j’en
profite pour les enlacer. Enlacer les vivants, ça je sais faire.
Brisés, épuisés par la tempête nerveuse qui s’est abattue sur nos
trois âmes, nous sortons de la chapelle funéraire, en nous dirigeant vers la maison. Ma mère prend congé de sa belle-sœur.
Elles se promettent de revenir toutes les cinq ou six heures, pour
remplacer les bougies. Et nous rentrons bras dessus, bras dessous
avec maman, jusqu’à l’appartement devenu brusquement grand
comme un hall de gare. Je laisse passer le mardi. Je parle avec mon
frère au téléphone. Il s’est rendu à la chapelle. Mais je n’ose lui
demander s’il a pu le toucher. Je reste seul avec mon angoisse. Demain, c’est mercredi, dernier jour où je pourrai toucher le corps
mort de mon père. Ensuite, on l’incinérera. J’ignore pourquoi la
nécessité de toucher son corps m’est devenue si impérieuse.
Il faut que je le touche. Il le faut.
Mercredi après-midi, je prends mon courage à deux mains.
Je me rends au centre funéraire ; je descends d’un étage du pas
assuré de l’habitué et je pénètre dans la petite pièce. J’ai beau
savoir à quoi m’attendre, il est impossible de se préparer à un tel
spectacle. Je suis face à un objet. Mon père est devenu un objet.
J’éclate en pleurs, en tapant rageusement du pied sur le sol. Je
suis confronté au spectacle le plus révoltant de l’histoire humaine.
Papa ! Papa ! Je lève la main doucement. Si j’arrive à le toucher,
j’arriverai sûrement à accepter sa disparition. Mais je recule en
dodelinant de la tête. Adossé contre le mur, je tente de rassembler
mes esprits. Quelle heure est-il ? 16h30. Dans une heure et demi,
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les portes fermeront. Je remonte à la surface, la tête en feu, le
souffle court. Je décide de marcher un peu.
Mes pas me dirigent presque malgré moi vers la Vallée de la
Jeunesse, située dans le prolongement du cimetière de Montoie.
Je me souviens du jour où nous y sommes allés pour la première
fois, mon père, Alex et moi. On avait croisé un corbillard et j’avais
demandé à mon père où allaient les morts. Je me souviens qu’à
l’époque, la promenade jusqu’à la Vallée de la Jeunesse m’avait
semblé interminable, une vraie exploration. Maintenant, je sais
que le parc de mon enfance se trouve au bout de la rue. Je marche
sans me presser. Je sens que je suis dans la bonne direction. C’est
sans doute le seul endroit au monde où je trouverai un peu
d’apaisement. Face à la colline de rochers percée de ses toboggans,
les larmes me montent aux yeux.
Combien de centaines de fois suis-je venu ici ? On est venus à
vélo avec mon frère et les copains. Puis quand la mode des patins
à roulettes a débarqué en Europe, on a slalomé entre les bosses de
bitume coloré. Plus tard, vers douze ans, on a traversé la Vallée de
la Jeunesse chaque mercredi soir pour aller à la piscine de l’école
Professionnelle Commerciale, située dans un coin du parc. De
treize à quinze ans, je suis revenu une fois par semaine, toujours
dans cette école, pour mes rendez-vous avec la logopédiste10.
C’était une dame très douce. Elle me proposait des exercices
respiratoires qui avaient l’avantage de n’être d’aucune utilité…
J’escalade la colline de rochers et je m’assieds sur un gros caillou
lisse. Le froid de décembre n’est pas mordant cette année. Je laisse
mon regard parcourir les sapins verts en contre-bas. Je remarque
le petit étang. Quand il gelait, on y allait avec les copains et c’était
à celui qui oserait marcher dessus le plus loin.
Marcher ! Ce fut le problème de mon père durant les dix dernières
années de sa vie. Peu à peu, son rayon d’action s’était limité à
deux cents mètres autour de sa Peugeot. Avec sa Peugeot, il n’était
que désespéré. Sans sa Peugeot, il était perdu. Il m’a raconté que
les derniers mois avant la retraite, il craignait de ne pas réussir à
rejoindre son bureau depuis le parking. Il m’a emmené une fois
à ARL, la boîte de développement de laboratoires automatisés,
où il travaillait. Après avoir parqué sa Peugeot, mon père devait
traverser un grand hall rempli de machines, puis emprunter un
escalier de service, faire encore vingt pas dans le corridor du
premier étage et enfin s’asseoir devant son ordinateur. « Et si un
jour, je reste bloqué au milieu du hall des machines, incapable de
faire le moindre pas en avant ? Les employés me prendront pour
un cinglé. »
Après sa retraite, peu à peu, son champ d’action se réduisit
encore. Il n’arrivait plus à rejoindre la tour d’en face, pour rendre
visite à sa sœur et son frère. Dans ces conditions, évidemment, la
Vallée de la Jeunesse était hors de portée pour ses jambes.
Je redescends de mon rocher pour entamer la descente le long
de la large allée menant en pente douce jusqu’au bord du lac. Je
me souviens que nous sommes venus à la Vallée de la Jeunesse avec
les nièces de ma première copine. J’avais vingt ans et à travers les
yeux ravis des deux petites filles, je redécouvrais le parc de mon
enfance. J’ai vécu tant de jours ensoleillés dans cette vallée.
10. Mot suisse synonyme d'orthophoniste.
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à propos de soleil, je me souviens que mon père le refusait
avec obstination. Durant les dernières années, il me tenait
des théories sombres, horriblement noires : « Toutes les
informations que nous recevons passent par nos sens. Mais
peut-être que nos sens nous trompent. Ce qui est vert pour
moi est peut-être rouge pour un autre. Notre esprit est comme
un sous-marin échoué au fond de l’océan. Nous lisons sur les
cadrans des informations provenant de l’extérieur, sans jamais
avoir la possibilité de savoir si elles sont exactes ou fausses. »
Quand j’entendais ça, je devenais fou de rage. Je lui ordonnais
de sortir, d’aller voir le printemps, de marcher au bord du
lac, comme un homme normal. Une fois, il m’a répondu
n’avoir « plus aucune velléité à être un homme normal ». La
phrase m’est restée en travers de la gorge. Elle m’a tellement
choqué, que je l’ai mise en exergue du livre mon nom. Mais en
la transformant un peu : « J’ai encore quelques velléités à être
un homme normal. »
Me voici devant l’immense toit incurvé, coque de béton
aérienne. Aujourd’hui, le bâtiment a été transformé en Espace
des Inventions, mais quand j’étais petit, c’était un logement !
J’étais en troisième année primaire, quand un nouveau garçon
était arrivé en classe, en disant qu’il habitait à la Vallée de la
Jeunesse. J’ai fait des grands yeux ronds ; je n’arrivais pas à le
croire. Puis un jour, il m’a emmené chez lui. Et chez lui, c’était
comme nulle part ailleurs. Des chambres aux murs arrondis,
des parois vitrées immenses, une cuisine donnant sur une
terrasse. J’étais à la fois jaloux et fier de le connaître.
Plus tard, j’ai appris que ce bâtiment servait de jardin
d’enfants durant la grande exposition nationale, surnommée
Expo 64. D’ailleurs, toute la Vallée de la Jeunesse a été creusée
à l’occasion de cette exposition. Un million et demi de Suisses
médusés ont déambulé dans les allées de ce parc en 1964.
J’arrive en bas de la Vallée de la Jeunesse. Le ciel continue
d’être gris, mais je me sens bien. Je viens de boucler mon plus
grand voyage : je me suis entièrement parcouru. Je remonte
vers le Centre funéraire. Mon Ebel indique 17h35 : me voici
à la limite du dernier moment. Je rejoins la chapelle funéraire
pour me retrouver encore une fois en présence du corps mort
de mon père.
Cette fois, la panique n’est pas aussi envahissante. Je lève la
main droite pour la déposer tendrement sur celle de mon père.
Le contact est abominable. Ça ressemble à une bougie qu’on
vient de sortir du frigidaire. Les sanglots s’étranglent dans ma
gorge. Je réalise à quel point ce qui se présente devant moi
n’a plus rien en commun avec un être humain. Je parviens à
murmurer « Adieu papa, adieu ».
Puis, je reprends mon souffle et je quitte ma jeunesse.
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Eugène
Né en 1969 à Bucarest, Eugène est arrivé en Suisse en 1975.
Licencié en lettres, il se consacre entièrement à l’écriture,
notamment pour le théâtre. Outre ses livres pour la jeunesse, il a
publié différents titres pour adultes dont Mon Nom (Ed. de l’Aire),
Pamukalie, pays fabuleux et Dans un livre, j'ai lu que… (Ed. Autrement).
Il a également été parolier et danseur pour le groupe de rock
Sakaryn, et chroniqueur pour différents médias.
Depuis plusieurs années, Eugène a transposé La Vallée de la jeunesse
(Prix des auditeurs de la Radio Suisse Romande et prix Lettres
frontière) en spectacle, mis en scène par Christian Denisart. Un
one man show qu’il présente régulièrement dans les collèges mais
aussi les théâtres, en France et en Suisse.
Dans la même collection
Coup de Meltem, Sigrid Baffert
Tant pis pour elle, Valérie Dayre et Pierre Leterrier
Dragon de glace, Mikael Engström
Le temps des mots à voix basse, Anne-Lise Grobéty
Abaton, au-delà de la peur, Christian Jeltsch et Olaf Kraemer
Si seulement, Tonje Kaernli
L’homme qui faisait vieillir, Rodrigo Lacerda
Délit de fuite, Christophe Léon
Dernier métro, Christophe Léon
La vie est belle, Christophe Léon
X-Ray la Crise, Christophe Léon
Pampa Blues, Rolf Lappert
Enfants de la forêt, Beatrice Masini
L’homme qui cultivait les comètes, Angela Nanetti
Mistral, Angela Nanetti
Derrière la porte, Ingrid Olsson
Lily, Cécile Roumiguière
Freak City, Kathrin Schrocke
Autopsie d’un papillon, Jean-Noël Sciarini
Tarja, Jean-Noël Sciarini
Le plus grand footballeur de tous les temps, Germano Zullo
Les éditions La Joie de lire bénéficient d’un soutien de la Ville de Genève
sous la forme d’une convention de subventionnement.
L’écriture de ce livre a bénéficié de l’aide du Centre National du Livre, à Paris.
L’auteur l’en remercie.
Publié pour la première fois en 2007
dans la collection Rétroviseur, éditions La Joie de lire
© éditions La Joie de lire S.A.
5 chemin Neuf - CH - 1207 Genève
Tous droits réservés pour tous pays
ISBN : 978-2-88908-279-7
Dépôt légal : février 2015
Imprimé en Allemagne
Illustration de couverture : Séverin Millet
Design graphique : Servane Tranchant
Mise en page : Pascale Rosier

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