Analytique des politiques sociales I: Normativité des

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Analytique des politiques sociales I: Normativité des
Analytique des politiques sociales I:
Normativité des politiques sociales
Séance 3 - 2 octobre 2008
Enseignant: Jean-François Bickel
1
Rhétoriques de la légitimité et
illégitimité de l’Etat social
2
Plan
1. La citoyenneté sociale, selon T.H.
Marshall
2. Une autre forme de légitimité: l’économie
morale du travail
3. La rhétorique réactionnaire, selon A.O.
Hirschman
4. Trois rhétoriques sur l’Etat social
5. Illustrations
6. Synthèse
3
1
1. L’approche de T.H. Marshall
ƒ Une interprétation influente de
l’émergence et développement de l’Etat
social (welfare state)
ƒ Il écrit sa conférence en 1949, au moment
de la mise en place des systèmes
universalistes de protection sociale
(Beveridge)
4
Commentaire :
Dans une conférence prononcée à l’Université de Cambridge en 1949 et intitulée « Citizenship and
social class », le sociologue britannique T.H. Marshall (1992 [orig. 1950)) a proposé une
interprétation, devenue très influente, du développement des Etats sociaux, un développement
dont l’achèvement (pour l’époque) est la mise en place des régimes « universalistes » de protection
sociale. Son originalité est d’avoir mis en évidence que ce changement de structure et de
fonctionnement des Etats représente une transformation profonde de la citoyenneté et des
éléments constitutifs de cette transformation.
Débutons cette présentation par la définition que Marshall donne de la citoyenneté.
La citoyenneté selon T.H. Marshall
ƒ « La citoyenneté est un statut conféré à
ceux qui sont pleinement membres d’une
communauté. Tout ceux qui possèdent ce
statut sont égaux par rapport à l’ensemble
des droits et des devoirs dont le statut est
doté. [...]
5
2
(suite de la citation)
ƒ [...] Il n’y a pas de principe universel qui
déterminent ce que doivent être ces droits
et ces devoirs, mais les sociétés dans
lesquelles la citoyenneté est une institution
en développement créent une image de la
citoyenneté idéale par rapport à laquelle
ce qui a été réalisé peut être mesuré et
vers laquelle l’aspiration peut se diriger »
(Marshall, 1992, p. 18; ma traduction, souligné par moi).
6
Commentaire :
1)
Si Marshall souligne la dimension de statut personnel de la citoyenneté, il ne fait pas
mention du gouvernement ou de l’Etat auquel le statut de citoyenneté lie les individus. Or, la
mention d’un tel lien est importante. On est toujours le citoyen d’un Etat : ce dernier identifie
ceux qui sont membres de la communauté politique, et définit les règles qui permettent de
devenir membre. Le statut de citoyen impose un certain nombre d’obligations aux individus vis à
vis de l’Etat et, à l’inverse, les droits conférés aux individus comme citoyens ont pour corollaire
l’obligation de l’Etat de veiller à la réalisation de ces droits.
2)
Marshall use du terme de communauté, mais pour être plus précis il faut préciser qu’il
s’agit de la communauté politique. Un individu est en effet susceptible d’appartenir à plusieurs
communautés à la fois (religieuse, ethnique, familiale, etc.), toutes impliquant (à des degrés
variables) un certain nombre de droits et d’obligations pour l’individu et un sentiment subjectif de
loyauté et d’identification. Ainsi, la citoyenneté réfère à une appartenance à une communauté
particulière ; et une des enjeux conflictuels qui a dominé l’histoire de la formation des Etats
modernes a précisément été celui du processus par lequel l’appartenance à l’Etat a été peu à peu
imposée comme ayant (ou devant avoir) le primat sur les autres types d’appartenance.
3)
Le thème de l’égalité est au coeur de ce qu’est la citoyenneté. Les citoyens sont d’abord
des égaux entre eux, et accéder à la citoyenneté c’est devenir et être reconnu comme un égal.
Pour Marshall, les inégalités économiques et sociales ne sont légitimes que pour autant qu’elles ne
remettent pas en question l’égalité de base constitutive du statut de citoyen.
4)
Si la définition de Marshall semble donc pécher par omission, elle mentionne un élément
significatif qui mérite par contre d’être relevé. La citoyenneté n’a pas qu’un contenu « réel » (un
ensemble de droits et de devoirs définis positivement) ; elle est aussi une catégorie symbolique
qui s’inscrit dans les représentations collectives des sociétés modernes, et sert de cadre de
perception, d’évaluation et d’aspirations pour les individus et les groupes ; elle est une valeur qui
orientent les pratiques, une utopie concrète à laquelle se réfèrent de multiples mouvements
sociaux et politiques. En cela, la citoyenneté comporte aussi une dimension critique au sens où
dans le cours même du processus sociopolitique, l’écart qui existe entre l’idéal d’égalité associé à
3
la notion de citoyenneté et la réalité sociale et son tissus d'inégalités peut être thématisé et devenir
objet de revendications par les acteurs sociaux.
Trois composantes de la citoyenneté
ƒ La citoyenneté civile
ƒ La citoyenneté politique
ƒ La citoyenneté sociale
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Commentaire :
Pour Marshall, la citoyenneté moderne se compose de trois dimensions.
1)
La citoyenneté civile comprend les droits nécessaires à la liberté individuelle de la personne.
Marshall cite la liberté de parole, de pensée et de religion, la liberté d'établissement, le droit à la
propriété, le droit de conclure des contrats valides, le droit à la justice (consistant dans le droit de
défendre et de faire valoir ses droits de manière égale à autrui par le biais d'un procès légal défini).
La citoyenneté civile a également pour Marshall une composante économique, dont l’élément
fondamental est le droit au travail (right to work), entendu ici comme le droit d’avoir l’occupation
de son choix au lieu de son choix et de contracter librement un contrat de travail : l’émergence de
ce droit marque donc le passage du travail servile au travail libre.
2)
La citoyenneté politique consiste dans « le droit de participer à l’exercice du pouvoir politique,
comme corps investi d'une autorité politique, ou comme électeur des membres de ce corps » (p.
8). Plus que l’ajout de nouvelles composantes, l’histoire du développement de la citoyenneté
politique est celle de son extension à de nouveaux segments de la population.
4
La citoyenneté sociale
ƒ La citoyenneté sociale est constituée de
l’ensemble qui va « du droit à un bien-être
et une sécurité économiques minimums
au droit de partager pleinement l’héritage
social et de vivre la vie d’un être civilisé
conformément aux standards qui prévalent
dans la société »
(Marshall, 1992, p. 8 ; ma traduction)
8
Un tournant majeur
ƒ Les politiques sociales sont désormais
conçues comme partie intégrante du statut
de citoyenneté
ƒ Redéfinition de l’Etat et de son rôle
9
Commentaire :
La thèse de Marshall est que l’avènement de l’Etat social constitue un tournant du point de vue
de la citoyenneté. Ce changement n’est pas l’existence en soi de mesures de protection sociale, qui
ont existé sous diverses formes avant le développement de l’Etat social proprement dit ; mais il se
situe dans le rapport qu’entretiennent ces dispositifs avec la citoyenneté.
Marshall caractérise le XIXe siècle comme celui d’un divorce entre mesures de protection
sociale et statut de la citoyenneté. Des dispositifs comme la loi sur les pauvres de 1834 en étaient
même l’exacte antithèse : les revendications des pauvres y sont traitées comme une « alternative »
aux droits du citoyen : perte en pratique du droit civil de liberté personnelle par l’internement
dans les « maisons de travail » ; perte de par la loi elle-même des droits politiques qu’ils pouvaient
posséder. Un déni des droits civiques qui a continué jusqu’en 1918.
Le tournant majeur qui intervient au tournant du vingtième siècle et se développe par la suite
consiste précisément en ce que les droits et dispositifs sociaux sont désormais conçus comme
partie intégrante du statut de citoyenneté. Le changement fondamental est cette étroite connexion
entre le développement des systèmes de protection sociale et la citoyenneté, qui porte à la fois sur
5
la manière de concevoir ou de définir la citoyenneté, et sur la façon dont elle est vécue et
revendiquée par les acteurs individuels et collectifs. A ce titre, les conséquences du changement
dépassent le seul cadre légal, les ingrédients du statut conféré aux uns et aux autres : elles
affectent plus largement aussi bien les contenus d’expérience que les attentes de ce qu’est « être
citoyen ».
2. Une autre forme de légitimité:
l’économie morale du travail
ƒ La notion d’économie morale vient de
l’historien E.P. Thompson et de ses
travaux sur l’économie marchande
(d’avant le capitalisme et le salariat)
10
¾les activités et relations économiques ne vont
pas sans un ensemble de croyances
normatives sur leur caractère juste ou injuste,
légitime ou illégitime: qu’est-ce qui fait, par
exemple, que l’on peut parler d’un « juste
prix »?
11
6
ƒ Thompson lui-même, d’autres historiens et
sociologues ont proposé de réinterpréter
cette notion d’économie morale pour
analyser les relations de travail (salariat)
caractérisant l’économie capitaliste, et la
mise en place de programmes sociaux
pour les travailleurs
12
ƒ Dans ce cadre, les droits sociaux sont
interprétés comme découlant d’une norme
de réciprocité
¾Cette norme de réciprocité est partie
intégrante d’un ensemble de croyances, plus
ou moins tacites, sur ce qui est juste dans les
relations entre efforts et récompenses, ici
entre les efforts déployés par le travailleur et
ce à quoi il a droit, du fait même de ses efforts
13
ƒ Cette citation de Mauss exprime bien en
quoi consiste cette sorte d’économie
morale des droits sociaux
ƒ « Toute notre législation d’assurance
sociale, ce socialisme d’État déjà réalisé,
s’inspire du principe suivant : le travailleur
a donné sa vie et son labeur à la
collectivité d’une part, à ses patrons
d’autre part, [...]
14
7
ƒ [...] et s’il doit collaborer à l’œuvre
d’assurance, ceux qui ont bénéficié de ses
services ne sont pas quittes envers lui
avec le paiement du salaire, et l’État luimême, représentant la communauté, lui
doit, avec ses patrons et son concours à
lui, une certaine sécurité dans la vie,
contre le chômage, contre la maladie,
contre la vieillesse, la mort »
(Mauss, 1950 [orig. 1923], p. 260-261).
15
Non pas un,
mais deux principes de légitimité
ƒ
Les systèmes nationaux de protection sociale
peuvent s’adosser sur deux principes de
justification, deux formes de légitimité
1. L’un qui fait référence au travail et aux rapports
sociaux qui lui sont associés
2. L’autre qui renvoie à une relation plus
proprement politique entre les membres
(=individus) de la communauté politique et le
gouvernement (Etat) de cette communauté
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ƒ Ces deux principes et les valeurs et
visions du monde qui les sous-tendent, ne
sont pas forcément incompatibles
ƒ Ils constituent plutôt deux répertoires
cognitifs et évaluatifs auxquels les
différents acteurs peuvent se référer et
chercher à combiner dans le processus de
définition et révision des politiques
sociales, et pour concevoir le rôle de l’Etat
dans ses politiques
17
8
3. La rhétorique réactionnaire
selon Hirschman
ƒ la thèse de l’effet pervers (perversity)
ƒ la thèse de l’inanité (futility)
ƒ la thèse de la mise en péril (jeopardy)
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Commentaire :
L’économiste et sociologue Albert O. Hirschman dans son livre sur La rhétorique réactionnaire
(1991) s’appuie sur l’argumentation développée par Marshall et le mouvement de développement
de la citoyenneté décrit par ce dernier. Mais, sa thèse est plutôt de montrer que ce mouvement ou
action de progrès s’est accompagné et a suscité un contre-mouvement ou réaction (d’où le titre de
son livre) de contestation ou d’opposition. Selon l’auteur, chaque étape décrite par Marshall a été
l’objet de cette critique virulente.
Selon Hirschman, les propos de ces « réactionnaires » ont pris la forme d’arguments
rhétoriques récurrents. Et l’objet du livre est « de définir la structure formelle de certains types de
raisonnement ou de discours, [de] dégager les principales attitudes et recette rhétoriques
généralement adoptées aux fins de leur polémique par ceux qui se donnent pour objet de
démystifier et d’abattre les idées et les politiques de ‘progrès’ ; [...] [d’]appeler l’attention sur
certains arguments-types que reprennent invariablement les tenants des trois mouvements de
réaction en question. » (p. 21)
Les procédés rhétoriques les plus souvent utilisés sont au nombre de trois :
ƒ la thèse de l’effet pervers (perversity)
ƒ la thèse de l’inanité (futility)
ƒ la thèse de la mise en péril (jeopardy)
1)
La thèse de l’effet pervers pose que toute action qui vise directement à améliorer un
aspect quelconque de l’ordre politique, social ou économique ne sert qu’à aggraver la situation
que l’on cherche à corriger : par exemple, le dispositif de protection sociale en question ne pourra
qu’inciter le bénéficiaire à ne rien faire pour s’en sortir et à rester dans le dispositif ; ou autre
exemple, la protection sociale est un facteur qui affaiblit les solidarités privées, ce qui engendre du
même coup davantage de pauvres ayant des besoins qu’il faudra satisfaire.
2)
La thèse de l’inanité affirme que toute tentative de transformation de l’ordre social est
vaine, que quoi qu’on entreprenne, ça ne changera rien : c’est par exemple l’argument selon lequel
les mesures de protection sociale profitent surtout aux classes ou catégories sociales qui n’en ont
9
pas besoin, échouant du même coup à améliorer significativement la situation de la population
que vise (ou devrait viser) en premier lieu la mesure en question.
3)
La thèse de la mise en péril stipule que le coût de la réforme envisagée est trop élevé, en
ce sens qu’elle risque de porter atteinte à de précieux avantages ou droits précédemment acquis :
par exemple la mesure en question de protection sociale impose des contraintes (limites,
contrôles) qui nuisent à la liberté et à son libre exercice, qui entravent la libre disponibilité et
usage de ses ressources, qui empiètent sur la sphère privée et son autonomie, etc., autrement dit,
qui mettent en danger ce qui constitue un bien tout à fait essentiel et fondamental, un bien auquel
nous tenons et qu’il est nécessaire de préserver.
Cette dernière thèse est présente de manière récurrente parmi ceux qui s’opposent aux
mesures de politique sociale : ce qui caractérise cette opposition est qu’elle se fait au nom de
bien(s) ou de valeur(s) auxquels est conféré sinon une exclusivité, du moins un primat. Autrement
dit, le « pour » et le « contre » par rapport à un dispositif de politique sociale peut aussi être une
opposition entre des valeurs (principes, idées), un conflit culturel1.
4. Trois rhétoriques sur l’Etat social
ƒ Une rhétorique civile (ou résiduelle)
ƒ Une rhétorique sociale ou « travailliste »
ƒ Une rhétorique de citoyenneté (politique)
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Commentaire :
Si on regroupe nos réflexions précédentes, on peut donc distinguer trois rhétoriques (au sens de
Hirschman) sur l’Etat social, trois manières de justifier sa légitimité ou de la mettre en question.
Ces rhétoriques s’appuient sur, et mobilisent des répertoires culturels distincts, c’est-à-dire des
ensembles relativement structurés d’idées, normes et valeurs, auxquels les acteurs individuels et
collectifs recourent pour définir et catégoriser les situations, événements ou comportements et les
politiques susceptibles d’être menées à leur égard, pour les évaluer, et pour formuler des attentes
par rapport à eux.
Notons au passage que c’est dans les milieux « réactionnaires » décrits par Hirschman qu’est née l’appellation
« Etat-providence », qui est donc une manière de désigner l’Etat social très critique vis à vis de celui-ci.
1
10
Une rhétorique civile (ou résiduelle)
La rhétorique civile se caractérise par un répertoire culturel centrée sur les notions de liberté et de
responsabilité individuelles.
La liberté individuelle est une valeur cardinale. Le lien social est ainsi conçu comme le fruit
d’un contrat social, d’un accord librement consenti d’individus égaux entre eux. Le travail est lui
aussi d’abord conçu sous l’angle de la liberté. Le travail est libre, car libéré des attaches et
contraintes traditionnelles (corporations, etc.) ; quant au contrat de travail, il résulte de la libre
volonté exprimée par l’employé, qui offre sa force de travail, et par l’employeur, qui souhaite
s’attacher celle-ci contre rémunération. Le rôle de l’Etat doit être limité et étroitement circonscrit,
au risque sinon de menacer la liberté des individus, de porter préjudice au bon fonctionnement
du marché seul à même d’apporter richesse et bien-être, et d’affaiblir les solidarités privées.
Dans une telle perspective, se protéger contre les aléas ou risques de l’existence est question
de responsabilité individuelle. Si des mesures collectives s’avèrent nécessaires, l’intervention de
l’Etat sera limitée (éviter que l’Etat devienne une pure providence), de préférence de type
subsidiaire et portera sur des situations spécifiques (les cas de détresse, les situations de pauvreté,
etc.). Il faut veiller à ce que ces mesures n’annihilent ni les efforts individuels pour se protéger et
faire face aux circonstances, d’où le souci d’éviter les abus et que les personnes ne « s’installent »
dans un statut de perpétuel bénéficiaire de la mesure ; il faut aussi prendre garde qu’elles
n’affaiblissent pas les solidarités privées.
Si la mise en place des systèmes de sécurité sociale s’est largement faite contre le discours
faisant de l’individu (et de sa famille, du privé) le seul responsable de parer aux « aléas » de la vie,
ce répertoire culturel n’en a pas moins conservé d’importantes traces dans les dispositifs de
protection sociale et les conceptions véhiculées à leur propos, et de nombreux signes attestent de
sa vigueur présente. Ce dont témoigne, par exemple, la persistance de la vision du chômeur
« responsable de son état » dans les représentations collectives comme dans certains des
dispositifs de l’assurance-chômage suisse (Tabin, 1998), ou encore le débat sur les « fauxinvalides ».
Une rhétorique sociale ou « travailliste ».
Le répertoire culturel constitutif de la rhétorique sociale ou « travailliste » est centré sur le travail –
rejoignant en ceci le répertoire précédent –, mais selon une logique plus collective et sous l’angle
d’une norme de réciprocité, enchâssée dans un ethos du travail et du devoir. Dans ce cadre, le
droit du travail et les droits sociaux sont perçus comme parties intégrantes d’un ensemble
d’obligations mutuelles entre travailleur, employeur et État. Celle du travailleur (mâle) n’est pas
seulement de travailler, mais plus profondément d’être industrieux et diligent; la collectivité pour
sa part doit assurer sa sécurité au cours de la vie et les ruptures que celle-ci peut connaître. Les
droits, car ce sont bien des droits, sont acquis dans et par le travail.
La protection sociale renvoie pour l’essentiel à la définition de situations légitimes de nontravail (maladie, accident, chômage, vieillesse, invalidité), impliquant la mise en place de
mécanismes collectifs compensateurs, principalement par le biais d’assurances sociales financées
par des cotisations perçues sur les revenus du travail (salaires, mais aussi revenus de
l’indépendant).
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Cette rhétorique du travail est forte – particulièrement dans notre pays – et a souvent été
étendue à des enjeux sociaux qui n’en ressortent pas directement : par exemple, en Suisse, le cas
des allocations familiales financées par les employeurs ; ou celui de l’assurance maternité, le
système finalement adopté l’envisageant sous l’angle de la perte de gain.
Une rhétorique de citoyenneté (politique)
La troisième figure rhétorique s’inscrit dans l’imaginaire de la citoyenneté. Ici est affirmé un
double principe d’égalité en droits de tout un chacun des membres de la communauté politique et
d’une nécessaire solidarité entre ses membres. Ces droits et cette solidarité sont souvent conçus
comme au fondement et « faisant vivre » la communauté ; et il est de la responsabilité de l’Etat de
les protéger et de les promouvoir pour le bien même de la communauté, son existence et
maintien. A l’inverse, abandonner à son sort ou laisser au bord de la route l’un ou l’autre des
membres de sa communauté est perçu comme intolérable, contraire à ce qui « fonde » la
communauté, et comme mettant en péril son devenir. Dans cette conception, les catégories de
droit et de solidarité collective et l’Etat qui en est le garant sont ce qui doit réguler la vie
économique et sociale.
5. Illustrations
1. La première loi sociale sur le chômage
(Royaume-Uni, 1911)
2. L’adoption de la loi sur l’Assurance
vieillesse et survivants (AVS), le 6 juin
1947
20
Commentaire :
1.
La première loi sociale sur le chômage (Grande-Bretagne, 1991)
Pour illustrer mon propos, je m’appuierai sur les débats qui ont précédé le vote par le parlement
britannique en 1911 de la première loi nationale instaurant une assurance-chômage2.
Du point de vue de la conception « civile » (ou résiduelle), privilégiant liberté et responsabilité
individuelle, le chômage est considéré sous l’angle du « caractère » de l’individu chômeur.
L’effort est mis sur la distinction entre le travailleur imprévoyant responsable de son chômage –
Je m’appuierai pour ce faire sur une étude de Hanagan (1997). Pour une analyse approfondie de la naissance d’une
représentation commune du chômage et du chômeur, voir Topalov (1994); pour ce qui se rapporte à la Suisse, voir
Tabin (1998).
2
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auquel le « bâton » doit s’appliquer3 –, et le travailleur prudent et prévoyant frappé par un
malheur dont il n’est pas responsable et qui doit pouvoir compter sur la « carotte » d’une aide
charitable, dispensée de préférence par des organismes privés4.
Du point de vue de la conception sociale ou « travailliste », le chômage est davantage conçu
comme une composante des changements économiques : des industries meurent, d’autres
naissent ; en cela, le chômage est conçu comme involontaire. Le devoir de la collectivité est
d’adoucir la transition, de faciliter le passage des unes aux autres: informer sur les possibilités
d’emploi, soutenir le travailleur pendant le temps de son chômage. ’inflexion cardinale
qu’apporte cette perspective par rapport à la précédente est l’autonomisation de la question de la
définition et prise en charge du chômage par rapport à celle de la pauvreté. Le travail est ce qui
donne droit à une protection spécifique au cas où il vient à manquer, et potentiellement tous les
travailleurs sont des ayants droits
L’apparition dans le débat public d’une problématique du chômage se traduit, dans la
perspective de la citoyenneté, par la revendication d’un « droit au travail », posé comme faisant
devoir aux autorités d’offrir un travail à ceux qui ne peuvent trouver un emploi ou, à défaut, de
fournir une aide couvrant les besoins du travailleur et des siens. Le travailleur est ici vu comme
un citoyen qui désire travailler mais qui ne trouve aucun emploi et qui, dans le même temps, à des
besoins concrets auxquels la collectivité se doit de répondre.
Si on suit notre exemple de la loi britannique de 1911 instaurant l’assurance-chômage, on
peut observer qu’il s’agit d’un compromis. C’est l’exercice d’un travail régulier qui sert de base au
prélèvement des contributions et qui fait naître le droit à bénéficier de l’assurance. Dans le même
temps, un travail irrégulier ne permet pas d’accéder au dispositif, les travailleurs les plus pauvres
et les moins formés (c’est-à-dire aussi les moins mobiles), ainsi que les femmes en sont également
exclus. On est donc dans une logique « travailliste », dans la mesure où la question du chômage
n’est plus conçue sous l’angle de la pauvreté et de l’assistance ; mais le compromis emprunte aussi
à la logique « civile » dans la mesure où certaines catégories de travailleurs sont exclues du
dispositif et sont renvoyées aux mesures « classiques » d’assistance. Les défenseurs d’un principe
de citoyenneté – instaurant un véritable droit au travail – n’ont pas pour leur part obtenu gain de
cause.
2.
L’adoption de la loi sur l’Assurance vieillesse et survivants, le 6 juin 1947
Durant la seconde guerre mondiale, la Confédération se montre plus interventionniste en matière
économique et sociale que lors du précédant conflit mondial. Elle met notamment en place des
institutions particulières versant des indemnités pour les préjudices causés par le service militaire :
à côté de la responsabilité déjà reconnue de la Confédération pour les dommages corporels
(assurance militaire), est introduite une assurance pour la compensation des pertes de gain et
salaire dues à la mobilisation. Cette oeuvre sociale due à l’état de guerre n’allège pas seulement les
charges matérielles que le service actif faisait supporter aux couches modestes de la population.
Ce sont par exemple les « Poor Laws » introduites au Royaume-Uni en 1834, prévoyant la mise en place de « maison
de travail » (work house) et la réduction des droits civiques pour ceux qui y étaient assignés.
4 Il n’est pas toujours facile de départager entre l’un et l’autre cas: la longue maladie qui interdit à l’individu d’exercer
un emploi est-elle une tragédie involontaire, ou est-elle due à quelque faute personnelle? D’où l’insistance mise par
les défenseurs de cette approche sur la nécessité d’un entretien individuel avec un membre de l’organisme
dispensateur d’aide afin d’évaluer le degré de responsabilité (accountability) qu’à l’individu dans sa situation.
3
13
Elle crée aussi des conditions déterminantes pour que l’introduction de l’assurance vieillesse et
survivants (AVS). Dès 1940, l’Union syndicale suisse (USS) demande que sitôt la guerre terminée,
l’assurance pour perte de gain soit transformée en une assurance vieillesse et survivants. Les
propositions allant dans le même sens se multiplient, notamment sur le plan cantonal. En 1942,
un Comité d’action suisse, comprenant des représentants tant de l’USS ainsi que de divers partis
et associations, dépose une initiative populaire demandant la transformation des caisses de
compensation en caisses d’assurance vieillesse et survivants. En 1944, le Conseil Fédéral charge
une commission d’experts de rédiger un rapport, puis dans la foulée un projet de loi. Celui-ci est
transmis au Parlement en 1946. Entre-temps, le Conseil fédéral adopte par arrêté, le 9 octobre
1945, un régime transitoire prévoyant que les fonds de compensation créés pour le paiement des
d’allocations aux mobilisés alimenteront désormais le versement provisoire de rentes aux
vieillards et aux survivants.
Du modèle militaire, le projet de loi reprend en premier lieu le système de cotisations, qui
oblige chacun à verser une part définie du revenu de ses activités (au début 4%), la moitié des
cotisations des salariés étant prise en charge par l’employeur ; est également maintenu la gestion
des fonds par des caisses de compensation créées par les organisations professionnelles
patronales et par les cantons, ainsi que le subventionnement de l’assurance par la Confédération
et les cantons. Mais le système de l’AVS se caractérise aussi par le choix d’un principe de
répartition : les cotisations prélevées auprès des personnes actives ne servent pas principalement à
l’accumulation d’un capital utilisé plus tard pour payer leurs propres rentes, mais sont, en partie,
directement versées à la génération des rentiers. L’option est prise de créer un droit universel à
une pension pour tous les résidents hommes et femmes atteignant l’âge de 65 ; un droit à des
pensions dites « de nécessité » est également ouvert à ceux qui ont atteint l’âge d’éligibilité au
moment de l’entrée en vigueur (et donc n’ayant pas contribué à l’assurance), ce droit étant
toutefois soumis à une condition de ressources. Si le montant des cotisations n’est pas plafonné,
des montants minimaux et maximaux sont par contre fixés pour les rentes (dans un rapport de 1
à 2).
Ainsi se trouvaient réalisé un compromis entre la conception d’une assurance individuelle et
l’idée, fortement développée par la menace extérieure, d’une solidarité entre tous les membres de
la population : entre actifs et retraités, entre riches et pauvres. Le droit à la rente vieillesse résulte
à la fois des cotisations (contributions) et de l’appartenance à la communauté nationale.
La concorde n’est pourtant pas parfaite et un référendum est lancé contre la loi, finalement
votée par le Parlement le 20 décembre 1946. L’opposition au projet émane de certains milieux
patronaux, de fédéralistes romands et de conservateurs catholiques. Mais ces derniers sont très
largement battus lors de la votation populaire du 6 juillet 1947 : la loi est acceptée par 80% des
votants, la participation au scrutin étant proche de 80%.
Examinons les différents types d’arguments avancés par les partisans et adversaires de la loi. On y
retrouve l’écho des trois rhétoriques déjà évoquées.
1)
Les partisans syndicalistes du projet se réfèrent à l’idée d’un droit de vieillir dans la dignité
(« s’en aller la tête haute ») et à la sécurité (en lieu et place de « l’appréhension de la retraite »), un
droit qui doit être reconnu aux travailleurs quand leur force de travail vient à manquer.
14
« L’ouvrier, le petit artisan, le petit paysan et même le paysan moyen sont aujourd’hui devant le
néant quant leur force de travail se paralyse. L’insécurité, la pauvreté et l’assistance publique sont
leur lot quand la vieillesse arrive. Tous méritent cependant d’aller la tête haute dans la vie sans
appréhender l’heure inéluctable de la retraite. Ils ont droit à la sécurité que leur offrirait l’assurance
vieillesse et survivants » (Revue syndicale suisse ; cité dans Lalive d’Epinay et Garcia, 1988, p. 100 ;
souligné par moi).
On est donc là dans la rhétorique qualifiée plus haut de sociale ou de « travailliste ». Dans la
même veine, on souligne le droit des « vieillards qui ont contribué à la prospérité générale... à
l’aide de la collectivité ». Une aide d’autant plus nécessaire que de nombreux travailleurs ne
peuvent pas compter sur d’autres sources de revenu : l’organe syndical observe ainsi que le gain
de l’ouvrier est souvent trop bas pour lui permettre de constituer une épargne substantielle ou de
s’assurer de manière privée ; et que par ailleurs, seul un peu plus du quart des personnes exerçant
une activité professionnelle dépendante sont assurés contre les conséquences financières de la
vieillesse et de la mort, les pensions servies étant souvent insuffisantes ; quant aux mesures
d’assistance, elles sont critiquées comme contraire à la démocratie :
« Evidemment, la Confédération, les cantons et les communes ont fortement développé la
prévoyance en faveur des vieillards nécessiteux. Personne ne le conteste. Mais l’assistance publique
a toujours un amer relent d’aumône. La notion “d’assisté” implique un certain mépris, une
humiliante commisération, un jugement de valeur incompatible avec la démocratie. Les vieillards,
qui ont contribué à la prospérité générale, ont un droit intangible à l’aide de la collectivité. L’AVS doit
enlever à cette aide le caractère humiliant qu’elle a encore aujourd’hui » (ibid., p. 100-101 ; souligné par
moi)
2)
On trouve également, parmi les partisans de la loi, des échos de la rhétorique de la
citoyenneté. A ce titre, l’AVS manifeste une nouvelle dimension de la solidarité de la
communauté nationale. Cette idée tend aux yeux de beaucoup à prolonger la solidarité vécue dans
le contexte de la guerre à un temps de paix. Cette solidarité, contrairement aux oeuvres sociales
existantes jusqu’alors qui sont limitées à certaines catégories de la population, s’adresse à, et crée
un lien entre tous les membres de la communauté.
« La loi fédérale instituant une assurance vieillesse et survivants (...) réalise pour la première fois le
principe de la solidarité dans le domaine de l’assurance sociale, ce principe de solidarité qui est à
l’origine même de la Confédération et dont les caisses de compensation pour pertes de salaire et de
gain créées pendant la guerre ont été si fortement l’expression (...) Toutes les assurances sociales
actuelles sont limitées à des catégories ou groupements sociaux définis. L’AVS au contraire est
générale ; elle crée un lien fraternel entre tous les membres de la communauté nationale » (ibid, p. 104 ;
souligné par moi).
Cette solidarité est multiple : entre ville et campagne, entre professions, entre riches et pauvres,
entre générations, entre sexes, entre célibataires et mariés.
3)
Parmi les partisans de la loi, on trouve aussi les partis politiques bourgeois, les milieux
paysans et certains groupements patronaux. Mais plutôt que l’idée de solidarité ou celle du droit
des travailleurs vis à vis de la collectivité, on préfère ici privilégier celle de responsabilité envers
soi-même. Or, l’AVS si elle comprend bien des mécanismes de redistribution et de solidarité, est
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aussi une assurance, qui se fonde sur l’épargne individuelle ; elle est à ce titre justifiée et justifiable
dans une perspective civile ou libérale :
« Les rentes sont établies selon un système d’équité sociale pour chaque assuré selon ses cotisations
individuelles, de sorte qu’elles sont échelonnées d’après les cotisations et non pas pour faire oeuvre
d’assistance » (Le paysan suisse ; cités dans Lalive d’Epinay et Garcia, 1988, p. 105 ; souligné par
moi).
« La solution proposée présente incontestablement des avantages, en particulier du fait que
l’assistance publique, affaiblissant le désir d’épargner, est remplacée par une assurance prévoyant des
contributions obligatoires et donnant droit à une rente fixe » (Journal des associations patronales,
cité dans ibid., p. 106 ; souligné par moi).
On le voit, comme dans les deux premiers types de partisans du projet, l’argument est que l’AVS
remplacera avantageusement les mesures d’assistance, mais ce n’est pas pour les mêmes raisons :
ici l’AVS est préférée non parce qu’elle exprime un « droit intangible » du travailleur ou qu’elle
manifeste la solidarité entre membres d’une même communauté, mais parce qu’elle est basée sur,
et stimule, la contribution et l’effort personnels : autrement dit, principe de responsabilité
individuelle.
C’est bien cette capacité à concilier ou « fédérer » des répertoires culturels distincts qui a
permis à l’AVS de recueillir une adhésion extrêmement large.
4)
Cela étant, une partie des milieux patronaux sont opposés à la loi. La crainte est que le
projet ne soit pas finançable et accroisse de la bureaucratie étatique : on reconnaît là l’argument
de la mise en péril mis en évidence par Hirschman. Par ailleurs, l’opposition de principe à
l’intervention étatique dans le domaine social et économique est réaffirmée. Reste que, compte
tenu de la popularité du projet et des avis divergents en sont sein, les organes nationaux du
patronat renoncent à prendre position, préférant laisser la liberté de vote.
Ceux qui décident de s’opposer résolument au projet le font en ce qu’il signifie une ingérence
et emprise accrues de l’Etat : on retrouve un des éléments de la rhétorique de la « mise en péril »
analysé par Hirschman. Si assurance-vieillesse il doit avoir, celle-ci doit rester du domaine de
l’initiative privée.
« Les caisses de compensation n’auront qu’un rôle intermédiaire, c’est l’Etat qui interviendra dans votre
vie et qui vous obligera à passer avec lui un contrat d’assurance, selon un schéma rigide et immuable.
(…) Nous n’avons pas confiance. Nous ne voulons pas donner de tels pouvoirs à l’Etat. (…) Nous
voulons qu’il garde son rôle d’arbitre et qu’il organise l’assurance-vieillesse sur la base de la
profession et du canton » (Comité d’action contre la loi fédérale sur l’AVS, Un homme avertit en
vaut deux, Genève, 1947 ; cité dans Lalive d’Epinay er Garcia, 1988, p. 108 ; souligné par moi)
Cette dernière citation fait également apparaître la dimension fédéraliste que l’on trouve parmi les
opposants, exprimée dans la méfiance et le refus de l’intervention de l’Etat fédéral (alors que les
cantons pourraient, s’ils le souhaitaient…). Comme le refus plus général de l’intervention
étatique, c’est là un thème récurrent de la vie publique suisse.
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6. Synthèse
ƒ
La légitimité de l’Etat social a
principalement été fondée sur deux
principes
a) un principe politique de citoyenneté
b) un principe social, centré sur le travail
ƒ Une légitimité contestée: un principe civil
déniant la responsabilité de l’Etat en
matière de bien-être
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