Voyage au cœur d`une flûte de champagne
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Voyage au cœur d`une flûte de champagne
Voyage au cœur d’une flûte de champagne ! par Gérard Liger-Belair Laboratoire d’Œnologie et Chimie Appliquée (URVVC), UPRES EA 2069, Université de Reims Champagne-Ardenne - Reims. Directeur de l’équipe Effervescence (GSMA), UMR CNRS 6089, Université de Reims Champagne-Ardenne - Reims. C A H I E R science considérable des bulles et des mousses. Physiciens, chimistes et mathématiciens se sont passionnés pour ces objets fragiles aux propriétés extraordinaires. Cependant, et à ma grande surprise, assez peu de scientifiques ont choisi de se pencher sur les bulles et la mousse du champagne et des vins effervescents. Pourtant, dans le petit volume de champagne ou de vin circonscrit par une flûte, on retrouve toutes les étapes de la vie d’une bulle. Elle naît sur une particule immergée, elle se développe dans la flûte en rejoignant la surface, où inexorablement elle vieillit, puis finit par disparaître. Ce sont ces différentes étapes que je vous propose d’examiner dans cet article de synthèse, ainsi que le rôle présumé des bulles et du CO2 dissous dans la sensation de piqûre ressentie lors de la dégustation. Abstract: Since the past decades, a large body of research has been devoted to bubbles and foams dynamics. Nevertheless, and very surprisingly, physical and chemical processes behind the formation of bubbles in Champagne wines (and more generally in a sparkling beverage) remained completely unexplored until the late 1990s. In the small volume of a champagne flute, each and every step of a fleeting bubble’s life can be found. A bubble nucleates inside an immersed particle, grows while rising through the liquid surface, where it finally explodes in a very visually appealing mechanical process. In this article, I propose you to examine each of the above-mentioned steps, as well as both the role of bubbles and dissolved CO2 in the very characteristic fizzy sensation felt during champagne and sparkling wine tasting. © Gérard Liger-Belair T E C H N I Q U E Résumé : Au cours des dernières décennies, il s’est développé une Figure 1 : Séquences temporelles des deux modes de versements testés dans ce travail, à savoir, un mode de versement traditionnel où le champagne est servi dans une flûte verticale (a), et un mode de versement où le champagne coule le long des parois d’une flûte inclinée (à la manière dont les barmen servent une bière) (b). 1. Introduction C’est vers la fin du 17ème siècle que le champagne voit le jour à l’abbaye de Hautvillers, près d’Épernay, sous l’impulsion d’un moine opiniâtre et rigoureux, dom Pierre Pérignon (1638-1715). Si la paternité du champagne fait aujourd’hui encore l’objet de débats et de controverses, force est de reconnaître que dom Pérignon consacra sa vie à réfléchir, tester et améliorer chacune des étapes qui mènent à l’élaboration d’un vin blanc effervescent de grande qualité. Aujourd’hui, près de trois siècles plus tard, le champagne est indiscutablement devenu un mythe. Il y a les vins… et le champagne. La valse des bulles dans une flûte n’est pas étrangère à cette incroyable notoriété. L’effervescence anime le champagne, le rendant ainsi presque vivant. Au cours des dernières décennies, il s’est développé une science considérable des bulles et des mousses. Physiciens, chimistes et mathématiciens se sont passionnés pour ces objets fragiles aux propriétés extraordinaires. Cependant, assez peu de scientifiques ont choisi de se pencher sur les bulles et la mousse du champagne et des vins effervescents. Pourtant, dans le petit volume de champagne ou de vin circonscrit par une flûte, l’on retrouve toutes les étapes de la vie d’une bulle. Elle naît sur une particule immergée, elle se développe dans la flûte en rejoignant la surface, où inexorablement elle vieillit, puis finit par disparaître. Chacune de ces étapes mérite que l’on s’y intéresse tant les mécanismes physicochimiques à l’œuvre dans une flûte sont subtils. Je vous propose de m’accompagner au cœur d’une flûte de champagne et d’entreprendre un voyage extraordinaire, à l’échelle de la bulle ! R E V U E F R A N Ç A I S E D ’ Œ N O L O G I E 2. Le service du champagne revisité Suite à une deuxième fermentation alcoolique en bouteille close, le champagne sous pression contient une grande quantité de gaz carbonique dissous, environ 12 grammes par litre (soit environ 5 litres de CO2 par bouteille). Une fois la bouteille débouchée, le champagne retourne à la pression atmosphérique, et le gaz carbonique dissous doit inexorablement s’en échapper pour rejoindre l’atmosphère et rétablir ainsi l’équilibre thermodynamique. On dit que le champagne devient sursaturé en gaz carbonique. Le service du champagne est une étape critique en ce qui concerne l’échappement du gaz carbonique dissous. En effet, le transfert du champagne de la bouteille vers la flûte génère des turbulences qui accélèrent considérablement la fuite du gaz carbonique dissous hors du champagne. Plus on perd de gaz carbonique dissous à cette étape, moins on en disposera lors de la dégustation pour permettre la production de bulles dans la flûte… Afin de préserver au mieux le CO2 dissous dans le champagne (et d’assurer ainsi une meilleure longévité à l’effervescence dans la flûte), il convient donc de servir le champagne de la façon la plus douce possible, afin que le CO2 dissous ne s’en échappe pas prématurément. 12 A V R I L / M A I 2 0 1 1 N ° 2 4 6 Le gaz carbonique est cependant susceptible d’absorber une longueur d’onde bien spécifique comprise dans le spectre de la lumière infrarouge. En filmant le versement du champagne dans une flûte à l’aide d’une caméra dotée d’un capteur sensible à la lumière infrarouge, il devient alors possible de visualiser, pour la toute première fois, les volutes de gaz carbonique qui s’échappent (Figure 2). Le panache de gaz carbonique devient alors bel et bien visible. On remarque alors que ce gaz carbonique (nettement plus lourd que l’air) s’écoule le long des parois de la flûte. Le graphique de la Figure 3 présente le volume de gaz carbonique perdu au moment du service, pour les deux modes de versement et pour trois températures de service. Les deux modes de versement testés se différencient d’autant plus que le champagne est froid. Le travail sur l’évaluation des pertes en gaz carbonique au moment du service se poursuit, avec d’autres formes de verres et d’autres boissons effervescentes (champagnes et autres vins effervescents de provenances et d’âges variables, bières, eaux gazeuses, etc.). D’autres volumes de service plus compatibles avec ceux généralement servis en concours seront également déclinés. 3. La nucléation des bulles dans une flûte Figure 3 : Volume de gaz carbonique qui s’échappe au moment du service (en cm3), selon le mode de versement et pour chacune des trois températures de service. R E V U E F R A N Ç A I S E D ’ Œ N O L O G I E Une fois le champagne versé dans la flûte ou la coupe, le CO2 dissous se met alors en quête d’une phase gazeuse pour s’y engouffrer et fuir ainsi le liquide pour lequel il n’a désormais plus aucune affinité. La surface libre du champagne qui sépare le milieu liquide de l’air libre constitue bien entendu une échappatoire idéale pour le gaz dissous qui veut rejoindre l’atmosphère. Ce dégazage par la surface libre est absolument invisible à l’œil nu mais reste très important en quantité. D’une manière générale, plus la surface du contenant est grande et plus cette voie de dégazage sera importante. Dans une flûte classique, environ 80 % des molécules de gaz carbonique dissous s’échappent par la surface du champagne, alors que 20 % d’entre elles participent à la production de bulles. Cependant, contrairement à une idée largement répandue, les bulles de champagne n’apparaissent pas sur les défauts du verre ou de la flûte dans lequel il est versé. Dans la grande majorité des cas, ce sont des fibres de cellulose provenant des torchons d’essuyage ou des microcristaux présents dans le vin qui sont responsables de cette production répétitive de bulles dans le champagne. Malgré leur complète immersion, ces fibres ou ces particules ne sont pas totalement mouillées par le liquide qui les enrobe. Leurs propriétés physiques et géométriques permettent l’emprisonnement d’une minuscule poche d’air ambiant. Ces minuscules poches d’air prisonnières du champagne seront donc autant de minuscules 13 A V R I L / M A I 2 0 1 1 N ° 2 4 6 C A H I E R Nous avons testé deux façons de servir 100 millilitres de champagne dans une flûte traditionnelle (Figure 1) : (1) soit en versant le champagne directement au centre d'une flûte placée verticalement (il s’agit du service le plus fréquemment utilisé dans la restauration), (2) soit en versant le champagne le long des parois d’une flûte inclinée, à la façon dont les barmen servent un verre de bière. Le résultat est sans appel. Le champagne qui a été servi dans une flûte inclinée contient plus de gaz carbonique dissous que celui qui a été servi dans une flûte verticale (1). L’explication est somme toute assez simple. En inclinant la flûte au moment du service, le champagne coule le long de ses parois de façon naturellement plus douce que lorsqu’il envahit brutalement la flûte en étant servi dans une flûte verticale. On perd donc moins du précieux gaz dissous en servant le champagne dans une flûte inclinée, ce qui permet au champagne de préserver son effervescence un peu plus longtemps que lorsqu’il est servi de façon traditionnelle, dans une flûte verticale. Le gaz carbonique qui s’échappe lors du versement est bien entendu totalement invisible à l’œil nu, car parfaitement transparent dans le domaine de la lumière visible auquel notre œil est sensible. T E C H N I Q U E © Université de Reims. Figure 2 : À l’aide d’une caméra infrarouge, l’échappement du gaz carbonique au moment du service devient visible (ce sont les volutes colorées qui coulent le long de la flûte). Cette technique rend compte d’un dégagement gazeux plus important lorsque le champagne est servi dans une flûte verticale (a) que lorsqu’il est servi dans une flûte inclinée (b) © Gérard Liger-Belair – Université de Reims Figure 4 : Gros plan sur la naissance d’une bulle au sein d’une fibre de cellulose adsorbée à la surface d’une flûte de champagne ; 1 ms sépare chaque cliché. (barre = 50 µm) © Gérard Liger-Belair échappatoires par lesquelles le gaz carbonique dissous pourra fuir le champagne pour rejoindre l’atmosphère sous forme de bulles (2,3). On parle de nucléation hétérogène. La Figure 4 illustre le processus de nucléation de bulles à partir d’une fibre de cellulose. Une fibre standard pourra émettre plusieurs dizaines de milliers de bulles avant que la concentration en CO2 dissous devienne trop faible pour permettre la diffusion du gaz carbonique dissous. 4. L’ascension des bulles Figure 6 : Train de bulles dans une bière standard (a), comparé avec un train de bulles dans un champagne brut standard (b), environ 3 minutes après le versement. (barre = 1 mm) et ses qualités gustatives et/ou organoleptiques. Les idées reçues ont cependant la vie dure, et la taille des bulles reste encore un critère d’excellence chez bon nombre de consommateurs, d’œnologues et de sommeliers. L’accélération et le grossissement des bulles ont fait l’objet de toutes nos attentions, et le rôle de certains paramètres physicochimiques (tels que la viscosité, la concentration en gaz carbonique dissous, la température, etc.) est désormais mieux compris. Attardons-nous un moment sur les principaux facteurs responsables de la taille des bulles dans un verre. Il a été démontré que la croissance des bulles dans un verre dépend d’un certain nombre de paramètres physicochimiques (4). Attardons nous un moment sur quelques facteurs dont le rôle sur la taille des bulles dans un verre est avéré. 4.1 Le rôle du gaz carbonique dissous © Gérard Liger-Belair C A H I E R T E C H N I Q U E Une fois détachée de la particule qui lui a donné naissance, la bulle de champagne est encore invisible à l’œil nu. Son diamètre est d’environ 10 micromètres, soit seulement 1/100 de millimètre. Sous l’effet de la poussée d’Archimède qui la tire vers le haut, la bulle entame alors son ascension vers la surface. Tout au long de son parcours, la bulle va se gaver de gaz carbonique dissous. Elle va progressivement grossir et accélérer au cours de son ascension vers la surface, comme on peut le constater sur le cliché de la Figure 5. Cette croissance des bulles en cours d’ascension est due à la diffusion des molécules de gaz carbonique dissous, du vin vers les bulles. En ce qui concerne le champagne, la vitesse de grossissement des bulles est fondamentale car elle détermine la taille moyenne maximale qu’elles vont pouvoir atteindre. Du point de vue du dégustateur, la taille des bulles qui parviennent en surface a son importance même si, à ce jour, aucune corrélation scientifique n’a encore été établie entre la taille des bulles d’un champagne Figure 5 : Train de bulles nucléées au sein d’une fibre de cellulose adsorbée à la surface d’une flûte de champagne. (barre = 100 µm) R E V U E F R A N Ç A I S E D ’ Œ N O L O G I E L’un des facteurs qui influence la vitesse de croissance des bulles est la quantité de gaz carbonique dissous dans le champagne. Diviser la quantité de gaz carbonique dissous par deux (c’est à peu près le rapport qui peut exister entre le CO2 dissous dans un champagne et dans une bière), entraîne une diminution de la taille moyenne des bulles de l’ordre de 30 % (soit des bulles presque trois fois moins grosse en volume). Les clichés de la Figure 6 comparent un train de bulles dans une bière standard avec un train de bulles dans un champagne brut standard, environ 3 minutes après le versement. Cela ne fait aucun doute que les bulles de la bière sont plus fines que celles du champagne. Avant de présenter ces photographies accompagnées des explications scientifiques ad hoc, je demande systématiquement à mes étudiants (qui, je n’en doute pas, ont maintes fois eu l’occasion de comparer les qualités gustatives de ces deux boissons) de me dire qui de la bière ou du champagne présente selon eux les bulles les plus fines. Dans leur grande majorité, ils sont intimement convaincus que le champagne est somme toute le champion toute catégorie des bulles les plus fines. Mais, contrairement aux idées reçues, les bulles de bière sont nettement plus petites que celles du champagne. Certains étudiants sont même déçus d’apprendre qu’une boisson aussi “populaire” que la bière présente des bulles plus fines que celles d’un champagne. Là encore, il est amusant de remarquer que les gens associent inconsciemment la finesse des bulles au prestige de la boisson effervescente. En outre, étant donné que le gaz carbonique dissous s’échappe du champagne lorsque celui-ci est versé dans une flûte (à la fois directement par la surface et par le processus de formation des bulles), la vitesse de croissance des bulles durant leur ascension diminue progressivement à mesure que le temps s’écoule. Vous avez probablement dû le remarquer en dégustant un verre de champagne : les bulles sont plus fines et moins nombreuses en fin de dégustation qu’au tout début. 14 A V R I L / M A I 2 0 1 1 N ° 2 4 6 Cette adéquation entre la taille des bulles d’un vin de Champagne et sa teneur en gaz carbonique dissous explique également pourquoi un champagne qui a vieilli longtemps en cave présente généralement des bulles plus fines qu’un champagne jeune. En effet, le bouchon de la bouteille n’est pas absolument hermétique aux échanges gazeux, et du gaz carbonique va progressivement s’en échapper au cours du vieillissement. Connaissant la porosité du liège dont on fait les bouchons, on peut estimer la décroissance progressive, au fil des ans, de la concentration en gaz carbonique dissous dans un champagne embouteillé (Figure 7). On remarquera que la concentration en CO2 dissous diminue d’autant plus vite que le volume de la bouteille est faible (5). La teneur en CO2 dissous d’un champagne qui a eu le temps de vieillir est donc systématiquement inférieure à celle d’un champagne jeune, et ses bulles sont naturellement plus fines (faute de gaz dissous). C’est d’ailleurs peut-être l’origine du dicton populaire qui associe la taille des bulles à la qualité du produit. En effet, on laisse vieillir les vins effervescents qui ont un bon potentiel de garde. Lorsqu’on les déguste plusieurs années après leur élaboration, ces vins présentent souvent de très bonnes qualités organoleptiques car ils ont été sélectionnés par les œnologues pour leur capacité à développer des arômes au cours du vieillissement. Or, ces vins qui ont eu le temps de vieillir présentent également des bulles naturellement plus fines, car le volume de gaz carbonique dissous qu’ils contiennent est souvent très inférieur aux quelques 5 litres qui caractérisent une bouteille de 75 centilitres de champagne jeune à la fin de la prise de mousse. La taille de la bulle n’est pas en soi un indicateur de la qualité, mais plutôt de l’âge du vin. Cependant, il est possible qu’au fil des siècles les amateurs aient fini par établir une association entre les qualités gustatives d’un champagne “âgé” et la finesse de ses bulles. C’est sans doute là qu’il faut trouver l’origine de l’adage : “Plus petites sont les bulles, meilleur est le champagne.” Il est vrai qu’un champagne d’âge mûr se reconnaît autant à la finesse de son effervescence qu’à la complexité de ses arômes et de son goût. On peut même estimer la concentration en gaz carbonique dissous théorique en deçà de laquelle la production de bulles devient énergétiquement impossible dans un champagne. En deçà d’une concentration en gaz carbonique dissous d’environ 2,5 grammes par litre, le CO2 dissous ne peut plus diffuser dans les germes gazeux piégés dans les fibres de cellulose ou les anfractuosités du verre (dans le cas d’une flûte gravée) susceptibles de jouer le rôle de sites de nucléation. R E V U E F R A N Ç A I S E D ’ Œ N O L O G I E En débouchant un champagne d’âge vénérable (qui a vieilli pendant quelques décennies), on prend donc le risque de se retrouver avec un champagne plat, incapable de produire la moindre petite bulle dans une flûte. 4.3 L’effet “hauteur du verre” En dépit de tout paramètre d’ordre physicochimique, la bulle grossira d’autant plus qu’elle passera de temps immergée dans le champagne sursaturé en gaz carbonique. Or, la bulle passera d’autant plus de temps à grossir dans le champagne que la distance qui la sépare de la surface est grande. En conséquence de quoi, plus un site de nucléation est loin sous la surface du liquide, plus les bulles qui en sont issues seront grosses. La théorie nous apprend que le volume d’une bulle qui monte dans un verre est proportionnel à la distance qu’elle a parcourue. Il faut donc se méfier de la taille du contenant dans lequel on déguste un vin effervescent avant de faire des conclusions hâtives quant à la taille de ses bulles. Nous avons testé l’effet “hauteur du verre”, en servant le même champagne dans une coupe et dans une flûte. Comme l’attestent les deux clichés de la Figure 8, juste après le versement et à concentration de CO2 sensiblement identique, les bulles qui parviennent à la surface de la coupe sont naturellement plus fines que celles qui parviennent à la surface de la flûte, puisque la hauteur de liquide est nettement plus faible dans la coupe que dans la flûte. Ce phénomène ira même en s’accentuant en cours de dégustation car la concentration en CO2 dissous du champagne dans la coupe ne cessera d’être inférieure à celle dans la flûte (6). Un bon point donc pour la coupe qui favorise systématiquement la finesse des bulles par rapport à la flûte ! C’est hélas probablement le seul avantage de la coupe, qui retient bien mal les arômes du champagne et favorise la perte prématurée de CO2 dissous (de part sa large ouverture). 15 © Gérard Liger-Belair 4.2 Quid de l’âge du champagne ? C A H I E R Figure 8 a et b : Illustration de la distribution en taille des bulles qui parviennent à la surface de la coupe (a) et de la flûte (b), 30 secondes après le versement. (barre = 1 cm) T E C H N I Q U E © Gérard Liger-Belair Figure 7 : Diminution (théorique) progressive de la concentration en CO2 dissous par diffusion au travers du bouchon au cours du vieillissement en cave, à une température de 12 ° C, et pour les trois flacons les plus courants en Champagne, à savoir, le magnum de 150 cl, la bouteille de 75 cl et la demi bouteille de 37,5 cl Figure 9 : Séquence reconstruite de l’éclatement d’une bulle de champagne. (barre = 1 mm) A V R I L / M A I 2 0 1 1 N ° 2 4 6 © Alain Cornu – Collection CIVC T E C H N I Q U E C A H I E R Figure 10 : Les bulles qui éclatent en surface projettent des milliers de gouttelettes qui forment un brouillard caractéristique et participent au plaisir de la dégustation. Dans votre bouche, en plus de cette action mécanique liée aux bulles qui éclatent, le CO2 exerce également une piqûre chimique, totalement indépendante de l’éclatement des bulles. C’est la récente et fascinante découverte que l’on doit au professeur Charles Zuker et à ses collègues de l’université de Columbia à New-York, qui ont mené une séries d’expériences d’électrophysiologie et de manipulations génétiques sur des souris (7). Leurs conclusions sont sans appel. En plus de la stimulation mécanique qui accompagne l’éclatement des bulles de gaz carbonique, le CO2 dissous active des détecteurs biochimiques – des enzymes – logés dans des cellules réceptrices aux saveurs acides. Le CO2 dissous provoque ainsi une piqûre chimique qui participerait en grande partie à la sensation de piqûre lorsque vous portez le champagne (ou tout autre boisson effervescente) en bouche. Une petite anecdote amusante vient d’ailleurs renforcer les conclusions de l’équipe du professeur Zuker. En 1988, un médecin dénommé Stephan Kelleher vient de gravir une montagne. Afin de se prémunir contre le mal de l’altitude dont il souffre, le docteur Kelleher a avalé un médicament à base d’acétazolamide. Or, il se trouve que les enzymes logées dans les cellules réceptrices à la saveur acide sont désactivées par cette molécule. Pour célébrer leur ascension, le docteur Kelleher et ses compagnons de randonnée décident d’ouvrir une bouteille de champagne. Hélas, et à sa grande surprise, le docteur Kelleher rapporte que dans sa bouche le divin breuvage fut d’une grande platitude. En 1988, le médecin ne s’explique pas le phénomène. On le comprend mieux désormais à la lumière des travaux de l’équipe américaine. Les enzymes des cellules réceptrices à la saveur acide, neutralisées par l’acétazolamide, ne lui permettaient tout simplement plus de ressentir la piqûre chimique du gaz carbonique dissous. Rermerciements 5. Les bulles et le gaz carbonique, ça pique… Des centaines de bulles éclatent chaque seconde au cours des quelques minutes qui suivent le remplissage d’une flûte de champagne. Lorsqu’une bulle éclate en surface, elle projette systématiquement un minuscule jet de champagne qui se brise en fines gouttelettes (Figure 9). Compte tenu du très grand nombre de bulles qui éclatent simultanément, la surface du liquide est alors littéralement piquetée de centaines de jets minuscules semblables à celui de la Figure 9c. Chacun de ces minuscules jets se brise en grosso modo cinq gouttelettes. Ce sont donc des centaines et parfois même des milliers de gouttelettes, qui sont projetées chaque seconde, plusieurs centimètres au-dessus de la surface, sous la forme d’un “aérosol de champagne” qui picote et rafraîchit agréablement le visage (Figure 10). La sensation “tactile” caractéristique apportée par ce brouillard de gouttelettes constitue en effet une part importante du plaisir de la dégustation. Les gouttelettes de liquide projetées par les éclatements de bulles quelques centimètres au-dessus de la surface permettent de stimuler mécaniquement les nocicepteurs (récepteurs de la douleur) situés dans votre nez. Ils sont concernés au premier chef durant votre dégustation, tout comme les récepteurs de la douleur situés dans la bouche et le palais lorsque les bulles éclatent sur votre langue. La sensation tactile, liée aux modifications de la pression exercée sur les muqueuses du palais et de la langue lorsque le champagne pétille en bouche, est véhiculée par le nerf trijumeau. Le nerf trijumeau se subdivise en trois branches innervant entièrement les muqueuses de la face, l’une au niveau de la cavité buccale, une autre au niveau de la région nasale et la troisième au niveau oculaire. Certaines stimulations en bouche peuvent donc remonter vers le nez ou même les yeux. C’est le cas, bien connu, de la moutarde ou des oignons. Cette stimulation mécanique qui accompagne l’éclatement des bulles sur votre langue et votre palais contribue à la sensation de piqûre très caractéristique qui accompagne la dégustation d’un champagne (ou d’une boisson gazeuse en général). Cette sensation de piqûre est naturellement d’autant plus marquée que le champagne est effervescent (donc riche en gaz carbonique dissous). C’est la raison pour laquelle les vieux champagnes, moins riches en gaz carbonique dissous suite aux fuites de CO2 via le bouchon poreux, vous apparaissent aussi beaucoup moins vifs que les champagnes jeunes. Mais ça n’est pas l’unique raison… R E V U E F R A N Ç A I S E D ’ Œ N O L O G I E Nous remercions vivement les champagnes Pommery et Moët & Chandon, ainsi que l’Association Recherche Œnologie Champagne et Université pour leur soutien et leur participation à la recherche en cours. Références bibliographiques (1) G. Liger-Belair, M. Bourget, S. Villaume, P. Jeandet, H. Pron, G. Polidori, 2010. 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Science, 326, 443-445. 16 A V R I L / M A I 2 0 1 1 N ° 2 4 6