Le droit souffre-t-il?

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Le droit souffre-t-il?
Le droit souffre-t-il?
Nicolas Préville-Ratelle
Institut de droit comparé
Université McGill, Montréal
Août 2012
Thèse présentée à l’Université McGill
dans l’accomplissement partiel des exigences
du diplôme de maîtrise en droit (LL.M.)
© Nicolas Préville-Ratelle, 2012
TABLE DES MATIÈRES
I. Introduction ...................................................................................................................... 1
1. La sous-indemnisation des victimes de préjudice corporel grave................................ 5
2. La qualification du préjudice ....................................................................................... 7
II. Comment le droit comprend la souffrance .................................................................... 13
1. Les justifications et les méthodes d’évaluation.......................................................... 17
1.1 L’approche conceptuelle ...................................................................................... 17
1.2 L’approche personnelle ........................................................................................ 23
1.3 L’approche fonctionnelle ..................................................................................... 25
2 La confusion des approches ........................................................................................ 32
III. Le plafond des dommages non pécuniaires ................................................................. 44
1 Le plafond des dommages corporels non pécuniaires ................................................ 49
2 L’absence de plafond des dommages moraux non pécuniaires. ................................. 54
3. La compréhension confuse de la souffrance .............................................................. 66
IV. La souffrance et l’incommensurabilité ........................................................................ 70
1. L’origine de l’incommensurabilité ............................................................................ 72
2. L’incommensurabilité dans la théorie du droit .......................................................... 78
3. L’incommensurabilité de la souffrance ..................................................................... 82
V. La souffrance corporelle comme intérêt réparable........................................................ 89
1. L’enquête sur la souffrance corporelle et morale....................................................... 89
2. L’approche interdisciplinaire du droit et de la culture populaire ............................... 93
3. Le cinéma d’horreur et la souffrance ......................................................................... 99
VI. Conclusion ................................................................................................................. 111
Bibliographie .................................................................................................................... 113
i
RÉSUMÉ
En 1978, la Cour suprême dans l’arrêt Andrews a imposé un plafond de 100 000 $
aux dommages corporels non pécuniaires. À l’opposé, la Cour suprême dans les arrêts
Snyder (1998) et Hill (1995) a décidé que le plafond de l’arrêt Andrews ne s’appliquait
pas aux recours en diffamation et aux dommages moraux non pécuniaires. Cette situation
apparaît encore aujourd’hui injuste. En quoi la souffrance morale est-elle si différente de
la souffrance corporelle? Cette thèse part de cette apparence d’injustice afin d’explorer les
composantes du droit de la réparation de la souffrance, c’est-à-dire le plafond de l’arrêt
Andrews, les justifications du droit à la réparation, les méthodes d’évaluation de
l’indemnité, les intuitions et les perceptions que nous avons de la souffrance. Elle a pour
objectif de déterminer comment le droit pourrait mieux comprendre la souffrance et
l’indemniser plus adéquatement et justement.
Le droit souffre de confusion, qui peut être observée dans la cohabitation des
approches, les problèmes que chaque approche soulève et les contradictions dans le débat
sur le plafonnement des dommages non pécuniaires. La conséquence de cette confusion
est le manque d’uniformité et de cohérence dans le droit de la réparation de la souffrance.
Le raisonnement juridique reste pris entre des approches et des arguments contradictoires
parmi lesquels il est incapable de choisir. Il en résulte que la prise de décision des juges
n’est pas le produit de la logique, mais celui d’intuitions rarement portées à la conscience.
Ces intuitions portent généralement sur la question de l’incommensurabilité de la
souffrance et notre perception de la souffrance corporelle. D’abord, une meilleure
connaissance des choix d’incommensurabilité et de commensurabilité permet de proposer
une méthode d’évaluation des indemnités qui sera à la fois équitable, cohérente et
prévisible :
c’est-à-dire
l’approche
conceptuelle
personnalisée
à
raisonnabilité
fonctionnelle. Puis, une meilleure compréhension de la souffrance corporelle, par
l’interdisciplinarité du droit et du cinéma d’horreur, permet de conclure que l’intérêt que
nous accordons à la souffrance corporelle milite en faveur d’un même plafond pour
l’ensemble des dommages non pécuniaires. L’analyse de ces deux intuitions permet de
remédier généralement à la confusion du droit de la réparation de la souffrance. Le droit
souffre, mais il peut être soigné.
ii
ABSTRACT
In 1978, the Supreme Court in Andrews imposed a ceiling of $100 000 on
compensation for the bodily non-pecuniary injury. In contrast, the Supreme Court in
Snyder (1998) and Hill (1995) had decided that the ceiling of Andrews does not apply to
actions in defamation and moral non-pecuniary damages. Today, this situation still
appears to be unjust. How is moral suffering so different from the bodily suffering? This
thesis starts from this unfairness to explore the components of the law of compensation
for suffering, namely, the ceiling of Andrews, the justifications of the right to be repaired,
the methods of assessment of the indemnities, and the intuitions and perceptions we have
of suffering. It aims to determine how the law could better understand suffering and
compensate it more adequately and fairly.
The law suffers from confusion, which can be observed in the coexistence of the
approaches, the problems that each approach raises and the contradictions that the debate
on the cap raises. The consequence of this confusion is the lack of uniformity and
consistency in the law of compensation for suffering. The legal reasoning is caught
between conflicting arguments and approaches among which logic is incapable to choose.
As a result, the decision of judges is the product not of logic, but of intuitions rarely
brought to consciousness.
These intuitions generally concern the issue of the incommensurability of
suffering and the value we place on bodily suffering. First, a better comprehension of the
choices of incommensurability and commensurability permits us to identify a method of
assessment of indemnities which is fair, consistent and predictable: I have called this
method the “personalized-conceptual approach with functional reasonableness”.
Moreover, a better understanding of bodily suffering, by an interdisciplinary study of law
and horror films, permits us to conclude that the interest we attach to bodily suffering
militates in favor of the application of a single cap on all non-pecuniary damages. The
analysis of these two intuitions can generally cure the confusion in the law of
compensation for suffering. The law suffers, but it can be cured.
iii
REMERCIEMENTS
L’auteur d’un travail de recherche de longue haleine doit pouvoir compter sur le
soutien, les conseils et les encouragements des personnes qui l’entourent et des
institutions qui le soutiennent. C’est avec cette idée en tête que je tiens à souligner l’aide
qui m’a été apportée.
D’abord, j’aimerais remercier ma superviseure, professeure Shauna Van Praagh
qui, grâce à sa compréhension, ses conseils, son soutien et ses judicieux commentaires,
m’a fait apprécier ce que sont les études supérieures. Je tiens aussi à remercier la Faculté
de droit de l’Université McGill et ses professeurs qui m’ont aidé à devenir le juriste que je
suis aujourd’hui.
Puis, je tiens par-dessus tout à remercier mes parents, parce que, sans leur soutien
familial, financier et professionnel, je n’aurais jamais pu écrire cette thèse. Finalement, je
remercie mon frère Emmanuel, qui a étudié à la maîtrise avec moi, parce que sa présence
m’a motivé à donner le meilleur de moi.
iv
I. INTRODUCTION
Imaginez que vous sortez une belle soirée d’été dans un bar ayant une terrasse au
deuxième étage. Accoudé sur la balustrade avec un verre à la main, vous passez une
agréable soirée en regardant les lueurs de la ville. Malheureusement, les employés de
l’établissement ont laissé entrer trop de clients sur la terrasse. Les déplacements de la
clientèle produisent une pression sur la balustrade qui finit par céder… vous tombez de
deux étages. Vous vous réveillez quelques jours plus tard dans un lit d’hôpital. La
souffrance que vous ressentez est aigüe et intense : vous n’avez jamais autant souffert.
Toutefois, vous ne sentez plus vos jambes. Le médecin vous apprend d’ailleurs que vous
ne pourrez plus jamais marcher. Vous êtes alors envahi par une détresse qui vous paraît à
première vue insurmontable : votre préjudice vous paraît impossible et incroyable.
L’imagination de cette histoire ne nous réjouit évidemment pas. Au contraire, elle éveille
en nous une certaine angoisse de la souffrance. Le réalisme de l’histoire nous rappelle
d’ailleurs que des souffrances semblables résultant de l’action (ou de l’inaction) d’acteurs
fautifs sont bien présentes dans le droit de la responsabilité civile. Nous n’avons qu’à
prendre l’exemple de James Andrews dans l’arrêt Andrews c Grand Toy Alberta Ltd1.
L’arrêt Andrews s’inscrit dans la trilogie portant sur l’évaluation des dommages
résultant d’actes de négligence qui ont laissé la victime sévèrement blessée2. James
Andrews, un Albertain âgé de vingt et un ans, était devenu quadriplégique à la suite d’un
accident de voiture. En première instance, le juge Kirby avait accordé un montant
supérieur à un million de dollars (1 022 477,48 $), ce qui représentait à l’époque l’une des
plus importantes indemnités accordées au Canada3. En appel, la somme avait été réduite à
516 544,48 $, d’abord parce que les dommages-intérêts avaient été réduits, puis parce que
la division d’appel avait conclu à la négligence contributive de la victime, réduisant ainsi
l’indemnité révisée de vingt-cinq pour cent (25%). La Cour suprême a rétabli le montant
à 817 344 $. Aujourd’hui, Andrews est un arrêt de principe, puisque c’est par cet arrêt que
la Cour suprême du Canada a imposé un plafond de 100 000 $ (aujourd’hui indexé en
tenant compte de l’inflation : un peu plus de 341 000 $) à l’indemnité en réparation de la
1
Andrews c Grand Toy Alberta Ltd, [1978] 2 RCS 229 [Andrews].
Arrêts de la trilogie : Andrews, ibid; Arnold c Teno, [1978] 2 SCR 287 [Teno]; Thornton c. The Board of
School Trustees of School District No 57 (Prince George), [1978] 2 RCS 267 [Thornton].
3
Sharpe et Roach, infra note 236 à la p 194.
2
1
composante non pécuniaire du préjudice corporel. Depuis, les victimes de préjudices
corporels les plus graves ne peuvent pas obtenir plus que le plafond de l’arrêt Andrews en
réparation de leur souffrance.
À l’opposé, la Cour suprême dans les arrêts Snyder c Montreal Gazette Ltd4 et Hill
c Église de scientologie5 a décidé que le plafond de l’arrêt Andrews ne s’appliquait pas
aux recours en diffamation et à l’indemnité en réparation du préjudice moral non
pécuniaire. Imaginez maintenant une deuxième histoire. Un matin, après votre réveil,
vous prenez le journal et réalisez que la une vous accuse injustement et faussement
d’avoir commis les crimes les plus monstrueux et les plus abjects. Vous êtes bien sûr
outré et profondément blessé. Vous appelez un avocat qui contacte l’éditeur du journal et
lui demande de se rétracter. L’éditeur refuse. Les jours passent et vous ne voulez plus
sortir de chez vous, parce que vous ne pouvez plus endurer les commentaires des gens
vous associant aux crimes infâmes dont on vous a injustement accusé. Vous souffrez
d’une grande détresse et votre vie est devenue misérable. Pour vous remonter le moral,
votre avocat dépose alors une demande en justice en réclamant une grosse somme
d’argent : un million de dollars. À la réception de la requête, le journal se rétracte en
publiant, quelques semaines plus tard, un article qui apparaît à la une. Après de nombreux
mois d’attente, un juge condamne le journal à vous payer la somme réclamée en
réparation de votre souffrance.
Tout comme la première histoire, la deuxième histoire appartient au domaine du
vraisemblable. Ces deux histoires sont la source d’une souffrance considérable, bien que
la souffrance découlant de la perte de l’usage des jambes apparaisse plus problématique :
on ne pourra jamais redonner l’usage des jambes, mais la personne diffamée pourra
toujours rebâtir sa réputation. Toutefois, la différence entre les deux souffrances est
significative devant un tribunal. La souffrance corporelle due à la perte de l’usage des
jambes ne vaudra jamais plus de 100 000 $ de 1978, tandis que la valeur de la souffrance
morale due à la diffamation n’a pas de limite. Cette situation apparaît à première vue
injuste.
Cette thèse part de cette apparence d’injustice afin d’explorer les profondeurs du
4
5
Snyder c Montreal Gazette Ltd, [1988] 1 RCS 494 [Snyder].
Hill c Église de scientologie, [1995] 2 RCS 1130 [Hill].
2
droit de la réparation de la souffrance. Cette thèse ne porte pas uniquement sur le plafond
de l’arrêt Andrews, mais aussi sur les approches, les intuitions et les perceptions qui
influencent notre compréhension de la souffrance : elle s’inscrit dans le débat beaucoup
plus large de la compréhension que le droit a de la souffrance. Cette thèse cherche à
comprendre ce que le droit comprend de la souffrance et ce qui lui échappe, et a pour
objectif de déterminer comment le droit pourrait mieux comprendre la souffrance et
l’indemniser plus adéquatement et justement.
Ainsi, la problématique de cette thèse se résume aux deux questions suivantes :
(i) Le droit (sa logique interne et son raisonnement particulier) comprend-il la souffrance?
(ii) Le droit souffre-t-il? En réponse à ces deux questions, mon hypothèse de départ était
que le plafond de l’arrêt Andrews est un signe que le droit comprend mal la souffrance en
général et la souffrance corporelle en particulier, et qu’il souffre de ce problème de
compréhension. Mon étude du sujet me permet désormais de confirmer cette hypothèse.
Cette thèse se divise en quatre parties.
Dans le premier chapitre, j’observe que le droit souffre d’abord de la confusion
entourant les justifications du droit à la réparation et les méthodes d’évaluation des
dommages non pécuniaires. La cohabitation des approches et les problèmes que chaque
approche soulève ont fait en sorte que les tribunaux et les praticiens confondent
inévitablement ces approches dans le traitement de la réparation du préjudice non
pécuniaire. Il n’existe en pratique aucune uniformité ou cohérence dans la jurisprudence
et dans la doctrine; en l’absence d’uniformité et de cohérence, il n’y a simplement aucune
prévisibilité dans la réparation du préjudice non pécuniaire.
Dans le deuxième chapitre, je remarque que, tout comme pour le débat sur les
justifications et les méthodes d’évaluation, le raisonnement juridique se contredit dans le
débat sur le plafonnement des dommages non pécuniaires. Ces contradictions suggèrent
que le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire souffre aussi de confusion.
L’absence de plafond des dommages non pécuniaires dans les cas de diffamation
représente en soi le summum de la confusion dans le droit de la réparation du préjudice
non pécuniaire. En quoi la souffrance morale est-elle si différente de la souffrance
corporelle? Les deux ne devraient-elles pas être traitées de manière uniforme considérant
qu’il ne s’agit en somme que de préjudice non pécuniaire? Le plafond de l’arrêt Andrews
3
peut sembler cohérent lorsque l’on tient seulement compte du droit de la réparation du
préjudice corporel. Cependant, lorsque l’on adopte une vue d’ensemble sur le droit de la
réparation de la souffrance, le plafond de l’arrêt Andrews est beaucoup moins sensé.
L’une des conséquences de la confusion qui règne dans les approches et le plafond
des indemnités est le manque d’équité, de cohérence et de prévisibilité du droit de la
réparation de la souffrance. Toutefois, rien ne permet d’établir que la coexistence des
approches et l’imposition du plafond de l’arrêt Andrews soient les seules causes de
confusion. L’approfondissement de cette confusion exige de relier notre appréciation du
traitement des dommages non pécuniaires avec une étude sur les intuitions et les
perceptions qui influencent chacun d’entre nous, y compris les juges dans leur rôle
d’évaluateur de l’indemnisation pour les victimes de comportements fautifs. En d’autres
mots, il s’agit de porter à la conscience nos intuitions et notre perception de la souffrance.
Les deux derniers chapitres cherchent justement à comprendre nos intuitions
touchant le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire et qui sont peut-être les
autres causes de la confusion. La première de ces intuitions est la question de
l’incommensurabilité de la souffrance, selon laquelle la souffrance et l’argent n’ont pas
de commune mesure ou la souffrance ne peut pas être mesurée en termes monétaires.
Seule
une
meilleure
connaissance
des
choix
d’incommensurabilité
et
de
commensurabilité nous permet de proposer une méthode d’évaluation des indemnités qui
sera à la fois équitable, cohérente et prévisible : c’est la méthode que j’ai dénommée
« l’approche conceptuelle personnalisée à raisonnabilité fonctionnelle » et qui s’inspire
des enseignements du professeur Daniel Gardner6. La deuxième de ces intuitions
concerne la perception que nous avons de la souffrance corporelle. Selon cette intuition,
l’honneur et la réputation ne peuvent pas valoir davantage que l’intégrité corporelle.
L’exploration de cette intuition exige une enquête dans la collectivité, à l’aide du
sondage, et une analyse de notre perception qui dépasse le domaine du droit. L’emploi
d’une approche interdisciplinaire du droit et du cinéma d’horreur offre au raisonnement
juridique les outils pour mieux comprendre notre perception de la souffrance corporelle :
les histoires que nous racontons et qui nous affectent sont liées à la façon dont nous
percevons, souffrons et jugeons.
6
Gardner, infra note 8.
4
L’analyse et la compréhension de ces deux intuitions permettent de remédier
généralement à la confusion du droit de la réparation de la souffrance. En d’autres mots,
le droit souffre, mais il peut être soigné. Toutefois, avant de traiter de la confusion et de
ses remèdes, il est sage de revoir deux problèmes qui sont généralement liés à la
réparation du préjudice non pécuniaire : (i) le problème de la sous-indemnisation des
victimes de préjudice corporel grave et (ii) le débat sur la qualification du préjudice dans
le droit civil québécois.
1. LA SOUS-INDEMNISATION DES VICTIMES DE PRÉJUDICE CORPOREL GRAVE
La question de l’évaluation et du plafond des dommages non pécuniaires demeure
pertinente aujourd’hui, puisque la responsabilité civile répond encore du principe de la
réparation intégrale, commun à la common law et au droit civil : « The general rule is that
[…] so far as money can do it, the injured person should be put in the same position as he
would have been in if he had not sustained the wrong »7. Aussi désignée sous son
expression latine restitutio in integrum, cette règle de remise en état de la victime est
avant tout un principe idéal, que le système tel qu’il est actuellement ne peut pas
appliquer complètement. L’état de la doctrine et de la jurisprudence confirme ce constat.
Le professeur Daniel Gardner voit d’abord deux facteurs mettant en échec le
principe de la réparation intégrale : (i) « [l]es honoraires du procureur de la victime, qui
au Québec grugent en moyenne le quart de l’indemnité octroyée » et (ii) « [l]a notion de
faute contributive de la victime, présente dans environ un procès sur trois, qui ampute
l’indemnité réellement accordée d’un autre tiers, en moyenne »8. Nous pouvons ajouter à
cela les difficultés de faire la preuve de chaque chef de dommages réclamé. À la lumière
de ces facteurs, l’auteur Harold Luntz constate que « a very tiny proportion of all injured
victims are likely to be the recipient of full compensation »9.
Gardner identifie aussi d’autres gains dont la victime d’un préjudice corporel est
privée. Je cite par exemple (i) les avantages sociaux liés à un emploi (tels que les
contributions patronales aux régimes de retraite ou les assurances), qui sont souvent mal
7
Halsbury’s Laws of England, 4e éd, vol 12, Londres, Butterworths, 1973 au para 1129.
Daniel Gardner, Le préjudice corporel, 3e éd, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2009 au no 78 [Gardner].
9
Harold Luntz, Assessment of Damages for Personal Injury and Death : General Principles, Chatswood
(NSW), LexisNexis Butterworths, 2006 au para 1.14, à la p 15 [Luntz].
8
5
compensés par les tribunaux10, (ii) la capacité de gain des « femmes au foyer » qui n’ont
pas d’emploi au moment de l’accident11, (iii) l’évaluation « totalement arbitraire et à sa
face même insuffisante » dans la majorité des cas où la victime est un jeune enfant 12 ou
(iv) l’incidence fiscale que les tribunaux refusent de considérer en ce qui concerne les
pertes salariales13. Sur ce dernier point, la victime est sous-indemnisée dans les cas
d’indemnité élevée, dans la mesure où celle-ci paiera davantage d’impôts sur les revenus
d’intérêt sur le capital que s’il avait obtenu un salaire chaque année :
[Le refus de considérer les incidences fiscales] est [pénalisant] pour la victime
dans l’hypothèse où une indemnité élevée est accordée. Cela s’explique par
l’existence au Canada de taux d’imposition progressifs. Un exemple
permettra de comprendre cette réalité. Un salaire de 30 000 $, gagné année
après année, sera imposé à un taux marginal peu élevé (taux combiné de
28,5 % en 2009). Reçu en un capital unique et censé couvrir une période de
30 ou 40 ans de salaires perdus pour la victime, le taux d’imposition
maximum de 48,2 % appliqué aux revenus d’investissement (en raison de leur
importance) ne pourra être compensé par des calculs basés sur le salaire brut
de la victime. Ces impôts supplémentaires s’accumuleront ainsi (surtout
pendant les premières années) et entraîneront nécessairement un manque à
gagner pour la victime.14
La règle de la réparation intégrale semble difficilement réalisable, voire
impossible à réaliser. D’ailleurs, les tribunaux et la doctrine parlent davantage de
réparation raisonnable ou équitable. Le juge Dickson dans l’arrêt Andrews écrivait
qu’« [u]ne indemnisation ne peut jamais être ‘entière’ ou ‘parfaite’. L’indemnité doit être
raisonnable et équitable pour les deux parties. […] L’équité envers l’autre partie consiste
à ne retenir contre elle que les réclamations légitimes et justifiables »15. Dans le même
ordre d’idées, Luntz ajoute que « damages for personal injury and death should be fair,
but not perfect »16. Les professeurs Baudouin et Deslauriers parlent de la règle de la
restitution intégrale comme d’« un idéal à atteindre », et constate que l’objectif des
tribunaux est « de parvenir à une indemnité juste et raisonnable, eu égard à toutes les
10
Gardner, supra à la note 8 au no 492.
Ibid aux nos 516-518.
12
Ibid au no 530.
13
Ibid au no 799.
14
Ibid; voir aussi SM Waddams, The Law of Damages, 4e ed, Toronto, Canada Law Book, 2004 au para
3.980 [Waddams 2004]; Randall G Vaughan, « Tax Issues of Personal Injury and Wrongful Death
Awards », (1984) 19 Tulsa LJ 702 aux pp 723-724.
15
Andrews, supra note 1 à la p 242.
16
Luntz, supra note 9 au para 1.8, à la p 7.
11
6
circonstances. »17
Plusieurs avocats praticiens en demande voient dans l’augmentation du plafond
pour le préjudice corporel non pécuniaire un moyen de compenser les problèmes de sousindemnisation des victimes de préjudice corporel grave et ainsi de se rapprocher de l’idéal
de la réparation intégrale18. Il s’agit à sa face même d’une solution facile, puisque la
compensation de la souffrance ne demande en soi aucune preuve à démontrer devant le
tribunal. Toutefois, l’adoption ou non d’une telle mesure par les tribunaux exige un
examen approfondi et articulé de la relation du droit avec la souffrance : qu’est-ce que le
droit comprend de la souffrance et qu’est-ce qui lui échappe?
2. LA QUALIFICATION DU PRÉJUDICE
Les divergences terminologiques sont inévitables dans le débat sur le plafond et
les approches. Il est donc nécessaire de traiter de la qualification des expressions
« préjudice corporel », « préjudice moral » et « préjudice non pécuniaire », afin d’éviter
toute confusion que peuvent engendrer les divergences qui existent actuellement dans la
doctrine et dans la jurisprudence quant à l’emploi de ces termes.
Officiellement, le concept de préjudice corporel est apparu dans le droit québécois
avec la réforme du Code civil du Québec en 1994. Avant 1994, il n’était pas question de
« préjudice », et encore moins de « préjudice corporel, matériel ou moral ». Sous le Code
civil du Bas-Canada, le texte de l’article 1053 ne parlait pas de préjudice. Il se limitait
simplement au mot « dommage », sans plus de précision : « Toute personne capable de
discerner le bien du mal, est responsable du dommage causé par sa faute à autrui, soit par
son fait, soit par imprudence, négligence ou inhabileté. » Le terme « corporel » se
retrouvait seulement aux articles 2262 CcBC, en matière de prescription (« lésions ou
blessures corporelles »), et 1056b, protégeant la victime de « blessures corporelles »
17
Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers. La responsabilité civile – Principes généraux, vol 1, 7e éd,
Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2007, au no 390, aux pp 418-419 [Baudouin et Deslauriers]; voir aussi
Maurice Tancelin, Des obligations : actes et responsabilités, 6e éd, Montréal, Wilson & Lafleur, 1997 au no
1019, à la p 531 [Tancelin 1997]; Maurice Tancelin, Théorie du droit des obligations, Québec, Presses de
l’Université Laval, 1975 au no 567, à la p 378 [Tancelin 1975].
18
Voir par exemple les suggestions de The Law Reform Commission of British Columbia, Report on
Compensation for Non-Pecuniary Losses, LRC 76, British Columbia Law Institute, 1984; et la critique de
SM Waddams, « Compensastion for Non-Pecuniary Loss : Is There a Case for Legislative Intervention »
(1985) 63 Can Bar Rev 734, aux pp 736-738 [Waddams 1985].
7
contre les déclarations et transactions hâtives qu’elle aurait conclues. En 1974,
l’expression « préjudice corporel » apparaît avec l’article 2260a en matière de
prescription dans le domaine de la responsabilité médicale.19
Sous le Code civil du Bas-Canada, la jurisprudence et la doctrine ont reconnu
deux catégories de « dommage » au sens de l’article 1053 CcBC. Les expressions
« préjudice moral » et « préjudice matériel » désignaient respectivement les préjudices
d’ordre extrapatrimonial (non pécuniaire) et ceux d’ordre patrimonial (pécuniaire).20
Cette terminologie traditionnelle était manifestement défectueuse et ambiguë21; une
terminologie employant simplement des qualificatifs « pécuniaire » et « non pécuniaire »
aurait eu l’avantage d’être plus claire et plus cohérente. Pourtant, lors de la réforme du
Code, le législateur n’a pas fait ce choix et a plutôt préféré la qualification tripartite du
préjudice, telle qu’elle se retrouve à l’alinéa 1457(2) CcQ : « Elle est, lorsqu’elle est
douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par
cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou
matériel. » (Je souligne)
L’introduction de la qualification tripartite obligeait les juristes québécois à mettre
de côté la qualification bipartite qu’avaient développée la doctrine et la jurisprudence
sous le Code civil du Bas-Canada, afin de développer une analyse cohérente et structurée
des trois types de préjudices. Or, aujourd’hui encore, une majorité des juristes québécois
continue d’expliquer la conception tripartite du préjudice en continuité avec la
qualification bipartite traditionnelle, à l’instar de l’article 49 de la Charte des droits et
libertés de la personne22 qui emploie toujours les termes « préjudice moral ou
matériel »23. Pourtant, « [l]es notions anciennes de dommage moral et de dommage
matériel ne tiennent plus avec le nouveau texte [du Code civil du Québec] ».24
Il existe deux courants majoritaires expliquant et rationalisant la qualification
19
Voir Gardner, supra note 8 au no 12; Schreiber c Canada (Procureur général), 2002 CSC 62, au para 60
[Schreiber].
20
Voir Nathalie Vézina, « Préjudice matériel, corporel et moral : variations sur la classification tripartite du
préjudice dans le nouveau droit de la responsabilité » (1993) 24 RDUS 161, pp 165-166; Tancelin 1975,
supra note 17 aux pp 264-265; Schreiber, supra note 19 au para 59.
21
Voir Gardner, supra note 8 au no 13; Tancelin 1997, supra note 17 no 763, à la p 392.
22
LRQ, c C-12 [Charte québécoise].
23
Un amendement de l’article 49 de la Charte québécoise ajoutant l’adjectif « corporel » serait nécessaire
afin d’harmoniser la Charte québécoise avec le Code civil du Québec.
24
Gardner, supra note 8 au no 16.
8
tripartite. La première est celle qui s’inscrit dans la continuité de la qualification bipartite.
Selon ce courant, le préjudice corporel n’est qu’une somme de préjudices matériel et
moral découlant d’une atteinte à l’intégrité physique. Baudouin et Deslauriers résument
bien cette position :
Le concept de préjudice corporel n’existe pas en lui-même et doit être
compris dans le sens d’une atteinte à l’intégrité physique. Cette atteinte peut
entraîner un préjudice matériel comme une perte salariale et un préjudice
moral comme de la souffrance. Le préjudice corporel constitue donc un
concept hybride qui englobe les deux autres.25
À l’instar de Baudouin et Deslauriers, le juge Pelletier dans l’arrêt Montréal (Ville) c
Tarquini26, s’appuyant sur la position de la professeure Vézina, utilise l’image suivante
pour expliquer la qualification tripartite :
Préjudice matériel
Préjudice corporel
Préjudice moral
Le juge Pelletier ajoute ensuite :
[101] On pourrait donc définir le préjudice corporel comme étant le concept
qui englobe l’ensemble des pertes morales et matérielles qui sont la
conséquence directe, immédiate ou distante, d’une atteinte à l’intégrité
physique d’une personne. À la différence des qualificatifs « moral » et
« matériel » qui correspondent aux classes fondamentales du concept
« préjudice », celui de « corporel » tire son originalité du caractère hybride de
ses composantes et de la pluralité des dimensions qu’il couvre.
Suivant le raisonnement du juge Pelletier, le préjudice corporel ne serait alors qu’une
subsomption des préjudices matériel et moral, et se dénommerait « corporel » simplement
parce que les préjudices matériel et moral en question découleraient d’une atteinte à
l’intégrité physique.27 Pourtant, réduire le préjudice corporel à des préjudices matériel et
moral revient à dire que le législateur a parlé pour ne rien dire lorsqu’il a introduit la
qualification tripartite du préjudice, puisque l’on pourrait simplement revenir à la
qualification bipartite : moral ou matériel. Le préjudice corporel ne serait qu’une forme
25
Patrice Deslauriers, « Le préjudice » dans Collection de droit du Barreau 2011-2012, vol 4, Montréal,
École du Barreau, 2011, 151, à la p151 [Deslauriers 2011]; Baudouin et Deslauriers, supra note 17 au
no 314, p 316.
26
Montréal (Ville) c Tarquini, [2001] RJQ 1405 (QCCA) [Tarquini].
27
Voir Schreiber, supra note 19 au para 59; Gardner, supra note 8 au no 16.
9
particulière de préjudice matériel ou moral. La désignation « corporel » deviendrait par le
fait même inutile et ressemblerait à un accident de parcours dans la réforme du Code
civil.
Le deuxième courant envisage le préjudice corporel comme un préjudice distinct
des préjudices matériel et moral. Le professeur Adrian Popovici suggérait de voir le
concept de préjudice soit en fonction de l’objet de l’atteinte (un bien, un droit moral ou de
la personnalité, ou l’intégrité physique de la personne), soit en fonction des conséquences
de l’atteinte, c’est-à-dire de ses effets.28 Le deuxième courant explique la qualification
tripartite selon l’atteinte, plutôt que les conséquences.29 Selon cette position, « le
préjudice corporel résulte d’une atteinte à l’intégrité physique ou psychique de la
personne
avec
toutes
ses
conséquences,
pécuniaires
et
non
pécuniaires ».30
Conséquemment, le préjudice matériel résulte d’une atteinte à un bien avec toutes ses
conséquences, pécuniaires et non pécuniaires, tandis que le préjudice moral résulte d’une
atteinte à un droit moral (ou de la personnalité) avec toutes ses conséquences, pécuniaires
et non pécuniaires. Chacun des trois préjudices possède donc une composante non
pécuniaire, qui ne doit pas être confondue avec le préjudice moral. Cette explication de la
qualification tripartite est plus cohérente et intellectuellement honnête.
Cependant, la problématique que soulève la dénomination du préjudice selon
l’atteinte ou les effets ne prend pas source seulement dans la qualification tripartite, mais
aussi dans la confusion des concepts de « préjudice » et de « dommage » : « On emploie
généralement, dans la langue courante, pour faire état de la même réalité, les mots
« dommage » et « préjudice » »31. En common law, l’auteur anglais Ogus soulignait aussi
l’existence de cette confusion32. Pourtant, il existe une distinction théorique entre le
préjudice (« injury ») et les dommages (« damages »). Le préjudice est ce qui a été causé
à la victime par le défendeur : « the plaintiff must prove that he sustained an injury which
28
(1995) 29 RJT 565 aux pp 574-578.
Voir Gardner, supra note 8 au no 16; Deslauriers 2011, supra note 25 à la p 152; Schreiber, supra note
19 au para 62.
30
Gardner, ibid au no 17.
31
Deslauriers 2011, supra note 25 à la p151; voir aussi Léon Henri, Jean Mazeaud et François Chabas,
Leçons de droit civil. Obligations, t II, vol 1, 9e éd, Paris, Monchrestien, 1998, à la p 412.
32
AI Ogus, « Damages for Lost Amenities: For a Foot, a Feeling or a Function? » (1972) 35 Mod L Rev 1
[Ogus].
29
10
was not too remote. »33 Les dommages sont les pertes qui résultent du préjudice :
« Damages, on the other hand, are awarded on the basis of the losses which result from
that injury, thus for loss of earnings, expenses, loss of expectation of life, loss of
amenities, etc. »34 En droit civil, le libellé de l’article 1607 CcQ nous permet de résoudre
cette confusion : « Le créancier a droit à des dommages-intérêts en réparation du
préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel, que lui cause le défaut du débiteur et qui
en est une suite immédiate et directe ». Avec cet article, le législateur « distingue le
préjudice du dommage auquel la victime a droit en réparation de ce préjudice. »35.
Conséquemment, si nous tentons de définir le concept « dommage », il s’agit du montant
qui permet de compenser les effets découlant du préjudice (ou de l’atteinte).
Pourtant dans la pratique, il existe une confusion terminologique entre la
qualification des préjudices et les chefs de dommages, que les avocats praticiens doivent
ventiler dans chaque requête introductive d’instance en responsabilité civile. En droit civil
québécois, cette exigence de ventilation des dommages provient du concours de la
jurisprudence et de l’article 76 CPC36. Par exemple, le juge Dickson écrivait dans
Andrews :
À mon avis, la méthode employée en l’espèce, c’est-à-dire l’évaluation des
dommages-intérêts généraux sous des chefs distincts, est à retenir. Elle est la
seule qui permette en appel un examen sérieux de l’indemnité et
l’établissement de règles valables pour l’avenir. De plus, et cela est tout aussi
important, elle fournit aux parties en cause et à leurs conseillers la ventilation
de l’indemnité totale et elle leur assure ainsi que chaque catégorie de
dommages dans la réclamation a été soigneusement étudiée.37
La ventilation des dommages peut constituer un exercice de désignation laborieux,
qui n’est guidé ni par le Code civil du Québec, ni le Code de procédure civile, mais exigé
par les tribunaux et la jurisprudence. Les dommages réparant le préjudice corporel non
pécuniaire seront souvent désignés par l’emploi des termes synonymes (i) douleur,
souffrance et inconvénients, (ii) perte de jouissance de la vie et (iii) préjudice
33
Ibid à la p 11.
Ibid.
35
Tarquini, supra note 26, juge Chamberland.
36
Article 76 CPC : Les parties doivent exposer, dans leurs actes de procédure, les faits qu’elles entendent
invoquer et les conclusions qu’elles recherchent.
Cet exposé doit être sincère, précis et succinct; il doit être divisé en paragraphes numérotés
consécutivement, chacun se rapportant autant que possible à un seul fait essentiel. (je souligne)
37
Andrews, supra note 1 aux pp 235-236.
34
11
esthétique38. Dans l’arrêt Gauthier c Beaumont39, la Cour suprême en obiter prône
pourtant une évaluation regroupée des pertes non pécuniaires, rendant ainsi inutile la
ventilation présente dans la pratique.
Ainsi, il est possible de mettre fin à la confusion terminologique qui existe en
employant les termes « pertes/dommages non pécuniaires » lorsque l’on veut désigner le
chef de dommages servant à réparer le préjudice non pécuniaire, qu’il soit corporel,
matériel ou moral. Les termes douleur, souffrance, inconvénients, perte de jouissance de
la vie et préjudice esthétique font tous partie de cette catégorie, que l’on pourrait
simplement désigner en langage courant « la souffrance ». Dans le cadre de cette thèse, le
préjudice corporel non pécuniaire réfère à cette souffrance qui résulte d’une atteinte à
l’intégrité physique, tandis que le préjudice moral non pécuniaire renvoie à la souffrance
qui résulte d’une atteinte à un droit moral (ex. : droit à la réputation, à la vie privée, à
l’image, etc.).
38
39
Deslauriers 2011, supra note 25 à la p187; Baudouin et Deslauriers, supra note 17 aux pp 489-497.
Gauthier c Beaumont, [1998] 2 RCS 3, aux paras 101-103 [Beaumont].
12
II. COMMENT LE DROIT COMPREND LA SOUFFRANCE
Dans ce chapitre, je cherche à démontrer que le droit et le raisonnement juridique
comprennent difficilement la souffrance. Théoriquement, des principes clairs, rationnels
et structurés ont été mis en place par les tribunaux et la doctrine. En réalité, il n’existe
aucune application cohérente et uniforme de ces principes. La doctrine abondante et les
nombreuses décisions judiciaires ne font que se contredire. Lire la jurisprudence révèle
une énorme confusion dans le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire. Dans
son désir d’imposer sa rationalité à la souffrance, le droit a heurté un mur : il s’est perdu
dans la confusion des multiples positions de la rationalité du raisonnement juridique. La
souffrance a-t-elle eu raison du raisonnement juridique? Répondre affirmativement à cette
question reviendrait à abandonner tout effort intellectuel de compréhension du préjudice
non pécuniaire, que nos tribunaux s’efforcent quotidiennement de réparer. Néanmoins,
bien que la souffrance n’ait pas encore eu raison du raisonnement juridique, il est temps
de réaliser que le droit souffre. Cette souffrance a pour symptôme la confusion et les
contradictions qui règnent dans la jurisprudence et la doctrine sur la réparation du
préjudice non pécuniaire et sur le plafond des indemnités.
La confusion et les contradictions prennent source dans l’émergence relativement
récente du droit de la réparation du préjudice non pécuniaire. À vrai dire, la réparation de
la souffrance n’est pas profondément ancrée dans la tradition civiliste, ni dans la common
law. Le droit américain40 et le droit européen, continental et britannique41, ont lentement
commencé à indemniser la souffrance corporelle dans la deuxième moitié du 19e siècle
avec l’industrialisation des États occidentaux. Au Québec, la souffrance est surtout
devenue un intérêt réparable au 20e siècle et son importance a grandi depuis. Selon
Gardner, les tribunaux ont commencé à réparer ce préjudice seulement vers la fin des
années 193042. L’arrêt Cutman c Léveillé43 rappelle la réticence du droit civil québécois à
indemniser la souffrance : « The difficulty is that a handicap of that kind cannot be
40
Roger C Henderson, « Compensation for Non-Economic Loss, the Tort-Liability Insurance System and
the 21st Century » (1998) 39 C de D 571, aux pp 577-580.
41
Guido Alpa, « Personal Injury : Features of the Italian Legal System » dans Mauro Bussani, dir,
European Tort Law : Eastern and Western Perspectives, Berne, Stämpfli, 2007, 153, aux pp 205-206.
42
Gardner, supra note 8au no 384.
43
Cutman c Léveillé, (1931) 37 RL 84 (QCCA).
13
estimated in money – the loss is esthetical and moral rather than material – and it is for
that reason that the courts, so far as I am aware, have hitherto declined to grant a money
compensation for such claim. »44
Encore aujourd’hui, certains auteurs remettent en question la légitimité de réparer
le préjudice non pécuniaire. Certains économistes du droit américain, tels qu’Alan
Schwartz et George Priest, suggèrent l’élimination des dommages non pécuniaires,
puisque selon ces économistes, le consommateur moyen n’exige pas d’être assuré pour le
préjudice non pécuniaire45. Dans cette perspective d’assurance, les consommateurs
préféreraient ne pas recevoir de dommages non pécuniaires46.
Ne pas réparer le préjudice non pécuniaire semble aujourd’hui difficile à accepter.
Comme l’a écrit le professeur Mayrand, « [u]ne réparation imparfaite est moins injuste
que l’absence de toute réparation. »47 Le professeur Jutras ajoute que « mieux vaut verser
une somme d’argent que de ne rien faire du tout pour compenser la victime, dit-on, même
si l’indemnité n’efface pas le préjudice »48. Les auteurs Croley et Hanson croient
d’ailleurs que la réparation de la souffrance est nécessaire afin de remplir les deux
fonctions de la responsabilité civile, c’est-à-dire la dissuasion et l’assurance49. D’une part,
la fonction de dissuasion implique que le défendeur doit supporter la totalité des coûts
d’un accident qu’il a causé, ce qui inclut les coûts non pécuniaires. 50 D’autre part, la
fonction de l’assurance implique que les défendeurs potentiels vont s’assurer afin de faire
supporter par la collectivité des assurés les coûts d’un accident.51 Selon Croley et Hanson,
les dommages non pécuniaires dissuadent les comportements négligents, tout en poussant
les défendeurs potentiels à s’assurer. Dans le même ordre d’idées, l’auteur Rogers croit
aussi que la fonction dissuasive de la responsabilité civile milite en faveur de
44
Ibid aux pp 94-95.
Voir Steven P Croley et Jon D Hanson. « The Non-Pecuniary Cost of Accidents : Pain-and-Suffering
Damages in Tort Law » (1995) 108 Harv L Rev 1786, à la p 1790 [Croley et Hanson]; Ronen Avraham,
« Should Pain-and-Suffering Damages be Abolished from Tort Law? More Experimental Evidence »
(2005) 55 U Toronto LJ 941, à la p 945 [Avraham].
46
Voir Croley et Hanson, ibid à la p 1790.
47
Albert Mayrand, « Que vaut la vie? » (1962) 22 R du B 1, à la p 2 [Mayrand].
48
Daniel Jutras, « Pretium et précision » (1990) 69:2 Rev Bar Can 203, à la p 208 [Jutras].
49
Croley et Hanson, supra note 45 aux pp 1792-1793, note 24.
50
Ibid; voir aussi Jutras, supra note 48 à la p 209.
51
Voir Croley et Hanson, ibid; Jutras, ibid à la p 210.
45
14
l’indemnisation du préjudice non pécuniaire52.
La nécessité de réparer ou non le préjudice non pécuniaire n’est pas le seul débat
entourant la justification de la réparation. Pour la majorité, l’objectif de la responsabilité
civile est seulement la compensation : « Le droit civil en premier lieu admet la
compensation des pertes non pécuniaires, non comme une sanction de la gravité de la
faute, ni comme un prix de consolation, mais bien comme la compensation objective d’un
intérêt lésé. »53 Le juge Dickson décrivait l’objectif de la réparation ainsi : « Il faut
indemniser la victime; il ne s’agit pas de la venger. »54 À l’opposé, pour Benedek et
Jutras, la responsabilité civile possède aussi un objectif punitif, qui est souvent nié dans la
doctrine et la jurisprudence.55 Selon Jutras, l’indemnité pour le préjudice non pécuniaire
n’est ni complètement réparatrice, ni complètement punitive. L’indemnité n’efface par le
préjudice et ne sanctionne pas le comportement du défendeur : « le paiement, en fait, est
un peu tout cela à la fois. »56 Selon Benedek, les objectifs de punition et de compensation
ne sont pas dissociables; ils doivent être envisagés ensemble et non séparément57.
En d’autres mots, l’objectif punitif de la responsabilité civile ne fait aucunement
l’unanimité. Le déni de cet objectif entraîne une confusion et un manque de cohérence et
d’uniformité dans l’évaluation des dommages non pécuniaires. Les dommages-intérêts
majorés (« aggravated damages ») de la common law anglaise et canadienne constituent
un exemple de cette confusion. Le professeur Cooper-Stephenson rappelle que les
« aggravated damages » sont une simple variante des dommages non pécuniaires58. Bien
qu’ils servent aussi à réparer la souffrance de la victime, ils ne sont pas accordés en
fonction de celle-ci. Ils sont attribués dans les cas de conduite fautive du défendeur
relevant de l’insouciance ou de l’intention de blesser la victime, tels que les cas de voies
52
WVH Rogers, « Comparative Report of a Project Carried Out By the European Centre for Tort and
Insurance Law » dans WVH Rogers, dir, Damages for Non-pecuniary Loss in a Comparative Perspective,
New York, Springer, 2001, 245, à la p 249 [Rogers].
53
Baudouin et Deslauriers, supra note 17 à la p 485.
54
Andrews, supra note 1 à la p 230.
55
Donna Benedek, « Non-Pecuniary Damages : Defined, Assessed and Capped » (1998) 32 RJT 607, à la
p 615 [Benedek]; Jutras, supra note 48 aux pp 211-212.
56
Jutras, ibid à la p 212.
57
Benedek, supra note 55 à la p 615.
58
Ken Cooper-Stephenson, Personal Injury Damages in Canada, 2e ed, Scarborough (Ont), Carswell, 1996,
à la p 527 [Cooper-Stephenson]; voir aussi Kate Sutherland, « Measuring Pain : Quantifying Damages in
Civil Suits for Sexual Assault » dans Ken Cooper-Stephenson et Elaine Gibson, dir, Tort Theory, North
York, Ontario, Captus University Publications, 1993, 212, à la p 215 [Sutherland].
15
de fait, d’agression sexuelle et de diffamation59. Étrangement, ils doivent être distingués
des dommages punitifs, puisqu’apparemment les dommages-intérêts majorés possèdent
une fonction compensatrice et non punitive60. Pour Rogers, les dommages accordés en
fonction du comportement du défendeur ne sont rien d’autre que des dommages punitifs
déguisés : « those systems which make this a relevant factor are in effect applying a form
of punitive damages, even if they deny that punishment forms any part of their
system. »61 Manifestement, la proposition selon laquelle les dommages-intérêts majorés
servent la fonction compensatoire de la responsabilité civile est intellectuellement
malhonnête. Cette proposition n’est qu’un autre symptôme de la confusion qui règne en
matière de réparation du préjudice non pécuniaire.
La confusion ne se retrouve pas seulement dans la résistance de certains auteurs ni
dans le déni de la fonction punitive. La confusion provient surtout de l’objectif
compensatoire de la responsabilité civile, puisque la compensation sur la base de la
restitution est impossible en matière de préjudice non pécuniaire. D’abord, il est
impossible pour les tribunaux d’ordonner la restitution d’une main, d’une jambe, d’un œil
ou même d’une réputation. Puis, l’argent n’efface pas la souffrance et ne permet pas de
revenir à l’état de non-souffrance qui existait avant l’accident ou l’atteinte. Enfin, dans le
cas particulier de l’atteinte corporelle, le défendeur ne peut pas donner des années
d’existence supplémentaires à la victime qui voit son espérance de vie diminuée62.
Selon Benedek, « the greatest difficulty in the evaluation of non-pecuniary
damages, therefore, resides in the impossibility of applying the theory of complete
restitution as applied in the case of pecuniary damages. »63 Cette difficulté existe pour
tout type de préjudice non pécuniaire, peu importe que la souffrance soit morale ou
corporelle. L’impossibilité de traiter les dommages non pécuniaires comme s’il s’agissait
de dommages pécuniaires fait en sorte que le droit a dû trouver des approches qui peuvent
à la fois justifier le droit à la réparation, mesurer le montant de l’indemnité et limiter les
condamnations exorbitantes. L’état du droit est souvent confus et contradictoire en ce qui
59
Cooper-Stephenson, ibid à la p 527.
Ibid aux pp 528-529; Vorvis v Insurance Corporation of British Columbia, [1989] 1 SCR 1085, juge
MacIntyre; Hill, supra note 5 au para 189; McKinley c BC Tel, 2001 SCC 38, [2001] 2 SCR 161, au para
78.
61
Rogers, supra note 52 à la p 256.
62
Voir Benedek, supra note 55 à la p 616.
63
Ibid à la p 617.
60
16
concerne ces justifications et ces méthodes d’évaluation. Je traite conjointement le droit
civil québécois et la common law canadienne, puisque les deux présentent les mêmes
arguments, les mêmes approches et la même rationalité dans la réparation du préjudice
non pécuniaire. Comme l’a suggéré implicitement le juge Dickson dans l’arrêt Andrews,
la souffrance reste un sujet du droit privé qui favorise une analyse intégrant les deux
traditions légales canadiennes64.
1. LES JUSTIFICATIONS ET LES MÉTHODES D’ÉVALUATION.
Théoriquement, le droit traite de la justification du droit à la réparation et de la
méthode d’évaluation des dommages non pécuniaires selon trois approches :
conceptuelle, personnelle et fonctionnelle. La coexistence de ces trois approches entraîne
une énorme confusion : « In all evidence, the assessment of non-pecuniary damages has
generated what seems like a continuous and profound perplexity. »65 Chacune des
approches possède des forces et des faiblesses. Les arguments en faveur d’une approche
sont souvent des arguments contre les autres approches. Bien que le juge Dickson ait
favorisé l’approche fonctionnelle à la fois comme justification et méthode d’évaluation,
aucune approche ne domine dans le droit civil québécois. Seul le critère de raisonnabilité
de l’indemnité semble faire l’unanimité : « nulle part ailleurs le critère de raisonnabilité
ne doit être appliqué avec plus d’attention par les tribunaux, sans que cela n’entraîne une
indemnisation purement nominale pour la victime. »66 Une revue des trois approches
confirme qu’elles se contredisent et se complètent.
1.1 L’approche conceptuelle
L’approche conceptuelle est ce que l’auteur anglais Ogus a dénommé « so much
for a foot »67. Cette approche prend source dans le droit des biens. Le corps de la victime,
ses facultés corporelles et sa capacité à jouir de la vie sont considérés comme des biens,
tout comme le sont sa maison, son mobilier ou sa voiture : « To deprive [the victim] of
64
Voir Andrews, supra note 1 aux pp 263-264.
Benedek, supra note 55 à la p 618.
66
Gardner, supra note 8 au no 380.
67
Ogus, supra note 32 à la p 2.
65
17
one or more of these assets is to deprive him of something to which he has a ‘proprietary
right’. »68 Chaque composante corporelle possède une valeur « objective », qui peut être
compensée en cas de perte, et ce peu importe l’usage que la victime faisait de la partie
perdue. En matière de préjudice moral, la réputation doit aussi être considérée comme un
bien ayant une valeur objective selon l’approche conceptuelle. En d’autres mots,
l’évaluation de l’indemnité se fait grâce à l’établissement d’une valeur « objective » liée à
la nature et à la gravité de la blessure ou de l’intérêt lésé. On parle ici d’une méthode
d’évaluation in abstracto. Le niveau de conscience que la victime a de sa souffrance est
sans importance.
Les mots « une compensation juste et raisonnable » ou « fair and reasonable
compensation » constituent souvent la seule indication offerte par les tribunaux de
première instance dans l’évaluation des dommages non pécuniaires. Ogus observe que
cette formule a souvent été employée par les tribunaux anglais :
[T]o avoid fixing the scale at a level which would materially affect the cost of
living or disturb the current social pattern’, to arrive at a sum which is
reasonable as between the parties, to have regard to what the defendant can
pay, as well as what the plaintiff ought to receive, to achieve a uniform
pattern of awards ‘in order that justice may be done not only between
plaintiffs and defendants but also between plaintiffs and plaintiffs and
between defendants and defendants.’69
En pratique, les tribunaux anglais ont surtout adopté une approche comparative par souci
d’uniformité et de prévisibilité : « Uniformity and predictability of compensation can only
be achieved by reference to an empirical scale of awards, which is derived from ‘the
general consensus of opinion of judges trying these cases’. »70 Ogus nomme cette
approche comparative la solution pragmatique71. Cette solution pragmatique ne s’avère
être à la fin qu’une approche conceptuelle jurisprudentielle. Ogus critique fortement la
solution pragmatique, d’abord parce que les sommes établies par la jurisprudence ne
tiennent généralement pas compte de l’inflation, ni des changements des conditions
économiques, puis parce que cette solution ignore la sensibilité de la victime72.
Ogus ajoute que la méthode conceptuelle ne prend pas compte des circonstances
68
Ibid à la p 2.
Ibid à la p 4.
70
Ibid à la p 5.
71
Ibid à la p 5.
72
Ibid à la p 9.
69
18
spéciales de la victime73. La perte de bonheur de la victime n’est simplement pas prise en
compte : « The pleasures of the body are relegated to a status of minor importance. »74
Ogus juge que l’approche conceptuelle est contraire au fondement utilitaire du droit qui
fait du plaisir et du bonheur le bien ultime : « The realities of human existence, it might
be said, demand that the only foundation on which a court of law can proceed is the
utilitarian postulate of happiness or pleasure being the ultimate good. »75 De plus, la
formule « the greater the injury, the greater the damages » de l’approche conceptuelle
base l’évaluation de l’indemnité sur le préjudice original plutôt que les pertes résultant de
ce préjudice76. Cette formule rappelle la confusion entre les termes « préjudice » et
« dommages »77. En droit civil, cette méthode n’est pas fidèle au libellé de l’article 1607
CcQ qui distingue pourtant les dommages du préjudice, mais rappelle tout de même que
le concept de dommages est difficilement dissociable de celui de préjudice.
Puis, le critère de la gravité de l’atteinte contribue à l’introduction d’une
composante punitive dans l’évaluation de l’indemnité. Plus l’atteinte est grave, plus le
défendeur doit payer : « it is unjust that the defendant should pay less where the injury is
more severe. »78 Pourtant, l’objectif de l’indemnité est la compensation de la perte de
victime; le devoir de la cour n’est pas « to nominate a sum which it thinks that the
defendant ought to pay. »79. Ensuite, l’approche conceptuelle pose problème lorsque la
victime décède ou est inconsciente, puisque la somme reçue ne pourra jamais être utilisée
au bénéfice de la victime : ceux qui bénéficieront de l’indemnité sont les héritiers ou la
famille de la victime80. Finalement, la solution pragmatique est loin d’être efficace et
cohérente. Comme cette méthode ne crée pas un réel système de tarifs associant un
intervalle monétaire spécifique à chaque type d’atteinte, la réparation du préjudice
manque de cohérence et de prévisibilité, ce qui implique davantage de décisions en appel
et des coûts judiciaires plus importants pour les parties81.
Certaines critiques d’Ogus peuvent être remédiées grâce à l’établissement
73
Ibid à la p 7.
Ibid à la p 10.
75
Ibid.
76
Ibid à la p 11.
77
Voir Introduction, section 2 sur la qualification du préjudice non pécuniaire.
78
Ogus, supra note 32 à la p 11.
79
Ibid.
80
Ibid.
81
Ibid à la p 12.
74
19
statutaire ou judiciaire d’un réel système de tarifs détaillés et exhaustifs. D’ailleurs, le
droit anglais a pris la voie judiciaire du système de tarifs en ce qui concerne l’évaluation
de l’indemnité pour le préjudice corporel non pécuniaire. Le Judicial Studies Board
publie depuis 1992 le Guidelines for the Assessment of General Damages in Personal
Injury Cases82. Ces lignes directrices répertorient d’une manière qui se veut pratique,
cohérente et logique les intervalles des indemnités pour chaque type de blessure
corporelle. Les lignes directrices ne sont pas appliquées de façon purement mécanique;
les intervalles monétaires associés à chaque blessure permettent aux juges de
personnaliser l’indemnité en fonction des circonstances particulières de la victime83; il
s’agit donc d’une approche conceptuelle personnalisée. Les montants sont aussi ajustés en
fonction de l’inflation à chaque édition. Les lignes directrices sont aujourd’hui utilisées
par l’ensemble des praticiens et des juges en Angleterre et au Pays de Galle. La Law
Reform Commission de la Colombie-Britannique avait milité en faveur d’une approche
similaire84. Le droit anglais a néanmoins rejeté l’établissement d’un système de tarifs
statutaire. La Law Commission du Royaume-Uni rejette d’abord le système législatif
puisqu’il est plus rigide que le système judiciaire et ne laisse souvent aucune discrétion au
juge dans l’évaluation de l’indemnité85. Puis, le système législatif aurait comme effet de
politiser la question des dommages non pécuniaires : l’établissement des indemnités serait
alors la proie du lobby de l’assurance qui réclamerait une réduction des indemnités86.
Tout comme le droit anglais, le droit français applique une méthode d’évaluation
largement conceptuelle. L’auteur Lambert-Faivre divise le préjudice non pécuniaire en
six chefs distincts : (i) les souffrances endurées, (ii) le préjudice d’agrément, (iii) le
préjudice sexuel, (iv) le préjudice esthétique, (v) le préjudice juvénile et (vi) le préjudice
82
R-U, Judicial Studies Board, Guidelines for the Assessment of General Damages in Personal Injury
Cases, 10e ed, par Colin Mackay et Martin Brufell, John Cherry, Alan Hughes et Michael Tillett, Oxford,
Oxford University Press, 2010 [Guidelines]; Voir aussi Basil Markesinis et al, Compensation for Personal
Injury in English, German and Italian Law: A Comparative Outline, Cambridge, Cambridge University
Press, 2005, à la p 50 [Markesinis].
83
Rogers, supra note 52 à la p 254.
84
The Law Reform Commission of British Columbia, Report on Compensation for Non-Pecuniary Losses,
LRC 76, British Columbia Law Institute, 1984, à la p 26 [LRC-1984].
85
R-U, The Law Commission. Damages for Personal Injury : Non-Pecuniary Loss, Law Com No 257,
Londres, Her Majesty’s Stationery Office, 1998, à la p 72 [LC-1998].
86
Ibid.
20
de contamination par le virus du sida87. À l’exception du préjudice de contamination par
le virus du sida, l’indemnité est établie suivant l’application de barèmes médico-légaux,
tels que l’incapacité temporaire totale (ITT) pour les souffrances endurées, l’incapacité
permanente partielle (IPP) pour les souffrances endurées et le préjudice juvénile, le déficit
fonctionnel séquellaire (DFS) pour préjudice d’agrément et le préjudice sexuel, et
l’expertise médicale évaluant la gravité du préjudice esthétique sur une échelle à sept
valeurs (1 à 7)88.
L’auteur Le Roy propose une division similaire89. Il traite les préjudices
d’agrément, psychologique, juvénile et sexuel sous le même chef qu’il dénomme le
« préjudice d’agrément »90. L’indemnité pour ce chef se calcule généralement en fonction
du déficit fonctionnel séquellaire (DFS) et de l’âge de la victime. En ce qui concerne les
souffrances endurées, Le Roy propose le barème des docteurs Thierry et Nicourt91. Il
s’agit d’une « classification des souffrances endurées suivant la nature du traumatisme »92
basée sur une échelle numérique de 1 à 7 (1 = souffrance très légère; 7 = souffrance très
importante). Cette classification accorde un intervalle numérique pour chaque blessure
spécifique. Ainsi, un expert pourra établir que la souffrance de la victime était entre 4
(moyenne) et 6 (importante) en cas de luxation ou fracture du coude93. Seule la réparation
du préjudice esthétique ne repose pas sur l’application d’un barème médico-légal : Le
Roy suggère que l’évaluation de l’indemnité du préjudice esthétique ne réponde pas de
l’expertise médicale, mais bien du pouvoir judiciaire, qui doit déterminer l’indemnité de
façon personnelle au cas par cas94. La méthode d’évaluation des dommages du droit
français ressemble beaucoup à la méthode conceptuelle.
Au Québec, il existe quelques modèles de système statutaire de tarifs : notons par
exemple la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles95 et la Loi sur
87
Yvonne Lambert-Faivre, « L’indemnisation des victimes de préjudice non économique » (1998) 39 C de
D 537 [Lambert-Faivre].
88
Ibid.
89
Max Le Roy, L’évaluation du préjudice corporel : expertises, principes, indemnités, Paris, Litec, 2010
[Le Roy].
90
Ibid aux pp 49-52 et 62.
91
Ibid aux pp 56-60.
92
Ibid au p 56.
93
Ibid au p 59.
94
Ibid aux pp 61-62.
95
LRQ, c A-3.001.
21
l’assurance automobile96. Toutefois, le droit commun de la responsabilité civile a résisté
à l’introduction d’un système judiciaire de tarifs semblable à celui du modèle anglais. En
1976, les auteurs Drouin-Barakett et Jobin avaient suggéré l’emploi d’une table
d’évaluation enfin de régler le problème d’absence d’uniformité et de cohérence dans
l’indemnisation des préjudices esthétiques97. Cette table n’a cependant pas été utilisée par
la jurisprudence subséquente. Plus récemment, la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt
Brière c Cyr98 a réitéré le rejet de l’emploi des points d’incapacité partielle permanente
(IPP) comme méthode de calcul des dommages corporels non pécuniaires :
Même si dans l’affaire Andrews on était en réalité devant une incapacité
partielle permanente de 100 % alors qu’en l’espèce on parle plutôt de 7 %, il
n’est pas judicieux de faire précisément une règle de trois pour arriver à la
somme à laquelle l’intimée a raisonnablement droit.99
La Cour d’appel du Québec a, au contraire, favorisé une méthode d’évaluation
fonctionnelle, exigeant une preuve du montant quotidien (« per diem ») permettant la
consolation de la victime :
Si l’indemnité doit être une consolation qui vise à rendre la vie de la victime
plus supportable, il me semble qu’il est préférable de déterminer, à la date où
le préjudice non pécuniaire commence à être subi, le coût net de cette
consolation pour une période donnée, disons pour une journée. Cette façon de
faire n’est peut-être pas moins arbitraire qu’une autre, mais elle a la vertu
d’être plus concrète.100
Les auteurs Ogus, Jutras, Benedek et Gardner rejettent l’approche conceptuelle
stricte101. Selon Gardner, « la méthode conceptuelle doit être rejetée par les tribunaux de
droit commun comme méthode unique d’évaluation, puisqu’elle dépersonnalise le
processus d’indemnisation. »102 Benedek et Jutras préfèrent une approche subjective du
préjudice non pécuniaire, à l’opposé de l’approche conceptuelle qui « objectivise » la
souffrance103. À l’opposé, Baudouin et Deslauriers voient dans l’approche conceptuelle la
justification du droit à la réparation dans le droit civil québécois :
96
LRQ, c A-25 [Loi sur l’assurance automobile].
Francine Drouin-Barakett et Pierre-Gabriel Jobin, « La réparation du préjudice esthétique : le mystère de
la beauté » (1976) 17 C de D 965, au tableau F [Drouin-Barakett et Jobin].
98
Brière c Cyr, 2007 QCCA 1156 [Brière].
99
Ibid au para 14.
100
Ibid au para 16.
101
Ogus, supra note 32; Jutras, supra note 48; Benedek, supra note 55; Gardner, supra note 8 au no 401.
102
Gardner, ibid au no 414.
103
Benedek, supra note 55 à la p 630; Jutras, supra note 48 à la p 224.
97
22
Le droit civil en premier lieu admet la compensation des pertes non
pécuniaires, non comme une sanction de la gravité de la faute, ni comme un
prix de consolation, mais bien comme la compensation objective d’un intérêt
lésé.104
En d’autres mots, le préjudice non pécuniaire entraîne une « perte objective » : c’est
l’atteinte en soi qui justifie le droit à la réparation. Toutefois, Baudouin et Deslauriers ne
privilégient pas la méthode conceptuelle dans l’évaluation de l’indemnité : la perte « doit
être mesurée, aussi difficile que soit le processus, de façon personnelle par rapport à ce
dont la victime est effectivement privée. »105
Ainsi, l’approche conceptuelle est appliquée dans la common law anglaise à la
fois comme justification et méthode d’évaluation. Le droit français l’emploie seulement
comme méthode d’évaluation. Le droit canadien n’est plus censé l’utiliser comme
justification et méthode d’évaluation depuis l’arrêt Andrews, dans lequel le juge Dickson
avait déclaré « primitive » l’approche conceptuelle106.
1.2 L’approche personnelle
L’approche personnelle ou « so much for a feeling »107 est tout à fait contraire à
l’approche conceptuelle. Selon cette approche, la perte non pécuniaire (corporelle ou
morale) n’équivaut aucunement à la perte d’un bien. Conséquemment, cette perte ne peut
pas être évaluée « independently of an individual’s feeling »108. Ainsi, la victime a droit à
la réparation de son préjudice non pécuniaire dans la mesure où la blessure corporelle ou
l’atteinte morale affecte le bonheur de la victime (« human happiness »)109. La souffrance
de la victime a alors une valeur « subjective » : la méthode d’évaluation de l’indemnité
repose sur la perte de plaisir et de bonheur de la victime110. Cette approche est purement
subjective et seulement basée sur les caractéristiques personnelles de la victime, c’est-àdire la détresse passée et actuelle de la victime. On parle ici d’une méthode d’évaluation
in concreto, plutôt qu’in abstracto.
104
Baudouin et Deslauriers, supra note 17 à la p 485.
Ibid.
106
Andrews, supra note 1 à la p 261.
107
Ogus, supra note 32 à la p 3.
108
Ibid.
109
Ibid.
110
Ibid.
105
23
L’approche personnelle implique que l’évaluation de l’indemnité se fasse au cas
par cas. Ainsi, il est raisonnable de soutenir que l’indemnité évaluée par le jury américain
repose probablement sur l’approche personnelle. À vrai dire, le droit américain n’offre
aucune ligne directrice ou méthode d’évaluation des dommages non pécuniaires,
lorsqu’un jury doit rendre sa décision sur l’indemnité accordée à la victime. Les
instructions données au jury ressemblent typiquement à celles des règles de pratique du
Nouveau-Mexique111 :
The pain and suffering experienced [and reasonably certain to be experienced
in the future] as a result of the injury. The guide for you to follow in
determining compensation for pain and suffering, if any, is the enlightened
conscience of impartial jurors acting under the sanctity of your oath to
compensate the plaintiff with fairness to all parties to this action.112
Ces instructions nous permettent seulement de conclure que le jury évalue les indemnités
aux cas par cas selon la preuve qui a été présentée au procès par les parties.
L’approche personnelle est compatible avec le droit civil québécois. Gardner
soutient d’ailleurs qu’en vertu de l’article 1611 CcQ113, « [l]a seule règle en la matière est
celle qui exige d’indemniser la perte subie par la victime de façon personnalisée. »114
Pour Baudouin et Deslauriers, l’indemnité en réparation du préjudice non pécuniaire
« doit être mesurée, aussi difficile que soit le processus, de façon personnelle par rapport
à ce dont la victime est effectivement privée. »115 Sur ce point, le droit civil québécois
reprend le principe d’évaluation in concreto du droit français, qui exige une « évaluation
personnalisée et concrète des préjudices subis » et « s’oppose à toute évaluation in
abstracto »116.
Selon Ogus, l’approche personnelle tient compte de la perte de la victime plutôt
que la gravité du préjudice et de l’atteinte :
[C]ompensation would be based on the ‘loss’ rather than on the ‘injury’; there
would be no question of any punitive considerations applying; the dependants
111
Voir Croley et Hanson, supra note 45 à la p 1839.
UJI 13-1807 NMRA, Pain and suffering.
113
Article 1611 CcQ : « Les dommages-intérêts dus au créancier compensent la perte qu’il subit et le gain
dont il est privé. On tient compte, pour les déterminer, du préjudice futur lorsqu’il est certain et qu’il est
susceptible d’être évalué. »
114
Gardner, supra note 8 au no 414.
115
Baudouin et Deslauriers, supra note 17 à la p 485.
116
Lambert-Faivre, supra note 87 à la p 542.
112
24
would receive no windfall; and the victim would recover compensation only
to the extent that he appreciated his condition.117
Conséquemment et contrairement à l’approche conceptuelle, la méthode d’évaluation
personnelle n’offre ni certitude, ni uniformité, ni égalité entre les défendeurs ayant subi
un préjudice similaire : « the [personal] approach would involve a test which would be
purely subjective, and thus highly elusive. But this would certainly not be the case if the
statutory tariff were the basis for the award. »118 Selon Gardner, la méthode personnelle
n’entraîne qu’une évaluation largement arbitraire de l’indemnité : « On peut bien vouloir
tenir compte de la situation particulière de la victime, mais la transposition monétaire de
ce préjudice n’a alors pour seul guide que sa raisonnabilité, qui variera évidemment d’un
juge à l’autre. »119 L’évaluation personnalisée a aussi comme désavantage « de
défavoriser la victime qui surmonte plus rapidement et plus complètement son handicap,
limitant par le fait même l’importance de son préjudice. »120
1.3 L’approche fonctionnelle
L’approche fonctionnelle ou « so much for a function »121 justifie le droit à la
réparation du préjudice non pécuniaire de façon similaire à l’approche personnelle. La
perte pécuniaire (corporelle ou morale) n’équivaut pas à la perte d’un bien : la victime a
droit à la réparation dans la mesure où elle souffre. Toutefois, la méthode d’évaluation de
l’indemnité est différente. Là où l’approche personnelle suggère que l’évaluation de
l’indemnité se fasse en fonction de la souffrance ressentie par la victime, l’évaluation
fonctionnelle se fait selon l’emploi qui peut être fait de l’indemnité. L’indemnité a donc
une fonction : celle de consoler la victime et de rendre le fardeau de sa souffrance plus
léger. Le montant de l’indemnité est établi en fonction de l’utilisation qui peut en être
faite, afin de fournir à la victime une consolation raisonnable pour sa perte. L’indemnité
n’a alors théoriquement qu’une fonction utilitaire122.
L’approche fonctionnelle ressemble beaucoup à la théorie satisfactoire du droit
117
Ogus, supra note 32 à la p 14.
Ibid.
119
Gardner, supra note 8 au no 409.
120
Ibid.
121
Ogus, supra note 32 à la p 3.
122
Cooper-Stephenson, supra note 58 à la p 516.
118
25
français dans la justification du droit à la réparation. Lambert-Faivre écrit d’ailleurs que
« [l’]indemnisation satisfactoire permet à la victime de s’offrir plaisirs et joies conformes
à ses goûts et à sa personnalité, quelques bonheurs pour oublier le malheur de
l’accident. »123 Selon Jutras, la « thèse satisfactoire et la thèse fonctionnelle du juge
Dickson ne font qu’une »124. Les auteurs Viney et Markesinis parlent de la fonction de
consolation : « si l’on admet la compensation pécuniaire de ces dommages – ce qui, en
soi, est très discutable –, ce ne peut être qu’à titre de « consolation » (solatium) »125.
Toutefois, l’approche fonctionnelle en droit français vaut seulement à titre de justification
du droit à la réparation, et non à titre de méthode d’évaluation.
Ogus favorise de loin l’approche fonctionnelle. Selon lui, cette approche est la
plus juste et la plus rationnelle126. Ogus ajoute que l’approche fonctionnelle est la seule
approche accordant à la victime une compensation réelle : « true compensation is
obtained not by the mere possession of money, but in the uses to which it may be put to
improve the plaintiff’s lot. »127 Dans le même ordre d’idées, la juge McLachlin croit que
l’emploi de la preuve des plaisirs de substitution est adéquat, puisque l’indemnité est alors
déterminée en fonction des besoins de la victime128. La méthode fonctionnelle permettrait
alors une indemnisation réellement personnelle du préjudice non pécuniaire de la victime.
L’approche fonctionnelle soulève néanmoins son lot de critiques. D’abord, la
justification fonctionnelle du droit à la réparation pose problème dans la mesure où il
devient facile de confondre les dommages non pécuniaires avec les dommages
pécuniaires. Selon Rogers, une bonne partie des dommages pécuniaires ont comme effet
de « pallier » la souffrance de la victime129. Il appert que les dommages pécuniaires
remplissent aussi la fonction des dommages non pécuniaires. Conséquemment,
l’approche fonctionnelle pourrait justifier de ne pas réparer le préjudice non pécuniaire,
puisqu’il serait déjà réparé en partie par les dommages pécuniaires.
La justification fonctionnelle pénalise nécessairement les victimes inconscientes.
123
Lambert-Fraivre, supra note 87à la p 541.
Jutras, supra note 48 à la p 212.
125
Geneviève Viney et Basil Markesinis, La réparation du domage corporel : essai de comparaison des
droits anglais et français, Paris, Economica, 1985, à la p 139 [Viney et Markesinis].
126
Ogus, supra note 32 à la p 17.
127
Ibid.
128
Beverly McLachlin, « What Price Disability? A Perspective on the Law of Damages for Personal
Injury » (1985) 59 Can Bar Rev 1, à la p 48.
129
Rogers, supra note 52 à la p 253.
124
26
Selon l’approche fonctionnelle, la victime a droit à la réparation dans la mesure où elle
souffre. Cela implique « qu’en principe, dans les cas où rien ne peut être fait pour
améliorer le sort d’un grand handicapé qui ne serait ni conscient ni souffrant, il y aurait
lieu de ne rien accorder à moins de circonstances exceptionnelles qu’il est assez difficile
de prévoir. »130 L’approche fonctionnelle présume que la victime inconsciente ne ressent
pas de sa souffrance. Gardner soulève les difficultés de cette présomption :
En l’état actuel de nos connaissances médicales, on peut seulement présumer
que la victime n’a pas souffert au moment de l’accident et ne ressent rien dans
son état d’inconscience prolongé. Le refus de toute indemnisation apparaît, de
ce seul point de vue, grandement critiquable.131
Le professeur Cassels ajoute que l’indemnité peut tout même améliorer de façon
significative la vie de la victime avec des capacités cognitives désormais limitées, même
si celle-ci n’est pas consciente de sa souffrance132. De plus, blesser la victime au point de
la rendre inconsciente ne devrait pas coûter moins cher que de blesser une personne sans
affecter son niveau de conscience. Rogers répond d’abord qu’un tel argument confond
l’objectif de la compensation avec la punition133. Puis, il rappelle que la négligence
entrainant la mort coûte toujours moins cher au défendeur que les blessures débilitantes
graves : « After all, in most systems it is cheaper to kill than to maim. »134
Vu l’ensemble des critiques, Baudouin et Deslauriers rejettent l’approche
fonctionnelle comme justification au droit à la réparation :
Il convient donc, à notre avis et en toute déférence pour l’opinion contraire,
de bien marquer ici la spécificité du droit civil. […] la théorie fonctionnelle
du préjudice extrapatrimonial doit être rejetée, comme base de justification de
l’existence du droit à une compensation.135
Toutefois, l’appel à la tradition civiliste de Baudouin et Deslauriers comme fondement du
rejet de la justification fonctionnelle n’est pas très convaincant. D’abord, comment la
justification fonctionnelle du droit à la réparation peut-elle être contraire « à la spécificité
du droit civil », considérant que le droit civil français emploie cette justification (la
130
René Letarte, « L’évaluation judiciaire du préjudice résultant de blessures corporelles : de
l’impressionnisme au réalisme? » (1986) 64 R du B can 102, à la p 124 [Letarte].
131
Gardner, supra note 8 au no 415.
132
Jamie Cassels et Elizabeth Adjin-Tettey, Remedies : The Law of Damages, 2e ed, Toronto, Irwin Law,
2008, à la p 175 [Cassels].
133
Rogers, supra note 52 à la p 258.
134
Ibid.
135
Baudouin et Deslauriers, supra note 17 à la p 489.
27
théorie satisfactoire)? Sur ce point, Jutras souligne que « [l]a filiation civiliste de cette
justification est manifeste. »136 De plus, bien que les approches conceptuelle et
personnelle aient été historiquement employées comme méthode d’évaluation dans le
droit civil québécois, on retrouve dans la doctrine québécoise antérieure à l’arrêt Andrews
des justifications du droit à la réparation similaires à la justification fonctionnelle.
En 1962, Mayrand écrivait que l’indemnité servait à apporter « une certaine
consolation »137 à la victime :
L’argent ne fait pas le bonheur, bien sûr, mais il permet à celui qui sait
l’utiliser de se procurer des satisfactions d’ordre matériel et même d’ordre
moral ou intellectuel; consolation imparfaite, il est vrai, mais de nature à
réparer, au sens large du mot, le dommage causé.138
En 1966, la juge Frenette écrivait aussi que l’indemnité donne « à la victime la possibilité
de se procurer des satisfactions équivalentes à ce qu’elle a perdu » et joue « un rôle
satisfactoire »139. En 1976, Drouin-Barakett et Jobin proposaient l’emploi d’une table
d’évaluation pour le préjudice esthétique tout en rappelant que l’indemnité accordée
« vise à soulager la victime de son malheur »140. Les auteurs poursuivent leur
raisonnement en parlant de plaisirs de substitution :
Grâce à la télévision en couleurs qu’elle s’est achetée ou au voyage qu’elle a
fait en employant l’indemnité, la victime se distrait, connaît des plaisirs et des
joies qu’elle ne serait sans doute pas accordés autrement, elle en vient à
assumer affectivement l’épreuve qui l’a frappée, sinon à l’oublier.141
Bien qu’ils emploient avant tout une méthode purement conceptuelle, le « soulagement »
de Drouin-Barakett et de Jobin ressemble beaucoup à la « consolation » de la justification
fonctionnelle. La doctrine québécoise des années 1960 et 1970 favorisait manifestement
une justification fonctionnelle des dommages corporels non pécuniaires. Ainsi, rien
n’indique que cette justification du droit à la réparation fasse violence à la spécificité du
droit civil québécois.
À la lumière des critiques que soulève la justification fonctionnelle, celle-ci ne
136
Jutras, supra note 48 à la p 213.
Mayrand, supra note 47 à la p 2.
138
Ibid.
139
Orville Frenette, L’évaluation du préjudice en cas de blessures et en cas de décès, Hull, O Frenette,
1966, à la p 37 [Frenette].
140
Drouin-Barakett et Jobin, supra note 97 à la p 988.
141
Ibid.
137
28
cause pas de problèmes majeurs autres que celui des victimes inconscientes. À l’opposé,
la méthode d’évaluation fonctionnelle apparaît beaucoup plus problématique que la
justification fonctionnelle. En vertu de cette méthode, la victime qui demande la
réparation de son préjudice non pécuniaire doit faire la preuve des plaisirs de substitution
qui la consoleront. Selon Baudouin et Deslauriers, cette méthode « impose à la victime de
faire la preuve détaillée des substitutions désirées et de l’emploi futur des sommes
réclamées », et « elle suppose la prise en compte par le juge de l’expectative de vie de la
victime. »142 En d’autres mots, l’indemnité réduit avec la diminution de l’espérance de
vie. De plus, l’exigence de prouver les plaisirs de substitutions se retrouve implicitement
dans l’arrêt Ter Neuzen c Korn143 :
Le montant de l’indemnité dépend de la mesure dans laquelle l’argent peut
améliorer la situation de la victime compte tenu de son état. Des dommagesintérêts non pécuniaires ne doivent être accordés que lorsqu’ils peuvent avoir
une certaine utilité en donnant au demandeur une autre source de
satisfaction.144
Cette exigence de l’application stricte de la méthode fonctionnelle est négligée par les
tribunaux à la fois dans la common law et le droit civil. Cooper-Stephenson rappelle qu’il
n’est jamais requis de la victime de présenter une projection des dépenses concernant les
plaisirs de substitution145. En fait, la preuve des plaisirs de substitution n’est généralement
pas présentée par la victime, ni examinée par les tribunaux146. Selon la Law Commission
du Royaume-Uni, la méthode fonctionnelle convertit les dommages non pécuniaires en
dommages pécuniaires, puisque l’indemnité accordée doit représenter le coût des plaisirs
de substitutions147. Cette conversion impose un « fardeau inacceptable » à la victime qui
doit alors faire la preuve de plaisirs de substitution futurs148.
La méthode d’évaluation fonctionnelle présente aussi plusieurs autres problèmes.
D’abord, comme l’indemnité repose sur la preuve de plaisirs de substitution, la gravité de
142
Baudouin et Deslauriers, supra note 17 à la p 487.
Ter Neuzen c Korn, [1995] 3 SCR 674 [Ter Neuzen].
144
Ibid au para 107.
145
Cooper-Stephenson, supra note 58 à la p 482.
146
Voir Baudouin et Deslauriers, supra note 17 à la p 490; Cooper-Stephenson, ibid à la p 482; John C
Bouck, « Civil Jury Trials – Assessing Nonpecuniry Damage » (2002) 81 Can Bar Rev 493, à la p 516
[Bouck]; Cassels, supra note 132 aux pp 171-173; Penso c Solowan, [1982] 4 WWR 385 (BCCA) au
para 30.
147
LC-1998, supra note 85 à la p 6.
148
Ibid.
143
29
la blessure n’est plus un critère influençant le montant de l’indemnité. Ainsi, une victime
avec un préjudice moins grave, mais ayant des plaisirs de substitution plus excentriques,
pourrait obtenir des dommages non pécuniaires supérieurs à une victime de blessure
grave faisant la preuve de plaisirs de substitution moins coûteux. Bien que les tribunaux
doivent écarter, suivant le critère de raisonnabilité, la preuve de plaisirs de substitution
jugés déraisonnables, la méthode fonctionnelle n’assure aucune égalité, uniformité ou
prévisibilité.
Dans le même ordre d’idées, la victime gravement handicapée, paralysée et clouée
à son lit peut difficilement faire la preuve qu’elle pourra utiliser l’indemnité pour des
plaisirs de substitution : cette victime pourra difficilement prétendre pouvoir voyager
deux fois par année à l’étranger pour se consoler. Les chances d’obtenir une indemnité
significative diminuent pour les victimes de préjudice grave, puisque l’exigence de
prouver la vraisemblance de la consolation apportée par les plaisirs de substitution
s’ajoute au critère de raisonnabilité.
Puis, une méthode fonctionnelle stricte risque aussi d’entraîner le problème de
perception chez les justiciables similaire à celui de la méthode personnelle. La méthode
fonctionnelle stricte favorise une évaluation individualisée en fonction des plaisirs de
substitutions sans comparaison avec les victimes de blessures similaires :
Because this approach is an individualized method of awarding damages, any
resulting prejudice would be between individuals and not classes of plaintiffs.
If the courts were to emphasize the functional objective of damages for each
individual case, there would be no viable comparator group: every plaintiff
would have the maximum amount of reasonable solace afforded by their
circumstances.149
Avec la méthode fonctionnelle, il n’y a ni certitude, ni uniformité dans l’évaluation de
l’indemnité en réparation des dommages non pécuniaires. Face à ce constat, le justiciable
moyen se sentira nécessairement lésé par les tribunaux lorsqu’il obtiendra un montant
inférieur à celui reçu par une victime ayant subi un même préjudice dans des
circonstances similaires. Le justiciable percevra alors une absence d’équité et ressentira
inévitablement une profonde injustice. Pour la Law Commission du Royaume-Uni, la
méthode fonctionnelle est tout simplement défavorable au développement d’un système
149
Matthew Good, « Non-Pecuniary Damage Awards in Canada – Revisiting the Law and Theory on Caps,
Compensation and Awards at Large » (2008) 34:4 Advocactes’ Q 389, à la p 411.
30
judiciaire de tarifs, puisqu’il n’assure aucune cohérence et uniformité dans les
indemnités150.
Enfin, pour les auteurs Effron et Forster, l’approche fonctionnelle n’offre
réellement aucune méthode de calcul de l’indemnité pour le préjudice non pécuniaire et
n’est qu’une excuse afin de garder ces indemnités basses151 : « Given the illusion of the
functional approach, there is virtually no rule for calculating non-pecuniary loss »152.
Selon Bouck, la méthode fonctionnelle est difficilement applicable et manque de
réalisme153. Le juge Letarte écrit que l’approche fonctionnelle telle que décrite dans
l’arrêt Andrews a confiné les tribunaux à « l’impressionnisme »154. Toutefois, le juge
Letarte reste optimiste et croit que la méthode fonctionnelle puisse être efficace dans la
pratique :
Comme le but de cette indemnisation est de procurer un fonds susceptible de
substituer des aménités à la douleur, il appartiendra sans doute aux plaideurs
et peut-être aux tribunaux de faire œuvre d’imagination et d’envisager pour
l’avenir de la victime un certain nombre de dépenses susceptibles de lui faire
oublier quelque peu son malheur.155
Néanmoins, vu les problèmes que soulève l’exigence de la preuve des plaisirs de
substitutions, il n’est pas étonnant de lire que la méthode fonctionnelle apparaît « largely
unmanageable »156.
Tout comme les approches conceptuelle et personnelle, l’approche fonctionnelle
ne fait aucunement l’unanimité. À l’exception du problème des victimes inconscientes, la
justification fonctionnelle apparaît néanmoins moins problématique que la méthode
d’évaluation fonctionnelle. L’adoption de cette approche par la Cour suprême n’a
aucunement mis fin au débat sur l’approche qui devrait être privilégiée. Au contraire,
l’approche fonctionnelle, avec ses difficultés, s’est simplement ajoutée aux problèmes des
approches conceptuelle et personnelle.
150
LC-1998, supra note 85 à la p 6.
Jack Effron et John Forster, « Using Statistical Techniques to Predict Non-Pecuniary Damage Awards in
Personal Injury Cases » (1990) 12 Dalhousie LJ 146, aux pp 147-148 [Effon et Forster].
152
Ibid à la p 147.
153
Bouck, supra note 146 à la p 516.
154
Letarte, supra note 130 à la p 124.
155
Ibid.
156
Cooper-Stephenson, supra note 58 à la p 510.
151
31
2 LA CONFUSION DES APPROCHES
La cohabitation des trois approches et les problèmes que chaque approche soulève
ont fait en sorte que les tribunaux et les praticiens confondent les approches dans le
traitement de la réparation du préjudice non pécuniaire. D’abord, la doctrine a observé
l’absence d’application réelle de l’approche fonctionnelle par les tribunaux157. Le
professeur Cassels juge que les tribunaux sont retournés à la vieille méthode comparative
d’évaluation des dommages avec les années : « The lasting impact of Andrews is that the
comparison is now carried out with a scale that has a maximum figure. »158 Les
professeurs Baudouin et Deslauriers confirment que les tribunaux sont « principalement
préoccupés de comparer la gravité des blessures subies par la victime à celle des blessés
impliqués dans la trilogie. »159 Baudouin et Deslauriers ajoutent que l’analyse de
l’indemnité est davantage « basée sur la méthode conceptuelle, méthode qui doit être
utilisée avec circonscription puisqu’elle néglige les conséquences particulières de chaque
victime. »160 Selon Benedek, l’effet de l’arrêt Andrews et de la trilogie n’est pas vraiment
l’application de l’approche fonctionnelle, mais plutôt la création postérieure d’une
approche comparative161. Suivant l’arrêt Andrews, les tribunaux se sont mis à comparer
les blessures de la victime avec celles des victimes de la trilogie162.
De son côté, le professeur Gardner n’a retracé « aucune décision où une preuve
précise a été présentée sur la nature et le coût des valeurs de remplacement qui constituent
le fondement de la méthode fonctionnelle »163. La gravité objective des blessures subies
demeure le critère le plus utilisé afin de déterminer l’indemnité, « selon une échelle de
valeurs dont la limite indexée de 100 000 $ constitue le point de référence »164. Il s’agit
d’une évaluation comparative très répandue qui ressemble énormément à l’évaluation
157
Gardner, supra note 8 au no 411; Lewis Klar, « the Assessment of Damages for Non-Pecuniary Losses »
(1978) 5 CCLT 262, à p 269, Deslauriers, Patrice. « Les pertes non pécuniaires: compterendu/constat/critiques » (2005) 39 RJT 371 [Deslauriers 2005]; Cassels, supra note 132 aux pp 171-172;
Effron et Forster, supra note 151 à la p 147.
158
Cassels, ibid à la p 173.
159
Baudouin et Deslauriers, supra note 17 à la p 488.
160
Ibid à la p 499.
161
Benedek, supra note 55 aux pp 625-626.
162
voir par exemple Ter Neuzen, supra note 143.
163
Gardner, supra note 8 au no 411.
164
Ibid.
32
conceptuelle : « les exemples de cette pratique sont innombrables »165. Cette situation
existe aussi bien en droit civil qu’en common law. Le professeur Waddams énumère
plusieurs décisions de common law qui emploient ce barème d’évaluation166 et croit que
les tribunaux jugent surtout à l’aide de comparaisons, implicites ou explicites, aux affaires
similaires :
It would seem that some sort of scale ought to be adopted. Conventional
though the $100,000 figure is, justice must still be done between plaintiff and
plaintiff, and if $100,000 is the proper figure for injuries approaching the
most serious imaginable, smaller figure must surely be appropriate for less
serious cases.167
Effron et Forster avaient observé ce problème dans les jugements ayant suivi la
décision de l’arrêt Andrews. Ils ont effectué une analyse statistique de 101 décisions de
common law entre 1978 et 1982, afin de déterminer quels étaient les facteurs utilisés par
les tribunaux afin d’établir le montant de l’indemnité pour le préjudice non pécuniaire.
Bien qu’elle soit datée, leur étude statistique confirme que les tribunaux lors de cette
période utilisaient en fait une approche tarifaire (« tariff approach ») qui s’apparente à la
méthode conceptuelle168 : « The damage awards are directly related to the number and
intensity of the injuries of the plaintiff and characteristics such as the sex of the plaintiff
or the province in which the judgment is rendered were happily not found to be
significant. »169 Les tribunaux de la common law se demandent rarement si l’indemnité
sera réellement utile et remplira sa fonction de consolation de la victime. Généralement,
les juges présument que l’indemnité apportera consolation170. Selon Gardner, « dans le
meilleur des cas, le juge établit d’abord le montant de l’indemnité pour ensuite le justifier
sur une base annuelle, en se référant à certaines valeurs de remplacement. »171
L’arrêt Andrews devait entraîner l’application de l’approche fonctionnelle et la
mise à l’écart des approches conceptuelle et personnelle. Il n’a pas eu cet effet. Encore
aujourd’hui, la common law divise principalement le préjudice corporel non pécuniaire
165
Ibid.
Waddams 2004, supra note 14 à la p 179, note 183.
167
Ibid au no 3.620, pp 179-180.
168
Effron et Forster, supra note 151 à la p 153.
169
Ibid à la p 154.
170
Voir Cooper-Stephenson, supra note 58 à la p 516.
171
Gardner, supra note 8 au no 411.
166
33
selon trois catégories172 :
(i) « pain and suffering », qui réfère à la détresse émotionnelle dont la victime à
souffert en raison de son préjudice;
(ii) « loss of amenities », qui est décrit comme étant l’incapacité physique de la
victime résultante de l’accident et l’effet de ce handicap sur la portée de leurs
activités; et
(iii) « loss of expectation of life », qui réfère au plaisir que la victime ne vivra
pas étant donné le raccourcissement de sa vie suivant l’accident.
Suivant cette division, le préjudice corporel non pécuniaire de la common law possèderait
une composante subjective qui se retrouve dans la catégorie de « pain and suffering »,
dans l’impact sur la jouissance de la vie de la victime de la catégorie « loss of amenities »
et dans l’anxiété reliée à la perte de la vie de la catégorie « loss of expectation of life ». Il
possèderait aussi une composante objective qui se retrouve dans la blessure en soi de la
catégorie « loss of amenities » et la perte objective de la vie (le nombre d’années) de la
catégorie « loss of expectation of life ». La composante subjective implique une approche
personnelle basée sur la diminution du bonheur de la victime, tandis que la composante
objective suppose l’application d’une approche conceptuelle basée sur la gravité objective
de la blessure.
Cette division du préjudice non pécuniaire en catégories non exhaustives, ayant
des composantes objectives et subjectives, existe aussi en droit civil. Historiquement, le
droit civil québécois divisait généralement le préjudice corporel non pécuniaire selon trois
catégories similaires à celles de la common law : (i) la douleur et la souffrance, (ii) la
perte de jouissance de la vie, et (iii) perte d’expectative de vie173. Encore aujourd’hui, les
auteurs Baudouin et Deslauriers suggèrent une division semblable174. Tout comme
Frenette en 1966175, Baudouin et Deslauriers ventilent les dommages corporels non
pécuniaires en trois catégories : (i) la perte de jouissance de la vie, (ii) le préjudice
esthétique et (iii) les souffrances et douleurs. Cette division semble aussi employer les
approches conceptuelle et personnelle. Elle implique que la victime doive faire la preuve
172
Voir Benedek, supra note 55 aux pp 612-614; Markesinis, supra note 82 aux pp 46-47; CooperStephenson, supra note 58 aux pp 484-489; Sutherland, supra note 58 à la p 214; R-U, The Law
Commission. Damages for Personal Injury : Non-Pecuniary Loss, Consultation Paper No 140, Londres,
Her Majesty’s Stationery Office, 1995, aux pp 9-18.
173
Mayrand, supra note 47.
174
Baudouin et Deslauriers, supra note 17 aux pp 489-497.
175
Frenette, supra note 139.
34
de chacun de ces chefs et fait en sorte que le préjudice non pécuniaire est alors traité
comme une « perte objective ».
De son côté, le droit français adopte la théorie satisfactoire en ce qui concerne la
justification du droit, mais propose une méthode d’évaluation surtout conceptuelle. Les
auteurs Lambert-Faivre et Le Roy divisent le préjudice corporel non pécuniaire
principalement en trois catégories : (i) la souffrance endurée, (ii) le préjudice d’agrément
(qui inclut les préjudices juvénile et sexuel) et (iii) le préjudice esthétique. Les deux
auteurs accordent beaucoup d’importance aux barèmes médico-légaux (IPP, DFS et
échelle à sept valeurs) dans l’évaluation de l’indemnité.
Les auteurs Viney et Markesinis proposent une division tripartite similaire : (i) la
douleur physique, (ii) le préjudice d’agrément et (iii) le préjudice esthétique.176 Viney et
Markesinis soulignent que le barème du docteur Thierry est généralement employé par les
tribunaux dans l’évaluation de la douleur physique.177 Contrairement à Lambert-Faivre et
Le Roy, Viney et Markesinis soutiennent qu’en pratique, l’appréciation de l’indemnité est
surtout guidée par les précédents qui existent dans la jurisprudence178. Vu l’absence de
lignes directrices et de tarification uniforme, les tribunaux emploient une approche
comparative, surtout en ce qui concerne le préjudice d’agrément179. L’évaluation du
préjudice esthétique est de son côté laissé à l’appréciation personnelle du juge et ne
repose sur aucun barème180. Viney et Markesinis croient que l’absence de tarification
uniforme fixée par le législateur est une source réelle d’inégalité de traitement des
justiciables181.
Ainsi, bien que le droit français justifie le droit à la réparation selon l’approche
fonctionnelle, la méthode d’évaluation employée par les tribunaux est surtout
conceptuelle, légèrement personnelle, mais aucunement fonctionnelle : il n’est jamais
question des plaisirs de substitution. Généralement, le droit français tend à objectiviser la
souffrance comme s’il s’agissait réellement d’une réalité juridique mesurable, ce qui est
pourtant contraire à la théorie satisfactoire. Rogers parle de l’« extrême objectivisation du
176
Viney et Markesinis, supra note 125.
Ibid à la p 141.
178
Ibid à la p 141.
179
Ibid à la p 142.
180
Ibid aux pp 141-142.
181
Ibid aux 141-142.
177
35
droit français »182. Malgré les prétentions contraires de Lambert-Faivre et de Viney et
Markesinis sur la théorie satisfactoire, le droit français ne s’oppose pas vraiment « à toute
évaluation in abstracto »183. L’emploi de barèmes médicaux-légaux s’apparente
davantage à un calcul purement mathématique qu’à une évaluation personnalisée et
concrète du préjudice non pécuniaire.
Ainsi, l’approche fonctionnelle existe et est reconnue dans la common law,
comme justification et méthode d’évaluation, et dans le droit civil français et québécois,
au moins comme justification. Toutefois, l’état du droit confirme que les approches
conceptuelle et personnelle continuent à être appliquées bien qu’elles soient en
contradiction avec l’approche fonctionnelle. En droit civil québécois, la confusion des
trois approches s’est confirmée avec l’arrêt Québec (Curateur public) c Syndicat national
des employés de l’hôpital St-Ferdinand184.
Dans cet arrêt, le curateur public, suivant la grève illégale des employés de
l’hôpital, avait entrepris une action au nom des patients mentalement handicapés de
l’hôpital contre le syndicat des employés. La majorité des patients n’ont jamais eu
conscience de l’arrêt de travail et des effets préjudiciables qu’il leur a causés. La Cour
supérieure et la Cour d’appel du Québec ont rejeté l’application de l’approche
fonctionnelle au droit civil québécois. S’appuyant sur les critiques du professeur JeanLouis Baudouin et de Graeme Mew185, la Cour d’appel jugeait que l’approche
fonctionnelle était simplement injuste pour les victimes inconscientes. À l’instar des deux
premières instances, la Cour suprême a admis que les victimes inconscientes puissent
obtenir des dommages non pécuniaires. Selon la juge L’Heureux-Dubé, « le droit à la
compensation du préjudice [non pécuniaire] [n’est] pas conditionnel à la capacité de la
victime de profiter ou de bénéficier de la compensation monétaire », et « [l]a
caractérisation objective du préjudice [non pécuniaire] devrait donc être favorisée au
Québec; elle s’accorde beaucoup mieux d’ailleurs avec les principes fondamentaux de la
182
Rogers, supra note 52 à la p 259.
Lambert-Faivre, supra note 87 à la p 542.
184
Québec (Curateur public) c Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 RCS
211 [St-Ferdinand].
185
Graeme Mew, « Damages – Personal Injuries – Non-pecuniary Damages – Unaware Plaintiff and the
Functional Approach » (1986) 64 Can Bar Rev 562, aux pp 564-568.
183
36
responsabilité civile. »186 Ce passage suggère que la Cour suprême rejette l’approche
fonctionnelle de Dickson et adopte manifestement une justification conceptuelle du droit
à la réparation du préjudice non pécuniaire. Toutefois, ce n’est pas vraiment le cas.
La Cour prévoit plutôt une justification hybride, à la fois objective et subjective de
l’indemnisation, qui comprendrait les approches conceptuelle, fonctionnelle et
personnelle : la Cour rejette seulement une « conception purement subjective » des
dommages non pécuniaires187. Cette conception hybride justifiant le droit à la réparation
vaut aussi bien comme méthode d’évaluation de l’indemnité. Selon la juge L’HeureuxDubé :
[I]l ressort de la jurisprudence et de la doctrine québécoises qu’en matière de
calcul de l’indemnité pour préjudice [non pécuniaire], les trois méthodes
d’évaluation ci-dessus exposées interagissent, laissant une marge de
manœuvre aux tribunaux pour en arriver à un résultat raisonnable et
équitable.188
L’Heureux-Dubé soutient que l’approche fonctionnelle, telle que définie dans les arrêts
Andrews et Lindal c Lindal189, est surtout pertinente en droit civil québécois « en ce qui a
trait au calcul du montant des dommages [non pécuniaires] »190.
Selon le professeur Gardner, l’intégration des trois approches est justifiée, puisque
la seule règle qui existe en droit civil québécois serait celle de l’indemnisation
personnalisée de la perte subie par la victime191. Le droit civil ne devrait pas privilégier
l’une des trois méthodes d’évaluation, « puisque ces méthodes […] ne constituent pas des
règles de droit. »192 Gardner propose une méthode d’évaluation intégrant les trois
approches. Selon cette méthode, la gravité de la blessure de l’approche conceptuelle
constitue le critère de base, qui « doit toutefois être corrigé et complété par une analyse de
la situation particulière de la victime : âge, mode de vie (actif ou sédentaire) avant
l’accident, visibilité plus ou moins grande des blessures subies, niveau de douleurs
engendré par les blessures et même, dans certaines circonstances, le sexe. »193 Cette
186
St-Ferdinand, supra note 184 au para 68.
Ibid au para 70.
188
Ibid au para 79.
189
Lindal c Lindal, [1981] 2 RCS 629 [Lindal].
190
St-Ferdinand, supra note 184 au para 81.
191
Gardner, supra note 8 au no 414; voir aussi article 1611 CcQ, supra note 113.
192
Ibid au no 414.
193
Ibid au no 416.
187
37
méthode s’apparente à une approche conceptuelle personnalisée.
Gardner ajoute que la méthode fonctionnelle peut être jumelée à cette approche
conceptuelle personnalisée dans la mesure où elle peut certainement servir à évaluer le
caractère raisonnable de l’indemnité. La méthode fonctionnelle nous offre une
visualisation concrète de la valeur de l’indemnité. Une estimation quotidienne (« per
diem »), hebdomadaire ou mensuelle de l’indemnité permet aux décideurs d’évaluer
concrètement l’impact de l’indemnité sur la consolation et les plaisirs de substitution que
pourra s’offrir la victime194.
Par exemple, la Cour d’appel dans l’arrêt Brière juge qu’une indemnité de
82 000 $ pour le préjudice non pécuniaire équivaut à dix dollars par jour « en prenant en
compte un facteur d’actualisation de 3.25 % et une expectative de vie d’environ 42
ans »195. Que représentent soixante-dix dollars par semaine (soit dix dollars par jour)? Un
billet de théâtre et un bon repas dans un restaurant? La visualisation révèle que
l’indemnité de 82 000 $, bien qu’elle puisse paraître imposante pour un cas d’extraction
de dents et de faute professionnelle ayant causé un préjudice maxillo-facial permanent,
n’est pas déraisonnable. De plus, la visualisation de l’indemnité à l’aide de l’approche
fonctionnelle permet d’éviter que le plafond ne devienne une base de calcul.
La méthode de Gardner, à laquelle j’adhère et que je dénomme « la méthode
conceptuelle personnalisée à raisonnabilité fonctionnelle », n’est pour l’instant que
purement théorique. Pour l’auteur Lehoux, la référence aux trois méthodes d’évaluation
« n’apparaît pas particulièrement être d’un grand secours aux juristes québécois »196.
Comme il s’agit de trois approches différentes et parfois même contradictoires, la fusion
des trois approches s’apparente davantage à une confusion, qui ne fait « qu’augmenter le
caractère arbitraire de la quantification des dommages non pécuniaires. »197 De plus, la
revue de la jurisprudence démontre que les enseignements du professeur Gardner n’ont
pour l’instant pas été suivis par les tribunaux et que la confusion redoutée par Lehoux est
toujours bien présente.
194
Ibid aux no 421-424.
Brière, supra note 98 au para 16.
196
Jean-François Lehoux, « Pour une approche plus méthodique des dommages psychologiques non
pécuniaires » dans Service de la formation continue du Barreau du Québec, Le préjudice corporel (2006),
EYB2006DEV1213.
197
Ibid.
195
38
Comme nous l’avons vu précédemment, l’arrêt Brière a favorisé une méthode
d’évaluation fonctionnelle qui exige une preuve de la valeur quotidienne, hebdomadaire
ou mensuelle de l’indemnité réclamée, mais non une preuve des plaisirs de substitution.
Cette méthode, qui s’apparente surtout à une simple application du critère de
raisonnabilité198, a tout de même été suivie par quelques jugements récents199. L’arrêt
Brière n’est toutefois pas fidèle à l’état du droit. La revue de la jurisprudence récente
démontre bien qu’il n’existe aucune uniformité dans l’évaluation des dommages corporels
non pécuniaires. Le critère de raisonnabilité demeure pertinent, tout comme le sont la
gravité de l’atteinte et la personnalisation de l’indemnité de la victime.
Par exemple, certains jugements associent la raisonnabilité fonctionnelle de l’arrêt
Brière avec la personnalisation de l’indemnité. Dans Poulin c Boulet200, après avoir jugé
que la méthode de l’arrêt Brière est adéquate, le tribunal établit l’indemnité réclamée
suivant une analyse de la situation particulière de la victime qui a souffert d’une fracture
du talon gauche201. La juge Hardy-Lemieux note les douleurs importantes de la victime,
la prise de médication quotidienne, l’implantation d’une plaque de fer et de vis, les
activités sportives qu’il faisait, mais qu’il ne peut plus faire (la marche, la course à pied,
la raquette, le vélo, la moto et la pêche en rivière), ainsi que les autres inconvénients de sa
vie quotidienne202. La méthode de l’arrêt Poulin est davantage personnelle que
fonctionnelle. L’arrêt Bubar c Centre indien cri de Chibougamau inc203 propose une
méthode personnelle similaire. Le tribunal accorde l’indemnité demandée de 60 000 $
pour le préjudice non pécuniaire résultant d’une fracture de la sixième vertèbre dorsale,
après avoir établi que « le demandeur ne peut plus pratiquer certaines activités tels le
patin, le golf, le ski de fond et la bicyclette et qu’il a des limitations au niveau des poids
qu’il peut soulever et des mouvements qu’il peut faire l’empêchant d’exercer certaines
198
Voir par exemple Nakhjavani c Changizi, 2010 QCCS 3187 aux paras 91-94 (Dans ce cas de jugement
par défaut qui reprend l’arrêt Brière, ce n’est manifestement que le critère de raisonnabilité qui a guidé le
tribunal dans l’établissement de l’indemnité.).
199
Voir par exemple Meunier c Supermarché R. Fournier inc. (Métro Fournier), 2010 QCCQ 6756; Poulin,
infra note 200; Émond, infra note 205; Voir aussi Patrice Deslauriers, « La place de l’approche
fonctionnelle en droit civil en matière de perte non pécuniaires » dans Benoît Moore, dir, Mélanges JeanLouis Baudouin, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2012, 699.
200
Poulin c Boulet, 2012 QCCS 870 [Poulin].
201
Ibid au para 110-112.
202
Ibid.
203
Bubar c Centre indien cri de Chibougamau inc, 2011 QCCS 2769.
39
activités de la vie quotidienne tels la tonte de la pelouse, le déneigement de l’entrée de
cour et le transport du bois de chauffage. »204
Toutefois, la grande majorité des jugements applique une méthode d’évaluation
qui s’appuie surtout sur la gravité de l’atteinte. Certains reconnaissent l’arrêt Brière, mais
ne l’appliquent aucunement. Dans Émond c St-Adolphe-d’Howard (Municipalité de)205, le
juge Silcoff « appuie le raisonnement du juge Beauregard dans Brière et estime devoir en
appliquer les enseignements. »206 Toutefois, le tribunal n’applique aucunement le critère
de raisonnabilité fonctionnelle. Le juge Silcoff calcul l’indemnité en multipliant le
pourcentage de déficit anatamo-physiologique de 35 % avec le plafond de l’arrêt Andrews
de 260 300 $ le 1er janvier 2000207; il s’agit manifestement d’une approche conceptuelle
reprenant la règle de trois pourtant rejetée par la Cour d’appel dans l’arrêt Brière. Dans
J.S. c Club de golf Hillsdale inc208, le tribunal adopte une méthode conceptuelle et
comparative, basée principalement sur la gravité de l’atteinte et la jurisprudence. Le
demandeur a été victime d’une torsion testiculaire et d’autres blessures au bas de
l’abdomen. Dans son évaluation, le juge Cullen accorde des points d’incapacité partielle
permanente (IPP) à différents chefs de dommages non pécuniaires (blessure à la hanche,
syndrome de douleur chronique, problèmes urinaires, dommages psychologiques)209,
établit un total de 18 % d’IPP210 et compare cette atteinte aux précédents
jurisprudentiels211. L’arrêt Sarrazin c Lefebvre212 présente un raisonnement similaire
mesurant la gravité de l’atteinte selon les points d’IPP et comparant ensuite l’atteinte à la
jurisprudence. Dans Foisy c Rocheleau213, la Cour se limite à citer vaguement Brière, puis
décide que « le Tribunal doit considérer la gravité objective des blessures et, dans le
présent cas, l’âge de Foisy. »214
À l’opposé, les arrêts Charbonneau c Desjardins Assurances générales inc215,
204
Ibid au para 44.
Émond c St-Adolphe-d’Howard (Municipalité de), 2009 QCCS 4132 [Émond].
206
Ibid au para 286.
207
Ibid.
208
J.S. c Club de golf Hillsdale inc, 2011 QCCS 7306.
209
Ibid aux paras 205-228.
210
Ibid au para 205.
211
Ibid aux paras 253-264.
212
Sarrazin c Lefebvre, 2011 QCCS 451.
213
Foisy c Rocheleaui, 2010 QCCS 4232.
214
Ibid au para 34.
215
Charbonneau c Desjardins Assurances générales inc, 2012 QCCS 414 [Charbonneau].
205
40
L.D. c Trudel216 et G.W. et R.O.217 rejettent carrément la solution de l’arrêt Brière,
puisque cette méthode ne serait qu’un moyen en appel de mesurer la raisonnabilité de
l’indemnité accordée218. Dans Charbonneau, le juge Goulet emploie une méthode
conceptuelle et comparative. La victime avait subi une luxation du coude gauche, une
fracture des deux os de l’avant-bras gauche. Le tribunal s’attarde longuement à la gravité
de la blessure de la victime, au « déficit anatamo-physiologique (DAP) » pour l’« atteinte
partielle permanente » et pour le « préjudice esthétique »219, puis compare le préjudice de
la victime avec la jurisprudence présentée lors de l’audience afin de déterminer le
montant de l’indemnité220. Dans Trudel, le juge Wagner n’offre lui-même aucune
explication au montant de l’indemnité qu’il accorde à la victime. Le juge se limite à écrire
ceci : « À la lumière des précédents soumis, le Tribunal est d’avis qu’une indemnité totale
de 25 000 $ représente une somme raisonnable pour compenser tous les dommages non
pécuniaires subis par la demanderesse. »221 Sans réellement se référer à des précédents, le
tribunal admet avoir adopté une approche comparative222. Dans G.W., le Cour préfère
« une évaluation in concreto et personnelle » de l’indemnité223. Toutefois, le tribunal
évalue le préjudice non pécuniaire de la victime résultant de harcèlement et de violence
conjugale selon la gravité de l’atteinte en se référant principalement à l’absence de déficit
anatamo-physiologique et à la détermination d’invalidité temporaire224.
Finalement, la méthode de l’arrêt Maison Simons inc c Lizotte225 est la seule qui se
rapproche de celle du professeur Gardner, que j’ai dénommée la méthode conceptuelle
personnalisée à raisonnabilité fonctionnelle. La Cour d’appel s’attarde d’abord à la
gravité de l’atteinte, à la souffrance ressentie par la victime et des inconvénients
particuliers que subit désormais la victime226. La Cour d’appel conclut en appréciant le
216
L.D. c Trudel¸ 2010 QCCS 2559 [Trudel].
G.W. et R.O., 2010 QCCS 7029 [G.W.].
218
Charbonneau, supra note 215 aux paras 106-107; Trudel, supra note 216 aux paras 89-90; G.W., ibid
aux paras 92-93 et 101.
219
Charbonneau, ibid aux paras 91-154.
220
Ibid aux paras 155-167.
221
Trudel, supra note 216 au para 91.
222
La Cour d’appel dans l’arrêt Rosemère (Ville de) c Lebel222 propose une approche comparative et un
raisonnement similaire à celui de l’arrêt Trudel.
223
G.W., supra note 217 aux paras 92-93 et 101.
224
Ibid aux paras 103-106.
225
Maison Simons inc c Lizotte, 2010 QCCA 2126.
226
Ibid aux paras 60-63.
217
41
caractère raisonnable de l’indemnité accordée suivant l’approche de l’arrêt Brière227.
L’arrêt Stations de la vallée de St-Sauveur inc c M.A.228, présente aussi une méthode
conceptuelle personnalisée, mais n’utilise pas la mesure fonctionnelle de raisonnabilité de
l’arrêt Brière.
La revue de la jurisprudence récente démontre bien qu’il n’existe aucune
application uniforme des trois approches et qu’une grande partie des décisions se
contredisent. Malgré la confusion, il est toute même possible d’identifier trois thèmes qui
reviennent régulièrement : (i) la gravité de l’atteinte, (ii) la personnalisation de
l’indemnité de la victime et (iii) la raisonnabilité de l’indemnité. L’état du droit demeure
toutefois nébuleux et cette confusion ne se limite pas à la réparation du préjudice corporel
non pécuniaire. La confusion des approches existe aussi en ce qui concerne la réparation
du préjudice moral non pécuniaire. Généralement, le droit canadien ne requiert aucune
preuve de plaisirs de substitution, puisqu’il présume l’existence des dommages moraux
non pécuniaires229. Cette présomption ressemble beaucoup à la reconnaissance d’une
perte objective. La professeure Jukier croit pourtant que l’approche fonctionnelle prônée
par les arrêts Andrews et Lindal devrait aussi constituer la justification et la méthode
d’évaluation de l’indemnité pour le préjudice moral230.
Toutefois, Jukier et Benedek rappellent que bien que l’approche fonctionnelle soit
intellectuellement attrayante, elle n’a jamais été appliquée par les tribunaux dans
l’évaluation des dommages moraux non pécuniaires231. Les tribunaux de première
instance ont tendance à adopter une approche comparative empruntant à l’approche
conceptuelle : « Example of the application of a conceptual approach exist in both civil
and common law decisions and in both personnal injury and defamation cases. »232 La
sévérité de l’atteinte, et non le coût des plaisirs de substitution, constitue la plupart du
temps le véritable fondement de l’indemnité.
Selon Jukier, une revue de la jurisprudence permet aussi d’établir une liste de
facteurs pris en considération par les tribunaux de droit civil et de common law dans
227
Ibid aux paras 64-66.
Stations de la vallée de St-Sauveur inc c M.A., 2010 QCCA 1509.
229
Voir Rogers, supra note 52 à la p 280; Hill, supra note 5 au para 164.
230
Rosalie Jukier, « Non-Pecuniary Damages in Defamation Cases » (1989) 49 R du B 3, àla p 14 [Jukier].
231
Ibid aux pp 14-15; Benedek, supra note 55 à la p 611 note 1.
232
Jukier, ibid à la p 15.
228
42
l’évaluation du préjudice non pécuniaire résultant d’un acte diffamatoire : (i) le statut
social de la victime diffamée, (ii) la réputation de la victime dans la communauté avant la
diffamation, (iii) l’ampleur de la diffusion et son degré de pénétration dans le milieu, (iv)
l’effet réel de la publication, (v) la source de la diffamation, (vi) la présence de
rétractation ou d’excuses, (vii) la conduite du défendeur (bonne ou mauvaise foi), (viii)
l’atténuation ou non des dommages par la victime, et (ix) la gravité de la déclaration
diffamatoire233. Le facteur de la conduite du défendeur semble tout à fait inapproprié dans
l’évaluation du préjudice non pécuniaire, puisqu’il relève davantage de l’évaluation des
dommages punitifs. Certains facteurs peuvent aussi sembler inappropriés selon les
circonstances.
Suivant ces facteurs, l’évaluation du préjudice non pécuniaire se fait alors au cas
par cas, à la lumière de la gravité de l’atteinte et des circonstances particulières propres à
chaque cas. Il appert qu’en matière de préjudice moral non pécuniaire, la justification du
droit à la réparation est conceptuelle, tandis que la méthode d’évaluation est conceptuelle
et personnelle. Pourtant, il s’agit bien des deux approches rejetées par le juge Dickson
dans l’arrêt Andrews. Ainsi, que ce soit la souffrance corporelle ou morale, le droit de la
réparation du préjudice non pécuniaire est complètement mélangé. Il n’existe en pratique
aucune uniformité ou cohérence dans la jurisprudence et dans la doctrine; il est très
difficile de prévoir le montant de l’indemnité accordée en réparation de la souffrance. La
coexistence des trois approches suggère que le droit de la réparation souffre d’une
confusion considérable. Néanmoins, cette confusion se limite-t-elle aux justifications et
aux méthodes, ou va-t-elle au-delà? Et, la coexistence des approches est-elle vraiment la
seule cause de la confusion?
233
Ibid aux pp 16-38.
43
III. LE PLAFOND DES DOMMAGES NON PÉCUNIAIRES
L’arrêt Andrews a imposé le plafond de 100 000 $ de 1978 sur les dommages
corporels non pécuniaires, mais non sur les dommages moraux non pécuniaires. Ce
plafond est judiciaire et non législatif. Son imposition relève donc de considérations de
politique judiciaire en sa faveur. Tout comme pour le débat sur les justifications et les
méthodes, le raisonnement juridique se contredit dans le débat sur le plafonnement des
dommages non pécuniaires. Ces contradictions suggèrent aussi que le droit de la
réparation du préjudice non pécuniaire souffre de confusion.
La justification du plafond répond certes toujours à des considérations de politique
judiciaire, mais son adoption demeure contextuelle. Pour mieux comprendre le plafond, il
est nécessaire de réexaminer sa genèse. Devant la Cour suprême, l’affaire Andrews portait
principalement sur (i) l’affirmation du principe « [d]’évaluation des dommages-intérêts
généraux sous des chefs distincts »234, (ii) la compensation des soins à domicile et (iii)
l’indemnisation du préjudice non pécuniaire. Alors juge en chef, Brian Dickson a rendu la
décision. Il a convaincu unanimement la Cour d’accepter la compensation généreuse pour
les soins à domicile, plutôt que d’exiger de James Andrews qu’il soit soigné en
institution. Bien que les coûts des soins à domicile fussent plus de quatre fois supérieurs
aux coûts des soins en institution, la qualité de vie des victimes soignées à la maison était
de loin supérieure à celle en institution. Dickson déclara plus tard que « we held that [the
victims] were not required to mitigate their damages by accepting less expensive, but
inferior type of care. »235 Pour les biographes Sharpe et Roach, cette sensibilité du juge
Dickson provenait de son expérience personnelle des soins institutionnels qu’il a reçus
lorsqu’il se remettait de sa terrible blessure de guerre.236
La vie de Brian Dickson a été irrévocablement marquée par la Seconde Guerre
mondiale. À l’été 1940, Brian Dickson s’est porté volontaire pour le service militaire
actif.237 Dans la vingtaine, Dickson s’est joint à une unité d’artillerie et vécu alors
234
Andrews, supra note 1 à la p 236.
Brian Dickson, « Law and Medecine : Conflict or Collaboration », Address to the American Association
of Neurological Surgeons, 25 avril 1988, vol 139, dossier 43.
236
Robert J Sharpe et Kent Roach, Brian Dickson : A Judge’s Journey, Toronto, University of Toronto
Press, 2003, à la p 195 [Sharpe et Roach].
237
Ibid à la p 49.
235
44
l’entraînement et la discipline militaire. Dickson a grandement apprécié cette époque de
sa vie et la discipline militaire : « ’It was an exciting, exhilarating experience to put
oneself on the line of defence for Canada.’ The threat of invasion and the uncertainties of
the war brought people together in a fundamental common endeavour. »238 À l’été 1943,
Dickson a postulé au Collège militaire royal du Canada afin de devenir officier d’étatmajor239. La formation qu’il obtient l’a énormément influencé : pour le reste de sa vie,
Dickson s’est appuyé sur la rigueur, la discipline, la méthode et l’organisation militaires,
et sur l’approche rationnelle de résolution de problèmes qu’il a appris au Collège militaire
royal240. Les propos de Dickson tels que rapportés par Sharpe et Roach sont éloquents :
Dickson described the course in the following terms: ‘It was really quite an
education … I guess mental discipline would be the central training. How to
prepare command orders, how to direct an army formation … how to plan an
attack, how to plan a defence … It was a very intensive form of discipline,
and seven days a week. Because, it was wartime, everyone wanted to do well.
[…] The course stressed ‘a method of thinking and a method of approaching a
problem. What your objective is, what your alternatives are, and how to plan
and implement each of those alternatives.’ This was a more modern,
functional, and purposive approach than Dickson had been exposed at the
Manitoba Law School, where the emphasis was on the application of formal
rules.241
À l’été 1944, Brian Dickson prend part aux opérations militaires du débarquement
de Normandie. Le 14 août 1944, il est blessé à Falaise, en France. Ses blessures sont
sérieuses et sa vie est en danger. Il survit, mais seulement grâce à l’amputation d’une
jambe. Près de quarante ans plus tard, il décrit la suite des événements ainsi :
I had been asked to go and try to salvage vehicles which were under heavy
attack. I had some transport guys with me. It was about midday. We were
trying to get these vehicles out of a particular area that was under very heavy
assault. Something happened and the next thing we knew, half a dozen of
them were dead. I was wounded.242 (Je souligne)
Le « something happened » était en fait un tragique accident de tir ami. Pour la seconde
fois en l’espace d’une semaine, l’aviation des alliés avait largué des bombes sur leurs
238
Ibid à la p 52.
Ibid à la p 53.
240
Ibid à la p 53.
241
Ibid à la p 54.
242
Ibid à la p 57.
239
45
propres troupes avant d’atteindre les lignes ennemies243. Les risques de tirs amis liés à
l’usage des bombardements lors des phases d’attaque étaient pourtant connus du
lieutenant-général Guy Simonds, qui commandait l’opération à Falaise. Toutefois,
Simonds croyait que les risques de perte avec l’appui des bombardiers étaient encore plus
grands que les risques d’attaquer sans.244 Dickson a toujours refusé de blâmer les tirs amis
pour sa blessure : « He simply did not want to blame anyone »245.
Pourtant, l’accident aurait pu être évité, si l’armée canadienne avait mieux informé
ses forces aériennes sur l’usage des fusées éclairantes par les troupes pour marquer leur
position et si les pilotes avaient suivi les instructions dans le chronométrage de leur
trajet246. L’accident relevait de la pure négligence et la réponse stoïque de Dickson face à
l’incident demeure surprenante : « Dickson was precise, punctilious, and well trained in
the importance of careful military planning and it is remarkable that he did not resent the
fact that he nearly lost his life to carelessness. »247
Après son retour au Canada, Dickson avait perdu plus de trente livres : sa blessure
a nécessité une opération afin de lui permettre de porter une prothèse, faisant en sorte
qu’il a passé plusieurs mois à l’hôpital248. Ayant vécu l’horreur de la guerre, Dickson
connaissait très bien la souffrance et la douleur résultant de la perte de l’intégrité
physique. Il savait aussi ce que ce type de souffrance signifiait par les autres : son frère
Tom a lui aussi subi une blessure débilitante à la jambe en Hollande après que Brian lui
ait conseillé de poser sa candidature au programme « Canada Loan », qui permettait aux
officiers de l’armée canadienne de servir dans l’infanterie britannique249.
Avec le recul que nous permet la revue de l’histoire, l’expérience de la guerre de
Dickson devient difficilement dissociable de son jugement dans Andrews. Le dernier
point de la décision est d’imposer un plafond de 100 000 $ pour le chef des dommages
non pécuniaires. Dickson a principalement justifié sa décision par le caractère arbitraire
de l’évaluation des dommages non pécuniaires : « [l]e bonheur et la vie n’ont pas de
prix » et « [l]’évaluation monétaire des pertes non pécuniaires est plus un exercice
243
Ibid à la p 57.
Ibid.
245
Ibid.
246
Ibid à la p 58.
247
Ibid.
248
Ibid à la p 61.
249
Ibid.
244
46
philosophique et social qu’un exercice juridique ou logique »250. Cette approche peut très
bien s’expliquer par l’attitude que Dickson avait à l’égard de sa propre blessure : il était
un homme fier et déterminé, « who simply refused to allow his life to be limited or
defined by his disability. »251 Ses propos révèlent qu’il refusait d’être stigmatisé ou même
aidé, et ne désirait aucun traitement de faveur à cause de sa blessure : « It wasn’t as a
question of ‘‘will I or won’t I,’’ the decision wasn’t mine. It was done and that was it.
From then on it was as if I was born with blue eyes or brown eyes. You accept it with no
cavil. »252 L’argument de Brian Dickson était celui de l’incommensurabilité : la
souffrance et l’argent n’ont pas de commune mesure, et la souffrance ne peut donc pas
être mesurée en termes monétaires. Dickson rejetait manifestement toute forme
d’imagination judiciaire de la souffrance et de la douleur.
Brian Dickson a fait preuve d’énormément de courage et de détermination pour
surmonter son handicap. Plusieurs d’entre nous n’auraient peut-être pas le même courage
ou la même détermination dans une telle situation. Brian Dickson refusait que l’on
s’attarde à sa souffrance. Son handicap était un épisode appartenant au passé : pour lui, il
ne s’agissait pas de vivre avec souffrance, mais simplement de vivre comme s’il n’avait
pas d’handicap. Par le plafond de l’arrêt Andrews, Dickson imposait à l’ensemble des
victimes de blessures corporelles graves son attitude d’homme fier et déterminé refusant
de blâmer les autres pour son malheur et bravant la souffrance. Il ne tenait pas compte
que les victimes de blessures corporelles graves ne présenteraient pas toutes la
détermination et la volonté dont il a fait preuve face à sa propre blessure débilitante. Avec
le plafond, Dickson évitait l’histoire personnelle de la victime sur la façon dont la vie de
cette dernière était devenue difficile. Il rationalisait, limitait, pesait les dommages… il
n’écoutait pas la souffrance de James Andrews.
Toutefois, il semble que l’argument du caractère arbitraire de la réparation de la
souffrance soit surtout une justification apparente, voire même une façade. Le plafond
était avant tout un compromis pragmatique de Dickson afin de rallier les membres de la
Cour, préoccupés par le « fardeau social que représentent les indemnités élevées »253, à
250
Andrews, supra note 1 à la p 261.
Sharpe et Roach, supra note 236 à la p 62.
252
Ibid à la p 63.
253
Andrews, supra note 1 à la p 261.
251
47
appuyer l’indemnisation généreuse des soins à domicile. Pour Sharpe et Roach :
This cap was truly innovative and Dickson’s case files contain no hint that he
was inspired by the arguments of the lawyers in the case or by any law-reform
proposal. Years later, he candidly explained that the cap on non-pecuniary
damages was a ‘trade-off’ designed to respond to concerns about the total
award being over a $1 million because of the generous award for the cost of
home care.254 (Je souligne)
Le plafond est certes un compromis en réponse à la compensation généreuse des soins à
domicile et, conséquemment, à l’importance de la somme globale de près d’un million de
dollars (817 344 $ en réalité). Cependant, il est important de minimiser la réussite de ce
compromis. Dans les faits, James Andrews n’a jamais touché un million de dollars.
D’abord, la Cour d’appel de l’Alberta avait conclu à la négligence contributive de la
victime dans une proportion de vingt-cinq pour cent (25 %), ce qui n’avait pas été
contesté devant la Cour suprême. Le montant était alors réduit à 613 008 $. Puis, ses
avocats lui ont sûrement réclamé des honoraires qui devaient possiblement être à la
hauteur de vingt-cinq pour cent (25 %) de la somme obtenue. À la fin, James Andrews
n’a probablement reçu que 56,25 % (75 % de 75 %, ou 459 756 $) de la somme forfaitaire
globale maximale qu’il aurait pu obtenir.
Le juge Dickson est en soi la métaphore de l’ambivalence du droit de la réparation
du préjudice non pécuniaire : Brian Dickson était un homme méthodique et rigoureux qui
désirait traiter le préjudice non-pécuniaire d’une façon aussi méthodique et rigoureuse,
mais qui demeurait préoccuper par ses intuitions et son expérience de la souffrance
corporelle. Le plafond de l’arrêt Andrews résulte ainsi de la rencontre entre la perception
que le juge Dickson avait de la souffrance et d’un compromis en réponse à la
compensation généreuse des soins à domicile. Cette observation révèle que le plafond
n’est pas le produit d’un raisonnement juridique aseptisé d’émotions, mais est aussi né de
l’expérience humaine et d’un compromis. Conséquemment, il est nécessaire de rester
conscient de l’influence de ces deux facteurs dans la critique du plafond dans la
compensation du préjudice corporel non pécuniaire. Le raisonnement juridique ne peut
simplement pas se limiter à un pur exercice de la raison et d’analyse de considérations de
politique judiciaire. L’histoire du juge Dickson rappelle que les gens ont des intuitions
254
Sharpe et Roach, supra note 236 à la p 195.
48
reliées à leurs expériences et à leur façon de faire face à la souffrance. Que ce soit en
jugeant, en répondant à un sondage, ou en regardant des films d’horreur, notre jugement
peut difficilement faire abstraction de nos réponses personnelles face à la souffrance. Le
raisonnement juridique incorpore à la fois l’expérience humaine et les compromis
contextuels. La réparation de la souffrance répond aussi de ce constat.
1 LE PLAFOND DES DOMMAGES CORPORELS NON PÉCUNIAIRES
Le droit canadien n’est pas seul à limiter l’indemnité en réparation du préjudice
non pécuniaire. Le plafond judiciaire pour les dommages corporels non pécuniaires existe
en Angleterre et dans la plupart des pays de l’Union européenne255. À l’opposé, il n’existe
aucun plafond judiciaire aux États-Unis : les limitations de l’indemnité en réparation du
préjudice non pécuniaire proviennent seulement de la législation. Trente-huit états ont
limité par voie législative les dommages non pécuniaires 256. Pour près de la moitié de ces
états, le plafond législatif s’applique uniquement dans le domaine de la responsabilité
médicale. Dans la grande majorité des cas, le plafond ne dépasse pas 500 000 $.
À la lumière des arrêts Andrews et Teno, le plafond a été imposé suivant une
analyse rationnelle et logique du concept d’indemnisation. Après avoir favorisé
l’approche fonctionnelle, Dickson ajoute « qu’on ne peut allouer un montant élevé à la
victime qui a été convenablement indemnisée, en termes de soins futurs, pour ses
blessures et son invalidité. »257 Il résulte de l’approche fonctionnelle et de la limitation de
l’indemnité « une justification plus logique de l’indemnisation des pertes non
pécuniaires »; la version anglaise du jugement emploie les termes « a more rational
justification »258. Le juge Spence dans l’arrêt Teno utilise une expression similaire : « by
reference to a rational basis »259. Spence décide que le plafond est nécessaire afin de
contrôler la « charge sociale » des indemnités exorbitantes :
[O]n peut et doit tenir compte des répercussions sociales d’indemnités très
importantes et, comme je l’ai dit, non compensatoires, au titre des dommages
255
Rogers, supra note 52 à la p 266.
Voir le recensement des interventions législatives effectué par l’American Tort Reform Association, en
ligne à l’adresse : http://www.atra.org/node/54.
257
Andrews, supra note 1 à la p 262.
258
Ibid.
259
Teno, supra note 2 à la p 333.
256
49
non pécuniaires. La charge sociale, très réelle et très sérieuse, de ces
indemnités exorbitantes n’est que trop bien illustrée aux États-Unis dans les
affaires de responsabilité médicale. Nous avons de bonnes raisons de craindre
d’en venir à la situation où seuls les très riches pourront acheter ou conduire
des automobiles parce qu’ils seront seuls à pouvoir payer les primes
d’assurances énormes que devront exiger les assureurs pour faire face à ces
indemnités exorbitantes.260
L’argument de contrôle des indemnités et des coûts de l’assurance s’ajoutait donc au
compromis de la Cour suprême sur l’indemnisation des soins à domicile et à l’argument
de l’incommensurabilité de la souffrance comme arguments en faveur d’un plafond sur
les dommages corporels non pécuniaires.
Aujourd’hui, plusieurs arguments ont été formulés en faveur et contre le plafond.
Plusieurs auteurs reconnaissent la validité du plafond et ses avantages. D’abord, Gardner
appuie le plafond : « les motifs qui ont entraîné sa reconnaissance sont valables quelle
que soit la méthode d’évaluation retenue. »261 D’un autre côté, bien qu’ils ne soient pas
des partisans du plafond, Baudouin et Deslauriers reconnaissent que « [l]a règle posée
relativement au plafond de 100 000 $ de 1978 nous paraît réaliste étant donné sa grande
souplesse »262. Pour Waddams, les décisions de la trilogie « undoubtedly represent a
conscientious attempt by a careful and competent court to assist, in an area acknowledged
to be extremely difficult, in the resolution of disputes in a manner consistent with
rationality and justice. »263 Il est aussi possible de soulever que le plafond soit une
intervention judiciaire adéquate, puisque dans les faits, l’ensemble des pays occidentaux,
à l’exception de quelques États américains, limite la réparation du préjudice corporel non
pécuniaire.
Les arguments pour le plafond touchent surtout ses effets économiques bénéfiques
et la question de la raisonnabilité des indemnités. Ainsi, on peut lire que le plafond « se
veut contre le danger d’indemnités déraisonnables hors de proportion avec le coût
social. »264 En d’autres mots, le plafond assure, dans une certaine mesure, une régularité
et une prévisibilité dans les décisions, et contribuerait à la modération des indemnités et à
260
Ibid à la p 333.
Gardner, supra note 8 au no 391.
262
Baudouin et Deslauriers, supra note 17 à la p 489.
263
Waddams 1985, supra note 18 à la p 742.
264
Letarte, supra note 130 à la p 123.
261
50
une plus grande efficacité dans la résolution des litiges 265. Dans une formulation plus
simple, le plafond assure « une certaine uniformité, une certaine impartialité et
l’application de principes raisonnables »266. Le plafond serait aussi nécessaire, puisque
l’enlever entraînerait inévitablement une hausse importante des primes d’assurance en ce
qui concerne la responsabilité professionnelle des médecins et l’assurance automobile267.
Pour l’auteur américain Dworkin, la limitation des indemnités pour le préjudice
non pécuniaire est surtout défendable, parce que l’argent accordé pour la souffrance ne
contribue guère à améliorer le bien-être de la victime gravement blessée alors qu’elle
appauvrit tout le monde.268 Selon Dworkin, la victime paralysée possède une utilité
marginale de l’argent relativement faible : l’argent n’augmente que faiblement son bienêtre. À l’opposé, le défendeur ou la collectivité d’assurés possède une utilité marginale de
l’argent beaucoup plus élevée que la victime : la même somme d’argent augmenterait
davantage le bien-être du défendeur ou de la collectivité. En d’autres mots, le prix à payer
pour améliorer significativement le bien-être d’une victime gravement blessé rétrécit
grandement la « community’s total-utility pie »269. En l’absence de plafond, c’est le bienêtre de l’ensemble de la communauté qui diminue. En résumé, la grande majorité des
arguments soutenant le plafond touche généralement à la question de la « charge sociale »
des indemnités exorbitantes » du juge Spence dans l’arrêt Teno.
Toutefois, bien que le plafond soit accepté par la majorité des juristes, plusieurs
arguments contre le plafond ont été formulés depuis 1978. La grande majorité de ces
arguments critiquent les impacts du plafond sur les victimes. D’abord, le plafond fait
porter une partie des coûts des pertes non pécuniaires sur la victime, plutôt que sur la
collectivité des assurés :
Instead of “blaming the victims,” many commentators have suggested that we
re-examine our excessive reliance upon litigation and private insurance to
care for the sick and injured. It is perhaps worth noting that setting a limit on
265
Cassels, supra note 132 aux pp 177-178; Roger G Oatley, « Is it Time to Revisit the Trilogy? » dans The
Modern Law of Damages, Special Lectures 2005, Toronto, Law Society of Upper Canada, 2006, 153, à la p
172 [Oatley].
266
Waddams 1985, supra note 18 à la p 734.
267
Voir Oatley, supra note 265 à la p 172.
268
Ronald Dworkin, « What is Equality? Part I : Equality of Welfare », (1982) 10 Phil & Pub Aff 185, à la
p 242.
269
Croley et Hanson, supra note 45à la p 1829.
51
personal injury damages does not in itself reduce “social costs.” Rather, it
simply leaves the victim to bear those costs herself.270
De plus, il est possible d’imaginer des cas où une victime de blessure affectant moins la
mobilité que la paraplégie pourrait souffrir davantage et sur une plus longue période de
temps que les victimes de la trilogie271. Vu le contexte d’adoption du plafond, le degré
d’invalidité devient alors la mesure principale des dommages non pécuniaires corporels :
« a court, applying the $100,000 limit, would be forced to give a lower award than it
might think appropriate in a case involving a whiplash injury, for example, where there
can be considerable pain and suffering for an extended period of time. »272 En favorisant
le critère du degré d’invalidité, l’imposition du plafond soulève inévitablement les
problèmes de l’approche comparative : « the question of whether the upper limit is the
measure of the worst case imaginable or whether it is to be regarded as a conventional
figure attainable by all claimants whose injuries are beyond the modest. »273
L’imposition du plafond revient à assimiler les préjudices les plus graves à la
limite supérieure : les blessures moyennement graves doivent alors être comparées avec
les plus graves afin de déterminer le montant auquel à droit la victime274. Une telle
équation risque de nier toute sympathie pour les victimes et la perte corporelle qu’elles
ont subie. Le plafond et l’approche comparative qu’il implique nieraient à la victime la
signification objective de sa perte275. De plus, comme l’imposition du plafond nous
ramène inévitablement à l’application d’une méthode d’évaluation comparative, le
plafond va simplement à l’encontre de la méthode fonctionnelle préférée par la Cour
suprême : si le critère d’évaluation est la gravité de l’atteinte, la consolation apportée
n’est plus la mesure de l’indemnité.
Finalement, le dernier argument majeur contre le plafond ne touche pas ses effets,
mais plutôt son imposition judiciaire. Selon la Law Reform Commission de la ColombieBritannique, l’imposition d’un plafond dépasserait tout simplement la compétence de la
Cour suprême du Canada : le plafond devrait répondre de la compétence du pouvoir
270
Cassels, supra note 132 p 177.
Voir WHR Charles, Charles Handbook on Assessment of Damages in Personal Injury Cases, 2e éd,
Toronto, Carswell, 1990, à la p 51 [Charles].
272
Ibid à la p 52.
273
Edward Veitch, « The Implications of Lindal » (1982-1983) 28 McGill LJ 116, à la p 125.
274
Ibid.
275
Benedek, supra note 55 à la p 650.
271
52
législatif et non judiciaire276. Le juge Dickson n’était d’ailleurs pas confortable avec
l’idée d’établir un plafond pour la réparation du préjudice corporel non pécuniaire.
Conscient des limites et des problèmes du droit de la responsabilité civile concernant la
réparation du préjudice corporel, Dickson aurait préféré voir les législatures mettre sur
pied des régimes publics de réparation du préjudice corporel, financés par l’État et non
basés sur la faute277. L’argument de la réforme législative demeure toujours pertinent
dans le droit civil québécois. Les arrêts de principes Andrews, Teno et Lindal militaient en
faveur d’un plafond afin d’éviter les indemnités exorbitantes qui causeraient une inflation
importante des primes d’assurances : des primes énormes rendraient l’assurance
inaccessible pour la majorité de la population. Il est nécessaire de rappeler que ces trois
arrêts portaient sur des cas d’accident automobile. Or, au Québec, la réparation des
préjudices corporels causés par des accidents d’automobile a été soustraite du droit
commun de la responsabilité civile depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur l’assurance
automobile278 le 1er mars 1978279.
Le Barreau du Québec s’était, à l’époque, fortement opposé à la réforme; il
« craignait, principalement, que la non-responsabilité des conducteurs fautifs, que la
réforme élevait au rang de principe absolu, prive certains accidentés de la route des
dédommagements auxquels ils avaient droit. »280 À vrai dire, l’assurance responsabilité
automobile représentait surtout dans les années 1970 la vache à lait des avocats en
demande. Le régime d’assurance public sans faute répondait pourtant aux faiblesses et
aux difficultés de preuve de la responsabilité civile, au refus des tribunaux et des
assureurs de dédommager les victimes, et aux coûts des primes d’assurance automobile
qui ne cessaient de croître281. Au début du régime, le montant maximal en réparation du
préjudice non pécuniaire était de 20 000 $282. Les victimes de la route gravement blessées
se sont senties flouées par l’indemnité cinq fois plus faible que celle de l’arrêt
276
LRC-1984, supra note 84.
Andrews, supra note 1 aux pp 236-237.
278
Supra note 96.
279
Voir Thérèse Rousseau-Houle, « Le régime québécois d’assurance automobile, vingt ans après » (1998)
39 C de D 213, à la p 218 [Rousseau-Houle].
280
Éric Dufresne, « Vingt ans déjà! La réforme de l’assurance automobile » (1998) 30:2 J Barreau, consulté
en ligne à l’adresse : http://www.barreau.qc.ca/pdf/journal/vol30/no2/nofault.html.
281
Rousseau-Houle, supra note 279 aux pp 217-218.
282
Gardner, supra note 8 au no 385.
277
53
Andrews283. Les 20 000 $ sont passés à 75 000 $ en 1989, puis à 125 000 $ en 1992 et
sont depuis revalorisés au 1er janvier de chaque année conformément à l’article 83.34 de
la Loi sur l’assurance automobile284, ce qui représente aujourd’hui près de 182 000 $.
Dans la mesure où les blessures corporelles résultant d’un accident automobile ne
répondent plus du droit commun de la responsabilité civile, il demeure pertinent de se
demander si le plafond de l’arrêt Andrews, principalement imposé afin de contrôler les
coûts de l’assurance automobile, est toujours approprié en droit civil québécois. Vu
l’expérience de la législation québécoise, l’imposition du plafond à d’autres types
d’accident ne devrait-elle pas répondre des pouvoirs législatifs comme aux États-Unis?
La revue des arguments en faveur et contre le plafond démontre les contradictions
que soulève le plafond : les diverses considérations de politique judiciaire à la base du
raisonnement juridique se contredisent. Et si l’on tient compte que le plafond s’applique
seulement aux cas de préjudice corporel causé par la négligence, ces contradictions
deviennent encore plus flagrantes avec l’inapplicabilité du plafond aux cas de préjudice
moral non pécuniaire.
2 L’ABSENCE DE PLAFOND DES DOMMAGES MORAUX NON PÉCUNIAIRES.
L’absence de plafond des dommages non pécuniaires dans les cas de diffamation
représente en soi le summum de la confusion dans le droit de la réparation du préjudice
non pécuniaire285. En quoi la souffrance morale est-elle si différente de la souffrance
corporelle? Les deux ne devraient-elles pas être traitées de manière uniforme considérant
qu’il ne s’agit en somme que de préjudice non pécuniaire? En quoi la souffrance morale
a-t-elle une plus grande valeur que la souffrance corporelle? Pourquoi les considérations
de politique judiciaire en faveur du plafond des dommages corporels non pécuniaires ne
s’appliquent-elles pas à la réparation du préjudice moral non pécuniaire?
Plusieurs auteurs286 voient dans l’absence de plafond pour le préjudice moral non
283
Ibid.
Ibid.
285
Le plafond n’est pas toujours appliqué dans les cas d’agression sexuelle. Voir par exemple C.C.B. v I.B.,
2009 BCSC 1425; Blackwater v Plint, 2003 BCCA 671; S.Y. v F.G.C., 1996 CanLII 6597 (BC CA); contra
McIntyre v Grigg, 2006 CanLII 37326 (ON CA); Ms. R. v Mr. W., 2003 ABQB 50.
286
Voir par exemple Gérald R Tremblay, « Combien vaut votre réputation » dans Service de la formation
permanente du Barreau du Québec, Développements récents sur les abus de droit (2005),
284
54
pécuniaire une injustice pour les victimes de blessure corporelle grave : « It seems unjust,
therefore, that non-pecuniary damage in personal injury cases are capped while those in
defamation cases are not. »287 À l’opposé, l’auteur Morse soutenait qu’il n’y a aucun
fondement légitime à l’imposition de plafond de l’arrêt Andrews aux dommages moraux
non pécuniaires en matière de diffamation288. Bien avant les arrêts Snyder et Hill, Morse
établissait trois distinctions entre les cas de blessures corporels et de diffamation qui
justifiaient la différence de traitement. Premièrement, le comportement malicieux de celui
qui diffame doit toujours être considéré dans l’évaluation des dommages, tandis qu’en
matière de préjudice corporel, la punition du défendeur n’est pas un facteur dont le
tribunal doit tenir compte dans l’évaluation de l’indemnité. Deuxièmement, bien que le
préjudice non pécuniaire ne puisse pas être mesuré dans les deux cas, l’étendue de la
blessure peut être mesurée beaucoup plus facilement dans le cas de blessures corporelles
que dans les cas de diffamation. Troisièmement, il n’y pas de compensation entière du
préjudice pécuniaire dans les cas de diffamation, contrairement aux cas de blessure
corporelle289. En bref, la nature différente de l’action en diffamation, qui ferait en sorte
qu’il est impossible d’indemniser entièrement la victime diffamée, milite en faveur du
rejet du plafond290.
La professeure Jukier croit que la critique de Morse est non fondée. D’abord,
indépendamment de la souffrance de la victime, il n’existe aucune limite sur les
dommages pécuniaires en matière de diffamation : « nothing stops a defamation victim
from recovering substantial pecuniary damages if they are a direct and immediate cause
of the delict. »291. En fait, la pratique d’octroyer un montant global pour l’ensemble des
préjudices dans les cas de diffamation n’empêche aucunement la compensation entière
EYB2005DEV1076 [Tremblay]; Jukier, supra note 230; Deslauriers 2005, supra note 157; Patrice
Deslauriers, « La réparation du préjudice moral : pas et faux pas de la Cour suprême » dans Service de la
formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en responsabilité civile (1997),
EYB1997DEV999; Benedek, supra note 55; Gardner, supra note 8 au no 392.
287
Benedek, supra note 55 à la p 651.
288
Jerome Morse, « The Applicability of Personal Injury Damage Principles to Libel and Slander Cases »
(1983) 23 CCLT 52 [Morse].
289
Ibid aux pp 67-68.
290
Voir aussi Susan M Vella, « The Undervaluation of Non-pecuniary and Income-Based Damage Awards
in Sexual Abuse Cases: Do Gender and Aboriginal Factors Play a Role? » dans Personal Injury Law,
Toronto, Irwin Law, 2009, 477, aux pp 478 et 485-494 (L’auteur Susan Vella reprenait sensiblement les
mêmes arguments de Morse pour justifier l’absence de plafond pour les cas d’agression sexuelle.).
291
Jukier, supra note 230 à la p 8.
55
des pertes pécuniaires de la victime. Puis, Jukier note qu’il existe aussi des cas de
blessures corporelles n’entraînant presque aucun préjudice pécuniaire, mais un préjudice
non pécuniaire considérable. Si l’on admet l’argument de Morse basé sur l’impossibilité
d’établir des dommages pécuniaires, il ne faudrait pas appliquer la limite de l’arrêt
Andrews à ces cas de blessure corporelle292. Enfin, Jukier ajoute que la compensation
entière du préjudice pécuniaire est aussi la règle applicable aux actions en diffamation,
puisque le juge considère normalement l’existence et l’étendue des pertes économiques
de la victime (par exemple : perte de revenus, d’emploi, de clientèle, etc.)293.
Le droit civil québécois a d’abord eu l’occasion de remédier à la différence de
traitement entre les préjudices non pécuniaires moral et corporel. Dans l’arrêt Snyder294,
la majorité de la Cour suprême a rejeté la proposition du juge Lamer d’imposer un
plafond des dommages moraux non pécuniaires. Dans sa courte décision de seulement
huit paragraphes, la majorité de la Cour ne se prononce aucunement sur cette
proposition : il n’y a pas un seul paragraphe ou même un seul mot sur le plafond. Dans sa
dissidence, le juge Lamer proposait pourtant de limiter les indemnités pour le préjudice
moral non pécuniaire au montant de 50 000 $ de 1978 :
À cette fin, j’estime qu’en pratique, extrêmement rares seront les cas où il
faudra verser à la victime d’une diffamation un montant supérieur à 50 000 $
pour lui assurer une réparation pleine et entière de son préjudice moral.
Naturellement, comme nous devons nous replacer à l’époque du jugement de
première instance pour apprécier le caractère raisonnable du verdict, ce
montant est exprimé en dollars de 1978.295
Le juge Lamer offrait plusieurs justifications au plafond, qui répondait en partie
aux arguments de Morse. D’abord, le plafond permettrait d’évacuer toute dimension
punitive dans l’évaluation du préjudice moral non pécuniaire. Dans cette évaluation, la
jurisprudence québécoise se fonde principalement sur des « critères à connotation
punitive », tels que « la gravité de l’acte, la bonne ou mauvaise foi et l’intention de
l’auteur de la faute »296. Selon le juge Lamer, « plus le montant de l’indemnité est élevé,
292
Ibid aux pp 8-9.
Ibid à la p 9.
294
Snyder, supra note 4.
295
Ibid au para 31.
296
Ibid au para 35.
293
56
plus il est susceptible de comporter une dimension punitive. »297 Limiter l’indemnité
revient à éviter la confusion possible des dommages non pécuniaires avec les dommages
punitifs. La similarité du langage employé par Lamer avec celui de Dickson dans
Andrews démontre que les préjudices non pécuniaires moral et corporel partagent des
considérations de politique judiciaire similaires.
Puis, la souffrance de la victime de diffamation est généralement de nature
temporaire : « Quelque grave que soit la diffamation, les gens finissent par oublier les
propos humiliants prononcés ou écrits sur la victime et la peine qui l’afflige perd peu à
peu son acuité. »298. Le caractère temporaire de la souffrance jumelé à la nature arbitraire
de l’indemnité justifie l’imposition d’une limite afin d’éviter toute condamnation
déraisonnable.
Ensuite, la publicité de l’affaire et la publication du jugement final rétablissent en
grande partie la réputation de la victime tout en réparant le préjudice moral non
pécuniaire : « l’action en justice permet à la victime de laver son honneur et verse un
baume sur ses souffrances morales. »299 La publication de jugement constitue certes un
remède permettant d’atténuer la souffrance de la victime, mais elle survient souvent
plusieurs années après l’acte diffamatoire. Selon Jukier, la publication du jugement ne
justifie pas une réduction drastique de l’indemnité pour le préjudice non pécuniaire300. Il
faut néanmoins ajouter à la publication du jugement deux autres remèdes alternatifs aux
dommages moraux non pécuniaires résultant de diffamation : (i) l’injonction
interlocutoire et (ii) la rétractation et les excuses publiques301. Ces deux remèdes
alternatifs peuvent toutefois causer des problèmes. L’injonction interlocutoire permet à la
victime qui se croit diffamée d’empêcher la publication de la communication
diffamatoire. Toutefois, une telle injonction semble être une atteinte à la liberté
d’expression difficilement justifiable. La Cour suprême américaine a jugé qu’une telle
injonction s’apparente à la censure, qui est d’ailleurs inconstitutionnelle302. La rétractation
et les excuses ordonnées par la Cour permettent de restituer efficacement la réputation de
297
Ibid au para 35.
Ibid au para 36.
299
Ibid au para 37.
300
Jukier, supra note 230 à la p 45.
301
Voir Jukier, ibid; Tremblay, supra note 286.
302
Near v Minnesota, (1931) 283 US 697 (USSC) juge en chef Hughes, à la p 720.
298
57
la victime, ne représentent pas un fardeau trop important sur la liberté d’expression et
peuvent être rapides et peu coûteuses303. Toutefois, le droit américain nous révèle que,
lorsqu’elles
sont
ordonnées,
elles
peuvent
être
sujettes
à
une
contestation
constitutionnelle, puisqu’elles sont contraires à la liberté d’expression du défendeur304.
Pour Jukier et Tremblay, l’emploi des remèdes alternatifs contribue, malgré les
inconvénients, à diminuer le montant des dommages-intérêts, tout en étant plus
susceptible de replacer la victime dans l’état où elle se trouverait, n’eût été la
diffamation305.
Enfin, même si la réputation est d’une grande valeur dans notre société, cette
valeur « est subjective » et l’octroi de sommes exorbitantes mettrait en péril la liberté
d’expression et à la liberté de presse306. C’est ce que la doctrine a appelé le « chilling
effect » du droit de la diffamation307. Autrement dit, la diffamation implique la présence
de deux intérêts divergents : (i) la liberté d’expression garantie par les Chartes québécoise
et canadienne308, et (ii) la protection de la réputation. Le juge Dickson écrivait d’ailleurs
dans l’arrêt Cherneskey c Armadale Publishers Ltd309 : « Le droit de la diffamation doit
trouver un juste équilibre entre la protection de la réputation et la protection de la liberté
d’expression »310.
Le juge Lamer soutient que toutes ces justifications établissent que le montant de
50 000 $ soit largement suffisant pour compenser intégralement le préjudice non
pécuniaire découlant d’une atteinte à la réputation. Sans pour autant rendre le droit
uniforme, la dissidence de l’arrêt Snyder avait le mérite d’essayer de mettre un peu
d’ordre dans le droit du préjudice non pécuniaire. Toutefois, le jugement de la majorité a
simplement pavé la voie à la confusion et aux contradictions que l’arrêt Hill a finalement
produites311. La Cour suprême a affirmé dans l’arrêt Hill que le plafond de l’arrêt
303
Voir Jukier, supra note 230 à la p 49.
Miami Herald Publishing Co v Tornillo, (1974) 418 US 241 (USSC).
305
Tremblay, supra note 286; Jukier, supra note 230 aux pp 39-40.
306
Snyder, supra note 4 au para 40.
307
Voir par exemple Emily Luther, « Case Comment on Cusson v. Quan » (2009) 72 Sask L Rev 295, à la
note 1 et à la p 308 [Luther].
308
Article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne, LRQ, c C-12; Article 2(b) de la Charte
canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982
sur le Canada (R-U), 1982, c 11.
309
Cherneskey c Armadale Publishers Ltd, [1979] 1 RCS 1067.
310
Ibid à la p 1095.
311
Hill, supra note 5.
304
58
Andrews ne s’appliquait pas au cas de diffamation. La décision a ensuite été brièvement
réaffirmée par les arrêts Botiuk c Toronto Free Press Publications Ltd312 et Young c
Bella313. Dans Hill, le juge Cory fait une revue du droit à la réputation dans la société
canadienne. Cory déclare que les conséquences d’un acte diffamatoire peuvent
« s’infiltrer dans les crevasses du subconscient et y demeurer, toujours prête[s] à surgir et
à répandre son mal cancéreux », ou « subsister indéfiniment »314. Pourtant, la victime
diffamée souffre surtout de façon temporaire et peut toujours rétablir sa réputation avec le
temps. À l’opposé, la victime d’un préjudice corporel sérieux n’a pas ce luxe : sa
souffrance peut être permanente et sa perte d’intégrité physique ne peut pas lui être
restituée.
Le juge Cory accorde une très grande importance à la réputation : « la plupart des
gens tiennent plus que tout à leur bonne réputation »315. Afin de justifier sa position, le
juge Cory cite hors contexte la place de la réputation à travers l’histoire 316. Le juge Cory
s’appuie sur le droit religieux en évoquant l’importance de l’atteinte à la réputation dans
la Bible, la « loi mosaïque » et le Talmud317. Puis, il réfère à l’époque romaine, à la « Loi
salique des Teutons » et au droit après la conquête normande318. Enfin, il évoque l’utilité
de la diffamation à la Renaissance afin d’enrayer les duels319. L’honneur et la réputation
étaient peut-être très importants aux yeux des Romains, de la noblesse et des tribunaux
ecclésiastiques du Moyen Âge, ou des aristocrates de la Renaissance. Toutefois, il est
nécessaire de rappeler qu’il s’agit d’époques où les droits à la vie et à l’intégrité physique
n’étaient pas élevés au rang de droit fondamental. Nous avons ici qu’à nous rappeler de
l’esclavage et de la cruauté (le massacre des chrétiens) de la civilisation romaine, de la
société servile du Moyen Âge (et de ses inquisitions), ou même de la réémergence de
l’esclavage après la Renaissance et de la main mise de la religion sur la société. Dans sa
révision historique, le juge Cory ne souligne manifestement pas que les droits à la vie, à
l’intégrité physique et à la sécurité sont beaucoup plus importants aujourd’hui qu’à
312
Botiuk c Toronto Free Press Publications Ltd, [1995] 3 RCS 3 [Botiuk].
Young c Bella, [2006] RCS 108 [Bella].
314
Hill, supra note 5 au para 166.
315
Ibid au para 107.
316
Ibid aux paras 108-113.
317
Ibid au para 109.
318
Ibid aux paras 110-112.
319
Ibid au para 113.
313
59
l’époque romaine ou au Moyen Âge. En adoptant un raisonnement différent de l’arrêt
Andrews pour le préjudice moral non pécuniaire, « la Cour suprême semble hiérarchiser
les valeurs en jeu sans démonstration bien convaincante. »320
Il appert que la Cour suprême est beaucoup moins rigoureuse en ce qui concerne
l’évaluation des dommages en matière de diffamation. La Cour appuie la présomption de
dommages non pécuniaires en matière de diffamation (dénommés « dommages-intérêts
généraux » en common law)321. Cette présomption serait basée sur le fait que les
dommages moraux non pécuniaires sont difficiles, voire même impossibles à mesurer. Vu
cette difficulté, le juge Cory établit que « le jury, en tant que représentant de cette
communauté, doit être libre d’effectuer une évaluation des dommages-intérêts que le
demandeur est fondé à recevoir et qui démontrent clairement à la communauté que sa
réputation a été restaurée »322.
Dans Hill, le jury doit être libre afin d’évaluer les dommages moraux non
pécuniaires, puisque ceux-ci sont difficiles à évaluer. À l’opposé, dans Ter Neuzen, le
jury doit être limité par le plafond de l’arrêt Andrews justement parce que les dommages
corporels non pécuniaires, difficiles à mesurer, ne doivent pas mener à des montants hors
de proportion323. Il appert que ces deux arrêts sont en fait basés sur la même prémisse : la
difficulté de mesurer l’indemnité en réparation du préjudice non pécuniaire. Malgré un
point de départ identique, la Cour suprême n’arrive pas au même raisonnement en ce qui
concerne le plafond. Afin de justifier la différence de traitement, le juge Cory s’appuie
principalement sur trois arguments : (i) la nature différente de l’action en diffamation (ii)
le caractère intentionnel de la publication et (iii) la raisonnabilité des indemnités
accordées en matière de diffamation. Les deux premiers arguments ressemblent beaucoup
à ceux de Jerome Morse, bien que cet auteur ne soit pas cité dans la décision.
Premièrement, l’action en diffamation serait de nature différente puisque « [d]ans
ces affaires, on réclame rarement des dommages-intérêts spéciaux pour perte pécuniaire,
lesquels sont souvent extrêmement difficiles à établir. »324 La justification pour l’octroi
des dommages moraux non pécuniaires se retrouve dans cette affirmation : la victime
320
Tremblay, supra note 286.
Hill, supra note 5 au para 164.
322
Ibid au para 166.
323
Ter Neuzen, supra note 143.
324
Hill, supra note 5 au para 169.
321
60
diffamée a droit à la réparation de sa souffrance, puisqu’il n’existe souvent pas de
préjudice pécuniaire. La justification du droit à la réparation devient par le fait même
fondée sur une approche conceptuelle du préjudice moral non pécuniaire. La victime a
droit à une indemnité, puisqu’elle a perdu un bien : sa réputation ou du moins une partie
de sa réputation. Suivant ce raisonnement, la réputation est un bien propre ayant une
valeur objective. Cette approche conceptuelle avait pourtant été jugée « primitive » par le
juge Dickson dans l’arrêt Andrews325. Alors, en quoi l’approche conceptuelle est-elle
moins primitive en ce qui concerne la justification du droit à la réparation du préjudice
moral non pécuniaire? À la lumière des commentaires du juge Cory sur le droit romain, la
bible, le Talmud ou même la Loi salique des Teutons, il semble que cette approche soit
tout aussi « primitive » dans les cas d’action en diffamation.
Le juge Cory ajoute que la nature de l’action en diffamation rejette aussi toute
approche comparative en matière d’évaluation des dommages pour les cas de
diffamation : « il n’y a guère à gagner d’une comparaison exhaustive des montants
accordés dans les affaires de libelle »326. L’auteur Tremblay rappelle que l’on peut
soulever l’argument de l’absence d’égalité et d’équité : « Cela dit, la justice requiert que
des cas similaires soient traités similairement. Dans cette perspective, une comparaison
des montants accordés semble toujours pertinente et l’affirmation du juge Cory est peutêtre un peu trop radicale. »
En plus de justifier la réparation du préjudice moral non pécuniaire selon une
approche conceptuelle, la Cour propose ce qui semble être une approche personnelle de
l’évaluation de ce type de préjudice :
Avant tout, j’aimerais exprimer mon accord complet avec la Cour d’appel,
suivant laquelle chaque cas de libelle est unique, et que le cas en l’espèce se
situe dans «une classe à part». L’évaluation des dommages-intérêts dans une
affaire de libelle ressortit à l’ensemble des éléments suivants : la nature et les
circonstances de la publication du libelle, le caractère et la situation de la
victime du libelle, les effets possibles de la déclaration diffamatoire sur la vie
du demandeur, et les actes et motivations des défendeurs. Il s’ensuit qu’il n’y
a guère à gagner d’une comparaison exhaustive des montants accordés dans
les affaires de libelle.327
325
Andrews, supra note 1 à la p 261.
Hill, supra note 5 au para 187.
327
Ibid au para 187.
326
61
Cette approche personnelle jumelée au rejet de toute approche comparative a été
réaffirmée dans l’arrêt Botiuk328. Nous sommes ici très loin de l’approche fonctionnelle
des plaisirs de substitution de l’arrêt Andrews. N’existe-t-il réellement aucun plaisir de
substitution à la souffrance morale? Cette divergence avec l’arrêt Andrews s’explique
surtout par le fait que la Cour suprême dans les arrêts Hill et Botiuk n’a jamais
explicitement traité de la question à savoir quelle approche doit être employée dans
l’évaluation des dommages moraux non pécuniaires. Cependant, comme nous l’avons vu
précédemment, l’état du droit nous permet d’affirmer que la réparation du préjudice
moral non pécuniaire est justifiée selon une approche conceptuelle et évaluée selon une
méthode conceptuelle personnalisée.
En somme, le premier argument du juge Cory afin d’écarter le plafond est que la
nature de l’action en diffamation ne répond pas de l’approche fonctionnelle de l’arrêt
Andrews. Comme le plafond découlait a priori de l’adoption de l’approche fonctionnelle,
le plafond ne devrait pas être imposé au préjudice non pécuniaire découlant d’une action
incompatible avec l’approche fonctionnelle. Cette reformulation de l’argument démontre
manifestement la confusion et les contradictions dont souffre le droit de la réparation. En
quoi l’approche fonctionnelle est-elle inapplicable au préjudice moral non pécuniaire? Et
en quoi les approches conceptuelle et personnelle proscrivent-elles le plafond des
indemnités? La question du plafond n’est-elle pas indépendante des approches?
À vrai dire, si elle peut être appliquée au préjudice corporel non pécuniaire,
l’approche fonctionnelle peut très bien s’appliquer au préjudice moral non pécuniaire. De
toute façon, les considérations de politique judiciaire en faveur du plafond sont valables
quelle que soit l’approche retenue. Pour Jukier, si la méthode d’évaluation repose sur le
principe de gravité de l’atteinte de l’approche conceptuelle et la situation particulière de
la victime de l’approche personnelle, cela constitue un argument fort en faveur d’une
limite du préjudice moral non pécuniaire inférieure à la limite de l’arrêt Andrews329.
Généralement, il appert que la Cour n’a pas saisi que la nature différente de l’action en
diffamation ne rend pas les dommages moraux non pécuniaires différents des dommages
corporels non pécuniaires : dans les cas deux cas, il s’agit de réparer la souffrance.
328
329
Botiuk, supra note 312 au para 105.
Jukier, supra note 230 à la p 16.
62
Deuxièmement, le juge Cory soutient qu’il faudrait traiter différemment les
actions en diffamation à cause du caractère intentionnel de la publication. De prime
abord, l’insistance sur l’intentionnalité de la publication suggère à nouveau une confusion
de la fonction compensatoire de la réparation avec la punition. Cette confusion semble
aussi exister dans les actions pour agression sexuelle330. Dans les cas d’agression
sexuelle, l’évaluation des dommages non pécuniaires tend à accorder davantage
d’importance au comportement du défendeur qu’à la souffrance de la victime, ce qui est
pourtant contraire aux enseignements du juge Dickson dans l’arrêt Andrews331. Ces deux
cas rappellent aussi le problème des dommages-intérêts majorés (« aggravated
damages ») qui ne sont que des dommages punitifs déguisés en dommages
compensatoires.
Le deuxième argument repose donc sur le comportement du défendeur dans les
cas de diffamation. Selon le juge Cory, le caractère intentionnel de la publication est
l’« énorme différence » entre une publication diffamatoire et la négligence causant des
blessures corporelles332. Bien que l’intention véritable de diffamer ne soit pas nécessaire
pour déclarer le défendeur responsable, le juge Cory croit qu’une publication diffamatoire
doit être présumée être faite avec l’intention de diffamer333. La Cour rejette l’imposition
d’un plafond, puisqu’un plafond permettrait à l’auteur de la publication de connaître à
l’avance ce qu’il pourrait lui en coûter, au maximum, de tenir des propos diffamatoires.
Un plafond équivaudrait alors à un « permis de diffamer »334, qui encouragerait la
diffamation intentionnelle et « aurait pour effet de modifier la nature et la fonction
entières du droit de la diffamation »335. Comme le soulignent les auteurs Tremblay et
Boivin, cet argument du « permis de diffamer » n’a aucun poids, puisque la diffamation
intentionnelle ouvre toujours la porte à des dommages punitifs336. Cet argument ainsi que
l’octroi des dommages-intérêts majorés démontrent clairement que la Cour suprême
confondait les dommages non pécuniaires avec les dommages punitifs.
330
Voir Sutherland, supra note 58.
Ibid aux pp 221-222.
332
Hill, supra note 5 au para 170.
333
Ibid au para 170.
334
Denis W Boivin, « Accomodating Freedom of Expression and Reputation in the Common Law of
Defamation » (1997) 22 Queen’s LJ 229, à la p 258 [Boivin]; Tremblay, supra note 286.
335
Hill, supra note 5 au para 170.
336
Tremblay, supra note 286; Boivin, supra note 334 aux pp 258-259.
331
63
La présomption d’intentionnalité proposée par le juge Cory risque de nuire à la
liberté d’expression et de produire le « chilling effect »337. La réparation de la victime
diffamée exige de balancer la liberté d’expression et le droit à la réputation. Pour les
auteurs Luther, Boivin et Kary, l’arrêt Hill produit le « chilling effect » puisque la balance
est désormais inclinée lourdement en faveur de la réputation338. La Cour omet de
mentionner qu’en matière de diffamation, le défendeur n’a souvent pas d’assurance lui
permettant de payer la condamnation. Lorsqu’il présume l’intention de diffamer339, la
Cour ne tient pas compte de l’effet de cette présomption en droit de l’assurance.
Dans le droit de l’assurance responsabilité, l’assurance de la faute intentionnelle
demeure pourtant inconcevable : l’article 2464 CcQ prévoit que l’assureur « n’est jamais
tenu de réparer le préjudice qui résulte de la faute intentionnelle de l’assurée. » Cette
règle existe aussi en common law sous la formule : « a wrongdoer cannot profit from his
or her wrongdoing »340. Bien que certains médias soient aujourd’hui assurés contre les
actions en diffamation341, cette assurance ne couvre aucunement les cas de diffamation
intentionnelle. Généralement, le fardeau de la condamnation dans une action en
diffamation n’est pas supporté par une collectivité d’assurés, mais uniquement par le
défendeur. Le contrôle à l’aide d’un plafond des dommages moraux non pécuniaires
devient alors nécessaire afin d’éviter des condamnations astronomiques qui ne seraient
pas « raisonnable[s] et équitable[s] »342 pour les défendeurs. La diffamation présente donc
des considérations de politique judiciaire supplémentaires qui militent en faveur de
l’imposition d’un plafond.
Dans Hill, le défendeur avait été à la fois condamné à payer des dommagesintérêts généraux (300 000 $), des dommages-intérêts majorés (500 000 $) et des
dommages punitifs (800 000 $). Pourtant, dans son analyse, la Cour confond la fonction
des dommages moraux non pécuniaires avec les dommages punitifs. Comme le soulignait
337
Voir Luther, supra note 307 à la note 1 et à la p 308.
Luther, ibid à la p 308; Boivin, supra note 334 à la p 271; Joseph Kary. « The Constitutionalization of
Quebec Libel Law, 1848-2004 » (2004) 42 Osgoode Hall LJ 229, à la p 237.
339
Hill, supra note 5 au para 170.
340
Brissette Estate v Westbury Life Ins Co, [1992] 3 SCR 87 (Décision du juge Cory); voir aussi par
exemple Scott v Wawanesa Mutual Insurance Co, [1989] 1 S.C.R. 1445 (Décision du juge Laforest :
« wrongdoer should not profit by his act »); Wigmore v Canadian Surety Company, [1996] 9 WWR 406
(SKCA) (« wrongdoer must not be allowed to profit from the wrongful act. »).
341
Rogers, supra note 52 aux pp 291-292.
342
Andrews, supra note 1 à la p 242.
338
64
le juge Lamer, « il est alors impossible, dans un jugement de common law, de savoir quelle
fraction de cette somme est compensatoire ou punitive »343. Il est important de se rappeler
que le juge Dickson établissait justement que l’octroi des dommages non pécuniaires
remplissait la fonction compensatoire de la responsabilité civile et en aucun cas une
fonction punitive : « Il faut indemniser la victime; il ne s’agit pas de la venger. »344 Je
vois mal comment ce raisonnement ne s’applique pas aussi aux dommages moraux non
pécuniaires. Par souci de cohérence, les dommages non pécuniaires corporels et moraux
devraient servir le même objectif. L’absence de plafond ne fait que confirmer la
confusion entre la punition et la compensation dans le droit de la réparation du préjudice
non pécuniaire.
Troisièmement, la raisonnabilité des indemnités accordées en matière de
diffamation constitue le dernier argument du juge Cory. Dans son refus d’imposer un
plafond, le juge Cory soutient que la moyenne relativement faible des montants accordés
en matière de diffamation dans les neuf années précédant l’arrêt Hill ne justifie pas
« qu’un maximum soit requis dans les affaires de libelle »345. Le juge Cory ajoute que les
dommages non pécuniaires de 300 000 $ demeurent raisonnables puisqu’ils sont très près
de la limite supérieure de l’arrêt Andrews de 250 000 $ en 1991346. En résumé, la
diffamation ne pose aucun problème d’indemnité exorbitante. Benedek critique
sévèrement cet argument : en accordant un montant de plus d’un million de dollars en
dommages (300 000 $ en dommages-intérêts généraux, 500 000 $ en dommages-intérêts
majorés et 800 000 $ en dommages punitifs), la Cour a elle-même créé un problème
d’explosion des indemnités, ce qui était justement la justification du plafond dans l’arrêt
Andrews347.
De plus, affirmer que le montant accordé est raisonnable ne fait simplement aucun
sens. D’abord, s’il y avait un plafond, la raisonnabilité de l’indemnité n’écarterait
aucunement l’obligation de la Cour de réduire les dommages afin de respecter le plafond
ou, si l’affaire avait été entendue devant jury civil, d’ordonner un nouveau procès sur la
question des dommages non pécuniaires. Puis, l’affirmation du juge Cory selon laquelle
343
Snyder, supra note 4 au para 39.
Andrews, supra note 1 à la p 230.
345
Hill, supra note 5 au para 169.
346
Ibid au para 173.
347
Benedek, supra note 55 à la p 653.
344
65
l’indemnité pour le préjudice non pécuniaire n’est que de 300 000 $ paraît erronée. Dans
la mesure où il écrit lui-même que les dommages-intérêts majorés n’ont pas une fonction
punitive, il doit alors admettre qu’ils ne sont qu’une composante des dommages non
pécuniaires. Ainsi, si l’on tient compte des 500 000 $ en dommages-intérêts majorés,
l’indemnité pour les dommages non pécuniaires s’élève au montant exorbitant de
800 000 $, c’est-à-dire largement au-delà du plafond de l’arrêt Andrews.
Les trois principaux arguments de l’arrêt Hill révèlent une compréhension confuse
et un manque de maîtrise du droit à la réparation du préjudice non pécuniaire. Néanmoins,
en gardant en tête l’arrêt Snyder en droit civil québécois, il semble que les motifs
discutables de l’arrêt Hill ne sont que le produit de la confusion et des contradictions qui
existaient à l’époque (et qui existent toujours) dans le droit à la réparation du préjudice
non pécuniaire. Aujourd’hui, le plafond de l’arrêt Andrews peut sembler cohérent lorsque
l’on tient seulement compte du droit de la réparation du préjudice corporel. Mais lorsque
notre vision est moins restreinte et que l’on adopte une vue d’ensemble sur le droit de la
réparation du préjudice non pécuniaire, le plafond de l’arrêt Andrews n’est aucunement
sensé. Il ne faut pas alors se surprendre de la confusion et des contradictions entourant le
préjudice non pécuniaire.
3. LA COMPRÉHENSION CONFUSE DE LA SOUFFRANCE
La préférence pour l’approche fonctionnelle dans l’arrêt Andrews a été suivie par
la confusion de cette approche avec les approches conceptuelle et personnelle.
Étrangement, le plafond des dommages corporels non pécuniaires est apparu avec cette
confusion grandissante des justifications et des méthodes d’évaluation. Le manque
d’uniformité et de cohérence dans l’imposition ou non du plafond pour les préjudices non
pécuniaires moral et corporel est manifestement l’une des conséquences de cette
confusion. Il y a tant de confusion et de contradictions que le droit de la réparation du
préjudice non pécuniaire fait difficilement du sens. Toutefois, rien ne permet d’établir que
la coexistence des approches et l’imposition du plafond soient les seules causes de
confusion.
Il n’en demeure pas moins que la confusion est toujours présente : la très grande
66
majorité des juges et des avocats connait probablement très mal l’état du droit.
Récemment, la Cour d’appel du Québec a même réussi à confondre le préjudice moral
non pécuniaire avec le préjudice corporel non pécuniaire dans l’arrêt France Animation c
Robinson348. Dans cette désormais célèbre affaire, le demandeur Claude Robinson avait
intenté une action en responsabilité civile exigeant la réparation des préjudices que les
défendeurs lui avaient causés suivant la violation de son droit d’auteur et de ses droits
moraux accessoires. Il est difficile de concevoir comment cette violation du droit d’auteur
et des droits moraux accessoires peuvent engendrer autre chose que des préjudices
moraux pécuniaires et non pécuniaires.
Or, lorsque vient le temps de traiter de la souffrance que la violation a causée à
Robinson, la Cour d’appel parle de « préjudice psychologique » plutôt que de souffrance
morale, comme s’il était question de préjudice corporel non pécuniaire349.
Conséquemment, la Cour d’appel indique que le plafond de l’arrêt Andrews s’applique au
préjudice non pécuniaire de Robinson350 et réduit de 400 000 $ à 121 350 $
l’indemnité351, soit « 50 % du plafond »352 à la date de la demande en justice. Une telle
confusion aurait pu être évitée si le droit de la réparation traitait de la même façon les
préjudices non pécuniaires moral et corporel.
Le raisonnement juridique n’a pas encore réussi à créer une cohérence dans le
droit de la réparation de la souffrance. Cet échec est principalement dû à la nature même
du raisonnement juridique. La pensée logique demeure l’instrument de création du
droit353. Selon le professeur Glenn, la logique depuis Aristote, c’est principalement la loi
de non-contradiction et le principe du tiers exclu354. La loi de non-contradiction prévoit
qu’on ne peut affirmer vraie et fausse la même chose, tandis que le principe du tiers exclu
stipule que « there is no middle ground between contradictory things »355. Par la
conjonction et l’exclusion, la logique donne de la précision au raisonnement juridique et,
par le fait même, de la cohérence :
348
France Animation c Robinson, 2011 QCCA 1361.
Ibid aux paras 209-225.
350
Ibid au para 219.
351
Ibid au para 225.
352
Ibid au para 219.
353
H Patrick Glenn, Legal Traditions of the World, 3e éd, New York, Oxford University Press, 2007, à la
p 143 [Glenn LTW].
354
Ibid à la p 144.
355
Ibid.
349
67
[W]hat you do now have is precision, since you have a notion of consistency,
and consistency is what allows you to build as opposed to simply wandering
around amongst the differences. Deductive thought follows from this form of
logic; given a point of departure, you can reach further conclusions which are
derivable from it (or entailed by it, some might say), in a consistent
manner.356
La rationalité du raisonnement juridique est ainsi très logique, « according to the logic of
having to choose between contradictory things. »357
Les trois approches du préjudice non pécuniaire sont remplies de contradictions.
Vu l’état du droit, la logique du raisonnement juridique devrait choisir parmi ces
contradictions, mais demeure incapable de choisir : le raisonnement juridique reste
simplement pris entre ces contradictions. Le droit de la réparation n’est conséquemment
ni précis, ni cohérent. Il en résulte que la prise de décision des juges ne peut pas être le
produit de la logique. Pour la professeure Nedelsky, le jugement repose principalement
sur les marqueurs somatiques et affectifs (« affective somatic markers »), c’est-à-dire les
intuitions ou « the gut feelings »358. Ces intuitions sont le produit de l’expérience, de
l’éducation et de la culture359. Lors des délibérations judiciaires, les juges se réfugient
dans ce qu’ils appellent le raisonnement juridique en portant rarement à la conscience les
intuitions de départ influençant leur jugement360.
Le raisonnement juridique a énormément de difficulté à traiter de la réparation de
la souffrance. Lorsqu’il s’agit du préjudice non pécuniaire, les juristes sont rarement
précis et cohérents. Le droit s’est perdu dans la confusion de la rationalité du
raisonnement juridique. Le droit souffre de cette confusion et la grande majorité des
juristes n’en est même pas consciente. En d’autres mots, le droit souffre, mais il n’est pas
conscient de sa souffrance. Selon l’approche fonctionnelle de Dickson, le droit n’aurait
pas droit à la réparation de sa propre souffrance.
Enfin, la souffrance a-t-elle eu raison du raisonnement juridique? Non, puisque les
tribunaux s’efforcent toujours de réparer la souffrance. Toutefois, si l’on juge que le droit
doit être équitable, cohérent et prévisible, le droit de la réparation de la souffrance
356
Ibid.
Ibid à la p 145.
358
Jennifer Nedelsky, « Embodied Diversity and the Challenge to Law » (1997) 42 McGill LJ 91, à la p 106
[Nedelsky].
359
Ibid.
360
Ibid à la p 107.
357
68
demeure un chantier inachevé, dans lequel les travaux ont cessé de progresser. Je propose
de revenir à la base. Le droit a échoué dans sa compréhension de la souffrance puisqu’il
n’a jamais vraiment attaqué le débat de l’incommensurabilité de la souffrance et notre
perception que nous avons de la souffrance corporelle. C’est peut-être là que se trouvent
les autres causes de la confusion.
69
IV. LA SOUFFRANCE ET L’INCOMMENSURABILITÉ
Le débat de l’incommensurabilité est enraciné dans le droit de la réparation. La
doctrine, la jurisprudence et la théorie du droit soutiennent généralement que la
souffrance et l’argent n’ont pas de commune mesure ou que la souffrance ne peut donc
pas être mesurée en termes monétaires. En même temps, ceux qui préfèrent une
justification conceptuelle de la perte non pécuniaire voient dans la souffrance une perte
objective qu’il faut mesurer et réparer. Les réponses mitigées du droit face à la souffrance
rappellent la difficulté qu’est la tâche du jugement. Vu la complexité du monde et du
savoir humain, le jugement est aujourd’hui un exercice complexe, ardu et souvent
imprécis. L’introduction du concept de l’incommensurabilité ne facilite aucunement la
tâche de juger, puisqu’il s’agit d’une notion généralement confuse et controversée361.
L’auteure
Heidlebaugh
voit
d’ailleurs
dans
la
dissémination
de
l’incommensurabilité le symptôme de la crise du jugement dans le monde occidental,
puisque le relativisme domine généralement le débat politique et éthique362. Cette crise du
jugement provient de la prise de conscience qu’il n’existe pas de normes universelles
fixes (« no fixed Archimedean standards »)363. Toutefois, ce rejet de l’universalisme n’est
pas sans problème : l’absence de point d’ancrage produit une anxiété commune
importante dans le jugement. Nous avons perdu la foi dans nos valeurs communes et nous
ne nous entendons plus sur ce qui a du sens364. Selon Heidlebaugh, cette anxiété serait
liée à l’émergence de l’incommensurabilité dans la littérature académique et la
philosophie365.
Pour Glenn, la popularisation de l’incommensurabilité n’est qu’une réaction à
notre époque d’interdépendance croissante : « insistence on incommensurability may be a
form of reaction against manifold forms of interdependence. »366 La popularisation de
361
Glenn et Wang rappellent généralement que le débat de l’incommensurabilité souffre de plusieurs
imprécisions et de multiples significations : H Patrick Glenn, « Are Legal Traditions Incommensurable? »
(2001) 49 Am J Comp L 133, à la p 134 [Glenn 2001]; Xinli Wang, Incommensurability and CrossLanguage Communication, Burlington (VT), Ashgate, 2007, à la p 6 [Wang].
362
Nola J Heidlebaugh, Judgment, Rhetoric, and the Problem of Incommensurability : Recalling Practical
Wisdom, Columbia (SC), University of South Carolina Press, 2001, à l’introduction [Heidlebaugh].
363
Ibid à la p 2; voir aussi Glenn LTW, supra note 353 à la p 45.
364
Heidlebaugh, ibid à la p 10.
365
Ibid à la p 7.
366
Glenn 2001, supra note 361 à la p 134.
70
l’incommensurabilité insiste sur la primauté du choix personnel et sur un argument
philosophique profondément ancré dans le folklore occidental : « on ne peut pas comparer
des pommes avec des oranges »367. Le jugement devient alors la proie de la simple
relativité des choix :
Since you can’t compare them, in the sense of drawing any useful information
from them, you must simply choose between them. The individual,
charismatic, process of decision-making is necessarily prior to and separate
from the objects of decision. The individual stands prior to the world. […]
Our understanding would be bounded by ruts of our own digging, and no
mere intellectual effort could heave us out of them.368
Cette réduction du jugement au relativisme fait en sorte que tout jugement d’ordre moral
ou évaluatif ne devient que l’expression d’une préférence, d’une attitude ou d’un
sentiment. C’est ce que Heidlebaugh dénomme l’« émotivisme »369, qui rappelle les
marqueurs somatiques et affectifs de Nedelsky370.
À l’instar de Heidlebaugh et de Glenn, l’auteur Wiang suggère que
l’incommensurabilité est devenue le fer de lance des penseurs dans les domaines ayant un
penchant relativiste et fait de plus en plus partie de la culture et de la pensée occidentale :
Practitioners with a relativistic bent in numerous interpretative fields, such as
sociology, anthropology and ethnography, psychology, law, education,
political science, economies, cognitive science, decision theory, and
linguistics, have been busy discovering similar phenomena in their fields.
Through its popularization, the notion of incommensurability has been put on
the cultural map, and even becomes part of the weekly glosses in many
professional circles.371
Aujourd’hui, le jugement n’offre pas les moyens de combler le fossé qui sépare certains
discours, qui seront souvent jugés incommensurables, incompatibles ou incomparables372.
Malgré la confusion et les imprécisions, le spectre de l’incommensurabilité hante le
discours académique contemporain. L’incommensurabilité est devenue incontournable :
« Incommensurability, as the inevitable condition of a dominant Western epistemology,
367
Ibid à la p 138.
Ibid aux pp 138-139.
369
Heidlebaugh, supra note 362 à la p 22.
370
Nedelsky, supra note 358 aux pp 106-107; voir chapitre III, section 3 sur la compréhension confuse de la
souffrance.
371
Wiang, supra note 361 à la p 6.
372
Voir Heidlebaugh, supra note 362 à la p 16.
368
71
cannot be eliminated. »373
Le droit de la réparation de la souffrance n’échappe pas au débat sur
l’incommensurabilité. Le droit est déjà divisé entre les croyances d’incommensurabilité et
de commensurabilité de la souffrance. Le débat de l’incommensurabilité pourrait très bien
être la source principale de la confusion dans le droit à la réparation. Nous devons alors
nous demander ce que nous désirons entre la commensurabilité et l’incommensurabilité
dans la réparation de la souffrance. En d’autres mots, il s’agit d’établir quelle est la
croyance parmi les choix de commensurabilité et d’incommensurabilité qui servira le
mieux les décideurs et qui guidera le mieux l’exercice du jugement. Bien que cette
problématique
paraisse
simple,
elle
s’inscrit
dans
le
débat
complexe
de
l’incommensurabilité. D’ailleurs, je ne prétends pas pouvoir faire justice à l’ensemble des
arguments et des critiques concernant l’incommensurabilité dans le droit, qui pourrait être
le sujet d’une thèse entière de doctorat. Toutefois, une compréhension adéquate (i) de
l’origine de la notion, (ii) de son application dans la théorie du droit et (iii) de son écho
dans la réparation de la souffrance nous permet de déterminer la croyance qui permettra
de remédier à la confusion dont souffre le droit. Ainsi, malgré les difficultés qu’engendre
le débat de l’incommensurabilité dans l’exercice du jugement, nous pourrons formuler,
grâce à une prise de position éclairée, une méthode de réparation de la souffrance
équitable, cohérente et prévisible.
1. L’ORIGINE DE L’INCOMMENSURABILITÉ
Le mot « incommensurabilité » dérive des racines latines com et mensurabilis, qui
signifient « commune mesure »374. Associé au préfixe « in », il signifie l’absence de
commune mesure. Historiquement, le concept d’incommensurabilité provient des
premiers théoriciens grecs de la mathématique. En géométrie, ces théoriciens croyaient
que, par exemple, le diamètre et le côté d’un pentagone régulier375, ou les côtés et
373
Ibid à la p 140.
Voir Glenn LTW, supra note 353 à note 38, p 43.
375
Voir H Patrick Glenn,. « Commensurabilité et traduisabilité » (2000) 3:1 Rev CL Francais 53, à la p 55
[Glenn 2000]; Glenn LTW, supra note 353 note 38, p 43.
374
72
l’hypoténuse d’un triangle rectangle isocèle376 étaient incommensurables puisqu’ils ne
pouvaient pas être exprimés sous la forme de nombres entiers. En d’autres mots, des
longueurs étaient incommensurables entre elles, si elles ne pouvaient pas être exprimées
l’une par rapport à l’autre par le langage des nombres entiers. L’incommensurabilité
signifiait plus généralement l’absence de langage commun. À l’opposé, la
commensurabilité signifierait l’existence d’un langage commun aux deux éléments : pour
devenir commensurables, il faut trouver un langage commun. L’exemple particulier des
mathématiques confirme ce constat, puisque l’incommensurabilité observée « conduisit
au développement des nombres réels exprimés en décimales. »377 La reconnaissance de
l’incommensurabilité permettrait donc le développement d’un langage commun d’une
plus grande précision378.
L’origine est certes mathématique, mais la popularisation de l’incommensurabilité
provient surtout du domaine de la philosophie des sciences et de l’épistémologie du
milieu du 20e siècle. Nous devons la formulation du problème de l’incommensurabilité
aux travaux de Thomas Kuhn379 et de Paul Feyerabend380 sur la pensée scientifique381.
Kuhn parlait initialement de l’incommensurabilité en termes d’incompatibilité et de
compétition entre les théories scientifiques et employait surtout la notion de
comparaison382. Toutefois, l’incommensurabilité ne signifiait pas l’incomparabilité. Selon
Kuhn et Feyerabend, deux théories peuvent être considérées comme incommensurables
en ce sens qu’elles ne peuvent pas être formulées selon une même rationalité, puisqu’il
n’existe pas entre elles de langage commun ou théoriquement neutre permettant de les
opposer383 : « absent of scientifically or empirically neutral system of language of
concepts, alternate tests and theories must proceed from within one or another paradigm
376
Voir Boaz B Ben-Amitai, « The Incommensurability of Values Thesis and its Failure as a Criticism of
Utilitarianism » (2006) 19:2 Can JL Jurisprudence 357, à la p 358 [Ben-Amitai]; Wiang, supra note 361
aux pp 3-4.
377
Glenn 2000, supra note 375 à la p 55.
378
Voir Glenn LTW, supra note 353 à la note 38, p 43.
379
Thomas S Kuhn. The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, University of Chicago Press, 1970
[Kuhn].
380
Paul K Feyerabend. Against Method: Outline of an Anarchistic Theory of Knowledge, Londres, Verso,
1975.
381
Voir par exemple Ben-Amitai, supra note 376 à la p 358.
382
Kuhn, supra note 379 aux pp 145-155; voir aussi Heidlebaugh, supra note 362 à la p 11; Wiang, supra
361 note à la p 4.
383
Voir Ben-Amitai supra note 376 à la p 358; Heidlebaugh, ibid à la p 14; Wiang, ibid aux pp 5 et 11;
Glenn 2001, supra note 361 à la p 134.
73
based tradition. »384 Selon Kuhn, la commune mesure entre deux théories résulte
normalement d’un paradigme partagé385, c’est-à-dire des engagements métaphysiques
similaires, des prises ontologiques semblables, des mêmes normes méthodologiques ou
des perceptions similaires386. Wiang définit le paradigme à la base d’une théorie comme
étant : « [t]he core of such a scientific theory [which] consists of much more general,
much less easily testable, sets of assumptions or presuppositions. »387 Deux théories qui
ne partagent pas de paradigmes ne tiendraient pas pour acquises les mêmes choses.
Conséquemment, l’incommensurabilité apparaît a priori être l’absence d’un
langage commun, « similar to a dialogue between people who speak different languages
and therefore cannot even start to understand each other, let alone reach an
agreement. »388 Wiang parle de l’incommensurabilité comme d’une panne de
communication entre deux théories due à l’absence de langage commun : « a necessary
common measure of some sort is lacking between the languages employed by them and
that thereby the successful cross-language communication between their advocates breaks
down »389 et « the communication breakdown between two scientific communities is due
to lack of some common measure between the two languages used. »390 Certains auteurs,
tels que Donald Davidson et Hilary Putnam, formulent l’incommensurabilité de Kuhn
comme étant davantage une question d’intraductabilité391. D’abord réticent à l’idée, Kuhn
a fini par céder malgré lui à la formulation de l’intraductabilité : « [in his latter works,
Kuhn] came to define incommensurability only as a ‘limited inability to translate from a
local subgroup of terms of one theory into another local subgroup of terms of another
theory.’ »392
Que l’incommensurabilité soit une absence de langage commun, une panne de
communication ou une simple intraductabilité, l’incommensurabilité n’a rien à voir avec
l’incomparabilité selon la philosophie des sciences et les mathématiques. D’ailleurs,
Kuhn
et
Feyerabend
ont
réfuté
à
384
Kuhn, supra note 379 à la p 145.
Ibid aux pp 148-149.
386
Voir Wiang, supra note 361 à la p 4.
387
Ibid à la p 19.
388
Ben-Amitai, supra note 376 à la p 358.
389
Wiang, supra note 361 aux pp 5 et 335.
390
Ibid à la p 4.
391
Voir Heidlebaugh, supra note 362 à la p 15.
392
Glenn 2001, supra note 361 à la p 134.
385
74
plusieurs
reprises
l’interprétation
de
l’incommensurabilité comme étant l’incomparabilité393. Pourtant, dans le domaine de la
philosophie morale et de l’éthique, la notion de l’incommensurabilité des valeurs
(« incommensurability of values ») s’apparente surtout à l’incomparabilité394. Pour
plusieurs auteurs, l’incommensurabilité et l’incomparabilité (ou commensurabilité et
comparabilité) deviennent en fait des synonymes395. La notion d’incommensurabilité des
valeurs comme incomparabilité se résume ainsi :
[W]hen we say that values are incomparable we mean that we literally cannot
compare them, i.e., we cannot perform a process of comparison that will lead
to a judgment about the values’ relative importance. We cannot say whether
one is better than the other, nor can we say that they are equal.396
Cette formulation de l’incommensurabilité provient du philosophe Joseph Raz397. Selon
Raz, deux items A et B sont incommensurables (ou incomparables) si ce n’est pas vrai
que A est meilleur que B, ni vrai que B est meilleur que A, et ni vrai que A et B sont de
valeur égale398. Conséquemment, « if two options are incommensurate then reason has no
judgment to make concerning their relative value »399 et « we are in a sense free to choose
which course to follow. »400 Suivant cette formulation, les philosophes occidentaux du
droit et de la morale se sont demandé si les conditions logiques de l’incommensurabilité
existaient réellement dans le monde. Ainsi plusieurs paires d’incommensurables ont été
proposées : par exemple, l’amitié et la vie d’une mère401, l’amitié et l’argent402, Mozart et
Bob Dylan403, la vie d’un enfant et celle d’un autre enfant404, et… le bien-être et l’argent?
Est-ce que ces choses ou ces concepts peuvent être comparés?
393
Voir par exemple Kuhn, supra note 379 aux pp 234 et 266; voir généralement Wiang, supra note 361 à
la p 347.
394
Ben-Amitai, supra note 376 à la p 361.
395
Voir notamment Raz, infra note 398 à la p 322; Ruth Chang, « Introduction » dans Ruth Chang, dir,
Incommensurability, Incomparability, and Practical Reason, Cambridge (Mass), Harvard University Press,
1997, 1, à la p 1; Frederick Schauer, « Instrumental Commensurability » (1998) 146:5 U Pa L Rev 1215,
aux pp 1215-1216 [Schauer]; Cass R Sunstein, « Incommensurability and Valuation in Law » (1994) 92:4
Mich L Rev 779, à la p 808 [Sunstein]; Steven R Smith, Equality and Diversity :Value Incommensurability
and the Politics of Recognition, Bristol (R-U), Policy Press, 2011, à la p 33 [Smith].
396
Ben-Amitai, supra note 376 à la p 361.
397
Voir Smith, supra note 395 à la p 19.
398
Joseph Raz, The Morality of Freedom, Oxford, Clarendon Press, 1986, aux pp 322-324 [Raz].
399
Ibid à la p 324.
400
Ibid à la p 334.
401
Voir Glenn 2001, supra note 361 à la p 135.
402
Ibid.
403
Voir Sunstein, supra note 395 à la p 799.
404
Ibid.
75
La commensurabilité comme étant la comparabilité implique qu’il existe une
valeur de comparaison (« common scale », « ground of comparison » ou « covering
value ») qui sera applicable aux deux éléments. Cette valeur de comparaison peut aussi
bien être une mesure quantitative (« metric »), ou bien une échelle qualitative
(« scale »)405. Selon, l’incommensurabilité radicale, lorsqu’il n’existe pas de valeurs de
comparaison, un choix rationnel parmi les options incommensurables est impossible406. Si
nous reprenons certaines paires d’incommensurables proposées, les items concernés
seraient si radicalement incommensurables qu’il n’y a pas de processus par lequel les
êtres
humains
peuvent
raisonnablement
choisir
parmi
eux.
Selon
Glenn,
l’incommensurabilité apparaît comme étant l’argument principal, « une sorte de Grande
Muraille philosophique », contre les théories philosophies monistes407. Les théories
monistes sont celles qui présupposent « a single ultimate value in the world against which
all must be measured »408. Cet argument est surtout dirigé contre la philosophie utilitariste
qui présuppose que le bien-être est la seule valeur de comparaison permettant de guider
nos choix409 :
Utilitarianism, in one of its versions, commands the maximization of overall
welfare. That is, according to utilitarianism a choice is right (justified) if and
only if it brings about at least as much net overall welfare as any other choice
the relevant agent could have made; otherwise it is wrong (unjustified).410
Ainsi, l’incommensurabilité des valeurs devient l’argument du relativisme contre
l’universalisme. En éthique, cela implique l’acceptation de la diversité et du pluralisme,
c’est-à-dire la reconnaissance qu’il n’existe pas de valeurs devant s’imposer dans nos
choix411 :
[Incommensurability of values] is not just that we live in a complex world
and do not have the benefit of full-information and zero transaction costs; it is
that there is something about values which, sometimes, simply defies
comparison. They are at times impossible to compare, whether complex or
not.412
405
Ibid à la p 809.
Ibid à la p 810.
407
Glenn 2001, supra note 361 à la p 137.
408
Ibid.
409
Voir Ben-Amitai, supra note 376 à la p 357; Radin, infra note 419 à la p 62.
410
Ben-Amitai, ibid à la p 363.
411
Voir Smith, supra note 395 à la p 21.
412
Ben-Amitai, supra note 376 à la p 362.
406
76
Glenn reste très critique envers l’intraductabilité et l’incommensurabilité des
valeurs (ou l’incomparabilité). D’abord, l’intraductabilité radicale, qui soutient
l’inadéquation de toute traduction, exagère les difficultés de la communication humaine et
l’importance du texte, et nie l’expérience humaine413. Les différences de langue sont
certes des obstacles à la compréhension et à la communication, mais elles ne sont jamais
insurmontables414. Puis, l’incommensurabilité des valeurs oublie que les valeurs qui
s’opposent proviennent de traditions interdépendantes. Ainsi, en déconsidérant les
relations d’interdépendance et en prônant le relativisme, l’incomparabilité radicale, qui
soutient l’inadéquation de toute comparaison de valeurs, traite les valeurs comme de
simples faits, qui ne comporteraient aucun enseignement normatif :
To put it in another, more recognizable, way, they are simply facts (even if
they present themselves as values) and facts do not provide any normative
instruction. […] The argument for incommensurability would be simply the
argument for the past as ‘history’; though now it is present which must be offloaded. It is a form of closure. If the past is dead, so is the present. And the
future will have to be still-born.415
Dans le même ordre d’idées, le professeur Schauer rappelle que nos jugements
d’égalité et de similitude ou d’inégalité et de différence dépendent toujours du contexte
dans lequel nous formulons ces propositions416. Il nous arrive souvent de juger différents
deux objets qui partagent énormément de similitudes (par exemple le goût de deux
bouteilles de vin), tout comme nous jugeons égaux deux objets qui sont généralement
différents (par exemple les hommes dans la phrase « tous les hommes sont égaux »).
Selon Schauer, nos prétentions de similitude et de différence sont instrumentales et
téléologiques, et moins descriptives qu’elles ne laissent paraître417. L’incommensurabilité,
comme étant l’incomparabilité radicale, oublie qu’une comparaison généralement
inadéquate peut être adéquate dans le contexte particulier dans lequel elle est formulée.
L’évolution de la notion démontre que l’incommensurabilité fait désormais partie
du discours occidental « as an essential means of understanding the world and its
413
Glenn LTW, supra note 353 à la p 46.
Ibid à la p 47.
415
Ibid aux pp 43-44.
416
Schauer, supra note 395 à la p 1219.
417
Ibid.
414
77
values. »418 Peu importe que l’on définisse l’incommensurabilité comme étant l’absence
de langage commun ou l’incomparabilité des valeurs, le choix de l’incommensurabilité ou
de la commensurabilité a des conséquences importantes sur l’exercice du jugement,
surtout en ce qui concerne le jugement dans le droit de la réparation de la souffrance.
2. L’INCOMMENSURABILITÉ DANS LA THÉORIE DU DROIT
Dans la théorie du droit, l’incommensurabilité comme incomparabilité signifie
qu’il n’y a pas d’échelle sur laquelle toutes les valeurs peuvent être réparties et que
certaines choses ne peuvent pas être remplacées par un montant équivalent de valeur
commune. Bien que l’incommensurabilité dans la théorie légale semble concerner
généralement l’absence de valeur de comparaison, la question de l’incommensurabilité se
résume avant tout à une question de choix. Par exemple, pour la professeure Radin,
l’incommensurabilité dans le droit de la réparation impliquerait un choix entre une
conception marchande ou non de la compensation419. Si l’on choisit la commensurabilité
du préjudice et de l’argent, cela implique une conception marchande (« commodified »)
de la compensation, tandis que si l’on choisit l’incommensurabilité du préjudice et de
l’argent, nous préférons davantage une conception non marchande (« noncommodified »)
de la compensation420. La consolation de l’approche fonctionnelle constitue justement ce
choix de l’incommensurabilité. Selon ce choix, la compensation n’implique aucune
commensurabilité entre le préjudice et l’indemnité : l’indemnité mesure les coûts des
plaisirs de substitution et non la valeur de la souffrance de la victime. L’imposition d’un
plafond refléterait aussi la reconnaissance de l’incommensurabilité421.
Mais, que représente réellement le choix de la commensurabilité ou de
l’incommensurabilité? Une analyse de ces deux choix est nécessaire. D’abord, nous
pouvons identifier deux types de commensurabilité : métrique et ordinale. Selon Mather,
la commensurabilité métrique est la forme la plus répandue dans la théorie légale422.
418
Glenn 2001, supra note 361 à la p 133.
Margaret Jane Radin, « Compensation and Commensurability » (1993) 43:1 Duke LJ 56 [Radin].
420
Ibid à la p 56.
421
Ibid à la p 73.
422
Henry S Mather, « Law-making and Incommensurability » (2002) 47:2 McGill LJ 34, à la p 351 note 12
[Mather].
419
78
Selon cette forme de commensurabilité, deux objets sont commensurables s’ils peuvent
être mesurés et évalués en fonction d’une mesure quantitative appropriée423. De plus,
Mather identifie trois conditions à la commensurabilité métrique424. Premièrement, la
mesure employée est appropriée si cette mesure n’ignore aucune différence entre les deux
objets qui est pertinente au but de la comparaison. Deuxièmement, la mesure employée
doit être capable de mesurer l’ensemble des objets devant être comparés; cette condition
ne fait pas obstacle aux mesures complexes qui contiennent plus d’un critère de
mesure425. Troisièmement, la mesure doit être accompagnée d’un axiome permettant
d’émettre un jugement comparatif sur les éléments selon les unités de mesure et
l’application de l’axiome, sans autre jugement intermédiaire : par exemple, plus d’unités
de mesure valent davantage que moins d’unités de mesure.
Alors que la commensurabilité métrique concerne les mesures quantitatives, la
commensurabilité ordinale signifie que les éléments à comparer appartiennent à des
classes qui sont arrangées selon une hiérarchie déterminée; elle concerne les situations
« in which there is a fixed, absolute hierarchy between two or more classes of items, so
that an item belonging to a higher-ranking class is always superior to an item that is a
member of a lower-ranking class »426. En employant un jeu de cartes, l’on pourrait
déterminer qu’un trèfle bat un carreau, et ce peu importe le nombre de la carte 427. Selon
cette hiérarchie de classe, le deux de trèfle serait supérieur au roi de carreau. En termes
constitutionnels, on pourrait hiérarchiser les droits et établir que le droit à l’intégrité
physique est supérieur à la liberté d’expression ou au droit à la réputation.
Vu la commensurabilité ordinale et métrique de Mather, il serait possible de
définir l’incommensurabilité ainsi : l’incommensurabilité est une impossibilité de classer
deux objets selon une comparaison métrique ou ordinale, de sorte qu’il n’est pas vrai
qu’un objet est supérieur à l’autre, ni vrai que les objets sont égaux. Toutefois, selon
Mather, l’absence de comparaison métrique ou ordinale comme définition de
423
Ibid à la p 349.
Ibid aux pp 349-351.
425
Un exemple simple de mesure complexe serait l’addition de deux résultats d’examen afin d’établir la
compétence d’un étudiant. Par exemple, on pourrait additionner le résultat d’un examen de déontologie et le
résultat d’un examen de responsabilité professionnelle, afin d’établir le niveau de diligence professionnelle
d’un étudiant en droit.
426
Mather, supra note 422 pp 351-352.
427
Ibid à la p 351.
424
79
l’incommensurabilité est trop large, puisqu’il est toujours possible de créer de façon
arbitraire des hiérarchies métriques ou ordinales qui combleraient l’absence de
hiérarchie428. Pour Ben-Amitai, la possibilité de toujours créer des valeurs de
comparaison permet d’écarter l’incommensurabilité radicale des valeurs : « Surely, we
can always find some basis for comparison, some feature that – even if not very
interesting or inspiring – can still be used as a covering value. »429 Mather suggère plutôt
que seules les échelles de comparaison répondant aux « règles de la rationalité
généralement acceptées » (« generally accepted rules of rationality ») doivent être prises
en compte dans la détermination de la commensurabilité. L’incommensurabilité
signifierait donc « the failure of any assertion of metrical or ordinal commensurability to
be true under the generally accepted rules of rationality governing practical reason. »430
Conséquemment, l’incommensurabilité dépendrait d’un jugement sur l’applicabilité des
valeurs de comparaison. Ce jugement reposerait sur les règles de la raison généralement
acceptées dans la pensée occidentale :
There are a few rules of rationality that would be generally accepted in any
realm of reasoning. Reasoning must be reflective and deliberate. One must
not disregard known relevant facts. Conclusions must be based on premises or
reasons. Reasoning must not violate the rules of logic.431
Le professeur Sunstein rejoint Mather sur la nécessité de juger de l’applicabilité
des valeurs de comparaison. Sunstein définit l’incommensurabilité dans le contexte légal
ainsi : « Incommensurability occurs when the relevant goods cannot be aligned along a
single metric without doing violence to our considered judgments about how these goods
are best characterized. »432 La valeur de comparaison ne doit pas faire violence au
jugement pratique. La valeur ne doit pas être incompatible avec la façon dont les choses
comparées sont effectivement vécues : « by ‘doing violence to our considered
judgments,’ I mean disrupting our reflective assessments of how certain relationships and
events should be understood, evaluated, and experienced. »433 Pour Ben-Amitai, cette
incommensurabilité des valeurs se résume à un refus de définir la valeur de comparaison
428
Ibid aux pp 353-354.
Ben-Amitai, supra note 376 à la p 368.
430
Mather, supra note 422 à la p 355.
431
Ibid à la p 356.
432
Sunstein, supra note 395 à la p 796.
433
Ibid à la p 798.
429
80
ou à un rejet d’une échelle particulière de comparaison que l’on jugerait absurde434. Le
problème n’en est alors pas un d’absence de valeur de comparaison, mais bien
d’inapplicabilité des valeurs de comparaison435 : l’incommensurabilité n’est pas un
verdict d’incomparabilité, mais plutôt la finalité d’un jugement portant sur l’applicabilité
d’une valeur de comparaison. Pour Schauer, ce jugement s’inscrit dans une problématique
beaucoup plus large de choisir quelle est la croyance, entre la commensurabilité et
l’incommensurabilité, qui servira le mieux les décideurs436.
La question de l’incommensurabilité se résume donc à une simple question de
choix d’une valeur de comparaison et de son applicabilité. Néanmoins, selon Schauer, ce
choix entre la commensurabilité et l’incommensurabilité n’est pas sans problèmes. Un
décideur ayant choisi la commensurabilité pourrait être enclin à simplifier son
raisonnement à l’aide d’une méthode de calcul facile (par exemple, la règle de trois
rejetée par l’arrêt Brière : indemnité = (points d’IPP) × (plafond de l’arrêt Andrews) ÷
100)437, donnant l’illusion qu’il y a toujours, en théorie, une bonne réponse438. À
l’opposé, un décideur ayant choisi l’incommensurabilité pourrait prendre l’existence
d’options incommensurables comme une autorisation de fonder son jugement seulement
sur ses préjugés ou ses premières impressions non réfléchies, plutôt que de réfléchir sur
les problèmes difficiles que présente l’articulation rationnelle d’une conclusion439.
Le débat de l’incommensurabilité devient alors très lié à l’exercice du jugement,
c’est-à-dire à la prise de décision et à l’évaluation. L’incommensurabilité ne doit pas
devenir un argument derrière lequel le juge se cache afin d’éviter de faire un choix sensé,
sensible, cohérent et équitable. Selon l’auteur Goodin, le débat de l’incommensurabilité
tend à déformer les choix difficiles en choix faciles440. Comme il n’existe pas de mauvais
choix entre deux choix incommensurables, le décideur sera tenté de banaliser son choix et
de s’en remettre au hasard (pile ou face?)441. Or, la réparation du préjudice non pécuniaire
n’est pas une évaluation facile; il s’agit d’un exercice sérieux, qui requiert un jugement
434
Ben-Amitai, supra note 376 à la p 369.
Ibid p 370.
436
Schauer, supra note 395 aux pp 1225 et 1232.
437
Voir chapitre II, section 1.1 sur l’approche conceptuelle, Brière, supra note 98.
438
Schauer, supra note 395 aux pp 1227-1228.
439
Ibid à la p 1226.
440
Robert E Goodin, « Theories of Compensation », (1989) 9:1 Oxford J Legal Stud 56, à la p 58 [Goodin].
441
Ibid.
435
81
pratique développé et ne se résume aucunement à une simple approximation.
3. L’INCOMMENSURABILITÉ DE LA SOUFFRANCE
Dans la théorie du droit, le débat de l’incommensurabilité exige que nous
choisissions une position qui servira le mieux notre jugement dans l’évaluation des
dommages non pécuniaires. Ce choix nécessite de formuler le droit de la réparation du
préjudice non pécuniaire dans les termes du débat sur l’incommensurabilité. D’un côté, la
réparation du préjudice pécuniaire répond d’une conception marchande de la
compensation,
qui
implique
une
commensurabilité
des
préjudices
subis.
La
commensurabilité des objets, la possibilité de traduire leur valeur en termes monétaires,
provient du fait qu’il existe un marché, dans lequel les acteurs (les acheteurs et les
vendeurs) accordent une valeur à l’argent et s’entendent sur le prix des biens et des
services. Sans ce marché et cette reconnaissance de la valeur de l’argent, l’argent
n’offrirait aucune mesure significative de la valeur des objets. Il est manifeste que
l’évaluation des dommages pécuniaires répond des valeurs du marché.
À l’opposé, la réparation du préjudice non pécuniaire concorde davantage avec
une conception non marchande de la compensation. Bien que la justification conceptuelle
tende à traiter la souffrance comme s’il s’agissait d’un bien, les justifications personnelle
et fonctionnelle prônent l’incommensurabilité de la souffrance; l’indemnité ne mesure pas
la souffrance, il sert à redonner du bien-être à la victime. Ce penchant pour
l’incommensurabilité s’explique par le fait que, contrairement aux préjudices pécuniaires,
il n’existe pas de marché pouvant établir la valeur des préjudices non pécuniaires. Il n’y
pas d’acheteur, ni de vendeur, ni de consentement sur la valeur de la souffrance.
Toutefois, bien qu’il n’y ait pas de marché, il existe des tribunaux et des
précédents qui nous permettent aujourd’hui d’associer certaines valeurs monétaires à
certains préjudices non pécuniaires. Par exemple, la tétraplégie vaut 100 000 $ de 1978 ou
341 000 $ aujourd’hui. Les tribunaux par l’entremise du droit à la réparation ont fait en
sorte que la souffrance devient de plus en plus commensurable en termes légaux et
monétaires avec l’augmentation des décisions et de l’information qu’elles contiennent.
Cela s’explique, selon Glenn, par le fait que « la commensurabilité des concepts peut être
82
assurée à travers une augmentation de l’information relative aux critères de
commensurabilité ou, en cas de comparaison, relative aux objets de la comparaison. »442
La gravité de l’atteinte et l’âge guident alors l’évaluation des dommages non pécuniaires :
One suggestion is that severity of injury and age of the injured party are the
main relevant factors, with the implication that severity of injury is something
that can at least be roughly scaled or placed in categories ranging from least
to most severe.’ By linking such a scale to ranges of dollar amounts, this
approach asks the law to institutionalize a scalar version of commensurability,
though not one that is outright reductionist in equating freedom from injury
with dollars.443
Les systèmes de tarifs produisent le même effet. Qu’ils soient statutaires ou judiciaires,
ces systèmes créent une commune mesure entre la souffrance et les dommages non
pécuniaires ou, pour les détracteurs, ils marchandisent la souffrance. Cependant, le débat
ne doit pas être de savoir s’il est permissible de marchandiser la souffrance. La question
est plutôt de nous demander si nous désirons la commensurabilité comme discours
commun dans la réparation de la souffrance : « The question then is not whether it is
‘permissible’ to do so, but only whether we, as a certain linguistic subcommunity, have in
fact done so, or whether we would want to do so. »444
Nous pourrions simplement envisager la commensurabilité comme étant la
création d’un discours commun. La création d’un tel discours résoudrait tout problème
d’incommensurabilité et assurerait un droit de la réparation de la souffrance prévisible et
cohérent. Selon Heidlebaugh, la commensurabilité ne serait qu’un accord sur les règles à
appliquer dans nos jugements : « [an] agreement on a rules-based way of making and
legitimizing judgments » 445. La commensurabilité permettrait surtout d’établir une valeur
de comparaison. Si l’on considère que les tribunaux adoptent généralement une approche
comparative, l’établissement d’une valeur de comparaison devient primordial. Selon BenAmitai, le choix de la valeur de comparaison est fondamental et incontournable dans une
approche comparative446. Évidemment, le choix de la valeur de comparaison ne sera
jamais parfait. Ce choix est contextuel et ne pourra jamais tenir compte de l’ensemble des
différences. Mais comme le rappelle Schauer, la commensurabilité demeure une
442
Glenn 2000, supra note 375 à la p 58.
Radin, supra note 419 à la p 81.
444
Schauer, supra note 395 à la p 1223.
445
Heidlebaugh, supra note 362 à la p 10.
446
Ben-Amitai, supra note 376 à la p 365.
443
83
construction humaine et aucune comparaison ne peut évaluer l’ensemble des égalités et
des différences447.
Toutefois, le choix de la commensurabilité ne rend pas la souffrance pour autant
commensurable. Affirmer que la pratique judiciaire a créé la commensurabilité de la
souffrance en termes monétaires serait une explication facile et trop peu convaincante
pour la majorité des juristes. Selon l’auteure Jill Frank, bien qu’une mesure présume la
commensurabilité, l’établissement d’une valeur de comparaison ne peut pas en soi créer
la commensurabilité448. Une analyse plus approfondie de l’approche comparative des
tribunaux permet de reconsidérer le choix de la commensurabilité. En effet, le jugement
ne mesure pas la souffrance en termes monétaires, il ne fait que la comparer avec la
souffrance subie par d’autres victimes.
Dans son exercice de comparaison, le juge identifie les rapports de ressemblance
et différence entre les souffrances, c’est-à-dire entre des réalités qui ne peuvent partager
qu’une ressemblance partielle, et jamais totale. Cette tendance comparative des tribunaux
dans la réparation de la souffrance répond davantage de l’analogie que de l’emploi d’une
mesure de comparaison commune. À l’opposé de la déduction et du syllogisme, selon
lesquels le particulier est subsumé sous une règle générale, l’analogie ne fonctionne pas
par l’application de règles générales à des cas particuliers : « analogies identify what is
different not by subsuming particulars but by highlighting particularity » et « analogies
call for the perception of particulars in relation to other particulars. »449 Selon Frank,
l’analogie reconnaît à la fois les égalités et les différences; elle assure l’équité par la
réciprocité450. Se basant sur les écrits d’Aristote, Frank rappelle que l’analogie regroupe
ensemble les différents rapports dans une unité de quatre éléments, ou selon la formule
d’Aristote : À/B = C/D ou A:B::C:D451. Afin qu’une telle analogie rende justice par le
respect de l’égalité et des différences, Frank soutient que les analogies doivent être
formulées à la lumière des circonstances particulières à chaque cas et que les décideurs
doivent avoir une certaine expérience des éléments comparés et de leurs relations :
447
Schauer, supra note 395 à la p 1219.
Jill Frank, A Democracy of Distinction: Aristotle and the Work of Politics, Chicago, University of
Chicago Press, 2005, à la p 86 [Frank].
449
Ibid à la p 96.
450
Ibid aux pp 86 et 96-98.
451
Ibid à la p 96.
448
84
Indeed, in order to work, analogies must be articulable into their different
moments. In this way analogies achieve generality and preserve particularity
at the same time. Because to perceive is to grasp by way of experience,
analogies depend on a certain familiarity with the individual terms and their
relations.452
Ainsi, les analogies ne justifient pas logiquement ou ne peuvent pas être prouvées ou
démontrées : « There are no a priori rules or criteria for judging analogousness. »453 En
d’autres mots, la formule d’Aristote n’exige ni rigueur mathématique, ni logique
déductive dans la détermination de la justice454.
Heidlebaugh rejoint Frank sur ce point. Son concept de « jugement actif »
(« active judgment ») ressemble beaucoup à la description de Frank de l’analogie.
D’abord, le jugement actif se situe dans l’action, particulièrement lorsque les
circonstances nous obligent à agir455. Le jugement actif est par le fait même contraire au
jugement critique que nous exerçons généralement après l’action. Puis, le jugement actif
ne peut pas être réduit à l’application de règles, de principes ou de méthodes. Au
contraire, nous nous engageons dans le jugement actif justement parce qu’il n’y a pas de
méthode dictant nos décisions : « Active judgment may be characterized as the
concentrated engagement we experience when we must act but there is no method
dictating how. »456 Enfin, lorsque le jugement actif est aussi artistique, il emploie
l’analogie comme réponse à l’absence de règles et de mesures de comparaisons. Le
jugement n’est plus une question « de pesage et de mesurage » (« weighing and
measuring »), mais bien de « de couture et de tissage » (« stitching or weaving »)457. Tout
comme l’analogie, le jugement actif et artistique permet de tisser et de raccorder des liens
entre des réalités qui sont difficilement mesurables entre elles : « a weaving or stitching
metaphor suggests how the thinker exercises active judgment in her attempts to enter,
take part in, and even redirect the course of an ongoing conversation. »458
Dans le droit de la réparation de la souffrance, le juge adoptant l’approche
comparative compare généralement la souffrance de la victime (Sv) et l’indemnité qu’il
452
Ibid.
Ibid.
454
Ibid à la p 97.
455
Heidlebaugh, supra note 362 à la p 25.
456
Ibid.
457
Ibid à la p 142.
458
Ibid à la p 143.
453
85
accorde (Iv), avec la souffrance d’autres victimes (Sx) et les indemnités qui leur ont été
accordées (Ix), selon le modèle suivant : Iv/Sv = Ix/Sx. En d’autres mots, les juges
comparent la souffrance avec d’autres souffrances, et l’indemnité avec d’autres
indemnités. Il s’agit bien d’un raisonnement par analogie, qui ne transforme pas un item
incommensurable en un item commensurable. Toutefois, bien que les juges emploient
l’analogie, cela ne signifie pas qu’il n’existe aucun principe ou aucune mesure guidant
leur jugement. Il est manifeste que la gravité de l’atteinte constituera toujours une valeur
de comparaison dans l’évaluation des dommages non pécuniaires. Le juge Dickson luimême l’a reconnu dans l’arrêt Andrews : « il faudra toujours adapter [les indemnités] aux
cas particuliers, selon le genre de blessures, la situation de la victime et les fluctuations
des conditions économiques. »459
Ainsi, même si l’on préfère l’analogie à la commensurabilité, l’établissement
d’une valeur de comparaison devient inévitable dans la pratique. Glenn explique ce
constat par le fait qu’en plus de faciliter l’exercice du jugement, le raisonnement
comparatif est simplement inévitable : « Human reasoning inevitably becomes
comparative reasoning, all criteria standing beside others, all methods co-existing with
others. Denial of this would simply be a closure. »460 En d’autres mots, le simple
processus de délibération rendrait commensurable l’incommensurable.
Il appert que les intuitions du raisonnement juridique sur la commensurabilité et
l’incommensurabilité sont divisées. Autant la commensurabilité facilite le jugement,
autant l’incommensurabilité demeure un artéfact de la pensée occidentale et de notre
discours. Cependant, tout comme l’incommensurabilité, le raisonnement juridique et le
droit font partie de notre discours commun et l’influencent :
[L]aw not only reflects culture, but also shapes it. The law is a powerful
conceptual-rhetorical,
discursive-force.
It
expresses
conventional
understandings of value, and at the same time influences conventional
understandings of value.461
Dans la réparation de la souffrance, le droit n’est donc pas sujet de l’incommensurabilité :
le droit peut choisir sa propre voix et influencer le débat sur l’incommensurabilité de la
souffrance. Les aspirations du droit de la réparation se résument généralement à une
459
Andrews, supra note 1 à la p 263.
Glenn LWT, supra note 353 aux pp 45-46.
461
Radin, supra note 419 à la p 83.
460
86
réparation des préjudices qui serait équitable, cohérente et prévisible. Équitable signifie
que le droit assure une égalité entre les victimes, mais une égalité qui tient compte des
différences. Cohérente implique que le processus d’évaluation réponde à des règles
communes. Prévisible indique qu’il existe une certaine uniformité entre les jugements,
permettant ainsi de prévoir les résultats des litiges. En tenant compte des ces aspirations,
le droit peut faire un choix éclairé sur l’incommensurabilité : les règles de la
commensurabilité
facilitent
la
cohérence
et
la
prévisibilité,
tandis
que
l’incommensurabilité, par l’emploi de l’analogie, sert surtout l’équité.
En pratique, cela signifie que le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire
doit mieux définir sa méthode d’évaluation. L’incommensurabilité ne pose pas de
problème à la justification du droit à la réparation. Que la souffrance et le droit aient une
commune mesure ou non, les tribunaux doivent indemniser le préjudice non pécuniaire,
puisqu’il s’agit d’un intérêt réparable aux yeux des justiciables. Les dommages non
pécuniaires ne représentent pas seulement une somme d’argent, ils signifient aussi la
reconnaissance par les tribunaux de la souffrance de la victime. L’indemnité non
pécuniaire démontre à la victime que sa souffrance est prise au sérieux par le tribunal :
« [it] is required to symbolize public respect for the existence of rights and public
recognition of the transgressor’s fault with regard to disrespecting rights. »462 Bien que
l’indemnité soit surtout symbolique, l’incommensurabilité ne fait pas obstacle au droit à
la réparation.
Subséquemment, le débat de l’incommensurabilité touche principalement le choix
de la méthode d’évaluation : conceptuelle, personnelle ou fonctionnelle. Peu importe la
méthode favorisée, il faut tenir compte de notre propension dans nos jugements à
comparer. Selon Glenn, la comparaison devient possible lorsque les éléments comparés se
situent dans un « continuum d’information »463; c’est par la recherche de l’information
adéquate permettant la comparaison que l’on peut surmonter le problème de
l’incommensurabilité464. Cette recherche implique une inspection de la pratique du droit,
afin d’établir un discours commun qui pourrait réconcilier les positions divergentes en
matière de méthode d’évaluation de l’indemnité en réparation de la souffrance.
462
Ibid à la p 61.
Glenn 2001, supra note 361 à la p 143.
464
Ibid à la p 144.
463
87
La pratique du droit révèle que malgré la confusion, (i) la gravité de l’atteinte, (ii)
la personnalisation de l’indemnité de la victime et (iii) la raisonnabilité de l’indemnité
demeurent les trois critères les plus significatifs dans la jurisprudence. Aucune des trois
méthodes ne permet séparément de remplir ces trois critères. Seule une méthode mixte,
telle que la méthode conceptuelle personnalisée à raisonnabilité fonctionnelle du
professeur Gardner465, peut remplir ces trois critères; les trois approches possèdent
ensemble les ressources pour résoudre leur conflit. En pratique, une méthode conceptuelle
personnalisée à raisonnabilité fonctionnelle requiert une élaboration plus concrète que la
formulation doctrinale du professeur Gardner. Je ne prétends pas pouvoir élaborer une
application concrète de cette méthode, mais je crois que, pour le préjudice corporel non
pécuniaire, une telle méthode passe inévitablement par la création de lignes directrices
judiciaires, qui établiraient des intervalles flexibles pour chaque type de blessure. Cette
méthode conceptuelle personnalisée ne rendrait pas pour autant la souffrance
commensurable. Elle créerait le continuum d’information nécessaire au jugement
comparatif, mais laisserait aussi une marge de manœuvre importante aux juges dans
l’établissement d’une indemnité personnalisée, tout en permettant l’application de la
raisonnabilité fonctionnelle. Elle assurerait à la fois l’équité, la cohérence et la
prévisibilité, et répondrait à nos besoins d’analogies et de comparaisons.
En ce qui concerne le préjudice moral non pécuniaire, la méthode serait aussi
souhaitable, puisque les dommages non pécuniaires devraient être évalués de la même
façon, peu importe qu’ils soient corporels ou moraux. Il semble néanmoins que cette
méthode puisse être plus difficile à concevoir, puisque la jurisprudence en matière de
préjudice moral non pécuniaire est moins abondante et qu’il existe en théorie une infinité
de types d’atteintes morales. Tout comme l’incommensurabilité, ces difficultés ne
devraient pas pour autant faire obstacle à l’adoption de la méthode. Ce n’est pas parce que
la comparaison est difficile et souvent imprécise qu’elle est impossible. Ainsi, malgré les
intuitions
partagées
du
raisonnement
juridique
concernant
le
débat
sur
l’incommensurabilité, cette notion n’est pas un obstacle à une réparation de la souffrance
équitable, cohérente et prévisible.
465
Voir chapitre II, section 2 sur la confusion des approches.
88
V. LA SOUFFRANCE CORPORELLE COMME INTÉRÊT RÉPARABLE
L’arrêt Andrews imposait un plafond sur les dommages non pécuniaires en
réparation de la souffrance corporelle. À l’opposé, les arrêts Snyder et Hill refusaient
d’imposer ce plafond sur les dommages non pécuniaires en réparation de la souffrance
morale. À première vue, cette position semble très peu cohérente : les dommages non
pécuniaires, qu’ils soient corporels ou moraux, ne réparent-ils pas la souffrance? La
souffrance morale représente-t-elle un intérêt réparable ayant une plus grande valeur que
la souffrance corporelle? Gardner posait la question autrement : « L’honneur vaudrait-il
plus que l’usage de ses membres (ou même la vie) comme à l’époque des duels? »466 La
réponse à cette question est surtout intuitive : l’intuition des auteurs ayant fortement
critiqué l’arrêt Hill est que l’honneur et la réputation ne peuvent pas valoir davantage que
l’intégrité corporelle. De son côté, le juge Lamer dans l’arrêt Snyder concluait que la
souffrance corporelle valait même davantage que la souffrance morale : Lamer désirait
imposer un plafond aux dommages moraux non pécuniaires représentant la moitié du
plafond de l’arrêt Andrews467.
Il est temps d’enquêter sur nos intuitions et de vérifier ce que nous tenons pour
acquis : considérant la compensation entière du préjudice pécuniaire, la souffrance
corporelle est-elle perçue comme un intérêt réparable d’une plus grande valeur que la
souffrance morale? Et pourquoi? Ce questionnement est nécessaire afin de comprendre
notre perception de la souffrance corporelle et la place que nous lui accordons. Il
nécessite une enquête dans la collectivité, par l’emploi du sondage, et une analyse de nos
intuitions et de notre perception, qui dépasse le domaine du droit.
1. L’ENQUÊTE SUR LA SOUFFRANCE CORPORELLE ET MORALE
Pour commencer cette enquête, j’ai fait circuler par curiosité un sondage anonyme
dans la Faculté de droit de l’Université McGill auquel soixante-dix (70) participants ont
466
467
Gardner, supra note 8 au no 392.
Snyder, supra note 4 au para 31.
89
répondu468. Évidemment, le sondage n’a pas de valeur scientifique, puisqu’il n’a pas été
fait sur un échantillon suffisant large et randomisé. Au contraire, il a été répondu par des
personnes qui avaient une certaine connaissance des limites et des problèmes entourant la
réparation du préjudice non pécuniaire, et non à des victimes blessées dans leur intégrité
physique ou leur réputation; les participants connaissaient probablement le droit de la
réparation. Il s’agit donc d’un exercice fictif (et non scientifique) d’évaluation de la
valeur que l’on accorde aux préjudices non pécuniaires corporel et moral. D’une certaine
manière, le juge Dickson faisant sensiblement ce même exercice fictif, lorsqu’il a établi la
limite de 100 000 $ de l’arrêt Andrews. Le sondage ne vise pas à établir une valeur
précise aux dommages non pécuniaires corporels et moraux. Le sondage sert plutôt à
révéler quel est l’intérêt réparable entre la souffrance corporelle et la souffrance morale
ayant la plus grande valeur aux yeux des participants.
Outre les questions de l’âge, du sexe et du nombre d’années de scolarité
postsecondaire complétées, le questionnaire posait aux participants trois questions
d’opinion. La première invitait les participants à identifier lequel des deux événements
extrêmes suivants ils percevaient comme étant le plus préjudiciable : (a) perdre l’usage de
ses jambes et de ses bras, ou (b) être accusé faussement et publiquement d’avoir agressé
et tué cinquante (50) enfants469. Étant donné la qualification tripartite du préjudice
(corporel, matériel et moral), il aurait été possible d’ajouter un troisième événement
concernant la destruction d’un bien rare dont le participant est propriétaire, comme par
exemple un œuvre d’art célèbre et unique (La Joconde par exemple?), un animal rare en
voie d’extinction ou une voiture de collection unique. Étant donné que les deux
événements touchent l’intégrité corporelle et les droits moraux, un troisième événement
aurait présenté aux participants le choix de la matérialité, plutôt que l’intégrité corporelle
ou morale. Toutefois, comme la jurisprudence et la doctrine ne font état d’aucun
problème dans l’évaluation du préjudice matériel (pécuniaire et non pécuniaire), qui n’est
d’ailleurs pas traité dans cette thèse, je me suis permis de limiter le choix à ces deux
468
Les autorisations éthiques pour effectuer le sondage réalisé dans le cadre de cette thèse ont été accordées
par le Research Ethics Board Office.
469
La question était formulée ainsi :
« Quel évènement percevriez-vous comme étant le plus préjudiciable :
(a) Perdre l’usage de vos jambes et de vos bras; ou
(b) Être accusé faussement et publiquement d’avoir agressé et tué 50 enfants? »
90
événements. Je nomme cette question « la question du choix ».
La deuxième question demandait aux participants d’accorder une valeur monétaire
à la souffrance corporelle, considérant la perte de l’usage de leurs jambes et de leurs bras,
et considérant qu’ils sont logés, nourris et secondés pour le reste de leur vie470; je nomme
cette question « la valeur de la souffrance corporelle ». La troisième question demandait
aux participants d’accorder une valeur monétaire à la souffrance morale, considérant
qu’ils étaient accusés faussement et publiquement d’avoir agressé et tué cinquante
enfants, et considérant qu’ils sont logés, nourris et secondés pour le reste de leur vie471; je
nomme cette question « la valeur de la souffrance morale ». Ces deux questions
demandaient aux participants d’établir, après avoir reçu une compensation pécuniaire
significative, la valeur de l’indemnité en réparation de la souffrance corporelle et morale.
Les soixante-dix répondants formaient un groupe de 40 femmes et 30 hommes,
âgés de 20 à 58 ans (moyenne de 29,8 années), ayant terminé de 2 à 12 années de
scolarité postsecondaire (moyenne de 6,87 années). À la question du choix, 57
participants (30 femmes et 27 hommes) ont jugé la perte de l’usage des bras et des jambes
davantage préjudiciable, tandis que 13 participants (10 femmes et 3 hommes) ont choisi
l’accusation fausse et publique d’avoir agressé et tué cinquante enfants. Il est peu
surprenant que 81,43 % des répondants aient jugé la perte de l’usage des jambes et des
bras comme étant plus préjudiciable, puisqu’une perte aussi importante de l’intégrité
physique risque de causer des préjudices pécuniaires beaucoup plus importants que ce que
pourrait causer l’accusation fausse d’avoir agressé et tué cinquante enfants.
À la question de la valeur de la souffrance corporelle, les participants ont accordé
des valeurs variant de zéro à cent millions de dollars, pour une moyenne de
7 938 285,73 $ et une valeur médiane de deux millions de dollars. En ce qui concerne la
valeur de la souffrance morale, les participants ont accordé des valeurs variant aussi de
zéro à cent millions de dollars, pour une moyenne de 5 213 214,29 $ et une valeur
médiane d’un million de dollars. En général, les participants accordent une valeur 1,52
470
La question était formulée ainsi : « Considérant la perte de l’usage de vos jambes et de vos bras, et
considérant que vous êtes logé, nourri et secondé pour le restant de votre vie, quelle valeur monétaire
additionnelle accorderiez-vous à la souffrance associée à votre perte? »
471
La question était formulée ainsi : « Considérant que vous êtes accusé faussement et publiquement
d’avoir agressé et tué 50 enfants, et considérant que vous êtes logé, nourri et secondé pour le restant de
votre vie, quelle valeur monétaire additionnelle accorderiez-vous à la souffrance associée à votre perte? »
91
fois plus élevée à la souffrance corporelle qu’à la souffrance morale. Ce coefficient
confirmerait que les participants perçoivent la perte l’intégrité physique, même après
avoir été partiellement compensée par les dommages pécuniaires, comme étant un intérêt
réparable d’une plus grande valeur que la souffrance morale causée par une atteinte à la
réputation.
Toutefois, si nous séparons les femmes et les hommes, les résultats sont différents.
Les hommes accordent des valeurs moyennes de 9 960 000 $ à la souffrance corporelle et
de 2 572 333 $ à la souffrance morale, pour un coefficient de 3,87. À l’opposé, les
femmes accordent des valeurs moyennes de 6 422 000 $ à la souffrance corporelle et de 7
193 875 $ à la souffrance morale, pour un coefficient de 0,89. Ce constat signifie que les
femmes accordent une plus grande valeur à leur réputation que les hommes, qui, de leur
côté, favorisent largement l’intégrité physique. Cette conclusion peut paraître étrange,
puisque la littérature médicale américaine révèle que les femmes sont généralement plus
sensibles à la douleur physique que les hommes472. Toutefois, il ne faut pas oublier que
les participants n’étaient pas des victimes blessées dans leur intégrité physique et dans
leur réputation; si cela avait été le cas, les données auraient surement été différentes.
Malgré l’absence de valeur scientifique du sondage, je me suis permis de calculer
plusieurs coefficients de corrélation : entre l’âge et la valeur de la souffrance corporelle
(0,005), entre l’âge et la souffrance morale (-0,049), entre la scolarité postsecondaire et la
souffrance corporelle (0,107), ou entre la scolarité postsecondaire et la souffrance morale
(-0,108). Ces calculs nous révèlent que les différents couples de variables sont presque
linéairement indépendants : l’âge et la scolarité n’ont pas réellement d’influence sur les
valeurs accordées en réparation de la souffrance, qu’elle soit morale ou corporelle.
Finalement, en prenant le sondage comme un exercice fictif (et non scientifique)
d’évaluation de la valeur de la souffrance, l’exorbitance des moyennes et de certains
montants obtenus nous rappelle d’abord pourquoi un jury sans instruction ou avec des
instructions insuffisantes aura tendance à accorder des montants astronomiques pour la
réparation du préjudice non pécuniaire. Puis, le sondage nous permet aussi d’émettre
l’hypothèse selon laquelle nous percevons la réparation de la souffrance corporelle
472
Voir généralement Amir Shavizky, Tackling the Measurability Problem of Physical Pain in Personal
Injury Cases : The Case for Remembered Pain and for Disregarding Race and Gender, thèse de doctorat en
droit, Université d’Illinois, 2008 [non publiée], aux pp 51-56.
92
comme requérant une indemnité d’une plus grande valeur que l’indemnité en réparation
de la souffrance morale. Considérant que les participants savaient probablement que seuls
les dommages corporels non pécuniaires étaient limités, cette hypothèse devient très
significative : si la majorité des juristes ne partagent pas la perception de l’arrêt Hill, qui
est-ce qui percevra le préjudice moral non pécuniaire comme un intérêt réparable d’une
plus grande valeur que le préjudice corporel non pécuniaire? Les résultats du sondage
renforcent ainsi notre intuition suivant laquelle il serait inapproprié de limiter davantage
les dommages corporels non pécuniaires que les dommages moraux non pécuniaires.
Toutefois, le sondage ne nous offre aucune justification. Bien sûr, nous pourrions
envisager une question demandant aux participants d’expliquer leur choix. Toutefois, je
doute que les réponses nous eussent offert une justification autre que celle d’une simple
préférence : « je préfère perdre ma réputation que la jouissance de mon corps ».
2. L’APPROCHE INTERDISCIPLINAIRE DU DROIT ET DE LA CULTURE POPULAIRE
Le sondage révèle certes que la souffrance corporelle peut être un intérêt réparable
d’une plus grande valeur que la souffrance morale, mais il n’explique pas pourquoi. Le
problème réside dans la proposition que la souffrance demeure le domaine de la sensation
et de la perception, et non celui de la raison : le plafond des dommages en réparation de la
souffrance corporelle répond de considérations de politique judiciaire auxquelles la
souffrance corporelle ne répond pas. À vrai dire, la souffrance corporelle et l’anticipation
de cette souffrance peuvent difficilement s’analyser par le simple usage du raisonnement
juridique. Cela ne signifie pas que nous devions abandonner tout effort de
compréhension. Il s’agit plutôt de donner au raisonnement juridique les outils nécessaires
à cette compréhension. Je suggère l’étude du cinéma d’horreur afin de donner au droit ces
outils et ainsi de mieux comprendre notre perception de la souffrance corporelle. Tout
comme le droit de la réparation de la souffrance, le cinéma d’horreur a beaucoup à dire
sur la souffrance corporelle. L’efficacité et le caractère répulsif du cinéma d’horreur
reposent principalement sur notre peur commune de la perte de l’intégrité physique. Une
analyse plus poussée des mécanismes de l’horreur permet de mieux saisir l’intérêt que
nous accordons à la souffrance corporelle.
93
Une telle démarche exige néanmoins que nous nous ouvrions à une approche
interdisciplinaire du droit et de la culture populaire. Cette approche permet de diversifier
le langage du droit, qui est trop souvent isolé des autres disciplines intellectuelles et
réticent aux changements473. Pour les non-initiés, le raisonnement juridique peut paraître
long, fastidieux et pénible : « When we talk about law we tend to talk at length: a case
might be one hundred tedious pages, a textbook a thousand, two thousand, more. »474
Suivant une vision du droit comme étant autonome, le langage juridique est fermé et
« tyranniquement linéaire »475 : il nous mène à une conclusion à l’exclusion des autres.
Pour le professeur Manderson, d’autres formes d’expression ont davantage à dire que le
langage du droit476. Ces formes d’expression, telles que la littérature, le cinéma ou la
musique, parlent aussi différemment, sans subsumer le langage à la logique : « Other
forms of expression welcome our thinking instead of merely forcing us to submit to its
logic. We are embodied beings not logicians. »477
Conséquemment, il faut éviter de voir le droit comme étant une discipline
autonome.478 Selon l’auteur Robson, la notion de l’autonomie du droit soutient que le
droit, en étant indépendant de la pensée politique et sociale, renforce le pouvoir et
l’autorité du droit : « rather than being dependent on shifting trends in political or social
thinking, law has been taken as the normative voice of reason and authority. »479 En
d’autres mots, la loi se présente comme l’incarnation de la raison et une idéologie en soi,
qui n’a pas besoin des autres disciplines intellectuelles480. L’auteur Chase croit que la
discipline du droit a développé un « modèle cognitif de savoir », qui met le droit en marge
de la société et qui s’appuie sur son autorité autoproclamée481. Il identifie une liste des
473
Steve Greenfield et Guy Osborn, « Law, legal education and popular culture », dans Steve Greenfield et
Guy Osborn, dir, Readings in Law and Popular Culture, New York, Routledge, 2006, à la p 1 [Greenfield
et Osborn].
474
Desmond Manderson, « Desert Island Disks (Ten Reveries in Inter-disciplinary Pedagogy) » (2008) 1
Public Space 1 [Manderson].
475
Ibid.
476
Ibid.
477
Ibid.
478
Voir Peter Robson, « Law and Film Studies: Autonomy and Theory » dans Michael Freeman, dir, Law
and Popular Culture, New York, Oxford University Press, 2005, 21 [Robson]; Anthony Chase, « Toward A
Legal Theory of Popular Culture », (1986) 1986:3 Wis L Rev 527 [Chase]; Lawrence M Friedman, « Law,
Lawyers, and Popular Culture », (1989) 98 Yale LJ 1579 [Friedman].
479
Robson, ibid à la p 24.
480
Chase, supra note 478 à la p 541.
481
Ibid.
94
causes à la source de l’autonomie du droit : (i) la recherche empirique est un travail long
et difficile, (ii) la recherche empirique et l’interdisciplinarité exigent un travail intellectuel
en dehors du droit pour lequel les juristes ne sont pas compétents, (iii) les professeurs de
droit sont sélectionnés parce qu’ils sont capables d’ignorer « l’étranger », c’est-à-dire le
« contexte social », (iv) les juristes conçoivent le droit comme un discours normatif,
rhétorique et idéologique qui n’a rien à voir avec l’évolution des comportements
sociaux482. À l’instar de Robson et de Chase, le professeur Friedman soutient que les
juristes ont manifestement tendance à favoriser l’autonomie du droit483, en se concentrant
seulement sur « le monde interne de la pensée juridique » et en ignorant « les vrais
événements »484.
Pourtant, en pratique, le droit n’est pas si autonome. Pour le professeur Sherwin,
le droit, ce que nous pensons du droit et la façon dont nous pensons le droit restent le
produit de la pensée humaine, qui reflète généralement la culture qui nous entoure :
We have learned to simultaneously view multiple ‘windows’ on to the real
and the virtual; we have come to accept simulations interspersed with real-life
documentation; and we have willingly absorded narratives with fragmented
timelines shaped by non-linear (‘associative’) forms of logic that flaunt selfreflexive allusions to the interpretive process of meaning making itself. In
short, human perception and cognition have rapidly adapted to the nature and
demands of new communication technologies - particularly film, television,
and more recently, the Internet.485
En tant que produit de la pensée humaine, le droit est poreux, non hermétique. Là où
Glenn parlerait de relations d’interdépendance486, Robson parle d’« interpénétration »
entre le droit et le non-droit487. La relation du droit et de la culture populaire impliquerait
d’ailleurs cette relation d’interpénétration : « Law draws upon the material of popular
culture just as popular culture draws upon the materials of law. »488
L’interpénétration résulte du fait que la relation entre le droit et la culture remonte
au début de l’histoire de l’humanité :
482
Ibid à la p 568.
Friedman, supra note 478 à la p 1582.
484
Ibid à la p 1587.
485
Richard K Sherwin, Popular Culture and Law, Burlington, VT, Ashgate, 2006, à la p xi [Sherwin].
486
Glenn 2001, supra note 361 à la p 134.
487
Robson, supra note 478 à la p 26.
488
Sherwin, supra note 485 à la p xv.
483
95
Law’s engagement with popular culture goes back to the mists of time, to the
Old Testament, perhaps beyond. […] Law’s engagement with popular culture
reached a crescendo in Ancient Greece. Kitto, paraphrasing Pericles, says of
the Greeks that they ‘throw open to all our common cultural life, nor do we
deny them any instruction or spectacle’. […] The theatre was popular culture,
and through it the population was introduced to jurisprudential conflicts like
positive law versus natural law, law and equity, rule versus discretion. The
debates are reflected in many of the great tragedies.489
Encore aujourd’hui, le droit continue de se manifester dans la culture populaire à travers
la télévision et le cinéma490. Nous disons souvent que le droit est partout. Seul sur son
« île déserte », Manderson écrit d’ailleurs qu’il ne trouve que ça : « I was alone and yet I
found nothing but law all around me. » 491 Que ce soit les lois de la nature ou le besoin
inconscient d’autorité, Manderson se sent interpellé par le droit. Le droit est envahissant,
mais comme le soulignent les auteurs Asimov et Mader, la culture est encore plus
envahissante492. Tous les jours, nous sommes sujets à un flot de sons et d’images
destinées à nous divertir ou à nous informer :
Almost everyone is accustomed to spending large amounts of their precious
leisure time seeking various kinds of pleasures from consuming media. We
hope that a film or a TV show will help us experience for a little while
particular emotions and sensations (such as laughing or crying or being
scared, angry, puzzled, or aroused) without the risk of really feeling these
emotions.493
Le droit et le système judiciaire découlent de la même société qui produit et entretient la
culture populaire et le cinéma d’horreur. Asimov et Mader soutiennent que la culture
populaire construit notre perception du droit et change la façon dont les acteurs du droit
se comportent494. Chase écrit d’ailleurs que : « popular culture [is] telling us who we are
as a people or what we must need to know about a society. In either case, there can be no
doubt but that popular culture can constitute political dynamite and is a force to be
reckoned with. »495
489
Michael Freeman, « Law in Popular Culture » dans Michael Freeman, dir, Law and Popular Culture,
New York, Oxford University Press, 2005, 1, aux pp 1-2 [Freeman].
490
Greenfield et Osborn, supra note 473 à la p 4.
491
Manderson, supra note 474.
492
Michael Asimow et Shannon Mader, Law and Popular Culture: A Course Book, New York, P. Lang,
2004, à la p 5 [Asimov et Mader].
493
Ibid à la p 5.
494
Ibid à la p xxii.
495
Chase, supra note 478 à la p 534.
96
La relation entre le droit et la culture populaire est trop importante pour ne pas être
considérée dans la théorie du droit, (i) parce que la culture populaire est souvent la
principale source populaire d’information légale, et (ii) parce que les lois répondent aux
besoins de la population. D’abord, la culture populaire demeure la principale source
d’information juridique pour la majorité de la population. Friedman, Sherwin et Gies
rappellent que la majorité des gens n’a jamais consulté un avocat et n’a aucune
expérience directe des cabinets d’avocats, du système judiciaire, des tribunaux ou des
litiges496. Denvir et Freeman ajoutent que la perception populaire du droit et de la
profession d’avocat repose principalement sur leur représentation dans la culture
populaire497. La connaissance populaire du droit repose alors sur des informations
divulguées par des intermédiaires et souvent déformées498. Selon Sherwin, la culture
populaire influencerait les attentes populaires à l’égard du droit et de son évolution499.
Puis, dans nos sociétés démocratiques, nous soutenons généralement que les lois
répondent aux exigences et aux besoins de la population. Le droit et l’opinion populaire
sur ce que le droit devrait être deviennent par le fait même très liés. Pour Freeman, cela
signifie que le droit devrait refléter l’opinion populaire500, tandis que pour Sherwin, la
légitimité du système judiciaire repose sur l’opinion populaire, c’est-à-dire plus
précisément sur la culture populaire légale du droit (« popular legal culture »)501. Les
principes légaux s’adaptent continuellement suivant l’évolution des circonstances
sociales502. Les juges et les jurys ne délibèrent pas seulement dans la pure logique, ils sont
sujets aux influences sociales503. Comme nous l’avons vu précédemment, Dickson a luimême décidé l’arrêt Andrews en tenant compte de son expérience (les soins en institution)
et en choisissant le compromis (le plafond).
Face aux problèmes de l’autonomie du droit, l’emploi de l’interdisciplinarité du
496
Friedman, supra note 478 à la p 1593; Lieve Gies, « The media and public understanding of law » dans
Steve Greenfield et Guy Osborn, dir, Readings in Law and Popular Culture, New York, Routledge, 2006, à
la p 65 [Gies]; Sherwin, supra note 485 à la p xi.
497
John Denvir, « What Movies Can Teach Law Students » dans Michael Freeman, dir, Law and Popular
Culture, New York, Oxford University Press, 2005, 183; Freeman, supra note 489 à la p 18.
498
Voir Gies, supra note 496 à la p 65.
499
Sherwin, supra note 485 à la p xiii.
500
Freeman, supra note 489 à la p 3.
501
Sherwin, supra note 485 à la p xvi.
502
Voir Robson, supra note 478 à la p 26.
503
Ibid à la p 25.
97
droit et de la culture populaire nous permet d’éviter que le droit et son langage deviennent
fermés et de reconnaître que le droit est sujet aux influences sociales et à l’opinion
populaire. Dans notre cas particulier, l’interdisciplinarité du droit et du cinéma d’horreur
permet d’ouvrir le langage fermé du droit de la réparation de la souffrance.
Conséquemment, une compréhension légale nouvelle de la souffrance corporelle
implique l’élaboration d’une théorie du droit rejetant l’autonomie du droit et tenant
davantage compte des causes et des facteurs extérieurs au droit. En bref, c’est ce que
Friedman dénomme « une théorie sociale du droit » (« social theories of law »)504. Une
telle conception de la théorie du droit reconnaît que la frontière entre le droit et le nondroit n’est pas étanche, mais largement poreuse505. Cette théorie du droit tient aussi
compte que la culture populaire reflète les attentes et les aspirations de la population, et
donc nous permet de mieux comprendre ces attentes. Dans notre cas particulier, le cinéma
d’horreur refléterait la perception populaire de la souffrance corporelle et l’analyse des
mécanismes de l’horreur nous offrirait une meilleure compréhension de notre perception
de la souffrance corporelle.
En d’autres mots, si l’utilité de l’intégration de la culture populaire au droit est de
révéler les préoccupations de la pensée humaine, l’intégration du cinéma d’horreur au
droit révélerait nos préoccupations concernant la souffrance corporelle. Une approche
interdisciplinaire du droit et du cinéma d’horreur nous offre alors les outils pour une
compréhension plus sensible de la souffrance corporelle. Elle évite l’isolement du droit
dans l’exercice pur de la raison et tient compte de ce qui n’est pas raisonnable : les
émotions, la « corporéité », la « tactilité », « l’esthétisme » et le « spectaculaire »506. Tout
comme le droit de la réparation de la souffrance, le cinéma d’horreur a beaucoup à dire
sur la souffrance corporelle. L’étude du cinéma d’horreur et de ses mécanismes peut nous
aider à comprendre la perception que nous avons de la souffrance corporelle. Cette
perception repose principalement sur notre peur commune de la perte de l’intégrité
physique, qui est d’ailleurs à l’origine de l’efficacité et du caractère répulsif du cinéma
d’horreur.
504
Friedman, supra note 478 à la p 1580.
Ibid.
506
Voir Gies, supra note 496 à la p 66.
505
98
3. LE CINÉMA D’HORREUR ET LA SOUFFRANCE
L’analyse du le cinéma d’horreur démontre que notre perception de la souffrance
corporelle découle de notre peur de la mort et de la perte de l’intégrité physique. Là où
notre système de droit semble incapable de tenir compte de cette peur, la culture
populaire, qui ne répond pas du raisonnement juridique, semble saisir davantage
l’influence de notre peur de la perte de l’intégrité physique sur notre perception de la
souffrance corporelle. Nous accordons une grande valeur à la souffrance corporelle,
puisque nous souffrons d’une peur innée de la perte de l’intégrité physique. L’efficacité et
le caractère répulsif du cinéma d’horreur résultent justement de la capacité de l’horreur à
réanimer cette disposition émotionnelle. Il existe principalement trois approches à l’étude
du cinéma d’horreur : classique, psychanalytique et structuraliste, et bioculturaliste. La
revue de ces trois approches nous offre une meilleure compréhension de notre perception
de la souffrance corporelle, révélant ainsi pourquoi cette souffrance demeure un intérêt
réparable d’une si grande valeur.
L’approche classique du cinéma d’horreur suggère que le cinéma d’horreur
possède une fonction cathartique pour le spectateur. Cette approche découle des
enseignements d’Aristote sur la tragédie et la musique comme étant des représentations
ayant une fonction sociale significative507. Aristote voyait dans la tragédie une imitation
(mimesis) dans laquelle les personnages représentent de vraies personnes vivant une
variété d’émotions, dont la pitié, la peur et la terreur508 :
La tragédie est l’imitation de quelque action sérieuse et noble, complète,
ayant son juste développement, employant un discours relevé par tous les
agréments, qui selon leur espèce, se distribuent séparément dans les diverses
parties, sous forme de drame et non de récit, et arrivant, tout en excitant la
pitié et la terreur à purifier en nous ces deux sentiments.509
La catharsis serait une purification des passions à l’aide de la représentation : « une sorte
de guérison et de purification morale »
510
. La tragédie montre des héros, auxquels le
507
Voir Cynthia Freeland, « Realist Horror », dans Cynthia A Freeland et Thomas E Wartenberg, dir,
Philosophy and Film, New York, Routledge, 1995, 126, à la p 126 [Freeland].
508
Ibid aux pp 126-127.
509
Aristote, La Poétique, traduit par J Barthélemy Saint-Hilaire, Paris, Ladrange, 1858, chapitre VI, p 3031.
510
Aristote, La Politique, traduit par J Barthélemy Saint-Hilaire, Paris, Ladrange, 1837, Livre V, chapitre
VII, p 165.
99
spectateur s’identifie, qui se sont perdus en laissant leurs passions et leurs peurs les
dominer. Leur destinée tragique dissuade le spectateur à suivre l’exemple des héros. En
s’identifiant aux héros, le spectateur vit des émotions insupportables tout en se purifiant
de ses peurs et de ses passions dans un contexte sécuritaire.
Le film d’horreur peut servir la Catharsis. Il permet au spectateur de se purger de
sa peur et de son angoisse de la perte de l’intégrité physique et de la mort, tout en lui
permettant de vivre ces propres pulsions de mort sans conséquence fâcheuse. La trilogie
des films slasher Halloween (1978), Friday the 13th (1980) et A Nightmare on Elm Street
(1984) remplit très bien la fonction purgatoire des peurs et des désirs. Ces trois films
s’articulent autour de la promiscuité sexuelle d’un groupe d’adolescents résultant de leur
mort éventuelle : ils présentent des victimes qui se sont perdues en laissant leurs passions
et leurs peurs les dominer. L’identification du spectateur aux victimes permet la
purification des passions et des peurs. Le film d’horreur est cathartique justement parce
que, grâce à l’horreur, le spectateur souffre d’une grande peur de la perte de l’intégrité
physique : sans cette souffrance, il ne pourrait simplement pas y avoir de purification.
Le professeur Jutras suggère que le droit de la responsabilité remplisse aussi cette
fonction cathartique : la Catharsis d’Aristote se retrouverait dans le procès suivant la
demande en justice de la victime de préjudice corporel511. Le procès est cathartique pour
la victime, puisqu’il fait figure de représentation qui offre à la victime une certaine
purgation et un allégement accompagné de plaisir. Par l’indemnisation du préjudice
corporel non pécuniaire, le procès permet à la victime de revivre sa perte de l’intégrité
physique, tout en allégeant ses peurs et son angoisse dues à cette perte et en lui permettant
de sentir qu’il y a eu vengeance, sans pour autant qu’il y ait application de la loi du
Talion :
Les discussions au procès portant sur le préjudice extrapatrimonial (tout
autant que l’indemnité elle-même) contribuent à le rendre présent aux sens.
Catharsis pour la victime, expiation pour l’auteur du dommage, cette
représentation du dommage rétablit à un autre niveau l’équilibre rompu par le
défendeur. […] Elle comporte deux aspects: la représentation évoque d’abord
l’idée de remplacement d’une chose par une autre, pas nécessairement
identique, qui en tient lieu. L’indemnité, en ce sens, tient lieu des plaisirs
511
Jutras, supra note 48 à la p 214.
100
perdus, sans pour autant effacer la souffrance. Représenter, c’est aussi rendre
présent aux sens quelque chose qui leur échapperait autrement.512
Plutôt que d’employer la Catharsis d’Aristote, l’auteur Goodnow s’appuie sur
l’approche structuraliste et psychanalytique, plus précisément sur les écrits de la
psychanalyste Julia Kristeva, afin de démontrer le rôle de l’abject dans le discours du film
d’horreur. Selon cette approche, l’efficacité de l’horreur repose sur l’exploitation, par
l’emploi de l’abjection, de notre peur collective de la perte de l’intégrité physique. Selon
Goodnow, l’horreur résulte des menaces des frontières de l’ordre social513. Ces frontières
sont par exemple les limites entre le vivant et le mort, l’humain et l’animal, l’humain et
« l’étranger », la masculinité et la féminité, le propre et l’impropre. L’expérience de ces
menaces est justement ce que Kristeva et Goodnow dénomment « l’abject » :
What Kristeva terms ‘abject’ is, then, first of all that which threatens
boundaries. The abject ‘is neither subject nor object’. It ‘draws me towards
the place where meaning collapses’. ‘The abject ... confronts us ... with those
fragile states wherein man strays on the territories of animal.’ In short, the
abject is everything that threatens the collapse of order by threatening the
collapse of meaning and the annihilation of the self.514
L’abject est ce qui fait en sorte que le film d’horreur évoque chez le spectateur le
sentiment de répulsion, d’effroi et de dégoût. Pour Goodnow, l’exemple des cadavres
illustre bien l’abject. Le cadavre, « c’est la mort infectant la vie »515. Le cadavre menace
quatre frontières de l’ordre social, c’est-dire celle entre la vie et la mort, l’humain et le
non humain, le propre et l’impropre, l’amour et la destruction516. C’est justement parce
qu’il menace ces quatre frontières, que le cadavre doit être enterré dans d’un lieu confiné
(le cimetière) ou brûlé : le cadavre n’a pas de place dans l’ordre social. Tout comme le
cadavre, l’horreur au cinéma résulte principalement de la présence de ce genre de
menaces : « The horror film abounds in images of abjection, foremost of which is the
corpse, whole or mutilated, followed by an army of bodily wastes such as blood, vomit,
saliva, sweat, tears and putrefying flesh. »517
512
Ibid.
Katherine J Goodnow, Kristeva in Focus : From Theory to Film Analysis, New York, Berghahn Books,
2010, à la p 28 [Goodnow].
514
Ibid à la p 30.
515
« It is death infecting life », ibid à la p 30.
516
Ibid aux pp 30-31 et 47.
517
Ibid à la p 33.
513
101
La frontière la plus élémentaire qui est menacée dans le cinéma d’horreur est
l’intégrité corporelle de la victime : la peau. En soi, la peau constitue une frontière entre
l’intérieur et l’extérieur du corps. La peau contient le sang et les organes, et assure le
sentiment de l’intégralité de soi; il s’agit de la première frontière qui définit notre
personne518. Dans l’horreur, les victimes sont découpées à coup de machette (la franchise
Friday the 13th), déchirées par des griffes métalliques (A Nightmare on Elm Street),
mutilées par des coups de couteau de cuisine (Hallowen et Scream (1996)), démembrées à
l'aide de tronçonneuses (The Texas Chain Saw Massacre (1974), American Psycho
(2000)), contaminées par des maladies (Cabin Fever (2002) et tous les films de zombies),
ou carrément mangées par des hommes (The Silence of the Lambs (1991)) ou des
créatures étrangères (Alien (1979) et ses suites, The Mist (2007)). Lorsque la peau de la
victime est coupée, mutilée, déchirée, mangée ou contaminée, le « contenant » de notre
intégralité et de notre identité subit l’effondrement de la frontière entre l’intérieur et
l’extérieur du corps519 : « It is as if the skin, a fragile container, no longer guaranteed the
integrity of one’s ‘own and clean self’ but, scraped or transparent, invisible or taut, gave
way. »520 Le sentiment d’abjection et l’efficacité de l’horreur se retrouvent alors dans la
perte de l’intégrité physique comme menace à notre identité. Ultimement, la mort apparaît
comme étant l’abjection provoquant la perte finale de l’identité521.
Selon Goodnow, le cinéma d’horreur permet la rencontre sécuritaire avec l’abject
dans la mesure où l’horreur, par son monde pollué par l’abject, offre aux spectateurs le
contact avec le danger et l’impur dans des conditions contrôlées522. Le spectateur peut
être dégoûté et terrifié, mais il a toujours l’assurance qu’il ne s’agit que d’un film, limité
dans le temps, dans lequel les victimes ne meurent pas réellement et que les spectateurs
peuvent toujours arrêter de regarder : « The individual is allowed to come close to what is
abject, and is permitted the thrill of doing so, but is at the same time protected. »523
L’abject de Kristeva et Goodnow ressemble énormément au sentiment de
518
Ibid à la p 34.
Ibid.
520
Julia Kristeva, Powers of Horror: An Essay on Abjection. Traduit par Leon S Roudiez, New York,
Columbia University Press, 1982, à la p 53.
521
Goodnow, supra note 513 à la p 36 (Goodnow suggère le film The Fly (1986) comme étant l’exemple
parfait de la mort comme l’abjection provoquant la perte finale de l’identité).
522
Ibid à la p 49.
523
Ibid à la p 50.
519
102
« l’inquiétante étrangeté » (Unheimlich) que Sigmund Freud a observé dans les œuvres
littéraires appartenant au genre de l’horreur524. Si les menaces à la peau et l’intégrité
physique assurent l’efficacité du cinéma d’horreur pour Kristeva et Goodnow, c’est la
peur primitive de la mort qui possède ce rôle chez Freud. L’inquiétante étrangeté de
Freud s’apparente d’abord « à l’effrayant, à ce qui suscite l’angoisse et l’épouvante »525.
Ce sentiment se retrouve lorsqu’une chose familière de la vie psychique devient étrangère
par le processus du refoulement526. Tout comme pour Goodnow et Kristeva, l’idée de
menace aux frontières de l’ordre social est centrale dans la compréhension de l’horreur :
« un effet d’inquiétante étrangeté se produit souvent et aisément, quand la frontière entre
fantaisie et réalité se trouve effacée. »527 À l’origine de l’étrangement inquiétant, Freud
identifie plusieurs facteurs menaçant les frontières : (i) l’animisme ou l’incertitude entre
l’animé et l’inanimé528, (ii) « le motif du double » ou le dédoublement529, (iii) le « facteur
de la répétition non intentionnelle » imposant « l’idée d’une fatalité inéluctable là où nous
n’aurions parlé sans cela que de hasard. »530, (iv) « la toute-puissance des pensées », qui
comporte la croyance en la magie et la sorcellerie531, et (v) la peur primitive du mort532.
La peur primitive de la mort semble le facteur le plus déterminant dans la genèse
de l’étrangement inquiétant. La peur primitive de la mort est « encore chez nous si
puissante » et est « prête à se manifester dès qu’une chose quelconque vient au-devant
d’elle »533. Afin d’expliquer la puissance de cette peur, Freud suggère que la mort a
conservé son « sens ancien », c’est-à-dire celui de « l’ennemi du survivant ». La peur de
la mort n’est alors qu’une réponse à notre désir instinctif de survie. Elle est primitive,
mais immuable. Elle est déclenchée dès que notre intégrité corporelle est en danger 534. Vu
les enseignements de Freud, cela expliquerait pourquoi la souffrance corporelle est un
524
Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, traduit par Bertrand Féron, Paris, Gallimard,
1985, p 209 [Freud].
525
Ibid à la p 213.
526
Ibid à la p 246.
527
Ibid à la p 251.
528
Ibid à la p 234.
529
Ibid à la p 236.
530
Ibid à la p 240.
531
Ibid à la pp 244-245.
532
Ibid à la pp 247-248.
533
Ibid à la p 248.
534
Voir Freud, ibid à la p 231; Williams Indick, Movies and the Mind : Theories of the Great
Psychoanalysts Applied to Film, Jefferson (NC), McFarland, 2004, à la p 148 [Indick].
103
intérêt réparable toujours aussi important.
Avec la peur de la mort, les personnages du film d’horreur régressent à un état
infantile, qui correspond à l’état psychique et émotionnel de l’homme primitif.
L’animisme, la toute-puissance des pensées, la fatalité et la peur de la castration refoulés
et autrefois familiers refont surface et produisent l’angoisse de l’inquiétante étrangeté. Il
devient alors évident que la peur de la mort est bien l’élément déclencheur du Unheimlich
décrit par Freud : « L’inquiétante étrangeté vécue se constitue lorsque les complexes
infantiles refoulés sont ranimés par une impression, ou lorsque des convictions primitives
dépassées paraissent à nouveau confirmées. »535 Le rôle du monstre est central dans la
création de l’étrangement inquiétant : il représente les peurs primitives et infantiles
refoulées qui reviennent à la conscience. L’auteur Indick rappelle d’ailleurs que le
monstre attaque généralement la nuit, lorsque la victime dort ou est dans une autre
position vulnérable ou sans défense536. Le monstre fait ainsi figure de peurs inconscientes
qui refont surface seulement dans nos cauchemars nocturnes : n’est-ce d’ailleurs pas la
fonction de Freddy Kruger dans A Nightmare on Elm Street?
Les auteurs Rafter et Freeland critiquent fortement l’approche psychanalytique;
elles ne croient pas que l’efficacité de l’horreur repose sur l’exploitation de notre peur de
la souffrance corporelle. Selon ces deux auteures, l’approche psychanalytique s’applique
seulement aux monstres et non à l’horreur réaliste, impliquant des prédateurs tels que les
psychopathes537. Les monstres ne sont pas réels, mais surnaturels : Jason Voorhees
(Friday the 13th) revient des morts pour se venger, Freddy Kruger (A Nightmare on Elm
Street) vit dans les rêves de ses victimes, Michael Myers (Hallowen) semble immortel. À
l’instar de Freeland, Rafter parle du monstre comme source d’« excitation
psychosexuelle » offrant un « spectacle gore » presque pornographique538. Contrairement
aux monstres, les psychopathes sont des personnages vraisemblables qui pourraient
exister dans la réalité : Norman Bates est un tenancier de motel (Psycho (1960)),
Hannibal Lecter est un brillant psychiatre (The Silence of the Lambs), Patrick Bateman est
535
Freud, ibid à la p 258.
Indick, supra note 534 à la p 153.
537
Freeland, supra note 507 p 130; Nicole Rafter, « Badfellas: Movie Psychos, Popular Culture, and Law »
dans Michael Freeman, dir, Law and Popular Culture, New York, Oxford University Press, 2005, 339, à la
p 343 [Rafter].
538
Rafter, ibid à la p 356.
536
104
un banquier d’investissement (American Psycho).
Dans le cas de monstres, ce ne serait pas la peur de la souffrance corporelle qui
assurerait l’efficacité du film d’horreur, mais plutôt la satisfaction des désirs sexuels et
sadiques des spectateurs. Selon Freeland, le cinéma d’horreur du monstre est surtout
préoccupé par les désirs sexuels de l’audience et présente des « meurtres sados sexuels »,
dont la victime est généralement une adolescente ou une jeune femme présentée comme
étant sexuellement active539. À l’opposé, l’horreur réaliste offrirait davantage qu’une
simple excitation sexuelle. Freeland suggère que l’emploi du psychopathe serve à créer
une confusion entre la fiction et la réalité540. Le film d’horreur s’apparenterait alors à la
nouvelle télévisée. Le récit d’horreur n’a donc plus besoin d’une intrigue construite. Tout
comme un bulletin de nouvelles, l’intrigue du film d’horreur posséderait en quelque sorte
un discours aléatoire, réducteur et répétitif. L’horreur réaliste serait à la fois habituelle
(« familière, stéréotypée, et prévisible dans la présentation de la violence »), et
inquiétante (« immédiate, réelle, horrible, aléatoire »)541. Le spectacle de l’horreur
deviendrait alors « hyperréaliste » et établirait la norme de la violence pour la réalité :
« For example, it is common for survivors of real disasters to exhibit flattened responses
and to describe the reality by comparing it to television or movie disasters. »542 De plus,
l’horreur réaliste légitimerait aussi le pouvoir patriarcal à travers la représentation
stéréotypée et naturalisée de la violence masculine contre les femmes543. Le psychopathe
est généralement un homme violent avec de forts désirs sexuels, mais puissant et
indépendant ; il combine l’agressivité masculine (violence et sexualité) avec son caractère
héroïque (pouvoir et indépendance).
De son côté, Rafter croit que l’horreur réaliste a davantage à nous dire sur le droit.
Elle identifie trois thèmes légaux de l’horreur réaliste : (i) la nécessité du droit en mettant
en scène un personnage central qui envahit le monde ordinaire et le perturbe ou le détruit,
(ii) l’inadéquation du droit dans les circonstances extrêmes, telles que les psychopathes, et
(iii) le rétablissement de l’ordre légal, mais souvent à l’aide de moyens extralégaux (par
539
Freeland, supra note 507 à la p 131.
Ibid à la p 134.
541
Ibid.
542
Ibid à la p 138.
543
Ibid à la p 136.
540
105
exemple, tuer le psychopathe)544. Les psychopathes envahissent et perturbent la
normalité : Norman Bates (Psycho) espionne et envahit l’intimité de ses victimes,
Hannibal Lecter (The Silence of the Lambs) s’incruste dans la pensée des gens et se
déguise avec leur peau, les tueurs dans Scream envahissent les domiciles privés. En
d’autres mots, l’horreur réaliste, par l’intrusion du psychopathe, concerne le contrôle par
le droit, la perte de contrôle et le rétablissement du droit :
A psycho penetrates a previously lawful space, creates havoc, and
immobilizes the law. Rendered helpless, other characters do not know how to
react. They turn to traditional legal means only to find these ineffective.
Gradually they conclude that they must take the law into their own hands.545
En rendant le droit obsolète, ce que le psychopathe envahit, c’est l’ordre social. Le
psychopathe intensifie notre besoin de droit et de lois. Il détruit la prévisibilité de nos vies
ordinaires et rend le danger omniprésent, même face à l’apparence de normalité546.
Ainsi, malgré les critiques de Freeland et Rafter de l’approche psychanalytique,
l’horreur réaliste, tout comme l’horreur des monstres, menace les frontières de l’ordre
social et réanime chez le spectateur le sentiment de danger : il appert que ce n’est pas la
satisfaction de désirs sexuels et sadiques qui assure l’efficacité du cinéma d’horreur, mais
bien la peur de la mort et de la perte de l’intégrité physique. L’auteur Grodal a tenté
d’expliquer ce constat. Il suggère que la peur que le cinéma d’horreur réveille relève de
processus mentaux innés et non cognitifs. Grodal emploie l’approche bioculturaliste,
selon laquelle « key features of various film genres and narrative forms can be explained
within an evolutionary-biological framework. »547 La réception d’un film et ses effets ne
répondent pas seulement de nos aptitudes cognitives. Lorsque nous regardons un film
d’horreur, notre rythme cardiaque s’élève, nous pouvons transpirer et nos muscles
peuvent être tendus. Ces changements physiologiques répondent de réactions
émotionnelles et influencent notre mémoire, notre cognition et notre état de conscience.548
Selon le bioculturalisme, notre cerveau a évolué afin de résoudre les problèmes pratiques
544
Rafter, supra note 537 aux pp 343 et 351.
Ibid à la p 351.
546
Ibid aux pp 352 et 355.
547
Torben Kragh Grodal, Embodied Visions : Evolution, Emotion, Culture, and Film, Oxford, Oxford
University Press, 2009, à la p 4 [Grodal].
548
Ibid à la p 4.
545
106
qu’ont rencontrés nos ancêtres primitifs549. En revanche, depuis près de 50 000 ans, la
physiologie humaine n’a pas fondamentalement changé : nous regardons des films avec
sensiblement le même cerveau que celui de nos ancêtres primitifs550. Par des simulations
biopsychologiques bien en deçà du langage et de la conscience, les films peuvent activer
chez le spectateur des « dispositions émotionnelles innées » (« innate emotional
dispositions »)551.
Les effets produits par le cinéma d’horreur sur le spectateur constituent l’exemple
typique d’activation de dispositions émotionnelles innées. Le monstre poursuivant la
victime réanime la peur primitive de devenir de la nourriture pour des créatures non
humaines; cette réanimation du sentiment d’être de la nourriture devient inévitable dans la
franchise Alien552. Le film d’horreur ressemble beaucoup au jeu de « cache-cache »
(« hide-and-seek »), qui est d’ailleurs un excellent jeu pour apprendre à éviter les
prédateurs553. Le film d’horreur active des mécanismes archaïques reliés à la peur de la
mort et de la perte de l’intégrité physique. Si la survie était la principale préoccupation de
l’homme primitif, le contrôle de l’environnement et la prédiction de la chaîne causale des
événements augmentaient les chances de survie554. Dans le cinéma d’horreur, la victime
perd le contrôle de l’environnement au profit du prédateur et n’est plus capable de prévoir
les événements. L’effondrement de la causalité normale dans l’horreur implique une
« perte radicale de contrôle »555. L’horreur crée des prédateurs vraisemblables et
invraisemblables, ce qui déclenche les peurs et les aptitudes associées à l’instinct de
survie : la peur des prédateurs, la vigilance et la tendance à « surdétecter » les prédateurs,
ou ce que Grodal appelle « hyperactive agency detection devices » (HADD)556. Le
spectateur est alors ramené à un état primitif qui fait ressortir la peur primitive de la mort
et de la perte de l’intégrité physique.
Si le sondage nous a permis d’observer que la souffrance corporelle semble être
un intérêt réparable d’une plus grande valeur que la souffrance morale, la culture
549
Ibid à la p 5.
Ibid à la p 6.
551
Ibid.
552
Ibid.
553
Ibid à la p 7.
554
Ibid à la p 103.
555
Ibid à la p 104.
556
Ibid à la p 107.
550
107
populaire nous permet d’expliquer pourquoi nous préférons la souffrance corporelle :
nous accordons une grande valeur à la souffrance corporelle puisque nous souffrons d’une
peur innée de la perte de l’intégrité physique. La peur de la mort et de la perte de
l’intégrité physique est certes primitive, mais elle est presque immuable comme source
d’anxiété et d’angoisse; elle répond de mécanismes innés qui ne répondent pas de la
cognition et qui sont souvent inconscients et incontrôlables. Cela s’explique par le fait
que la souffrance corporelle est proportionnelle à cette peur : plus le risque de souffrance
est grand, plus la peur devient envahissante. Nous avons peur justement parce que nous
ne voulons pas souffrir corporellement et parce que nous désirons instinctivement
survivre. Cette peur resurgit alors lorsque notre corps est exposé au danger ou que nous
avons le sentiment de danger. Notre corps est délimité par la peau, qui contient certes le
sang et les organes, mais qui constitue surtout la première frontière qui définit notre
personne dans son intégralité. Toute atteinte au corps et à son intégralité constitue une
menace à notre identité propre.
Notre identité ne se limite évidemment pas à notre corps. La réputation peut
aujourd’hui former une composante significative de notre identité. Toutefois,
contrairement au corps, la réputation n’est pas une composante principale, mais bien
accessoire. Il n’y pas d’identité sans corps, mais rien n’empêche qu’il y ait identité avec
une mauvaise réputation, et ce, même si une mauvaise réputation résultante de
déclarations fausses et préjudiciables ne peut nous offrir qu’une identité altérée. Malgré la
réalisation d’une atteinte, la réputation perdue ne constituera jamais une partie d’identité
perdue à tout jamais. Ainsi, comme notre peur de la mort et de la perte de l’intégrité
physique est innée et que notre identité passe avant tout par notre intégralité corporelle, la
peur de la perte de la réputation, qui n’est pas innée, est généralement moins effrayante.
D’ailleurs, il serait assez difficile de concevoir un film d’horreur efficace qui se baserait
sur la peur de la perte de la réputation. Contrairement à l’intégrité corporelle, la réputation
n’est pas un fait biologique, mais bien une construction sociale qui peut se reconstruire et
même s’améliorer.
Lorsque les tribunaux limitent la réparation non pécuniaire du préjudice corporel
et non celle du préjudice moral, le droit ne répond pas aux enseignements que nous révèle
une approche interdisciplinaire du droit et du cinéma d’horreur. Bien que non
108
scientifique, le sondage nous a permis d’observer notre perception selon laquelle la
souffrance corporelle demeure un intérêt réparable d’une plus grande valeur que la
souffrance morale, et ce même après la compensation du préjudice pécuniaire. Cette
perception s’explique par le fait que la souffrance corporelle est intimement liée à notre
peur primitive et non cognitive de la perte de l’intégrité physique et par le constat que
toute menace au corps constitue une menace à l’existence même de notre identité. Étant
donné notre perception de la souffrance corporelle, le droit de la réparation, avec
l’absence de plafond des dommages moraux non pécuniaires, jumelé au plafond des
dommages corporels non pécuniaires, ne répond pas à nos préoccupations entourant la
souffrance corporelle. Une compensation entière du préjudice pécuniaire dans les cas
d’atteinte à l’intégrité physique, telle que soulevée par certains juristes pour justifier
l’absence de plafond dans les cas de diffamation557, n’altère aucunement nos
préoccupations et notre perception de la souffrance corporelle.
Ainsi, à l’instar des intuitions du juge Lamer et de la professeure Jukier558, je
soutiens que les dommages moraux non pécuniaires devraient être limités au même
plafond que celui des dommages corporels non pécuniaires. Contrairement à l’état actuel
du droit, une même limite serait plus cohérente avec nos préoccupations et notre
perception de la souffrance corporelle. La limite des dommages moraux non pécuniaires
pourrait même être inférieure au plafond de l’arrêt Andrews afin de respecter nos
intuitions comparatives entre la souffrance corporelle et la souffrance morale. Toutefois,
l’argument de la compensation entière du préjudice pécuniaire dans les cas d’atteinte à
l’intégrité physique pourrait très bien réfuter l’imposition d’un plafond inférieur pour le
préjudice moral non pécuniaire. De plus, comme les aspirations du droit de la réparation
se résument généralement à une réparation des préjudices qui serait équitable, cohérente
et prévisible, l’uniformité du plafond pour l’ensemble des dommages non pécuniaires
assurerait davantage de cohérence et de prévisibilité.
L’imposition d’un seul et unique plafond pourra sembler inéquitable dans
certaines situations, puisque certains juristes auront alors tendance à adopter une approche
comparative entre les atteintes à l’intégrité physique et celles à la réputation. Néanmoins,
557
558
Voir par exemple Morse, supra note 288; Waddams 1985, supra note 18; Hill, supra note 5.
Snyder, supra note 4; Jukier, supra note 230.
109
le plafond unique ne fait pas obstacle à un droit de la réparation équitable, si nous laissons
à une méthode d’évaluation commune le soin de satisfaire nos besoins de comparaisons et
d’analogies. De plus, une augmentation du plafond pourrait aussi servir l’équité, dans la
mesure où cela laisserait une plus grande marge de manœuvre aux juges dans
l’établissement des intervalles d’indemnités associés à chaque type d’atteinte. Un même
plafond (peut-être plus élevé) pour l’ensemble des indemnités pour le préjudice non
pécuniaire, jumelé à une méthode d’évaluation commune, permettrait de remédier à la
confusion et aux contradictions qui règnent dans le domaine du droit de la réparation de la
souffrance. Le droit a donc à sa portée les outils pour comprendre adéquatement la
souffrance en général et la souffrance corporelle en particulier, et pour remédier à la
confusion et aux contradictions. En d’autres mots, le droit souffre, mais il peut être
soigné.
110
VI. CONCLUSION
Écrire sur la souffrance est comme écrire sur l’amour : après des milliers de pages
écrites, on pourrait toujours en écrire davantage sans pouvoir expliquer avec certitude ce
qu’est la souffrance559. Malgré la difficulté de la tâche, je peux aujourd’hui conclure que
le jugement dans le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire souffre de
confusion et se contredit généralement. Par exemple, nous croyons que la souffrance est
quelque chose que nous devrions réparer, mais nous écrivons souvent qu’on ne peut pas
mesurer la souffrance en termes monétaires. Dans notre évaluation de l’indemnité, nous
sommes divisés entre trois approches : conceptuelle, personnelle ou fonctionnelle. La
première objectiviserait la souffrance au point de la « marchandiser », tandis que les deux
autres assureraient une réparation personnalisée et favoriseraient une conception non
marchande de la souffrance. La première peut être cohérente et prévisible, tandis que les
deux autres servent surtout l’équité. Nous sommes aussi partagés entre la limitation ou
non des indemnités. Ainsi, nous soutenons qu’il faille limiter les dommages corporels non
pécuniaires suivant la réparation complète du préjudice pécuniaire, tandis que nous
écartons cet argument dans le cas des dommages moraux non pécuniaires puisqu’il
n’existerait pas de dommages pécuniaires dans la majorité des cas de diffamation. Nous
ajoutons aussi que, dans les cas de victimes de blessures corporelles, il faille éviter
l’augmentation des primes d’assurance responsabilité, tandis que, dans les cas de
diffamation, nous devons surtout sanctionner le comportement fautif du défendeur.
Les contradictions susmentionnées peuvent se diviser en deux groupes : les
premières touchent l’évaluation des dommages non pécuniaires, tandis que les deuxièmes
touchent la différence de traitement dans le plafonnement des indemnités. Le premier
groupe de contradictions s’inscrit dans le débat de l’incommensurabilité de la souffrance.
Suivant une meilleure compréhension de ce débat, cette thèse a suggéré qu’il ne faille pas
adopter radicalement l’incommensurabilité ou la commensurabilité de la souffrance : la
souffrance ne sera jamais mesurable en dollars, mais nous ne pourrons jamais la réparer si
nous ne déterminons pas certaines valeurs de comparaison. Vu l’état du droit, la gravité
de l’atteinte de la méthode conceptuelle doit être ce premier critère : il répond à notre
559
Je dois l’idée de la comparaison de l’amour et de la souffrance à ma collègue Dorota Bogajewska, qui a
révisé ma proposition de recherche.
111
besoin
de
comparaisons.
Appartenant
surtout
aux
méthodes
personnelles
et
fonctionnelles, la personnalisation et la raisonnabilité de l’indemnité sont les deux autres
critères dont le droit fait état. Toutefois, ils répondent davantage de l’analogie que de la
comparaison : ils servent à assurer le respect des différences et à satisfaire nos intuitions
d’incommensurabilité face à une méthode conceptuelle qui appliquerait une égalité trop
rigide entre les victimes. Ces trois critères forment ensemble la méthode conceptuelle
personnalisée à raisonnabilité fonctionnelle, qui s’inspire des enseignements du
professeur Gardner. Assurant à la fois l’équité, la cohérence et la prévisibilité, cette
méthode implique la création de lignes directrices judiciaires présentant des intervalles
associées à chaque type d’atteinte corporelle ou morale.
Le deuxième groupe de contradictions touche notre perception de la souffrance
corporelle. Le sondage nous a permis de confirmer que la souffrance corporelle constitue
un intérêt réparable d’une plus grande valeur que la souffrance morale. Une meilleure
compréhension de notre perception de la souffrance corporelle par l’interdisciplinarité du
droit et du cinéma d’horreur explique pourquoi il s’agit d’un intérêt réparable si
important. Nous accordons une grande valeur à la souffrance corporelle, puisque nous
souffrons d’une peur innée de la perte de l’intégrité physique. L’efficacité du cinéma
d’horreur résulte justement de la capacité de l’horreur à réanimer cette disposition
émotionnelle primitive. À la source de la souffrance corporelle, l’intégrité physique est la
première composante de notre identité. Sans l’intégrité physique, il ne peut y avoir
d’identité. À l’opposé, la réputation n’est qu’une composante accessoire : elle n’est pas
un fait biologique, mais bien une construction sociale qui peut se reconstruire et
s’améliorer. Ainsi, notre compréhension de notre perception de la souffrance corporelle
nous mène à remédier aux contradictions entourant le plafond de l’arrêt Andrews en
l’imposant à l’ensemble des dommages non pécuniaires. Par l’uniformité, cette solution
assurera ainsi la cohérence dans le droit de la réparation de la souffrance.
Ainsi, le droit souffre, mais nous pouvons remédier à sa souffrance : nous pouvons
mieux guider l’exercice de jugement. Il appartient désormais aux juges et aux juristes
d’établir des lignes directrices, d’imposer le plafond de l’arrêt Andrews aux dommages
moraux non pécuniaires et de décider s’il est judicieux à la lumière de la nouvelle
méthode d’élever le plafond au-delà de la limite de 100 000 $ de 1978.
112
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