20 000 propositions menant au succèsPlus

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20 000 propositions menant au succèsPlus
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Sonntagszeitung du 24.04.2016
20 000 propositions pour la réussite
Le fabricant de bandes adhésives lucernois
Siga s’impose sur le marché grâce à une
méthode japonaise inhabituelle lui permettant de faire front à la vigueur du franc
– et de créer des emplois en Suisse
Ruswil LU Un bref regard sur son portable et toute la planification des vacances était obsolète. Reto
Sieber se souvient de ce 15 janvier 2015 et de la frayeur qu’il ressent aujourd’hui encore. «J’ai vu le
cours du franc et je savais que je devais annuler mon voyage et retourner à l’entreprise», explique
l’entrepreneur helvète. La décision de la Banque Nationale Suisse d’abolir la fixation du franc à l’euro
signifiait pour Reto Sieber et son frère Marco, les deux propriétaires du fabricant de bandes adhésives Siga, une chose: une détérioration massive de leur compétitivité par rapport aux concurrents
implantés dans la zone euro. «D’un coup, les produits concurrentiels sont devenus 20 pour cent
moins chers», commente Reto Sieber.
La situation initiale était plus que mauvaise. Siga manufacture des bandes adhésives destinées à l’isolation des bâti-
ments, un produit dont on pourrait penser qu’il ne peut pas
être confectionné dans un pays à salaires élevés. Et pourtant, Siga produit uniquement en Suisse. L’entreprise a
sé près de 80 pour cent de son chiffre d’affaires de 100 millions de francs par des exportations, principalement dans la zone euro. Les quelque 40 concurrents, notamment le fabricant Saint-Gobain,
produisent à l’étranger.
Pour Reto Sieber une chose était claire: il faut faire quelque chose, et ce, immédiatement. «Je me
suis présenté au personnel et leur ai dit que personne n’allait être licencié, mais que nous allions
devoir désormais redoubler nos efforts.»
Mais contrairement à ce qu’il pensait, le 15 janvier n’allait pas rentrer comme journée noire dans les
annales de l’entreprise. Plus d’un an plus tard, Reto Sieber et son gérant Patrick Stalder dressent un
bilan plutôt positif. Le choc du franc a certes laissé des traces dans le chiffre d’affaires de 2015, mais
l’entreprise continue d’avoir des résultats positifs et a même créé douze nouveaux emplois. Reto
Sieber est devenu un invité prisé aux tables rondes. En mai, il apparaît devant d’autres entreprises à
l’occasion du Swiss Economic Forum sur le thème: «Apprendre de Siga Ruswil, un exemple pratique
couronné de succès».
Immobilisation des machines un jour sur dix
Les solutions que Siga oppose au choc du franc ne sont pas conventionnelles. Pas de chômage partiel, prolongation du temps de travail ni licenciement. L’entreprise mise avant tout sur une carte:
l’amélioration continue.
Un jour sur dix, la recherche permanente d’amélioration est le thème récurrent au siège social de
Ruswil ainsi que sur le site de Schachen.
Pour l’espace d’un mercredi matin, l’usine de production de Ruswil est étrangement silencieuse. À ce
jour, les machines sont entièrement immobilisées, contrairement au bourdonnement provenant de
la salle plénière située au deuxième étage du bâtiment bardé de bois implanté dans la verdure.
Près de 120 salariés se sont réunis pour discuter d’un
thème plutôt profane, à savoir le nettoyage et rangement
des postes de travail. Un beamer projette, sur le mur, une
image fourmillante de détails issue du livre «Où est Char-
lie?». Dans ce chaos, Charlie a disparu. Une collaboratrice
de Siga décrit l’ordre devant régner au poste de travail en
ces mots: «Nous n’avons pas besoin de choses en double,
nous ne voulons rien chercher, tout doit être à sa place», avant de donner un conseil qui déclenche
un murmure dans la salle: «demandez aux collègues de vous aider à trier et jeter les choses inutiles.»
Mais cette journée n’est pas uniquement consacrée au nettoyage et à l’entretien. «L’objectif est
d’identifier ce dont nous n’avons plus besoin, de se défaire des vieux schémas», rappelle la collègue à
ses auditeurs.
Cette journée est entièrement dédiée au succès de Siga et à sa
recette miracle contre la vigueur du franc. Une recette que Reto
Sieber et Patrick Stalder appellent Siga Management System,
abrégé SMS. «Je suis convaincu que, sans le SMS, nous ne serions plus en mesure de produire en Suisse, car la concurrence
avec les entreprises étrangères est acharnée», confesse Reto
Sieber.
Ce n’est pas lui qui a inventé ce système de management. Provenant du Japon, cette méthode a rendu célèbres le constructeur automobile Toyota et son mode de production. La stratégie qui se cache
derrière s’appelle «Kaizen» et mise sur l’amélioration continue.
Toyota qui faisait face à une situation semblable inspira les deux frères. En 2006, un livre relatant la
production du constructeur automobile leur tombe entre les mains. Peu de temps après, ils saisissent
l’occasion de se rendre au Japon et de se faire expliquer la production de Toyota et d’autres entreprise par des initiés. Quand Reto Sieber parle de ses premières expériences avec Kaizen, on pourrait
penser qu’il avait cédé aux tentations d’une secte. «C’était une véritable illumination», raconte-t-il.
Chaque participant au voyage doit présenter à l’entreprise visitée, en l’espace d’une heure,
15 propositions d’amélioration pour sa production. Chaque suggestion est appliquée dès le jour suivant. À l’époque, Siga se portait encore bien. «À notre retour, nous avons retroussé nos manches et
changé radicalement notre entreprise. Nos employés ont pensé que nous étions devenus fous.»,
raconte Reto Sieber.
Les frères recherchèrent un mentor japonais et trouvèrent Hitoshi Takeda, un ancien compagnon de
Toyota. Accompagné d’un interprète, Takeda vient plusieurs fois par an dans la ville paisible de Ruswil. Celui-ci met la barre très haut: «De quel pourcentage voulez-vous vous perfectionner?», de-
mande-t-il. Les 20 pour cent n’étaient pas assez pour lui. «Vous devez avoir la volonté d’atteindre
80 pour cent!», déclare-t-il. Le résultat: l’utilisation spatiale de l’usine a été optimisée, si bien que de
nouvelles machines ont pu être achetées et installées, sans devoir construire d’extension - un facteur
de coûts décisif. Depuis l’instauration de SMS, les effectifs de Siga sont passés de 140 à
380 employés, la moitié travaillant en Suisse, le reste à l’étranger, dans le service externe. Le chiffre
d’affaires a pu être multiplié par trois.
Dans les années 90, Porsche se refaisait une santé grâce à Kaizen
Lors du changement radical, les frères Sieber n’ont rien épargné: ils ont même remplacé le système
informatique de gestion des stocks par un système analogique. Depuis, les stocks sur les étagères
sont représentés à l’aide de cartons, visibles pour tous les collaborateurs, facilement compréhensibles et bon marché.
Les collaborateurs sont les principaux responsables de la mise en œuvre de la stratégie de gestion
asiatique. Le changement doit venir d’en bas, telle est la maxime. Chez Siga, la barre est placée
haute, chaque employé doit fournir 50 propositions d’amélioration par an pour son domaine
d’activité. «Cela représente 20 000 propositions par an, un potentiel colossal», précise le gérant Patrick Stalder qui a repris, en 2014, la gouverne des frères Sieber.
Sur des cartons, les salariés soumettent leurs propositions qui
sont discutées pendant le jour d’arrêt de production. Souvent,
ce sont des petites choses qui, mises les unes au bout des
autres, permettent de faire des économies notoires. Par
exemple une disposition plus judicieuse des outils.
Les collaborateurs de la production ont développé une aide au remplissage pour les machines de
fabrication de bandes adhésives. Depuis, le changement du cylindre avec du nouveau matériel est
plus rapide de 27 secondes. Sur l’année, ces petites propositions d’amélioration permettent
d’économiser 45 heures de travail. Mais la recherche d’efficacité ne se cantonne pas à la production.
Dans une salle de conférence, un groupe de collègues de la gestion de qualité discute s’il n’était pas
possible de renoncer à la réunion tenue toutes les deux semaines. Car chaque heure de réunion
coûte de l’argent.
Le système de management enlève du poids des épaules des supérieurs hiérarchiques, déclare le
gérant Patrick Stalder. Car enfin avec leurs expériences professionnelles, les collaborateurs sont les
meilleurs conseillers. «Si nous engagions une société de conseil classique, nous aurions une restructuration tous les deux ou trois ans», ajoute Reto Sieber. «Les petites propositions, en revanche, signifient que nous évoluons et nous améliorons continuellement, sans grandes restrictions.»
Il existe cependant aussi des conseillers d’entreprise qui se sont spécialisés dans la méthode Kaizen.
Le constructeur de voitures de sport Porsche s’est refait depuis les années 90 une santé grâce à
Kaizen, passant d’une entreprise candidate à la reprise produisant seulement 12 000 véhicules par an
à un producteur des plus profitables du marché. Porsche a également recouru au soutien d’un mentor japonais. Fort de ses expériences, le constructeur automobile a fondé l’entreprise de conseil
Porsche Consulting qui travaille désormais tant pour des PME que pour des grandes entreprises
comme Lufthansa. Chez la société mère de Swiss, Porsche Consulting a optimisé les travaux de maintenance, si bien que les avions ne restent plus aussi longtemps dans les hangars et sont ainsi plus
rapidement opérationnels. Un facteur décisif pour la rentabilité. Siegfried Runkel, conseiller chez
Porsche Consulting explique son travail ainsi: «nous aidons les entreprises à s’aider elles-mêmes».
«Les entreprises doivent apprendre à puiser dans les ressources de leurs collaborateurs»
Kaizen est certes pratiqué dans de nombreuses entreprises, mais pas avec la même systématique et
avec le même succès que chez Siga. «Les employés doivent être convaincus et pris au sérieux»,
commente Siegfried Runkel. «Un collègue qui ne reçoit aucun feed-back rapide ne présentera plus de
proposition.» Le conseiller de Porsche Consulting croit également que les collaborateurs sont les
meilleurs conseillers. «Au lieu de rechercher des solutions à Silicon Valley, les entreprises devraient
puiser dans les ressources de leurs propres collaborateurs.»
Mais après tant d’années d’amélioration, peut-on encore continuer à perfectionner l’entreprise? «Oui», confirme l’opérateur de
machine Siga, Demi Odermatt, qui contrôle tranquillement, pendant l’immobilisation, le bon fonctionnement des machines. Cette
année, il a déjà présenté 28 propositions. «Chaque fois que je suis
exaspéré par une machine, je présente une proposition
d’amélioration.»
Patrick Stalder et Reto Sieber insistent sur le fait que ce n’est pas seulement le système de management qui a amorti le choc du franc. Parmi les mesures que le propriétaire et le gérant ont mises en
place après le 15 janvier, on retrouve également le répertoire classique de l’industrie exportatrice, à
savoir des négociations de prix avec les fournisseurs et plus d’achats dans la zone euro. Depuis
l’année dernière, l’entreprise vend de plus en plus de produits conçus sur mesure pour lesquels un
prix plus élevé peut être exigé. «Ceci n’aurait pas été possible sans une production allégée et efficace», annonce Patrick Stalder. De nombreuses mesures ne prendront effet que cette année. C’est
pour cette raison que Patrick Stalder attend un chiffre d’affaires élevé: Siga veut en effet augmenter
ses résultats de 15 pour cent.
Cornelia Krause (texte) et Stefano Schröter (photos)