Mallarmé et la «Mort de Dieu - Université Populaire d`Avignon

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Mallarmé et la «Mort de Dieu - Université Populaire d`Avignon
Mallarmé et la «Mort de Dieu»
Joëlle Molina
Cours du 12 mars 2013 pour l’Université Populaire d’Avignon
Joëlle Molina Université Populaire d’Avignon 12 mars 2013 La Mort de Dieu pour Mallarmé et ses contemporains
1
Table des matières
Mort de Dieu et retour de Dieu
3
La mort de Dieu : une MÉTAPHORE du conflit des pouvoirs au XIXème siècle
5
Mallarmé et la perte de la foi comme expérience intime
7
La folie et la foi pour Nietzsche et Mallarmé
9
Le Néant, le vide de la poitrine
11
La « maladie de poitrine »
12
Les « nerfs »
13
Igitur ou la folie utile 1869
13
L’histoire du texte Igitur ou la folie d’Elbehnon
15
Aussi lorsqu'on parle d'Igitur, de quel Igitur parle-t-on ?
17
Que raconte Igitur ?
17
Fiole et folie
20
La question du symbole
20
quelles réponses Mallarmé a-t-il bâtie sur le vide laissé ou créé par la « mort de
Dieu » ?
23
Quelques passages de ce texte sont extraits d’un article à paraitre aux Éditions Classiques Garnier, sous la
direction de Gordon Millan, le 3 juin dans le premier numéro des Études Stéphane Mallarmé.
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Mort de Dieu et retour de Dieu
Je voudrais défendre l’hypothèse que l’idée de la « Mort de Dieu » a occupé et inspiré les plus grands penseurs de la deuxième moitié du 19ème siècle. Cette idée faisait partie de l’air du temps et chacun a dû prendre position par rapport à elle. J’ai choisi en partant du combat que Mallarmé, dans son séjour avignonais, dit avoir livré contre «Dieu, ce vieux et méchant plumage» d’explorer la question de le «mort de Dieu» pour ses contemporains. J’ai choisi Marx, Blanqui, Nietzsche, Freud et j’y ai ajouté Wagner qui n’échappe pas à la règle malgré les ambigüités de sa pensée et Dostoïevski.
Mais nous aurions pu aussi parler de Renan, des hommes de sciences Comte, Darwin et du père de la médecine expérimentale Claude Bernard.
Les débats à l’assemblée nationale à propos de l’école sont eux aussi occupés par la question de Dieu. Jules Ferry par exemple s’y défend de vouloir faire une école sans Dieu.
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Ainsi, la question de la perte de la foi faisait partie de l’air du temps comme aujourd’hui fait partie de l’air du temps l’idée que nous vivons le «retour» du religieux.
Voici quelques images trouvées par Google cet œil qui donne la mesure du temps social, la mesure des lieux communs et des poncifs de notre temps.
J’ai tapé les mots clefs « retour de Dieu ou retour du religieux ».
J’imagine qu’en réWléchissant à ce moment de l’histoire où a surgi l’idée de la « mort de Dieu », nous pourrions penser un peu différemment celui de son supposé « retour ».
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Vœu pieux ?
La mort de Dieu : une MÉTAPHORE du conflit des pouvoirs au XIXème siècle
Bien sûr, l’idée de la « Mort de Dieu » doit être entendue ici dans un sens métaphorique, elle recouvre plusieurs notions Mort de Dieu ou des dieux, mort de la religion, du christianisme, mort du divin, mort ou meurtre de Dieu, mort des Messies ou nouveaux Messies, mort de la foi, des croyances ?
Et probablement, mort d’un système politique dont Dieu est le centre, organisé autour de la croyance en Dieu.
Pourrait-­‐on dire que le XIXème siècle a été le théâtre d’une lutte entre trois pouvoirs, celui de la Science, celui de l’Église et celui de l’État ?
La « Mort de Dieu » a posé au XIXème siècle au minimum quatre questions à la fois : Une question politique, la question du savoir , une question éthique et une question intime. Sur le plan politique, il s’agissait de répondre au problème suivant :
Quelle pourrait être une organisation sociale et politique qui renoncerait à une hiérarchie de droit divin ? Sur le plan des savoirs, la question pourrait se formuler ainsi : la science rend-­‐elle caduque toute explication du monde par Dieu ?
La question éthique est peut-­‐être la plus délicate, comment distinguer le bien et le mal, comment persuader les humains de se conduire bien sans s’en référer à Dieu. Après la mort de Dieu, tout va-­‐t-­‐il être permis ? La dernière question est celle qui touche à la sphère intime, au psychisme comme on dit aujourd’hui, au sentiment : on dit bien sentiment religieux. Chacun a bien l’intuition que ce sentiment a quelque chose à voir avec l’amour ses bonheurs et ses manques.
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Nous avons prévu pour le 19 mars, la semaine prochaine donc, une table ronde où pourront être abordés ces différents points qui bien sûr interfèrent toujours. Cette table ronde aura lieu avec Jean Robert Alcaras qui nous parlera plus particulièrement de Marx et de l’opium du peuple, Anouk Bartolini qui nous parlera de Freud et de son refus de la notion de « sentiment océanique », de Muriel Damon qui nous parlera de Nietzsche, de François Riether qui nous parlera de Wagner, du wagnérisme et du sentiment national, de Suzanne Rubio qui nous parlera d’une femme anarchiste Voltairine de Cleyre. On sait que la doctrine des anarchistes est ni Dieu ni Maitre.
Philippe Mengue, Bernard Proust et Sophie Roux interviendront de manière, disons transversale. La question du divin traverse bien sûr toute l’histoire de l’art et de la philosophie.
La question que j’ai posé à chacun est la suivante : étant donnée les « révolutions » (politique et de la science) qui semblent sonner le glas de Dieu et du religieux, quelles réponses les différents penseurs du XIXème bâtissent sur le vide laissé ou créé par la « mort de Dieu » ?
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Mallarmé et la perte de la foi comme expérience intime
Stéphane Mallarmé est à ma connaissance le seul à rendre compte, à faire le récit de la perte de la foi comme expérience intime, et subjective, le seul à transposer sciemment cette aventure à la littérature. Toute son œuvre en est marquée.
Une expérience intime
La perte de la foi est forcément une expérience intime et subjective. Elle a été une expérience intime aussi pour les scientiWiques qui, au XIXème, siècle ont ouvert les voies inexplorées.
Les biographes des scientiWiques se posent souvent cette question : après leur découverte, les savants ont-­‐ils perdu la foi, ou est-­‐ce de ne pas avoir été croyants qui leur a permis de parvenir à leur découverte ?
Claude Bernard l’inventeur de la médecine expérimentale a-­‐t-­‐il gardé la foi ? Darwin est-­‐il resté croyant ? Le capitaine de l’expédition, Fitzroy, avec lequel Darwin s’est embarqué pour son tour du monde n’a pas pu renoncer à l’idée que la Bible disait la vérité sur l’histoire du Monde.
La science des strates géologiques et la découverte de fossiles contredisaient le récit biblique de l'arche de Noé, alors on arrangeait tout grâce à des théories comme le catastrophisme : on supposait une série d'inondations monstrueuses, chacune suivie par la création ex nihilo de nouvelles espèces. Pour Darwin, les études géologiques et les études sur les fossiles contredisaient l’histoire du déluge et de l’Arche de Noé.
Voici ce qu’écrit Darwin dans son journal quand il relate l’expédition du Beagle.
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« Tout le temps que j'étais à bord du Beagle (d'octobre 1836 à janvier 1839) j'étais absolument orthodoxe et je citais la Bible comme une autorité sans réplique sur tel ou tel point de morale. …. Mais à cette époque j'étais progressivement venu à voir que l'Ancien Testament, avec son histoire du monde évidemment fausse, avec la Tour de Babel, l'arc-­
en-­ciel comme un signe etc. etc. et le fait qu'il attribuait à Dieu les sentiments d'un tyran vindicatif, ne méritait pas plus d'être cru que les livres sacrés des Hindous, ou les croyances de n'importe quel barbare. »
La science touchait aux mythes qui organisaient l’espace mental. Et si l’on admet avec Freud que la religion est une névrose générale de l’humanité qui évite à chacun de développer une névrose personnelle, on comprend qu’on puisse devenir fou de perdre la foi et qu’il puisse y avoir des liens entre folie et foi.
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La folie et la foi pour Nietzsche et Mallarmé
Les liens entre folie et foi sont étranges et ambivalents. Voir la paronomase visuelle sinon sonore entre les deux mots foLiE.
Le langage nous guide en cela :
Perdre la foi est-­‐ce perdre la raison ? perdre la raison est-­‐ce croire à ses fantômes ? Croire en la raison est-­‐ce une foi nouvelle ? La foi a partie liée avec la conWiance.
Et puis… on dit : il était une fois…
Est-­‐ce folie de croire ? Devient-­‐on fou de ne plus croire ? Le personnage de Nietzsche qui, dans le Gai Savoir, dit que Dieu est Mort est un dément :
Voici exactement ce que dit le Dément en haranguant une foule sur un marché :
Citation de Nietzsche
Dieu est mort ! Dieu demeure mort ! Et nous l’avons tué ! Comment nous consolerons-­nous, nous assassins entre les assassins ?
Nietzsche fait dire à un dément que les humains ont tué Dieu et le dément, eh bien, on comprend bien que cette idée, ça le rend fou, le meurtre de Dieu, il ne le supporte pas. Et même, il trouve que ce meurtre de Dieu a été inspiré par la folie des hommes.
Le dément poursuit :
Nous l’avons tué,-­vous et moi ! Nous sommes tous ses assassins ! Mais comment avons-­nous fait cela ? Comment avons nous pu boire la mer jusqu’à la dernière goutte ? Qu’avons nous fait en détachant la terre de son soleil ?
Nietzsche écrit cela en 1882.
C’est aussi de folie et de meurtre de Dieu dont il est question pour le poète Stéphane Mallarmé. Mais, Mallarmé, lui, témoigne de sa propre expérience et cette expérience a des accents mystiques, ce serait comme une crise mystique à rebours. Le meurtre de Joëlle Molina Université Populaire d’Avignon 12 mars 2013 La Mort de Dieu pour Mallarmé et ses contemporains
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Dieu n’est pas pour Mallarmé un meurtre collectif, c’est un combat singulier. Combat où il a bien failli laissé sa peau. D’ailleurs, quoique victorieux, il y a laissé d’une certaine manière sa peau, disons qu’il s’est opéré en lui un changement radical. Voici ce que Mallarmé écrit en 1867 à son ami Henri Cazalis. _________________________________
lecture d’ Alain Cesco Resia
Je viens de passer une année effrayante : ma Pensée s’est pensée, et est arrivée à une conception Pure. Tout ce que, par contre coup, mon être a souffert, pendant cette longue agonie, est inénarrable, mais heureusement, je suis parfaitement mort, et la région la plus impure où mon Esprit puisse s’aventurer est l’Éternité.....
Malheureusement, j'en suis arrivé là par une horrible sensibilité, et il est temps que je l'enveloppe d'une indifférence extérieure, qui remplacera pour moi la force perdue. J'en suis, après une synthèse suprême, à cette lente acquisition de la force – incapable tu le vois de me distraire. Mais combien plus je l'étais, il y a plusieurs mois, d'abord dans ma lutte terrible avec ce vieux et méchant plumage, terrassé, heureusement, Dieu. Mais comme cette lutte s'était passée sur son aile osseuse qui, par une agonie plus vigoureuse que je ne l'eusse soupçonné chez lui, m'avait emporté dans les Ténèbres, je tombai, victorieux, éperdument et inWiniment – jusqu'à ce qu'enWin je me sois revu un jour devant ma glace de Venise, tel que je m'étais oublié plusieurs mois auparavant.
J'avoue du reste, mais à toi seul, que j'ai encore besoin, tant ont été grandes les avanies de mon triomphe, de me regarder dans cette glace pour penser et que si elle n'était pas devant la table où je t'écris cette lettre, je redeviendrais le Néant. C'est t'apprendre que je suis maintenant impersonnel et non plus Stéphane que tu as connu, – mais une aptitude qu'a l'Univers spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui fut moi."
Extrait de la lettre à Henri Cazalis, Besançon 14 mai 1867 -­‐ Correspondance, S.Mallarmé – folio
____________________________________________
Entre 1865 et 1870, Mallarmé habite Avignon où il est professeur d’anglais. Nous sommes donc plus de dix ans avant la parution des écrits de Nietzsche, toute la correspondance de Mallarmé fait le récit de cette crise métaphysique qui fait vivre au poète de tout son être et de tout son corps le meurtre de Dieu et la rencontre avec le Néant. Le corps avec ses sensations Winit par y être, lui aussi, complètement engagé. Malheureusement, âme organisée simplement pour la jouissance poëtique, je n’ai pu, dans la tâche préalable de cette conception, comme vous disposer d’un Esprit –et vous serez terriTié d’apprendre que je suis arrivé à l’idée de l’Univers par la seule sensation (et que, par exemple, pour garder une notion ineffaçable du Néant pur, j’ai dû imposer à mon cerveau la sensation du vide absolu). "/>19
"/>19
Lettre à Villiers de l'Isle-Adam du 24 septembre 1867.
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Le parallèle entre la pensée du Néant et la sensation corporelle du vide apparaît comme un point de départ de la révolution poétique de Mallarmé. En cette période, Mallarmé conçoit plusieurs plans de son œuvre qu’il rêve magniWique. Il envisage qu’il lui faudra dix à vingt ans pour y parvenir. Cet « œuvre prémédité », qui le préoccupera toute sa vie, est totalement lié à la crise métaphysique qu’il traverse alors. Mallarmé, donc, renonce à la foi de son enfance, terrasse « ce vieux et méchant plumage, Dieu » et éprouve la sensation horriWiée du « Néant ».
Cette « mémorable crise » bouleverse complètement son rapport à lui-­‐même et au monde, modiWie de manière radicale son rapport au langage et à la littérature.
Dans cette « folie », Mallarmé implique de plus en plus, et par un effort désespéré son corps avec ses sensations, tentant ainsi de soulager son extrême mal au cerveau. Mallarmé ne considère bientôt plus le cerveau comme seul lieu de la pensée en vue de la création poétique.
Je crois que pour être bien l’homme, la nature se pensant, il faut penser de tout son corps — ce qui donne une pensée pleine et à l’unisson comme ces cordes de violon vibrant immédiatement avec sa boîte de bois creux. …… les pensées partant du seul cerveau me font l’effet d’airs joués sur la partie aigue de la chanterelle dont le son ne réconforte pas. (...) Me sentant un extrême mal au cerveau, j’essayai de ne plus penser de la tête, et, par un effort désespéré, je roidis de tous mes nerfs (du pectus) de façon à produire une vibration, en gardant la pensée à laquelle je travaillais alors qui devint le sujet de cette vibration, ou une impression, et j’ébauchai tout un poème longtemps rêvé de cette façon."/>21
Ce poème, c’est un poème en prose dont le titre a d’abord été « la mort de la pénultième » puis le Démon de l’analogie.
Abandonnant donc, ce qu’il appelle « la chanterelle du cerveau », Mallarmé va se mettre, par un intense effort de volonté, à penser de tout son corps. Un corps qui devient la caisse de résonance, la boîte de bois creux d’un instrument de musique. C’est ainsi qu’il entend créer une poétique nouvelle, une nouvelle langue, une langue qui aurait les effets de la musique, son corps étant l’instrument qui peut faire résonner l’Univers en le transposant à la poésie. Le Néant, le vide de la poitrine
Ce « penser de tout son corps » est pour Mallarmé, indissociable du vécu de ce qu’il appelle sa maladie. Il le dit dans une lettre du 28 avril 1866 à Cazalis où il annonce qu’il vient de rencontrer deux abîmes : le « Néant » et le « vide de sa poitrine ». On voit, ici, le lien analogique qui organise la pensée du poète : c’est dans l’éprouvé maladif du vide, que la poitrine (pectus) du poète devient comme la caisse de résonance d‘un instrument de musique.
Les allusions à la crainte d’une mort prochaine sont fréquentes à cette période et témoignent de l’angoisse de Mallarmé de n’avoir pas le temps de vie nécessaire pour "/>21
Lettre à Lefébure du 27 mai 1867.
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achever l’œuvre dont il ne cesse de concevoir le plan. Il calcule le temps qu’il lui faudra pour la réaliser, se donnant tantôt vingt ans, tantôt dix ans"/>22. En août 1866 extrêmement inquiet, il veut consulter le Docteur Bechet, homéopathe à Avignon. Je suis exténué de fatigue, de toutes façons, j’ai trois mois d’un travail Tixe et évocatoire sur le cerveau, et une quinzaine de mauvais vent du Nord, sur la poitrine, roidie comme deux cloisons. Je vais demain à ce dernier sujet, consulter un médecin homéopathe à Avignon –je préfère ces adeptes parce qu’ils sont plus ténébreux, et ont l’incontestable mérite de moins savoir ce qu’ils disent…
La consultation avec le Docteur Bechet le rassure et il peut aussitôt rassurer sa femme :
J’ai consulté hier le Docteur Bechet qui a été fort aimable et très sérieux. Il m’a dit que je souffrais des nerfs, mais que ma poitrine n’était pas attaquée, que je n’avais aucune crainte à avoir — et m’a donné une ordonnance que je ferai exécuter demain matin, encore de l’arsenic, je crois"/>24.
Cette consultation va marquer un tournant décisif dans la relation que Mallarmé entretient avec sa maladie.
La « maladie de poitrine »
La manière dont Mallarmé essaie de comprendre sa maladie doit être resituée dans les conceptions médicales de l’époque : ce qui agite les médecins, alors en plein remaniement de leur savoir, est l’adaptation progressive de démarches scientiWique à ce que les prédécesseurs désignaient exclusivement comme un art"/>25.
La maladie de poitrine : c’est la manière dont on parlait de la tuberculose au XIXe siècle, être malade de la poitrine annonçait une mort prochaine, une mort probable en tous les cas"/>26. Dans l’édition du dictionnaire de l’académie française de l’édition de 1831, on trouve à « Poitrinaire » la déWinition suivante : POITRINAIRE adj. Qui a la poitrine attaquée. Cet homme là est poitrinaire. Il se dit aussi substantivement un poitrinaire.
Le mot « tuberculose » n’y Wigure pas.
Louis Pasteur propose sa théorie microbienne en 1860 contre la théorie de la « génération spontanée », et ce n’est qu’en 1882 que Robert Koch isole le bacille de la tuberculose. En 1869, au moment de la composition de la première version d’Igitur ou la folie d’Elbehnon, ce conte qui transpose à la littérature la crise métaphysique que traverse "/>22
Lettres à Aubanel du 28 juillet 1866 et à Cazalis du 3 mars 1871.
"/>24
Lettre à Marie Mallarmé du 12 août 1866.
"/>25
L'introduction à l'étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard, 1865.
La phtisie fut aussi la première cause de décès en Europe au XIXe siècle. James Clark constatait en 1835 que la phtisie était à
l’origine du quart des décès en Grande-Bretagne et en Irlande. Son affirmation est aussi conDirmée par plusieurs autres sources
"/>26
dont les recensements, qui devinrent une pratique courante en Occident au XIXe siècle, et les registres de sépultures.
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alors Mallarmé, la tuberculose est couramment appelée « phtisie »"/>27 et les malades, des « poitrinaires »"/>28. Pas de phtisie, lui dit probablement le Docteur Bechet, ce sont les nerfs.
Les « nerfs »
Ce n’est qu’avec Freud que les maladies de nerfs vont devenir les névroses"/>29. Il aura fallu pour cela abandonner la notion de correspondance entre l’anatomie du cerveau et les maladies psychiques. Il aura fallu que Freud invente la notion d’appareil psychique, qu’on ne peut comprendre par la seule neurologie alors en plein essor"/
>30.
En fait, le médecin homéopathe dit à Mallarmé qu’il a un problème psychique et Mallarmé entend, ce qu’il soupçonnait déjà, qu’il est « fou ».
Igitur ou la folie utile 1869
Nous sommes à Avignon, en 1869. Mallarmé est donc professeur au lycée impérial1, l’actuelle médiathèque Ceccano. Dans la petite maison du 8 rue Portail Matheron, Stéphane Mallarmé rédige une lettre pour son ami et conWident, le poète et médecin Henri Cazalis. Il lui fait part de l’écriture d’Igitur. Un conte, dit-­‐il.
Dimanche 14 novembre 1869
(...) je te dirai un seul mot de mon travail que je te porterai l’été prochain : c’est un conte, par lequel je veux terrasser le vieux monstre de l’Impuissance, son sujet du reste, aTin de me cloîtrer dans mon grand labeur déjà réétudié2. S’il est fait (le conte) je suis guéri ; Similia similibus.....
Similia, similibus curantur... c’est la doctrine de l’homéopathie. Les semblables soignent les semblables.3
Vous voyez que « les semblables soignent les semblables » ce n’est pas tout à fait soigner le mal par le mal, comme on dit souvent à propos de l’homéopathie. Mais, il est clair que Mallarmé espère, en faisant le récit de son combat contre « le monstre de l’Impuissance », parvenir à vaincre cette impuissance à écrire avec laquelle il se débat, dans sa vie réelle et au jour le jour, depuis quelques années déjà. "/>27
Hippocrate avait fort bien identifié la tuberculose pulmonaire dénommée phtisie (phtisein = dépérir).
"/>28
Le premier antibiotique antituberculeux ne sera trouvé qu’en 1944 avec la Streptomycine. Le traitement de la phtisie se contente
de cures et séjours au grand air et on espère que des prières ou des pèlerinages favoriseront un miracle.
"/>29 L’hystérie commence à être considérée comme une maladie des nerfs et Mallarmé se dit ensuite lui-­‐même hystérique dans sa correspondance. "/>30
Les patientes hystériques sont une énigme, parce que leur symptomatologie défie le savoir neurologique qui se construit en cette
deuxième moitié du XIXème siècle.
1 Actuelle
Médiathèque Ceccano.
2
Hérodiade probablement ou possiblement le projet du Livre.
3
Cet élément de doctrine est traduit le plus souvent de manière erronée par « soigner le mal par le mal », ce qui laisse de côté la
manière dont la doctrine homéopathique est ancrée dans la pensée analogique et la doctrine des sympathies si bien analysées par
Michel Foucault dans Les Mots et les choses, Gallimard, 1966, pp. 33-59.
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La crise métaphysique qu’il traverse a touché à l’acte d’écrire même, Mallarmé décide de transposer la crise à la Littérature en écrivant un conte à la manière d’Edgar Allan Poe.
Pendant l’été 1869, c’est à Catulle Mendès et Villiers de l’Isle Adam — que Mallarmé fait une première lecture du conte. L’affaire est, pour lui, d’importance, Catulle Mendès et Villiers de l’Isle Adam reviennent de Munich où ils ont été envoyés par des journaux pour « faire le compte rendu de l’Or du Rhin » de Richard Wagner et se rendent en Provence où Mallarmé les pressait de venir pour leur révéler, par une lecture à voix haute, cet écrit auquel il travaillait.
Catulle Mendès est, un des fondateurs du Parnasse Contemporain4. Il est le mari de Judith Gautier, Wille du poète Théophile Gautier. Judith d’ailleurs les accompagne. Villiers de L’Isle Adam a été le directeur de la Revue des Arts et des Lettres où ont été publiés sous le titre Pages oubliées quatre poèmes en prose de Stéphane Mallarmé. Villiers est en relation avec Baudelaire qui lui a fait connaître Edgar Poe. Pour Mallarmé qui espère un destin de poète, on comprend que c’est un peu d’un avenir parisien rêvé qui vient cet été là à Mallarmé. Mallarmé se sent comme exilé en Provence. Voici comment Catulle Mendès rapporte la lecture d’Igitur ou la folie d’Elbehnon.
Mallarmé nous reçut dans une petite maison rose, derrière des arbres, où il habitait avec sa femme et sa Tille.....
Stéphane conduisit dans son cabinet de travail ses deux chers amis, ses deux juges espérés; et tout de suite, sans se faire prier, … il se mit à nous lire l’ouvrage auquel il travaillait. C’était un assez long conte … qui avait pour titre, — je pense ne pas me tromper — Igitur d’Elbenone. Dès les premières lignes, je fus épouvanté, et Villiers, tantôt me consultait d’un regard furtif, tantôt écarquillait vers le lecteur ses petits yeux gonTlés d’effarement. Pour Catulle Mendès, Mallarmé est bel et bien fou et de plus, il considère que ce qu’écrit Mallarmé est totalement incompréhensible.
En 1869, Mallarmé a 27 ans. Le Parnasse, parfois appelé mouvement parnassien, est un mouvement poétique apparu en France dans la seconde moitié du
xixe siècle qui avait pour but de valoriser l’art poétique par la retenue, l'impersonnalité et le rejet de l'engagement social et politique
de l'artiste. Le Parnasse apparaît en réaction aux excès lyriques et sentimentaux du romantisme imités de la poésie de Lamartine et
d'Alfred de Musset (voire aussi les romanciers et dramaturges tels que Gérard de Nerval et Victor Hugo), qui mettent en avant les
épanchements sentimentaux aux dépens de la perfection formelle du poème1.Pour les Parnassiens, l'art n'a pas à être utile ou
vertueux et son seul but est la beauté. C'est la théorie de « l'art pour l'art » de Théophile Gautier. Ce mouvement réhabilite aussi le
travail acharné et minutieux de l'artiste et il utilise souvent la métaphore de la sculpture pour indiquer la résistance de la « matière
poétique ». Le nom apparaît en 1866 quand l'éditeur Alphonse Lemerre publie le recueil poétique le Parnasse contemporain.
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Plusieurs témoins relatent l’étrange état dans lequel le poète se trouve dans cette période avignonnaise et utilisent des euphémismes pour dire sa « folie ».
Le félibre Théodore Aubanel écrit en 1866 à un ami : « C’est un brave cœur et une magniWique organisation de poète mais qui se fourvoie dans des abstractions et des bizarreries inouïes »"/>. Puis, en 1868, il fait allusion à Mallarmé comme « le fantastique professeur d’anglais et le lyrique fou qui habite Avignon ». En 1873 encore, donc quatre ans après la lecture du texte à Avignon, on trouve dans le recueil intitulé le Coffret de Santal du poète et savant Charles Cros, le petit texte suivant :
__________________________________________
Lecture d’Alain Cesco Resia Effarement
Au milieu de la nuit, un rêve. Une gare de chemin de fer. Des employés portant des caractères cabalistiques sur leurs casquettes administratives. Des wagons à claire-­voie chargés de dames-­jeannes en fer battu. Les brouettes ferrées roulent avec des colis qu’on arrime dans les voitures du train.
Une voix de sous-­chef crie : La raison de M. Igitur à destination de la lune ! Un manœuvre vient et appose une étiquette sur le colis désigné – une dame-­jeanne semblable à celles des wagons à claire-­voie. Et, après la pesée à la bascule, on embarque. Le coup de sifTlet du départ résonne, aigu, vertigineux et prolongé.
Réveil subit. Le coup de sifTlet se termine en miaulement de chat de gouttière. M. Igitur s’élance, crève la vitre et plonge son regard dans le bleu sombre où plane la face narquoise de la lune.
___________________________________
On le voit, le réveil subit ne sort pas M. Igitur de sa folie.
Les moqueries autour des relations de Mallarmé avec la lune semblent courantes et ont Wini à la Win du XIXe siècle par faire partie de sa légende. Ses détracteurs colportent à ce sujet des « histoires drôles ».
L’idée d’une folie de Mallarmé est sufWisamment bien partagée, par ses amis bienveillants comme par ses ennemis jurés, pour que la question mérite une certaine attention.
Ainsi donc, avec l’écriture d’Igitur, Mallarmé va transposer sa crise métaphysique, sa maladie d’idéalité à la littérature. Il va en faire (comme le dit Igitur le héros du conte) une folie utile. L’histoire du texte Igitur ou la folie d’Elbehnon
L'histoire du texte d'Igitur mérite d'être racontée, car il s'agit d'un sauvetage et d'un refus de respecter les dernières volontés clairement exprimées par Stéphane Aubanel à son ami l’avocat et félibre marseillais Ludovic Legré. Lettre du 16 août 1866.
"/>6
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Mallarmé . Cette histoire est indispensable pour savoir de quoi on parle quand on évoque Igitur. Igitur est resté à l'état de brouillon, mais Mallarmé en a soigneusement conservé le manuscrit tout au long de sa vie. Il devait cependant être détruit en même temps que la plupart des notes du poète.
La légende dit qu'on le retrouve à sa mort dans une boite à thé de chine sous la forme de petits papiers pliés en quatre. Mallarmé écrivait souvent des notes sur des quarts de feuillets ou des demi feuillets et en effet quelques feuillets du brouillon d'Igitur ont cet aspect. Mais la plupart des feuillets sont de plus grands formats, lorsque Mallarmé avait avancé un peu plus la rédaction du conte. C'est le cas en particulier des étonnantes dix versions des "Sorties de la Chambre" (qui semblent reprendre inlassablement le même texte à la recherche obsédante d'une précision de l'expression).
Le manuscrit a été sauvé par Paul Valery à qui Geneviève Mallarmé, la Wille du poète, demande conseil avant d'obéir aux ordres de son père de brûler « le monceau demi séculaire de ses notes ». Mallarmé dit Brûlez par conséquent : il n'y a pas là d'héritage littéraire. Finalement, on ne brûle pas tous les manuscrits, on sauve Igitur et les manuscrits du Livre.
Paul Valery répondra plus tard à Albert Thibaudet qui se demande si on ne peut pas voir dans le dernier poème de Mallarmé « Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard » une inWluence de Nietszche. Car Nietszche utilise aussi la métaphore du Coup de Dés dans le Surhomme.
Voici ce que répond Paul Valéry :
« Relativement au Coup de Dés, il n’est pas exact que Mallarmé en ait eu l’idée par quelque lecture de Nietzsche. Je suis sûr qu’il l’ignorait.
Mais davantage : il existe un manuscrit oeuvre de 1868-­1869, le Prince Igitur, connu de Villiers et de Mendès. Ecrits des plus curieux. Un chapitre s’intitule le Coup de Dés, mais le tout a trait au Hasard, Hasard tel que le posait M.
Le héros étrange, dans ces pages, profère le mot « folie » avec le même mouvement emporté que dans le poème de 1897.
J’ai vu plutôt que lu ce vieux texte, deux fois à des années de distance, et, chaque fois pendant quelques minutes seulement. Il est hors de doute que c’est le germe..... »
Paul Claudel qui reprochait à Mallarmé de s’être fourvoyé en renonçant à Dieu, parle lui de la « Catastrophe D’igitur » et admet qu’elle est la matrice de l’œuvre du poète.
Igitur a donc été écrit pendant le séjour avignonnais de Stéphane Mallarmé en 1869 et lu à ses amis interloqués dans la petite maison du 8 rue Portail Matheron.
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En 1925 Gallimard édite enWin une version du manuscrit mis dans un « certain ordre » par le Docteur Bonniot gendre et admirateur de Mallarmé.
C’est en 1998 qu’une retranscription établie par Bertrand Marchal parait dans la dernière édition de la Pléiade, et chacun peut la lire aujourd’hui.
Aussi lorsqu'on parle d'Igitur, de quel
Igitur parle-t-on ?
Du brouillon retrouvé dans le cabinet japonais de Valvins ou dans une boite à thé de Chine, brouillon échappant justement à l’ordre de destruction de Mallarmé mourant, et dont les feuillets ont été reliés et sont conservés à la Bibliothèque Jacques Doucet ? Cette reliure implique évidemment un choix de l'ordre des feuillets et donne un certain aspect à l'œuvre.
Du texte « reconstitué » à partir du manuscrit par le gendre de Mallarmé, le Docteur Bonniot, édité par Gallimard en 1925 ? De la nouvelle mouture éclairée par le travail de Bertrand Marchal pour les œuvres complètes dans la collection de la Pléiade ?
De la retranscription la plus complète possible avec notation des ratures et rajouts dans cette même édition de la Pléiade de 1998 ?
Du texte que Mallarmé lut à ses amis Catulle Mendès, Judith Gautier et Villiers de l'Isle Adam ce jour de l'été 1870 à Avignon dans la petite maison du 8 rue du Portail Matheron et déWinitivement perdu parce que remanié, revu, corrigé, réécrit pour le théâtre peut-­‐être... ?
Du texte conçu comme une "œuvre ouverte" et qui naît à chaque nouvelle lecture par la magie de la rencontre d'un texte et de son lecteur... car Mallarmé y écrivit cette phrase étrange déjà citée plusieurs fois:
"Ce conte s'adresse à l'Intelligence du lecteur qui met les choses en scène, elle-­même."
Que raconte Igitur ?
Je peux vous dire ce que j’y ai lu, comment j’ai mis les choses en scène moi-­‐même : J’y ai vu d’abord des chambres, la chambre noire de la photographie, camera oscura5,, la révélation gris sur noir des ombres du passé et déjà comme annoncés, les fondus enchainés du cinéma6, mais aussi, les chambres d’enfants aux prises avec les « peurs du noir », cette forme que prennent les premières angoisses métaphysiques des petits d’hommes qui rencontrent la réalité de la mort, chambre du tombeau, ce monde des ombres et des sonorités inquiétantes, visions hypnagogiques qui parlent de l’absence, monde où s’origine la créativité de l’être en devenir, où l’imagination se déchaîne et trahit celui qui cherche encore le sommeil, l’envahit et le dépasse dans des angoisses 5
texte de Yves Bonnefoy : Igitur et la photographie.
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L'ombre disparue en l'obscurité, la Nuit .... Igitur
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sans nom, cette limite première et subtile entre folie et création artistique, ce point de basculement.
Les portes de la Nuit ébénéenne.
Il était d’ailleurs question d’un Igitur enfant descendant sur la rampe, Igitur qui malgré la défense de sa mère allait jouer dans les tombeaux, des corridors oubliés de l’enfance.
Igitur descendant l’escalier de l’esprit humain, allant au fond des choses.
Comment dire la fascination qu’ont exercé sur moi les « sorties de la Chambre », ces dix versions des sorties de la chambre avec cette insistance, cet acharnement à décrire, écrire et réécrire au plus près, la confusion entre soi et le monde, entre les perceptions de l’intérieur du corps, des battements du cœur, des battements d’ailes d’oiseau inquiétant et les sons venus de l’horloge, mesure et coup d’arrêt du temps, cette dissolution de soi.
L’effroi, un récit de l’effroi.
Et puis, l’autre partie d’Igitur, une sorte de récit fait de « morceaux » qui narrent une descente au tombeau d’un vivant, tombeau où des grimoires peuvent révéler à la lueur d’une bougie des secrets de famille et un destin qui, avec la mesure du temps, se jouait aux dés. Le Hazard, le Néant, l’Absolu et la Nuit y étaient, avec Igitur ou se confondant avec lui, les personnages. En voici quelques extraits, je les ai choisis en écho à la correspondance citée plus haut et ce récit que Mallarmé fait de s’être perdu dans sa glace de Venise.
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Lecture d’Alain Cesco Resia « Igitur tout enfant lit son devoir à ses ancêtres.... Il descend l’escalier, de l’esprit humain, va au fond des choses.... Descend à cheval sur la rampe toute l’obscurité -­‐ tout ce qu’il ignore -­‐ Corridors oubliés depuis l’enfance.....Panneaux de la Nuit à la fois ouverts et fermés, en suspens dans leur chute.... Il peut avancer parce qu’il entre dans le Mystère..... » J’ai toujours vécu mon âme Wixée sur l’horloge. Certes, j’ai tout fait pour que le temps qu’elle sonna restât présent dans la chambre….j’ai épaissi les rideaux, et comme j’étais obligé pour ne pas douter de moi de m’asseoir en face de cette glace, j’ai recueilli précieusement les moindres atomes du temps dans des étoffes sans cesse épaissies. L’horloge m’a fait souvent grand bien…. Horloge d’or marquant les marées et les astres.
Voici en somme Igitur, depuis que son Idée a été complétée.
Le passé … qui pèse sur lui et son attente de l’accomplissement, son attente du futur forment du temps pur.
Du temps pur ou de l’ennui, rendu instable par la maladie d’idéalité.
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… Igitur comme menacé par le supplice d’être éternel qu’il pressent vaguement, se cherchant dans la glace devenue ennui et se voyant vague et près de disparaître comme s’il allait s’évanouir en le temps.
Puis, lorsque de tout cet ennui, de tout ce temps, il s’est revu, il s’est refait, voyant la glace horriblement vide, horriblement nulle, s’y voyant entouré d’une raréfaction, absence d’atmosphère, et les meubles tordre leurs chimères dans le vide et les rideaux frissonner invisiblement inquiets ;
Alors, il ouvre les meubles pour qu’ils versent leur mystère, l’inconnu, leur mémoire, leur silence, facultés et impressions humaines, -­‐ et quand il croit être redevenu lui, il Wixe de son âme l’horloge, dont l’heure va remplir la glace, dont l’heure disparaît dans la glace, … Impuissant de l’ennui.
Igitur raconte sa vie. Les journées. Il se sépare du temps indéWini et il est !
… je suppliais de rester une vague Wigure qui disparaissait complètement dans la glace confondue ; jusqu’à ce qu’enWin, mes mains ôtées un moment de mes yeux où je les avais mises pour ne pas la voir disparaître, dans une épouvantable sensation d’éternité, en laquelle semblait expirer la chambre, elle m’apparût comme l’horreur de cette éternité. Et quand je rouvrais les yeux au fond du miroir, je voyais le personnage d’horreur, le fantôme de l’horreur absorber peu à peu ce qui restait de sentiment et de douleur dans la glace, nourrir son horreur des suprêmes frissons des chimères et de l'instabilité des tentures, et se former en raréWiant la glace jusqu'à une pureté inouï, -­‐ jusqu'à ce qu'il se détachât, permanent, de la glace absolument pure, comme pris dans son froid, jusqu'à ce qu'enWin les meubles, leurs monstres ayant succombé avec leurs anneaux convulsifs, fussent morts.....
-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐-­‐
Vous conviendrez qu’on retrouve les accents de textes de mystiques.
Et puis je voudrais attirer votre attention sur un détail, sur ce petit morceau de manuscrit que nous allons déchiffré ensemble :
L’heure a sonné pour moi de partir, la pureté de la glace s’établira, dans ce personnage.
Vision de moi – Mais il emportera la lumière !
La nuit ! Sur les meubles vacants, le Rêve
a agonisé en cette @iole de verre, pureté, qui renferme la substance de Néant. Le rêve existe.
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Il se couche au tombeau
Sur les cendres des astres, celles indivises de la famille, était le pauvre personnage, couché, après avoir bu la goutte de néant qui manque à la mer. (La @iole vide, folie, tout ce qui reste du château ?) Le Néant parti reste le château de la pureté.
Fiole et folie
Dans Igitur, la folie est parfois celle du personnage, ou parfois celle de ses ancêtres, de sa famille. Folie donnée par les ancêtres, folie d’être né du hasard, de l’inanité du hasard. Folie des ancêtres de lui avoir donné comme par hasard cette vie. Elle est nommée à plusieurs reprises et de manière lancinante : « folie d’Elbehnon », bien sûr mais aussi « maladie d’idéalité », « folie utile », « folie nécessaire ». Elle s’anagramme avec cette « Wiole » que le personnage va « s’amalgamer », Wiole de verre qui contient le Néant. S’amalgamer le Néant, est-­‐ce mourir ? La Wiole du remède est donc, bien, en fait, un poison.
On voit là encore le point commun avec la correspondance où il était question de la découverte sensible et physique du Néant. On se souvient que le Docteur Bechet, l’homéopathe avignonnais a prescrit à Mallarmé de l’arsenic.
L’arsenic est un poison violent, mais il a été bien sûr prescrit à dose inWinitésimale, à dose homéopathique. C’est à dire que le poison est dilué et dynamisé dans une Wiole à médecine. La théorie homéopathique dit que grâce à la dynamisation, le poison subsiste à l’état de trace ou comme une empreinte sur l’eau de dilution, autant dire qu’il n’y en a plus. C’est le fait même de sa disparition dans l’eau de dilution qui le rend actif. C’est, semble-­‐t-­‐il, avec tous ces ingrédients, ce paradoxe d’un « rien » efWicace, et par analogie que Mallarmé constitue l’image magniWique de la « Wiole qui contient la substance de Néant » et dont Igitur hésite à avaler le contenu. Et le poison, c’est le Néant lui-­‐même.
La question du symbole
Alors ? Qu’en est-­‐il de la question du symbole. Chez Mallarmé, on le voit, l’objet ne représente pas une idée qu’il serait possible de partager entre tous parce qu’elle existerait comme en surplomb, en commun. Comme existerait ce que Jung a appelé un inconscient collectif. Il n’y a pas chez Mallarmé de transcendance du sens. Le combat singulier avec Dieu, ce « vieux et méchant plumage » a fait s’effondrer les anciennes doctrines du symbole. Pour Mallarmé, il n’y a plus d’au-­‐delà, mais donc pas d’au-­‐delà du langage. Nous voyons ici Mallarmé extraire de l’objet : l’Idée, extraire de la Wiole du remède homéopathique, l’idée de Néant conçu comme un poison qu’on incorpore. Joëlle Molina Université Populaire d’Avignon 12 mars 2013 La Mort de Dieu pour Mallarmé et ses contemporains
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Il faut peut-­‐être à propos de la Fiole qui contient la substance de Néant, préférer au mot symbole l’expression mallarméenne d’instrument spirituel, c’est à dire d’un objet qui serait là pour servir à la pensée et surtout à la pensée analogique. Mallarmé semble penser par analogie, puis opérer selon le même procédé, celui de l’analogie une sorte de synthèse. Ici synthèse entre le remède, le poison, la Wiole, la folie, le Néant. Synthèse dans l’image de la Wiole qui contient la substance de Néant que le personnage avale, ou s’amalgame. Le terme amalgamer évoque alors d’autres échos, venant à son tour modiWier l’idée première.
Je crois que toute phrase ou pensée, si elle a un rythme, doit le modeler sur l'objet qu'elle vise et reproduire, jetée à nu, comme jaillie en l'esprit, un peu de l'attitude de cet objet quant à tout. La littérature fait ainsi la preuve ; pas d'autre raison d'écrire sur du papier.
Un peu de l’attitude de cet objet quant à tout.
La Wiole du remède me semble pour Mallarmé une sorte de petite machine bien réelle, d’instrument dans laquelle par analogie va se glisser l’idée du Néant et ajouter à l’idée du Néant, l’idée qu’il est possible de se l’incorporer. Mallarmé est considéré comme un Maitre par les symbolistes mais il ne s’est jamais lui-­‐même désigné comme tel. On comprend ici pourquoi. Nous approchons ici de la spiritualité selon Mallarmé, nous l’avons vu, une spiritualité sans Dieu.
Je voudrais vous dire quelques mots de la manière dont Mallarmé parle du Livre comme d’un instrument spirituel. Dans ce texte : Le Livre, instrument spirituel. Mallarmé compare le Livre au journal et y oppose le caractère sacré du Livre y apparaît à l’évidence : Vous allez entendre que Mallarmé y décrit successivement le volume fermé, le fait de tourner les pages du livre, le noir de l’encre et la combinatoire inWinie des lettres, la pratique silencieuse de la lecture, la découpe des feuillets au coupe papier. Mallarmé transpose l’objet Livre, le Livre en tant qu’objet à la Littérature, il le recrée grâce à l’analogie.
Le volume fermé
Le pliage est, vis-­à-­vis de la feuille imprimée grande, un indice, quasi religieux ; qui ne frappe pas autant que son tassement, en épaisseur, offrant le minuscule tombeau, certes, de l’âme.
Tourner les pages
Oui, sans le reploiement du papier et les dessous qu’il installe, l’ombre éparse en noirs caractères, ne présenterait une raison de se répandre comme un bris de mystère, à la surface, dans l’écartement levé par le doigt.
La combinatoire inWinie des lettres
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Le livre, expansion totale de la lettre, doit d’elle tirer, directement, une mobilité et spacieux, par correspondances, instituer un jeu, on ne sait, qui conTirme la Tiction.
La lecture silencieuse
Un solitaire tacite concert se donne, par la lecture, à l’esprit qui regagne, sur une sonorité moindre, la signiTication Le découpage des pages
Le reploiement vierge du livre, encore, prête à un sacriTice dont saigna la tranche rouge des anciens tomes ; l’introduction d’une arme, ou coupe-­papier, pour établir la prise de possession.
Cette manière de penser est loin du symbole, comme n’était pas un symbole du Néant la Wiole anagrammant la folie. Mallarmé transpose l’objet pour le recréer, grâce à l’analogie.
Les objets sont pour Mallarmé des machines à penser, à fabriquer des analogies inWinies qui créent de nouvelles images dans l’espace de Fiction laissée entre les deux éléments rapprochés par l’analogie .
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Lecture de Alain Cesco Resia APPARITION.
La lune s'attristait. Des séraphins en pleurs Rêvant, l'archet aux doigts, dans le calme des Wleurs Vaporeuses, tiraient de mourantes violes De blancs sanglots glissant sur l'azur des corolles. -­‐ C'était le jour béni de ton premier baiser. Ma songerie aimant à me martyriser S'enivrait savamment du parfum de tristesse Que même sans regret et sans déboire laisse La cueillaison d'un Rêve au cœur qui l'a cueilli. J'errais donc, l'œil rivé sur le pavé vieilli Quand avec du soleil aux cheveux, dans la rue Et dans le soir, tu m'es en riant apparue Et j'ai cru voir la fée au chapeau de clarté Qui jadis sur mes beaux sommeils d'enfant gâté Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées Neiger de blancs bouquets d'étoiles parfumées.
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Je vais pour conclure tenter de répondre à la question posée par moi à tous les intervenants du 19, de la semaine prochaine, de la table ronde.
quelles réponses Mallarmé a-t-il bâtie sur le vide laissé ou créé par la « mort
de Dieu » ?
Mallarmé écrit peu de temps avant sa mort en 1898.
« L’instinct religieux reste un moyen offert à tous de se passer de l’Art, il le contient à l’état embryonnaire et l’Art n’émane, soi ou pur, que distrait de cette inWluence. »
Lettre à Ely Halpérine-­‐Kaminsky 9 juin 1898
Pour Mallarmé, il ne s’agit pas de faire de l’Art une nouvelle religion, mais de reconnaître dans la religion l’état naissant de l’Art.
Cette idée traverse toute sa vie, elle est là dans sa correspondance au moment où il traverse la crise métaphysique dont nous avons parlée, elle est encore là à la Win de sa vie dans le texte La Musique et les Lettres. " Nous savons, captifs d’une formule absolue, que, certes, n’est que ce qui est. Incontinent écarter cependant, sous un prétexte, le leurre, accuserait notre inconséquence, niant le plaisir que nous voulons prendre : car cet au-­delà en est l’agent, et le moteur dirais-­je si je ne répugnais à opérer, en public, le démontage impie de la Tiction et conséquemment du mécanisme littéraire, pour étaler la pièce principale ou rien. Mais, je vénère comment, par une supercherie, on projette à quelque élévation défendue et de foudre! le conscient manque chez nous de ce qui là-­haut éclate.
À quoi sert cela -­
À un jeu."
Je vous donne ma paraphrase comme tentative.
Nous sommes captifs de la formule absolue suivante : n’est que ce qui est.
Nous sommes comme prisonniers, non pas de l’absolu mais de cette vérité absolue. (nous ne sommes que de vaines formes de la matière). Mais écarter le leurre, refuser le mensonge, refuser la Wiction, nous serions inconséquents et nierions le plaisir que nous voulons prendre en écrivant et en lisant. L’ « au delà » (qui est mis en italique) (autrement dit l’Idée de l’au delà) est l’agent et ce qui fait marcher la machine, c’est le moteur du mécanisme littéraire, mais cela doit rester un mystère, une sorte de secret, sinon je démonterais le mécanisme littéraire en disant que sa pièce principale est le rien, en fait le Néant. C’est à dire qu’il n’y a rien « au delà ». Ni dans le ciel d’ailleurs. Et Joëlle Molina Université Populaire d’Avignon 12 mars 2013 La Mort de Dieu pour Mallarmé et ses contemporains
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j’admire, je vénère, je transpose ma vénération, j’admire ce phénomène humain, cette manière humaine de projeter en élévation, au ciel, avec la foudre, le manque. Et ce qui éclate là haut dans le ciel est la projection de ce qui nous manque ici-­‐bas.
Reste qu’au moment où Mallarmé meurt brutalement en 1898, un projet de Théâtre est en cours. Mallarmé avait le projet d’inventer un théâtre nouveau, en rupture avec le théâtre bourgeois de son temps, analogue à celui de Shakespeare peut-­‐être dont il admirait tant le Hamlet. Les feuillets du manuscrit du Livre en sont probablement ce projet.
On n‘en a comme pour Igitur que la forme inachevée et mystérieuse.
On y trouve des allusions dans la correspondance de la Win de sa vie.
Le théâtre a dans l’entreprise mallarméenne une place particulière :
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Lecture d’Alain Cesco Resia
« Je travaille à toute une vaste entreprise dramatique, un théâtre absolument neuf. »
Lettre à Sarah Helen Whitman 31 juillet 1877
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« Je crois que la Littérature, reprise à sa source qui est l’Art et la Science, nous fournira un Théâtre, dont les représentations seront le vrai culte moderne ; un Livre, explication de l’homme sufTisante à nos plus beaux rêves. » Lettre à Vittorio Pica 27 novembre 1886
Le Théâtre sera le Livre avec une majuscule, le Livre explication de l’homme.
Le Théâtre instrument spirituel.
« Une ou deux fois j’ai même senti, dans cette foule comme spéciale, une sorte d’intuition de ce que seront les grands festivals ; où l’orgue, jadis le Dieu, aujourd’hui la voix populaire, règnera dans l’avenir. Cependant, nous ne verrons pas cela. » Lettre à Léopold Dauphin 10 mai 1884
C’est pour cela qu’il m’a paru important de demander à Alain Cesco Resia comédien de théâtre d’être là aujourd’hui pour notre cérémonie en l’hommage de Stéphane Mallarmé.
Et je le remercie de sa présence.
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