Le Monde et Big Brother - Pièces et Main d`Oeuvre

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Le Monde et Big Brother - Pièces et Main d`Oeuvre
Le Monde
« Combattre Big Brother » et promouvoir Big Brother,
c’est toujours vendre du papier (et des clics)
Ce mardi 22 octobre 2013, Le Monde consacre quatre pages aux écoutes de la NSA, notamment sur le
territoire français : « le public ne doit pas être maintenu dans l'ignorance de programmes d'écoute et
d'espionnage prenant des dimensions telles qu'ils mettent à bas tout principe de contrepoids en
démocratie. » Tardive découverte. Dès 2008, Pièces et main d’œuvre publiait Terreur et possession –
Enquête sur la police des populations à l'ère technologique 1. L'« affaire Snowden » vient confirmer un
discours que nul au Monde n'a cru bon de relayer. C'est que le quotidien est une référence pour les
promoteurs de l'industrie numérique. Cette « Nouvelle France Industrielle » qui, selon Hollande et
Montebourg, va nous sortir de la « Crise ». Un jour, Le Monde s'offusque de la surveillance planétaire
comme d'une prétendue « dérive » de la numérisation. Un autre, il fait la publicité du « Big Data » pour
les industriels et pouvoirs publics : « L'analyse des gros volumes de données peut devenir d'une
efficacité sans faille, ou presque. Elle permettra par exemple de proposer à un internaute une réclame
ciblée ou à un patient un traitement sur mesure. »2 Publi-reportage à l'appui. Or, si l'on numérise des
pans de plus en plus vastes de nos vies, il n'y a pas à s'étonner que celles-ci soient connues, analysées,
exploitées. La surveillance de la population est dans le projet cybernétique comme le fruit dans la
graine.
Depuis cet été, Le Monde relaie chaque « révélation » d'Edward Snowden. L'Agence de sécurité américaine NSA
enregistre les « métadonnées » des communications de la planète : qui parle à qui, combien de temps, depuis
où et consulte quel site, via téléphones portables, mails, SMS, réseaux sociaux et données satellitaires. Le tout
avec la collaboration des fournisseurs d'accès à Internet, des réseaux sociaux, des moteurs de recherche, des
compagnies de téléphonie mobile et des entreprises de sécurité informatique. Quelle surprise.
L'armée américaine construit dans l'Utah un supercalculateur dont l’objet est d'une simplicité confondante :
« Stocker l'ensemble des communications échangées sur la planète, depuis les courriers électroniques et les
coups de fil privés jusqu'aux recherches sur Google, les achats de livres, les trajets en avion, les transactions
commerciales, sans parler des secrets industriels ou diplomatiques. »3 Autant dire : toute notre vie.
L'ampleur de l'espionnage dépasse l'entendement non assisté par ordinateur : huit millions de communications
téléphoniques épiées chaque jour en France ; quatre millions en Italie ; 47 millions de communications
téléphoniques et 17 millions de connexions Internet en Allemagne. Ces pays ne sont ni l'Iran, ni la Corée du
Nord ni la Syrie, ennemis déclarés de l'impérialisme américain, mais des alliés, membres du « monde libre ».
La NSA intercepte le contenu des communications par téléphone mobile et Internet, et jusqu'au plus haut des
États : chefs d'États, ambassades, entreprises privées ou bureaux de l'Union européenne. Les mails, SMS et
téléphone de la présidente brésilienne Dilma Roussef et de ses conseillers sont sur écoute. La NSA espionne le
ministère français des affaires étrangères, au Quai d'Orsay ou dans ses représentations de Washington et New
York : micros dans les murs, captures d'écrans, « crackage » du VPN (Virtual Private Network), le système de
mails sécurisés entre Paris et ses ambassades. Les communications entre les salariés d'Alcatel-Lucent ou les
abonnés d'Orange sont aussi espionnées. Malgré ces agressions, les entreprises ciblées ne souhaitent pas réagir
1 Editions L'Echappée.
2 Le Monde, 15 octobre 2013.
3 Le Monde, 29 août 2013.
aux informations du Monde. En font-elles autant ? Elles collaborent toutes deux avec l'armée française sur les
questions de « cyberdéfense » et de mise en place d'un cloud tricolore dans lequel piocheront les services de
renseignement.
Si la France rechigne à protester contre sa mise sous écoute, c'est qu'elle agit de même. Peut-être grâce à des
accords passés avec les États-Unis. La Direction Générale de la Sécurité Extérieure (DGSE), comme la NSA,
« collecte et stocke l'ensemble des communications électromagnétiques, en dehors de tout contrôle
[parlementaire]. »4 Sur le territoire français comme à l'extérieur.
Tout est dans la presse. Il suffit de lire, parfois entre les lignes, et de recouper les informations. Ce que les
polices font tous les jours grâce à la numérisation de nos communications et de nos comportements : « Ces
métadonnées [enregistrées par la DGSE], précise Le Monde, permettent de dessiner d'immenses graphes de
liaisons entre personnes à partir de leur activité numérique, et ce depuis des années. [...] À charge ensuite pour
les services de renseignement, lorsqu'un groupe a été identifié, d'utiliser des techniques plus intrusives, comme
les écoutes et les filatures. »5 Aujourd'hui, le prétexte est antiterroriste, demain écologiste ?
L’Okhrana en a rêvé, la NSA l’a fait
En 1948, Hannah Arendt publie Le système totalitaire . Elle montre comment l'Allemagne nazie ou la Russie
soviétique fondent leur emprise sur leurs services secrets de renseignement. Eux-mêmes inspirés de ce qui fut la
première police politique moderne :
« L'Okhrana, prédécesseur tsariste de la Guépéou [la police secrète bolchévique] , avait, dit-on, inventé un
système d'enquête : chaque suspect était inscrit sur une grande carte au centre de laquelle figurait son
nom entouré de rouge ; ses amis politiques étaient désignés par des cercles rouges plus petits et ses
connaissances non politiques par des cercles verts ; des cercles bruns indiquaient les personnes qui
étaient en contact avec les amis du suspect mais qui n'étaient pas connus de lui personnellement ; les
recoupements entre les amis du suspect, politiques et non politiques d'une part et, d'autre part, les amis
de ses amis étaient indiqués par des lignes joignant les cercles respectifs. Manifestement cette méthode
n'a d'autres limites que la dimension des cartes ; de plus, théoriquement, une seule gigantesque feuille
montrerait les relations et le recoupement de relations de la population toute entière. Or, tel est
précisément le but utopique de la police secrète totalitaire. […] La police rêve qu'un seul coup d’œil à la
gigantesque carte sur le mur du bureau suffise à établir, à n'importe quel moment, qui est lié à qui, et à
quel degré d'intimité ; en théorie, ce rêve n'est pas irréalisable, même si son exécution technique présente
inévitablement quelques difficultés. »
Ce qui était à l'époque spéculation est aujourd'hui réalité. Cette carte de nos relations sociales et politiques
n'est plus un rêve grâce à Internet et aux capacités de calculs et de stockage d'informations des machines
actuelles. De même les polices ont toujours souhaité lire les pensées de leurs administrés – objectif qui a
engendré torture, infiltrations, retournements d'opposants, etc. Jusqu'à son époque, dit Arendt, le détecteur de
mensonges exerce encore une fascination utopique. L'interception de nos données de connexion, la mise sous
écoute, la lecture de nos mails réputés cryptés, des pages Facebook et des blogs ont réalisé ce rêve policier (sans
parler des neurotechniques de visualisation cérébrale).
Savoir, c'est pouvoir. Si l'on sait tout, l'on peut tout. Et l'histoire a montré que les États et leurs polices ne
reculent devant aucune cruauté (voir le DRS et les généraux éradicateurs algériens des années 1990-2000, les
États-Unis à Guantanamo ou la Chine au Tibet). Certains diront qu'il reste des interstices dans lesquels
s'engouffrer pour fissurer « l'Empire ». De l'Okhrana à la NSA et à la DGSE, les technologies de contrôle et de
surveillance (alias technologies de l’information et de la communication) renforcent toujours plus l'asymétrie
entre le pouvoir et ses opposants.
4 Le Monde, 5 juillet 2013.
5 Idem
Ça s’est déjà vu : pour sauver la démocratie, il faut lui écraser la gueule. Il n'y a pas d'encadrement
parlementaire possible des services de renseignement quand la DGSE est chargée d'agir « partout où nécessité
fait loi ».
Fausse vigilance et vraie propagande
Le Monde, par la voix de sa directrice Natalie Nougayrède, geint doucement : « Ce n'est pas céder à la moindre
paranoïa antiétatique que de constater que, par la grâce du numérique, l’exécutif dispose dans nos démocraties
d'un instrument de type totalitaire : le contrôle par la connexion. » Mais l'éditorialiste de tempérer aussitôt :
cet univers numérique, « nous ne pouvons [y] échapper car il est celui de notre vie quotidienne. »6 Il l’est
d'autant plus que Xavier Niel, président de Free, est actionnaire du Monde.
Pas une journée sans que Le Monde ne fasse la publicité des technologies numériques, des réseaux de capteurs
RFID, des possibilités de la géolocalisation par satellite à l'intérieur des bâtiments et jusqu'aux envolées
transhumanistes de Laurent Alexandre, PDG de DNAVision. Le Monde héberge le site d'IBM pour une
« planète intelligente »7 : ce monde-machine qui connaîtra nos comportements (achats, transports, soins
médicaux, etc) grâce à la RFID et à l'exploitation du « Big Data ». Une semaine avant ses quatre pages pour
« Combattre Big Brother », Le Monde publiait sept pages de promotion du « Big Data ».
Le Monde publie au moins un article par jour sur la « menace fasciste », comprenez le FN et ces groupuscules
à front bas qu’il s’agit de « combattre » en votant pour Hollande et contre Marine Le Pen aux prochaines
présidentielles. Le Monde, journal de la social-technocratie dite « de gauche » et progressiste, détourne les
regards du techno-totalitarisme dont il est complice, vers un épouvantail photogénique dont il assure sans
relâche le matraquage publicitaire. Comme sous Mitterrand, la montée du FN sert à rallier les (é)lecteurs du
Monde et de gauche en manipulant un réflexe conditionné d’antifascisme. Tout en faisant simultanément la
promotion d’un totalitarisme moderne, branché et inéluctable.
Chaque minute qui passe, 82 millions de mails, 2,7 millions de « like » sur Facebook, 2,3 millions de requêtes
sur Google sont consignés : « L'analyse de cette masse de données au moyen de logiciels informatiques
perfectionnés permet aux publicitaires, aux laboratoires, aux commerçants ou encore aux banquiers de cibler
très finement les individus et de leur proposer des produits et services quasiment sur mesure. »8 Ce « Big
data » est la plus grande manne d'informations jamais centralisée en un même lieu – Internet – pour
enregistrer voire prédire les comportements des individus, groupes ou masses d'individus. Ceci n'est pas une
« dérive » sécuritaire du net mais son projet essentiel. Le mot « cybernétique » a été forgé en 1947 par un
chercheur du Massachusets Institute of Technology, Norbert Wiener pour désigner l'art du pilote – celui qui
gouverne et contrôle. Cette science traitera de « l'ensemble des problèmes ayant trait à la communication, au
contrôle et à la mécanique statistique, aussi bien dans la machine que chez l'être vivant. »9 Avec la
cybernétique, les êtres vivants, la société, et bien sûr les machines, s’analysent selon les flux d'information :
« La commande ne représente que l'envoi de messages qui modifient effectivement le comportement de celui
qui les reçoit. L'étude des messages et, en particulier, des messages effectifs de commande constitue l'objet de la
''cybernétique''. »
Quand Microsoft et le campus israélien de biotechnologies Technion mettent sur pied un logiciel de
prédiction des épidémies de grippe par l'exploitation des requêtes Google, avec un taux de réussite annoncé de
70 à 90 %, est-ce une « dérive » ? Quand les policiers de Santa Cruz, Los Angeles, Memphis, New York ou du
Kent en Angleterre utilisent le logiciel de prédiction statistique des délits Predpol, est-ce une « dérive » ? Quand
les robots du site hollandais d'ING Direct repèrent les internautes sur leur site et les appellent
automatiquement, magie d'Internet ou dérive liberticide ? Quand la banque espagnole BBVA travaille avec la
6
7
8
9
Le Monde, 6 juillet 2013.
http://lesclesdedemain.lemonde.fr
Idem
Cybernétique et société, 1950.
mairie de Madrid à partir des données bancaires pour analyser le comportement des touristes et améliorer les
stratégies touristiques : magie ou dérive ? Quand le magazine National Geographic récolte l'ADN de ses
lecteurs pour tracer les évolutions et itinéraires raciaux 10, est-ce un « bon » ou un « mauvais » usage d'Internet ?
Quand le fabricant d'OGM Monsanto achète l'entreprise Climate Corporation, des ingénieurs logiciels,
météorologues et spécialistes du « Big Data », pour modéliser le climat et le travail des agriculteurs, est-ce un
« bon côté » de la technologie ?
Après l'enregistrement et la surveillance des télécommunications, le contrôle numérique s'étend au monde réel
avec le concours du Monde et d'IBM. L'Internet des objets attribue une adresse IP (une carte d'identité
numérique) aux objets familiers : poubelles, chaussures, frigos, voitures, livres, tout y passe. Notre vie se
transforme en « information » que des algorithmes analysent et la planète devient une immense plate-forme
logistique. La « carte de vie quotidienne » que portent les Lillois pour s'identifier à l'entrée du métro, et bientôt
pour leurs achats, les rentre dans la « machine à gouverner », rationalisant la gestion du bétail humain.
Les sociétés d'autoroutes sont équipées en lecteurs de plaques minéralogiques et ont accès, depuis juin 2013, au
fichier national des immatriculations. Les routiers seront géolocalisés par GPS avec l'instauration de la taxe
carbone. Les compteurs électriques Linky permettront à EDF d'espionner à distance le mode de vie des
particuliers comme des masses. Que de bonnes nouvelles pour le journal des bonnes nouvelles. Cryptez vos
mails, votre carte bancaire ou votre voiture vous trahiront.
L'étau se resserre sur nos corps. Connaissez-vous les wearable technologies ? Le prêt-à-porter technologique ?
Tatouages et lentilles de contact se connectent à Internet. Les Google Glass permettent aux médecins d'avoir le
dossier médical d'un patient dans les yeux en posant leur regard dessus. « Reste à régler les problèmes de
confidentialité et de vie privée, peut-être l'un des plus grands freins potentiels au développement des ''wearable
technologies''. Mais c'est déjà un autre sujet... » note le robot-journaliste du Monde.11 C'est vrai quoi, la
protection de la vie privée n'a rien à voir avec la protection de la vie privée. T-shirts et bracelets calculent vos
battements de cœur, votre rythme respiratoire, le nombre de pas effectués ou la qualité de votre sommeil. Et
enregistrent le tout sur votre ordinateur personnel. Que ferons-nous quand les compagnies d'assurance ou la
sécurité sociale réclameront ces données pour notre bien ? Quelles raisons aurons-nous de nous y opposer ?
L’invasion des technologies de l'information et des communications a pour but la rationalisation, la
modélisation et le contrôle des grands nombres (d'humains, de marchandises, de données). Elle ne souffrira
aucun frein légal autre que cosmétique. Seule une opposition politique à la numérisation du monde peut
desserrer l'étau électronique.
Brisons les machines.
Hors-sol
Lille, 22 octobre 2013
[email protected]
10 genographic.nationalgeographic.com
11 4 septembre 2013.

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