liberte de penser
Transcription
liberte de penser
LIBERTE DE PENSER Libre-examen, connais-toi toi-même Louis TREBUCHET Rencontres écossaises 3 Octobre 2009 Lorsqu’à la fin de l’année 1784 Emmanuel Kant publie dans la Berlinische Monatsschrift son retentissant Sapere Aude, imagine-t-il l’avenir qui se profile, la révolution chez ses voisins Français, les guerres européennes, l’évolution des comportements et la propagation pandémique de la démocratie dans les siècles à venir ? Quand il conclut sur le penchant naturel et la vocation de l’humanité à la libre pensée, a-t-il en tête le sens que cette expression prendra au XIXème et XXème siècles ? Nous commencerons donc par une esquisse d’histoire de ces notions de pensée libre, de libre-examen, en nous penchant sur les prémices puis sur les enfants du Siècle des Lumières, ce qui nous conduira ensuite à mettre en relief la part non négligeable que prendra la franc-maçonnerie écossaise à cette évolution. Puis nous aborderons deux questions qui me paraissent essentielles. L’une est posée par le XIXème siècle : L’usage libre de la pensée et de la raison conduit-il inéluctablement au positivisme athée, au refus de toute Transcendance ? L’autre question, quoiqu’ancienne, devient plus prégnante au XXème siècle avec l’apparition de la notion d’inconscient : Est-il vraiment possible de penser librement ? Et nous verrons, pour finir, que le chemin proposé par la franc-maçonnerie écossaise s’appuie sur les réponses à ces deux questions pour permettre à chacun de bâtir librement sa spiritualité, répondant ainsi à une profonde aspiration de notre monde occidental post moderne. Sapere Aude Mais d’abord, pour mieux cerner ce concept de liberté de penser, arrêtonsnous un instant sur Sapere aude, que l’on traduit souvent par ose penser. Kant aurait pu utiliser Cogitare, penser, le cogito ergo sum de Descartes. Il ne l’a pas fait. Il aurait aussi pu utiliser Scire, savoir, d’où nous vient le mot science. Non, il choisit le verbe Sapio de l’homo sapiens, sapere, dont le sens était initialement goûter avec ses sens, apprécier, juger des vins et des mets par exemple, et évolua vers le jugement en général, le discernement. Aetate sapimus rectius écrivait Térence, en vieillissant nous acquérons un meilleur jugement. Le texte de Qu’est-ce-que les Lumières est bien explicite à ce sujet : "Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières." Il s’agit bien de l’exercice de son propre discernement. En outre, avec ce terme de courage, on comprend que Kant place la responsabilité de l’état de tutelle dont il nous invite à sortir, aussi bien sur les épaules des individus que sur celles des pouvoirs : "si la plus grande partie, et de loin, des hommes (et parmi eux le beau 1 sexe tout entier) tient ce pas qui affranchit de la tutelle pour très dangereux et de surcroît très pénible, c’est que s’y emploient ces tuteurs qui, dans leur extrême bienveillance, se chargent de les surveiller." Vous pardonnerez sans doute, mes sœurs, ce jugement sévère sur le beau sexe, qui date bien de son époque ! Cela montre, s’il en était besoin, que ce texte s’inscrit dans l’histoire. Michel Foucault estime même, dans sa leçon au Collège de France de Décembre 1983, que "c’est la première fois … qu’on voit la philosophie devenir la surface d’émergence de sa propre actualité. L’Aufklärung, continue Foucault, c’est une période qui se désigne elle-même … tant par rapport à l’histoire générale de la pensée, de la raison et du savoir, que par rapport à son présent…" Tournons-nous donc un peu vers l’histoire. "Vous avez su concilier votre religion avec une liberté de conscience telle que l’on ne l’aurait jamais crue possible…" Dans ces propos qu’adresse Emmanuel Kant à Moses Mendelssohn, le philosophe juif qui répondait à la même question des lumières dans la même revue quelques semaines avant lui, on sent l’empreinte de la brutale révocation de l’édit de Nantes un siècle auparavant, on sent encore l’empreinte d’un siècle de guerres, tout autant religieuses que dynastiques, qui ensanglantèrent les îles Britanniques et une partie de l’Europe, à partir de 1639. Et il faut remonter encore près d’un siècle pour trouver la source d’où naîtront les flots irrésistibles de la liberté de penser religieuse. En 1560, dans son imposante somme, Institution de la Religion Chrétienne, Jean Calvin utilise pour réfuter les décrets de certains conciles de l’Église Romaine l’argument de l’examen par les Écritures : "qu’on examinât à la règle de l’Écriture le point dont il est question, et que le tout se fit en sorte … que la chose soit débattue par bonne connaissance de cause et par raison, et que le tout soit fondé en l’autorité de l’Écriture…" La méthode d’examen était née. Martin Luther aura été encore un peu plus loin : "L'évêque, le pape, les lettrés, et tout homme, ont le pouvoir d'enseigner, mais ceux du troupeau doivent juger s'ils entendent la voix du Christ ou celle d'un étranger" La méthode d’examen, qui ne s’appellera libre examen que bien plus tard, permet ainsi à l'individu de s'opposer au système en place, en référence non pas à sa propre subjectivité mais au message du Christ transmis dans l'Écriture Sainte. Daniel Bergèse relève que la Réforme aura dressé autorité contre autorité, autorité de l’Écriture contre autorité de l’Église, fournissant un point d’appui à l’individu, au membre du troupeau, pour exercer son propre discernement face à l’autorité religieuse. C’est bien aux Écritures que fait d’abord référence John Locke, figure éminente de l’Enlightenment britannique, quand il publie en 1688, depuis son exil de Hollande, la célèbre Lettre sur la tolérance : "Qu’un homme puisse trouver normal de condamner un autre homme, pour le salut de son âme, à mourir sous la torture me parait très étrange … l’Écriture déclare fréquemment que les vrais disciples du Christ seront persécutés ; mais que l’Église du Christ doive persécuter les autres, et forcer les autres à épouser sa foi et sa doctrine par l’épée et par le feu, cela je ne l’ai encore jamais trouvé dans aucun des livres des Écritures." Il est tout à fait remarquable que dans ce même texte Locke réclame déjà la séparation de l’église et de l’état, qui ne sera définitivement réglée en France que plus de deux siècles plus tard. 2 John Locke écrira l’année suivante un Essai sur le gouvernement civil dans lequel sa référence ne sera plus l’Évangile, mais la Loi naturelle : "L’état de Nature a pour se gouverner une Loi de nature qui s’impose à tous, et la Raison, qui est cette loi, apprend à tout homme qui veut bien la consulter que, étant tous égaux et indépendants, nul ne peut attenter à l’autre dans sa vie, sa santé, sa liberté ou ses possessions." C’est que notre homme n’est pas seulement un politique versé en théologie, mais aussi un médecin, membre de la Royal Society, qui s’est penché sur l’entendement humain et la structure de la matière. Dans l’Enlightenment britannique, comme un peu plus tard à l’époque des Lumières en France et de l’Aufklärung germanique, l’émergence de la liberté de conscience s’est ainsi accompagnée de la renaissance de la pensée scientifique. L’attribution, en 1663, de sa charte à la Société Royale de Londres pour l’amélioration de la connaissance de la Nature me semble en être un des moments clés. L’un des fondateurs, Robert Boyle, expose dès 1677 dans Le chimiste sceptique la nécessité de fonder le raisonnement scientifique sur l’expérimentation : "Je dois à la vérité, et au lecteur, de l’avertir de ne pas se laisser porter à croire des prescriptions chimiques … à moins que celui qui la délivre ne mentionne sa connaissance détaillée ou la relation par une personne crédible du résultat de sa propre expérimentation … J’ose espérer voir la philosophie solidement établie, si les hommes voulaient clairement distinguer les choses qu’ils savent de celles qu’ils supputent seulement, expliquer clairement les choses qu’ils pensent comprendre, avouer honnêtement ce qu’ils ignorent, et professer leurs doutes." Ainsi la recherche scientifique balbutiante est encore comprise comme part de la philosophie. Le bulletin régulier exposant les résultats scientifiques de la Royal Society s’intitule Philosophical transactions, et pendant plusieurs siècles encore les mêmes hommes se pencheront à des degrés divers sur ce qui ne se clivera en deux domaines séparés, recherche scientifique et philosophie, que très progressivement : Berkeley, Boyle, Newton, Leibnitz, Buffon, d’Alembert… Ainsi donc l’appropriation progressive du discernement, "l’aurore de la raison" que décrit Voltaire dans Le philosophe ignorant, est fondée à la fois par la revendication de la liberté de conscience et par la recherche des moyens d’une rigueur de raisonnement, aboutissant à un état d’esprit bien décrit par l’article Le philosophe de l’Encyclopédie, en fait un extrait du Traité de la Liberté de Chéneau du Marsais paru en 1743 dans Les nouvelles libertés de penser : " Le philosophe forme ses principes sur une infinité d'observations particulières; le peuple adopte le principe sans penser aux observations qui l’ont produit, il croit que la maxime existe, pour ainsi dire, par elle-même. Mais le philosophe prend la maxime dès sa source ; il en examine l’origine… Le philosophe est donc un honnête homme qui agit en tout par raison…" Un demi-siècle plus tard, dans son Mémoire sur l’éducation publique de 1791, Condorcet introduira le terme de libre examen, dans un sens bien différent de celui de la méthode d’examen, transformant la revendication individuelle du philosophe des Lumières en un rêve d’éducation du peuple tout entier : « le but de l'éducation ne peut plus être de consacrer les opinions établies, mais, au contraire, de les soumettre à l'examen libre de générations successives…» La formule échappera à son géniteur, devenant au début du XIXème siècle, chez Benjamin Constant et Samuel Vincent par exemple, le successeur de la méthode d’examen et le mot d’ordre du 3 protestantisme libéral. Et le XXème verra la formule prendre encore un sens nouveau, dont l’Université libre de Bruxelles s’est fait un drapeau : «la méthode scientifique étendue et adaptée à toute question non scientifique ». Alors que la libre pensée est pour Kant "le penchant et la vocation dont la nature prend soin le plus tendrement… [qui] a progressivement des répercussions sur l’état d’esprit du peuple, ce qui le rend peu à peu plus apte à agir librement", elle désignera au tournant du XXème siècle un mouvement quelque peu radical, athée et anticlérical déployé sous la plume militante de Louis Aragon comme «une sorte de front unique contre les prêtres». Funde merum genio Comment se situe la maçonnerie écossaise dans cette éclosion des esprits ? La liste des francs-maçons des lumières est longue, à commencer par Voltaire ou Condorcet, mais je voudrais m’en tenir ici à ce que nous identifions aujourd’hui comme la franc-maçonnerie écossaise, en évoquant quatre moments clés. En Juillet 1661, époque des premières réunions qui donneront naissance à la Royal Society, l’astronome Huygens écrit : "Ils ont une personne entre autre qui travaille avec grand zèle à l’établissement de cette académie, et qui en est comme l’âme : c’est le chevalier Morray" Sir Robert Moray n’est autre que le premier non opératif reçu franc-maçon par une loge écossaise sur le sol anglais. Cet homme, que je considère personnellement comme le premier franc-maçon spéculatif au sens où nous l’entendons aujourd’hui, fut le président des réunions préparatoire, et c’est à son influence auprès du Roi Charles II Stuart que la Royal Society doit son existence et sa charte. Un siècle plus tard, en 1760, est publié le plus ancien des documents auxquels nous nous référions de nos jours, une divulgation qui se réfère explicitement à la Grande Loge des Anciens, et qui s’intitule Trois coups distincts. La plus grande partie de ce texte se retrouve encore tel quel dans nos rituels actuels, mais un passage que je trouve très significatif n’a malheureusement pas été repris. Lorsque le nouvel apprenti prêtait alors son serment, il baisait la Bible, et on lui lisait une phrase en latin : "Funde merum genio", ce qui se traduit par : "Fonde le vrai par toi-même". C’est très exactement l’esprit de discernement individuel des Lumières, un quart de siècle avant le Sapere aude de Kant. A la même époque, une partie du manuscrit acquis par le Très Illustre Frère Jean Baylot, écrite "au camp de grande rivière au quartier du cap à Saint Domingue au mois de juin 1763," décrit déjà un des degrés philosophiques les plus avancés de la franc-maçonnerie écossaise : "D’où venez-vous ? Du centre des ténèbres. Comment en avez-vous pu en sortir ? Par la réflexion et l’étude de la nature." Le même manuscrit ajoute, parmi les quatre points principaux de la vie tranquille : " le second devoir est que nous doutions des choses que l’on ne peut démontrer comme vraies…" Enfin en 1875, le convent qui réunissait à Lausanne les suprêmes conseils du R E A A proclamait : "[La franc-maçonnerie] n’impose aucune limite à la recherche de la Vérité, et c’est pour garantir à tous cette liberté qu’elle exige de tous la tolérance…" C’est en s’y référant que de nos jours le franc-maçon écossais 4 n’hésite pas, pour y réfléchir sans provocation mais avec rigueur, à remettre à plat tous les dogmes, que ce soient ceux des religions ou ceux de la pensée unique, ceux des médias ou ceux de l’opinion publique. Lux ex tenebris Et pourtant on peut lire dans ce même texte du convent de Lausanne, à la ligne précédente, littéralement juxtaposée : " La Franc-maçonnerie proclame, comme elle l’a proclamé dès son origine, l’existence d’un Principe Créateur, sous le nom de Grand Architecte de l’Univers." Est-ce bien cohérent ? Peut-on ne s’assigner aucune limite à la recherche et en même temps proclamer l’existence d’un Principe créateur ? Élargissons la question, car elle me paraît essentielle : la pensée libre, avec la rigueur scientifique que lui a associée l’Histoire, conduit-elle inéluctablement à la libre-pensée, au positivisme athée ? Est-il possible de concevoir librement l’idée d’une Transcendance tout en conservant la cohérence, la rigueur et la logique de sa pensée ? C’est pour moi une question importante, car l’être Sapiens, discernant, que nous cherchons à être, ne peut accepter d’incohérence dans sa pensée, mais il lui est en même temps nécessaire d’insérer sa vie et sa mort dans une réalité plus large qui leur donne un sens. Cette question du sens, ou de la Transcendance, qui interpelle notre époque, a été abordée de manière très approfondie par André Comte-Sponville et Luc Ferry. Ce que j’en ai personnellement retenu, c’est que le fond de leur divergence, admirablement exprimé dans leur livre commun, La sagesse des modernes, me semble résider dans leur acception du mot Transcendance : pour ce que j’en ai compris, encore que sa pensée semble avoir évolué, chez Comte-Sponville la Transcendance est par définition extérieure à l’univers, et comme, pour lui, seul ce qui appartient à l’univers existe, la réponse est évidente : c’est non. Luc Ferry, lui, va nommer Transcendance ce que chacun peut éprouver qui le transcende. La porte est alors ouverte : cette réalité ineffable qui nous dépasse et nous transcende, dans laquelle nous pouvons inscrire le sens de notre vie, est-ce que ça ne peut pas être l’univers lui-même, inaccessible dans son infinie complexité, et son principe fondateur. Deus sive Natura nous dit Spinoza : Dieu, ou la Nature. L’histoire, en tout cas montre que les options religieuses des philosophes des Lumières couvrent tout l’éventail possible : Moray le presbytérien tolérant, Locke l’anglican platonicien, Bayle le huguenot cartésien, Meslier le curé d’Étrépagny, Montesquieu le disciple catholique de Malebranche, d’Holbach le matérialiste de bon sens, Diderot l’atomiste vaguement déiste, Rousseau le chantre de la foi naturelle et du contrat social, jusqu’à Voltaire, le déiste qui les met tous d’accord : "Je vois des ministres calvinistes, des arminiens, des sociniens, des anabaptistes, qui parlent tous à merveille, et qui, en vérité, ont tous raison » mais aussi Voltaire, l’homme qui parle à Dieu dans son Epitre à Uranie : "Je ne suis pas chrétien, mais c’est pour t’aimer mieux". Permettez-moi ici une analogie pour éclairer votre réflexion sur cette question fondamentale de la liberté de penser, de la raison et de la Transcendance, une analogie avec la pensée scientifique. Le mathématicien Bernhard Riemann mit en évidence en 1853 la notion d’espace de validité de toute loi physique. C'est-à-dire que toute vérité scientifique n’est valide que dans les conditions de son 5 expérimentation ou dans le cadre des axiomes posés au début du raisonnement. Cela donna une ouverture fulgurante à Einstein qui comprit que la mécanique des solides d’alors n’était valide que dans les espaces euclidiens et élargit sa réflexion à d’autres espaces. Ainsi naquit la loi de la relativité généralisée qui permit à l’homme de poser le pied sur la lune. Il en va de même pour la quête philosophique. La pensée, aussi rigoureuse soitelle, qui ne s’applique qu’au monde matériel ne pourra être que matérialiste. Mais est-ce la seule réalité ? Si l’on ouvre sa conscience, son regard, vers la part de l’univers qu’on ne voit pas au premier abord, si l’on accepte de s’ouvrir vers la complexité infinie du minéral, du végétal, de l’animal, de l’humain, du spirituel qui nous entoure au-delà des apparences, alors je crois que la porte peut s’ouvrir vers une perception librement et logiquement construite de ce qui nous dépasse, de ce qui nous transcende, de ce qui donnera un sens à notre vie, en d’autres termes vers une spiritualité. La libération des tutelles extérieures, le développement de sa raison et de son discernement personnel ne sont pas incompatibles avec la perception d’une Transcendance et l’acquisition d’une spiritualité, mais cela nécessite l’élargissement de son champ de conscience au-delà du voile de la pure matérialité. Dans cette salle, je vois des choses matérielles, des corps, des chaises, de la lumière, mais je sens aussi d’autres choses impalpables qui ne sont pas du même ordre, des sentiments, des pensées, un esprit partagé peut-être… S’ouvre alors pour la pensée, toujours libre et rigoureuse, une porte vers la quête de la Connaissance, la Gnose, héritage de cette gnose néoplatonicienne dont on nous à merveilleusement parlé ce matin. Gnoti seauton Et nous en arrivons alors à l’autre question essentielle : la libération des tutelles extérieures est-elle suffisante pour penser librement ? N’y a-t-il pas d’autres chaines, intérieures celles-là, qui brident notre liberté ? La question n’est pas nouvelle. L’écossais David Hume écrivait déjà en 1748 dans sa Recherche sur l’entendement humain : "La raison n’est rien d’autre qu’un instinct merveilleux et obscur de l’âme qui nous fait suivre un certain enchaînement d’idées" La notion d’inconscient, qui apparait pour la première fois quand Eduard Von Hartmann publie en 1869 Philosophie de l’inconscient, est devenue, après Freud et Jung, incontournable dans la pensée du XXème siècle. "Il est certain que beaucoup d’éléments du moi sont eux-mêmes inconscients, et ce sont précisément les éléments qu’on peut considérer comme formant le noyau du moi" écrivait Freud en 1920. Il est remarquable que de nos jours les techniques extrêmement modernes d’observation du cerveau humain confirment la réalité, si je puis dire, matérielle de ces mécanismes de la conscience. Sur le terrain sociologique aussi, les études de Pierre Bourdieu, par exemple, mettent en évidence ce mécanisme, qu’il a appelé Habitus social, cet ensemble de perceptions d’origine sociale qui déterminent de façon implicite et souvent rigides les comportements et prises de décision des individus, qui finalement ne retiennent de leur expérience que ce qui conforte leur habitus. Pour être en mesure de penser, de discerner, vraiment librement, il nous faut donc nous libérer non seulement des tutelles extérieures, dont nous avons conscience, mais encore de notre Habitus, des tutelles intérieures dont nous sommes inconscients. 6 Fort opportunément, il semble bien que le seul fait d’accepter l’existence de ces forces profondes, d’y être attentif, permet progressivement de les faire affleurer à la conscience et donc d’espérer les maîtriser un petit peu mieux. « Seul l’être humain qui peut consciemment reconnaître le pouvoir de sa voix intérieure se forge une personnalité" écrit C.G. Jung. On entend ici l’écho de la voix de Socrate : "Ainsi, mon cher Alcibiade, suis mes conseils, et obéis au précepte écrit sur la porte du temple de Delphes : Connais-toi toi-même » Le gnoti seauton attribué au plus ancien penseur grec, Thalès, trouve encore aujourd’hui son application par delà trente siècles d’histoire. C’est une fois de plus l’ouverture de notre champ de conscience, mais cette fois-ci vers l’intérieur de soi-même, qui est la clé d’une vraie liberté de penser, toujours à conquérir. Conclusion Ainsi nos deux questions essentielles : Peut-on vraiment penser librement ?, Une pensée libre et rigoureuse peut-elle concevoir une Transcendance ?, trouventelles toutes deux leur réponse dans l’élargissement de la conscience. Mais l’éveil progressif de la conscience à ses propres chaînes, n’est-ce pas VITRIOL, le fil à plomb, la grotte profonde et le silence de la nuit où se trouvent une lampe et une fontaine, un poignard ? L’ouverture de la conscience au «spectacle de l’Univers» n’est-ce pas le troisième voyage du Maître Secret ? Ce double élargissement du champ de conscience est bien le cœur de ce que nous appelons Initiation, chemin initiatique, dans la francmaçonnerie écossaise. C’est ainsi que l’itinéraire maçonnique proposé par notre rite permet à chacun de se construire une spiritualité intime et personnelle dans la liberté et la cohérence intérieure : "Soyez catholiques, protestants, juifs, mahométans, la maçonnerie ne vous le demande pas… La maçonnerie d’aujourd’hui vit surtout par l’esprit… Le spiritualisme est donc le fond réel de la maçonnerie" s’exclamait le S G C du S C D F Adolphe Crémieux en 1878. Aujourd’hui nous dirions : "La spiritualité est donc le fond réel de la franc-maçonnerie écossaise", mais une spiritualité sans dogme, construite librement. Notre monde occidental post moderne a oublié l’avertissement qu’un des grands défenseurs du libre-examen, J.C. Alaux, publiait en 1861 : "Ne faut-il point que l’homme gouverne toutes ses facultés, son intelligence, son cœur et son corps ?" L’occidental du XXIème siècle a certes libéré sa pensée des dogmes de la religion de ses pères, mais il abandonne encore son intelligence aux dogmes de la pensée unique propagée par l’opinion publique, son cœur et son corps aux pulsions de la société de consommation mise en marché par les médias. De là vient sûrement ce désenchantement du monde qui le désespère. La pensée libre en quête des « collines éternelles » de l’esprit que propose la franc-maçonnerie écossaise y apporte une réponse que nous avons l’impérieuse nécessité de transmettre, s’ils le désirent, à ceux qui ne discernent pas encore leur chemin, qui sibi semitam non sapiunt, écrivait le poète Ennius, reprenant lui aussi ce verbe par lequel nous avons commencé, et par lequel nous finirons donc : Sapere. 7