Contrats administratifs

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Contrats administratifs
Revues
Lexbase Hebdo édition publique n˚335 du 12 juin 2014
[Contrats administratifs] Questions à...
Le contrat administratif illégal — Questions à Pierre
Bourdon, Maître de conférences, Ecole de droit de la
Sorbonne, Université Paris I Panthéon-Sorbonne
N° Lexbase : N2568BUN
par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo — édition
publique
La sanction de nullité est la conséquence de l'irrégularité du contrat administratif. Ce dogme n'a jamais coïncidé avec la réalité. En effet, la nullité n'est pas tant une sanction qu'un remède à l'irrégularité du contrat.
De plus, la conséquence de l'irrégularité du contrat n'a jamais été la seule nullité et s'apparente plutôt à
l'inefficacité juridique. Ainsi, la catégorie de l'inefficacité juridique recouvre l'ensemble des remèdes à l'irrégularité du contrat. Les causes de l'irrégularité du contrat sont nombreuses. Toutefois, les classifications
actuelles, très inspirées des causes de nullité du contrat civil, sont inadaptées. Pour faire le point sur cette
thématique, Lexbase Hebdo — édition publique a rencontré Pierre Bourdon, Maître de conférences à l'Ecole
de droit de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et auteur d'un ouvrage de référence sur le
sujet (1).
Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler quelles sont les causes de l'irrégularité du contrat administratif ?
Pierre Bourdon : Les causes de l'irrégularité du contrat administratif doivent être distinguées de celles du contrat
civil. En droit civil, l'article 1108 du Code civil (N° Lexbase : L1014AB8) prévoit "quatre conditions [...] essentielles
pour la validité d'une convention". Il s'agit de la capacité de contracter, du consentement des parties au contrat, de
l'objet et de la cause du contrat. En droit administratif, comme l'a rappelé le rapporteur public Bertrand Dacosta dans
ses conclusions sur la décision "Tarn-et-Garonne" (2) rendue le 4 avril 2014 par le Conseil d'Etat : "le contrat est
soumis, comme tout acte administratif, fût-il bilatéral, au respect du principe de légalité". Mais les causes d'irrégularité du contrat administratif se distinguent, non seulement du contrat civil, mais aussi d'autres actes administratifs,
tels que les actes unilatéraux. Il existe trois grandes catégories d'irrégularités du contrat administratif.
(i) L'irrégularité du contrat administratif peut concerner l'habilitation de l'administration ou de son cocontractant.
Cette première catégorie recouvre les incapacités du contrat civil et les incompétences au sens large de l'acte
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administratif unilatéral. Une irrégularité d'habilitation récurrente est l'absence d'une délibération de l'assemblée
délibérante d'une collectivité territoriale autorisant la signature du contrat administratif (3).
(ii) L'irrégularité peut toucher le consentement des parties au contrat. L'erreur (4), le dol (5) ou la contrainte (6) qui
affecte le consentement d'un cocontractant constitue une irrégularité du contrat. Leur définition est plus large en
droit administratif qu'en droit civil. A titre d'illustration, le dol permet au juge administratif de sanctionner les actes
anticoncurrentiels commis par un cocontractant au détriment de l'administration (7).
(iii) L'irrégularité peut concerner, enfin, la méconnaissance de règles qui découlent du principe d'égalité. C'est sur
ce point que le contrat administratif se distingue le mieux du contrat civil et des autres actes administratifs. D'autant
plus que ces règles ont tendance à se multiplier. D'un côté, l'attribution du contrat administratif est soumise à des
règles de publicité et de mise en concurrence qui protègent l'égalité entre les candidats à l'attribution du contrat. La
plupart de ces règles seront regroupées dans un Code de la commande publique annoncé pour 2015. De l'autre, le
contenu du contrat administratif est lui-même soumis à des règles qui protègent l'égalité au profit des cocontractants
et des tiers. En particulier, le juge administratif veille à ce que les clauses du contrat concernant la rémunération,
la responsabilité et les pénalités ne soient pas source de déséquilibre entre les parties au contrat.
Lexbase : De quelle manière est constatée l'irrégularité du contrat administratif ?
Pierre Bourdon : De manière a priori surprenante, la seule existence d'une cause d'irrégularité du contrat administratif ne suffit pas à rendre le contrat illégal. L'irrégularité doit être "constatée" par le juge et, pour cela, elle doit
remplir des conditions très précises. Elle doit être "substantielle" (i), "préjudiciable" (ii), "indissociable du contrat"
(iii) et "injustifiable au regard de l'intérêt général" (iv).
(i) L'irrégularité substantielle a été définie par le Conseil d'Etat dans sa décision "Danthony" comme "un vice affectant
le déroulement d'une procédure administrative [...] susceptible d'exercer, en l'espèce, une influence sur le sens de
la décision prise ou [ayant] privé les intéressés d'une garantie" (8). Par ce biais, le juge écarte les vices mineurs
ou qui ont été compensés par une formalité équivalente au cours de la formation du contrat. Dans sa décision
"Tarn-et-Garonne", le Conseil d'Etat a écarté deux irrégularités invoquées par le requérant parce qu'elles n'étaient
pas substantielles.
(ii) L'irrégularité préjudiciable est le vice qui lèse le requérant qui l'invoque. Au premier abord, certaines irrégularités
invoquées, soit par les parties au contrat, soit par les tiers, devraient être systématiquement écartées par le juge.
Ainsi, la méconnaissance des règles de publicité et de mise en concurrence ne devrait pas léser les parties au
contrat puisque ces règles protègent l'égalité entre les candidats à l'attribution du contrat. Toutefois, dans sa décision
"Manoukian", le Conseil d'Etat a admis que certaines irrégularités soient considérées comme préjudiciables en
raison de la seule gravité de l'irrégularité (9). Dans sa décision "Tarn-et-Garonne", le Conseil d'Etat a ajouté que les
irrégularités invoquées par le préfet ou un élu local étaient considérées comme préjudiciables en raison de la seule
qualité de ces tiers.
(iii) L'irrégularité de la formation du contrat est en règle générale indissociable du contrat. Toutefois, malgré leur
présence dans la sphère du contrat, des irrégularités sont considérées comme n'affectant pas le contrat, soit pour
protéger un des cocontractants, soit parce que le lien entre le vice et le contrat est à peine sensible.
Trois irrégularités sont dissociables du contrat en l'état de la jurisprudence :
- l'irrégularité de la déclaration d'utilité publique de l'opération contractuelle (10) ;
— l'irrégularité d'une dépense prévue au contrat (11) ;
— l'irrégularité tirée de la méconnaissance du délai raisonnable entre l'information des candidats évincés sur le
rejet de leur offre et la signature du contrat (12).
(iv) Enfin, l'irrégularité doit être injustifiable au regard de l'intérêt général. Le juge administratif applique au contrat
la très classique théorie des circonstances exceptionnelles. Ainsi, en cas d'impossibilité d'accomplir une formalité
(13), ou en cas d'urgence à conclure le contrat (14), le juge est susceptible de ne pas constater l'irrégularité du
contrat.
Lexbase : Quelles sont les conséquences de l'irrégularité sur l'efficacité juridique du contrat ?
Pierre Bourdon : L'irrégularité constatée peut avoir des conséquences sur l'efficacité juridique du contrat administratif. Mais une irrégularité peut aussi rester sans conséquences sur les effets du contrat. Tout dépend du "remède"
administré.
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L'irrégularité peut entraîner l'inefficacité juridique du contrat. Les deux principaux remèdes tendant à l'inefficacité
juridique du contrat sont la résiliation et l'annulation. La résiliation entraîne l'inefficacité prospective du contrat.
Elle supprime les effets du contrat pour le futur. L'annulation, que l'on appelle aussi "résolution", est quant à elle
rétroactive. Elle supprime les effets du contrat pour le futur, mais aussi pour le passé.
Toutefois, depuis la jurisprudence "Société Tropic" de 2007 (15), le Conseil d'Etat revisite un certain nombre de
solutions anciennes conduisant à supprimer la seule irrégularité du contrat et, ce faisant, à préserver le contrat.
Parmi les remèdes tendant à l'inefficacité juridique de l'irrégularité, on trouve la validation du contrat, la modification
du contrat ou l'indemnisation du tiers lésé par l'irrégularité. C'est tout particulièrement la validation administrative
du contrat qui a le vent en poupe. Le Conseil d'Etat a admis dans plusieurs affaires récentes que l'administration
prenne un ou plusieurs actes administratifs afin de corriger l'irrégularité d'un contrat (16).
L'observation de la jurisprudence permet de constater que le juge administratif cherche généralement à limiter
l'inefficacité juridique du contrat aux irrégularités qu'il considère comme particulièrement graves ou auxquelles il est
impossible de remédier autrement. Dans les autres cas, le juge s'en tient à supprimer la seule irrégularité du contrat
en appliquant une des mesures qui viennent d'être énoncées (17).
Néanmoins, ce n'est pas la seule irrégularité du contrat qui permet au juge de déterminer le remède à l'irrégularité.
L'appréciation du juge tient compte également d'un certain nombre de variables, dont la liste qui suit ne saurait par
définition être exhaustive :
- la voie de recours (les remèdes à la disposition du juge étant fonction du recours exercé par les justiciables) ;
- la demande des justiciables (le juge s'efforçant d'appliquer le remède demandé par les tiers ou les parties au
contrat) ;
- la bonne foi des parties au contrat (le juge étant moins attentif à l'égard de la demande du cocontractant de
mauvaise foi) ;
- l'intérêt général (le juge cherchant à préserver l'efficacité juridique du contrat dont l'enjeu est important du point
de vue de l'intérêt général).
Lexbase : Comment remédier à l'irrégularité du point de vue des tiers ou des parties au contrat ?
Pierre Bourdon : Les tiers et les cocontractants peuvent critiquer la légalité du contrat administratif par le biais d'un
recours en contestation de légalité devant le juge du plein contentieux. Les tiers au contrat disposent d'un délai de
deux mois pour introduire leur recours à compter des mesures de publicité mentionnant, à la fois, la conclusion du
contrat et les modalités de sa consultation (18). Les parties au contrat peuvent quant à elles introduire leurs recours
sans délai, y compris par voie d'exception, c'est-à-dire à l'occasion d'un litige concernant l'exécution du contrat (19).
En outre, les tiers disposent de voies de recours spéciales pour contester la légalité de certains contrats administratifs ou de certaines clauses des contrats. D'une part, les contrats de fonction publique (ou contrats de recrutement
d'agent public) ne peuvent être critiqués que par la voie du recours pour excès de pouvoir. Il en va de même, d'autre
part, pour les clauses réglementaires des contrats administratifs. Enfin, au titre des articles L. 551-13 (N° Lexbase :
L1581IEB) et suivants du Code de justice administrative, les contrats de commande publique peuvent faire l'objet
d'un référé contractuel exercé par un concurrent évincé.
Les remèdes à la disposition du juge varient en fonction de la voie de recours mise en œuvre. En excès de pouvoir,
le juge ne peut en principe qu'annuler le contrat ou l'une de ses clauses, à moins de faire jouer la jurisprudence
"Association AC !" (20), ce qui permet de moduler les effets de l'annulation pour aboutir à une résiliation (21).
En plein contentieux, le juge dispose des pouvoirs les plus étendus pour remédier à l'irrégularité du contrat. En
revanche, dans le cas particulier du référé contractuel, les remèdes à la disposition du juge sont prévus par les
articles L. 551-18 (N° Lexbase : L1598IEW) et suivants du Code de justice administrative.
(1) P. Bourdon, Le contrat administratif illégal, Dalloz, 2014.
(2) CE, Ass., 4 avril 2014, n˚ 358 994, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6449MIP).
(3) CE 2˚ et 7˚ s-s-r., 24 novembre 2008, n˚ 291 607, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase :
A4464EBX), p. 810.
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(4) CE 2˚ et 7˚ s-s-r., 26 septembre 2007, n˚ 259 809, n˚ 263 586, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5993DYM), p. 942.
(5) CE 2˚ et 7˚ s-s-r., 19 décembre 2007, n˚ 268 918, 269 280, 269 293, publié au recueil Lebon (N° Lexbase :
A1460D3H), p. 507.
(6) CE 2˚ et 7˚ s-s-r., 11 mai 2009, n˚ 296 919, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9604EGS), p. 191.
(7) CE 2˚ et 7˚ s-s-r., 19 décembre 2007, n˚ 268 918, 269 280, 269 293, publié au recueil Lebon, préc..
(8) CE, Ass., 23 décembre 2011, n˚ 335 033, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9048H8M), p. 650.
(9) CE 2˚ et 7˚ s-s-r., 12 janvier 2011, n˚ 338 551, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8777GPR), p. 5.
(10) CE, Ass., 20 février 1998, n˚ 159 517, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6311ASK), p. 57.
(11) CE, 11 février 1955, Régis et autres, n˚ 13 478, mentionné aux tables du recueil Lebon, p. 729.
(12) CE 2˚ et 7˚ s-s-r., 19 décembre 2007, n˚ 291 487, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase :
A1509D3B), pp. 939, 943.
(13) CE 2˚ et 6˚ s-s-r., 18 mars 1981, n˚ 03 799, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A2240B8H),
p. 785.
(14) CE, Ass., 18 janvier 1980, n˚ 07 636, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A2147B8Z), p. 31.
(15) CE, Ass., 16 juillet 2007, n˚ 291 545, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4715DXW), p. 360.
(16) Cf. not., CE 2˚ et 7˚ s-s-r., 28 janvier 2013, n˚ 358 302, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase :
A0151I4D) ; CE 2˚ et 7˚ s-s-r., 23 décembre 2011, n˚ 348 647, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8248H8Y),
p. 662 ; CE 2˚ et 7˚ s-s-r., 8 juin 2011, n˚ 327 515, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5427HT8), p. 278.
(17) Cf. CE 2˚ et 7˚ s-s-r., 10 décembre 2012, n˚ 355 127, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase :
A6686IYB), p. 855.
(18) CE, Ass., 4 avril 2014, n˚ 358 994, publié au recueil Lebon, préc..
(19) CE, Ass., 28 décembre 2009, n˚ 304 802, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0493EQC), p. 509.
(20) CE, Ass., 11 mai 2004, n˚ 255 886 à 255 892, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1829DCQ), p. 197.
(21) CE 2˚ et 7˚ s-s-r., 31 juillet 2009, n˚ 296 964, 297 318, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase :
A1249EKH), p. 832.
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