JOHN FOSTER DULLES ET L`ALLIANCE ATLANTIQUE

Transcription

JOHN FOSTER DULLES ET L`ALLIANCE ATLANTIQUE
1
FRANÇOIS DAVID
JOHN FOSTER DULLES
ET L'ALLIANCE ATLANTIQUE
Revue d'Histoire Diplomatique, avril 2003, n° 2, p. 171-189.
La manière dont John Foster Dulles, le secrétaire d’Etat du président Eisenhower, aborda la
question d'une alliance durable entre les Etats-Unis et l'Europe occidentale, repose sur une longue
réflexion, qui remonte au traité de Versailles de 1919. Lors de la conférence de la paix qui l’a
précédé, le jeune avocat de 31 ans a, de fait, négocié l'essentiel des clauses consacrées aux
réparations dues par l'Allemagne. Les exigences françaises en la matière, l'ont convaincu qu'on ne
peut pas organiser une telle après-guerre en restreignant les capacités de développement d'une
grande puissance, ni en lui imposant des interdictions permanentes, par exemple, dans le domaine
des armements1. La II° Guerre Mondiale conforte Foster Dulles dans sa philosophie européenne :
les Européens n'ont eu d'autres intentions en 1919, que de maintenir les vieilles règles du jeu
diplomatique et stratégique à travers une juxtaposition de souverainetés rivales2 ; l'Europe ne
décline pas parce qu'elle est décadente, mais parce qu'elle est divisée3.
I°) Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale éviter les erreurs supposées du
traité de Versailles grâce au fédéralisme
L'état d'esprit fondamental de J.F. Dulles au terme de la Seconde Guerre mondiale est donc
le suivant4 : premièrement, redonner une chance à l'Allemagne vaincue, en la réinsérant au rang
des puissances honorables, après l’avoir transformée éventuellement en une confédération.
Deuxièmement, abolir la compétition entre des Etats européens indépendants. Le poids de la
menace soviétique ne fait que s'ajouter à ces deux préoccupations premières. Pour le futur
1
The Young Plan in Relation to World Economy. Dîner-débat de la Foreign Policy Association autour de J.F. Dulles
et du Dr H. Schacht. 20/10/1930. Dulles Papers. Mudd Library, Princeton.
Conférence de J.F. Dulles devant le National Council of Young Men's Christian Association, à Détroit. 28/10/1939.
Idem.
2
The Church's Role in Developing the Bases of a Just and Durable Peace. Discours de J.F. Dulles, à l'occasion d'une
assemblée de l'Eglise méthodiste à Chicago. 28/5/1941. Idem.
3
Discours The Unification of Europe, 7/4/1948. Idem.
4
Cf. le manifeste de la Commission pour une paix juste et durable, présidée par J.F. Dulles, et émanant du Conseil
oecuménique (protestant) mondial : Les objectifs de paix au long terme 18/9/1941. Idem.
A New Year Resolves. Discours devant la National Publishers Association, 17/1/1947. Idem.
2
secrétaire d'Etat, les nationalismes allemand et français ne se distinguent pas foncièrement à
l'épreuve des siècles. C'est pourquoi, en 1939-1941, il s'est opposé vigoureusement à l'entrée en
guerre des Etats-Unis.
Un maximum d’instances supranationales avant de fédérer complètement l’Europe
En 1947-1949, le débat politique fondamental mais laborieux qui donne naissance au plan
Marshall et au futur traité de l'Atlantique Nord, permet donc à J.F. Dulles, ami de longue date de
Jean Monnet, de développer cette idée qui lui tient particulièrement à cœur : parvenir à une
fédération européenne5. Certes, dans les circonstances chaotiques de l'après-guerre, un
gouvernement centralisé ne serait alors ni pratique ni réaliste. Selon J.F. Dulles, on doit surtout
stabiliser les monnaies, les rendre convertibles entre elles, et sur le plan commercial, constituer un
marché unique6. Là en revanche où J.F. Dulles est catégorique, radical et empressé, c'est dans son
désir de constituer une armée purement européenne, englobant l'Allemagne, et contrôlée par des
instances exclusivement supranationales. Il n'y renoncera dans la douleur qu'au moment de l'échec
final de la CED en 1954.
C'est donc avec le souci primordial d'une intégration européenne aussi poussée que
possible, que se pose pour lui entre 1944 et 1949, la question du danger soviétique de plus en plus
en pressant. Champion en Amérique du combat antisoviétique, J.F. Dulles estime que la force
principale de Moscou vient moins du nombre écrasant de ses divisions, que de la force de
l'idéologie marxiste qui peut faire tomber des Etats comme la France et l'Italie par un mélange de
séduction et de crainte7.
Pour Dulles la perspective proche d'une guerre frontale paraît donc improbable, même s'il
faut y faire attention, et ne pas laisser l'Europe désarmée. Ce qui compte avant tout pour lui c'est
de redonner militairement confiance aux Européens, afin que par voie de conséquence l'Europe
retrouve la foi en elle-même.
5
Cf. le télégramme de félicitations de J. Monnet à J.F. Dulles pour sa nomination comme secrétaire d’Etat,
24/11/1952 et la réponse de J.F. Dulles, 26/11/1952. Idem. Jean Monnet lui rappelle que pour faire fructifier la paix
"la création rapide des Etats-Unis d'Europe est essentielle" et qu'il sait combien Dulles "partage cette conviction". A
quoi le nouveau secrétaire d'Etat répond en français : "Je partage votre conviction qu'il est de la plus grande
importance de créer immédiatement une plus grande unité politique, économique et militaire en Europe. C'est vous le
savez, ma conviction depuis des années".
6
Intervention de J.F. Dulles à une table ronde du sous-comité du Council on Foreign Relations, chargé d'étudier le
plan Marshall, 2/2/1948. Idem.
7
Axiome exprimé en particulier devant le Bond Club de New York, au début de la Guerre froide. 6/5/1948. Idem.
3
Mais cette évolution fédérative de la vieille Europe politiquement sclérosée, passait par une
politique d'incitation volontariste des Etats-Unis, et donc par une rupture nette quoique difficile
avec l'isolationnisme, où J.F. Dulles a joué un rôle de tout premier plan.
La fin de l’isolationnisme américain et le rôle irremplaçable de J.F. Dulles
Dès 1944, tandis que Roosevelt et Cordell Hull font campagne dans leur propre camp, le
candidat républicain à la présidence, Dewey, envoie en mai 1944, son ami J.F. Dulles tenter de
convaincre le sénateur Vandenberg8. Cet isolationniste acharné fit déjà en son temps campagne
contre le traité de Versailles et la SDN. Avec le rédacteur en chef du New York Times, James R.
Reston, J.F. Dulles convainc A. Vandenberg de soutenir publiquement la plate-forme
internationaliste de Dewey, lors de la campagne à venir : pour le "Grand Vieux Parti", il est
désormais de l'intérêt des Etats-Unis de s'immiscer dans les problèmes de l'après-guerre et d'éviter
qu'ils ne deviennent des crises les menaçant directement. Six semaines plus tard, en août 1944,
l'avocat d'affaires persuade le chef républicain d'adopter en politique étrangère, une démarche
bipartisane, qui transcende les clivages politiques. Il va en résulter la participation de Vandenberg
et de J.F. Dulles à la conférence de San Francisco, où ils auront un rôle très actif dans la rédaction
de l'article 51 de la charte des Nations Unies, prévoyant la possibilité d’instituer des organisations
ou des alliances régionales9. Sans le savoir alors, J.F. Dulles et A. Vandenberg créaient pour les
Etats-Unis les conditions d'existence juridiques et morales de la future alliance atlantique.
En 1944-1945, principalement grâce à J.F. Dulles, les bases sont donc posées d'un
consensus internationaliste associant démocrates et républicains sans lequel, quatre années plus
tard, l'Amérique n'aurait jamais pu s'engager dans une alliance militaire avec l'Europe. Le rôle de
J.F. Dulles dans la résolution Vandenberg de 1948 est cette fois-ci toutefois secondaire. Cette
résolution fondamentale a été votée par le Sénat en 1948 et autorise, fait inouï dans l'histoire
américaine, les Etats-Unis à participer à une alliance militaire en dehors de l'ONU, en s'appuyant
sur l'article 51 de la charte des Nations Unies.
.
Au sujet de cette future résolution Vandenberg, qui met donc fin à l'isolationnisme
américain, J.F. Dulles participe à la réunion la plus importante entre l'Administration Truman et
Vandenberg, le 27 avril 1948, dans le contexte du Coup de Prague de février, et de la riposte
européenne que constitue le traité de Bruxelles.
8
Vandenberg, the Changed Man. Article de Blair Bolles. 1946. Idem.
Pour l'ensemble de ces négociations et la participation républicaine à la conférence voir le Foreign Relations of the
United States (FRUS) 1945, vol. I, General - The United Nations.
9
4
Soutien vigilant à la résolution Vandenberg (1948) et au traité de l’Atlantique Nord (1949) :
ne pas «geler les pays d’Europe dans leurs vieilles habitudes de pensée»
J.F. Dulles, qui n'a pas été consulté préalablement par Vandenberg, prononce des réserves,
qui sont caractéristiques de ses véritables objectifs européens10 : d'abord il s'élève contre l'idée de
constituer une marqueterie d'accords de sécurité collective qui fragmenteraient l'ONU. Ensuite, il
ne veut pas que les Européens se présentent avec une liste d'armes à recevoir, ni un catalogue de
garanties. L'engagement militaire américain ne doit avoir d'autre objectif que d'optimiser le plan
Marshall et la fusion des pays européens. Et il ajoute : "Toute tentative de geler les pays d'Europe
occidentale dans leurs vieilles habitudes de pensée, d'association et de système économique serait
futile et à mon avis opposé à l'intérêt national". Bref, selon lui, les Etats-Unis ne doivent surtout
pas devenir la "béquille"11, selon ses termes, sur laquelle se reposeraient indéfiniment les
Européens. Enfin, si une alliance doit se conclure, l'engagement américain ne devrait pas dépasser
cinq ans. D'ailleurs à tout prendre, J.F. Dulles préférerait une déclaration unilatérale et solennelle
du président des Etats-Unis, assortie d'une aide armée ponctuelle et en aucun cas pléthorique,
plutôt qu'un vaste et lourd ensemble qui rappelle trop la diplomatie traditionnelle du XIX° s.
Ceci dit, il ne faut sans doute pas radicaliser ces réserves12. Aimant penser à voix haute,
l'avocat prend le temps d'instruire le pour et le contre du dossier atlantique. Un an plus tard, il est
convoqué par la commission des Affaires étrangères du Sénat, pour témoigner en faveur de la
ratification du traité de l'Atlantique Nord, signé le 4 avril 194913. A nouveau il exprime sa
conviction et son espoir, qu'il ne soit pas question de constituer une sorte de Sainte-Alliance
militariste, où les subsides américains développeraient 12 armées nationales, éventuellement
antagonistes. Ces avertissements donnés devant les sénateurs, J.F. Dulles présente néanmoins
l'alliance atlantique sous un jour éminemment positif et avantageux pour la sécurité des Etats-Unis
et du monde occidental.
1949 : une alliance atlantique avant tout morale et psychologique
10
Conversation entre G. Marshall, R.A. Lovett, A. Vandenberg, J.F. Dulles. 27/4/1948. Notes personnelles de J.F.
Dulles. Dulles Papers, Princeton. Les minutes officielles de la rencontre, assez différentes, figurent dans le FRUS,
1948, vol. III, pp. 104-108.
11
Témoignage devant la Commission des Affaires étrangères du Sénat, en faveur du plan Marshall. 20/1/1948.
80° Congrès. Public Hearings.
Egalement : The Unification of Europe. 7/4/1948. Dulles Papers.
12
Témoignage de J.F. Dulles devant la Commission des Affaires étrangères du Sénat in The Vandenberg Resolution
and the North Atlantic Treaty. Hearings Held in Executive Session before the Committee on Foreign Relations.
United States Senate. 80th Congress, Second Session, on S. Res. 239, reaffirming the policy of the United States to
achieve international peace and security through the United Nations and indicating certain objectives to be pursued.
Mai-juin 1948. Publié à Washington en 1973.
13
Les explications suivantes découlent du témoignage de J.F. Dulles devant la commission des Affaires étrangères du
Sénat, en faveur de la ratification du Traité de l'Atlantique Nord, le 4/5/1949. Congressional Record. Proceedings and
Debates of the 81st Congress, First Session.
5
D'abord, le traité atlantique ne doit pas être utilisé comme un instrument militaire. A l'heure
de sa ratification souhaitable, J.F. Dulles pense que Staline ne nourrit aucun plan d'attaque. Si on
pense que la guerre avec l'Union soviétique est inévitable, alors effectivement, elle aura lieu. Mais
inversement, si le Sénat ne ratifie pas le traité, alors, la guerre est, elle aussi, probable à terme. Le
traité de l'Atlantique Nord possède une vertu avant tout dissuasive, non pas grâce au nombre de
ses divisions, mais par le fait que les Etats-Unis en soient signataires. L'ennemi sait que s'il agresse
l'Europe, les Etats-Unis interviendront. Si tel avait le cas en 1939, la II° Guerre mondiale n'aurait
pas éclaté. On peut savourer ici, la repentance de celui qui écartait avec horreur, toute entrée en
guerre des Etats-Unis en 1940.
Mais pour J.F. Dulles, l'intérêt premier de cette nouvelle alliance est avant tout moral et
psychologique. Selon lui par exemple, il est essentiel pour le moral des Français de les aider à
retrouver une armée substantielle, car cela a toujours fait partie de leur histoire. Et au niveau
économique, J.F. Dulles connaît des hommes d'affaires français qui hésitent à investir dans leur
propre pays. C'est le plan Marshall qui supplée, de façon anormalement coûteuse, à la pénurie de
capitaux. Et selon une confidence du président du Conseil Queuille, qui illustre les craintes
françaises de l’époque, la moitié des membres inscrits au parti communiste français, le seraient en
précaution d'une invasion soviétique.
Enfin en juillet 1949, J.F. Dulles, tout juste nommé sénateur par intérim de l'Etat de New
York par le gouverneur Dewey, est invité à prononcer au Sénat, un discours solennel en faveur du
traité. C'est l'occasion pour lui d'ajouter un argument supplémentaire en faveur de l'alliance
atlantique, et qui rejoint ses préoccupations de l'entre-deux-guerres : il faut insérer l'Allemagne
dans le concert des nations occidentales en particulier au niveau militaire, car comme il le dit luimême : "L'Allemagne peut être intégrée à l'Occident, à condition que l'Occident inclue les EtatsUnis".
Ce discours a certainement contribué à amplifier la majorité des deux tiers nécessaires à sa
ratification, puisque le Sénat approuve dans la foulée l'alliance atlantique à 82 voix contre 13.
6
II°) 1953 : la CED est la priorité européenne absolue du nouveau secrétaire d’Etat
Quatre ans plus tard pourtant, en 1953, lorsque J.F. Dulles est nommé secrétaire d'Etat par
Eisenhower, les termes du débat se posent encore avec la même acuité pour lui : premièrement où
en est-on de l'unité européenne ? Deuxièmement, les Européens satisfont-ils aux exigences de leur
propre défense ? Troisièmement, pour réaliser les deux points précédents, les Français vont-ils
enfin consentir au réarmement allemand, et plus particulièrement ratifier la Communauté
Européenne de Défense ?
1953 : la CED doit principalement neutraliser les pulsions agressives franco-allemandes
D'abord sur le fond, la CED, c'est à dire en fin de compte l'armée franco-allemande, sans
états-majors nationaux, et contrôlée par un commissariat et un parlement supranationaux, est au
cœur du projet atlantique de J.F. Dulles. En cela jamais il n'a varié de ses convictions de 19481949. Sans l'intégration militaire des deux pays, l'Europe s'ouvre à de nouvelles guerres. C'est
pourquoi, il a défendu de toutes ses convictions la CED, moins pour le réarmement allemand et ses
qualités militaires hypothétiques, dont il se soucie fort peu, que pour l'évolution politique de
l'Europe qu'elle préfigure14.
Ensuite, J.F. Dulles partage cette erreur avec l'Administration Truman, de s'être reposé au
sein des élites françaises, sur le noyau atlantiste extrêmement minoritaire, incarné par J. Monnet,
Robert Schuman, René Pleven, et surtout Hervé Alphand, principal responsable des négociations
sur le futur traité. Ni Acheson15, ni J.F. Dulles n'ont jamais pris le temps de considérer qu'il n'a
jamais existé en France, au gouvernement et encore moins à l'Assemblée une majorité en faveur
d'instances militaires supranationales, versant positif, ou bien versant négatif, en faveur de la perte
de l'indépendance militaire de la France en Europe. Et si J.F. Dulles comprend bien que la partie
ne soit pas gagnée d'avance, il croit pouvoir l'emporter, au moyen d'une politique de pressions
agressives.
La menace d'une "révision déchirante" : une tactique voulue et non une gaffe
14
Principe énoncé avec la plus grande force lors d'une déclaration retentissante au Conseil de l'Atlantique Nord, et
assorti de la menace d'agonizing reappraisal en cas de non-ratification (cf. infra), le 14/12/1953. FRUS 1952-1954,
vol. V, Western European Security, pp. 461-468.
En 1954, J.F. Dulles redit en privé à P. Mendès France que le principe supranational inclus dans la CED importait
beaucoup plus que le réarmement allemand. FRUS 1952-1954, vol. V, 27/9/1954. pp. 1283-1288.
15
L’ambassadeur en France, J. Dunn, avait cependant averti D. Acheson du problème. 6/9/1952. Idem, p. 690.
7
Ainsi sur la forme, la phrase qu'il prononça au Conseil de l'Atlantique Nord de décembre
1953, selon laquelle l'Amérique procéderait à une "révision déchirante" de sa politique
européenne, n'est en aucune manière une gaffe, mais le fruit d'une tactique délibérée. Dès son
entrée en fonction en effet, lors de la réunion entre le département d'Etat et le Pentagone du 28
janvier 1953, J.F. Dulles demanda aux Chefs d'Etat-major de feindre une alternative fondée sur
une stratégie de défense périphérique de l'Europe, à partir de l'Espagne et de la Grande-Bretagne,
avec retour au pays des divisions américaines stationnées en RFA. En raison des inconvénients
graves d'une telle politique, pour la défense de l’Amérique elle-même, l'objectif affiché est
seulement d'effrayer les Français, susceptibles de se retrouver un jour seuls face aux Allemands et
aux Soviétiques16.
Mais cette phrase aussi malheureuse que délibérée sur une éventuelle "révision
déchirante", prononcée de surcroît après avoir renvoyé dos à dos, dans son discours, la France et
l'Allemagne dans la responsabilité des trois dernières guerres, et cela onze mois après le procès des
assassins d'Oradour-sur-Glane, cette phrase sur la " révision déchirante" obtint l'effet inverse au
but recherché : au lieu d'effrayer les Français, elle les a révulsés. Les protestations s'élevèrent si
haut et si fort, que l'ambassadeur américain à Paris, pour la seule fois de sa carrière, en expurgea
l'essentiel, dans ses comptes-rendus télégraphiques à Washington17. Même si J.F. Dulles poursuivit
en privé sa campagne d'intimidation, on doit noter qu'Eisenhower finit par la désapprouver au
Conseil National de Sécurité, estimant que la menace d'un rapatriement des divisions américaines,
était plus nocive que bénéfique18.
Priver les Européens de leur indépendance militaire voire diplomatique
Le dernier point essentiel au sujet de la Communauté Européenne de Défense, c'est de bien
voir qu'elle a été implicitement conçue du côté américain chez Eisenhower et J.F. Dulles, malgré
toutes leurs dénégations, comme le moyen d'enlever aux nations d'Europe continentale, la capacité
d'une politique militaire voire diplomatique indépendante. Eisenhower, au moment de Suez en
1956, remarquait que rien ne se serait produit si la France avait été encadrée par la CED19. En
1957, à propos de l'Allemagne dont le réarmement est deux fois plus lent que prévu, le président
américain, estime que l'on n'en serait pas là, non plus si la CED était passée20. Autrement dit, sans
16
Réunion entre les responsables du département d'Etat, de la Mutual Security Agency, du Pentagone et des Chefs
d'Etat-major, présidée par J.F. Dulles. 28/1/1953. Idem, pp. 711-714.
17
Interview de Th. C. Achilles le 7/5/1966. The John Foster Dulles Oral History Project. Mudd Library, Princeton.
18
187° Conseil National de Sécurité, 4/3/1954. FRUS, 1952-1954, vol. V, pp. 886-890.
19
Conversation entre D.D. Eisenhower, G. Humphrey et Ch. Wilson, 20/11/1956. FRUS, 1955-1957, vol. XVI, Suez
Crisis, doc. n° 596, pp. 1166-1169.
20
Entretien entre D.D. Eisenhower, J.F. Dulles et le Secrétaire général de l'OTAN, P.-H. Spaak, le 25/10/1957. FRUS,
1955-1957, vol. IV, Western European Security and Integration, doc. n° 59, pp. 181-183.
8
que cela ne soit écrit, même secrètement, mais très implicitement pourtant, l'armée européenne
aurait dû permettre un contrôle des finances et des budgets militaires de l'Europe continentale par
les Etats-Unis, grâce au mécanisme de la Revue militaire annuelle du Conseil de l'Atlantique
Nord.
En ceci les craintes françaises, et l'exigence de maintenir des relations formelles et
officielles avec les Américains et les Britanniques ne relevaient pas d'une paranoïa francofrançaise de perdre son rang de troisième grande puissance du monde libre. En 1953, les
revendications de G. Bidault qui répondent directement à celles des gaullistes21, d'un directoire
atlantique à trois sous la forme de consultations tripartites et institutionnelles, allaient à l'encontre
d'une menace concrète et certaine.
21
Sur la tentative de rapprochement de G. Bidault avec le général de Gaulle en 1952 et ses conséquences, voir G.-H.
Soutou Georges Bidault et la construction européenne, 1944-1954. Colloque sur Le MRP et la construction
européenne, 18 et 19/1/1990. Coll. Questions au XX° siècle, Paris, Editions Complexe, 1993, pp. 218-219.
9
III°) Le New Look difficilement accepté par les Européens
La deuxième question atlantique extrêmement importante dévolue à la diplomatie de J.F.
Dulles au début de la présidence Eisenhower, fut la proclamation publique de la doctrine de
dissuasion par des représailles nucléaires massives, et son application à l'échelon atlantique.
Cette doctrine appelée communément New Look est pour la nouvelle Administration ainsi
que ses alliés européens, aussi séduisante que source de complications. Sa séduction s'opère par les
économies en armements conventionnels qu'elle est supposée induire. Mais symétriquement, le
principe de frappes nucléaires massives d'entrée de jeu, soulève la question de la place relative à
accorder aux armées conventionnelles. Or l'introduction d'armes atomiques tactiques à l'échelle
régimentaire, comme l'annonce faite d'utiliser des armes de destructions massives pour frapper
l'ennemi en plein cœur de son potentiel militaire, industriel et urbain, ne permettent absolument
pas de se passer des armées classiques. D'abord, un pays satellite peut engager seul, pour le
compte de l'URSS, un combat conventionnel limité à une région donnée. Ensuite, la bataille
classique et conventionnelle accompagne et poursuit la bataille nucléaire. Les frappes stratégiques,
vu l'immensité du territoire russe et probablement aussi le défaut de précision des tirs et des
bombardements, ne suffiraient pas à retarder l'Armée rouge dans le premier mois. J.F. Dulles luimême, tout en étant un apôtre de la première heure des représailles massives, estime qu'une guerre
nucléaire, les premiers tirs passés, est susceptible de durer longtemps, bien au-delà du premier
mois22. On se doit donc de conserver une marge de sécurité conventionnelle en Europe, tout en
espérant à terme pouvoir rapatrier les très coûteuses divisions américaines.
La manière dont le secrétaire d'Etat fit la promotion du New Look, fut malaisée et
laborieuse. L'année 1953 est une année d'élaboration secrète au sein de l'exécutif américain et de
l'état-major, un secret qui gêne autant les collaborateurs directs de J.F. Dulles, au courant de rien23,
que les alliés qui se demandent s'il existe encore une direction américaine dynamique au sein de
l'OTAN24. Finalement, J.F. Dulles dévoile la nouvelle doctrine un an après l'investiture
d'Eisenhower, le 12 janvier 1954, devant le Council on Foreign Relations à New York. Très
significativement, D.D. Eisenhower fait reposer la présentation de la nouvelle stratégie sur les
épaules seules de son ministre des Affaires étrangères, au lieu de la proclamer lui-même devant le
22
Au sujet du débat au sein de l'Administration Eisenhower sur la durée d'une guerre mondiale éventuelle (Un mois ?
Trois ou cinq ans ?) : FRUS, 1955-1957, vol. X, Foreign Aid and Economic Defense Policy, 265° Conseil National de
Sécurité, 10/11/1955, doc. n° 209, pp. 551-561. Ainsi que le 272° Conseil National de Sécurité, 12/1/1956, doc. n°
212, pp. 566-575.
23
Mémorandum de J. C., Jr., Bonbright à R. D. Murphy, The JCS "New Look", 1/2/1954. FRUS 1952-1954, vol. V,
pp. 482-484.
24
Mémorandum de L.T. Merchant à J.F. Dulles, Serious Situation in North Atlantic Council, 7/7/1953. Idem, pp. 427432.
10
Congrès en séance plénière. Cela prouve que les représailles massives ne vont pas encore
suffisamment de soi, au point d'en faire publiquement une doctrine présidentielle, quelles que
soient les convictions militaires profondes d'Eisenhower. Une explication approfondie et serrée
entre alliés s'impose.
Des armes nucléaires tactiques dans le corps de bataille : qui décide de leur emploi ?
Lors du Conseil de l'Atlantique Nord du printemps et de l'hiver 1954, J.F. Dulles doit ainsi
particulièrement insister auprès des Européens pour qu'ils acceptent sur un pied d'égalité le
principe d'employer les armes atomiques tactiques, au même titre que les armes classiques. Mais
les réticences européennes sont telles que l'Etat-major américain, au printemps 1954, retarde
même sa décision d'englober les armes tactiques dans ses plans de bataille25. En décembre 1954, le
document atlantique officiel MC 4826, entérine enfin l'arme atomique, non sans soulever encore
des appréhensions chez les alliés. J.F. Dulles constate alors que s'il est parvenu à introduire enfin
la notion du "long terme", dans les plans atlantiques, et le souci de ménager les économies
occidentales, en revanche, il n'a pas encore complètement réussi à faire admettre à tous les
quatorze membres, que l'on doive inclure systématiquement la bombe atomique dans la tactique du
corps de bataille conventionnel. Hormis la France et la Grande-Bretagne, et encore, les autres
nations sont toujours effrayées malgré les (prétendues) économies budgétaires en perspective27.
Aux critiques des alliés, comme Pierre Mendès France par exemple en novembre 1954, qui
reprochent le fait de ne pas être consultés, en temps de paix, comme de guerre sur les plans
atomiques, J.F. Dulles répond qu'il rejette l'idée que lors du prochain conflit mondial, les chefs de
gouvernement puissent discuter de la tactique et de la stratégie, comme avaient pu le faire
Churchill et Roosevelt28. Il est inutile de décider au Conseil de l'Atlantique Nord des circonstances
exactes d'utilisation des armes atomiques, une fois qu'on en a accepté le principe dans les plans
militaires. De toutes manières, finit d'expliquer J.F. Dulles, il y aura des signes avant-coureurs
d'une attaque soviétique, et donc les alliés de l'OTAN auront le temps de se consulter avant de
décider d'appliquer en dernier ressort les plans imaginés par les états-majors. Enfin le secrétaire
d'Etat insiste sur l’inconvénient d’offenser le Benelux, l'Italie ou la RFA au cas où il devrait se
25
Aveu de J.F. Dulles à A. Eden, 12/4/1954. Idem, pp. 499-501.
Pour le point de vue américain au moment de la rédaction ultime de MC 48, voir le mémorandum de L.T. Merchant
à J.F. Dulles : Presidential Approval and Congressional consultation on U.S. Position on NATO "New Approach
Studies", 1/11/1954. Idem pp. 527-529.
Et aussi la conversation sur le même sujet entre D.D. Eisenhower, J.F. Dulles, Ch. Wilson, l'amiral Radford.
3/11/1954, pp. 532-533.
27
229° Conseil National de Sécurité, 21/12/1954. Idem, pp. 560-563.
28
Conversation entre J.F. Dulles et P. Mendès France, 20/11/1954, pp. 535-536 -- Conférence de presse de J.F.
Dulles, 16/12/1954, idem, pp. 542-547.
26
11
plier aux exigences françaises d'une consultation atomique tripartite dès le temps de paix, comme
le demandent G. Bidault en mars 195429 ou P. Mendès France six mois plus tard30.
Les armes tactiques ne suppriment pas le bouclier conventionnel
Mais l'accent mis sur les armes nucléaires américaines au service d'une stratégie de l'avant,
ne doit pas occulter le problème de la place à fixer aux unités et aux armements conventionnels.
Certes, les représailles massives représentent une innovation radicale. Certes, les objectifs de la
conférence de Lisbonne de 1952 (68 divisions européennes, 7 divisions américaines à M + 30)
sont foncièrement revus à la baisse. Pour autant la notion de bouclier conventionnel (shield forces)
en complément du glaive atomique, n'est pas supprimée par le texte MC-48 que les pays membres
de l'OTAN vont approuver en décembre 1954. Au contraire31.
A partir de 1956 et surtout 1957, la pauvreté relative de l'effort militaire conventionnel
européen redevient un thème d'âpres discussions au sommet de l'exécutif américain. En guise
d'illustration, Washington se plaint qu'en 1957 on compte seulement quatre divisions françaises
opérationnelles le premier jour de la guerre, le reste combattant alors, en Algérie, et 5 divisions
allemandes, tandis qu'en 1954 on prévoyait 14 divisions françaises et 12 divisions allemandes32.
En 1957, l'effort militaire terrestre américain en Europe reste inchangé depuis 1953, mais il double
quasiment en valeur relative, par rapport aux autres alliés qui régressent. Il faut lui ajouter, entre
1953 et 1956-1957, le financement à hauteur de 42% de l'infrastructure OTAN33, comme les pipe
lines ou les nouveaux aérodromes.
Seul le Royaume Uni entraîne encore quelque indulgence de la part des Américains, grâce
à ses quatre divisions en Allemagne, et ses 100 000 hommes en Orient. Cet effort autorise
Eisenhower et J.F. Dulles à accepter34 et même à défendre35 devant Adenauer l'idée que les
Britanniques puissent retirer des troupes d'Allemagne à partir de 1957-1958, leurs divisions
passant de 18 à 10 000 h.. Désormais ils entendent se reposer eux-aussi sur une dissuasion
29
Message de G. Bidault transmis verbalement par J. Daridan à D. Macarthur, Jr., le 30/3/1954. FRUS, 1952-1954,
vol. V, pp. 486-487.
30
Conversation entre J.F. Dulles et P. Mendès France, 20/11/1954. Idem, pp. 535-536.
31
Mémorandum de J.F. Dulles à D.D. Eisenhower, 1/10/1956 : Position des Etats-Unis sur la révision de la stratégie
de l'OTAN et des niveaux d'effectifs. FRUS, 1955-1957, vol. IV, doc. n° 37, pp. 96-99.
32
Conversation entre J.F Dulles et P.-H. Spaak, 24/10/1957. FRUS, vol. IV. Doc. n° 58, pp. 172-181.
33
Télégramme du sous-secrétaire d'Etat, Bedell Smith à l'ambassade en France, 11/4/1953. FRUS, 1952-1954, vol. V,
pp. 366-367.
34
Entretien J.F. Dulles, Ch. Wilson, G. Humphrey et S. Lloyd, Harold Macmillan, 11/12/1956. FRUS, 1955-1957,
vol. IV, doc. n° 44, pp. 123-133.
35
Message de J.F. Dulles à K. Adenauer, 17/3/1957. Idem, doc. n° 55, pp. 165-166.
12
nucléaire, bientôt partagée avec les Etats-Unis grâce au mécanisme de la double-clé défini à la
conférence des Bermudes en mars 1957.
Mais en revanche, que l'effort militaire américain conventionnel en Europe continentale
continue d'être massif, alors que les Etats-Unis financent déjà le glaive nucléaire irrite
profondément Eisenhower, et tout aussi vivement le Congrès, le Pentagone, les Chefs d'Etatmajor, et le secrétaire au Trésor, G. M. Humphrey36.
Rapatrier les G.I.’s ? Rare exemple d’opposition entre D.D. Eisenhower et J.F. Dulles
De son côté, J.F. Dulles est certes entièrement convaincu depuis toujours de la nécessité
d'économiser, de confier la défense sur le terrain aux Européens eux-mêmes, et surtout de ne pas
les laisser s'endormir dans une douce et béate dépendance envers les Etats-Unis. Ceci dit, il sait
que d'un point de vue politique, le retrait d'unités américaines conduirait à une crise sans précédent
au sein de l'OTAN. C'est l'un des rares différends, qui aient surgi entre J.F. Dulles, et Eisenhower
pour qui il faut s'en tenir à l'idée initiale de 1951, selon laquelle l'Amérique envoyait des troupes
en Europe seulement dans un souci d'urgence, et pour cinq années seulement, même si on peut
encore doubler ce délai37.
Chronologiquement, le grand débat interne survient entre août et octobre 1956. D'une part
G. M. Humphrey, le secrétaire au Trésor, les Chefs d'Etat-major, en particulier celui de l'armée de
l'air à la pointe du combat depuis l'adoption du New Look en 1953, et le secrétaire à la Défense
Wilson38, font ardemment campagne pour un début de retrait des divisions américaines. D’autre
part pour J.F. Dulles, c'est une chose de s'en remettre au New Look, alors que les Etats-Unis ne
craignent pas de révolution ou d'attaque conventionnelle, et une autre de le proposer aux
Européens, en particulier à Adenauer39. Au lendemain d'une réunion cruciale avec Eisenhower,
J.F. Dulles et le secrétaire à la Défense Ch. Wilson tombent d'accord le 13 août 1956, sur le
36
FRUS, 1958-1960, vol. VII, Western European Integration and Security ; Canada : 390° Conseil National de
Sécurité, 11/12/1958, doc. n° 163 pp. 366-369 -- Conversation entre D.D. Eisenhower et J.F. Dulles, 12/12/1958, doc.
n° 164, pp. 370-371.
37
FRUS, 1958-1960, vol. VII : Allusions explicites de D.D. Eisenhower, après la mort de J.F. Dulles, 4/11/1959, doc.
n° 226 pp. 497-500 et 16/11/1959, doc. n° 229 pp. 516-517 -- Discussion au 467° Conseil National de Sécurité.
17/11/1960, doc. n° 273, pp. 648-660.
38
Cf. FRUS, 1952-1954, vol. V. Note de bas de page n° 1 p. 447, au sujet de la conférence de presse désastreuse de
celui-ci, en faveur d'un retour aux Etats-Unis de troupes américaines, le 19/10/1953 -- On a aussi une idée précise des
pressions exercées par Ch. Wilson et H. Humphrey sur D.D. Eisenhower, par exemple au 187° Conseil National de
Sécurité, 4/3/1954. Idem, pp. 886-890.
Le président américain clôt provisoirement le débat -- jusqu'en 1956 -- lors d'une conversation avec J.F. Dulles, Ch.
Wilson et l'amiral Radford à propos de l'adoption de MC 48, le 3/11/1954. Idem, pp. 532-533.
39
Cf. la séance d'arbitrage par D.D. Eisenhower, lors de sa réunion avec J.F. Dulles et l'amiral Radford, 2/10/1956.
FRUS, 1955-1957, vol. IV, doc. n° 38, pp. 99-102.
13
compromis provisoire suivant : on ne réduit pas le nombre d'unités en Europe, mais les effectifs à
l'intérieur de chaque unité, faisant passer la division d'infanterie américaine de 18 000 à 12 000
hommes, ce qui est moins visible politiquement40. Au début de l'automne 1956, pourtant, la
hiérarchie militaire revient à la charge, et recommande encore à Eisenhower de diminuer le
nombre de divisions en Allemagne. C'est au cours d'une réunion d'arbitrage entre le président, le
secrétaire d'Etat et le président des Chefs d'Etat-major, l'amiral Radford, le 2 octobre 1956
qu'Eisenhower tranche définitivement en faveur de son ministre41. Le nombre de divisions ne
variera pas.
MC 70 amplifie la mission conventionnelle des Européens
Parallèlement à ce débat conventionnel, est défini le futur document atlantique MC 70. MC
70 propose en effet le principe de partager les missiles stratégiques intermédiaires (2 - 3 000 km de
portée) en laissant chaque pays européen libre de les financer, de les accueillir sur son sol, et de les
manier lui-même à partir du moment où les Américains, mais en temps de paix uniquement,
gardent les têtes nucléaires, à proximité mais strictement séparées des vecteurs. Et ce même
principe appelé « double clé » doit s'appliquer aussi désormais aux armes tactiques, que les
Européens paieront et incluront dans leurs propres forces conventionnelles. Mais justement, cette
nucléarisation des membres de l'OTAN ne doit pas cacher que les Américains, et par la suite MC
70, assignent aussi à chaque rive de l'Atlantique, un rôle précis et essentiel, sur le plan
conventionnel42. Il devient de moins en moins question de tout miser sur le nucléaire. Il revient
donc impérativement aux Européens d'armer le bouclier conventionnel et d'augmenter
substantiellement leur participation financière. Les Américains, eux, opèrent la dissuasion
nucléaire globale, outre la protection de leur immense territoire qui relève aussi de l'OTAN, et
l'entretien de la marine indispensable pour protéger les voies de communication et éviter que
l'Europe ne soit coupée de l'Amérique après les frappes nucléaires soviétiques, cette dernière
mission étant aussi à partager avec les Européens, en particulier avec la flotte britannique43.
Un an plus tard au Conseil atlantique de décembre 1958, le dernier de J.F. Dulles, les
réticences européennes se font grandes sur le plan conventionnel et atomique. On peut citer la
France, en grande détresse financière principalement en raison de la guerre d'Algérie. On doit
évoquer aussi la Grande-Bretagne, qui s'imagina en 1956-1957, qu'une association nucléaire
40
Conférence entre J.F. Dulles, Ch. Wilson, et l'amiral Radford. Idem, 13/8/1956, doc. n° 35, pp. 93-95.
Idem, doc. n° 38, pp. 99-102.
42
Par exemple sur la responsabilité qui revient à la RFA d'assurer sa propre défense terrestre : Conversation entre
D.D. Eisenhower et J.F. Dulles, le 12/8/1956. Idem, note de bas de page n° 6 p. 94.
Surtout : Mémorandum de J.F. Dulles à D.D. Eisenhower, 1/10/1956, United States Position on Review of NATO
Strategy and Force Levels. Idem, doc. n° 37, pp. 96-99.
43
Conseil des ministres de la Défense de l'Atlantique Nord, 24/4/1958. L'amiral américain Wright, commandant
suprême de l'Atlantique, admoneste le ministre Duncan Sandys sur son désir de réduire la marine britannique. FRUS
1958-1960, vol. VII. Doc. n° 133 pp. 317-319.
41
14
privilégiée avec les Etats-Unis soulagerait son budget44. Par conséquent en 1958, elle ne veut pas
voir dans les niveaux fixés par MC 70, un minimum mais un idéal45. Elle cherche donc à diminuer
considérablement sa marine de guerre, en perspective d'une guerre qu'elle s'imagine courte.
De manière logique l'hiver 1958, alors que J.F. Dulles n'a plus que quelques mois à vivre,
témoigne d'une grande colère d'Eisenhower à l'égard des alliés atlantiques. Au Conseil National de
Sécurité du 11 décembre 1958, puis en tête-à-tête avec son secrétaire d'Etat, Eisenhower reproche
très vivement au département d'Etat de n'avoir pas su ou pas voulu faire l'éducation des alliés
depuis 195546. Il faut, dit-il, leur expliquer que les Etats-Unis ne seront pas indéfiniment la pierre
angulaire de l'OTAN, et que les alliés doivent constituer des effectifs suffisants, pour tenir
éventuellement leur propre ligne de front.
Les vues larges d’Eisenhower
On peut penser alors que les Européens ont manqué une chance unique d’accéder à la place
qu’Eisenhower leur accordait. Si Foster Dulles voulait certainement neutraliser toute forme
d’indépendance politique et militaire européenne par le biais d’instances supranationales, le
président américain tout en partageant cet axiome, entretenait des ambitions plus larges pour
l’Europe. Sur le plan nucléaire il méprisait les restrictions stériles de la loi Mac Mahon, l’estimant
même anticonstitutionnelle47, et de fait se montra très libéral en terme de contrôle des armes
nucléaires livrées aux alliés48. Sur le plan conventionnel et par exemple dans le domaine aussi
crucial en temps de guerre que celui des pièces détachées et des munitions, le président tenait à ce
que l’Europe développe sa propre industrie militaire de soutien logistique. Sinon l’Amérique
deviendrait, selon ses propres termes, l’unique source de matériel militaire, et « cela la placerait
dans une position de dictateur vis-à-vis de l’occident » 49.
Encore fallait-il que cette bonne volonté présidentielle sur le fond, mise en forme par la
capacité d'écouter de Foster Dulles, soit accueillie du côté européen par une volonté soutenue
d'édifier une défense continentale en rapport avec les enjeux de la Guerre froide. Par la suite, il est
très possible que l'attitude plus réservée de l'Administration Kennedy à se concerter avec les
44
Cf. les conclusions successives de M.S. Navias. Nuclear Weapons and British Strategic Planning. Oxford,
Clarendon Press, 1991.
45
FRUS 1958-1960, vol. VII. Conseil des ministres de l'Atlantique Nord. 18/12/1958, doc. n° 172, pp. 386-392.
46
Idem. 390° Conseil National de Sécurité, 11/12/1958, doc. n° 163, pp. 366-369 -- Conversation entre D.D.
Eisenhower, J.F. Dulles et Ch. Herter, 12/12/1958, doc. n° 164, pp. 370-371.
47
Cf. M. Trachtenberg. La formation du système de défense occidentale : Les Etats-Unis, la France et MC 48.
Conférence sur la France et l’OTAN 1949-1996, 8-10/2/1996, CHED, Paris, Editions Complexes, 1996, pp. 115-128.
48
Cf. P. D. Feaver. Guarding the Guardians. Civilian Control of Nuclear Weapons in the United States. Cornell
University Press, 1992, chap. 8, pp. 172-185, Chap. 8, The Resurgence of Assertive Control, 1959-1962.
49
245° Conseil National de Sécurité, 1/4/1955, FRUS 1955-1957 vol. IV, doc. n° 1 pp. 1-5.
15
Européens face aux Soviétiques50, repose en partie au moins sur cette carence militaire
conventionnelle, dont l'Administration Eisenhower eut encore la patience de s'accommoder.
Malgré J.F. Dulles, une alliance surtout militaire et cruellement dépendante des Etats-Unis
Au total et du point de vue strict de J.F. Dulles, qui meurt au printemps 1959, le bilan de
l'OTAN est flatteur, mais encore très loin de ses espoirs européens de 1940-1949. Rappelons-nous
qu'en 1949, lors du débat de ratification, il avait insisté avec le sénateur Vandenberg pour que
l'alliance atlantique soit beaucoup plus qu'une simple alliance militaire51. J.F. Dulles peut
effectivement estimer que l'OTAN a largement dépassé le cadre étroit des alliances défensives
traditionnelles du XIX°. Pour la première fois dans l'histoire, des nations acceptent chaque année
de livrer à d'autres des informations militaires top secret, et de se laisser critiquer sur l'état de leur
effort, au moment de la Revue Annuelle52. Et sur le plan de la concertation générale, en 1956, le
rapport des trois ministres des Affaires étrangères, appelés les Trois Sages -- le Canadien Pearson,
le Norvégien Lange et l'Italien Martino -- déboucha sur un Rapport politique annuel du secrétaire
général, que P.-H. Spaak établit pour la première fois devant le Conseil du 5 mai 1958.
Diversifier l’OTAN ? Beaucoup de propositions confuses
Mais ces traits novateurs ne sauraient cacher évidemment que l'OTAN n'est pas devenue le
grand symposium de l'Occident, mais avant tout un organisme éminemment militaire, chargé de
gérer au long terme le défi soviétique. Parmi les raisons qu'on peut avancer, énonçons celles-ci :
D'abord en matière de coopération atlantique, on ne sait guère trop de quoi on parle. Il
paraît difficile de s'entendre sur un contenu proprement politique et économique de l'Alliance
atlantique. Significativement, on peut noter qu'avant le traité de Rome, le ministre français
Ch. Pineau, proposa en mai 1956 d'utiliser l'OTAN par exemple pour développer le tunnel sous la
Manche ou des autoroutes53. Mais pour J.F. Dulles, l'OTAN n'a pas à remplacer la CECA ou le
Marché commun. Toutefois en 1957, est créé le programme scientifique de l’OTAN, qui
aujourd’hui encore soutient des programmes de recherches « au service de la paix », et
subventionne des bourses.
50
Cf. G.-H. Soutou, La guerre de Cinquante Ans. Le conflit Est-Ouest 1943-1990, Paris, Fayard, 2001, pp. 259-260,
380-381 et 399.
51
Déclaration du 15/12/1953, au Conseil de l'Atlantique Nord. FRUS, 1952-1953 vol. V, pp. 461-468.
52
Constat satisfait de J.F. Dulles au Conseil de l'Atlantique Nord, lors du même discours.
53
Compte-rendu au département d’Etat et à D.D. Eisenhower, du Conseil de l’Atlantique Nord, 5/5/1956. FRUS,
1955-1957, vol. IV, doc. n° 22, 23, et 27, pp. 63 à 75.
16
Ensuite, dès lors qu'on développe le volet économique de l'Alliance, les Européens y voient
surtout le moyen d'obtenir des subsides américains supplémentaires notamment pour accélérer
l'aide aux pays en voie de développement. Or J.F. Dulles estime qu'il existe déjà suffisamment
d'organismes comme le plan de Colombo, l'OECE, les agences de l'ONU, le FMI et la Banque
mondiale. Et surtout, il ne veut pas financer les réformes coloniales ou néo-coloniales des
métropoles européennes54.
L’impossible fusion des politiques étrangères
Enfin, sur le plan de la concertation politique, J.F. Dulles perçoit le rapport des Trois Sages
de décembre 1956, comme la tentative de discuter et contrôler la politique américaine, au Conseil
atlantique, alors qu'a contrario, les pays européens refusent de laisser leur politique examinée par
les Etats-Unis, comme par exemple les Français à propos de l’Algérie. Pour J.F. Dulles il peut y
avoir en même temps "unité dans la défense" et "désunion en politique étrangère"55. En outre, les
Etats-Unis ont des accords de sécurité collective avec 44 nations, dont 30 n'appartiennent pas à
l'OTAN. Il n'est pas question pour eux d'officiellement hiérarchiser leurs alliés, ni de s'engager à
discuter systématiquement de la politique américaine en dehors de la zone atlantique. En
particulier à l'ONU, les Américains ne veulent surtout pas donner l'impression de constituer avec
les puissances coloniales un bloc atlantique, en opposition frontale avec les Etats afro-asiatiques.
En retour, J.F. Dulles propose l'alternative suivante : le Conseil de l'Atlantique Nord doit
devenir une sorte de Conseil de Sécurité Nationale à l'échelle occidentale56. Il s'agit d’y examiner
au plus haut niveau les problèmes avant qu'ils n'éclatent en crise, de manière à ce que chaque
gouvernement informe les autres de son attitude selon les cas de figure. Par exemple, si la Chine
attaquait Taiwan, les alliés doivent savoir à l'avance la nature de la riposte militaire américaine,
puisque le conflit peut dégénérer en guerre générale, voire nucléaire. Dans le feu de l'action en
revanche, il n'est pas question de procéder à une consultation, qui ne peut que retarder la contreoffensive. La consultation entre alliés est un instrument de politique internationale, qui ne doit pas
empêcher d'agir. Mais chaque fois qu'elle est possible, elle doit avoir lieu.
Pour J.F. Dulles "la lettre tue, l'esprit vivifie". Autrement dit, il refuse catégoriquement tout
mécanisme de consultation institutionnel et automatique, pour des raisons d'efficacité stratégique,
54
Compte-rendu d'une séance du Conseil de l'Atlantique Nord, de J.F. Dulles à D.D. Eisenhower, 5/5/1956. Idem,
doc. n° 27, p. 75.
55
Discussion du rapport des Trois Sages au Conseil de l'Atlantique Nord, 13/12/1956. FRUS 1955-1957, vol. IV, doc.
n° 47, pp. 137-145.
56
Idem.
17
et bien évidemment pour ne pas laisser l'Amérique s'engluer dans des obligations contractuelles
indéfinies57.
Au total, et en insistant sur la position française au sein de l'OTAN, J.F. Dulles quitte la
scène politique alors que le général de Gaulle vient de réclamer par son mémorandum du 17
septembre 1958, la mise en place officielle d'un directoire mondial à trois, entre la France, la
Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Sans en étudier ici les conséquences ultimes, on se contentera
de souligner que la méthode et le ton employés par le chef de l'exécutif français ne pouvaient que
heurter les sentiments atlantiques, à la fois idéalistes et réalistes de J.F. Dulles, par exemple en
mars 1959, lorsque la flotte française de Méditerranée se retira sans préavis du commandement
intégré de l'OTAN, en temps de paix comme de guerre.
A partir du moment où la France gaullienne se relevait, et recouvrait une puissance
effectivement en berne depuis 1954, J.F. Dulles et Eisenhower était très disposés à resserrer de
facto, et concrètement les liens entre d'un côté, Washington et Londres, et de l'autre Paris. Mais en
réclamant sans ménagement à la fois la forme et le fond, d’un point de vue américain le général de
Gaulle exigeait qu'on accorde à la France un statut officiel qui depuis 1954 correspondait de moins
en moins à l'importance politique réelle du pays, et à l'état de son développement économique, tels
que les Américains l’analysaient. Comme l'observera Henry Kissinger, les Britanniques en se
contentant du fond, et en opérant de manière plus courtoise, obtinrent beaucoup plus si on
considère leur propre effacement sur la scène mondiale, en terme de dialogue, ou encore avec
l'autonomie nucléaire de leurs sous-marins Polaris58.
57
58
Compte-rendu du Conseil de l’Atlantique Nord à D.D. Eisenhower, 14/12/1957. Idem, doc. n° 71, pp. 223-224.
H. Kissinger. Diplomatie. Paris, Fayard, 1996, p. 541.