Ruptures temporelles dans Les Trophées de José

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Ruptures temporelles dans Les Trophées de José
Silvio Ferrari
Ruptures temporelles
dans Les Trophées
de José-Maria de Heredia
[email protected]
Dès lors que l’on considère qu’un système linguistique n’est pas un calque de
la réalité extra-linguistique, mais un mode, propre à chaque langue, de concevoir cette réalité, on mesure les difficultés qui en découlent en traduction.
C’est dans cette optique que je procéderai à une analyse de la distribution des
temps du passé dans les sonnets des Trophées de Heredia. Ce questionnement
part de ma traduction 1 du recueil du poète franco-cubain; mais comme l’original n’a pas souffert de l’opération traduisante, l’italien s’accommodant fort
bien, en général, de la distribution des temps du passé du français, c’est au
niveau de la langue de départ que je focaliserai mon analyse.
Le lecteur des Trophées est tout de suite frappé par l’abondance des
ruptures dans l’emploi des temps verbaux. Il s’agit certes d’un procédé
stylistique qui s’impose comme l’un des moyens d’expression voulus par le
poète. C’est pourquoi il m’est apparu fondamental de ne pas m’éloigner du
texte original, de manière à consentir au lecteur de pénétrer une réalité
différente de la sienne, même au risque de provoquer un effet majeur dans la
langue d’arrivée. Le maintien des contrastes temporels dans la traduction n’a
pas posé de problèmes dans l’ensemble : et dans les rares cas de glissements
du texte italien par rapport à l’original l’écart ne modifie pas fondamentalement le texte français. C’est dans le prolongement de cette analyse que
j’analyserai la structuration temporelle, en traducteur donc, plutôt qu’en traductologue.
1 José-Maria Heredia, I Trofei. Testo francese a fronte (traduction d’après l’édition de Les
Trophées, Paris, Descamps-Scrive,1907), Milano, Edizioni Ariele, 1996. Je cite les sonnets
dans cette édition, la page sera indiquée dans le texte entre parenthèses à la fin de la
citation.
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La valeur des temps du passé dans les sonnets présente des caractéristiques
susceptibles de clarifier le rôle que jouent la récurrence et l’alternance des
temps des verbes dans la planification et la cohésion des poèmes. La diversité
des structurations temporelles m’a conduit, lors de ma traduction, à relever
des ruptures temporelles au niveau des modalités de l’énonciation.
Le français possède, tout comme l’italien, deux formes ‘simples’ du
passé, l’imparfait et le passé simple, sans oublier le présent, forme verbale apte
à exprimer des faits situés dans une autre époque que celle qu’il désigne
habituellement. En effet, en contexte narratif, le présent peut rapporter,
comme le passé simple, la successivité des événements, chacun perçu en cours
d’accomplissement de son commencement à sa fin. L’analyse des différences
temporelles et aspectuelles entre le passé simple, l’imparfait, auxquels j’ajouterais le passé composé, et le présent permet de dégager les stratégies qui
président à l’établissement des contrastes internes impliquant une interaction
entre le niveau historique et celui de l’acte narratif. Les différences temporelles
et aspectuelles des temps verbaux du passé postulent l’existence de deux
mondes distincts vus respectivement à partir du moment de la parole et d’un
moment qui lui est antérieur. Avec l’emploi du passé simple et de l’imparfait,
le dit reste dans le monde du passé, ce qui rapproche le poème du récit.
Heredia propose dans ses sonnets une organisation temporelle articulée de
telle sorte que les affinités et surtout les oppositions des temps verbaux créent,
à la limite de l’agrammaticalité, des variations qui impliquent le rejet de toute
conception attribuant a priori une valeur définie aux différents temps des
verbes. Il en résulte que nulle part dans les sonnets les relations temporelles
proprement dites ne sont codées; d’autre part les oppositions aspectuelles
relèvent de procédés de mise en contraste qui ne peuvent être non plus
déterminés préalablement. La valeur de chaque sonnet est le produit de
relations multiples; elle résulte d’effets de synergie ou de compétition entre les
opérations des différents niveaux morpho-syntaxiques.
La récurrence et l’alternance des temps conduit Heredia à des ruptures
temporelles dans la distribution des temps qui sont difficilement conciliables
avec les techniques de ses contemporains. C’est pourquoi, à la suite des travaux de Ch. Bruneau 2 et de E. Pich 3, j’examinerai l’interaction des différences
2 Charles Bruneau, Fin du Romantisme et Parnasse, in Histoire de la langue française des
origines à nos jours de Ferdinand Brunot, t. XIII. Première partie, Paris, Armand Colin, 1948,
pp. 285-286.
3 Edgard Pich, Le temps, la mémoire, l’oubli: «Les Trophées» de J.M. Heredia, in Les
Trophées, Seminari di Bagni di Lucca. 4., Pisa, Pacini Editore, 1989, pp. 43-57.
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temporelles dans les oppositions et affinités des temps du passé et du présent,
ainsi que les incidences de l’aspect sur le plan de l’énonciation. Il n’est que de
se reporter au travail de Ch. Bruneau pour évaluer l’importance du changement dans l’emploi des temps chez les Parnassiens, et en particulier chez Heredia, et pour mesurer la remise en cause de l’emploi de certains temps verbaux, en l’occurrence le passé simple, l’imparfait et le présent. Ch. Bruneau
relève que «dans les relatives dépendant d’une principale à un temps du passé,
les poètes parnassiens emploient systématiquement l’indicatif présent : dans
Heredia, le procédé apparaît presque à chaque page 4». Il propose pour «cette
ressource exceptionnelle – et d’ailleurs discutable – […] que c’est la variété des
temps et de la sonorité des désinences qui leur [aux parnassiens] a paru avantageuse», et il ajoute «l’indicatif présent […] nous donne l’illusion que nous assistons à l’action; il apparaît comme une variété nouvelle de présent historique 5».
Quant à E. Pich, il attache plus d’importance à la spécificité de notre
auteur, en remarquant que «la tension entre la mort et la vie des formes
[verbales] donne un sens à l’ensemble. Ce sont ces formes qui sont rendues
par Heredia au présent et qui échappent ainsi à la mort 6». Et en conclusion:
«les formes discursives du sonnet présentent […] une cohérence et une
originalité très fortes: les formes d’articulation entre le discours et le récit y
sont en petit nombre (emploi du présent improprement dit de narration,
discours direct, formes complexes […]) et très fortement récurrentes 7».
La notion de rupture temporelle permet d’élucider certains phénomènes
complexes de distribution des verbes dans les sonnets. Ce phénomène
d’hétérogénéité énonciative explicite et traduit un changement de perspective
sur le processus narratif de la part de Heredia. Heredia choisit en effet des
configurations temporelles en concurrence: c’est le cas notamment pour
l’emploi du présent «historique» ou du couple passé simple / imparfait pour le
discours narratif. Dans le sonnet Soir de bataille (tout comme dans Stymphale
déjà analysé par Bruneau et Pich), la rupture temporelle s’opère à l’intérieur
d’une même base énonciative contribuant ainsi à la structuration du récit.
Grâce à la rupture (ou mieux aux ruptures) temporelles, chaque segment
textuel est radicalement différent du précédent dans sa forme. Les événements, même s’ils se succèdent sans aucune perturbation de l’ordre chronoCharles Bruneau, op. cit., p. 285.
Ibid. p. 286.
6 Edgard Pich. op. cit., p. 46.
7 Ibid. p. 56-57.
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logique (les deux premiers quatrains enchaînent des imparfaits descriptifs)
comme dans les récits avec une base temporelle homogène, apparaissent ici
délimités en blocs. Les contenus thématiques sont contrastés ou hiérarchisés.
Le jeu entre les formes verbales «incompatibles» de la langue est utilisé en vue
de donner une valeur d’attente au(x) sonnet(s) d’une même section et de l’ensemble du recueil:
D’un œil morne, comptant leurs compagnons défunts,
Les soldats regardaient, comme des feuilles mortes,
Au loin, tourbillonner les archers de Phraortes;
Et la sueur coulait de leurs visages bruns.
C’est alors qu’apparut, tout hérissé de flèches,
Rouge du flux vermeil de ses blessures fraîches,
Sous la pourpre flottante et l’airain rutilant,
Au fracas des buccins qui sonnaient leur fanfare,
Superbe, maîtrisant son cheval qui s’effare,
Sur le ciel enflammé, l’Imperator sanglant. (Soir de bataille p. 149)
Par ailleurs, le présent a une valeur de dramatisation au moment où le récit des
événements devient le plus grave.
De même, dans Antoine et Cléopâtre, on peut constater que le contraste
intervient à un moment charnière pour marquer un tournant important dans le
récit:
Et le Romain sentait sous la lourde cuirasse,
Soldat captif berçant le sommeil d’un enfant,
Ployer et défaillir sur son cœur triomphant
Le corps voluptueux que son étreinte embrasse.
Tournant sa tête pâle entre ses cheveux bruns
Vers celui qu’enivrait d’invincibles parfums,
Elle tendit sa bouche et ses prunelles claires;
Et sur elle courbé, l’ardent Imperator
Vit dans ses larges yeux étoilés de points d’or
Toute une mer immense où fuyaient des galères 8. (p. 151)
8 Puisque, dans ma traduction, j’ai conservé les contrastes temporels, il me semble
superflu de donner la traduction de tous les exemples proposés; je n’offre qu’un spécimen,
et je renvoie donc à mon texte des Trofei pour les autres exemples:
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Ces deux exemples me semblent indiquer les valeurs que prennent l’imparfait
et le passé simple quand leur opposition se manifeste dans l’énoncé, aussi bien
dans le cas de l’alternance par segments que dans le cas de la focalisation de
certaines actions. On peut parler d’une alternance entre des phases d’équilibre
et des phases de tension dans la dynamique narrative. Qui plus est, dans une
grande partie des sonnets, la relation particulière entre la langue et le monde
est focalisée sur un seul personnage voire deux et, dans ceux où apparaissent
d’autres actants, il y a toujours un personnage focalisateur. Le risque de
monotonie reste donc grand; la principale stratégie pour l’éviter consiste à
hiérarchiser la suite des événements en épisodes; c’est dans ce cadre qu’une
grande partie des ruptures temporelles du corpus semble être utilisée.
L’imparfait désigne un procès dont le déroulement s’étend sans limitation explicite de part et d’autre du repérage temporel envisagé. Son imperfectivité apparaît lorsqu’une partie du procès du verbe est considérée comme
réalisée tandis que l’autre n’est engagée que dans sa virtualité. La durée est
alors rendue sensible. C’est pourquoi l’imparfait sert à représenter les circonstances caractérisant, justifiant ou entourant un événement; on assiste en
quelque sorte au processus de réalisation du procédé passé, lequel peut, de ce
fait, être interrompu par un événement. Ainsi, dans le sonnet Jason et Médée:
Par l’air magique où flotte un parfum de poison,
Sa parole semait la puissance des charmes;
Le héros la suivait et ses belles armes
Secouait les éclairs de l’illustre Toison. (p. 41)
Entrambi guardavano, dall’alta terrazza,
l’Egitto addormentarsi sotto un cielo soffocante
e il Fiume, attraverso il Delta nero che esso fende,
verso il Bubastis e Sais rotolare la sua onda grassa.
E il Romano sentiva sotto la sua pesante corazza,
soldato prigioniero che culla il sonno di un fanciullo,
piegarsi e venir meno sul suo cuore trionfante
il corpo voluttuoso che la sua stretta abbraccia.
Girando la sua testa pallida tra i suoi capelli bruni
Verso colui che invincibili profumi inebriavano,
ella tese la sua bocca e le pupille chiare;
e su di lei chinato, l’ardente Imperatore
vide nei suoi grandi occhi stellati da punti d’oro
un mare immenso dove fuggivano delle galere.
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Un présent de narration atypique («flotte») est suivi par une séquence d’imparfaits. Cette violente rupture produit un spectaculaire changement de perspective sur l’engagement du protagoniste; avec la séquence à l’imparfait nous
entrons dans le récit des exploits du personnage sans que ces derniers soient
même nommés. Le présent permet à Heredia d’exprimer son propre point de
vue sur l’événement; il est utilisé plutôt pour formuler, avec une lueur de nostalgie, mais de manière subtile, neutre et externe, un jugement de l’auteur sur
le récit mythique.
Il en va de même entre autres pour Antoine et Cléopâtre et pour Soir de
Bataille. Dans la plupart des emplois d’imparfaits suivis de présents, j’ai pu
constater un changement de perspective sur le personnage qui coïncide avec
l’organisation du récit en séquences énonciatives délimitées par les ruptures
temporelles. En effet, il arrive souvent que, pour éviter la simple énumération
des faits, le sonnet soit divisé en parties, correspondant à des engagements
d’inspiration poétique différente. Ainsi, les principes de planification du récit
ne sont rien d’autre qu’une application sélective des changements de vue de
l’auteur, qui tour à tour s’engage ou se désengage habilement sans que l’on
puisse établir une correspondance entre les ruptures et l’optique de l’auteur
qui, rappelons-le, se veut impersonnel. Tandis que l’adoption d’une représentation externe se traduit par l’emploi du présent, l’imparfait permet de
constater l’existence de deux perspectives sur l’événement: lorsque les faits
sont présentés du point de vue du personnage historique l’imparfait est de
mise (vision rétrospective); lorsque le narrateur se complaît dans les
événements l’emploi du présent introduit une nuance interne, avec l’appui
bien sûr des choix lexicaux. Deux extraits me permettront d’illustrer ces
propos. Dans La Centauresse l’adverbe «Jadis» situe d’emblée le récit dans le
passé, les imparfaits mettent en place la trame événementielle, l’auteur
indiquant qu’il est question de données passées ou même imaginaires qui n’appartiennent pas à la réalité:
Jadis, à travers bois, rocs, torrents et vallons,
Errait le fier troupeau des Centaures sans nombre;
Sur leurs flancs le soleil se jouait avec l’ombre;
Ils mêlaient leurs crins noirs parmi nos cheveux blonds. (p. 33)
L’adoption du présent dans la suite du sonnet traduit en revanche la valorisation des événements qui relève alors de la réalité ou de la vérité (générale ?)
des faits accomplis:
L’été fleurit en vain l’herbe. Nous la foulons
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Seules. L’antre est désert que la broussaille encombre;
Et parfois je me prends, dans la nuit chaude et sombre,
A frémir à l’appel lointain des étalons. (p. 33)
Il ne serait pas incongru de considérer «fleurit» comme un verbe au passé simple, permettant de souligner encore une fois l’aspect narratif du texte; il s’agit
alors de toute évidence d’une évaluation plus générale de l’auteur. Par ailleurs,
la présence d’un sujet auctorial («je me prends»), beaucoup plus fréquente
qu’on ne l’imaginerait chez un poète dit «impersonnel», maintient en quelque
sorte les faits dans le monde contemporain. Paradoxalement, l’alternance des
bases temporelles permet d’arriver à isoler un segment textuel comme s’il
s’agissait d’un récit intégré dans une biographie, une biographie poétique bien
entendu. On peut également constater que la rupture qui intervient dans une
strophe du sonnet coïncide tout simplement avec la première action de
l’histoire (imparfait ou passé simple) que le poète relèverait au moment où il
écrit (présent). Ainsi dans le sonnet La belle Viole, après une suite de présents,
le couple imparfait / passé simple recrée le passé en action:
La viole que frôle encor sa frêle main
Charme sa solitude et sa mélancolie,
Et son rêve s’envole à celui qui l’oublie
En foulant la poussière où gît l’orgueil Romain.
De celle qu’il nommait sa douceur Angevine,
Sur la corde vibrante erre l’âme divine
Quand l’angoisse d’amour étreint son cœur troublé;
Et sa voix livre aux vents qui l’emportent loin d’elle,
Et le caresseront peut-être, l’infidèle,
Cette chanson qu’il fit pour un vanneur de blé. (p. 181)
On notera le futur «caresseront», limité toutefois dans ses effets par un
adverbe de modalité marquant le doute («peut-être»), impliquant la relation
auteur / lecteur. En ce qui concerne le passé simple du dernier vers («fit»), la
proposition relative inverse syntaxiquement la distribution des événements à
l’arrière-plan et établit un contraste aspectuel: sur le fond d’un événement
duratif à l’imparfait se déclenche un événement ponctuel au passé simple.
Le point à partir duquel l’esprit considère le procès, exprimé au passé
simple, se situe dans le temps de l’énonciation. Or la forme verbale, «qui est
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toujours et nécessairement actualisée par l’acte de discours et en dépendance
de cet acte» 9, ne peut l’être que de deux manières: soit l’auteur se replace dans
le temps du procès (imparfait), soit au contraire l’auteur considère le procès à
une certaine distance, globalement (passé simple), et dans ce cas son regard
sur le procès ne peut être que dans le présent de l’énonciation, puisqu’il faut
bien un point dans le temps à partir duquel il puisse le considérer (vers 1:
«Accoudée au balcon d’où l’on voit le chemin»). Ce recul permet alors de
présenter le procès comme faisant partie d’une série d’événements qui constituent l’enchaînement «historique» des faits. Qui plus est, l’époque du passé
implicite est donnée par le titre (La belle Viole) où se lit l’anagramme de
«Olive», et par l’exergue mentionnant le nom d’un poète du passé («Joachim
du Bellay»).
L’imparfait et le passé simple représentent des procès appartenant à une
époque révolue, entièrement coupée du monde de la parole. Le passé simple
est d’usage lorsque l’auteur considère un monde non actuel depuis son
présent, et son regard sur le procès reste ancré au moment de la parole pour
considérer l’intervalle de temps occupé par l’action dans le monde non actuel.
Je faisais mention plus haut d’imperfectivité, et je viens de signaler dans
une subordonnée un passé simple révélant une relation d’antériorité. La
perfectivité propre au passé simple se renforce là où la forme verbale présente
le procès globalement, c’est-à-dire d’une manière indivisible, vu comme à
distance sans qu’il soit possible d’en décomposer les phases. Dans les
exemples que je viens de citer, l’apparition isolée d’un passé simple doit plutôt
être expliquée en fonction d’une mise en relief, le passé simple ayant aussi une
fonction de détachement d’un procès par rapport aux autres actions du
premier plan évoqués au présent et ailleurs au passé composé. La rupture
temporelle agit de manière à délimiter les éléments extrêmes, l’origine et le
terme du récit. Le passé simple instruit bien cette relation. Il indique donc une
durée indécomposable dont les limites sont implicitement ou explicitement
connues: l’auteur peut alors faire prévaloir l’idée d’évolution dans le temps.
Les deux tercets de La naissance d’Aphrodité traduisent un effet de rupture
intéressant:
Farouches, ignorants des rires et des jeux,
Les Immortels siégeaient sur l’Olympe neigeux:
Mais le ciel fit pleuvoir la virile rosée;
9 Emile Benveniste, «Les relations de temps dans les verbes français», in Problèmes de
Linguistique Générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 255.
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L’Océan s’entr’ouvrit, et dans sa nudité
Radieuse, émergeant de l’écume embrasée,
Dans le sang d’Ouranos fleurit Aphrodité. (p. 39)
Dans le dernier vers, le verbe «fleurit» peut aussi être perçu comme un présent
apte à créer un changement de perspective sur le processus narratif. Heredia,
dans une grande partie des sonnets, joue de cette technique de rupture qui lui
permet de transformer un événement passé en propriété ou qualité du thème,
c’est-à-dire de poser le référent évoqué dans le monde actuel. Il signale de la
sorte que les autres temps sont en corrélation avec les caractéristiques spécifiques de chacune des séquences du sonnet. Ainsi le temps de base serait le
présent, à côté duquel on peut s’attendre à voir fonctionner d’autres temps
comme le passé composé:
Mais depuis que j’ai vu l’Epouse triomphale
Sourire entre les bras de l’Archer de Stymphale,
Le désir me harcèle et hérisse mes crins;
Car un Dieu, maudit soit le nom dont il se nomme!
A mêlé dans le sang enfiévré de mes reins
Au rut de l’étalon l’amour qui dompte l’homme. (Nessus, p. 31)
La prise en compte de la valeur discursive générale du présent investit le passé
composé. Celui-ci, lorsqu’il privilégie le plan du discours, exprime l’état
résultant de l’action, alors que le passé simple montre l’action en faisant
abstraction du résultat. En effet, le passé composé, par la présence de
l’auxiliaire au présent, privilégie les résultats constatés aujourd’hui alors que le
passé simple est plus idoine à parfaire l’idée d’évolution dans le temps.
L’emploi des présents et des passés composés situe le sonnet Le huchier de
Nazareth dans la catégorie du discours, créant ainsi un effet de surprise dans la
mesure où le lecteur pourrait s’attendre à un imparfait:
Et saint Joseph, très las, a laissé choir la gouge
En s’essuyant le front au coin du tablier;
Mais l’Apprenti divin qu’une gloire enveloppe
Fait toujours, dans le fond obscur de l’atelier,
Voler les copeaux d’or au fil de sa varlope. (p. 171)
En fragmentant le thème spatio-temporel, le passé composé «a laissé» ne porte
que sur un certain moment, indéterminé, alors que le présent s’applique au
monde actuel et plus particulièrement à celui de chaque lecteur.
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Ailleurs, le couple imparfait / passé simple recrée le passé en action. Le
procès à l’imparfait (imperfectif) inaccompli représente la situation qui sert de
cadre à l’histoire, décor, circonstances, bref tout ce qui entoure l’événement et
constitue la partie statique du récit. Par contre le passé simple, d’aspect accompli en même temps que perfectif, traduit le temps en marche, il met en relief le procès qu’il exprime et suscite l’attente du suivant, d’où la dramatisation
de la scène. Dans le sonnet Stymphale, à côté de passés simples comme «s’envolèrent, fit», les imparfaits «clapotaient, frôlaient» créent un rapport paradoxal, une relation atypique que le présent du vers 2 («De la berge fangeuse où le
héros dévale») amplifie. En outre, les deux tercets du même sonnet 10 accentuent la rupture syntaxique à la limite de l’agrammaticalité:
Et dès lors, du nuage effarouché qu’il crible,
Avec des cris stridents plut une pluie horrible
Que l’éclair meurtrier rayait de traits de feu.
Enfin, le Soleil vit, à travers ces nuées
Où son arc avait fait d’éclatantes trouées,
Hercule tout sanglant sourire au grand ciel bleu. (p. 29)
C’est le cas aussi du sonnet L’Estoc, où les deux premiers quatrains, qui sont
rigoureusement au présent et manifestent au lecteur un ici et maintenant, font
place à un premier tercet où le passé simple «gorgea» est associé à l’imparfait
«pressentait». De statique qu’elle était, la description devient dynamique:
A la fusée, un Dieu païen, Faune ou Priape
Rit, engainé d’un lierre à graines de corail;
Et l’éclat du métal s’exalte sous l’émail
Si clair, que l’estoc brille encor plus qu’il ne frappe.
Maître Antonio Perez de Las Cellas forgea
Ce bâton pastoral pour le premier Borja,
Comme s’il pressentait sa fameuse lignée;
Et ce glaive dit mieux qu’Arioste ou Sannazar,
Par l’acier de sa lame et l’or de sa poignée,
Le pontife Alexandre et le prince César. (p. 175)
Le nom propre «Maître Antonio Perez de Las Cellas» agit comme marqueur
10
Comme l’a déjà remarqué Charles Bruneau, op. cit., p. 285.
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transitionnel en harmonie avec la perfectivité du passé simple «forgea». Mais,
alors que le procès est vu en quelque sorte de l’extérieur avec le passé simple,
par l’imparfait «pressentait» 11 l’auteur se replace dans le temps du procès: le
procès est vu de l’intérieur, avec les yeux de témoin; à la rigueur on peut
supposer que Heredia tient bel et bien l’estoc et que le lecteur en évalue
l’expertise.
Il est plus difficile de délimiter clairement les ruptures temporelles lorsque les événements se succèdent sans aucune perturbation, comme dans les
récits avec une base temporelle homogène. Toutefois, la monotonie du récit
est conjurée par l’introduction d’une forme verbale différente pour chaque
segment textuel: les contenus sont ainsi contrastés ou hiérarchisés. Ainsi, par
exemple, dans le sonnet Némée, les présents du texte situent l’énoncé dans ce
que E. Benveniste appelle «l’instance de discours» 12. En conséquence, la démarcation temporelle du vers 1 («Depuis que») suivie du passé simple «entra»,
forme qui appartient au plan historique (que le titre du sonnet Némée
accentue), est incluse dans le plan du discours. La juxtaposition de cette forme
perfective inaccomplie aux passés composés «a trahi, s’est tu» et aux présents
«s’abîme, disparaît» accentue la rupture temporelle soulignant ainsi le caractère
irréversible des actes, dont les résultats sont réels et toujours valables au
moment de l’énonciation:
Depuis que le Dompteur entra dans la forêt
En suivant sur le sol la formidable empreinte,
Seul, un rugissement a trahi leur étreinte.
Tout s’est tu. Le soleil s’abîme et disparaît. (p. 27)
La suite du sonnet est au présent et au passé composé. C’est là une exploitation stylistique des possibilités qu’offre une rupture temporelle sans qu’il y ait
clairement un changement de base énonciative.
La référence au monde actuel est aussi le fait des marqueurs temporels,
adverbes ou autres. L’enjeu de la narration est alors d’abord de situer les faits
sur l’axe temporel, et de décaler par rapport à cet axe la perspective de l’ici et
maintenant. Les marqueurs représentent les événements dans un ordre iconique, correspondant à leur succession dans le passé, alors que les verbes ne
seraient pas insérés dans la séquentialité mais entreraient en concurrence avec
elle. C’est le cas dans Le Vœu:
11 Evidemment le verbe de la phrase de comparaison introduit par «comme si» est
rendu en italien par un subjonctif («come se presentisse la sua famosa stirpe»).
12 Emile Benveniste, op. cit, passim.
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Jadis l’Ibère noir et le Gall au poil fauve
Et le Garunne brun peint d’ocre et de carmin,
[…]
Ont dit l’eau bienfaisante et sa vertu qui sauve.
Puis les Imperators […]
Bâtirent la piscine et le therme romain
Et Fabia Festa […]
A cueilli […].
Aujourd’hui […]
Les sources m’ont chanté […]
Le soufre fume […].
C’est pourquoi […]
Tel autrefois Hunnu […], je veux
Dresser l’autel barbare aux Nymphes Souterraines. (p. 155)
Heredia considère si bien les procès dans leurs effets actuels qu’il emploie un
passé composé «historique» («ont dit») et une série de présents là où des
imparfaits seraient requis. Le passé simple «bâtirent» accentue le recul dans le
temps des procès évoqués comme ne pourraient le faire des passés composés
«historiques» – possibles ici – et les rejette ainsi dans le passé.
Il est clair qu’un système linguistique est un système de représentation
mentale dont il faut retrouver le mode de cohérence. Les effets de sens
auxquels se prêtent les formes verbales, en l’occurrence les relations temporelles entre les temps du passé et le présent de l’indicatif, apparaissent les unes
dans l’histoire, d’autres dans le discours, certaines dans les deux registres. D’un
système verbal à l’autre, des formes qui portent la même étiquette grammaticale sont loin d’être toujours homologues les unes aux autres. Au niveau de la
textualisation, l’agencement des ruptures temporelles se voit renforcé par les
contraintes relatives à la lexicalisation (le type de lexème verbal) et aux rapports intratextuels avec d’autres unités linguistiques (combinaison des temps
du verbe avec d’autres indices du texte).
Ma contribution ne se prétend pas exhaustive. J’espère seulement avoir
montré qu’une étude plus approfondie du rôle des relations temporelles et de
l’aspect dans la distribution des temps au niveau de l’énonciation permet de
toucher à la fois la langue et le texte, pensé comme un espace de singularisation où se situe la spécificité d’une écriture, dans le cas de Heredia une
écriture nourrie d’écarts ne résultant pas de tel ou tel cas mais perçue dans
l’accumulation d’exemples qui infléchissent la lecture, et donc la langue. A ce
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Ruptures temporelles dans “Les Trophées” de José-Maria de Heredia
propos, rappelons le mot de Ch. Bruneau au terme de son analyse du sonnet
Stymphale: «La langue a-t-elle gagné un nouveau moyen d’expression? L’avenir
nous le dira» 13.
Ces données ont un effet dans la traduction: étudier les instances de
discours, c’est étudier la manière dont les contraintes qu’elles imposent
agissent. La singularité du discours ferait en sorte que l’étude ne porterait pas
sur des énoncés définis a priori mais comme une pensée du langage à la
recherche de sa propre historicité. Heredia renouvelle la forme fortement
codifiée du sonnet par son emploi atypique des temps verbaux: leur étude
permet d’approcher au plus près un processus de création poétique singulier et
constitue à ce titre un élément propédeutique indispensable à toute entreprise
de traduction.
13
Charles Bruneau, op. cit., p. 286.
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