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Extrait du mémoire de Licence en langue, littérature et civilisation japonaises
La double domination du Japon sur les Philippines dans les mariages internationaux,
domination masculine et domination nationale), pp.83-90
Image de la « mauvaise » femme philippine
Nous avons vu que les femmes philippines endurent la domination de leur mari
japonais au sein du ménage. Cette domination n’est pas uniquement basée sur le
genre, mais prend aussi en considération la question de la supériorité du Japon
sur les Philippines. À l’extérieur de la sphère familiale, ce sentiment de
supériorité n’est pas exprimé de manière directe. Mis à part les partisans
d’extrême droite, les Japonais n’en parlent pas ouvertement. L’analyse de
mediums tels que le langage et les medias, montre qu’il est à nouveaux question
de « violence symbolique », violence qui apparaît de manière implicite dans de
nombreuses expressions ou dans des textes traitant de ce sujet.
Les termes utilisés pour définir les femmes philippines peuvent être les premiers
indicateurs de discrimination. Vera Mackie explique que dans le marché global
du travail, l’expression « Japayuki san » nomme généralement les femmes d’Asie
du Sud-Est qui viennent travailler au Japon dans l’industrie du
« divertissement ». Cette expression, utilisée au Japon comme dans les pays où
l’exportation de ces femmes est importante, provient de « Karayuki san », un nom
donné aux Japonaises qui étaient envoyées dans les pays du sud de l’Asie pour
travailler dans la prostitution. Dès l’ouverture du pays en 1868 jusqu’à la fin de la
Deuxième Guerre Mondiale, ces femmes originaires des régions les plus pauvres
du Japon ont commencé par travailler pour des entrepreneurs japonais privés.
Elles ont ensuite été recrutées par l’armée japonaise qui étendait sa présence en
Asie. La plupart d’entre elles divertissaient les soldats de rang élevé.
1
Le
phénomène des Japayuki san a quant à lui été fortement médiatisé dans les années
1
Mackie V., Japayuki Cinderella Girl, Containing the immigrant other, dans Race,
Ethnicity and Migration in Modern Japan vol. III, Imagined and Imaginary Minorities,
édité par Weiner M., Routledge, Londres/New-York, 2004, p.59
1980-1990. Le terme a tellement été utilisé qu’il est venu se substituer au
qualificatif usuellement utilisé pour nommer les personnes originaires de pays
spécifiques. Une femme d’Asie du Sud-Est est ainsi facilement assimilée à une
prostituée.
Kasama Chinami a étudié ce glissement de langage en se concentrant sur les
femmes philippines. Elle explique que dans les années 1980, les media ne
désignaient pas ses dernières par le terme « Firipîna », mais par l’expression
« Japayuki-san ». Ce terme a cependant disparu des titres à cause de son caractère
discriminatoire. Cette discrimination avait été perçue au moment où était apparu
le terme « Japayuki kun ». Cette version masculine de « Japayuki san » désignait les
hommes qui venaient au Japon en tant que « travailleur 3k (kitsui/dirty,
kiken/difficult, kitanai/dangerous) ».
2
Les ouvriers étrangers et les hôtesses
n’étaient définis que par le type de travail qu’ils effectuaient. Ils étaient placés
dans une situation d’infériorité parce que les qualificatifs qui les identifiaient
faisaient référence à des activités liés au travail physique et au corps, non pas à
l’intelligence et au mental. Les Japonais ont alors recommencé à nommer les
femmes philippines par le nom de leur pays. Mais le sens des termes s’est à tel
point mélangé dans leur esprit que la première image qui leur vient en tête
lorsqu’ils entendent le mot « Firipîna » est toujours liée à celle d’une prostituée.
Un dernier terme qui peut être cité est celui d’« ajia hanayome » (アジア花嫁,
mariée asiatique), utilisé pour nommer les femmes asiatiques « commandées »
pour pallier le manque de Japonaises dans les campagnes. Mackie remarque qu’il
se concentre sur l’identité raciale de la personne alors que l’expression anglaise,
« mail-order-bride » (littéralement, « mariée commandée par courrier »), fait
笠間千浪、ジェンダーからみた移民マイノリテェの現在,ニューカマー外国人
女性のカテゴリー化と象徴的支配,(編者)宮島喬,梶田孝道,国際社会4.
マイノリテェと社会構造, 東京大学出版会, 東京, 二〇〇二 (Kasama C., Jyenda kara
mita imin mainoriti no genzai : Nyukama gaikokujin Jyosei no kategorika to shotyoteki
shihai (La minorité immigrante actuelle à travers la notion de genre : catégorisation et
dominance symbolique des nouvelles venues étrangères), dans Kokusai Shakai
.4.Mainoriti to Shakai Kôzô (Société Internationale, vol.4. Minorité et Structure Sociale),
édité par Miyajima T. et Kajita T., Tôkyô Daigaku Shuppankai, Tôkyô, 2002), p.126
2
référence à leur objectivisation. 3 On remarque de plus que le mot « ajia » est écrit
en katakana, signe qu’il qualifie une personne ou un objet étranger au Japon alors
qu’il était autrefois retranscrit à l’aide d’un caractère chinois. L’ajia hanayome est
ainsi une personne « autre » par rapport aux Japonais, et sa différence ne lui
permet pas d’être intégrée à la société dans laquelle elle s’est établie.
Pour comprendre comment l’image de la femme philippine s’est construite au
Japon, Kasama Chinami nous propose dans son ouvrage d’analyser un texte écrit
par
Hisada
Megumi
qui
s’intitule
Firipîna
o
aishita
otokotachi
(フィリピーナを愛した男たち), Les Hommes qui ont aimé une femme philippine
(1995). Ce texte raconte l’expérience d’environ dix hommes japonais qui se sont
mariés ou vivent en concubinage avec des femmes philippines. Ils ont
principalement la trentaine ou la quarantaine et travaillent pour la plupart dans
le secteur des services, les transports, la communication, la vente, ou gèrent euxmêmes un business de petite échelle. Ils ont presque tous rencontré leur
compagne dans un bar à hôtesses.
Ce texte est intéressant à analyser parce que Hisada Megumi l’a écrit en ne
prenant en compte que le point de vue des hommes. Elle n’a pas essayé de
comprendre la situation sous l’angle des épouses, alors qu’elle est elle-même une
femme. Ce point de vue l’a poussée à se concentrer, non pas sur les questions
liées au genre, mais sur celles liées à la nationalité des protagonistes. L’auteur a,
de plus, présenté son ouvrage comme une description de la réalité, et c’est à
travers ce concept qu’il a été lu par ses lecteurs japonais. Les idées transmises par
le récit ont ensuite été diffusées à plus grande échelle en 1992, lorsqu’il a été
adapté pour un feuilleton télévisé. 4
3
Mackie V., Japayuki Cinderella Girl, Containing the immigrant other, dans Race,
Ethnicity and Migration in Modern Japan vol. III, Imagined and Imaginary Minorities,
édité par Weiner M., Routledge, Londres/New-York, 2004, pp. 69-70
4
笠間千浪、ジェンダーからみた移民マイノリテェの現在,ニューカマー外国人
女性のカテゴリー化と象徴的支配,(編者)宮島喬,梶田孝道,国際社会4.マイノリ
テェと社会構造, 東京大学出版会, 東京, 二〇〇二 (Kasama C., Jyenda kara mita imin
mainoriti no genzai : Nyukama gaikokujin Jyosei no kategorika to shotyoteki shihai (La
Chinami, tout comme les ONG qui se sont liguées contre ce feuilleton, ne nie pas
la véracité des témoignages. Elle remarque cependant que l’ouvrage de Hisada
ainsi que le récit des hommes japonais sont influencés, de manière consciente ou
non, par des idées socialement construites concernant l’image des femmes
philippines. La situation est posée de telle façon qu’elle reprend en effet tous les
stéréotypes en liens avec ces dernières. Les femmes philippines sont présentées
comme des personnes enfantines. Leur façon de s’exprimer est assez sommaire
car elles n’ont pas assimilé la langue japonaise alors que leur mari parle
particulièrement bien le tagalog (langue nationale philippine). Si les descriptions
ne s’attardent pas sur leur apparence physique, elles les décrivent comme des
personnes uniquement intéressées par l’argent et les bénéfices qu’elles peuvent
obtenir d’une union avec un homme japonais. Ce dernier est d’ailleurs présenté
comme leur victime. L’engagement de ces femmes dans l’industrie du sexe est
quant à lui considéré comme un choix totalement libre, motivé par les mêmes
raisons financières.
Le feuilleton insiste aussi sur les différences économiques entre le Nord et le Sud
et l’attitude paternaliste du Japon envers les Philippines. Il montre des hommes
qui possèdent un pouvoir économique permettant à leur épouse, ainsi qu’à toute
sa famille d’atteindre un niveau de vie beaucoup plus élevé. Un épisode raconte
par exemple le récit d’époux partis aux Philippines après s’être mariés. Il ne
s’attarde pas sur les points positifs liés à la relation de couple en elle-même – le
mariage semble avoir marché – mais sur la bonté de l’homme japonais qui
organise des distributions de nourriture dans les quartiers pauvres de Manille.
Le Japon est de cette manière clairement placé en position de supériorité par
rapport aux Philippines et la relation entre les deux époux est le reflet de la
relation entre les deux pays. 5
minorité immigrante actuelle à travers la notion de genre : catégorisation et dominance
symbolique des nouvelles venues étrangères), dans Kokusai Shakai .4.Mainoriti to Shakai
Kôzô (Société Internationale, vol.4. Minorité et Structure Sociale), édité par Miyajima T.
et Kajita T., Tôkyô Daigaku Shuppankai, Tôkyô, 2002), p.127
5
Kasama Chinami, op.cit., p.130
Hisada a finalement présenté les femmes philippines comme des personnes
uniquement motivées par l’argent alors qu’elle a insisté sur une quête masculine
de l’amour. Le titre de son ouvrage, Les Hommes qui ont aimé une femme philippine,
met l’accent sur cette idée. Nous avons cependant vu que les hommes japonais
peuvent aussi être poussés à se marier pour des raisons qui n’ont rien avoir avec
les sentiments. Les observations sur le manque d’épouses dans les campagnes et
l’évolution du rôle de la femme japonaise au sein du ménage ont suffisamment
été discutées. Mais plutôt que de parler de leur « désespoir » ou de leur
« honneur masculin », Hisada a préféré insister sur leur « enthousiasme » à
construire des relations basées sur l’amour. 6 Elle s’est en quelque sorte mise du
côté des hommes parce que tout comme elle, ils sont Japonais. Les femmes
qu’elle a décrites sont par contre différentes puisqu’elles ne possèdent pas les
mêmes valeurs culturelles.
Vera Mackie s’est penchée sur la question en remarquant que les textes traitant
de tels sujets ne sont plus majoritairement écrits par des hommes hétérosexuels
de race blanche, appartenant à la classe moyenne, qui pourraient se placer dans
une position de supériorité par rapport à leur race, genre, classe, ethnicité et
sexualité.
7
Comme le montre l’ouvrage de Hisada, des femmes produisent
actuellement le même genre de travaux en évoquant, souvent de manière
implicite, les particularités qui les différencient de l’objet dont elles parlent.
L’article Japayuki Cinderelle Girl peut être cité comme un second exemple. Cet
article a été écrit par une femme japonaise, Kakinuma Chisato, pour un journal
traitant de la prostitution, Sekkusu to iu o-shigoto, Le Sexe pour travail. L’auteur se
présente comme l’amie d’une femme philippine travaillant dans l’industrie du
divertissement. Elle s’introduit dans les bars grâce à elle et décrit ensuite ses
observations aux lecteurs. Ce qui est intéressant à analyser est la manière à
6
Kasama Chinami, op.cit , p.127
Mackie V., Japayuki Cinderella Girl, Containing the immigrant other, dans Race,
Ethnicity and Migration in Modern Japan vol. III, Imagined and Imaginary Minorities,
édité par Weiner M., Routledge, Londres/New-York, 2004, p.58
7
travers laquelle l’auteur exprime son sentiment de supériorité par rapport
l’hôtesse en sachant que cette dernière est son amie. Les remarques ne peuvent
en effet être transmises que de manière implicite. Pour cela, Mackie explique que
l’auteur a décrit les traits de caractères qui font de l’hôtesse philippine une
personne « autre » par rapport à elle, ou à la femme japonaise en général, selon
l’idée à travers laquelle considérer une personne ou un endroit comme étranger
l’exclue de la normalité. La femme philippine est par exemple excessivement
émotive et exprime ses sentiments physiquement, contrairement à l’auteur
japonais qui est présenté comme une personne rationnelle et désincarnée. 8
Chinami écrit à ce propos que la discrimination et les relations de subordination
et de domination dont sont victimes les femmes philippines touchent les femmes
asiatiques en général. Avant que le Japon devienne une grande nation
industrialisée, les Occidentaux considéraient le pays de la même façon que les
Japonais voient les Philippines aujourd’hui. L’image orientalisée des femmes
asiatiques a par ailleurs été construite sur l’image que les Occidentaux
possédaient des femmes japonaises. Chinami explique en effet que « L’image que
l’on donne généralement à la « femme asiatique », « celle d’une personne « féconde » et
obéissante aux hommes, d’une femme qui, culturellement, est une prostituée ayant du
talent pour les activités liées au sexe », a été conçue en Europe et aux Etats-Unis durant
la période post-moderne, et a circulé dans le monde entier. Les deux images qui
reviennent fréquemment sont les stéréotypes de la « geisha girl » dont la timidité la rend
mignonne, et la « dragon lady » représentant les vices par sa sensualité.
Cependant, ces images ont ironiquement été produites par le processus de formation de
l’image des femmes japonaises (Mme Butterfly, les geisha,…) qui a commencé avec le
Japonisme dans les multiples expositions de la seconde moitié du XIX ème siècle, et le
« Musume
9
boom ». Ainsi, la femme japonaise, qui était la principale cible de la
représentation de la prétendue « femme asiatique », a voilé le regard qui l’assimilait aux
autres femmes d’Asie, [et] cette distorsion a provoqué une sensation étrange. Cette
distorsion du regard de la femme japonaise s’explique par le fait que le Japon est considéré
8
Mackie V., op.cit., pp.63-67
Littéralement, « la fille ». Terme alors utilisé par les Occidentaux pour nommer les
femmes japonaises.
9
comme « l’Orient/l’Asie », et que simultanément, il est lui même « orientaliste ». Le
Japon a été « orientalisé » (assimilé au désir charnel) par l’Europe et les USA, et pour
faire disparaître ce complexe d’infériorité, il a utilisé le même système pour définir sa
propre « domination » sur les autres pays d’Asie. Le regard qui est exprimé dans le texte
de Hisada, largement partagé par les femmes japonaises, est un système de « violence
symbolique » qui fait oublier sa propre « orientalisation ». Ceci est un point à étudier
lorsque l’on analyse le processus de formation du symbole de la « Firipîna » ». 10
[多産で、男性に従順一方、文化的に [娼婦]に生まれついており性的技巧にたけ
ている女性]という[アジア人女性]一般に対する表象は、欧米でとりわけ近代以降
に作成され、世界中に流通してきたものである。しばしば指摘されるように、そ
れは米国映画でおなじみの[ゲイシャ•ガール](かわいらしくて内気)と[ドラゴン•
レデぃ](官能的で小悪魔的)という二つのタイプに代表されるイメージである。し
かし、この[アジア人女性]表象そのものは、皮肉にも一九世紀後半の西欧での万
博におけるジャポニスムとともに[ムスメ]ブームを始まりとした日本人女性の表
象(蝶々夫人、ゲイシャなど)の形成過程によって産出されてきたものである。し
たがって、いわゆる[アジア人女性]表象の主な対象である日本人女性が、他のア
ジア地域の女性に類似した視線を投げかけるために生じる[ねじれ]が奇異な感覚
をさそったのである。この日本人女性の[まなざし]のねじれは、日本が[オリエン
ト/アジア/極東]であると規定されてきたと同時に、[オリエンタリスト]であろう
としてきた二重性に起因する。欧米から[オリエント](劣性)化された日本は、そ
笠間千浪、ジェンダーからみた移民マイノリテェの現在,ニューカマー外国
人女性のカテゴリー化と象徴的支配,(編者)宮島喬,梶田孝道,国際社会4.
マイノリテェと社会構造, 東京大学出版会, 東京, 二〇〇二 (Kasama C., Jyenda kara
mita imin mainoriti no genzai : Nyukama gaikokujin Jyosei no kategorika to shotyoteki
shihai (La minorité immigrante actuelle à travers la notion de genre : catégorisation et
domination symbolique des nouvelles venues étrangères), dans Kokusai Shakai
.4.Mainoriti to Shakai Kôzô (Société Internationale, vol.4. Minorité et Structure Sociale),
édité par Miyajima T. et Kajita T., Tôkyô Daigaku Shuppankai, Tôkyô, 2002), pp.142143
10
の劣等感の払拭のために、自分たちの[優越性]を映し出す[自惚れ鏡]としての[ア
ジア/異系]像が不可欠となり、それを使用して自らを[オリエント]のスティグマ
性から救い出すという方法に専念したのであった。久田のテクストに表現され、
また日本人女性にも広く共有されているであろうこの[まなざし]は、[オリエント
]
化されている自らを忘却させてくれる表徴権力/暴力の装置でもある。[フィリピ
ーナ] 表象の産出過程の分析にはそのあたりまでを射程に入れてしかる
べきであろう。
Cet extrait montre que le regard des observateurs placés en position de
supériorité par rapport aux personnes ou aux pays observés est en lien avec des
relations de domination et de subordination. En position d’infériorité par rapport
à l’Occident, le Japon s’est présenté comme un pays différent du reste de l’Asie,
particulièrement de l’Asie du Sud-Est, définissant cette dernière comme une
région « autre ». Le regard qu’il porte sur les Philippines est faussé par des idées
reçues et des généralités, mais il est surtout basé sur cette relation économique
entre pays riche du Nord et pays pauvre du Sud.

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