L`océan, le torrent, le fleuve

Transcription

L`océan, le torrent, le fleuve
l’océan, le torrent, le fleuve
CHRISTIAN GALTIER
L’OCEAN, LE TORRENT,
LE FLEUVE
Lebensgebet
Récit
Suivi d’une transcription de
« Ainsi Parlait Zarathoustra »
De Nietzsche
Sous forme de suite poétique
par Reitlag
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l’océan, le torrent, le fleuve
À quoi bon fréquenter Platon, quand un
saxophone peut aussi bien nous faire entrevoir un
autre monde ?
Cioran
Il faut être parfaitement désespéré pour profiter
pleinement des joies de l’existence.
Aphorisme pré judéo-chrétien
Les transcriptions des extraits de « Ainsi parlait
Zarathoustra » sont de Reitlag
Les titres sont ceux du livre de Nietzsche.
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A Stéphane, Maxime & Antoine
Illustration de couverture : Reitlag
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AVERTISSEMENT
On part un jour pour une destination connue, en
suivant une route toute tracée et sans embûche.
Et puis, on rencontre un incident ; on est
confronté à un imprévu ; on se trouve face à une
bifurcation qui n’était pas indiquée sur la carte
routière. On est livré à soi-même : on doit faire des
choix.
Qui n’a jamais rencontré cette situation ?
Comment la gèrera-t-on alors ?
Sur la route, on allume le GPS.
Sur le chemin de la vie, un aller-simple, il n’y pas
de GPS ; alors nous avons demandé à Zarathoustra
de jalonner notre cheminement…
Les petits poèmes introductifs sont chacun la contraction
d’un chapitre du Zarathoustra de Nietzsche ; ils reprennent des
phrases rédigées presque dans la même forme dans le texte
original.
Les titres sont ceux du livre original.
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Prière à la vie
Lebensgebet
Ainsi qu’on aime un vrai ami
Je t’aime, oh ma vie de mystère,
Quoi que pour moi tu aies produit :
Souffrance ou bonheur sur la terre.
Je t’aime avec ta cruauté
Et si tu dois m’anéantir,
Comme des bras de l’amitié
Je sais que je devrai partir.
A toute force je t’étreins
Et si les flammes me dévorent
Dans le combat de mon destin,
Je sonde ton mystère encore.
Être, penser des millénaires !
Enserre-moi dans tes deux bras,
J’aime tes tourments, ton mystère
S’il n’est plus de bonheur pour moi.
Poème de Lou von Salomé écrit à Friedrich Nietzsche en
1882
Ce poème fut mis en musique pour chœur et orchestre par
Nietzsche
Transcription : Reitlag
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Prologue
« Et une voix me dit : ‘Choisis le bon chemin,
Celui qui te conduit enfin vers ta grandeur,
Celui qui te conduit vers ta dernière cime
Et où ne te suivront pas les simples humains ;
Celui que tu atteins en marchant sur ton cœur,
Là où la cime enfin s’unit avec l’abîme.’ »
Ainsi parlait Zarathoustra.
« PLOUF ! »
Plouf ! Quel bruit ridicule ! Il y a des bruits qui
sont ridicules. Sont-ils ridicules par nature ou bien
leur caractère ridicule tient-il aux circonstances ?
C’est une question qu’il va me falloir approfondir.
Mais ce qui est sûr, c’est que les mots pour
traduire ces bruits sont encore plus ridicules que les
bruits eux-mêmes : « Plouf ! » en est un. Il est
toujours difficile de traduire par les mots un
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sentiment, une émotion et même une simple
perception.
C’est pourtant ce bruit, « Plouf ! », qui vient de
frapper mon oreille. Dans ce lieu, à cette heure,
dans ces circonstances, je m’attendais à entendre
quelque chose d’autre, un bruit à la hauteur de la
situation, un bruit en harmonie avec la gravité de la
chose ; mais non, ce ne fut qu’un plouf
particulièrement ridicule.
Il me revient, en un éclair, les moments-phares de
ma vie : la mort de ma mère, mon mariage, la
naissance de ma fille.
La mort de ma mère, de la personne qui m’a
donné la vie : le passage de relais est accompli, le
cycle de la vie est bouclé.
Mon mariage : un engagement pour une vie
partagée ; l’enterrement d’une vie individuelle.
La naissance de ma fille : la transmission de la
vie, la création d’un nouvel être humain.
Ces trois évènements marquants, dans une
chambre d’hôpital, dans une église fleurie ou dans
la salle de travail d’une maternité se sont réduits à
trois bruits ridicules : un râle d’agonie, un « oui » à
peine audible et le cri disharmonieux d’un être qui
semble hésiter à entrer dans la vie.
Les évènements, leur perception, les bruits… n’y
a-t-il que les bruits qui soient ridicules ?
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PREMIERE PARTIE
L’OCEAN
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De l’ami
« Cache donc ta pitié sous une écorce rude.
Si tu es un tyran, tu n’auras pas d’ami ;
Tu n’auras pas d’ami si tu es enchaîné ;
Es-tu pour ton ami air pur et solitude ?
Rejette de ton cœur toute parcimonie…
… Puisse venir un jour le temps de l’amitié. »
Ainsi parlait Zarathoustra.
« Le pompier circulait tranquillement à travers la
cour et se dirigeait vers sa voiture pour y prendre
place. Soudain, sans aucune raison apparente, le
policier se précipita sur lui et le jeta à terre. Le
pompier s’écroula au sol et perdit son casque dans
sa chute. Il se releva bien vite et insulta le policier.
Des témoins crurent l’entendre le traiter de
« bouffon » ! Puis, ayant repris ses esprits, il se rua
rageusement sur le policier qui était demeuré
immobile un moment (peut-être recherchait-il son
carnet de contraventions ?) et, de son crâne
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désormais dépourvu de protection, lui donna ce
qu’il est convenu d’appeler, dans un langage un peu
relâché, un puissant « coup de boule ».
Le policier bascula à son tour mais fut bien vite
de nouveau sur ses pieds et repartit au combat. Le
coup partit immédiatement, directement au visage.
Le pompier donna un coup de pied vicieux. Thierry
poussa un cri strident et envoya une gifle à Nicolas,
suivie d’un coup de poing dans la figure. Nicolas
s’écroula et hurla… et la maîtresse se précipita pour
séparer les combattants et les punir comme il se
doit : deux Playmobil, un policier et un pompier
dépourvu de son casque, gisaient inanimés sur le
sol de la cour de récréation… »
… C’est il y a trente-huit ans que j’ai fait la
connaissance de Thierry ; nous avions cinq ans.
*
Thierry et moi, c’est une longue histoire : des
bagarres en cour de récréation, des jeux dans des
arrière-cours et des squares, des goûters
d’anniversaire, des carambars partagés sur le
chemin de l’école, des copains et des copines… des
copines, surtout.
Parmi tous les goûts que nous partagions, il y
avait en effet particulièrement celui des filles. Mais
il y en avait d’autres, bien sûr.
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Nous aimions le football, dans la cour de l’école
ou sur les terrains parfumés aux vapeurs d’essence
qui bordent le boulevard périphérique de Paris ;
nous nous prenions pour Bats, Susic ou Fernandez,
nos idoles du Paris Saint-Germain qui allait devenir
champion de France.
Il y avait la musique aussi et principalement le
jazz, tout le jazz, depuis le swing des années 30, le
Cotton Club, jusqu’au jazz-rock des « seventies » ;
Thierry s’essayait au saxophone et je grattais tant
bien que mal les cordes de ma guitare.
Nous allions au cinéma ; cinéma d’art et d’essai,
bien sûr. Nous écumions les dernières petites salles
du quartier latin et voyions tous les films les plus
ennuyeux mais « qu’il faut avoir vus ! »
Il y avait la lecture aussi, ce qui commençait à
être rare chez les jeunes dans les années quatrevingt : les premières consoles de jeux vidéo étaient
passées par là. Nous avions eu nous-mêmes notre
première Nintendo à treize ans. C’était bien, la
Nintendo, et nous y passions de longs moments à
jouer ensemble, mais ça ne nous empêchait pas de
lire et d’échanger des livres : des romans, de la
poésie aussi, même de la philo, plus tard ; surtout
de la philo alors ; du moins c’était ce que nous
aimions faire accroire. Nous avions lu
l’introduction du « Monde comme volonté et
représentation » de Schopenhauer ; nous disions
que nous avions lu les deux mille cinq cent pages
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qui suivaient cette introduction. C’était faux mais
comme personne n’en est jamais arrivé au bout, on
ne pouvait pas nous démentir. Nous parlions
doctement de « La Phénoménologie de l’esprit » de
Hegel à la terrasse des cafés du quartier latin.
Comme personne n’a jamais dépassé la vingtcinquième page, nous risquions encore moins d’être
démasqués. Et puis, devant nos copains et nos
copines – surtout nos copines – nous nous plaisions
à citer Rimbaud, Verlaine, Genet, Nietzsche,
Céline, Camus, Cioran, Aragon, Wilde, Rilke…
ceux-là, nous les lisions et les aimions vraiment.
En marge de la littérature, nous avions lu
quelques « livres de cul » aussi, mais ça ne nous
« branchait » pas trop : c’était pour les vieux. Nous,
nous préférions la pratique à la théorie. Alors, nous
partagions le même goût pour les filles ; et nous
partagions les filles aussi.
Ce n’était pas si facile de partager les filles dans
les années de nos dix-huit ou vingt ans, la fin des
années quatre-vingt. Nos parents étaient de la
génération de la fin des années soixante, les sixties.
En bons soixante-huitards sur le retour, ils s’étaient
vantés auprès de nous de leurs exploits, réels ou
partiellement imaginaires : les échanges qui se
pratiquaient alors ; la fidélité dans l’infidélité (ou
vice-versa) ; la jouissance sans entrave… ils nous
avaient dit que leurs parents à eux avaient été, en
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revanche, éduqués dans leur enfance dans le plus
strict respect de la continence sexuelle. Bien sûr, ils
n’avaient jamais imaginé que leurs parents pussent
avoir respecté parfaitement ces principes (il faut
bien vivre…) mais ils savaient qu’ils avaient
néanmoins connu, en leur temps, des entraves
certaines à la satisfaction de leurs légitimes
pulsions génésiques.
Alors, Thierry et moi pensions que nous avions
plus de chance que nos grands-parents ; bénis et
encouragés que nous étions par nos propres parents,
nous étions enclins à nous engager dans leur voie,
celle d’une saine dissipation au travers d’une
grande variété de partenaires sexuels.
Hélas, 1988 n’était pas 1968 ; les mœurs avaient
encore évolué : nos camarades et amis avaient tous
une copine mais ils n’étaient pas enclins à en
changer, ni encore moins à la partager : ils étaient
fidèles ! Ceci n’eût point dû, a priori, nous gêner :
c’était leur affaire. Néanmoins, la population
féminine étant approximativement de même
nombre que la masculine, leurs petites copines
étaient, par voie de conséquence, fidèles aussi. Là
était le nœud du problème.
Il nous était donc nécessaire de rechercher celles
qui, sous l’effet d’appétits au dessus de la moyenne
ou par goût de l’innovation, accepteraient le jeu
dont nous étions adeptes ; hélas, elles n’étaient pas
légion.
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Je me souviens d’un soir où, rentrant bredouilles
d’une soirée dans un petit club de jazz du sixième
arrondissement, nous nous étions retrouvés, attablés
dans une brasserie nocturne, devant deux demis de
bière. Nous nous faisions face, tristes et
mélancoliques, ainsi que le sont les chasseurs qui
au soir constatent que leur gibecière est vide ; ou
les « dragueurs » qui présagent que leur lit le sera…
C’est dans ces situations de mélancolie extrême
que les pensées les plus élevées viennent souvent à
l’esprit. Vigny où Chateaubriand, entre autres, nous
en ont administré l’éclatante démonstration. Après
un long silence pensif, Thierry prit la parole :
- Tu voix, mon vieux, nos parents nous ont légué
une tradition et, malgré nos efforts constants et
méritoires, nous ne pouvons la faire survivre…
c’est triste… si l’on ne respecte pas les traditions,
où ira la société ?... où va la France, mon bon
monsieur ?...
- Pourtant, « Une tradition est un progrès qui a
réussi », a dit Druon…
- … il ne devait pas connaître ce type de
traditions-là… et puis, si tu veux des citations, en
voici une autre : « La tradition, c’est le progrès dans
le passé ; le progrès dans l’avenir, ce sera la
tradition. »
- Qui est-ce qui a dit ça ?
- Edouard Herriot.
- C’est très con…
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- Ouais… encore que pour être con, il faudrait
déjà que ça veuille dire au moins quelque chose…
Ce seul extrait de nos échanges permet de
constater l’amertume qui alors était la nôtre.
Nous avions longtemps philosophé ainsi,
fertilisant notre esprit de force demis de bière. A la
fin, vers les trois heures du matin, nous avions mis
une stratégie au point ; ou plutôt, c’est Thierry qui
l’avait conçue. Il me l’exposa:
- Tu vois, maintenant, il va nous falloir trouver
des filles comme les autres, dans l’air du temps, des
« fidèles. »
- Tu es fou ?
- Non. Ecoute-moi. On choisit une « fidèle », on
lui fait le grand jeu, grandes déclarations, bouquets
de fleurs, serments, tout ça… on « se met en
couple » comme les bourgeois et puis… dis-moi,
Nico, qu’est-ce qui se passe dans un couple
bourgeois normal ?
- Ben…
- Allons, mon vieux, Feydeau, Labiche,
Courteline…
- … Ben… le mari est cocu…
- Oui. Et avec qui ?
- … Ben… avec son meilleur ami…
- Eh ben voilà, tu as tout compris !
Nous avions mis alors en pratique cette subtile
stratégie. Nous nous mettions l’un et l’autre en
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recherche d’une amie, jolie, bien sûr ; et d’une
moralité irréprochable, pas volage du tout,
naturellement ; non, moderne, c’est-à-dire fidèle…
Et puis, quand l’un de nous avait trouvé, il
engageait une vie para-matrimoniale classique avec
sa charmante compagne et il lui présentait son ami.
Pendant un certain temps, le « célibataire » d’entre
nous deux respectait la tranquillité du « ménage » ;
il se contentait de se rapprocher subtilement et de se
placer.
Et puis, quand le « mari » commençait à se lasser
de son « épouse », il faisait en sorte de la lasser un
peu aussi et l’ami, appliquant les règles ancestrales
si bien exposées chez Feydeau, Labiche ou
Courteline, prenait la place. Alors, celui qui était
« évincé » (libéré, devrait-on plutôt dire) se
remettait en chasse pour recommencer un peu plus
tard. La durée théorique du « cycle » que nous
avions adoptée était de six mois environ ; six mois
chacun, soit un an au total.
Il va de soi que tout ceci était de nature à fortifier
nos liens d’amitié.
*
Depuis la maternelle, nos vies avaient suivi le
même cours; et nous avions aussi suivi les mêmes
cours puisque nous ne nous étions pas quittés
jusqu’à la fin de notre scolarité, couronnée d’un
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mastère de droit des affaires à l’université Paris 2
Assas.
C’est à Assas, en dernière année, que nous avions
rencontré Corinne.
Nous venions de quitter Nathalie ; moi, six mois
plus tôt et Thierry, qui avait alors pris le relais, très
récemment.
C’était un soir de novembre, froid et humide,
après la séance de natation que nous avions faite à
la piscine Montparnasse. Il y avait le mardi soir
trois lignes d’eau réservées pour l’association
sportive de la fac et nous avions l’habitude de nous
y retrouver. Après une heure et demie d’efforts,
rhabillés, séchés et chaudement vêtus, nous nous
étions arrêtés dans une petite brasserie du boulevard
pour nous réconforter d’une choucroute et d’une
bonne bière à la pression : c’était une tradition.
- Alors, Thierry, qu’est-ce que ça te fait de te
retrouver célibataire ?
- C’est encore bien récent ! Mais toi, Nico, ça
fait bien six mois que tu l’es !
- Ah oui, c’est un peu long…
- Et tu ne nous a rien trouvé ! Tu n’as vraiment
rien en cours ?
« Tu ne nous a rien trouvé… » Quelle que soit la
solidité de notre amitié, je sentais un soupçon de
reproche derrière cette formulation.
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- Hélas non ! Deux trois essais, je te l’ai dit…
mais rien de bien enthousiasmant.
J’étais vaguement honteux et fort frustré. J’étais
honteux car je n’avais pas rempli mon contrat
d’amener dans notre « foyer » une nouvelle
compagne. Et j’étais fort frustré car je gardais un
souvenir ému de mes six mois avec Nathalie que
j’avais concédée, avec beaucoup de regrets, à mon
ami à l’issue de la période semestrielle
conventionnelle : mais, un contrat, c’est sacré !
Thierry vit mon embarras de n’avoir pas une
nouvelle amie et ma détresse de ne pas remplir mes
engagements envers lui. Il proposa gentiment :
- Bon. Eh bien, nous allons donc nous y mettre
tous les deux… Tiens, que dirais-tu de Corinne ?
- Corinne ? Tu veux draguer dans les piscines,
maintenant ?
- Au moins, on voit ce à quoi on a affaire…
- C’est vrai ! Et c’est vrai qu’elle n’est pas mal…
- Bon, alors c’est OK ? Je m’y colle !
- Ah non, Thierry ! Toi, tu n’es célibataire que
depuis quinze jours ! Laisse-moi faire !
- Il faudra donc que j’attende six mois… le
minimum conventionnel !
Nous avons alors ri ; puis je suis redevenu
sérieux : une mission m’incombait ; celle-là, je me
devais de la mener à bien.
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Deux mois plus tard, j’étais amoureux de Corinne
et elle l’était de moi. J’avais donc réussi à remplir
mes obligations à l’égard de notre association. Mais
en fait, j’avais dépassé le cadre de mes obligations
contractuelles ; j’avais débordé des limites de la
mission qui m’était impartie : car j’étais vraiment,
vraiment amoureux de Corinne, cette charmante
camarade de fac qui partageait avec nous les lignes
d’eau du mardi soir.
Après les six mois de vie commune traditionnels
et conventionnels, Corinne ne me quitta pas pour
Thierry. J’avais expliqué à mon ami ce qu’il en
était.
- Que veux-tu, mon vieux, il fallait bien que cela
arrive un jour. Nous sommes vieux maintenant,
nous avons presque vingt-cinq ans… il est temps de
se caser.
Il avait donc compris et il avait également
rencontré, quelque temps plus tard, une âme sœur ;
il vécut plusieurs années avec Amélie.
Ce fut donc la fin de notre « association en
participation » dans le domaine amoureux ; mais
dans le domaine amoureux seulement. Cinq ans
plus tard, après avoir fait nos premières armes chez
des confrères, nous créâmes notre propre cabinet
constitué au départ de trois avocats : Corinne,
Thierry et moi-même.
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Du mariage
« Ne cherche pas, mon frère, en les liens du mariage
A mettre seulement fin à ta solitude :
Dans le mariage on cherche un peu de compagnie,
On cherche le bien-être et l’on trouve un mirage
Car c’est ainsi que fait, hélas, la multitude
Même si par le ciel leur union est bénie.
Mais si tu es bien loin du mariage animal,
Si tu ne cherches pas qu’à prolonger ta race,
Si tu es créateur et si tu t’es créé,
Si tu es au-delà et du bien et du mal
Si tu veux un enfant afin qu’il te dépasse
Mon frère, ton mariage est à jamais sacré. »
Ainsi parlait Zarathoustra.
« La vie est un sommeil, l’amour en est le rêve »,
nous a dit Musset ; Corinne était mon rêve éveillé.
A vingt-cinq ans, j’avais eu de nombreuses
partenaires amoureuses, quatre ou cinq « épouses
semestrielles » en participation avec Thierry, et
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voici que j’étais amoureux et que j’allais finir par
me marier.
J’étais amoureux.
Je ne m’en étais pas aperçu tout de suite ; ou
plutôt, j’avais été amoureux tout de suite, comme
toujours ; mais ça avait duré beaucoup plus
longtemps qu’à l’habitude.
J’avais en effet toujours été un peu amoureux de
chacune de « nos » petites copines communes.
Quand c’était moi qui la découvrais, les premières
semaines, les premiers mois étaient enchanteurs ;
puis je me lassais ; alors je passais le relais. Quand
c’était Thierry qui était à l’origine de la découverte,
j’étais amoureux par anticipation, un peu par
jalousie de les voir ensemble, et par impatience de
la découvrir vraiment ; et puis ensuite par la
pratique de la demoiselle, pour quelques semaines,
quelques mois…
Cette fois-ci, ça n’avait pas cessé.
*
Tout est parti d’une visite que nous avons faite
ensemble au Palais de Tokyo, ce musée voué à
l’Art Conceptuel.
Corinne m’a dit un jour qu’elle rêvait d’aller
visiter la collection du Fonds National d’Art
Contemporain.
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Nous avons pris le métro pour la station
Trocadéro, nous avons descendu l’avenue du
Président Wilson, nous sommes arrivés au musée,
nous sommes entrés et nous avons visité. Nous
avons circulé au travers des salles et des travées.
Nous avons vu aux murs des tableaux très grands
et tout noirs ; des très petits et tout blancs ; des
blancs avec des liserés blancs ; des noirs avec des
liserés noirs.
Nous avons vu des tableaux de couleur : des
rouges avec une tache blanche ou des verts avec
deux taches rouges. Nous en avons vus des rouges
avec collée dessus la première page de l’HumanitéDimanche ; des noirs avec la première page du
Wall Street Journal.
Nous avons vu une œuvre collective : un tableau
noir où les visiteurs devaient faire des graffitis ; et
puis un tableau blanc surveillé par un garde pour
qu’on n’y touchât point.
Nous avons vu des emballages vides ; des
ordures emballées dans un sac transparent ; des
flacons pleins d’urine ; des urinoirs inutilisables.
Nous avons vu des passoires sans trous ; des
casseroles sans fonds ; des poêles à frire sans
queue ; un parcmètre des années soixante-dix et une
contravention des années quatre-vingt.
Nous avons vu des coloriages envolés de l’école
maternelle ; des coloriages sans couleur ; des
dessins sans forme ; des formes sans dessein ; des
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livres dépourvus de texte ; des statues dépourvues
de sexe, des sexes sans statut.
Nous avons vu des pavés provenant de mai 68 et
du boulevard Saint-Michel ; du sable provenant de
la plage sous les pavés. Nous avons vu des femmes
enchaînées et des femelles déchaînées.
Nous avons vu des balais qui étaient des œuvres
d’art et d’autres qui servaient à nettoyer le sol ; un
Etasunien qui était un artiste et un Malien qui
faisait le ménage.
Nous avons vu des pissoirs duchamptisés…
… Et nous avons lu les textes accompagnateurs,
tous les textes, même les plus longs ; tous plus
beaux et profonds les uns que les autres : les plus
beaux et profonds que l’on puisse imaginer ; des
textes qui expliquaient si bien les taches, les liserés,
les passoires, les casseroles, les pavés, les ordures,
les journaux, les sexes, les balais, les pissoirs, les
Maliens et tant d’autres choses, bref, les
« concepts »…
Nous avons compris ce qui était sous-jacent dans
ces textes : nous avons compris que nous n’étions
pas des artistes ; que nous n’étions que de vulgaires
spectateurs ; que nous étions des idiots, des ploucs,
des beaufs, des bourgeois bornés… mais que nous
étions malgré tout sur la voie de la révélation et de
la rédemption par le seul fait d’avoir payé notre
billet pour essayer, dans un effort désespéré,
d’accéder à la culture.
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Et puis nous avons entendu les commentaires
graves et avisés de visiteurs initiés, cultivés et
profondément recueillis :
- Quelle profondeur !
- N’est-ce pas ? Mais, est-ce que la vacuité ne
confine pas parfois à la profondeur ?
- C’est très beau, ce que vous dites là, mon
amie !
- Et cet à-plat rouge bordé de rouge : quelle
symphonie !
- … je dirais plutôt, pardonnez-moi, un
concerto…
- Vous avez raison : la couleur dialogue avec la
toile…
- …Et là, cette peinture : si j’osais, je dirais que
le temps est là, immobile, suspendu dans le
tableau…
- Vous pouvez oser, mais…. « …le temps est là,
immobile, suspendu dans le tableau »… voyons,
Marie-Eudoxie… on doit toujours citer ses
sources…
- Allons ! Pierre-Henri, tout le monde connait
cette citation du grand Pierre Soulages !
- Qui disait aussi, il me souvient : « … le temps
est au centre de ma démarche de peintre… »
- Sublime ! Et tellement juste ! tellement…
« accurate », c’est ça : accurate !
- Tout à fait… peut-être même, « appropriate » !
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- C’est le mot que je cherchais… et tenez, ce
tableau marron moiré de brun : n’est-ce pas
l’horloge universelle, dans l’esprit de ce que disait
le maître ?
- Un sundial !
- Pardon ?
- Eh bien oui! Un cadran solaire ! Voyons !
- Ah ! Certes… et cette toile noire, toute noire :
quelle luminosité !
- Quel éblouissement ! Que dis-je, c’est
l’éclatement des cuivres au quatrième mouvement
de la Chevauchée des Walkyries !
- Et cet à-plat…
- Quel relief !
- Je n’osais le dire…
- Osez, mon amie, osez… c’est de la platitude
que procède le relief de même que c’est de
l’obscurité que découle la lumière…
- … dans une explosion que je qualifierais de
quasi-orgasmique !
- C’est une très belle métaphore, mon amie !
- Pierre-Henri, tant de beauté conceptuelle, toute
cette représentation de l’angoisse existentielle, que
dis-je, de la misère humaine me donne le vertige…
si nous allions déjeuner…
- Allons-y ! On saute dans un taxi : Ledoyen
n’est qu’à quelques minutes d’ici.
*
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Ce qui est passionnant, quand on visite les
musées, c’est d’écouter les commentaires éclairés
des visiteurs. C’est ce qui fait l’avantage
incontestable d’une visite réelle sur une visite
virtuelle ; par internet, par exemple.
Dans une visite réelle, on doit faire la queue sous
la pluie pendant des heures ; se faire marcher sur
les pieds ; se laisser invectiver pour avoir gagné une
place dans la file ; payer fort cher un billet ; subir
l’odeur animale des foules qui se pressent dans des
salles exigües ; donner des coups de coude et se
hisser sur la pointe des pieds pour entrapercevoir
les œuvres, attachées trop bas dans des salles trop
sombres…
Devant son écran couleur « haute définition », on
n’a pas ces inconvénients. On peut s’attarder
longtemps sur une image ; l’agrandir ; en étudier
chaque détail ; l’imprimer le cas échéant ; passer à
une autre, puis revenir à la précédente ; demeurer
confortablement dans son épais fauteuil de cuir ;
écouter une sonate de Corelli devant une
composition de Botticelli, ou une sérénade de
Mozart devant un tableau de Turner, ou un solo de
Charlie Parker devant un Hopper ; boire un thé ou
un whisky ; et même fumer une cigarette !… certes,
mais on ne bénéficie pas des commentaires…
Il faut aller dans les musées !
*
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Notre visite est finie. Nous ressortons sur
l’avenue de Tokyo et la descendons en direction du
pont de l’Alma. Je prends la main de Corinne et je
lui souris. Elle me sourit aussi puis, fronçant
légèrement ses jolis sourcils, me demande d’un air
sérieux.
- Que penses-tu de tout ça, de toutes ces œuvres,
Nico ?
Oh la la ! Devant de telles questions, on ne doit
jamais répondre la vérité ; jamais ! Surtout pas dans
les dîners en ville ; surtout pas devant des gens
intelligents ; surtout pas devant des gens cultivés.
Dans ces circonstances et devant de telles
personnes, on ne doit d’ailleurs jamais, quel que
soit le sujet, dire la vérité, jamais ! On risquerait
irrémédiablement de passer pour un plouc, un
grincheux, un réac, voire même un beauf !
C’est ce que l’on apprend très vite, à ses dépens
le cas échéant, quand on commence de fréquenter
des personnes de qualité, le beau monde.
Il n’y a que les vieux…- non, certains vieux - qui
se permettent de répondre ce qu’ils pensent : parce
qu’ils sont vieux, qu’ils savent qu’ils n’auront
jamais la légion d’honneur, qu’ils n’en ont plus
pour longtemps et qu’ils n’en ont donc plus rien à
faire ! Ce n’est pas mon cas.
Devant une jeune fille que l’on veut séduire où
auprès de qui l’on souhaite affirmer sa position, on
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l’océan, le torrent, le fleuve
ne doit non plus jamais dire la vérité ; jamais ! Il
faut reconnaitre en plus que les questions, directes
ou indirectes, qu’elle nous pose sont le plus souvent
perfides et malicieuses : « … Est-ce que tu
m’aimes ? » ; « … Oh ! Je suis affreuse
aujourd’hui ! » ; « … Que penses-tu de ma copine
unetelle?... » etc…
Avec un peu d’expérience, on devine le piège et
on le déjoue : en ne disant pas la vérité ; en disant
ce que l’on attend de vous que vous disiez ; en
disant ce que l’on doit dire ; en disant « ce qui se
dit.»
A l’interrogation que me pose Corinne, si fraîche
et si jolie à mes côtés, dont la présence m’émeut
tant et dont je ne me lasse pas, il ne peut être
question de répondre la vérité…
Je m’apprête donc à lui répondre « ce qu’il faut »,
ce qui convient, lorsque nous passons, place d’Iéna,
devant la statue équestre de Georges Washington.
A la vue de ce fringant cavalier, il me revient en un
éclair le fameux conte d’Andersen que j’aime tant ,
« Les habits neufs de l’Empereur» : deux fripons
vendent au chambellan une étoffe de la plus haute
qualité qui n’est en réalité qu’illusoire ; on en
habille le roi qui défile ainsi sur son cheval au
travers des rues de la ville ; les courtisans, les
citadins, les bourgeois les plus cultivés se pressent
sur son passage et s’extasient à grands cris sur la
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l’océan, le torrent, le fleuve
beauté de ses atours… et puis un petit garçon
s’écrie : « Le roi est nu ! »
Alors, à ce souvenir, et mu par une de ces
pulsions quasi-suicidaires qu’il m’arrive hélas de
rencontrer trop souvent, je réponds sans réfléchir à
ma compagne :
- Dans l’art conceptuel, il y a le mot art comme
dans canular : « canule-art ! » Et il y a aussi la
canule pour enfiler le bourgeois !
Elle s’arrête tout net et me regarde d’un air grave,
profondément soucieux. Je la sens choquée. Je
m’aperçois que, pour le seul plaisir de dire juste
une fois dans ma vie ce que je pense vraiment, j’ai
« suicidé » mon avenir avec elle. Elle me demande :
- Tu veux dire que… que…
- Que c’est des conneries, c’est tout !
Et voilà ! Je viens de me tirer une seconde balle
dans le pied. C’en est fini entre nous.
Corinne me regarde droit dans les yeux. Je
m’attends au pire. Je regrette amèrement ma
franchise. Elle me dit :
- Mon chéri, maintenant, je sais que je t’aime
vraiment !
Et elle me tombe dans les bras.
Nous étions donc vraiment amoureux.
J’en étais enchanté et surpris. J’étais enchanté
comme on l’est dans cet état étrange, fugitif et un
peu merveilleux qu’on appelle l’amour. J’étais
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l’océan, le torrent, le fleuve
surpris parce que je n’y étais pas habitué. J’étais
surpris aussi parce que je perdais mes repères.
Je savais pourtant bien ce qu’était l’amour :
j’avais suffisamment réfléchi à la question, je
l’avais précisément étudiée.
Je savais qu’il y a avait là un phénomène psychochimique (psycho-chimique, n’est-ce point déjà là
une formulation parfaitement tautologique ?)
d’ordre hormonal que la nature avait mis au point
tout au long de l’Evolution pour que le mâle
humain fût orienté vers une femelle en particulier et
que fussent ainsi limités les conflits au sein du
groupe ; pour que, par la constitution d’une famille,
la progéniture fût protégée ; et que la reproduction
et la pérennité de l’espèce fussent ainsi assurées.
Cela avait d’ailleurs assez bien fonctionné
jusqu’ici : nous sommes sept milliards !
Je savais aussi que l’amour était une invention
des curés pour permettre, dans le respect de la
divine continence, le minimum d’épanchements
que nécessite l’application du « croissez et
multipliez ! » biblique.
Je savais que c’était une invention des
troubadours pour apporter un minimum de bonne
conscience aux brutes épaisses qui se disputaient, à
coup de guerres et de tournois, les faveurs sexuelles
des malheureuses princesses enfermées dans les
hautes tours de leurs sombres châteaux.
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l’océan, le torrent, le fleuve
Je savais que c’était une invention des jeunes
pour se différencier des vieux dont ils étaient
appelés à rejoindre un jour la cohorte, plus tôt
qu’ils ne l’imaginent.
Je savais que c’était une invention des vieux,
pour habiller de façon présentable et estimable dans
leur mémoire ce qui n’avait été jadis que l’effet de
leurs pulsions hormonales.
Je savais que c’était une invention des chanteurs,
des cinéastes, des romanciers, tout simplement pour
vendre leurs fadaises, leurs images ou leurs
bouquins…
… Mais je ne savais pas que ça existait
vraiment…
Je le découvrais ; ça m’enchantait et ça me
troublait.
Comment décrire l’amour ? On ne peut pas.
On le ressent ; on ressent plutôt, avec délice et
effroi tout à la fois, qu’on est un peu bête, très bête,
même ; qu’on s’émerveille d’un rien ; qu’on se
trouble pour guère plus ; qu’on s’inquiète pour pas
grand-chose : alors, on se dit qu’on est amoureux.
C’est plus tard, bien plus tard, qu’on comprend
qu’à cette époque on a été tout simplement heureux.
On ne peut pas décrire l’amour. Je ne le décrirai
donc pas.
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l’océan, le torrent, le fleuve
On ne peut que semer des images, comme celles
que l’on colle sur le grand miroir de sa chambre :
des miettes de souvenirs ; comme celles qui sont
disséminées dans les recoins de la mémoire et qui
resurgissent plus tard, dit-on, pour le plus grand
malheur des vieux…
… Ces images…
… C’est le bonheur du réveil, au matin ; le
bonheur de se réveiller alors que l’on a rien de
particulier à faire de la journée ; le bonheur de
s’ouvrir à une nouvelle journée, tout simplement
parce qu’elle est là ! Ah, comme on les regrettera,
plus tard, ces réveils heureux …
… C’est le cœur qui bat quand retentit la sonnerie
du téléphone parce qu’on espère tout simplement
entendre une voix, une voix particulière, celle-là…
… C’est une silhouette que l’on entrevoit ici ou
là, dans la foule ; et qui n’existe que dans notre
imagination ; plaisir d’une seconde, déception d’un
instant…
… C’est un regard que l’on croise, une main que
l’on tient, une joue que l’on frôle, un sourire que
l’on partage…
… Ce sont des rires gais, joyeux, innocents,
incontrôlés, un peu bêtes aussi…
… C’est un peu con, finalement, l’amour ; mais
c’est si bon d’être un peu con, alors…
*
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l’océan, le torrent, le fleuve
Nous ne nous sommes pas mariés tout de suite,
bien sûr. Nous avons fini notre dernière année de
fac et sommes entrés chacun comme stagiaire dans
un cabinet : Corinne chez un vieil avocat assez
procédurier, moi dans un cabinet international qui
fuyait le Palais de Justice comme la peste.
Nous habitions un petit studio rue de Vaugirard.
Nous travaillions dur pendant la journée, encore un
peu le soir, souvent : il faut bien ça si l’on veut
« réussir ». Et puis, nous partagions un petit dîner
fait « sur le pouce » ou allions, à l’occasion,
manger une pizza ou un couscous, rue de Vaugirard
ou rue Lecourbe. Ensuite, nous nous couchions et
nous aimions avant de nous lever de bonne heure
pour recommencer une journée.
Certains soirs, nous allions dans un club de jazz
du cinquième arrondissement. Je jouais toujours un
peu, avec Thierry. Corinne ne jouait pas mais
appréciait la musique. Elle restait là à nous
écouter ; à écouter les autres musiciens aussi : qui
étaient meilleurs que nous, pour son bonheur !
Et il y avait les soirées à trois, à la maison, à faire
de longues parties de belote ou de tarots jusqu’à
très tard, en buvant du vin blanc sec.
Nous ne dormions pas beaucoup.
Il y avait les dimanches - les samedis, nous
travaillions assez souvent -. Le dimanche matin
était réservé au culte : au culte d’Eros ; nous avions
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l’océan, le torrent, le fleuve
une grande assiduité dans cette pratique. Et puis,
nous partions, très loin : à Paris ! Les quais de la
Seine, le Luxembourg, les Buttes-Chaumont, les
musées, les petites rues du Marais désertées le
dimanche ; le canotage au Bois de Boulogne à la
belle saison ; la patinoire, l’hiver.
En 1998, nous avions trente ans et sept années
d’expérience professionnelle. Nous avions acquis
chacun une petite clientèle et nous décidâmes de
nous rejoindre pour créer notre propre cabinet :
« Bernot-Courboux-Voray, avocats » ; dans l’ordre
alphabétique de nos patronymes : le mien, celui de
Corinne et celui de Thierry.
Comme notre clientèle personnelle était encore
bien modeste, nous dûmes détourner un peu celle
de nos anciens maîtres de stage. Ce fut moins
difficile que nous ne l’aurions cru !
Les débuts furent bien sûr un peu rudes mais,
après deux ou trois ans, nous disposions d’un solide
fonds de commerce et d’une certaine aisance
financière.
Ce fut alors que Corinne et moi décidâmes de
nous marier…
… Se marier, quelle drôle d’idée !
On m’aurait posé la question quelques années
plus tôt que cette idée m’eût paru tout à fait
farfelue : dans mon esprit, il n’y avait plus que les
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l’océan, le torrent, le fleuve
curés et les homosexuels pour vouloir encore se
marier !
Mais petit à petit, cette idée fit son chemin. Je me
demandai longtemps pourquoi. Certes, je m’étais
toujours dit que si j’avais un enfant, je souhaiterais
épouser la maman : un reste de tradition
bourgeoise, sans doute. Mais, se marier avant
d’avoir un enfant me semblait mettre la charrue
avant les bœufs.
Je crois finalement que c’est Corinne qui poussa
en ce sens. Etait-ce un souci de respectabilité vis-àvis de sa famille qui était assez traditionaliste ? Ou
tout simplement avait-elle, comme tant de jeunes
femmes, l’envie d’être la « reine d’un jour » dans sa
belle robe blanche et virginale ?
Qu’importe ! Moi, finalement, je trouvais ça très
bien : j’étais toujours amoureux et je devenais
vieux…
*
Alors, au printemps, nous avons fait une belle
fête : robe blanche, costard gris clair, champagne,
petits fours et pétales de roses lancées par de
ravissantes petites demoiselles d’honneur ; de quoi
faire des tas de photos que nous nous jurâmes en
riant de ne jamais regarder !
Puis nous sommes partis en voyage de noces sur
la Côte d’Azur dans la Mini décapotable de
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l’océan, le torrent, le fleuve
Corinne : ça faisait quand même plus « jeune » que
ma Béhème !
Nous avons déménagé pour nous installer dans un
appartement rue Guynemer, devant les jardins du
Luxembourg. L’appartement de quatre pièces était
spacieux et lumineux. Je le trouvais un peu vide. Je
proposai délicatement à ma jeune épouse de le
meubler par la présence d’un petit bébé. Elle me
répondit qu’elle était jeune encore, qu’elle avait
bien le temps… Je n’eus pas le mauvais goût
d’insister ; et le pharmacien du coin de la rue
continua de lui vendre ses pilules.
*
Nous étions jeunes et dynamiques ; nous n’avions
pas de famille, nous nous fichions de la patrie : il
nous restait le travail !
Le travail, le pouvoir, l’argent, la notoriété...
Pourquoi travaillions-nous autant ?
Parce que nous aimions le travail ? Oui, dans une
certaine mesure ; nous possédions nos techniques,
notre savoir, notre savoir-faire ; nous aimions les
mettre en œuvre… oui, sans doute… un peu pour
ça, un petit peu…
Pour avoir du pouvoir ? Oui, dans une certaine
mesure ; Je ne parle pas de notre pouvoir partagé,
tout relatif, dans notre petite entreprise d’une
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l’océan, le torrent, le fleuve
douzaine de personnes ; je parle du pouvoir du
conseil sur son client ; du pouvoir qu’il a, par sa
compétence ou son incompétence, de faire basculer
une affaire dans un sens ou un autre ; du pouvoir
qu’il a indirectement sur une opération, sur une
entreprise, sur l’avenir de dizaines, de centaines de
personnes ; du pouvoir qu’il a parfois sur son client
qui est assis en face de lui, inquiet, désarmé,
tremblant mais confiant : « Alors, maître… vous
croyez que… ? » … pour le pouvoir… oui, sans
doute…
Pour l’argent ? Pour l’aisance financière, le
confort ? Pour la Mini décapotable de Corinne, la
Jaguar de Thierry, ma Béhème ... pour notre bel
appartement du Sixième… pour nos dîners dans les
bons restaurants… pour les vacances au ski ou sous
les tropiques… pour avoir autant d’argent que nos
confrères ; plus, même… pour l’argent mais surtout
pour ce que cela représente : la « réussite. »
L’argent est la meilleure mesure de la « réussite » :
c’en est le critère objectif. Pour l’argent ? Oui, dans
une large mesure…
Pour la notoriété ? La notoriété qui est aussi une
mesure de la réussite : le geste amical que se croit
obligé de vous adresser un confrère célèbre qui
vous hait et vous jalouse ; la poignée de main
indifférente mais néanmoins « valorisante » d’un
ministre lors d’un cocktail ; la conversation, en a
parte près du buffet, avec le procureur général ou le
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l’océan, le torrent, le fleuve
Premier président de la cour de cassation ; votre
nom cité par un professeur de droit dans un
commentaire de jurisprudence ; le sourire
commercial et déférent du chef d’un grand
restaurant qui vous accueille dans son
établissement : « Maître, quel plaisir… » ; il vous a
reconnu, devant votre client ! Vous êtes
« reconnu » ! Alors, pour la notoriété ? Oui,
sûrement.
Et puis, il y a « le sport » et ce qu’il apporte :
l’adrénaline. « Le sport », c’est la joute que vous
avez avec votre confrère, avec la partie adverse ;
pas à la barre, bien sûr : on fera tout pour ne pas
aller jusque-là, c’est une perte de temps et d’argent.
Non, dans l’atmosphère feutrée et austère des salles
de réunions, aux murs couverts de centaines de
livres que personne n’a jamais ouverts (et qui, avec
les bases de données informatiques dont on dispose
aujourd’hui, n’ont aucune chance d’être ouverts à
l’avenir). « Le sport », c’est cette lutte qui semble
être faite à fleurets mouchetés - on est entre
personnes de qualité, n’est-ce pas ? - mais qui est
en fait un combat à mort, pour gagner, pour
vaincre, pour s’imposer. Pour gagner « l’affaire »,
bien sûr, mais pas seulement. Pour vaincre
l’adversaire, aussi ; pour s’imposer aussi : se
monter le plus fort, comme dans la cour de
récréation de la maternelle, comme les chevaliers
dans un tournoi, comme les duellistes sur le pré.
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l’océan, le torrent, le fleuve
Pour être le coq du village, maître de sa bassecour ; pour être le mâle dominant.
Alors, après la victoire, l’adrénaline a stimulé la
production de testostérone : on se sent encore plus
amoureux ; on emmène sa jeune épouse dans un
relais-château pour une nuit torride ; ou l’on fait
appel à une Escort girl, ces épouses de
remplacement dont les tarifs justifient les longues
heures que l’on a consacrées au labeur.
C’est pour tout ça, le goût du travail, l’argent, le
pouvoir, la notoriété, la recherche du défi et de
l’adrénaline, son corollaire, que l’on se plonge dans
son travail comme le moine se plonge dans ses
dévotions et ses mortifications. C’est pour l’image
de soi que l’on se bâtit et qu’on vénérera : pour
flatter son égo !
On est entraîné, toujours plus loin dans le
système, la rat race, vers plus d’argent, de pouvoir,
d’autosatisfaction, de « stress », sans moyen de
retour…
… n’est-ce pas cela que l’on appelle la drogue ?
*
Février 2003.
J’ai trente-cinq ans depuis hier.
Nous avons fait une grande fête hier soir.
Aujourd’hui, c’est dimanche. Je me suis levé tôt,
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l’océan, le torrent, le fleuve
Corinne dort encore. Je me suis habillé
chaudement : l’hiver est froid, cette année.
J’ai traversé la rue Guynemer et je suis entré dans
le jardin qui vient d’ouvrir. Les allées sont blanches
de la petite neige qui est tombée cette nuit. Je suis
presque seul. Paris est encore ensommeillé.
J’arrive auprès du bassin central, entouré de ses
pelouses givrées, de son terre-plein gravillonné et
de ses statues de femmes nues. Des enfants
matinaux jouent à faire des ricochets sur le bassin.
Je me souviens avoir fait de même quand j’étais
petit. C’est plus facile pour eux, aujourd’hui : le
bassin est gelé !
Je vais jusqu’à la fontaine Médicis, là où
j’attendais mes copines les soirs de printemps, en
lisant de la poésie. Je sors du jardin et passe par la
rue Soufflot, la place du Panthéon. Je redescends la
Montagne Sainte-Geneviève, par ces rues que j’ai
arpentées jadis et que je ne traverse plus
aujourd’hui, sinon au volant de ma berline ou à
l’arrière d’un taxi, le téléphone collé à l’oreille.
Je remonte par le boulevard Saint-Michel. Je
passe devant Gibert, la meilleure librairie de
Paris… les livres… combien en ai-je lu, de livres
depuis trois ou quatre ans ? Moins de vingt, peutêtre. J’ai dû en lire dans l’avion, quand l’après-midi
des vols transatlantiques est-ouest est rallongé par
la marche du soleil ; sur la plage, aux Maldives ou à
Saint Barth, à moitié assoupi sous un parasol ; à la
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l’océan, le torrent, le fleuve
maison, aussi, quand Corinne est avec sa
maman ?... non, pas à la maison ; je ne crois pas.
Dans notre salle de séjour, dans la grande
bibliothèque qui recouvre tout le mur qui fait face
au Luxembourg, j’ai ma collection de La Pléiade :
une bonne soixantaine de volumes. Hier soir,
Corinne m’a offert pour mon anniversaire les deux
volumes des œuvres complètes de Baudelaire. Je
l’ai chaleureusement remerciée et je les ai posés sur
la table basse, pour les lire avant de les ranger avec
les autres. Je ne les lirai jamais, je le sais bien ; et je
les placerai dans quelques semaines sur le
rayonnage qui les attend.
Je n’ai lu aucun de ces quelque soixante volumes.
Qui lit les livres de La Pléiade, d’ailleurs ?
Personne. Ils ne sont sans doute pas faits pour ça.
Ils sont faits pour que l’on voie leurs dos alignés
sur un mur : ça fait riche et cultivé.
Je passe par la rue du Dragon, devant le Latin
Swing, un petit club où je jouais jadis. J’y ai joué
encore, avec Thierry et quelques copains, il y a
quelque deux ou trois ans. Aujourd’hui c’est fini :
plus le temps.
A Noël, Thierry m’a offert une boîte d’aquarelles
et des fusains : « Reprends le dessin, la peinture,
Nico. Tu es doué. Ça te détendra… » Je l’ai
remercié. J’avais toujours eu envie de reprendre la
peinture et le fusain : à dix-huit ans, je faisais des
« à la manière » de Degas pas si maladroits. Je n’ai
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l’océan, le torrent, le fleuve
pas ouvert la boîte… mais non, je me rappelle
maintenant, ce n’est pas à Noël de cette année…
c’était l’an dernier, il y a quatorze mois…
« … Ça te détendra… », m’avait-il dit. Non, je ne
crois pas. Et puis je ne dois pas me détendre ; je
n’ai pas envie de me détendre. Ce dont j’ai besoin,
c’est d’en faire toujours plus, c’est d’avancer,
d’avancer toujours. C’est de prendre des avions
toujours plus tôt, pour aller toujours plus loin, pour
traiter toujours plus d’affaires, pour gagner toujours
plus d’argent, pour déjeuner dans des restaurants
toujours plus chers, pour coucher dans des hôtels
toujours plus luxueux ; pour boire un cognac dont
le verre coûte le prix d’une journée de smicard, un
mois de travail d’un esclave chinois ; et sans même
y prendre plaisir ; tout simplement parce que ça se
fait, parce que c’est une étape qui jalonne mon
« plan de carrière ».
… Alors, Baudelaire, Django Reinhardt et
Degas…
Je retraverse le jardin. Je passe près des serres.
Les arbres exotiques y ont entassés. Ils étaient
dehors à l’automne, ils ont pris leurs quartiers
d’hiver et ils ressortiront pour reprendre leur place
au printemps.
Moi, je viens de chez Baudelaire, Degas et
Django Reinhardt et je suis arrivé chez Milton
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l’océan, le torrent, le fleuve
Friedman, Lazard Frères et Guy Savoy, pour mes
quartiers d’hiver.
Y a-t-il un billet de retour pour ces natures de
déplacements ?
Pourquoi ai-je de telles idées aujourd’hui ? Parce
qu’il fait beau et froid, que je suis fatigué et que
c’est mon anniversaire… allez, ça va passer…
Je m’arrête à la boulangerie pour acheter des
croissants et puis je remonte à l’appartement.
Corinne doit toujours être au lit…
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l’océan, le torrent, le fleuve
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Les trois métamorphoses
« Et voici que l’esprit se changea en chameau :
Plus lourde était la charge et plus grand son bonheur
Et rien n’était trop lourd pour ce nouveau héros
Et rien n’était trop dur pour fonder sa grandeur.
Puis l’esprit devint lion, cherchant sa liberté,
Cherchant à s’affranchir des valeurs de l’Histoire,
Apprendre à dire non, en faire un droit sacré,
En faire sa raison, en faire son devoir.
Et l’esprit fut enfant, l’enfant est innocence ;
Il est commencement à son propre vouloir
Et lui seul peut bâtir sa propre connaissance,
Lui seul peut affirmer à la fin son pouvoir. »
Ainsi parlait Zarathoustra
« Parce que c’était lui, parce que c’était moi »
nous a dit Montaigne de son amitié avec La Boétie ;
m’a dit, par anticipation, Montaigne de mon amitié
avec Thierry.
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l’océan, le torrent, le fleuve
Noël 2003 : nous partons à quatre en vacances
une semaine au Sénégal, au domaine de Nianing.
L’année avait été particulièrement brillante ; le
cabinet avait prospéré et nous avions décidé de
fêter ça comme il se doit ; tous les trois ensemble,
bien sûr.
Il était rare que nous partions ensemble. L’un de
nous trois devait rester de permanence au cabinet.
Alors, quand Corinne et moi partions, Thierry
demeurait à Paris et quand je partais avec mon ami
pour ces rudes randonnées alpestres que nous
prisions tant et que redoutait mon épouse, c’était
elle qui « gardait la maison ».
Cette fois-ci, nous étions partis quelques jours
ensemble et Valérie, la présente amie de Thierry,
s’était jointe à nous. Valérie, une jolie et vive jeune
femme un peu plus jeune que nous de quelques
années, était décoratrice. Sa présence nous évitait
de
retomber
dans
nos
conversations
professionnelles habituelles.
Un matin, nous avions laissé « les filles » se dorer
sur la plage et Thierry et moi étions partis à la
pêche au gros. Nous avions loué une embarcation
relativement légère mais équipée d’un moteur assez
puissant
et
avions
décliné
l’offre
d’accompagnement par un pêcheur du cru. Nous
savions l’un et l’autre manœuvrer un hors-bord.
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l’océan, le torrent, le fleuve
Il faisait un temps magnifique comme il fait à
Noël sur la Petite Côte du Sénégal : température
chaude mais supportable grâce à l’air sec, soleil
éclatant, mer scintillant à l’infini. Nous avions un
petit hors-bord West Marine dont la puissance du
moteur avait sans doute été prévue pour compenser
l’instabilité de la coque…
A onze heures, croisant à très faible vitesse à
quatre ou cinq milles du rivage, nous n’avions
toujours rien attrapé d’intéressant : deux ou trois
dorades et un rouget. Nous les avions remis à la
mer aussitôt : nous n’étions pas venus pour ça !
Nous avions alors changé nos appâts et nos
hameçons : il nous fallait du gros : thon, espadon ou
requin taupe, l’espèce la plus fréquente dans ce
secteur.
A midi, une forte tension se fait soudain sentir
dans la ligne : nous avons ferré quelque chose. Je
me porte au milieu de l’embarcation où se trouve le
poste de pêche sur notre petit hors-bord ; Thierry
est à l’arrière où il manœuvre le moteur. Il crie :
- C’est un gros ! Regarde l’aileron : un requin, un
gros !
La ligne se tend de plus en plus ; il va falloir que
je m’attache sur mon siège pour le tirer hors de
l’eau. Alors que je m’y prépare, je m’aperçois que
la ligne est prise dans une sorte de tangon anguleux
(je ne suis pas très connaisseur en accastillage…)
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l’océan, le torrent, le fleuve
scellé sur le rebord du bastingage : elle risque d’être
sectionnée ; d’autant plus que le requin fait
maintenant des bonds très haut au-dessus de la
surface. Il doit faire plus de cent cinquante ou deux
cents kilos. Nous ne pourrons pas le monter à bord ;
nous devrons l’attacher sur le bord de
l’embarcation… mais il faut d’abord le ramener et
le tuer.
Je quitte le siège du poste de pêche et
m’approche du bastingage pour dégager la ligne ;
Je m’y emploie avec l’aide d’un aviron utilisé
comme levier. Le bateau remue de plus en plus
sous les coups que le requin donne en tirant sur la
ligne ; ce bateau n’est vraiment pas stable. J’exerce
tout mon poids sur l’aviron pour tenter de dégager
la ligne.
Il y a soudain une secousse plus forte, le bateau
subit un fort mouvement de roulis et bascule vers
tribord, le côté d’où tire le requin, le côté ou je me
trouve. Thierry veut redresser l’embarcation par un
mouvement sur le manche du moteur mais ça ne
fait qu’accentuer le roulis. Je glisse en arrière puis
en avant. Je lâche l’aviron, veux saisir le tube du
bastingage, le manque. J’entends Thierry pousser
un cri :
- Nico !
J’ai basculé à la mer.
Thierry coupe le moteur brutalement ; il cale. Ce
n’était sans doute pas le bon réflexe. Il essaie de le
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l’océan, le torrent, le fleuve
relancer, probablement pour éloigner le bateau et le
requin et se donner le temps de trouver une bonne
solution à notre problème. Le moteur ne veut pas
redémarrer ; il doit être noyé.
Le bateau a continué sur son erre et j’en suis
maintenant à une trentaine de mètres, trop loin pour
remonter immédiatement à bord, trop près pour être
hors de portée du requin.
Alors… alors, pour moi c’est l’horreur.
Je sais que les requins taupes ne sont pas
particulièrement agressifs par nature, mais celui-ci
se débat depuis cinq minutes avec un hameçon
multiple dans la gueule ; et puis je me rends
compte, par la douleur que me procure l’eau salée,
qu’en basculant je me suis entaillé profondément la
jambe sur un crochet attaché au bastingage : je
saigne abondamment...
Je vois le requin s’avancer vers moi en faisant des
bonds de douleur. Pensera-t-il à m’attaquer ou ne
cherchera-t-il qu’à se dégager de l’hameçon qui le
fait souffrir ? L’instinct de survie l’emportera-t-il
sur l’instinct du chasseur excité par le sang ?
Je relève la tête et je vois que Thierry a
abandonné le moteur rétif pour se précipiter sur la
ligne : il n’a plus le temps d’éloigner le bateau. Au
moment où la bête arrive sur moi, il parvient à la
tirer en arrière à temps. Le requin, sans doute sous
le coup de la douleur, fait de nouveaux bonds et
s’éloigne. Il faut que j’en profite pour me
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l’océan, le torrent, le fleuve
rapprocher de l’embarcation avant qu’il ne
revienne. Je nage de toutes mes forces ; mais c’est
bien connu, c’est quand on essaie de nager le plus
vite possible que l’on va le plus lentement : on se
désunit et on perd toute efficacité dans ses
mouvements.
Je suis à dix mètres du bateau. Thierry est au bord
du bastingage et m’attend, la main tendue. Je le
vois soudain qui s’éloigne brusquement et se
précipite vers la ligne ; je me retourne, je
comprends, le requin revient vers moi par l’arrière ;
Thierry va tenter de l’éloigner en tirant sur la ligne.
J’essaie
maladroitement
d’accélérer
mon
mouvement. Je me retourne : l’aileron me semble
juste derrière moi. Du bateau, Thierry a pu donner
un mouvement brutal à la ligne : le squale fait un
bond ; il est totalement sorti de l’eau.
Je regarde de nouveau vers le bateau et vois
Thierry qui bascule à la renverse : la ligne s’est
cassée ou s’est arrachée de la gueule de la bête : le
requin est libre !
Je nage, aussi vite que je le peux. Je suis tout
proche du bateau ; je m’attends à chaque instant à
sentir ma jambe happée par la bête. Si elle
m’attrape, c’est fini. Elle ne me lâchera pas.
Je suis au bateau. Je saisis la main de Thierry qui
me tire vers lui. Il se penche en suspens par-dessus
le bastingage ; il a fixé ses jambes entre les deux
tubes horizontaux qui suivent le bord. Il me tire de
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l’océan, le torrent, le fleuve
sa main et saisit ma ceinture : une ceinture de cuir
suisse qu’il m’a offerte à l’arrivée d’une de nos
randonnées en montagne ; pourvu qu’elle tienne !
Je sens le requin qui arrive de nouveau vers moi,
tout au moins, je l’imagine… La jambe de Thierry
glisse de son point d’appui. Il me lâche ; Il va
basculer à son tour ; il se rattrape d’un pied puis
reprend ma main et ma ceinture et me hisse à bord.
Je bascule dans le fond du petit bateau.
Le requin tourne un moment autour de
l’embarcation puis s’éloigne.
Je suis pris d’une crise de nerfs.
*
Thierry m’a dévêtu, a soigné ma plaie avec la
boîte à pharmacie du bord, m’a recouvert d’une
bâche et m’a donné à boire un peu de vin rosé.
J’ai eu d’abord une vraie crise de nerfs comme de
celles que l’on a après les moments de stress
intense ; je tremblais de tous mes membres et je
claquais des dents ; puis je me suis calmé et j’ai
remercié mon ami.
- Eh bien, mon vieux, j’ai fait une belle connerie.
Heureusement que tu as su m’en sortir…
- J’ai fait une connerie aussi ; je n’aurais pas dû
couper le moteur brutalement ; j’aurais dû
m’éloigner d’abord… mauvais réflexe…
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l’océan, le torrent, le fleuve
Je lui dis qu’il s’est bien rattrapé par la suite !
J’ajoute :
- Mais tu as failli tomber aussi…
- Oui, notre ami aurait eu double ration : fromage
et dessert ! Et Corinne aurait dû payer
l’embarcation…
Et il rit.
Son humour me réconforte un peu, mais un peu
seulement : j’ai eu chaud !
Il me dit de me coucher dans le fond, de me
calmer, tranquillement.
Je m’installe au fond du bateau, adossé à la
coque ; je ferme les yeux et je revois ces quelques
secondes.
On dit couramment que quand on frôle la mort on
revoit défiler sa vie en un instant. J’ai frôlé la mort,
tout du moins en ai-je eu conscience, mais je n’ai
pas vu défiler ma vie. Dans ces quelques secondes,
surtout dans les deux ou trois dernières, mon esprit
a été en revanche le lieu de sentiments aussi forts
que contradictoires.
J’ai d’abord connu une panique comme je n’en
avais jamais rencontré, une peur immense. Je savais
que si le requin me saisissait, je n’avais aucune
chance de m’en tirer ; il ne m’aurait pas lâché et en
quelques secondes il m’aurait déchiqueté.
J’ai été aussi le siège d’une volonté et d’une force
exceptionnelles : l’effet de l’instinct de survie. En
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l’océan, le torrent, le fleuve
un instant, l’esprit se remplit de réflexions
multiples et incroyablement rapides ; il élabore et
étudie les stratégies qui pourraient faire tout
simplement que l’on sauvât sa vie.
En un instant, j’ai pensé à ce que je devais faire :
à nager le plus vite possible, bien sûr ; mais aussi à
essayer de coordonner au mieux mes mouvements
pour ne pas trop me désunir sous l’effet de la
panique. En un instant, j’ai pensé à la façon dont je
pourrais remonter à bord ; j’ai réfléchi à l’endroit
où je devais aborder le bateau, à celui où je devais
m’accrocher. En un instant, j’ai pensé à ce que
Thierry devait faire pour me tirer de là ; à ce qu’il
devait faire en priorité, au plus vite : devait-il
relancer le moteur et s’éloigner ? Devait-il écarter
le requin ? Détacher le canot de sauvetage pour que
je le rejoigne hors de porter de la bête ? Couper la
ligne ? bien sûr que non !...
Assis au fond du petit bateau, je me dis que je
n’aurais jamais imaginé qu’autant de pensées
pussent naître et se coordonner en si peu de temps.
J’apprendrai plus tard que c’est un point
commun à toutes les personnes qui ont connu un tel
moment d’angoisse subite et intense.
L’esprit humain est bien surprenant…
Mais j’ai connu aussi et dans le même instant, ce
qui peut paraître surprenant, un sentiment d’une
toute autre nature ; d’une nature paradoxale : un
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l’océan, le torrent, le fleuve
sentiment de résignation. Quand j’étais à dix mètres
de l’embarcation et que je sentais (que
j’imaginais…) le requin juste derrière moi, qui
allait me saisir la jambe, j’ai compris que j’étais
mort. Je n’ai pas pensé que j’allais mourir, non, j’ai
pensé que j’étais mort. A cet instant, je voyais ceci
comme un fait avéré, comme un constat.
Ainsi, dans le même temps qu’une partie de moimême se révoltait et commandait à mon corps
d’agir pour ma survie, une autre admettait cette fin
comme un fait acquis.
Peut-on retraduire par des mots la puissance, la
force de ce que l’on ressent dans ces moments-là ?
Sans doute pas. Je me souviens quand même de la
pensée qui m’a traversé l’esprit… non, de la pensée
qui a pris possession de mon esprit, qui s’est
imposée à moi juste avant que je ne sois tiré
d’affaire, cette pensée triviale et que je n’ai jamais
oubliée depuis lors : « C’est trop con d’être mort
comme ça… »
Alors, maintenant, sur le sol du canot, je me
demande : est-ce que ce n’est pas toujours « trop
con » de mourir ? Finalement, mourir, c’est très
simple et c’est « très con …»
Un grand philosophe a-t-il déjà dit ça en ces
termes ? Il faudra que je me renseigne…
*
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l’océan, le torrent, le fleuve
Quand nous arrivons à l’embarcadère, il nous faut
raconter notre histoire, les détails, l’accident, la
peur, le sauvetage « …mais non, c’est fini, c’est
rien, vous inquiétez pas, tout va bien, pas
d’souci… »
On a vécu un moment d’une immense intensité,
comme on n’en a encore jamais vécu dans sa vie et,
quelques minutes plus tard, ça devient une
anecdote, un fait divers.
J’ai conscience que pour moi ce ne sera jamais un
fait divers ; c’est une seconde naissance.
*
Au dîner, je mange bien, je bois pas mal ; et je
sais que demain, j’aurai encore plus d’appétit :
l’appétit de la vie.
Nous allons nous coucher. Je prends Thierry à
part un instant. Je lui prends les mains sans rien dire
puis je tombe dans ses bras ; des larmes me
viennent aux yeux. Nous restons ainsi un long
moment enlacés puis nous nous séparons et nous
disons :
- A demain !
Et nous rions.
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Puis je rejoins Corinne dans notre bungalow.
Nous nous préparons et nous mettons au lit. Elle
m’embrasse et me dit :
- Tu dois être bien fatigué, mon chéri…
Je lui prouve que non ; avec une vigueur, un
appétit que je n’avais pas connu depuis longtemps :
l’appétit de la vie.
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